jacques bouveresse, l'abîme des lieux communs
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Jacques Bouveresse, L'abîme des lieux communsTRANSCRIPT
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L’abîme des lieux communsEntretien avec Jacques Bouveresse
Professeur au Collège de France en Philosophie du langage et de la connaissance, proche de Pierre Bourdieu quand ils
travaillaient ensemble dans cette prestigieuse institution, oserait-on dire que Jacques Bouveresse mène une double vie ?
Celle de ses travaux en philosophie analytique, dont l’œuvre est reconnue en France et à l’étranger et celle, moins
connue, de ses engagements sur le rôle du journalisme et des médias dans les sociétés contemporaines.
En 2005, Jacques Bouveresse a organisé un colloque au Collège de France et une série d’émissions sur France Culture
autour du satiriste viennois Karl Kraus (1874-1936) à qui il a consacré un livre : Schmock ou le journalisme. La grande
bataille de Karl Kraus 1. Karl Kraus est l’auteur de très nombreux textes sur la presse de son époque, textes qu’il
publiait dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau) 2. Deux de ses phrases me laissent un goût amer :
« … Le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. » Ou encore, dans
le même registre : « Omnisciente et omniprésente dans l’espace des faits est cette puissance (la presse) qui s’est éta-
blie comme providence terrestre sur les croyants de toutes zones. » Fallait-il envisager la presse toujours prête à se ven-
dre au plus fort et tout lecteur prompt à croire les récits que les médias lui font du monde ?
Karl Kraus fustigeait sans cesse le monde de la presse pour ses concessions aux stéréotypes que la langue impose, aux
marchés financiers et aux injustices sociales qu’ils entraînent, aux pouvoirs politiques… Je me demande aujourd’hui pour-
quoi je voudrais tempérer ces discours. N’y a-t-il pas dans ces dénonciations des évidences incontournables ? Pourtant
elles me semblent données sans preuve, dans les vocables de la philosophie qui, parfois, peuvent faire l’économie d’une
observation fine des objets médiatiques et de leurs effets comme nous l’imposent les sciences sociales…
Pour exposer mes doutes à Jacques Bouveresse, j’ai eu le privilège d’être accompagné par Rémy Rieffel dont le livre Que
sont les médias ? 3 venait d’être publié. Le titre de son livre opposait sa prudence aux accusations portées par Karl Kraus
et son traducteur Jacques Bouveresse : que (nous) font les médias ? Nous pouvions engager le débat : aujourd’hui, dans
les sociétés occidentales, dans les pays qui vivent sur les acquis de la culture de la démocratie, doit-on envisager les médias
comme cet espace vendu aux intérêts du marché, et les lecteurs et téléspectateurs comme des croyants sans esprit critique ?
Cette « confrontation-portrait » fait suite à celle de Marie-José Mondzain (« L’exigence des regards », MédiaMorphoses
n° 12) et de Marc Augé (« Le rivage des images », MédiaMorphoses n° 14). Elle est illustrée par Florence Bonhivers.
Frédéric Lambert
Institut français de presse, université de Paris-II
Notes
1 Jacques Bouveresse, Schmock ou le journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Seuil « Liber », 2001. Karl Kraus (1874 -1936) « philosophesatiriste », dirige la revue viennoise Die Fackel (Le Flambeau) de 1899 à 1936. À paraître en 2006, aux éditions Agone : Les guerres de Karl Kraus, Actesdu colloque du Collège de France en mars 2005, sous la direction de Jacques Bouveresse.2 Pour comprendre l’influence de Karl Kraus sur ses contemporains, on peut lire d’Elias Canetti : Le Flambeau dans l’oreille : histoire d’une vie, 1931,1937, Paris, Le livre de poche, 1985.3 Rémy Rieffel, Que sont les médias ?, Paris, Folio, Actuel, 2005.
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Langage et connaissanceFrédéric Lambert : Vous êtes professeur de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France. Pour-
quoi philosophie du langage et de la connaissance ? Ce sont habituellement des domaines distincts…
Jacques Bouveresse : Dans le choix de cet intitulé, philosophie du langage et de la connaissance, il y a des raisons qui
sont contingentes. Un de mes grands prédécesseurs, celui auquel je dois le plus, Jules Vuillemin 1 , avait une chaire de
philosophie de la connaissance. Je pense que vous avez une idée de ce qu’on appelle « la théorie de la connaissance »,
partie de la philosophie qui s’efforce de répondre à des questions comme : qu’est-ce que connaître ? comment y parvient-
on ? dans des domaines comme la perception, la connaissance scientifique, etc. Je me suis beaucoup occupé, à partir du
milieu des années soixante, de ce que l’on appelle la philosophie analytique, ou analytico-linguistique, dont l’idée, en
gros, est que les problèmes philosophiques, pour l’essentiel, proviennent de confusions conceptuelles et linguistiques. Si
l’on veut résoudre un problème philosophique, il faut, par conséquent, faire un travail d’analyse, un travail d’analyse
linguistique. J’ai pensé pendant un certain temps que c’était de cette façon que l’on pouvait résoudre presque tous les
problèmes philosophiques sérieux, jusqu’au jour où je me suis aperçu que ce n’était probablement pas vrai. Je ne crois
pas que l’on puisse résoudre les problèmes de la philosophie de la perception, par exemple, simplement par l’analyse des
énoncés de la perception, en analysant les propositions qui expriment des jugements de perception. Il faut faire une explo-
ration beaucoup plus complexe, qui fait intervenir la psychologie, la physiologie et bien d’autres choses, bref, qui tient
compte de tout le travail effectué sur le sujet par les sciences empiriques. Si l’on veut s’attaquer à des problèmes comme
celui de la connaissance de façon productive, il faut peut-être revenir à un point de vue philosophique plus traditionnel.
Qu’est-ce que connaître ? De quelle façon réussit-on à le faire et quelles sont les limites de la connaissance ? Ce genre de
question peut-il être traité de façon réellement intéressante, avec des résultats significatifs par les méthodes de l’analyse
linguistique ? Voilà, pour dire les choses de manière très grossière, le problème que je me suis posé. Je comprends que le
« et » vous laisse un peu perplexe. Peut-il y avoir d’un côté la philosophie du langage et de l’autre la philosophie de la
connaissance ? Vous vous interrogez sans doute sur la coordination réelle entre les deux ?
Frédéric Lambert : Les médias sont-ils un objet de connaissance ?
Jacques Bouveresse : Certainement. C’est un objet de connaissance, qu’il faut étudier et c’est aussi un moyen de
connaître. On apprend par les médias. Par les bons médias. Je suis grand lecteur de journaux et je considère qu’ils sont
indispensables au moins pour tout ce qui concerne le côté factuel, proprement informationnel.
L’abîme des lieux communs et la face grimaçante de l’époqueFrédéric Lambert : Parallèlement à vos travaux en philosophie du langage et de la connaissance, vous menez depuis
plusieurs années des recherches sur le rôle des médias dans les sociétés contemporaines. Vous êtes l’auteur d’un livre
qui interroge la place du journalisme au vingtième siècle, Schmock ou le triomphe du journalisme, la grande bataille
de Karl Kraus 2 , où vous montrez comment Karl Kraus, satiriste viennois, dénonce pendant les trente premières années
du vingtième siècle les compromissions du journalisme. Vous avez organisé un colloque sur les guerres de Karl Kraus au
Collège de France et réalisé sur France Culture une série d’émissions sur ce libre penseur. Une même phrase porte ces
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deux projets : « Karl Kraus nous permet d’apprendre à voir des abîmes, là où sont des lieux communs. » Quels sont ces
abîmes, quels sont ces lieux communs ?
Jacques Bouveresse : L’expression est de lui. Un des exemples, c’est la façon dont des intérêts bassement matériels
peuvent se dissimuler derrière une rhétorique grandiloquente et trompeuse. Une certaine façon de répéter sur tous les
tons qu’on représente la justice, la culture, la vérité… alors qu’en réalité il y a, au dessous, des profondeurs abyssales
qui sont de nature essentiellement économique et financière. Ou le genre de rhétorique idéaliste qu’on peut tenir à
propos de la guerre. C’est ce qui s’est passé au moment du déclenchement de la guerre de 1914 : Kraus dit (en citant
Lichtenberg) qu’il aimerait bien savoir pour quoi au juste sont morts les gens dont on dit qu’ils sont morts pour la
patrie. Pour quoi ils sont morts réellement, autrement dit, qu’est-ce qu’il y a derrière le discours patriotique, qu’est-ce
qu’il y a comme abîme d’intérêts plus ou moins sordides derrière ce genre de discours, qui est idéaliste et moralisa-
teur au plus haut degré ? Donc l’idée de Kraus, c’est qu’il faut pratiquer une sorte de lecture symptômale…
Frédéric Lambert : Ce qui veut dire ?
Jacques Bouveresse : Il faut être capable de lire ce qu’il y a sous ce qui est dit. Comme il le précise lui-même, non pas
lire autre chose, mais lire autrement. Devenir un lecteur capable de voir le genre d’abîme qu’il peut y avoir sous une
surface à première vue anodine. Kraus était lui-même un lecteur extraordinaire, il était capable, devant une feuille de jour-
nal, de repérer du premier coup la chose importante que le lecteur n’est pas habitué à voir. « Dans n’importe quel coin
d’une page de journal, disait-il, je suis capable de voir » ce qu’il appelait, si je me souviens bien, « la face grimaçante de
l’époque. » De ce point de vue, il n’y a probablement pas mieux que le journal pour comprendre ce qu’est notre époque.
Ce qui pose la question : dans cette affaire, le journal est-il une cause ou un effet ? Si le journal ne fait rien de plus que
refléter ce que notre époque peut produire de plus déplaisant, de plus inquiétant, il est clair que ce n’est pas à lui qu’en
incombe la responsabilité. Kraus pensait, pour sa part, que le journal est aussi une cause : il porte une part de respon-
sabilité importante dans ce que notre époque peut comporter de plus insatisfaisant et parfois de plus révoltant.
Frédéric Lambert : Vous écrivez : « Le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le natio-
nal-socialisme. Karl Kraus soutient que tout comme la presse avait déjà produit la première guerre mondiale, elle a pro-
duit, un peu plus tard, le national-socialisme. » Maintenez-vous ce sombre constat ?
Jacques Bouveresse : D’abord, en ce qui concerne la presse avant et pendant la guerre de 1914-1918. Kraus avait créé
sa revue Die Fackel en 1899 et avait déjà une idée assez arrêtée sur l’action néfaste de la presse. La contribution essen-
tielle que la presse a apportée au déclenchement et à la poursuite de la Grande Guerre a été malgré tout, pour lui, un
élément réellement déterminant. Et on ne peut pas lui donner tort. Le journal n’a pas été simplement, comme il aurait
aimé après coup le faire croire, un spectateur, il a été bel et bien un acteur dans tous les pays : l’Autriche, l’Allemagne,
la France, etc. À de rares exceptions près cependant : il y a une certaine analogie, pendant les années de la première
guerre mondiale, entre ce que Kraus essaie de faire et ce que fait Le Canard enchaîné, qui a commencé à reparaître en
1915. Le rapprochement a été fait de temps en temps. Kraus et Le Canard enchaîné se battaient contre le bourrage de
crâne et contre la contribution essentielle que lui apportait la presse. Kraus reproche à la presse de s’être comportée de
façon criminelle. En 1918, au moment où le ministre autrichien, qui s’appelait Heinrich Lammasch, si je me souviens
bien, était en train d’essayer de négocier une paix honorable pour l’Autriche, ce qui a abouti finalement au traité de
Saint-Germain, il a dit que certains journalistes auraient dû être traduits devant les tribunaux comme criminels de
guerre. Sa cible privilégiée était, en particulier, Moritz Benedikt, le directeur de la Neue Freie Presse, le grand journal libé-
ral. Il estimait que, premièrement, la presse avait joué un rôle majeur dans ce qui s’était passé et que, deuxièmement,
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elle avait été dispensée entièrement de rendre des comptes. Il n’y a eu aucune espèce de sanction, au contraire, les gens
comme Benedikt ont été, dans l’ensemble, plutôt récompensés et honorés. Kraus trouvait cela absolument intolérable.
La presse n’a pas fait son examen de conscience. Du jour au lendemain, tous ceux qui avaient été des bellicistes déchaî-
nés sont devenus des pacifistes, ils ont complètement retourné leur veste. C’est ce que Bourdieu appelle le « phénomène
de l’amnésie journalistique ». Quand Hitler est arrivé au pouvoir, les journaux ne se sont jamais demandés s’ils y étaient
ou non pour quelque chose. Mais Kraus avait de bonnes raisons de ne pas croire à leur innocence et à leur statut de
simples victimes. Il pensait que, dans ce qui a rendu possible la guerre de 1914-1918, l’action des journaux a joué un
rôle essentiel, parce que, en particulier, ils ont tué l’imagination. « La guerre de 1914 est arrivée parce qu’on a été inca-
pable d’imaginer ce qu’elle serait. » C’est une formule qui revient assez souvent chez Kraus. Des choses inimaginables
se produisent justement parce qu’on n’est pas capable de les imaginer. Après la guerre de 1914-1918, il n’y a eu aucune
prise de conscience de la part de la presse, et le travail de sape – qui avait commencé à opérer depuis longtemps – a
rendu possible quelque chose d’encore plus inimaginable : l’arrivée au pouvoir d’un homme comme Hitler.
Frédéric Lambert : Aujourd’hui, doit-on toujours craindre le retour du « national-socialisme » et les langages du totali-
tarisme ou bien les médias participent-ils à ce que l’on appelle la culture de la démocratie ?
Jacques Bouveresse : Dire que les médias, c’est la culture de la démocratie, est très unilatéral et très optimiste parce
que, malheureusement, il y a un point sur lequel Kraus a raison : tous les dictateurs ont trouvé aussi une presse prête
à se mettre à leur service. Il ne faut pas s’imaginer que, par définition, la presse est anti-totalitaire, au service de la
défense des libertés individuelles et de la démocratie. N’oubliez pas que Kraus pense, de façon cruelle mais pas com-
plètement dépourvue de pertinence, que l’état naturel de la presse, c’est la prostitution et qu’elle se met spontanément
du côté du plus fort. Quand la démocratie règne et constitue la norme, la presse est au service de la démocratie. Mais
il y a bel et bien eu aussi, dans l’Allemagne nazie, une presse gouvernementale à la disposition d’un régime politique
criminel. Et il n’y a pas de raison de s’attendre à ce que les entreprises de presse, qui agissent, comme les autres, en
fonction de leurs intérêts économiques, et ceux qui les dirigent se comportent, dans ce genre de circonstances, de façon
plus morale et plus héroïque que les autres. Kraus ne croit pas à un lien intrinsèque qui existerait entre la liberté de
pensée et la démocratie d’un côté, et la presse de l’autre. Quand il n’y a pas de menace particulière qui pèse sur la
démocratie, on peut sans doute être rassuré sur le comportement de la presse. Mais, si quelque chose d’équivalent à ce
qui s’est passé dans les années trente se produisait, il n’y a pas de raison de croire que la presse serait unanimement
du côté de la résistance. Sans aller jusqu’à envisager des catastrophes de cette sorte, voyez ce qui s’est passé au moment
du déclenchement de la guerre en Irak. La presse américaine la plus sérieuse s’est mise au service d’une opération qui
n’était pas autre chose qu’une entreprise de propagande caractérisée. La puissance impériale américaine a décidé de
déclencher une guerre de conquête dont elle avait besoin, sur la base de fausses informations, et elle a bel et bien
obtenu, pour ce faire, le concours de la presse. Pour parler comme Kraus, dans un premier temps, on vous dit : « Il y a
des armes de destruction massive en Irak. » La presse l’écrit et le public fait : « Ben, ça alors ! » Puis, le moment venu,
on dit : « Réflexion faite, non, il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. » Le public dit à nouveau : « Ben,
ça alors ! » et tout recommence comme avant. Autrement dit, on ne tire aucune conséquence. Je m’interroge constam-
ment sur le degré de sérieux du public quand il dit qu’il ne croit rien de ce qui s’écrit dans les journaux. Officiellement,
on dit qu’il ne faut surtout pas chercher la vérité dans les journaux, mais j’ai l’impression que la capacité de croire ce
qu’ils écrivent et de croire également, le moment venu, le contraire quand ils l’impriment, est restée tout aussi grande.
Les conditions dans lesquelles a été déclenchée la guerre en Irak me font penser qu’il faut rester plus que jamais vigi-
lant et éviter à tout prix de décerner à la presse une sorte de brevet d’honorabilité et de vertu appuyé sur l’idée qu’elle
a conclu une alliance indissoluble avec la cause de la vérité, de la liberté, de la démocratie et de la paix.
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Croire en la croyance des lecteurs…Frédéric Lambert : Sur le « Ben, ça alors ! » du public. Vous utilisez le mot « croire » et le mot « croyance » comme s’il
y avait un public docile, une masse informe, complètement débile, prête à croire absolument tout, tout de suite. J’ai l’im-
pression que ces mots, « croire » et « croyance », vous ne les interrogez pas. Ne pensez-vous pas qu’il y a une adhésion
à un discours médiatique qui est une nécessité pour être ensemble et que cette nécessité peut être provisoire ? La
croyance, pour nous qui travaillons sur les médias, c’est l’investissement d’un sujet dans un discours, provisoirement,
pour appartenir à une communauté de pensée ou à une société. La question, c’est le provisoire du croire. Il me semble
qu’on se trompe si on pense que ces croyances sont définitives et aveugles. Un média, justement, propose des récits
médiatiques, qui sont des lieux qu’on peut investir provisoirement.
Jacques Bouveresse : Je peux vous assurer qu’en tant que philosophe, j’ai beaucoup réfléchi sur le problème de la
croyance et je n’ai jamais dit que le public des lecteurs de journaux était par essence incapable de faire preuve d’esprit
critique. Mais il est malheureusement capable aussi de surestimer fortement sa capacité de résistance réelle à l’influence
des journaux. Les croyances peuvent certes changer, mais on peut penser qu’elles changent justement trop facilement
en fonction de ce que les journaux présentent comme étant la vérité tout court et qui n’est en fait que la vérité du jour.
Le problème pour moi est là. Pensez-vous que les lecteurs de journaux américains ont tiré des conséquences de la façon
dont la presse s’est comportée ? Je pense que non. Ils n’ont probablement pas modifié leur attitude à l’égard des jour-
naux. Ont-ils seulement changé de croyance et jusqu’à quel point, je ne le sais pas trop. D’après un sondage récent, que
cite Sokal dans son dernier livre (Pseudosciences et postmodernisme, Paris, éditions Odile Jacob, 2005), 15 % à 34 %
des Américains croient que les troupes américaines ont bel et bien trouvé des armes de destruction massive en Irak. De
façon générale, les gens sont tellement disposés à croire ce qu’ils ont envie de croire ou ce qui les arrange qu’un jour-
naliste responsable devrait tourner non pas une fois, mais cent fois, sa plume dans l’encrier avant d’écrire quoi que ce
soit. La presse française et le public français se sont, il est vrai, assez bien comportés dans cette affaire, mais n’oublions
pas que ce n’est pas nous qui étions concernés en premier, ce n’était pas « notre » guerre. Qu’est-ce que nous aurions fait
si le gouvernement français avait décidé que nous devions aller faire la guerre en Irak ? Comment la presse se serait-elle
conduite en pareil cas, aurait-elle été capable de dire « non » clairement et catégoriquement ? Je ne sais pas. Et comme
nous vivons une époque qui a tendance à considérer que la vérité est une illusion et qu’il n’y a que des opinions qui au
fond se valent toutes, on peut craindre que nous ne soyons particulièrement mal placés pour tirer des leçons réelles d’un
mensonge clairement identifiable et dûment identifié des autorités politiques et/ou de la presse.
Rémy Rieffel : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos de l’influence des médias. Je vous suis assez volon-
tiers, lorsque vous affirmez que les médias sont versatiles. Ils peuvent tantôt soutenir un pouvoir tyrannique et autori-
taire, tantôt soutenir la démocratie, les exemples sont nombreux. Mais, là où j’ai un peu plus de mal à vous suivre, c’est
lorsque vous en déduisez que leur influence est nécessairement négative sur le public. Il me semble que la connaissance
des réactions du public, c’est un peu le point aveugle de tous les propos tenus aujourd’hui sur le pouvoir des médias.
Les quelques études qui se penchent sur le sujet d’un point de vue sociologique montrent que le public n’est pas une
masse informe. C’est un public hétérogène, avec des réactions différentes et des formes d’appropriation des messages
qui varient d’un individu à l’autre, en fonction de sa situation personnelle. Dans le cas de la guerre d’Irak, que nous
évoquions, peut-on vraiment affirmer, par exemple, que le public américain a été dupe, qu’il a acquiescé ? N’y a-t-il pas
eu des formes de résistance ? Je suis toujours étonné du diagnostic qui est émis par beaucoup d’intellectuels à propos
des médias. Leur discours est très critique, le plus souvent à juste titre, mais il me paraît trop systématique. Vous-même,
n’allez-vous pas un peu trop loin ?
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Jacques Bouveresse : C’est un point sur lequel nous pouvons facilement tomber d’accord. J’ai en effet le sentiment
qu’on ne sait pas très bien quelle est l’étendue exacte du pouvoir dont la presse dispose sur le public. On en est, pour
l’essentiel, réduit à des suppositions. Mais il faut remarquer que ce que l’on sait ou croit savoir repose à nouveau essen-
tiellement sur ce que nous dit la presse elle-même, qui, dans les périodes fastes, a tendance à surestimer son influence
et, quand elle doit faire face à des critiques gênantes, s’évertue au contraire à la minimiser le plus possible et insiste
à ce moment-là sur le fait qu’elle s’adresse à des lecteurs adultes, responsables, méfiants et éminemment critiques.
C’est un point que Kraus avait déjà souligné. Il est clair qu’il serait important, à la fois pour la presse et pour ses
critiques, de réussir à en savoir nettement plus. À l’époque où Kraus écrivait, il prenait au sérieux l’idée que la presse
est la fabrique de l’opinion publique, l’opinion publique étant en même temps ce qu’elle affecte de découvrir et
d’exprimer. Le tour de passe-passe consiste à fabriquer une chose qu’on va appeler l’opinion publique et à essayer en
même temps de faire croire que, de façon tout à fait modeste, on n’a rien fait d’autre que de lui donner la parole.
Vous avez raison de penser qu’il y a une question qu’il faut se poser aujourd’hui plus que jamais. Quelle est la contri-
bution exacte des journaux à la formation de l’opinion publique ? Il y a, bien entendu, d’autres éléments et d’autres
facteurs qui interviennent en dehors d’elle. Et il reste, de toute façon, la question fondamentale de la part exacte de
croyance et de scepticisme qu’il y a dans la réceptivité que le public manifeste à l’égard du discours des journaux.
Rémy Rieffel : Les études existantes ont plutôt tendance à relativiser la toute-puissance des médias sur les publics. Tout
dépend du contexte et de la conjoncture du moment.
Médias et démocratieFrédéric Lambert : Je voudrais citer le travail de Géraldine Muhlmann que vous connaissez probablement : Du journalisme
en démocratie 3 . Elle parle du journalisme idéal pris dans un double mouvement. À la fois un mouvement qui injecte du
conflit dans la vie politique et un mouvement de rassemblement, de constitution d’un niveau commun. Ne peut-on pas
envisager la presse aujourd’hui comme ce lieu de la fabrication des récits conflictuels qui permettent à chacun de peser le
pour et le contre ? Ne peut-on pas considérer, à la suite de Géraldine Muhlmann, que les médias interviennent et partici-
pent à la poursuite de notre culture politique, que l’on nommera globalement la culture de la démocratie ?
Jacques Bouveresse : Sur l’avis de Géraldine Muhlmann, je n’ai pas beaucoup de commentaires à faire, si ce n’est
pour dire qu’elle tient un discours particulièrement aimable à l’égard de la presse et que ce qu’elle essaie d’injecter
elle-même dans le débat est sûrement plutôt du consensus que du conflit. C’est un point sur lequel je ne suis évi-
demment pas du tout d’accord avec elle, pas plus que je ne le suis sur son interprétation de Kraus, dont elle semble
croire qu’il tenait lui-même sur la presse un discours bien plus aimable et compréhensif que ne le croient ses inter-
prètes (français). Du point de vue textuel, cela ne repose tout simplement sur rien. Pour ce qui est de savoir si le tra-
vail de la presse consiste pour l’essentiel à injecter des conflits et des discours conflictuels dans la réalité politique et
sociale, je suis très sceptique. Je trouve que ce que nous vivons en ce moment est plutôt une période d’uniformisation
et même de standardisation de l’opinion, de consensus mou et de pensée tiède assez écœurante. Dans le livre de Perry
Anderson, La pensée tiède, auquel Pierre Nora répond avec La pensée réchauffée, c’est, à mon avis, Perry Anderson qui
a raison et non pas Pierre Nora 4 . Je cite souvent, sur ce point, Brecht, dans L’Opéra de quat’sous : « On aimerait bien
vivre dans la paix et la concorde. Mais les réalités ne sont pas ainsi. » Malheureusement, on est de moins en moins
prêt à admettre qu’elles ne sont pas ainsi. Quant à savoir dans quelle mesure les journaux aident le public à se faire
une opinion et à prendre des décisions rationnelles, j’ai plutôt l’impression que le sentiment qui prévaut est qu’on peut
dire (et imprimer) aussi bien une chose que son contraire et que tout effort d’information supplémentaire a pour effet
de rendre la décision encore plus impossible. Vous me direz que c’est justement cela la démocratie et nous mourrons
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sûrement avec des brevets de grands démocrates, soucieux de donner la parole à tout le monde et de n’exercer jamais
aucune contrainte sur qui que ce soit. Mais, en attendant, les inégalités et les injustices sociales sont criantes et elles
ont tendance à s’aggraver. Or, il faudrait être nettement plus optimiste que je ne le suis pour pouvoir espérer que l’on
en viendra à bout simplement par la discussion démocratique et les concessions librement consenties. Nous avons là,
je crois, un sérieux problème. J’espère que Kraus avait tort quand il disait n’être pas du tout certain qu’un État réel-
lement social puisse être un État démocratique.
Rémy Rieffel : Que faut-il faire ? Je voudrais poursuivre sur ce problème, parce que vous affirmez, assez régulièrement,
que le débat est faussé. Vous considérez qu’il y a collusion, connivence, renvoi d’ascenseur et que par conséquent on
donne toujours la parole aux mêmes. Ceux qui tiennent un discours plus extrême sont marginalisés. Pensez-vous que
cela s’est accusé ces dernières années, notamment en France et que la presse ne donne pas la parole à certaines per-
sonnalités qui auraient des choses plus intéressantes, plus originales ou plus critiques à dire ?
Jacques Bouveresse : Est-ce que cela s’est réellement aggravé ? Franchement, je ne sais pas. J’ai toujours estimé,
pour ma part, que cela n’allait réellement pas et que les rapports de la presse avec le monde intellectuel et peut-
être plus encore avec le monde universitaire étaient tout simplement déplorables. Je plains les gens qui cherchent à
se faire une idée de ce qui se fait réellement d’important en littérature et en philosophie essentiellement d’après ce
qu’en disent les journaux. Dans le monde intellectuel, l’inégalité d’accès aux médias est, de toute évidence, extrême,
mais cela ne scandalise à peu près personne. Ce qui est frappant est à nouveau qu’on ne tire aucune conséquence
de ce qu’on sait ou prétend savoir. Tout le monde dit que cela ne va pas, mais personne ne semble disposé à lever
le petit doigt pour que cela change. Voyez ce qui se passe avec le système des prix littéraires, sur lequel personne,
semble-t-il, ne se fait plus aucune illusion. Mais on continue. Le copinage et le renvoi d’ascenseur continuent, les prix
littéraires aussi, les rentrées littéraires se suivent et se ressemblent. Regardez ce qui vient de se passer avec le lan-
cement du livre de Michel Houellebecq. On est quand même étonné de voir Les Inrockuptibles, le grand journal sati-
rique, apporter une contribution majeure à cet événement, apparemment sans se demander s’il est acceptable que
pareille concentration de moyens publicitaires se porte sur un seul et unique livre. Il me semble qu’il n’y a rien
d’exorbitant dans le fait de demander que les efforts d’information et de promotion se répartissent de façon un peu
plus diversifiée et équitable entre les différents ouvrages et auteurs concernés. Et pourtant cela semble à peu près
impossible à obtenir. Il semble y avoir des gens sérieux qui pensent que si, à la télévision, on voit certaines person-
nes cinquante fois plus que d’autres, la raison de cela est uniquement qu’ils sont cinquante fois plus importants.
Rémy Rieffel : Pensez-vous qu’en France le débat intellectuel est appauvri ? Par la faute des médias ?
Jacques Bouveresse : Il l’est sur ce point précis par la faute des médias, ne serait-ce que parce qu’ils pourraient don-
ner au public l’occasion d’entendre un nombre beaucoup plus grand de gens différents. Mais c’est à la presse de savoir
si elle veut ou non tirer des conséquences des critiques qui lui sont adressées. À mon sens, elle n’en tire à peu près
aucune. Il y a eu récemment une accumulation assez incroyable de livres sur la presse, des livres critiques et quelque-
fois assez méchants. Je pense par exemple au livre de Péan et Cohen 5 . Est-ce que cela a produit le moindre effet per-
ceptible ? Je n’en ai pas l’impression et je trouve ça inquiétant.
Rémy Rieffel : C’est ce qui vous gênait, notamment dans la pensée de Pierre Bourdieu. Vous estimez que son discours
critique est nécessaire et précieux, mais qu’il ne suffit pas de dénoncer pour que les choses changent.
Jacques Bouveresse : C’est un des points de désaccord que nous avons eus, parce que je le trouvais beaucoup plus
rationaliste et optimiste qu’on ne peut raisonnablement l’être. Il me faisait l’effet de quelqu’un qui était, beaucoup
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plus que je ne le suis moi-même, un héritier des Lumières. Il pensait qu’une fois qu’on a compris comment fonctionne
la société, on en tire des conséquences. Donc, si on explique aux gens qu’ils sont en train d’être mystifiés par des méca-
nismes dont ils ne perçoivent pas clairement le mode de fonctionnement, cela va changer quelque chose à leur façon
de se comporter. Je trouve que ce qu’on a obtenu par cette voie, depuis ma jeunesse, en matière de changement est
décevant. Je pense, en particulier, au travail de Bourdieu et Passeron sur Les Héritiers 6 … Où en sommes-nous main-
tenant ? C’est assez effrayant. Tout avait pourtant été fait pour que nous soyons avertis. Mais les choses se sont pour-
tant aggravées de façon assez spectaculaire.
« Die Katastrophe der Phrasen »Frédéric Lambert : Une pensée de Kraus sur le langage, très intéressante et quasi sémiologique, me renvoie à une
phrase de Roland Barthes. Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, il disait : « La langue, comme performance
de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas
d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » Et Kraus parle de « langage imposé », ou plus exactement de « die Kata-
strophe der Phrasen » ? Comment pourrait-on traduire cette vision de la phrase, de la langue, qui nous impose les for-
mes d’une époque, d’une société ?
Jacques Bouveresse : Ce n’est pas facile à traduire, il utilise le mot allemand « die Phrase », qui signifie l’expression
toute faite, le cliché (ce qu’on appelle « la langue de bois » est évidemment un aspect de cela). Je n’ai malheureuse-
ment pas trouvé de traduction aussi concise et aussi parlante que l’original.
Frédéric Lambert : Le langage nous « oblige » à utiliser ses clichés ? Or, les médias imposent leurs langages. Ils ont
leurs maquettes, leurs mises en pages, leurs rubriques qui organisent une pensée sur le monde. Ils ont des formes de
montage : le journal télévisé, c’est une minute trente par séquence informative selon des règles précises. L’aventure d’une
écriture originale est difficile dans ces formes stéréotypées qui sont celles du langage médiatique. L’imprévisible est-il
encore possible ? Le philosophe peut-il penser ça, aider le sémiologue à penser ça ?
Jacques Bouveresse : L’imprévisible dans le langage est toujours possible. En tout cas, Kraus pensait que, pour le poète,
l’écrivain, le langage est une surprise constante et extraordinaire. Il faut donc, d’après lui, compter essentiellement sur
la littérature pour revivifier le langage. La presse, en revanche, continue à se servir d’un langage qui est fait de stéréo-
types, de clichés, de phrases toutes faites, donc d’un langage considérablement appauvri et du même coup mensonger.
C’est un langage qui ne peut que travestir la réalité en simplifiant, en caricaturant. Si on voulait parler réellement de
cette question, il faudrait s’intéresser de près à un aspect de la pensée et du travail de Kraus qui est peut-être l’aspect
le plus difficile à comprendre aujourd’hui. La vraie corruption, celle qui est le symptôme de toutes les autres, c’est, selon
lui, la corruption linguistique. Quelqu’un qui voudrait se comporter aujourd’hui comme un disciple de Kraus devrait
s’attaquer directement à ce problème : quelle est la responsabilité exacte que la presse et les médias en général por-
tent dans la dégradation du langage (s’il y en a bien une, ce que, personnellement, je crois, mais que beaucoup de gens
contesteraient sans doute) ? Kraus avait tendance à appliquer un principe du genre : « Prenez soin du langage, toutes
les autres choses prendront soin d’elles-mêmes ! » C’est un principe sur lequel il est resté absolument intransigeant jus-
qu’au bout et même au moment où des choses incomparablement plus graves pouvaient donner l’impression de se pas-
ser. Les fautes de langage étaient presque déjà, à ses yeux, des fautes morales. On peut trouver que la forme quasiment
obsessionnelle que cela prend chez lui est complètement ridicule, on peut aussi se dire que le problème est peut-être
plus sérieux que nous n’avons tendance à le penser. J’ai trouvé remarquable et même assez extraordinaire le travail qu’a
fait Victor Klemperer dans La langue du IIIe Reich 7 , et je considère comme désolant qu’on ne nous ait pas donné plus
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tôt l’idée de lire ce livre, qui montre de façon magistrale comment le nazisme s’est attaqué au langage lui-même et
pourquoi ce n’était pas un simple détail. Sans aller nécessairement aussi loin que Kraus, on devrait probablement s’inté-
resser davantage, même dans une période de paix et de démocratie, aux malheurs du langage et à ce qu’ils signifient.
Frédéric Lambert : C’est un reproche que je ferais aux travaux de Pierre Bourdieu sur la télévision. Il ne s’est jamais véri-
tablement penché sur les outils qui permettent d’observer la langue aujourd’hui, le langage télévisuel et sonore, cette
« catastrophe du stéréotype », à l’œuvre à l’intérieur du discours médiatique télévisuel. Ses outils sont des outils poli-
tiques, sociologiques. C’est une pensée contre le libéralisme. Mais il n’est jamais allé regarder la phrase. La sociologie
comme sport de combat, suffit-elle ? Ne faut-il pas rajouter un sport d’observation du stéréotype ?
Jacques Bouveresse : Un des points de désaccord que j’ai eus avec Bourdieu concerne l’intérêt respectif que peut
représenter d’un côté le travail du satiriste comme Kraus, de l’autre le travail de sociologie savante. J’étais devenu,
je l’avoue, un peu sceptique sur le genre de résultat que peut produire la deuxième. J’ai eu tendance à penser que
ce que faisait Kraus était peut-être plus efficace. Or, ce qu’il fait est essentiellement axé sur la dénonciation des mau-
vais traitements qui sont infligés au langage. Kraus est, en premier lieu, un analyste linguistique. C’est une question
très intéressante que de savoir quel genre de résultat on peut espérer obtenir de cette manière. Je suis d’accord que
c’est un travail essentiel que je n’ai pas fait moi-même, mais qu’il faudrait faire, et je crois que j’avais cité à Bour-
dieu une déclaration d’Adorno qui dit que la vraie sociologie, ce serait plutôt la critique du langage à la manière de
Kraus. Je crois que c’est dans l’Introduction à la « querelle du positivisme » dans les sciences sociales 8 , à peu près
textuellement. Je l’ai dit en donnant l’impression d’être d’accord et Bourdieu a réagi avec une certaine irritation. Il
était convaincu, en effet, que c’est le travail des sciences sociales qui est et reste essentiel et décisif. Néanmoins, je
reste persuadé que l’analyse du langage, comme instrument de critique sociale, est importante. Pas seulement dans
les périodes critiques comme 1914-1918 ou 1933. Kraus l’a utilisée de façon magistrale et je pense qu’on aurait inté-
rêt à s’inspirer de son exemple et à s’interroger de près sur le rapport des médias à la langue.
La confusion des genresFrédéric Lambert : Kraus avait observé quelque chose qu’il appelle le « confusionnisme intellectuel et moral ». À ce pro-
pos, vous écrivez : « Que crée dans l’esprit du lecteur, le mélange universel des sujets, des genres et des tons que prati-
quent les journaux, la juxtaposition constante dans leurs colonnes du plus horrible et du plus futile, du plus tragique
et du plus frivole, de la rhétorique la plus idéaliste et des préoccupations les plus commerciales ? » Nous observons, en
travaillant sur les médias, combien le discours médiatique est amené à occuper la scène des industries culturelles,
cinéma, littérature, combien les figures des industries culturelles elles-mêmes sont invitées dans les espaces médiatiques,
combien les écritures dites d’information factuelle sont récupérées par les écritures dites de communication institution-
nelle… C’est pourquoi il me semble qu’il est très intéressant d’observer ce confusionnisme, pour reprendre votre formule,
non pas des sujets mais des genres. Doit-on critiquer cela, est-ce du confusionnisme ou, finalement, l’essence de la
culture ? La culture, pour vivre, ne doit-elle pas trouver de nouvelles formes, tant du point de vue des technologies, que
du point de vue des économies et du point de vue des formes narratives, pour vivre ?
Jacques Bouveresse : Le vrai problème est que la culture est faite de contrastes parfois violents. Entre le plus sérieux et le
plus grotesque, le plus désintéressé et le plus commercial, le plus idéaliste et le plus cynique, etc. Mais il faut que ces
contrastes restent perceptibles. La vraie question est de savoir si la presse ne contribue pas à les abolir. Kraus, pendant la
guerre de 1914-1918, cite un journal qui célèbre l’exploit d’un tireur d’élite autrichien qui a abattu soixante-sept Russes
dans une seule journée et immédiatement à côté, publie une publicité pour une firme allemande qui fabrique des instruments
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d’optique et a qui fourni la lunette du fusil utilisé. Ce que cette juxtaposition peut avoir de révoltant finit par ne plus être
perçu du tout et c’est cela qui est grave et complètement déshumanisant. Kraus voudrait réveiller notre aptitude à perce-
voir les contrastes et il pense que la presse travaille plutôt en sens inverse. En vous livrant toutes ces choses les unes à côté
des autres, elle vous incite à les mettre sur le même plan et même à les confondre beaucoup plus qu’à les distinguer.
Rémy Rieffel : Il y a des indices qui vont dans ce sens, notamment à la télévision avec ce qu’on appelle l’infotainment, ce
mélange de discours politique et de variétés. Certains hommes politiques vont s’expliquer dans des émissions de divertisse-
ment. Ce nouveau type de comportement pose une question fondamentale : quelqu’un comme Kraus est-il imaginable aujour-
d’hui ? Peut-on faire de la satire comme il le faisait, faut-il le faire et si oui, de quelle manière ? Existe-t-il encore des satiristes ?
Jacques Bouveresse : C’est une vraie question que Kraus s’était déjà posée à l’époque de la première guerre mondiale.
Il disait qu’on ne pouvait faire de la satire que là où il était possible d’exagérer. Quand on ne peut plus exagérer, quand
l’exagération satirique est rattrapée et dépassée presque immédiatement par la réalité, il n’y a plus de place pour le sati-
riste. Kraus cite souvent la phrase de Juvénal : « Difficile est satyram non scribe re 9 . » Étant donné le genre de réalité
dans lequel on vit, c’est évident. Mais il est également très difficile, voire impossible, de le faire, notamment pour cette
raison que, dans le genre aussi bien du comique et de l’absurde que du tragique et de l’horrible, la réalité contemporaine
dépasse souvent déjà tout ce qu’on pourrait inventer. Les gens qui ont encore un certain sens du comique ne peuvent
qu’être pris d’un fou rire permanent devant certains contrastes humoristiques particulièrement violents dont la réalité
nous gratifie constamment. Vous avez raison de poser la question de ce que peut faire encore le satiriste. Je me la pose
moi-même, à la fin de mon livre sur Kraus : peut-on rendre les choses plus risibles qu’elles ne le sont déjà ? Je n’ai pas de
réponse simple. D’une certaine façon, la réalité nous impose et en même temps nous empêche d’écrire une satire.
Rémy Rieffel : J’ai envie de prendre l’exemple des étudiants qui ont vingt ou vingt-cinq ans. Ces derniers, quand ils regar-
dent les Guignols de l’info, les marionnettes qui représentent les hommes politiques, ont le sentiment de mieux com-
prendre les ficelles de la vie politique. Pour vous, ce type d’émission a-t-il quelque chose à voir avec la satire telle que
l’entendait Kraus ? Ou est-ce une forme de récupération d’un phénomène de dérision à l’intérieur du système existant ?
Jacques Bouveresse : Je pense qu’il faut faire la différence entre la satire sérieuse et la satire de divertissement. (Per-
sonne, je crois, ne soupçonnerait Kraus, même s’il a la plupart du temps une puissance comique assez extraordinaire,
de chercher simplement à divertir son monde.) L’émission dont vous parlez me semble être plutôt de la satire de diver-
tissement. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas susceptible de faire, dans certains cas, un travail qui n’est pas fait
par la presse et d’apporter des choses qu’on ne trouve pas ailleurs. Ça me semble indiscutable. Mais, après qu’on a eu
une bonne pinte de rigolade, que reste-t-il exactement ? Kraus dit qu’aujourd’hui, le ridicule ne tue plus, mais est
devenu un élixir de vie. Et, à voir l’effet que peuvent produire certaines émissions satiriques sur la réputation et le pres-
tige des personnages concernés, qui n’en souffrent en aucune façon, tout au contraire, cela semble bien être vrai. Le
public rit, mais, là encore, ne tire pas de conséquences et, tout en affichant un scepticisme extrême à l’égard du monde
politique en général, il semble toujours aussi prêt à se jeter dans les bras d’un sauveur quelconque qui lui donnerait
l’impression d’être capable de résoudre les problèmes presque comme par miracle.
Omniscience, omniprésence et vie privéeFrédéric Lambert : Vous écrivez dans le livre que vous consacrez à Karl Kraus : « On peut, il est vrai, essayer de se rassurer
en constatant que ce qu’il appelle l’omniscience et l’omniprésence de la presse dans l’espace de la vie terrestre (en atten-
dant qu’elle puisse aller au-delà), sa volonté et sa prétention d’être partout, de tout voir, de tout savoir et de tout rapporter
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(y compris souvent ce qui n’a pas eu lieu), est justement ce qui lui permet d’exhumer des vérités que d’autres aimeraient
bien tenir cachées. » J’aimerais vous interroger sur cette « omniprésence » et « omniscience » médiatiques.
Jacques Bouveresse : Il y a au départ une ambiguïté fondamentale dans ce que l’on appelle le devoir d’informer et le
droit d’être informé. « Informer » est un verbe qui exige un complément. Quand on parle d’« être informé », ou du droit
d’être informé, il faut demander « de quoi ? » Il y a des choses dont on doit être informé. En particulier, tout ce qui tou-
che de près ou de loin au bien public ou aux questions d’intérêt public. Mais il n’y a pas de nécessité d’être informé de
la vie privée des grands personnages ou de qui que ce soit, quand elle n’a aucun rapport avec cela. Kraus s’est battu
avec acharnement pour la protection de la vie privée contre le prétendu « devoir d’informer » qu’invoquent les journaux
pour faire irruption dans ce que la vie des individus peut comporter de plus personnel et l’étaler au grand jour. Autre-
ment dit, il pensait qu’on a fini par persuader le lecteur qu’il avait absolument besoin d’être informé d’une multitude
de choses qu’il n’a en réalité aucun besoin de savoir. Puisque le produit existe, il faut bien persuader le consommateur
potentiel qu’il lui est absolument indispensable. Car c’est bien de consommation qu’il s’agit. Kraus considère que, quoi
qu’en dise la presse, en tout cas une certaine presse, il ne peut pas y avoir d’obligation de satisfaire la curiosité mal-
saine que l’être humain éprouve généralement pour les affaires de son prochain. Une chose qui a frappé Kraus et qui
me frappe, moi aussi, c’est le nombre de fois où les journalistes posent la question : « Qu’est-ce que vous avez ressenti
quand… » ou « quelle impression avez-vous eue quand… », exactement comme s’il était indispensable que le public soit
informé de ce que vous avez pu ressentir au moment où… S’il y a eu un événement important dans votre vie, de préfé-
rence un drame ou une catastrophe quelconque, la presse, qui se considère comme tenue d’informer le public, jouit de
ce que Kraus appelait un droit de priorité sur vos sensations et vos émotions. J’ai envie de dire : « Mais de quel droit ? »
Il est vrai que les personnes concernées jouent la plupart du temps le jeu avec un certain empressement. Mais on se
demande réellement pourquoi on devrait s’interdire de répondre qu’on n’a rien ressenti de particulier ou que ce qu’on
a ressenti ne regarde tout simplement personne. Il y a une multitude de questions que l’on pourrait très bien renoncer
à poser ou auxquelles on pourrait refuser de répondre sans priver ses semblables de quoi que ce soit à quoi ils ont droit.
Malheureusement, on a l’impression que l’exhibitionnisme du public a répondu, sur ce point, au voyeurisme des médias.
Rémy Rieffel : Les nouvelles technologies comme les web caméras, internet, participent à ce phénomène, mais si elles
n’existaient pas, nous ne serions pas vraiment informés de certains agissements tels que les pratiques de torture
employées par les Américains en Irak. Le phénomène est donc paradoxal.
Jacques Bouveresse : C’est l’ambivalence de la situation. Ce qui m’inquiète, c’est que, en regardant les images d’Abou
Ghraib, les gens peuvent avoir des réactions comme : « C’est les Américains, ça ne peut pas nous arriver. » Je ne suis
pas sûr que le public se rende compte que, comme dit l’adage latin : « De te fabula narratur », c’est de toi, en tant
qu’être humain que ça parle. Les gens qui ont fait ça, ce sont des gens comme toi et moi, ce ne sont pas des monstres
abominables mais probablement des gens ordinaires, il faut toujours garder ça présent à l’esprit.
Apprendre à lire autrementFrédéric Lambert : « Lire autrement et non lire un autre journal », dit Karl Kraus ?
Jacques Bouveresse : Il faut apprendre à lire un journal, quel qu’il soit ; c’est ce que Kraus, comme je l’ai dit, voulait nous
aider à faire. Je prends très au sérieux cette déclaration. Et je me demande souvent dans quelle mesure les gens ont réelle-
ment appris à lire la presse. Quand j’ai écrit Schmock ou le triomphe du journalisme, je voulais aussi, à ma façon et beau-
coup plus modestement que Kraus, aider ceux qui en ont envie, à lire autrement ce qu’ils ont l’habitude de lire. D’où la
question que je voulais vous poser à mon tour, parce que vous êtes mieux à même que moi de répondre, c’est celle-ci :
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imaginons que le public réussisse à lire autrement, quelle chance aurait-il de peser réellement sur le comportement des jour-
naux ? On nous dit qu’aujourd’hui, il y a internet, il y a le courrier des lecteurs, le public a beaucoup plus de possibilités de
se faire entendre… Mais je n’ai pas l’impression que la presse soit devenue beaucoup plus réceptive à la critique et plus dispo-
sée à tenir compte des reproches qui lui sont faits. Y a-t-il des moyens plus réels et plus puissants aujourd’hui de produire des
changements significatifs dans le comportement des journaux ? Au risque de passer pour un peu trop pessimiste, je dois dire
que je n’en suis pas convaincu. Il faut se demander, en tout cas, par quels chemins et dans quelle mesure les lecteurs plus
critiques, que Kraus appelait de ses vœux, seraient susceptibles de conduire à une amélioration de la qualité des journaux.
Rémy Rieffel : Sur ce dernier point il n’y a pas de réponse parce que c’est très variable d’un journal à l’autre. Je me
demande s’il n’y a pas une autre solution complémentaire qui consisterait, comme cela se fait déjà un peu, à éduquer
les enfants, dès le plus jeune âge, dans le système scolaire, au décryptage de l’image et des journaux. Dans ce domaine,
l’éducation en France n’a-t-elle pas un rôle à jouer qu’elle ne joue pas ?
Jacques Bouveresse : N’a-t-elle pas déjà commencé… un peu ?
Frédéric Lambert : Oui, mais ce n’est pas systématique.
Jacques Bouveresse : Il faudrait sûrement le faire davantage.
Frédéric Lambert : Cela est fait par des militants dans l’Éducation nationale. Il y a le CLEMI, un certain nombre
d’actions académiques qui travaillent pour l’éducation aux médias. Tout enfant scolarisé, du Cours Préparatoire à la
Terminale, n’a pas forcément la chance de croiser un cours d’éducation aux médias. Mon rêve c’est d’obtenir 1 % obli-
gatoire des bénéfices nets de chaque média, versé à l’Éducation nationale uniquement pour une heure d’éducation sys-
tématique à l’image et aux médias !
Rémy Rieffel : Une dernière question qui est dans le prolongement de la précédente. J’ai, à l’université, la responsa-
bilité d’une formation de futurs journalistes. Et je m’interroge : que faut-il leur apprendre ? J’aimerais vous entendre
là-dessus. Comment faire en sorte que ces futurs professionnels acquièrent de la distance critique par rapport à leur
métier, soient capables de décrypter les enjeux, ne se contentent pas de rapporter plus ou moins approximativement
ce qu’on leur dit et de reprendre le discours officiel ? Avez-vous des suggestions, des propositions dans ce domaine ?
Jacques Bouveresse : Je n’ai pas tellement d’idées sur la façon précise dont on peut développer les qualités requises
en l’occurrence. Il n’y a pas de recettes pour développer l’esprit critique. Le problème est d’ailleurs le même pour les
intellectuels que pour les journalistes. Il y a néanmoins une chose sur laquelle il faut insister par-dessus tout c’est le
respect des faits. C’est un point crucial parce que la presse s’accommode trop facilement de l’approximation et de
l’erreur matérielle et factuelle, qui peuvent avoir dans certains cas des conséquences tout à fait dramatiques. La presse
est pour moi un pouvoir dont il y a des raisons d’avoir peur et qui le confirme régulièrement. Il suffit de songer, pour
s’en convaincre, à des épisodes comme l’histoire du bagagiste de Roissy, celle du meurtre du petit Grégory Villemin,
celle du procès d’Outreau… Je crois qu’il faut apprendre aux futurs journalistes qu’ils vont avoir entre les mains un
instrument redoutable et dont le maniement exige des qualités intellectuelles et morales exceptionnelles. Kraus pen-
sait qu’aucun journaliste ne peut plus aujourd’hui les avoir, à supposer que cela ait jamais été possible. J’espère qu’il
avait tort.
Frédéric Lambert : Ne peut-on pas faire un peu confiance au lecteur ?
Jacques Bouveresse : Un peu, sûrement. Mais jusqu’à quel point exactement ? C’est une vraie question.
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Frédéric Lambert : Le lecteur, c’est nous-mêmes. On sait bien se débrouiller.
Jacques Bouveresse : Je vous trouve très optimiste. Il ne faut pas surestimer la capacité de réaction du lecteur. Les jour-
naux lui donnent-ils les moyens réels de juger le produit qu’ils lui proposent ? Comment acquiert-on cette capacité ? Il
faut probablement pour cela lire plus et lire, si possible, autre chose que le journal, en tout cas que son journal. Mais
même les lecteurs les plus cultivés ne sont pas du tout à l’abri d’aveuglements de la pire espèce. Voyez ce qui est arrivé
à Heidegger (et à un bon nombre d’autres intellectuels) en 1933. Quel est le bon moyen d’acquérir la capacité qui défi-
nit l’homme libre, capable d’adopter une distance critique réelle par rapport à ce qu’il lit ? Comme nous vivons une
époque de démocratie complète et de consensus aimable, dans laquelle toutes les croyances et toutes les opinions doi-
vent être acceptées et respectées, on a plutôt tendance à dissuader les gens qui cherchent à évaluer, à critiquer et à
combattre. On peut trouver à cela des côtés positifs. Mais il y a tout de même des affirmations qui sont difficiles à croire,
dans une époque dont la loi suprême est celle du marché. Kraus dit que « Dieu a créé le consommateur » et que cela
s’applique aujourd’hui même à la guerre : « Les champs de bataille ont été transformés en marchés et les marchés en
champs de bataille. » C’est plus vrai que jamais. Les marchés sont devenus de plus en plus des champs de bataille et
les champs de bataille constituent une occasion de plus pour le marché de s’exercer. J’envie les gens qui réussissent à
croire que la guerre en Irak a été faite pour des raisons désintéressées et qui n’ont rien à voir avec le pétrole. Kraus avait
déjà annoncé également l’avènement de la société du spectacle et on peut dire qu’avec l’apparition de la télé-réalité,
ses prédictions se sont confirmées bien au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. L’idée que le spectacle a remplacé la réalité
est en train de prendre une signification de plus en plus concrète (et inquiétante).
Frédéric Lambert : La réalité, c’est quoi ?
Jacques Bouveresse : C’est le fait même d’en arriver à poser cette question (comme si on avait plus ou moins oublié
la réponse) qui me semble préoccupant. Croyez-vous que les gens qui ont vécu dans une ferme puissent se demander
si c’est celle qu’ils ont connue qui était réelle ou celle de la télévision ? La vie dans les tranchées de la guerre de 1914
a déjà fourni un sujet pour une émission de télé-réalité en Angleterre. Je ne serais pas tellement étonné que l’on fasse
cela un jour pour les horreurs de la deuxième guerre mondiale, y compris les camps d’extermination eux-mêmes. À ce
moment-là, je pense qu’on aura réellement touché le fond de l’ignominie. La seule chose rassurante est finalement
que la mode change et qu’il se peut que la vogue de la télé-réalité soit seulement passagère.
Notes1 Jules Vuillemin (1920-2001), professeur au Collège de France de 1962 à 1990.
2 Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Paris, Seuil, collection Liber, 2001.
3 Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot et Rivages, 2004.
4 Perry Anderson, La pensée tiède. Un regard critique sur la culture française, suivi de « La pensée réchauffée », de Pierre Nora, Paris, Seuil, 2005.
5 Pierre Péan et Philippe Cohen, La face cachée du Monde, Paris, Mille et une nuits, 2003.
6 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, éditions de Minuit, 1985.
7 Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue (LTI, Notizbuch eines Philologen, 1947), Paris, Albin Michel, 1996 puis Paris,Pocket, 1998 et 2003.
8 Il s’agit sans doute du débat entre K. Popper et T. Adorno, Der Positivismusstreit in der deutschen Sociologie, 1969, traduction française : K.Popper etT. Adorno, De Vienne à Francfort : la querelle des sciences sociales, Paris, Éd. Complexe,1979.
9 Juvénal écrit ses Satires sous les règnes de Trajan et d’Hadrien. La phrase est extraite des Satires I, v30.
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