jean giradoux ondine

56
ONDINE de Jean Giraudoux PERSONNAGES : ONDINE EUGENIE BERTHA LA REINE YSEULT SALAMMBO GRETE VENUS LA FILLE DE VAISSELLE VIOLANTE LES ONDINES LES DAMES DE LA COUR LES SERVANTES LE CHEVALIER H ANS LE CHAMBELLAN AUGUSTE LE ROI DES ONDINS LE ROI LE PREMIER JUGE MATHO LE SECOND JUGE LE POETE LE BOURREAU LE SURINTENDANT DES THÉÂTRES ROYAUX LE PECHEUR ULRICH BERTRAM LE GARDEUR DE PORCS LE MONTREUR DE PHOQUES LES CHEVALIERS ACTE PREMIER Une cabane de pêcheurs. Orage au-dehors. SCÈNE PREMIÈRE LE VIEIL AUGUSTE, LA VIEILLE EUGENIE, puis DES APPARITIONS (TETE DE VIEILLARD, TETE DE NAÏADE) AUGUSTE, à la fenêtre : Que peut-elle bien faire encore au-dehors, dans ce noir ! EUGENIE : Pourquoi t'inquiéter ? Elle voit dans la nuit. AUGUSTE : Par cet orage ! EUGENIE : Comme si tu ne savais plus que la pluie ne la mouille pas !

Upload: ferkes

Post on 16-Aug-2015

257 views

Category:

Documents


3 download

TRANSCRIPT

ONDINEdeJ ean GiraudouxPERSONNAGES :ONDINEEUGENIEBERTHALA REINE YSEULTSALAMMBOGRETEVENUSLA FILLE DE VAISSELLEVIOLANTELES ONDINESLES DAMES DE LA COURLES SERVANTESLE CHEVALIER H ANSLE CHAMBELLANAUGUSTELE ROI DES ONDINSLE ROILE PREMIER J UGEMATHOLE SECOND J UGELE POETELE BOURREAULE SURINTENDANT DES THTRES ROYAUX LE PECHEUR ULRICHBERTRAMLE GARDEUR DE PORCSLE MONTREUR DE PHOQUESLES CHEVALIERSACTE PREMIERUne cabane de pcheurs. Orage au-dehors.SCNE PREMIRELE VIEIL AUGUSTE, LA VIEILLE EUGENIE, puis DES APPARITIONS (TETE DE VIEILLARD, TETE DE NAADE)AUGUSTE, la fentre : Que peut-elle bien faire encore au-dehors, dans ce noir !EUGENIE : Pourquoi t'inquiter ? Elle voit dans la nuit.AUGUSTE: Par cet orage !EUGENIE : Comme si tu ne savais plus que la pluie ne la mouille pas !{C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{0A8BC25E-CB1F-473E-AD16-E9BDBA0AB523}{C0A8C59F-6E8F- 43c4-8453-65D208276F40}AUGUSTE: Elle chante maintenant !... Tu crois que c'est elle qui chante ? J e ne reconnais pas sa voix.EUGENIE : Qui veux-tu que ce soit ? Nous sommes vingt lieues de toute maison.AUGUSTE: La voix part tantt du milieu du lac, tantt du haut de la cascade.EUGENIE : C'est qu'elle est tantt au milieu du lac, tantt au haut de la cascade.AUGUSTE: Tu veux rire !... Tu t'amusais sauter les ruisseaux en crue, son ge ?...EUGENIE : J 'ai essay une fois. On m'a repche par lespieds. J 'ai essay juste une fois tout ce qu'elle fait mille fois par jour, sauter les gouffres, recevoir les cascades dans un bol... Ah ! J e me la rappelle, la fois o j'ai essay de marcher sur l'eau !AUGUSTE: Nous sommes trop faibles avec elle, Eugnie. Une fille de quinze ans ne doit pas courir les forts, pareille heure. Je vais parler srieusement. Elle ne veut repriser son linge qu'au fate des rochers, rciter ses prires que la tte sous l'eau... O en serions-nous aujourd'hui si tu avais eu cette ducation !EUGENIE : Est-ce qu'elle ne m'aide pas dans le mnage ?AUGUSTE: Il y a beaucoup dire l-dessus...EUGENIE : Que prtends-tu encore ? Elle ne lave pas les assiettes ? Elle ne cire pas les souliers ?AUGUSTE: J ustement. Je n'en sais rien.EUGENIE : Elle n'est pas propre, cette assiette ?AUGUSTE: Ce n'est pas la question. Je te dis que je ne l'ai jamais vue ni laver ni cirer... Toi non plus...EUGENIE : Elle prfre travailler dehors...AUGUSTE: Oui, oui ! Mais qu'il y ait trois assiettes ou douze, un soulier ou trois paires, cela dure le mme temps. Une minute peine, et elle revient. Le torchon n'a pas servi, le cirage est intact. Mais tout est net, mais tout brille... Cette histoire des assiettes d'or, l'as-tu tire au clair ? Et jamais ses mains ne sont sales... Tu sais ce qu'elle a fait, aujourd'hui ?EUGENIE : Y a-t-il eu un jour, depuis quinze ans, o elle ait fait ce qu'on attendait ?AUGUSTE: Elle a lev la grilledu vivier. Les truites que je rassemblais depuis le printemps sont parties... J 'ai juste pu rattraper celle du dner. (La fentre s'est ouverte brusquement.) ...Qu'est-ce que c'est encore !EUGENIE : Tu le vois bien. C'est le vent.AUGUSTE: J e te dis quec'est elle !... Pourvu qu'elle ne nous donne pas encore sa comdie, avec ces ttes qu'elle montre dans la fentre les soirs d'orage... Celle du vieillard blanc me fait froid dans le dos.EUGENIE : Moi, j'aime bien celle de la femme, avec ses perles... Ferme la fentre, en tout cas, si tu as peur !(Une tte de vieillard couronne, barbe ruisselante, est apparue dans l'encadrement, la lueur d'un clair.)LATETE: Trop tard, Auguste !...AUGUSTE: Tu vas voir si c'est trop tard, Ondine !(Il ferme la fentre. Elle s'ouvre nouveau brusquement. Une charmante tte de naade apparat, claire.)LATTEDENAADE : Bonsoir, chre Eugnie !(Elle s'teint.)EUGENIE : Ondine, ton pre n'est pas content ! Rentre !...AUGUSTE: Tu vas rentrer, Ondine ! J e compte trois. Si trois tu n'as pas obi, je tire le verrou... Tu couches dehors.(Coup de tonnerre.) EUGENIE : Tu plaisantes ! AUGUSTE: Tu vas voir si je plaisante !... Ondine, une !(Coup de tonnerre.)EUGENIE : C'est assommant, ces coups de tonnerre la fin de tes phrases !AUGUSTE: Est-ce que c'est ma faute !EUGENIE : Dpche-toi, avant qu'il retonne... Tout le monde sait que tu sais compter jusqu' trois !AUGUSTE: Ondine, deux !(Coup de tonnerre.)EUGENIE : Tu es insupportable ! AUGUSTE: ONDINE, trois !(Pas de coup de tonnerre.)EUGENIE, dans l'attente du coup de tonnerre : Finis, finis, mon pauvre Auguste !AUGUSTE: Moi, j'ai fini ! (Il tire le verrou.) Voil !... Nous voil en paix pour le dner.(La porte s'ouvre toute grande. AUGUSTE et EUGENIE se retournent au fracas. Un chevalier en armure est sur le seuil.)SCNE II LECHEVALIER,AUGUSTE, EUGENIELECHEVALIER, cognant les talons : Ritter Hans von Wittenstein zu Wittenstein.AUGUSTE: On m'appelle Auguste.LECHEVALIER: J e me suis permis de mettre mon cheval dans votre grange. Le cheval, comme chacun sait, est la part la plus importante du chevalier.AUGUSTE: J e vais le bouchonner, Seigneur.LECHEVALIER: C'est fait. Merci. J e le bouchonne moi-mme, l'ardennaise. Ici vous les bouchonnez la souabe. Vous prenez le crin contresens. Il devient terne. Surtout chez les rouans... J e peux m'asseoir ?AUGUSTE: Vous tes ici chez vous, Seigneur.LECHEVALIER: Quel orage ! Depuis midi, l'eau me ruisselle dans le cou. Elle ressort par les gouttires faire goutter le sang. Mais le mal est fait... C'est ce que nous craignons le plus en armure, nous autres, chevaliers... La pluie... La pluie, et une puce.AUGUSTE: Peut-tre pourriez-vous l'enlever, Seigneur, si vous passez ici la nuit.LECHEVALIER: Tu as vu les crevisses changer de carapace, mon cher Auguste ? C'est aussi compliqu ! J e me repose d'abord... Tu m'as dit qu'on t'appelle Auguste, n'est-ce pas ?AUGUSTE: Et ma femme Eugnie.EUGENIE : Excusez-nous. Ce ne sont pas des noms pour chevaliers errants.LECHEVALIER: Tu ne saurais imaginer la joie pour un chevalier errant, brave femme, qui a cherch vainement tout un mois dans la fort Pharamond et Osmonde, de tomber, au moment du dner, sur Auguste et Eugnie.EUGENIE : En effet, Seigneur ! Il n'est pas sant de poser des questions son hte, mais peut-tre me pardonnerez-vous celle-ci : avez-vous faim ?LECHEVALIER: J 'ai faim. J 'ai trs faim. J e partagerais volontiers votre repas.EUGENIE : Nous ne souperons pas, Seigneur. Mais j'ai l une truite. Peut-tre la mangeriez-vous...LECHEVALIER: Cela va sans dire. J 'adore la truite.EUGENIE : Vous la voulez frite, ou grille ? LECHEVALIER: Moi ? J e la veux au bleu...(Effroi d'AUGUSTE et d'EUGENIE.)EUGENIE : Au bleu ? J e les russis surtout meunire, avec du beurre blanc...LECHEVALIER: Vous me demandez mon avis. J e n'aime la truite qu'au bleu.AUGUSTE: Au gratin, Eugnie fait des merveilles.LECHEVALIER: Voyons ! C'est bien aubleu qu'on les jette vivantes dans le court-bouillon ?AUGUSTE: J ustement, Seigneur.LECHEVALIER: Et qu'elles gardent leur saveur, leur chair, parce que l'eau bouillante les a surprises ?AUGUSTE: Surprises est le mot, Seigneur.LECHEVALIER: Alors, il n'y a aucun doute. Je la veux au bleu.AUGUSTE: Va, Eugnie. Fais-la au bleu...EUGENIE, de la porte : Farcies au maigre, c'est trs bon aussi...AUGUSTE: Va...(EUGENIE va dans la cuisine. LE CHEVALIER s'est install son aise.)LECHEVALIER: J e vois qu'on aime les chevaliers errants, dans ces parages ?AUGUSTE: Nous les aimons mieux que les armes. Un chevalier errant, c'est signe que la guerre est finie.LECHEVALIER: Moi, j'aime bien la guerre. J e ne suis pas mchant. J e ne veux de mal personne. Mais j'aime bien la guerre.AUGUSTE: Chacun son got, Seigneur.LECHEVALIER: Moi, j'aime parler. J e suis bavard de nature. A la guerre vous avez toujours quelqu'un avec qui faire la conversation. Si les vtres sont de mauvaise humeur, vous faites un prisonnier, un aumnier, ce sont les plus bavards, vous ramassez un ennemi bless, ils vous racontent leurs histoires. Tandis que comme chevalier errant, si j'excepte l'cho, je ne vois pas bien avec qui j'ai pu changer un mot depuis un mois queje m'acharne traverser cette fort... Pas une me... Et Dieu sait ce que j'ai dire !...AUGUSTE: On assure que le langage des animaux est perceptible aux chevaliers errants, Seigneur ?LECHEVALIER, bafouillant lgrement : Pas dans le sens otu l'entends... Evidemment, ils nous parlent. Chaque animal sauvage tant pour le chevalier un symbole, son rugissement ou son appel devient une phrase symbolique qui s'inscrit en lettres de feu sur notre esprit. Ils crivent, si tu veux, les animaux, plutt qu'ils ne parlent. Mais a n'est pas vari. Chaque espce ne vous dit qu'une phrase, et de loin, et parfois avec un accent terrible... Le cerf, sur la puret, le sanglier sur le ddain des biens de la terre... Et c'est d'ailleurs toujours le vieux mlequi vous parle. Il y a derrire lui de petites faonnes ravissantes, des amours de petites laies... Non, c'est toujours le dix-cors ou le solitaire qui vous sermonne.AUGUSTE: Il y a les oiseaux ?LECHEVALIER: Les oiseaux ne vous rpondent pas. J 'ai tbien du avec les oiseaux. Ils rcitent au chevalier la mme litanie sur les mfaits du mensonge. J 'essaye de les intresser. J e leur demande comment ils vont, si l'anne est bonne pour la mue ou la ponte, si c'est fatigant de couver. Rien faire. Ils ne daignent.AUGUSTE: Cela m'tonne de l'alouette, Seigneur... L'alouette doit aimer se confier.LECHEVALIER: Le hausse-col du chevalier lui interdit de parler aux alouettes.AUGUSTE: Mais alors, qui a bien pu vous pousser dans cette rgion, d'o si peusont revenus ?...LECHEVALIER: Qui veux-tu que ce soit : une femme !AUGUSTE: J e ne vous questionnerai pas, Seigneur.LECHEVALIER: Ah ! par exemple si ! Tu vas me questionner, et sur-le-champ ! Voil trente jours que je n'ai parl d'elle, Auguste ! Tu ne penses pas que je vais laisser passer l'occasion, puisque je rencontre deux tres humains, de parler enfin d'elle !... Questionne ! Demande-moi son nom, et vite...AUGUSTE: Seigneur...LECHEVALIER: Demande-le si tu dsires vraiment le savoir !AUGUSTE: Quel est son nom ?LECHEVALIER: Elle s'appelle Bertha, pcheur ! Quel beau nom !AUGUSTE: Magnifique, en toute franchise !LECHEVALIER: Les autres s'appellent Anglique, Diane, Violante ! Tout le monde peut s'appeler Angelique, Diane, Violante. Mais elle seule mrite ce nom grave, frmissant, mu... Et tu veux sans doute savoir si elle est belle, Eugnie ?EUGENIE, qui entre : Si elle est belle ? AUGUSTE:On te parle de Bertha, de la comtesse Bertha, ma pauvre femme !EUGENIE : Ah oui ! Est-elle belle ? LECHEVALIER: Eugnie, notre roi me dsigne pour acheter ses chevaux. C'est te dire que je reste maquignon, mme avec les femmes. Aucune tare ne m'chappe. L'Anglique en question a l'ongle du pouce droit cannel. Violante a une paillette d'or dans l'il. Tout en Bertha est parfait.EUGENIE : Vous nous en voyez tout heureux. AUGUSTE: Cela doit tre joli, une paillette d'or dans l'il ?EUGENIE : De quoi te mles-tu, Auguste !... LECHEVALIER: Une paillette ? Ne crois pas cela, cher hte. Un jour, deux jours, elle t'amusera, ta paillette. Tu t'amuseras pencher le visage de ta Violante sous la lune, tu l'embrasseras prs des flambeaux... Le troisime, tu la haras, tu prfreras un moucheron dans l'il de ta dame !AUGUSTE: C'est comment ? Comme un grain de mica ? EUGENIE :Tu nous portes sur les nerfs, avec tes paillettes ! Laisse parler le chevalier !LECHEVALIER: C'est vrai, mon brave Auguste ! Pourquoi cette partialit pour ta Violante ? Violante, si elle nous suit la chasse, couronne la jument blanche. C'est joli, une jument blanche couronne, surtout quand on a poudr la blessure au charbon! Violante, si elle porte un candlabre la reine, trouve le moyen de glisser et de s'taler sur les dalles. Violante, quand le vieux duc lui prend la main et lui conte une histoire gaie, se met pleurer...AUGUSTE: Violante ? pleurer ? LECHEVALIER: Tel que je te connais, vieil Auguste, tu vas me demander ce que cela devient dans l'il, ces paillettes, quand on pleure ?EUGENIE : Il y pensait srement, Seigneur. Il est entt comme la lune.LECHEVALIER: Il y pensera jusqu'au jour o il verra Bertha... Car vous viendrez aux noces, vous, chershtes ! J e vous invite ! Bertha n'avait mis de condition au mariage que mon retour de cette fort. Si j'en reviens, c'est grce vous... Et tu verras ta Violante, pcheur, avec sa grande bouche, ses oreilles minuscules, son petit nez la grecque, toute chtain, ce qu'elle est ct de ce grand ange noir !... Et maintenant, chre Eugnie, va me chercher ma truite au bleu... Elle va trop cuire !(La porte s'ouvre. ONDINE parat.)SCNE III LESMEMES. ONDINEONDINE, de la porte, o elle est reste immobile : Comme vous tes beau !AUGUSTE: Que dis-tu, petite effronte ?ONDINE : J e dis : comme il est beau !AUGUSTE: C'est notre fille, Seigneur. Elle n'a pas d'usage.ONDINE : J e dis que je suis bien heureuse de savoir que les hommes sont aussi beaux... Mon cur n'en bat plus !...AUGUSTE: Vas-tu te taire !ONDINE : J 'en frissonne !AUGUSTE: Elle a quinze ans, chevalier. Excusez-la...ONDINE : J e savais bien qu'il devait y avoir une raison pour tre fille. La raison est que les hommes sont aussi beaux...AUGUSTE: Tu ennuies notre hte...ONDINE : J e ne l'ennuie pas du tout... J e lui plais... Vois comme il me regarde... Comment t'appelles-tu ?AUGUSTE: On ne tutoie pas un seigneur, pauvre enfant !ONDINE, qui s'est approche : Qu'il est beau ! Regarde cette oreille, pre, c'est un coquillage! Tu penses que je vais lui dire vous, cette oreille ?... A qui appartiens-tu, petite oreille ?... Comment s'appelle-t-il ?LECHEVALIER: Il s'appelle Hans...ONDINE : J 'aurais d m'en douter. Quand on est heureux et qu'on ouvre la bouche, on dit Hans...LECHEVALIER: Hans von Wittenstein...ONDINE : Quand il y a de la rose, le matin, et qu'on est oppresse, et qu'une bue sort de vous, malgr soi on dit Hans...LECHEVALIER: Von Wittenstein zu Wittenstein...ONDINE : Quel joli nom ! Que c'est joli, l'cho dans un nom !... Pourquoi es-tu ici ?... Pour me prendre ?...AUGUSTE: C'en est assez... Va dans ta chambre...ONDINE : Prends-moi !... Emporte-moi !(EUGENIE revient avec son plat.)EUGENIE : Voici votre truite au bleu, Seigneur. Mangez-la. Cela vous vaudra mieux que d'couter notre folle...ONDINE : Sa truite au bleu !LECHEVALIER: Elle est magnifique !ONDINE : Tu as os faire une truite au bleu, mre !...EUGENIE : Tais-toi. En tout cas, elle est cuite...ONDINE : O ma truite chrie, toi qui depuis ta naissance nageais vers l'eau froide !AUGUSTE: Tu ne vas pas pleurer pour une truite !ONDINE : Ils se disent mes parents... Et ils t'ont prise... Et ils t'ont jete vive dans l'eau qui bout !LECHEVALIER: C'est moi qui l'ai demand, petite fille.ONDINE : Vous ?... J 'aurais d m'en douter... vous regarder de prs tout se devine... Vous tes une bte, n'est-ce pas ?EUGENIE : Excusez-nous, Seigneur !ONDINE : Vous ne comprenez rien rien, n'est-ce pas ? C'est cela la chevalerie, c'est cela lecourage !... Vous cherchez des gants qui n'existent point, et si un petit tre vivant saute dans l'eau claire, vous le faites cuire au bleu!LECHEVALIER: Et je le mange, mon enfant ! Et je le trouve succulent !ONDINE : Vous allez voir comme il est succulent... (Elle jette la truite par la fentre.) ... Mangez-le maintenant... Adieu...EUGENIE : O t'en vas-tu encore, petite ?ONDINE : Il y a l, dehors, quelqu'un qui dteste les hommes et veut me dire ce qu'il sait d'eux... Toujours j'ai bouchmes oreilles, j'avais mon ide... C'est fini, je l'coute...EUGENIE : Elle va ressortir, cette heure !ONDINE : Dans une minute, je saurai tout, je saurai cequ'ils sont, tout ce qu'ils sont, tout ce qu'ils peuvent faire. Tant pis pour vous...AUGUSTE: Faut-il te retenir de force ?(Elle l'vite d'un bond.)ONDINE : J e sais dj qu'ils mentent, que ceux qui sont beaux sont laids, ceux qui sont courageux sont lches... J e sais que je les dteste !LECHEVALIER: Eux t'aimeront, petite...ONDINE, sans se retourner, mais s'arrtant : Qu'a-t-il dit ?LECHEVALIER: Rien... J e n'ai rien dit.ONDINE, de la porte : Rptez, pour voir !LECHEVALIER: Eux t'aiment, petite.ONDINE : Moi, je les hais.(Elle disparat dans la nuit.)SCNE IV LECHEVALIER,AUGUSTE, EUGENIELECHEVALIER: Flicitations ! Vous l'levez bien...AUGUSTE: Dieu sait pourtant que nous la rprimandons chaque faute.LECHEVALIER: Il faut la battre.EUGENIE : Allez l'attraper !LECHEVALIER: L'enfermer, la priver de dessert.AUGUSTE: Elle ne mange rien.LECHEVALIER: Elle a bien de la chance. J e meurs de faim. Refaites-moi une truite au bleu. Rien que pour la punir.AUGUSTE: C'tait la dernire, Seigneur... Mais nous avons fum un jambon. Eugnie va vous en couper quelques tranches...LECHEVALIER: Elle vous permet de tuer les cochons ? C'est heureux !(EUGENIE sort.)AUGUSTE: Elle vous a mcontent, chevalier ! J 'en suis navr.LECHEVALIER: Elle m'a mcontent parce que je suis une bte, comme elle le dit. Au fond, nous autres hommes sommes tous les mmes, mon vieux pcheur. Vaniteux comme des pintades. Quand elle me disait que j'taisbeau, je sais que je ne suis pas beau, mais elle me plaisait. Et elle m'a dplu quand elle m'a dit que j'tais lche, et je sais que je ne suis pas lche...AUGUSTE: Vous tes bien bon de le prendre ainsi...LECHEVALIER: Oh ! J e ne le prends pas bien... J e suis furieux. Je suis toujours furieux contre moi, quand les autres ont tort !EUGENIE : J e ne trouve pas le jambon, Auguste !(AUGUSTE la rejoint.)SCENE VLECHEVALIER, ONDINEONDINE est venue doucement jusqu' la table derrire LE CHEVALIER qui tend les mains au feu et d'abord ne se retourne pas.ONDINE : Moi, on m'appelle Ondine.LECHEVALIER: C'est un joli nom.ONDINE : Hans et Ondine... C'est ce qu'il y a de plus joli comme noms au monde, n'est-ce pas ?LECHEVALIER: Ou Ondine et Hans.ONDINE : Oh non ! Hans d'abord. C'est le garon. Il passe le premier. Il commande... Ondine est la fille... Elle est un pas en arrire... Elle se tait.LECHEVALIER: Elle se tait ! Comment diable s'y prend-elle?ONDINE : Hans la prcde partout d'un pas... Aux crmonies... Chez le roi... Dans la vieillesse. Hans meurt le premier... C'est horrible... Mais Ondine le rattrape vite... Ellese tue...LECHEVALIER: Que racontes-tu l !ONDINE : Il y a un petit moment affreux passer. La minute qui suit la mort de Hans... Mais a n'est pas long...LECHEVALIER: Heureusement, cela n'engage rien de parler de la mort, ton ge...ONDINE : A mon ge ?... Tuez-vous, pour voir. Vous verrez si je ne me tue pas...LECHEVALIER: J amais je n'ai eu moins envie de me tuer...ONDINE : Dites-moi que vous ne m'aimez pas ! Vous verrez si je ne me tue pas...LECHEVALIER: Tu m'ignorais voil un quart d'heure, et tu veux mourir pour moi ? J e nous croyais brouills, cause de la truite.ONDINE : Oh ! tant pis pour la truite ! C'est un peu bte, les truites. Elle n'avait qu' viter les hommes, si elle ne voulait pas tre prise. Moi aussi je suis bte. Moi aussi je suis prise...LECHEVALIER: Malgr ce que ton ami inconnu, l, au-dehors, t'a dit des hommes ?ONDINE : Il m'a dit des btises.LECHEVALIER: J e vois. Tu faisais les demandes et les rponses...ONDINE : Ne plaisantez pas... Il n'est pas loin... Il est terrible...LECHEVALIER: Tu ne me feras pas croire que tu as peur de quelqu'un, ou de quelque chose ?ONDINE : Oui, j'ai peur que vous ne m'abandonniez... Il m'a dit que vous m'abandonneriez. Mais il m'a dit aussi que vous n'tes pas beau... Puisqu'il s'est tromp pour ceci, il peut se tromper pour cela.LECHEVALIER: Toi, tu es comment ? Belle ou laide ?ONDINE : Cela dpendra de vous, de ce que vous ferez de moi. Je prfrerais tre belle. Je prfrerais que vous m'aimiez... J e prfrerais tre la plus belle...LECHEVALIER: Tu es une petite menteuse... Tu n'en tais que plus jolie, tout l'heure, quand tu me hassais... C'est tout ce qu'il t'a dit ?ONDINE : Il m'a dit aussi que si je vous embrassais, j'tais perdue... Il a eu tort... J e ne pensais pas vous embrasser.LECHEVALIER: Maintenant, tu y penses ?ONDINE : J 'y pense perdument.LECHEVALIER: Penses-y de loin.ONDINE : Oh, vous ne perdez rien. Vous serez embrass ds ce soir... Mais il est si doux d'attendre... Nous nous rappellerons cette heure-l, plus tard... C'est l'heure o vous ne m'avez pas embrasse...LECHEVALIER: Ma petite Ondine...ONDINE : C'est l'heure aussi o vous ne m'avez pas dit que vous m'aimiez... N'attendez plus... Dites-le-moi... J e suis l, les mains tremblantes... Dites-le-moi.LECHEVALIER: Tu penses que cela se dit comme cela, qu'on s'aime ?...ONDINE : Parlez ! Commandez ! Ce que c'est lent, un homme ! J e ne demande pas mieux que de me mettre comme il faut tre !... Sur vos genoux, n'est-ce pas ?LECHEVALIER: Prendre une fille sur mes genoux, avec mon armure ? J e mets dix minutes rien que pour dvisser les paules.ONDINE : Moi, j'ai un moyen pour dfaire les armures.(L'armure s'est dfaite d'un coup, ONDINE s'est prcipite sur les genoux de HANS.)LECHEVALIER: Tu es folle ! Et mes bras ? Tu crois qu'ils s'ouvrent la premire venue ?ONDINE : Moi, j'ai un moyen pour faire ouvrir les bras...(LE CHEVALIER soudain conquis ouvre ses bras.) ONDINE : Et pour les refermer.(Il referme ses bras. Une voix de femme s'lve au-dehors.)LA VOIX : Ondine !ONDINE, tourne vers la fentre, furieuse : Tu vas te taire, toi ! Qu'est-ce qui te parle?...LA VOIX : Ondine !ONDINE : Est-ce que je me mle de tes affaires ? Est-ce que tu m'as consulte, toi, pour ton mariage ?LA VOIX : Ondine !ONDINE : Il est beau, pourtant, ton mari le phoque, avec ses trous de nez sans nez ! Un collier de perles, et il t'a eue !... De perles pas mme assorties.LECHEVALIER: A qui parles-tu, Ondine ?ONDINE : A des voisines.LECHEVALIER: J e croyais votre maison isole.ONDINE : Il y a des envieuses partout. Elles sont jalouses de moi...UNEAUTREVOIX : Ondine !ONDINE : Et toi ! Parce qu'un souffleur a fait le jet d'eau devant toi, tu t'es jete dans ses nageoires !LECHEVALIER: Les voix sont charmantes.ONDINE : Mon nom est charmant, pas leur voix !... Embrasse-moi, Hans, pour me brouiller avec elles jamais... Tu n'as pas le choix d'ailleurs !...UNEVOIX D'HOMME: Ondine !ONDINE : Trop tard. Va-t'en !LECHEVALIER: C'est l'ami dont tu parlais, celui-l ?ONDINE, criant : J e suis sur ses genoux ! Il m'aime !LAVOIX D'HOMME: Ondine !ONDINE : J e ne t'entends plus. On ne t'entend plus d'ici... Et d'ailleurs, c'est trop tard... Tout est fait. J e suis sa matresse, oui, sa matresse ! Tu ne comprends pas ? C'est un mot qu'ils ont pour appeler leur femme.(Bruit la porte de la cuisine.)LECHEVALIER, poussant doucement ONDINE terre : Voici tes parents, Ondine.ONDINE : Ah ! tu le connais ! C'est dommage. Je ne croyais point te l'avoir appris !LECHEVALIER: Quoi donc, petite femme ?ONDINE : Le moyen d'ouvrir tes bras...SCNE VI ONDINE, LECHEVALIER,AUGUSTE, EUGENIEEUGENIE : Excusez-nous ! Nous avions perdu le jambon !ONDINE : J e l'avais cach pour rester seule avec Hans...AUGUSTE: Tu n'as pas honte !ONDINE : Non ! J e n'ai pas perdu mon temps. Il m'pouse, chers parents ! Le chevalier Hans m'pouse !AUGUSTE: Aide ta mre, au lieu de dire tes btises.ONDINE : C'est cela. Donne-moi la nappe, mre. C'est moi qui sers Hans. De cette minute je suis la servante de mon seigneur Hans.AUGUSTE: J 'ai mont une bouteille de la cave, chevalier. Si vous le permettez, nous boirons avec vous tout l'heure.ONDINE : Un miroir, seigneur Hans, pour arranger vos cheveux avant le repas ?...EUGENIE : O as-tu pris ce miroir d'or, Ondine ?ONDINE : De l'eau sur vos mains, majest Hans ?LECHEVALIER: Quelle superbe aiguire ! Le roi n'a pas la mme...AUGUSTE: C'est la premire fois que nous la voyons...ONDINE : Il va falloir que vous m'appreniez tout mon service, mon seigneur Hans... Il faut que du lever au coucher, je sois votre servante modle.LECHEVALIER: Du lever au coucher, petite Ondine ! Me rveiller sera le plus difficile. J 'ai le sommeil dur...ONDINE, assise prs du chevalier et colle lui : Quelle chance ! Dites-moi comment on vous tire les cheveux pour vous sortir du sommeil, comment on vous ouvre les yeux, avec les mains pendant que votre tte se dbat, comment on vous carte les dents de force, pour vous embrasser et vous donner le souffle !EUGENIE : Les assiettes, Ondine !ONDINE : O mre, mets le couvert. Le seigneur Hans m'apprend comment on le rveille... Rptons, seigneur Hans ! Faites comme si vous dormiez...LECHEVALIER: Avec cette bonne odeur de cuisine, impossible !ONDINE : Rveille-toi, mon petit Hans... L'aube est l ! Reois ce baiser dans ta nuit, et ce baiser dans ton aurore...AUGUSTE: Ne lui en veuillez pas de ces enfantillages, Seigneur...EUGENIE : Elle est. jeune. Elle s'attache...LECHEVALIER: Voil ce que j'appelle du jambon !AUGUSTE: Il est fum au genivre, chevalier.ONDINE : J 'ai bien tort de te rveiller ! Pourquoi rveiller celui que l'on aime ? Dans son sommeil tout le pousse vers vous ! Ds que ses yeux sont ouverts, il vous chappe ! Dormez, dormez, mon seigneur Hans...LECHEVALIER: J e veux bien. Une tranche encore.ONDINE : Que je suis maladroite ! J e t'endors au lieu de te rveiller... Et le soir, comme je me connais, je te rveillerai au lieu de t'endormir.EUGENIE : Ah oui ! Tu feras une belle mnagre !AUGUSTE: Un peu de silence, Ondine, je voudrais dire un mot.ONDINE : Srement je ferai une belle mnagre ! Tu te crois une belle mnagre parce que tu sais rtir du porc ! Ce n'estpas a d'tre mnagre !LECHEVALIER: Ah oui ? Qu'est-ce que c'est ?ONDINE : C'est d'tre tout ce qu'aime mon seigneur Hans, tout ce qu'il est. D'tre ce qu'il a de plus beau et ce qu'il a de plus humble. Je serai tes souliers, mon mari, je serai ton souffle. J e serai le pommeau de ta selle. J eserai ce que tu pleures, ce que tu rves...Ce que tu manges l, c'est moi...LECHEVALIER: C'est sal point. C'est excellent...ONDINE : Mange-moi ! Achve-moi !EUGENIE : Ton pre parle, Ondine !AUGUSTE, levant son verre : Seigneur, puisque vous nous faites l'honneur de passer dans notre maison une nuit...ONDINE : Dix mille nuits... Cent mille nuits...AUGUSTE: Permettez-moi de vous souhaiter le plus grand triomphe qu'ait eu jamais chevalier, et de boire celle que vous aimez...ONDINE : Que tu es gentil, pre !...AUGUSTE: A celle qui vous attend dans les transes...ONDINE : Elle ne l'attend plus... Finies les transes...AUGUSTE: Et qui porte ce nom que vous avez proclamle plus beau entre tous les noms, quoique j'aime bien celui de Violante, mais pour Violante, je suis un peu partial cause...EUGENIE : Oui, oui, nous savons, passe...AUGUSTE: A la plus belle, la plus digne, l'ange noir, comme vous l'appelez, Bertha, votre dame !ONDINE, qui s'est leve : Que dis-tu ?AUGUSTE: J e dis ce que le chevalier lui-mme m'a dit !ONDINE : Tu mens ! Il ment ! J e m'appelle Bertha maintenant ?EUGENIE : Il ne s'agit pas de toi, chrie !AUGUSTE: Le chevalier est fianc la comtesse Bertha. Il va l'pouser au retour. N'est-ce pas, chevalier ? Tout le monde le sait...ONDINE : Tout le monde ment.LECHEVALIER: Ma petite Ondine...ONDINE : Tiens, il sort de son jambon, celui-l ! Y a-t-il une Bertha, oui ou non ?LECHEVALIER: Laisse-moi t'expliquer !ONDINE : Y a-t-il une Bertha, oui ou non ?LECHEVALIER: Oui. Il y a une Bertha. Il y avait une Bertha.ONDINE : Ainsi, c'est vrai ce que l'autre m'a dit des hommes ! Ils vous attirent par mille piges sur leurs genoux, ils vous embrassent vous craser la bouche, ils passent sur vous leurs mains partout o ils rencontrent votre peau, et cependant ils pensent une femme noire nomme Bertha...LECHEVALIER: J e n'ai rien fait de tout cela, Ondine !ONDINE, mordant son bras : Tu l'as fait ! J 'en suis encore meurtrie... Regardez cette morsure mon bras, mes parents, c'est lui qui l'a faite !LECHEVALIER: Vous n'en croyez rien, braves gens ?ONDINE : J e serai ce que tu as de plus humble et de plus beau, disait-il. J e serai tes pieds nus. J e serai ce que tu bois. J e serai ce que tu manges... Ce sont ses propres paroles, mre ! Et ce qu'il fallait faire pour lui ! Passer la journe jusqu' minuit l'veiller, mourir pour lui dans la minute qui suivra sa mort !... Me l'as-tu demand, oui ou non ? Et pendant ce temps, ils ont dans le cur l'image d'une espce de dmon en cirage qu'ils appellent leur ange noir...LECHEVALIER: Chre Ondine !ONDINE : Tu es ce que je mprise, tu es ce que je crache !LECHEVALIER: Ecoute-moi...ONDINE : J e le vois d'ici, l'ange noir, avec son ombre de moustache. Je le vois tout nu, l'ange noir, avec ses franges en poil. Ce genre d'ange noir a une queue frise au creux des reins. C'est bien connu.LECHEVALIER: Pardonne-moi, Ondine...ONDINE : Ne m'approche pas... J e me jette dans le lac.(Elle a ouvert la porte. Il pleut affreusement.)LECHEVALIERs'est lev : J e crois qu'il n'y a plus de Bertha, Ondine !ONDINE : C'est cela ! Trahis les Bertha, elles aussi !... Mes pauvres parents rougissent de ta conduite.AUGUSTE: N'en croyez rien, Seigneur !...ONDINE : Quitte cette maison dans la seconde, ou jamais je n'y reviendrai... (Elle s'est retourne.) Qu'as-tu os dire tout l'heure ?...LECHEVALIER: J e crois qu'il n'y a plus de Bertha, Ondine !ONDINE : Tu mens. Adieu !(Elle disparat.)LECHEVALIER: Ondine !(Il court la recherche d'ONDINE.)AUGUSTE: J 'ai fait du propre. EUGENIE : Oui... Tu as fait du propre.AUGUSTEJ e ferais srement mieux de lui dire tout. EUGENIE : Oui. Tu ferais srement mieux de lui diretout.(LE CHEVALIER rentre, ruisselant.)SCNE VII LECHEVALIER,AUGUSTE, EUGENIELECHEVALIER: Elle n'est pas votre fille, n'est-ce pas ?EUGENIE : Non, Seigneur.AUGUSTE: Nous avions une fille. A six mois, elle nous fut enleve.LECHEVALIER: Qui vous a confi Ondine ? O habite celui qui vous l'a confie ?AUGUSTE: Nous l'avons trouve au bord du lac. Personne ne l'a rclame.LECHEVALIER: C'est vous, en somme, qu'il faudra demander sa main ?EUGENIE : Elle nous appelle ses parents, Seigneur.LECHEVALIER: J e vous demande la main d'Ondine, mes amis !AUGUSTE: Seigneur, tes-vous de bon sens ?LECHEVALIER: De bon sens ? Tu ne vas pas prtendre que ton petit vin m'a tourn la tte !AUGUSTE: Oh non ! C'est un petit moselle bien loyal.LECHEVALIER: J amais je n'ai t de meilleur sens. J amais je n'ai mieux su ce que je disais. Je te demande la main d'Ondine en pensant la main d'Ondine. J e veux tenir cette main. J e veux que cette main me mne aux noces, au combat, la mort...AUGUSTE: On ne peut avoir deux fiances, Seigneur... Cela fait beaucoup trop de mains...LECHEVALIER: Quelle est la premire fiance, Bertha, peut-tre ?AUGUSTE: Nous le tenons de vous.LECHEVALIER: Tu la connais, Bertha, pour prendre ainsi sa cause ? Moi, je la connais. Je la connais depuis que j'ai vu Ondine.AUGUSTE: Par vous nous savons qu'elle est parfaite.LECHEVALIER: Oui, part cette mousse la commissure des lvres, part son rire strident, elle est parfaite.AUGUSTE: J e croyais que la loi des chevaliers errants tait d'abord d'tre fidle...LECHEVALIER: Fidle l'aventure, oui. J e serai mme le premier l'tre, car nous avons t vraiment nafs jusqu' ce jour, nous chevaliers errants. Nous dcouvrions des palais et nous revenions habiter nos manoirs. Nous dlivrions Andromde et cela nous valait le droit une retraite soixante ans. Nous ravissions le trsor des gantset cela nous donnait la dispense du maigre les vendredis... Pour moi, c'est fini ! L'aventure ne sera plus ce stage dans la cavalerie et l'imagination qu'on impose aussi aux futurs greffiers. Dsormais, je dcouvre, je pille, j'pouse mon compte : j'pouse Ondine...AUGUSTE: Vous avez tort !LECHEVALIER: Tort ? Rponds-moi franchement, pcheur ! Il tait un chevalier qui cherchait dans ce monde ce qui n'est pas us, quotidien, cul. Il trouva au bord d'un lac une fille appele Ondine. Elle faisait d'or les assiettes d'tain. Elle sortait dans l'orage sans tre mouille. Non seulement elle tait la plus belle fille qu'il ait vue au monde, mais il sentait qu'elle tait la gaiet, la tendresse, le sacrifice. Il sentait qu'elle pouvait mourir pour lui, russir pour lui ce qu'aucun tre humain ne peut russir, passer dans les flammes, plonger dans les gouffres, voler... Il la salua profondment et repartit pouser une fille noire nomme Bertha !... Qui tait-il ?AUGUSTE: Vous posez mal la question.LECHEVALIER: J e te demande ce qu'il tait. Tu n'oses rpondre. Un idiot, n'est-ce pas ?EUGENIE : Vous avez dj promis le mariage, Seigneur.LECHEVALIER: Ma chre Eugnie, tu ne penses pas que mme si vous me refusez Ondine, je m'en vais maintenant pouser Bertha.AUGUSTE: Si Bertha vous aime, chevalier, elle apprendra elle aussi nager, plonger, voler...LECHEVALIER: Tout cela, ce sont des histoires. Quand une fille vous aime, elle n'en est que plus gourde, plus humide sous la pluie, plus dispose aux pituites et aux entorses... Il n'y a qu' voir la tte de la marie amoureuse, l'glise... Le mari se demande d'o vient tout d'un coup cet affreux changement : c'est qu'elle aime...EUGENIE : Parle, Auguste !LECHEVALIER: Parle ! Si tu as une raison de me refuser Ondine, dis-la-moi !AUGUSTE: Seigneur, vous nous demandez Ondine. C'est un honneur pour nous. Mais nous vous donnerions ce qui n'est pas nous...LECHEVALIER: Tu souponnes quels sont ses parents ?AUGUSTE: Il ne s'agit pas de parents. C'est justement qu'avec Ondine, la question des parents est vaine. Si nous n'avions pas adopt Ondine, elle aurait trouv sans nous le moyen de grandir, de vivre. Elle n'a jamais eu besoin de nos caresses, Ondine, mais ds qu'il pleut, impossible de la retenir la maison. Elle n'a jamais eu besoin de lit, mais combien de fois l'avons-nous surprise endormie sur le lac. Est-ce parce que les enfants devinent instinctivement la nature, est-ce parce que la nature d'Ondine est la nature mme : il y a de grandes forces autour d' Ondine !LECHEVALIER: C'est qu'elle est la jeunesse !AUGUSTE: Croyez-vous ! Quand je t'ai pouse, ma pauvre Eugnie, tu avais son ge, toi aussi tu tais jolie, intrpide, et le lac restait le lac que j'avais toujours connu, obtus, mur, et l'inondation restait ce qu'il y a de moins intelligent, et l'orage tait une brute. Depuis que j'ai Ondine, tout a chang...LECHEVALIER: C'est que tu es un pcheur plus habile. C'est que tu es la vieillesse.AUGUSTE: Un lac qui ne vous abme plus jamais vos filets, qui vous donne toujours votre compte en poissons, pas un de moins, pas un de plus, qui n'entre pas dans votre barque, mme si dans son fond elle a un trou que vous n'avez pas vu, comme hier, c'est quelquechose d'inhabituel ! Calfater un bateau avec de l'eau, c'est la premire fois que a m'arrive...LECHEVALIER: O veux-tu en venir ? Que je la demande en mariage au lac ?AUGUSTE: Ne plaisantez pas !LECHEVALIER: Que tous les lacs dumonde soient mes beaux-pres, les fleuves mes belles-mres, j'accepte avec joie ! J e suis trs bien avec la nature.AUGUSTE: Mfiez-vous ! C'est vrai que la nature n'aime pas se mettre en colre contre l'homme. Elle a un prjug en sa faveur. Quelque chose en lui l'achte ou l'amuse. Elle est fire d'une belle maison, d'une belle barque, comme un chien de son collier. Elle tolre de sa part ce qu'elle n'admet d'aucune autre espce, et les autres tres subissent le mme chantage. Tout ce qu'il y a de veninet de poison dans les fleurs et les reptiles, l'approche de l'homme, s'enfuit vers l'ombre ou se dnonce par sa couleur mme. Mais s'il a dplu une fois la nature, il est perdu !LECHEVALIER: Et je lui dplairais en pousant Ondine ? Vous ne lui avez pas dplu, vous, en l'adoptant ? Donnez-moi Ondine, mes amis !AUGUSTE: Vous donner Ondine ! O est-elle en ce moment, Ondine ? Reviendra-t-elle jamais, Ondine ! Souvent quand elle a disparu, nous pensons que c'est pour toujours ! Et voyez et cherchez, il ne reste aucune trace d'elle ! Elle n'a jamais voulu d'autres vtements que ceux qu'elle porte, elle n'a jamais eu de jouet, de coffret... Quand elle est partie, tout d'elle est parti. Quand elle est partie, elle n'est jamais venue. C'est un rve, Ondine ! Il n'y a pas d'Ondine . Tu y crois, toi, Ondine, Eugnie ?EUGENIE : J e crois que tu deviens un peu fou, mon pauvre Auguste. C'est son moselle... Il est si tratre... C'est comme son histoire de paillettes...AUGUSTE: Ah, pour cela, les paillettes !LECHEVALIER: Tu divagues pour tes paillettes. Pour Ondine, voil que je me demande maintenant si tu n'as pas raison... J e suis comme toi... J e suis dans un rve...AUGUSTE: J e me souviens videmment de l'avoir vue, ma petite Ondine. Je me rappelle sa voix, son rire; je la vois encore jeter votre truite, une truite d'une demi-livre, mais elle ne reparatrait plus, elle ne nous ferait plus ses signes que par des petits clairs, des petites temptes, elle ne nous dirait plus qu'elle nous aime que par des vagues sur nos pieds, de la pluie sur nos joues, ou un poisson de mer dans ma nasse brochets, que a ne m'tonnerait pas...EUGENIE : Seigneur, excusez-nous. Chaque fois qu'il boit un verre, il bat la campagne !AUGUSTE: Et je ne dis pas tout au chevalier ! Comment tait la grve autour du berceau o nous avons trouv Ondine ! Marque partout de ces creux que laissent deux amoureux tendus dans le sable. Mais il y en avait cent, mille... Comme si mille couples s'taient enlacs au bord du lac, et qu' Ondine en tait la fille...EUGENIE : Le voil parti !AUGUSTE: Et pas la trace d'un orteil, vous m'entendez ! Des centaines de corps et pas un pied !...EUGENIE : Permettez que nous allions dormir, Seigneur !AUGUSTE: Des empreintes toutes fraches, tapisses de nacre, de mica...EUGENIE : Encore son mica ! Il est vraiment fatigu... Viens, Auguste ! Nous parlerons d'Ondine demain.AUGUSTE: Si elle revient !LECHEVALIER: Qu'elle revienne ou non... J e l'attends...(Il s'tend dans le fauteuil.)SCNE Vlll LECHEVALIER, UNEONDINE, puis ONDINE, puis LES AUTRES ONDINES(Le fond de la cabane devient transparent. Une ONDINE apparat.)L'ONDINE : Prends-moi, beau chevalier.LECHEVALIER: Comment ?L'ONDINE : Embrasse-moi !LECHEVALIER: Vous dites ?L'ONDINE : Embrasse-moi, beau chevalier.LECHEVALIER: Vous embrasser ? Pourquoi ?L'ONDINE : Faut-il me mettre toute nue, beau chevalier ?LECHEVALIER: J e n'ai rien voir l-dedans... A votre aise.L'ONDINE : Faut-il m'tendre sur le dos ? Faut-il m'tendre sur le flanc ?ONDINE, surgissant : Ce que tu es borne ! Ce que tu as l'air bte !(L'ONDINE disparat.)LECHEVALIER, prenant ONDINE dans ses bras : Ma petite Ondine, quelle est cette farce !ONDINE : C'est une de ces voisines jalouses. Elles ne veulent pas que je t'aime ! Elles disent que tu es la premire venue. Que la premire effronte peut te sduire...LECHEVALIER: Qu'elle y vienne, cher amour !(Nouvelle apparition.)LADEUXIMEONDINE : Ne me prends pas !LECHEVALIER: Que dit celle-l, maintenant ?LADEUXIMEONDINE : Ne me prends pas, beau chevalier ! J e ne mange pas de ce pain-l !LECHEVALIER: De quel pain ?ONDINE : Si l'effronterie ne t'a pas vaincu, elles prtendent que tu seras sduit en un tour de main par la pudeur... Tous les pauvres hommes, disent-elles, sont ainsi...LADEUXIMEONDINE : Ne me dlie pas les cheveux, ne me caresse pas les reins, beau chevalier !LECHEVALIER: Elle n'est pas mal, celle-l. C'est la plus belle qu'ils m'envoient ?ONDINE : Non ! C'est la plus intelligente, Hans chri, prends-moi dans tes bras. Regarde cette idiote... Ce que c'est bte une femme qui s'offre !... Eh bien, tu peux partir, toi aussi ! Tu as perdu !(L'ONDINE disparat. Une autre surgit.)LECHEVALIER: Encore une autre !ONDINE : Ah ! mais non ! Ce n'est plus de jeu ! Vous ne deviez venir qu' deux.LECHEVALIER: Laisse-la. Elle parle...ONDINE : Qu'elle s'en aille ! C'est le chant des trois surs. Aucun ondin n'y rsiste...LECHEVALIER: Parle, jeune personne !TROISIME ONDINE :Hans Wittenstein zu Wittenstein, Sans toi la vie est un trpas. Alles was ist dein ist mein. Aime-moi. Ne me quitte pas...LECHEVALIER: Bravo. C'est charmant !ONDINE : En quoi, charmant ?LECHEVALIER: C'est simple, c'est charmant. Ce devait tre peu prs cela le chant des sirnes.ONDINE : a l'est justement. Elles l'ont copi !... Voici la seconde sur ! Ne l'coute pas !(Une seconde ONDINE s'est range prs de l'autre.)LECHEVALIER: N'aurais-tu pas confiance en moi ? ONDINE : O mon amour, n'coute pas ! LECHEVALIER: Qu'taient les liens d'Ulysse, ct de tes bras !ONDINE, l'ONDINE : Allons, toi ! Vas-y ! Et vite !QUATRIME ONDINE :Parfois je pense toi si fort Que tu t'agites sur ta couche. Toujours dormant tu prends ma bouche... Moi je m'veille de la mort !ONDINE : C'est fini, n'est-ce pas ?LECHEVALIER: Pas encore, heureusement ! Voici la troisime...ONDINE : Tu ne vois pas qu'elle n'a pas de jambes, de jambes spares, qu'elle a une queue... Demande-lui de faire le grand cart, pour voir... Moi je suis une vraie femme... Moi je le fais... Regarde !...LECHEVALIER: Qu'est-ce que tu racontes ! A vous, demoiselle !ONDINE : Si tu crois que c'est gai d'entendre dire par d'autres ce qu'on pense soi-mme, et qu'on ne peut pas dire.LECHEVALIER: C'est le lot de tous les hommes, Wolframm von Eschenbach except, qui, lui, sait dire ce qu'il ne pense pas... Chut !LA CINQUIEME SOEUR ONDINE :Le soir, quandj'allume les feux, J 'entends rentrer les chiens, le ptre. J e pense toi, qui m'aime un peu... J e pleure. Et le feu rougit l'tre.LECHEVALIER: C'est ravissant ! Qu'elle le redise. Tu vas l'apprendre par cur, pour nos soires...ONDINE : Toi, ne reste pas une minute de plus, va-t'en !UNEONDINE : Tu as perdu, Ondine, tu as perdu !LECHEVALIER: Qu'as-tu perdu ?UNEONDINE : Son pari ! Il te tient dans ses bras, Ondine, et il me regarde. Il t'embrasse et il m'coute. Il te trompera.ONDINE : Ne sais-tu pas que c'est l'usage, chez les hommes, de faire dire son amour par des idiotes comme toi, qui chantent ou qui rcitent. On les appelle des potes. Tu es un pote. Tu es une idiote !...UNEONDINE : Si tu lui permets de te tromper avec la musique, avec la beaut, ton aise. Tu as perdu !ONDINE : Non. Il se moque de vous. J 'ai gagn.UNEONDINE : Alors, je peux dire que tu acceptes ? Que le pacte tient ?LECHEVALIER: Quel pacte ?ONDINE : Oui, tu peux le dire. Tu peux le dire l'envie, lajalousie, la vanit...UNEONDINE : Trs bien !ONDINE : A ce qui grouille, ce qui nage, ce qui fait de l'ambre, ce qui a des artes, ce qui pond des ufs par billions...UNEONDINE : Tu verras si c'est plus intressant d'tre vivipare !LECHEVALIER: Qu'est-ce que diable vous racontez !ONDINE : Va leur dire ! Va-t'en...UNEONDINE : Une minute et ils le savent. Celui que je veux dire y compris ?ONDINE : Celui-l, maudis-le.(L'ONDINE disparait.)LECHEVALIER: Quelles explications ! Quelle furie ! ONDINE : Oui, c'est la famille !SCNE IXONDINE, LECHEVALIER, puis DEUX ONDINESet LEROI DESONDINS(ONDINE et LE CHEVALIER sont assis. Elle l'enlace.)ONDINE : Tu es pris, hein, cette fois ?LECHEVALIER: Ame et corps...ONDINE : Tu ne te dbats plus. Tu ne fais plus tes effets de voix et de jambes.LECHEVALIER: J e suis perclus de bonheur...ONDINE : Il a bien fallu vingt minutes... Le brochet en demande trente.LECHEVALIER: Il a fallu toute ma vie. Depuis mon enfance, un hameon m'arrachait ma chaise, ma barque, mon cheval... Tu me tirais toi...ONDINE : C'est bien au cur qu'il est ? Ce n'est pas aux lvres, au gras de la joue ?LECHEVALIER: Trop loin pour que jamais tu le dtaches...ONDINE : C'est exiger beaucoup, te demander de sortir de nos mtaphores de poissons, de me dire que tu m'aimes ?LECHEVALIER, un genou en terre : Non, voil. Je te dis que je t'aime.ONDINE : Tu l'as dit dj ?LECHEVALIER: J 'ai dj dit un mot semblable, mais qui tait le contraire.ONDINE : Tu l'as dit souvent ?LECHEVALIER: A toutes celles que je n'aimais pas.ONDINE : Dtaille ! Dis-moi mes victoires ! Dis-moi qui tu abandonnes pour moi !LECHEVALIER: Presque rien... Rien... Toutes les femmes...ONDINE : Les mchantes, les indignes, les barbues ?LECHEVALIER: Les bonnes ! Les belles !ONDINE : O Hans, je voudrais t'offrir l'univers, et voil que j'en retire dj la plus belle moiti. Un jour tu m'en voudras...LECHEVALIER: Elles ne sont rien auprs de toi. Tu les verras...ONDINE : O les verrais-je ?LECHEVALIER: L o elles sont. Dans les manges. Sur la margelle des puits. Chez les Grecs aux velours. Nous partirons demain...ONDINE : Tu veux que nous quittions dj notre maison, notre lac ?LECHEVALIER: J e veux que lemonde voie ce qu'il possde de plus parfait... Ne sais-tu pas que tu es ce qu'il possde de plus parfait ?ONDINE : J e m'en doute. Mais le monde a-t-il des yeux pour le voir ?LECHEVALIER: Et toi aussi tu le verras. Vous ne pouvez continuer vous ignorer l'un l'autre. C'est trs beau, Ondine, le monde !ONDINE : O Hans, du monde, il n'est qu'une choseque je voudrais savoir. Se quitte-t-on dans le monde ?LECHEVALIER: Que veux-tu dire ?ONDINE : J e suppose un roi et une reine qui s'aiment. Se quittent-ils ?LECHEVALIER: J e te comprends de moins en moins.ONDINE : J e m'explique. Prends les chiens de mer. J e n'aime pas spcialement les chiens de mer; on croit toujours qu'ils sont enrous. Ils ne le sont pas. C'est qu'ils ont des cordes vocales. Alors comme ils ouvrent toujours la bouche, le sel sche leurs bronches...LECHEVALIER: Tu divagues, avec tes chiens de mer !...ONDINE : Non ! non ! C'est un exemple. Une fois que les chiens de mer ont form leur couple, Hans, ils ne se quittent jamais plus. A un doigt l'un de l'autre, ils nagent des milliers de lieues sans que la tte de la femelle reste de plus d'une tte en arrire... Est-ce que le roi et la reine vivent aussi proches ? La reine lgrement en retrait du roi, comme il convient...LECHEVALIER: Ce serait difficile. Le roi et la reine ont chacun son appartement, sa voiture, son jardin...ONDINE : Quel mot effroyable que le mot chacun ! Pourquoi ?LECHEVALIER: Parce qu'ils ont chacun son occupation et son loisir...ONDINE : Mais les chiens de mer aussi ont des occupations terriblement distinctes ! Ils ont se nourrir. Ils ont chasser, poursuivre parfois des bancs de milliards de harengs, qui se dispersent devant eux en milliards d'clairs. Ils ont des milliards de raisons de s'en aller l'un gauche, l'autre droite. Et pourtant, toute leur vie, ils vivent colls et parallles. Une raie ne passerait pas entre eux.LECHEVALIER: J e crains fort que des baleines puissent passer vingt fois par jour entre le roi et la reine. Le roi surveille ses ministres. La reine ses jardiniers. Deux courants les emportent.ONDINE : J ustement, parlons de courants : les chiens de mer ont lutter aussi contre vingt, contre cent courants ! Il en est des glacs, des chauds. Le chien de mer pourrait aimer les froids, la chienne de mer les tides... Des courants plus forts que flux et reflux... Qui cartlent les navires. Et cependant, ils n'cartent pas d'un pouce mle et femelle chiens de mer...LECHEVALIER: Cela prouve que les hommes et les chiens de mer sont des espces diffrentes.ONDINE : Mais, toi, il est bien entendu que tu ne me quitteras jamais, mme une seconde, mme d'une aune !... Depuis que je t'aime, ma solitude commence deux pas de toi,LECHEVALIER: Oui, Ondine.ONDINE : On se fait moins de mal en se frottant qu'en ne se voyant pas ?LECHEVALIER: O veux-tu en venir, petite Ondine ?ONDINE : O Hans, coute-moi. J e connais quelqu'un qui pourrait nous unir pour toujours, quelqu'un de trs puissant, qui ferait que nous serions souds l'un l'autre comme le sont certains jumeaux, veux-tu que je l'appelle ?LECHEVALIER: Et nos bras, Ondine, tu les comptes pour rien ?ONDINE : Les bras des hommes leur servent surtout se dgager. Oh non, plus j'y pense, plus je vois que c'est le seul moyen pour que mari et femme ne soient pas la merci d'une envie, d'une humeur. L'ami qui nous unira est l. Il acceptera. Tu n'as qu'un mot dire !LECHEVALIER: Est-ce que tes fameux chiens de mer sont souds ?ONDINE : C'est vrai. Mais eux ne vont pas dans le monde. Ce serait une ceinture de chair qui nous tiendrait la taille. J 'y ai pens. Elle serait souple, elle ne nous empcherait pas de nous embrasser.LECHEVALIER: Et la guerre, petite Ondine ?ONDINE : J ustement. Je serai la guerre avec toi. Nous serions le chevalier deux visages. L'ennemi fuirait. Nous serions clbres. J e l'appelle, n'est-ce pas ?LECHEVALIER: Et la mort ?ONDINE : J ustement. On ne pourrait dlier la ceinture. J 'ai tout prvu; tu verras comme je serai discrte. J e boucherai mes oreilles, mes yeux. Tu ne t'apercevras pas que je suis soude toi... J e l'appelle ?LECHEVALIER: Non. Nous allons d'abord essayer comme cela, Ondine. Aprs nous verrons... Tu n'as pas peur pour cette nuit ?ONDINE : Si... Si tu ne crois pas que je vois ce que tu penses... Evidemment, penses-tu, elle a raison, et je la tiendrai serre toute la journe et toute la nuit, maisde temps en temps, une seconde, je la quitterai pour prendre l'air, pour jouer aux ds...LECHEVALIER: Pour aller voir mon cheval...ONDINE : Oui, oui, plaisante ! J e suis sre que tu attends mon sommeil pour aller le voir, ton cheval... Quand cet ange dormira, te dis-tu, cet ange que jamais une petite minute au monde je n'abandonnerai, je sortirai une bonne grosse minute pour aller voir mon cheval... Tu l'attendras longtemps, mon sommeil !... C'est toi qui vas dormir...LECHEVALIER: J 'en doute, Ondine chrie... Le bonheur va me tenir veill toute la nuit... Il faudra bien, d'ailleurs, que j'aille le voir, mon cheval. Non seulement parce que nous partons l'aube... Mais aussi parce que je lui dis tout.ONDINE : Ah oui ? Trs bien !LECHEVALIER: Que fais-tu ?ONDINE : Pour cette nuit je fais ma ceinture moi-mme. Cela ne te gne pas que je passe cette lanire autour de nous ?LECHEVALIER: Non, chrie...ONDINE : Et cette chane ?LECHEVALIER: Non, chrie.ONDINE : Et ce filet?... Tu le relveras ds que je dormirai. Vois, je bille dj... Bonne nuit, mon amour.LECHEVALIER: Entendu... Mais jamaishomme et femme n'ont t lis d'aussi prs en ce monde.(ONDINE s'est redresse subitement.) ONDINE : Ah oui ! Eh bien, maintenant, toi, dors !(Des mains, elle jette le sommeil sur LE CHEVALIER qui retombe endormi.)UNEONDINE : Adieu, Ondine...ONDINE : Toi, prends soin des deux cents saumons blesss et occupe-toi des alevins. Mne la double bande l'aube sous la cascade marine, midi sous les sargasses. Veille au fleuve appel Rhin. Il est trop lourd pour eux.UNEONDINE : Adieu, Ondine...ONDINE : Toi, tu me remplaces pour la garde des perles. Tu les trouveras toutes dans la salle des grottes... J 'ai fait d'elles un dessin, laisse-le quelques jours... Cela ne te dira rien. Il faut savoir lire... C'est un nom...LEROI DESONDINS: Une dernire fois, ne nous trahis pas ! Ne va pas chez les hommes !ONDINE : J e vais chez un homme.LEROI DESONDINS: Il te trompera... Il t'abandonnera...ONDINE : J e ne te crois pas.LEROI DESONDINS: Alors, le pacte tient, petite idiote !... Tu acceptes le pacte, s'il te trompe, honte du lac! LECHEVALIERse retourne dans son sommeil : Ondine !... Gloire du lac !ONDINE : Que c'est commode d'avoir deux bouches pour rpondre !ACTE DEUXIME Salle d'honneur dans le palais du roi.SCNE PREMIRELECHAMBELLAN, LESURINTENDANT DESTHTRES, LEMONTREURDEPHOQUES, LEROI DESONDINS, en illusionniste, LEPOETE, puis UNPAGE.LECHAMBELLAN: Messieurs, j'en appelle galement votre invention et votre impromptu. Dans quelques instants le roi reoit en cette salle le chevalier de Wittenstein qui s'est enfin dcid, aprs trois mois de lune de miel, prsenter sa jeune pouse la Cour. Sa Hautesse entend qu'un divertissement clture la solennit... Vous, Monsieur le Surintindant des thtres royaux, que nous proposez-vous?LESURINTENDANT : Salammb !LECHAMBELLAN: C'est triste, Salammb ! Et vous nous l'avez dj donn dimanche, pour le bout de l'an de la margrave.LESURINTENDANT : C'est triste, mais c'est prt...LECHAMBELLAN: Plus prt qu:'Orphe, pour lequel la mnagerie du roi fournit les loups et les blaireaux ? Plus prt que le Jeu d'Eve et d'Adam, qui ne demande point de costumes ?LESURINTENDANT : Excellence, ma fortune thtrale vient de ce que j'ai le premier compris que toute scne a ses facilits et ses inhibitions qu'il est vain de vouloir forcer...LECHAMBELLAN: Surintendant, le temps presse !LESURINTENDANT : En fait, chaque thtre n'est bti que pour une seule pice, et le seul secret de sa direction est de dcouvrir laquelle. La tcheest ardue, surtout quand elle n'est pas encore crite; de l, mille catastrophes, jusqu'au jour o sous les cheveux de Mlisande ou l'armure d'Hector s'introduit en lui sa clef, son me, et, si j'ose dire, son sexe...LECHAMBELLAN: Surintendant...LESURINTENDANT : J 'ai rgi un thtre, vide avec les classiques, qui n'a connu l'euphorie qu'avec une farce de housards : c'tait un thtre femelle... Un autre qu'avec les churs de la Sixtine, c'tait un thtre inverti. Et si j'ai d fermer, l'an dernier, le Thtre du Parc, c'est par raison d'tat et haute convenance, parce qu'il ne peut supporter que la pice incestueuse...LECHAMBELLAN: Et la clef de notre scne royale est Salammb ?LESURINTENDANT : Vous l'avez dit. Au seul nom de Salammb, cette astringence, hlas constitutive, des pharynx de nos choristes, se relche, et nous donne des voix un peu discordes mais clatantes. Les treuils que Faust rouille et noue, tournent soudain leur vitesse; les colonnes que dix quipes ne pouvaient soulever qu'enaccrochant rideaux et corniches, se dressent, plus distinctes que le jonchet, au doigt d'un seul machiniste. La tristesse, l'insubordination, la poussire, fuient ces lieux tire-d'aile avec les fameuses colombes. Parfois, alors que je donne un opra allemand, de ma loge je vois un de mes chanteurs ptillant de joie, lanant ses notes pleine gorge, dominant l'orchestre de sa ptulance et provoquant dans le public l'applaus et l'aise : c'est, au milieu de ses collgues qui chantent avec conscience leur partition nordique, que celui-l, par distraction, chante son rle de Salammb... Oui, Excellence. Mon thtre a jou Salammb mille fois, mais c'est pourtant la seule pice que je puisse exiger de lui qu'il improvise.LECHAMBELLAN: J e regrette. Il serait malsant de montrer deux amoureux la piteuse issue de l'amour. A toi ! Qui es-tu ?LEMONTREUR: J e suis le montreur de phoques, Excellence.LECHAMBELLAN: Qu'est-ce qu'ils font, tes phoques ?LEMONTREUR: Ils ne chantent pas Salammb, Excellence.LECHAMBELLAN: Ils ont tort. Des phoques chantant Salammb constitueraient un trs convenable intermde. Et d'ailleurs l'on m'a dit que ton phoque mle porte une barbe qui le fait ressembler au beau-pre de notre roi ?LEMONTREUR: J e peux la raser, Excellence.LECHAMBELLAN: Par une concidence regrettable, le beau-pre de notre roi s'est fait raser la sienne hier... Evitons l'ombre d'un scandale... A toi, le dernier ! Qui es-tu ?L'ILLUSIONNISTE: J e suis illusionnisme, Excellence.LECHAMBELLAN: Oest ton matriel ?L'ILLUSIONNISTE: J e suis illusionniste sans matriel.LECHAMBELLAN: Ne plaisante point. On ne fait point passer de comtes avec leur queue, on ne fait point monter des eaux la ville d'Ys, surtout toutes cloches sonnant, sans matriel.L'ILLUSIONNISTE: Si.(Une comte passe. La ville d'Ys merge.)LECHAMBELLAN: II n'y apas de si ! On ne fait point entrer le cheval de Troie, surtout avec un il fumant, on ne dresse point les Pyramides, surtout entoures de chameaux, sans matriel.(Le cheval de Troie entre. Les Pyramides se dressent.)L'ILLUSIONNISTE: Si.LECHAMBELLAN: Quel entt !LEPOETE: Excellence !...LECHAMBELLAN: Laissez-moi ! On ne fait point jaillir l'arbre de Jude, on ne fait point surgir, prs du premier chambellan, Vnus toute nue, sans matriel !(Vnus toute nue surgit prs du chambellan.)L'ILLUSIONNISTE: Si.LEPOETE: Excellence !... (Il s'incline.) ... Madame !(Vnus a disparu.)LECHAMBELLAN, berlu : J e me suis toujours demandquelles sont ces femmes que vous faites ainsi paratre, vous autres magiciens... Des commres ?L'ILLUSIONNISTE: Ou Vnus elle-mme. Cela dpend de la qualit de l'illusionniste.LECHAMBELLAN: La tienne, en tout cas, me parat certaine... Quel est ton projet ?L'ILLUSIONNISTE: Si Votre Excellence le permet, les circonstances m'inspireront.LECHAMBELLAN: C'est te faire grande confiance.L'ILLUSIONNISTE: J e suis tout votre disposition, pour vous offrir, immdiatement, titred'essai, un petit divertissement personnel.LECHAMBELLAN: J e vois que tu sais lire aussi les penses.L'ILLUSIONNISTE: Comme la pense qui vous agite est celle de toute la Cour, je n'y ai que peu de mrite. Oui, Excellence, je peux, comme vous le souhaitez, comme toutes les dames de la ville le souhaitent, faire se trouver face face un homme et une femme qui, depuis trois mois, s'vitent.LECHAMBELLAN: Ici mme ?L'ILLUSIONNISTE: A l'instant mme. Le temps pour vous de placer les curieux.LECHAMBELLAN: Tu te fais des illusions. Il est vrai que c'est ton mtier... Mais rflchis que l'homme en question apporte prsentement le dernier soin la toilette de cour de son pouse, et la contemple avec ravissement. La femme, de son ct, a jur par ressentiment et jalousie de ne pas paratre la Cour.L'ILLUSIONNISTE: Oui. Mais supposez que quelque chien vole le gant de la jeune pouse et l'apporte vers cette salle... Que fera l'poux ? Supposez que l'oiseau de la femme s'vade de sa cage, et vole vers ce lieu ? L'oiseau qu'elle aime...LECHAMBELLAN: Cela ne t'avancerait gure !... Le hallebardier a pour haute consigne d'carter les chiens des appartements royaux. Les deux faucons du prince sont en libert et sans capuchon dans le voisinage de la cage.L'ILLUSIONNISTE: Oui... Mais supposez que le hallebardier glisse sur des bananes, qu'une gazelle distraie les faucons d'un bouvreuil.LECHAMBELLAN: Bananes et gazelles sont inconnues en ce pays.L'ILLUSIONNISTE: Oui... Non... Pas depuis une heure. L'envoy africain pelait un de ces fruits en vous suivant pour son audience et parmi ses cadeaux j'ai vu les animaux du dsert. Vous n'aurez pas le dernier mot avec la magie, Excellence ! Croyez-moi !... Donnez votre signal, installez vos curieuses et vous verrez arriver en ces lieux Bertha et le chevalier...LECHAMBELLAN: Prvenez ces dames !LEPOETE: Excellence, pourquoi faire cette mauvaise besogne ?LECHAMBELLAN: Elle se fera un jour ou l'autre. Vous connaissez les langues de la Cour.LEPOETE: C'est leur mtier. Ce n'est pas le ntre.LECHAMBELLAN: Mon cher pote, quand vous aurez mon ge, vous trouverez la vie un thtre par trop languissant. Elle manque de rgie un point incroyable, je l'ai toujours vue retarder les scnes faire, amortir les dnouements. Ceux qui doivent y mourir d'amour, quand ils y arrivent, c'est pniblement et dans leur vieillesse. Puisque j'ai un magicien sous la main, je vais enfin m'offrir le luxe de faire se drouler la vie la vitesse et la mesure non seulement de la curiosit, mais de la passion humaine...LEPOETE: Prenez une moins innocente victime.LECHAMBELLAN: Cette innocente victime, jeune ami, a dtourn un chevalier de ses serments. Son chtiment doit venir tt ou tard. Si le chevalier et Bertha se rencontrent et s'expliquent aujourd'hui, nous pargnant le semestre qu'exigerait la vie, s'ils se touchent la main dans la matine, s'ils s'embrassent dans la soire, au lieu de remettre leur baiser l'hiver ou l'automne, la trame de leur intrigue n'en sera pas change, mais elle en sera plus vraie, plus forte et aussi plus frache. C'est le grand avantage du thtre sur la vie, il ne sent pas le rance... Allez-y, magicien !... Quel est ce bruit ?UNPAGE : C'est le hallebardier qui tombe.LECHAMBELLAN: Tout prend bonne tournure.LEPOETE: Excellence ! C'est une mauvaise action d'acclrer la vie ! Vous en supprimez les deux lments sauveurs, la distraction et la paresse. Qui vous dit que le chevalier et Bertha, par ngligence ou par routine, ne se seraient pas vits toute leur vie... Quel est ce cri ?LEPAGE : C'est la gazelle que les faucons borgnent.LECHAMBELLAN: Parfait ! Cachons-nous... Et vous croyez pouvoir maintenir toute la journe cette allure, magicien ?L'ILLUSIONNISTE: Voici l'oiseau...SCNE II BERTHA. LECHEVALIERLECHEVALIER, ramassant un gant : Enfin ! J e te trouve ! BERTHA, attrapant l'oiseau : Enfin ! J e te tiens !(Ils repartent chacun de son ct, sans s'tre vus.)SCNE IIILECHAMBELLAN, L'ILLUSIONNISTE, LEPOETE, LESDAMES(Les spectateurs, cachs, passent la tte et s'agitent.)LEPOETE: Ah ! J e respire !...LESDAMES: Vous vous moquez de nous, chambellan ?LECHAMBELLAN: Quelle est cette plaisanterie, magicien ?L'ILLUSIONNISTE: Une erreur de rgie, comme vous dites. J e rpare.LECHAMBELLAN: Vont-ils se rencontrer, oui ou non ?L'ILLUSIONNISTE: Pour qu'il n'y ait pas de doute sur leur rencontre, je vais les faire se heurter.(Tous rentrent derrire les colonnes.)SCNE IV BERTHA, LECHEVALIERLECHEVALIER, ramassant le second gant : Et voil la paire !BERTHA, rattrapant l'oiseau : Ah ! tu t'chappes encore !(Ils se cognent brutalement. Bertha va tomber, Hans lui prend les mains. Ils se reconnaissent.)LECHEVALIER: Oh ! pardon, Bertha ! BERTHA: Pardon, chevalier. LECHEVALIER: J e vous ai fait trs mal ? BERTHA: J e n'ai absolument rien senti. LECHEVALIER: J e suis une brute ?...BERTHA : Oui...(Ils vont sortir, lentement, chacun d'un ct. BERTHA enfin s'arrte.)BERTHA: Beau voyage de noces ? LECHEVALIER: Merveilleux voyage...BERTHA: Une blonde, n'est-ce pas ?LECHEVALIER: Une blonde. Le soleil passe o elle passe.BERTHA: Nuits ensoleilles... Moi j'aime l'ombre.LECHEVALIER: Chacun son got.BERTHA: Alors vous avez d souffrir, le jour de votre dpart, l'ombre de ce chne, de m'embrasser ?LECHEVALIER: Bertha !BERTHA: Moi, je ne souffrais pas... J 'aimais bien...LECHEVALIER: Ma femme est prs d'ici, Bertha !BERTHA: J 'tais bien, dans vos bras. J 'tais bien pour toujours !LECHEVALIER: C'est vous qui dlites ces bras ! Qui m'avez ramen, sans perdre une minute, au milieu de vos amies, par vanit, pour y faire je ne sais quelle roue !...BERTHA: On retire son anneau, mme de fianailles, pour le montrer...LECHEVALIER: J e regrette. L'anneau n'a pas compris.BERTHA: Il a fait ce que font les anneaux... Il a roul... Sous un lit...LECHEVALIER: Quel est ce langage ?BERTHA: J e me trompe sans doute en parlant de lit... On couche dans la grange, chez les paysans, sur le foin... Vous avez eu vous brosser, au matin de vos nuits d'amour ?LECHEVALIER: J e vois vos paroles que vous n'avez pas encore eu les vtres.BERTHA: Ne soyez pas en peine. Elles viendront.LECHEVALIER: J e n'en doute pas. Mais, si vous voulez un conseil, prfrez votre amour vous-mme, ne le laissez plus s'carter... A distance, quoi que vous puissiez croire, vos traits s'effacent.BERTHA: Soyez tranquille, je ne le lcherai plus...LECHEVALIER: Quel qu'il soit, ne le lancez plus gostement loin de vous, vers les dangers striles et la mort...BERTHA: Il faut croire que vous avez eu trs peur dans cette fort ?LECHEVALIER: On vous dit hautaine. N'hsitez pas vous prcipiter sur lui, quand vous le verrez, et, devant toute la Cour, l'embrasser.BERTHA: C'tait mon intention... Et mme si nous tions seuls !(Elle embrasse LE CHEVALIER, et veut fuir. Il la retient.)LECHEVALIER: Oh ! Bertha ! Vous, la dignit ! Vous, l'orgueil !BERTHA: Moi l'humilit... Moi l'impudence...LECHEVALIER: Quel jeu jouez-vous maintenant ? Que voulez-vous ?BERTHA: Ne serrez pas ma main. Elle tient un oiseau.LECHEVALIER: J 'aime ma femme. Et rien ne me sparera d'elle.BERTHA: C'est un bouvreuil. Vous allez l'touffer !LECHEVALIER: Si la fort m'avait englouti, vous n'auriez pas pour moi un souvenir. J e reviens heureux et mon bonheur vous est insupportable... Lchez cet oiseau !BERTHA: Non. Son cur bat. A ct du mien, j'ai besoin en cette minute de ce petit cur.LECHEVALIER: Quel est votre secret ? Avouez-le !BERTHA, lui montrant l'oiseau mort : Voil... Vous l'avez tu.LECHEVALIER: Pardon, Bertha !(Il a mis un genou terre, Bertha le regarde un moment.)BERTHA: Mon secret, Hans ? Mon secret et ma faute ? J e pensais que vous l'aviez compris. C'est que j'ai cru la gloire. Pas la mienne. A celle de l'homme que j'aimais, que j'avais choisi depuis l'enfance, que j'ai attir un soir sous le chne o petite fille j'avais grav son nom... Le nom aussi grandissait chaque anne !... J 'ai cru qu'une femme n'tait pas le guide qui vous mne au repas, au repos, au sommeil, mais le page qui rabat sur le vrai chasseur tout ce que le monde contient d'indomptable et d'insaisissable. J e me sentais de force rabattre sur vous la licorne, le dragon, et jusqu' la mort. J e suis brune. J 'ai cru que dans cette fort mon fianc serait dans ma lumire, que dans chaque ombre il verrait ma forme, dans chaque obscurit mon geste. J e voulais le rouler au cur de cet honneur et de cette gloire des tnbres dont je n'tais que l'appeau et le plus modeste symbole. J e n'avais pas peur. J e savais qu'il serait vainqueur de la nuit, puisqu'il m'avait vaincue moi-mme, je voulais qu'il ft le chevalier noir... Pouvais-je penser qu'un soir tous les sapins du monde allaient carter leurs branches devant une tte blonde ?LECHEVALIER: Pouvais-je le penser moi-mme ?... BERTHA: Voil ma faute... Elle est avoue. Il n'en sera plus question. Je ne graverai plus de nom que sur les chnes-liges... Un homme seul avec la gloire, c'est dj bte. Une femme seule avec la gloire, c'est ridicule... Tant pis pour moi... Adieu...LECHEVALIER: Pardon, Bertha... BERTHA, lui prenant le bouvreuil des mains : Donnez... J e l'emporte...(Ils sortent chacun de son ct.)SCNE VLECHAMBELLAN, L'ILLUSIONNISTE, LEPOETE, LESDAMESL'ILLUSIONNISTE: Voil !... Voil la scne que vous n'auriez eue que l'hiver prochain, si vous n'aviez eu recours mes services !LEPOETE: Elle est trs suffisante !... arrtons-nous !LECHAMBELLAN: Certes pas ! J 'ai hte de voir la suivante !...TOUTESLESDAMES: La suivante, la suivante !L'ILLUSIONNISTE: A vos ordres ! Laquelle ?UNEDAME : Celle o Hans se penchant sur le chevalier qu'il a bless voit sa gorge et reconnat Bertha.L'ILLUSIONNISTE: Celle-l est rserve pour d'autres sicles, Madame.LECHAMBELLAN: Celle o Bertha et le chevalier parlent pour la premire fois d'Ondine...L'ILLUSIONNISTE: La scne de l'an prochain ?... Allons-y...(Toutes les dames regardent soudain le visage du chambellan.)LECHAMBELLAN: Qu'est-ce que j'ai, l, sur les joues ? L'ILLUSIONNISTE: Ah ! Ce sont les inconvnients du systme ! Vous avez une barbe de six mois...(Ils se cachent nouveau.)SCNE VI BERTHA, LECHEVALIER(Ils entrent d'un pas dgag l'un du jardin, l'autre de la cour.)BERTHA: J e vous cherchais, Hans !LECHEVALIER: J e vous cherchais, Bertha !BERTHA: Hans, il ne faut pas qu'un nuage subsiste entre nous. Je ne puis tre votre amie, si je ne suis l'amie d'Ondine. Confiez-la-moi ce soir. J e copie, les illustrant moi-mme, L'Enide et Les Tristes. Elle m'aidera mettre l'or sur les larmes d'Ovide.LECHEVALIER: Merci, Bertha. Mais j'en doute...BERTHA: Ondine n'crit pas volontiers ?LECHEVALIER: Non. Ondine ne sait pas crire.BERTHA: Comme elle a raison ! Elle peut ainsi se donner sans retenue aux uvres des autres. Elle peut lire les romans sans envier l'auteur.LECHEVALIER: Non. Elle ne les lit pas.BERTHA: Elle n'aime pas les romans ?LECHEVALIER: Non. Elle ne sait pas lire.BERTHA: Que je l'envie ! Quelle nymphe nous allons avoir au milieu de ces pdantes ou de ces dvotes !... Qu'il va tre reposant de voir enfin la nature mme se donner insouciante la musique et aux danseurs !LECHEVALIER: Vous ne l'y verrez pas.BERTHA: Vous tes ce point jaloux d'elle ?LECHEVALIER: Non. Elle ne sait pas danser.BERTHA: Vous plaisantez, Hans ! Vous avez pous une femme qui ne lit pas, qui n'crit pas, qui ne danse pas ?LECHEVALIER: Oui. Et qui ne rcite pas. Et qui ne joue pas de la flte bec. Et qui ne monte pas cheval. Et qui pleure la chasse.BERTHA: Que fait-elle ?LECHEVALIER: Elle nage... Un peu...BERTHA: Quel ange ! Mais prenez garde! Il n'est pas trs bon d'tre ignorante la Cour. Les professeurs y pullulent. Comment se prsente-t-elle, Ondine ?LECHEVALIER: Comme ce qu'elle est, comme l'amour.BERTHA: Comme l'amour muet, ou comme l'amour bavard ? Elle aura le droit de tout ignorer, si elle sait se taire.LECHEVALIER: C'est sur ce point, Bertha, que je ne suis pas sans inquitude. Ondine est bavarde et comme son seul matre de Cour a t la nature, elle tient sa syntaxe des rainettes et ses liaisons du vent. Voici l'poque destournois et des chasses : je tremble l'ide des paroles qu'arracheront Ondine ces spectacles o chaque passe, chaque figure de mange, chaque volte a son nom. Je l'instruis, mais sans succs. A chaque terme technique, chaque mot nouveau pour elle, elle m'embrasse. Il y en avait trente-trois rien que dans la premire prise de lance que j'essayais hier de lui enseigner.BERTHA: Trente-quatre !...LECHEVALIER: C'est ma foi vrai : avec le dgag du col, trente-quatre ! O avais-je la tte ! Bravo, Bertha !BERTHA: Vous vous tes tromp d'un baiser... Confiez-moi Ondine, Hans. Avec moi, ce danger ne sera pas craindre. Et je sais la joute et la vnerie.LECHEVALIER: Ce qu'elle doit connatre surtout, Bertha, ce sont les particularitset les privilges des Wittenstein, et ce sont des secrets.BERTHA: Ils ont presque t les miens. Interrogez.LECHEVALIER: Si vous rpondez, je vous dois un gage ! Quelle couleur doit porter l'cu du Wittenstein l'entre dans l'arne ?BERTHA: L'azur du prince, cartel de l'cureuil queue casse.LECHEVALIER: Chre Bertha ! La tenue du Wittenstein dpassant la barrire ?BERTHA: La lance en querre. Le destrier l'amble.LECHEVALIER: Quelle femme de chevalier vous ferez un jour, Bertha !(Ils sortent ensemble.)SCNE VIILECHAMBELLAN, L'ILLUSIONNISTE, LEPOETE, LESDAMES, puis UN PAGELECHAMBELLAN: Bravo ! Et comme Wittenstein a raison. La comtesse Bertha fait tout, sait tout. Elle est la femme idale : elle se ruine en reliures !... A la troisime scne, magicien, nous sommes dans les transes !...LADAME : Celle o Bertha voit Ondine nue dansant au clair de lune avec ses gnomes.L'ILLUSIONNISTE: Vous confondez encore, Madame.LECHAMBELLAN: La brouille de Bertha et d'Ondine ?LEPOETE: Que diriez-vous d'une anne de rpit ?UNPAGE : Excellence, l'heure de la rception approche.LECHAMBELLAN: Hlas, c'est ma foi vrai ! J 'ai juste le loisir d'aller chercher cette jeune personne et de lui donner, puisqu'elle est si bavarde, les conseils qui viteront, du moins aujourd'hui, tout impair... Mais vous n'allez pas, magicien, profiter de mon absence pour donner la moindre scne ?L'ILLUSIONNISTE: Une toute petite.LECHAMBELLAN: Qui n'a aucun rapport avec cette intrigue, je pense ?L'ILLUSIONNISTE: Qui n'a aucun rapport avec rien. Mais qui fera plaisir un vieux pcheur que j'aime.(Exit le chambellan. Entrent d'un ct VIOLANTE, de l'autre, AUGUSTE.)SCNE VIII AUGUSTE, VIOLANTEAUGUSTE, se dirigeant vers la comtesse : Vous tes la comtesse Violante ?VIOLANTE: Oui, brave homme... (Elle se penche vers lui. Il voit la paillette d'or dans son il.) Que voulez-vous ?AUGUSTE: Plus rien... J 'avais raison... C'est merveilleux... Merci...(Ils disparaissent.)SCNE IXONDINE, LECHAMBELLAN, LEPOETE, LESDAMES, puis L'ILLUSIONNISTE, puis UNPAGE, LECHEVALIER, BERTRAM(LE CHAMBELLAN descend l'escalier en donnant la main ONDINE et en lui faisant rpter ses rvrences.)LECHAMBELLAN: Absolument impossible !ONDINE : J 'en serais si heureuse !...LECHAMBELLAN: Changer en fte nautique la rception ordinaire de troisime classe est pratiquement impossible... Le secrtaire des finances d'ailleurs l'interdirait : amener l'eau dans la piscine nous cote chaque fois une fortune.ONDINE : J e vous l'aurais gratis.LECHAMBELLAN: N'insistez point ! Mme si notre roi recevait le prince des poissons, il devrait, pour raison d'conomie, le recevoir l'air.ONDINE : J e serais tellement mon avantage dans l'eau !LECHAMBELLAN: Pas nous... Pas moi...ONDINE : Si. Vous spcialement. Vous avez la main humide. Dans l'eau, cela ne se verrait pas.LECHAMBELLAN: Ma main n'est pas humide.ONDINE : Elle l'est. Touchez-la.LECHAMBELLAN: Chevalire, vous sentez-vous la force d'couter un moment les avis qui vous viteront, ds cet aprs-midi, les impairs et les esclandres ?ONDINE : Une heure ! Deux heures, si vous voulez !LECHAMBELLAN: De les couter sans m'interrompre ?ONDINE : J e vous le jure. Rien de plus facile...LECHAMBELLAN: Chevalire, la Cour est un lieu sacr...ONDINE : Pardon ! Une seconde !(Elle va vers LE POETE qui se tenait l'cart et qui vient au-devant d'elle.)ONDINE : Vous tes le pote, n'est-ce pas ?LEPOETE: On le dit.ONDINE : Vous n'tes pas trs beau...LEPOETE: On le dit aussi... On le dit plus bas... Mais comme les oreilles des potes ne sont sensibles qu'aux chuchotements, je l'entends d'autant mieux.ONDINE : Est-ce que cela n'embellit point, d'crire ?LEPOETE: J 'tais beaucoup plus laid !(Elle rit vers lui. Il se retire.)ONDINE, revenant au chambellan : Excusez-moi.LECHAMBELLAN: Chevalire, la Cour est un lieu sacr o l'homme doit tenir sous son contrle les deux tratres dont il ne peut se dfaire : sa parole et son visage. S'il a peur, ils doivent exprimer le courage. S'il ment, la franchise. Il n'est pas malsant non plus, s'il leur arrive de parler vrai, qu'ils aient l'air de parler faux. Cela donne la vrit cet aspect quivoque qui la dsavantage le moins vis--vis de l'hypocrisie... Prenons l'exemple que dans votre innocence vous avez choisi vous-mme. J e renonce l'exemple sur l'odeur de brl qui tait mon exemple ordinaire... Oui, ma main est humide... Ma main droite, la gauche est la scheresse mme. Elle me brle, l't... Oui, depuis mon enfance, je le sais, et j'en souffre. Ma nourrice, quand je touchais son sein, confondait mes lvres et mes doigts, et la lgende qui veut que je tienne cette particularit de mon anctre Onulphe, qui plongea par mgarde son poignet dans l'huile sainte, ne m'est pas une consolation... Mais tout humide que soit ma main, mon bras est long, il touche au trne, il obtient les rcompenses et les disgrces... Me dplaire est mettre en jeu sa faveur, celle de son mari, surtout si l'on raille mes tares physiques, ma tare physique !... J e n'en ai d'ailleurs pas de morales... Et maintenant, belle Ondine, si vous m'avez suivi, dites-moi, en femme de Cour avertie, comment est-elle, ma main ?ONDINE : Humide... Comme vos pieds.LECHAMBELLAN: Elle n'a rien compris ! Chevalire...ONDINE : Une seconde, voulez-vous ?LECHAMBELLAN: Non point ! J amais !(Elle va nouveau vers LE POETE qui lui aussi va vers elle.)ONDINE : Quel a t votre premier vers ?LEPOETE: Le plus magnifique.ONDINE : Le plus magnifique de vos vers ?LEPOETE: De tous les vers. Il est aussi haut au-dessus d'eux que vous au-dessus des autres femmes.ONDINE : Vous tes bien modeste, dans votre vanit... Dites-le vite...LEPOETE: J e ne le sais plus. J e l'ai fait en rve. Au rveil, j'avais oubli.ONDINE : Il fallait vite l'crire.LEPOETE: C'est bien ce que je me suis dit. J e l'ai mme crit beaucoup trop vite... J e l'ai crit en rve.(Elle lui rit gentiment. Il s'loigne.)LECHAMBELLAN: Chevalire, admettons que j'aie la main humide. Quand vous aurez touch toutes les mains de la Cour, peut-tre serez-vous d'opinion diffrente... Admettons-le, et admettons que je l'admette... Mais iriez-vous dire au roi qu'il a la main humide ?ONDINE : Srement pas.LECHAMBELLAN: Bravo ! Parce qu'il est roi ?ONDINE : Non ! Parce qu'elle est sche.LECHAMBELLAN: Vous tes impossible ! J e vous parle du cas o elle le serait !ONDINE : Vous ne pouvez en parler ! Elle ne l'est pas.LECHAMBELLAN: Mais si le roi vous questionne sur la verrue qu'il a sur le nez ? Il a une verrue notre roi, je pense ! Ne me faites pas crier si fort, je vous en prie ! Et s'il vous demande quoi elle ressemble ?ONDINE : Qu'un monarque qui vous voit pour la premire fois songe vous demander quoi ressemble sa verrue, ce serait bien trange.LECHAMBELLAN: Mais, chevalire, nous parlons thorie ! J 'essaye seulement de vous faire comprendre, au cas o vous auriez une verrue, ce que l'on devra en dire, pour vous plaire !...ONDINE : J e n'aurai jamais de verrue. Vous pouvez attendre...LE CHAMBELLAN : Elle est folle...ONDINE : Cela vient de toucher les tortues, vous savez ?...LECHAMBELLAN: Peu importe !ONDINE : C'est moins grave d'ailleursque le bouton d'Alep qui vient de se frotter au poisson-chat...LE CHAMBELLAN : Si vous voulez !ONDINE : Ou que l'me basse, qui vient de tuer l'anguille en l'touffant... L'anguille est noble ! Il faut que son sang coule !LECHAMBELLAN: Elle est insupportable !LEPOETE: Madame, le chambellan veut seulement vous dire qu'il ne faut point faire de peine ceux qui sont laids en leur parlant de leur laideur.ONDINE : Ils n'ont qu' ne pas l'tre. Est-ce que je le suis, moi ?LECHAMBELLAN: Comprenez donc que la politesse est une sorte de placement, et le meilleur ! Quand vous vieillirez, on vous dira, grce elle, que vous tes jeune. Quand vous enlaidirez, que vous tes belle, tout cela contre un minime versement.ONDINE : J e ne vieillirai jamais...LECHAMBELLAN: Quelle enfant !ONDINE : Voulez-vous parier ? Oh ! pardon !(Elle court vers LE POETE.)LECHAMBELLAN: Chevalire !...ONDINE : C'est ce qu'il y a de plus beau au monde, n'est-ce pas ?LEPOETE: Quand elle tombe des rochers, claboussant labelladone et l'ancolie, sans conteste !ONDINE : La cascade, ce qu'il y a de plus beau au monde ! J e crois que vous devenez fou !LEPOETE: J e vois. Vous parlez de la mer ?ONDINE : De la mer ? Cette saumure ? Cette danse de Saint-Guy ? Mais vous m'insultez !LECHAMBELLAN: Chevalire !ONDINE : Voil l'autre qui nous rappelle. Comme c'est dommage ! Nous nous entendions si bien !(Elle revient prs du chambellan.) LECHAMBELLAN: Qu'est-ce qu'ils racontent ! Chevalire, nous reprendrons un autre jour cette leon. J 'ai juste le temps de vous apprendre la question que vous posera aujourd'hui le roi comme toute dbutante, sur le hros dont il porte le nom, sur Hercule. Il lui fut donn, parce que dans son berceau il crasa sous son derrire un orvet qui s'y fourvoyait par mgarde. Vous tes la sixime dbutante de l'anne. Il vous demandera son sixime travail. Ecoutez bien, je vous ferai rpter, et par saint Roch, je vous supplie de ne plus vous absenter de la conversation pour aller bavarder avec le pote.ONDINE : Oh justement ! J 'oubliais ! Merci de me le rappeler !... C'est trs urgent !LECHAMBELLAN: Mais je l'interdis !(Elle court au-devant du pote.)ONDINE : Vous me plaisez.LEPOETE: J e suis confus, mais le chambellan attend. Qu'avez-vous me dire de si urgent ?ONDINE : Cela...LECHAMBELLAN: J e crois qu'ils deviennent fous ! Chevalire !ONDINE : J e parlais des sources tout l'heure, des sources sous-marines, quand le printemps fleurit au fonddu lac... Le jeu est de les trouver leur jaillissement. C'est soudain une eau qui se dbat au milieu de l'eau. On essaie de la comprimer des deux mains. On est inond d'une eau qui n'a touch que l'eau. Il en est une tout prs d'ici, dans l'tang. Allez au-dessus d'elle. Regardez-y votre reflet. Vous vous y verrez comme vous tes, le plus beau des hommes...LEPOETE: Les leons du chambellan portent leur fruit.LECHAMBELLAN: Walter, je vous rends responsable ! Quand Hercule eut tu le poisson, chevalire...ONDINE : Hercule a tu un poisson ?LECHAMBELLAN: Oui, le plus grand, l'hydre de Lerne.ONDINE : Alors, je me bouche les oreilles ! J e ne veux rien savoir des assassins.LECHAMBELLAN: C'est infernal !(On entend un grand bruit au-dehors. L'illusionniste parat.)LECHAMBELLAN: Et quelle est cette scne, maintenant ?L'ILLUSIONNISTE: Celle qui vient ? J e n'en suis pas responsable.UNEDAME : Le premier baiser de Hans et de Bertha ?L'ILLUSIONNISTE: Non, bien pis : la premire msentente du chevalier et d'Ondine. Elle vient son heure.(HANS parat.)UNPAGE : Votre mari, Madame.ONDINE : Viens vite, Hans chri, le grand matre m'apprend mentir.LECHEVALIER: Laisse-moi, j'ai lui parler.ONDINE : Touche sa main. Tu verras comme elle est sche !... J e mens bien, n'est-ce pas, chambellan ?...LECHEVALIER: Silence, Ondine.ONDINE : Toi, tu es trs laid, et je te hais. J e ne mens pas, cette fois !LECHEVALIER: Vas-tu te taire ! Que signifie mon rang table, Excellence ? Vousme placez aprs Salm ?LECHAMBELLAN: En effet, chevalier.LECHEVALIER: J 'ai droit au troisime rang aprs le roi, et la fourchette d'argent.LECHAMBELLAN: Vous l'aviez. Et mme au premier, et mme la fourchette d'or, si certain projet avait priscorps. Mais votre mariage vous assigne le quatorzime, et la cuiller...ONDINE : Qu'est-ce que cela fait, Hans chri ! J 'ai vu les plats... Il y a quatre bufs entiers. J e suis sre qu'il y en aura pour tout le monde.(Rires.)LECHEVALIER: Qu'avez-vous rire, Bertram ?...BERTRAM: J e ris quand mon cur est gai, chevalier...ONDINE : Tu ne vas pas empcher les gens de rire, Hans ?LECHEVALIER: Il rit de toi.ONDINE : Il ne rit pas de moi mchamment. Il rit de moi parce qu'il me trouve amusante. Je le suis sans le vouloir, mais je le suis. Il rit par sympathie pour moi.BERTRAM: C'est vrai, Madame.LECHEVALIER: Ma femme ne doit provoquer aucun rire, mme de sympathie !ONDINE : Alors il nerira plus, car il ne voudra pas me dplaire, n'est-ce pas, chevalier ?BERTRAM: De tout ce qui n'est pas votre dsir, je m'carterai, Madame.ONDINE : N'en veuillez pas mon mari... C'est flatteur pour moi qu'il veille ainsi sur ce qui me touche... Ne trouvez-vous pas, chevalier ?BERTRAM: On l'envie d'tre seul pouvoir le faire.LECHEVALIER: Qui vous demande votre avis, Bertram ?ONDINE : Mais moi, chri, moi !... Tu aurais besoin des leons du chambellan, Hans. Ne sois pas nerveux. Imite-moi. Le tonnerre ni le dluge ne chasseront plus ce sourire de mes lvres.(L'illusionniste est venu prs d'elle. Elle reconnat son oncle.)ONDINE, voix basse : Te voil ? Pourquoi ce dguisement ? Quel mfait prpares-tu ?L'ILLUSIONNISTE: Tu le verras. C'est pour ton bien. Pardon si je te parais importun.ONDINE : A une condition, je te pardonne.L'ILLUSIONNISTE: J e t'coute.ONDINE : O mon oncle ! J 'ai besoin de mon calme ! Accorde-moi, pour cette fte seulement, de ne pas voir ce que les autres pensent. On y perd toujours !L'ILLUSIONNISTE: Qu'est-ce que je pense ?ONDINE, qui lit dans sa pense, terrorise : Va-t'en !...L'ILLUSIONNISTE: Tu vas m'appeler dans une minute, Ondine...(On annonce LE ROI.)SCNE XLESMEMES, LEROI, LAREINE, LEURSUITE, BERTHALEROI : Salut, chevalier ! Salut, petite Ondine !(ONDINE a aperu BERTHA et semble ne plus voir qu'elle.) LECHAMBELLAN: Votre rvrence, Madame !(Elle fait sa rvrence automatiquement, sans cesser de regarder BERTHA.)LEROI : J e te reois, comme tous ceux et celles que je veux aimer, charmante enfant, dans cette salle consacre Hercule. J 'adore Hercule, son nom est mon prnom le plus cher. J e ne suis pas du tout de ceux qui font venir son nom de Hercel, celui qui ramasse des rainettes... Pas de rainettes dans l'histoire d'Hercule. La grenouille est mme le seul animal qu'on n'imagine pas dans la carrire d'Hercule. Le lion, le tigre, l'hydre. Tout cela va. La grenouille jamais. N'est-ce pas, messire Alcuin ?MESSIREALCUIN: Dans ce cas il aurait fallu l'esprit dur, Sire, et pas d'heta. Un simple epsilon.LEROI : Mais je bavarde, Ondine... Ses travaux... Tu sais, j'imagine, combien de travaux Hercule mena leur terme ?LECHAMBELLAN, soufflant : Neuf...ONDINE, sans cesser de regarder BERTHA : Neuf, Altesse...LEROI : Parfait. Le chambellan souffle un peu fort, mais ta voix apparat charmante, mme pour un mot aussi bref. Il va lui tre plus difficile de te souffler la description complte du sixime travail, mais elle est au-dessus de toi, petite Ondine, dans ce cartouche. Regarde !... Quelle est cette femme qui veut sduire Hercule, le charme au visage, la fausset au cur...LECHAMBELLAN, soufflant : C'est Omphale...ONDINE : C'est Bertha...LEROI : Que dit-elle ?(ONDINE s'est dirige vers BERTHA.)ONDINE : Vous, vous ne l'aurez pas !BERTHA: Que n'aurai-je pas ?ONDINE : J amais il ne sera vous ! J amais !LEROI : Qu'a cette enfant ?LECHEVALIER: Ondine, le roi te parle...ONDINE : Si vous lui dites un mot, si vous le touchez, je vous tue...LECHEVALIER: Vas-tu te taire, Ondine !BERTHA: Une folle !ONDINE : O roi, sauvez-nous !LEROI : Te sauver de quoi, petite fille ? Quel danger peux-tu courir, dans cette fte donne en ton honneur !LECHEVALIER: Excusez-la... Excusez-moi...ONDINE : Toi, tais-toi ! Tu es dj avec elles, avec elles toutes ! Tu es dj sans le vouloir dans leur jeu...LEROI : Explique-toi, Ondine !ONDINE : O roi, n'est-ce pas pouvantable ! Vous avez un mari pour qui vous avez tout donn au monde... Il est fort... Il est brave... Il est beau...LECHEVALIER: J e t'en conjure, Ondine...ONDINE : Tais-toi. J e sais ce que je dis... Tu es bte, mais tu es beau. Et toutes elles le savent. Et toutes elles se disent : quelle chance, que tout en tant si beau, il soit si bte ! Parce qu'il est beau, il sera doux d'tre dans ses bras, de l'embrasser. Et ce sera facile de le sduire, parce qu'il est bte. Parce qu'il est beau, nous aurons de lui tout ce que nous n'avons pas de nos poux vots, de nos fiancs tremblants. Mais tout cela sera sans danger pour notre propre cur, parce qu'il est bte !BERTRAM: Charmante femme !ONDINE : N'est-ce pas que j'ai raison, chevalier ?LECHEVALIER: quoi penses-tu, Ondine ?ONDINE : Quel est votre nom, vous qui me trouvez charmante ?BERTRAM: Bertram, Madame.LECHEVALIER: Taisez-vous !BERTRAM: Quand une femme me demande mon nom, je le donne, chevalier.LEROI : J e vous en prie.LECHAMBELLAN: Les vicomtes et vicomtesses s'approchent pour le baisemain !BERTHA: Mon pre, qu'une paysanne vienne insulter votre fille adoptive, en notre palais, ne croyez-vous pas que c'est trop ?...LECHEVALIER: Altesse, permettez-moi de prendre cong pour toujours... J 'ai une femme adorable, mais qui n'est point faite pour le monde...ONDINE : Vous voyez comme ils s'entendent ! Ils sont la fausset mme !LEROI : Bertha n'est pas fausse, Ondine.ONDINE : Elle l'est. A-t-elle jamais os vous parler de votre...LECHAMBELLAN: Chevalire !LEROI : De ma filiation avec Hercule par mon aeule Omphale ?... J e n'en rougis pas, petite Ondine.ONDINE : Non, de votre verrue simplement, de votre verrue qui est la plus belle verrue que roi ait porte et que n'a pu donner qu'une tortue d'au-del des mers. (Elle s'aperoit de sa maladresse. Elle tente de se rattraper.) O l'avez-vous touche ? Aux colonnes d'Hercule ?LECHAMBELLAN: Les margraves avancent pour la crmonie de la jarretire...LEROI : Ma petite Ondine, calme-toi. Oui, tu me plais. Qu'il arrive ces plafonds de rsonner sous la voix de l'amour mme, c'est une raret qui ne m'est pas dsagrable, mais pour ton bonheur mme, suis mes conseils...ONDINE : O vous, je vous croirai sans discuter.LEROI : Bertha est une fille douce, loyale et qui ne demande qu' t'aimer.ONDINE : Ah non ! Erreur complte !LECHEVALIER: J e te prie de te taire.ONDINE : Toi, tu appelles douce une fille qui tue des bouvreuils ?LEROI : Quelle est cette histoire de bouvreuils ? Pourquoi Bertha irait-elle tuer des bouvreuils ?ONDINE : Pour troubler Hans !LEROI : J e puis te jurer que Bertha...BERTHA: Mon pre, je venais de rattraper mon bouvreuil quand Hans m'a salue et m'a pris la main. Il a press trop fort.ONDINE : Il n'a pas press trop fort. Le poing de la plus faible femme devient une coque de marbre pour protger un oiseau vivant. Si j'en avais un dans ma main, votre Hercule, Altesse, pourrait presser de toutes ses forces. Mais Bertha connat les hommes. Ce sont des monstres d'gosme que la mort d'un oiseau bouleverse. Le bouvreuil tait en sret dans sa main, elle l'a mollie...LECHEVALIER: C'est moi qui ai press trop fort.ONDINE : C'est elle qui a tu !...LECHAMBELLAN: Altesse, les baronslibres et les baronnesses libres...LEROI : Ondine, que ce soit elle ou lui, tu vas me jurer que tu laisseras dsormais Bertha tranquille.ONDINE : Si vous l'ordonnez, c'est jur.LEROI : J e l'ordonne.ONDINE : C'est jur... A condition qu'elle se taise!LEROI : Mais c'est toi qui parles !...ONDINE : Elle se parle elle-mme, j'entends tout... Taisez-vous, Bertha !LECHEVALIER: Demande pardon Bertha, Ondine !ONDINE : Mes cheveux ? Qu'a-t-elle dire de mes cheveux ! J 'aime mieux mes cheveux en filasse, comme elle dit, que ses nattes comme des serpents. Regardez-la, Altesse, elle a des vipres pour cheveux !LECHEVALIER: Demande pardon !...ONDINE : Mais tu ne l'entends donc pas ? Vous ne l'entendez donc pas ? Elle dit que par ce scandale je me perds moi-mme, qu'une semaine de pareille btise m'arrachera mon mari, qu'il n'y aura plus qu' attendre que je meure de chagrin... Voil ce qu'elle dit, la douce Bertha, voil ce qu'elle crie ! Hans chri, prends-moi dans tes bras, devant elle, pour l'humilier...LECHEVALIER: Ne me touche pas.ONDINE : Embrasse-moi devant elle ! J 'ai ressuscit le bouvreuil. Il est vivant maintenant dans sa cage.BERTHA: Quelle folle !ONDINE : Vous l'avez tu ! J e l'ai ressuscit !... Quelle est la folle de nous deux, quelle est la coupable ?LAREINE : Pauvre enfant !ONDINE : Vous ne l'entendez pas ?... Il chante.LEROI : Votre intermde est prt, Excellence ? J amais intermde n'aura mieux mrit son nom.ONDINE : Tu m'en veux, Hans chri ?LECHEVALIER: J e ne t'en veux pas, mais tu m'as couvert de honte. Tu as fait de nous la rise de la Cour.ONDINE : N'y restons pas. Il n'y a que le roi qui soit bon ici, et que la reine qui soit belle... Partons...LECHAMBELLAN, auquel L'ILLUSIONNISTE a fait un signe : Votre bras la comtesse Bertha, chevalier.ONDINE : Son bras Bertha, jamais !LECHAMBELLAN: Le protocole, Madame.LECHEVALIER: Votre main, Bertha.ONDINE : Sa main, jamais ! D'ailleurs, tu vas savoir, Hans. Ecoute ce qu'elle est, Bertha... Vous tous, arrtez, coutez ce qu'est la comtesse Bertha et ce que lui doit le protocole !LECHEVALIER: C'en est trop, Ondine...LAREINE : Laissez-moi. Je veux parler cette enfant...ONDINE : Oh oui, j'ai un secret dire la reine !LEROI : Heureuse ide, Yseult.ONDINE : Yseult ! roi, votre femme est la reine Yseult ?LEROI : Tu ne le savais pas ?ONDINE : Et Tristan ? O est Tristan ?LEROI : J e ne vois pas le rapport, Ondine... Calmez-la, chre Yseult.(Tous sortent, moins LA REINE et ONDINE.)SCNE XI YSEULT, ONDINEYSEULT : Tu t'appelles Ondine, n'est-ce pas ?ONDINE : Oui. Et je suis une Ondine.YSEULT : Tu as quel ge ? Quinze ans ?ONDINE : Quinze ans. Et je suis ne depuis des sicles. Et je ne mourrai jamais...YSEULT : Pourquoi t'es-tu gare parmi nous ? Comment notre monde a-t-il bien pu te plaire ?ONDINE : Par les biseaux du lac, il tait merveilleux.YSEULT : Il l'est toujours, depuis que tu vis sche ?ONDINE : Il est mille moyens d'avoir de l'eau devant les yeux.YSEULT : Ah ! J e vois ! Pour que le monde te paraisse splendide nouveau, tu penses la mort de Hans ? Pour que nos femmes te semblent encore merveilleuses, tu penses qu'elles te prendront Hans ?ONDINE : Elles veulent me le prendre, n'est-ce pas ?YSEULT : Cela en a tout l'air. Tu lui donnes trop de valeur.ONDINE : Mon secret ! Oh reine, c'est l mon secret : si elles le prennent, il mourra