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LE DOSSIER 56 Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ? JEAN SCHMITZ ET MARIE-EVE HUMERY LA VALLÉE DU SÉNÉGAL ENTRE (CO)DÉVELOPPEMENT ET TRANSNATIONALISME IRRIGATION, ALPHABÉTISATION ET MIGRATION OU LES ILLUSIONS PERDUES LA VALLÉE DU SÉNÉGAL A ÉTÉ LE MIROIR BRISÉ DE DEUX ILLUSIONS : LE DÉVELOPPEMENT ACCOMPAGNÉ D'ALPHABÉTISA- TION EN LANGUE MATERNELLE AURAIT FREINER LA MIGRATION, PUIS, DEPUIS 1990, L'ARGENT DES ( E X " ) M I G R A N T S DEVAIT S'INVESTIR DANS LES PÉRIMÈTRES IRRIGUÉS. LA PREMIERE NÉGLIGEAIT L'HISTORICITÉ DES FILIERES MIGRATOIRES ET DES MOUVEMENTS CULTURELS QUE RÉVÉLA UNE ETHNOGRAPHIE MULTISITE. LA SECONDE FAISAIT L'IMPASSE SUR L'ÉCONOMIE MORALE TRÈS HIERARCHIQUE DES VILLAGES ET LA DIVERSITÉ DES CULTURES DU COURTAGE ET DE LA MEDIATION SOUS-JACENTE AUX TRANSFERTS D'ARGENT. À la mémoire de Sonja Fagerberg-Diallo, fondatrice d'Ared (Associates in Research and Education for Development), linguiste du pulaar et précieuse jatigi Laboratoire du développement hydro-agricole dans les années 1980, la vallée du fleuve Sénégal a également été un site d'expérimentation des politiques migratoires orientées vers les pays de départ, aide au retour et codéveloppement. Les développeurs y ont inversé l'articulation entre déve- loppement et migration : de 1975 à la fin des années 1980, l'irrigation appuyée par l'alphabétisation en langue maternelle était censée freiner la migration; de l'achèvement des barrages (1986-1987) à aujourd'hui, l'argent des (ex-)migrants, érigés en acteurs phares, est censé pérenniser les périmètres irrigués. Or, on a en réalité assisté à l'expansion à travers toute la Vallée du modèle de réussite par la migration internationale. L'argent des migrants s'est investi Politique africaine n° 109 - mars 2008 [ST] moins dans la riziculture irriguée que dans 1'«urbanisation» des villages et l'investissement dans le foncier urbain. Comprendre l'échec des perspectives des développeurs passe par l'analyse des différents modèles migratoires - intra-africain ou international - qui ont eu cours dans la Vallée ces dernières décennies. Ces modèles s'ancrent dans des déplacements plus anciens (dans la Haute Vallée soninké) ou moins étudiés (vers les pays arabes) qui éclairent les récentes dynamiques sociales. Celles-ci se caractérisent par des rapports souvent conflictuels à partir de la diaspora villageoise, chacun des groupes en concurrence confortant et contestant les hiérarchies du pouvoir local histori- quement construites grâce à l'exploration de différentes filières migratoires. Stratégies éducatives et opportunités économiques locales ou migratoires recoupent ces enjeux de compétition sociale entre des groupes statutaires de «nobles», des artisans «castes», et des descendants d'esclaves. La première catégorie de cette division « traditionnelle » de la population, celle des hommes « libres », place au sommet de la pyramide les Toorobbe, porteurs de l'islam lettré rural - celui des imams et maîtres coraniques qui prirent le pouvoir à la fin du XVIII e siècle, puis fournirent de nombreux chefs de cantons à l'époque coloniale. Viennent ensuite les Fulbe, agro-pasteurs issus de la dynastie peule antérieure, les anciens guerriers sebbe, et enfin les pêcheurs subalbe, ces deux derniers groupes contrôlant moins de territoires que les deux premiers. Sont exclues du pouvoir local les deux autres catégories, une petite minorité d'artisans castes et laudateurs dispensés des activités agricoles, réservées au groupe des descendants d'esclaves (Maccube ou Gallunkoobe). La migration et le développement local s'interpénétrent et se croisent autour d'enjeux de position sociale; il faut approcher dans l'épaisseur les économies morales villageoises l , en perpétuelle négociation avec ce que James Clifford appelle les travelling cultures 2 , les « cultures du/en voyage » des migrants internationaux. L'IRRIGATION, FREIN À LA MIGRATION? (1975-1990) Face à la sécheresse des années 1970, l'introduction de l'irrigation dans la vallée du Sénégal a eu pour premier objectif de nourrir les populations. Il s'agissait de substituer aux systèmes de culture prévalant (culture de décrue et culture pluviale) l'irrigation dans le cadre de petits périmètres, avant 1. Sur les débats autour de la notion élaborée par l'historien E. P. Thompson, voir J. Roitman, « Economie morale, subjectivité et politique », Critique internationale, n° 6,2000, p. 48-56. 2. J. Clifford, Routes, Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

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LE DOSSIER

56 Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ?

J E A N S C H M I T Z E T M A R I E - E V E H U M E R Y

LA VALLÉE DU S É N É G A L ENTRE (CO)DÉVELOPPEMENT ET TRANSNATIONALISME I R R I G A T I O N , A L P H A B É T I S A T I O N ET MIGRATION OU

L E S I L L U S I O N S P E R D U E S

L A V A L L É E DU S É N É G A L A ÉTÉ LE M I R O I R B R I S É DE DEUX

I L L U S I O N S : LE DÉVELOPPEMENT ACCOMPAGNÉ D ' A L P H A B É T I S A -

TION EN LANGUE MATERNELLE AURAIT DÛ FREINER LA MIGRATION,

P U I S , D E P U I S 1 9 9 0 , L ' A R G E N T D E S ( E X " ) M I G R A N T S D E V A I T

S ' I N V E S T I R D A N S L E S P É R I M È T R E S IRRIGUÉS. L A PREMIERE

NÉGLIGEAIT L'HISTORICITÉ DES FILIERES MIGRATOIRES ET DES

MOUVEMENTS CULTURELS QUE RÉVÉLA UNE ETHNOGRAPHIE

MULTISITE. LA SECONDE FAISAIT L'IMPASSE SUR L'ÉCONOMIE

MORALE TRÈS HIERARCHIQUE DES VILLAGES ET LA DIVERSITÉ

DES CULTURES DU COURTAGE ET DE LA MEDIATION SOUS-JACENTE

AUX TRANSFERTS D'ARGENT.

À la mémoire de Sonja Fagerberg-Diallo,

fondatrice d'Ared (Associates in Research and

Education for Development),

linguiste du pulaar et précieuse jatigi

Laboratoire du développement hydro-agricole dans les années 1980, la vallée du fleuve Sénégal a également été un site d'expérimentation des politiques migratoires orientées vers les pays de départ, aide au retour et codéveloppement. Les développeurs y ont inversé l'articulation entre déve­loppement et migration : de 1975 à la fin des années 1980, l'irrigation appuyée par l'alphabétisation en langue maternelle était censée freiner la migration; de l'achèvement des barrages (1986-1987) à aujourd'hui, l'argent des (ex-)migrants, érigés en acteurs phares, est censé pérenniser les périmètres irrigués.

Or, on a en réalité assisté à l'expansion à travers toute la Vallée du modèle de réussite par la migration internationale. L'argent des migrants s'est investi

Politique africaine n° 109 - mars 2008 [ST]

moins dans la riziculture irriguée que dans 1'«urbanisation» des villages et l'investissement dans le foncier urbain. Comprendre l'échec des perspectives des développeurs passe par l'analyse des différents modèles migratoires - intra-africain ou international - qui ont eu cours dans la Vallée ces dernières décennies. Ces modèles s'ancrent dans des déplacements plus anciens (dans la Haute Vallée soninké) ou moins étudiés (vers les pays arabes) qui éclairent les récentes dynamiques sociales. Celles-ci se caractérisent par des rapports souvent conflictuels à partir de la diaspora villageoise, chacun des groupes en concurrence confortant et contestant les hiérarchies du pouvoir local histori­quement construites grâce à l'exploration de différentes filières migratoires. Stratégies éducatives et opportunités économiques locales ou migratoires recoupent ces enjeux de compétition sociale entre des groupes statutaires de «nobles», des artisans «castes», et des descendants d'esclaves. La première catégorie de cette division « traditionnelle » de la population, celle des hommes « libres », place au sommet de la pyramide les Toorobbe, porteurs de l'islam lettré rural - celui des imams et maîtres coraniques qui prirent le pouvoir à la fin du XVIIIe siècle, puis fournirent de nombreux chefs de cantons à l'époque coloniale. Viennent ensuite les Fulbe, agro-pasteurs issus de la dynastie peule antérieure, les anciens guerriers sebbe, et enfin les pêcheurs subalbe, ces deux derniers groupes contrôlant moins de territoires que les deux premiers. Sont exclues du pouvoir local les deux autres catégories, une petite minorité d'artisans castes et laudateurs dispensés des activités agricoles, réservées au groupe des descendants d'esclaves (Maccube ou Gallunkoobe). La migration et le développement local s'interpénétrent et se croisent autour d'enjeux de position sociale; il faut approcher dans l'épaisseur les économies morales villageoisesl, en perpétuelle négociation avec ce que James Clifford appelle les travelling cultures 2, les « cultures du/en voyage » des migrants internationaux.

L'IRRIGATION, FREIN À LA MIGRATION? ( 1 9 7 5 - 1 9 9 0 )

Face à la sécheresse des années 1970, l'introduction de l'irrigation dans la vallée du Sénégal a eu pour premier objectif de nourrir les populations. Il s'agissait de substituer aux systèmes de culture prévalant (culture de décrue et culture pluviale) l'irrigation dans le cadre de petits périmètres, avant

1. Sur les débats autour de la notion élaborée par l'historien E. P. Thompson, voir J. Roitman, « Economie morale, subjectivité et politique », Critique internationale, n° 6,2000, p. 48-56. 2. J. Clifford, Routes, Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

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la construction des barrages de Manantali et de Diama, achevés en 1986-1987. Le second objectif était de ralentir la migration, les moyenne et haute vallées du fleuve Sénégal (qui fait frontière entre le Sénégal d'un côté et la Mauritanie et le Mali de l'autre) étant un des plus anciens foyers d'émigration africaine vers la France.

Les périmètres irrigués villageois (PIV), implantés entre 1975 et 1985-1986, connurent un succès rapide et suscitèrent l'engouement des agences de coopération internationale. Dans cette première phase, ces agences financèrent l'entretien des périmètres en fournissant des motopompes ainsi que l'encadre­ment des groupes de producteurs par l'intermédiaire de sociétés semi-publiques, la Société nationale d'aménagement et d'exploitation des terres du delta du Sénégal et des vallées du fleuve Sénégal et de la Falémé (Saed), côté sénégalais, et la Société nationale de développement rural (Sonader), côté mauritanien.

Ni le demi-succès agronomique de l'irrigation ni ses limites ne pouvaient être analysés selon les critères retenus par les planificateurs. En effet, le principe égalitaire d'attribution des parcelles ne prenait en considération ni l'organi­sation très hiérarchique commune aux sociétés riveraines haalpulaar et soninké, proches de sociétés à castes et postesclavagistes3, ni même l'importance de la migration. Or, dès les années 1980, la rente que constituaient les transferts d'argent des migrants finançait une saison de culture de riz irrigué pour l'autoconsommation, évitant le risque de l'endettement lors de la soudure, mais n'incitant pas à la double culture annuelle prévue par les agences de développement. Aussi l'irrigation ne pouvait être un substitut à la migration puisque irrigation et revenus de la migration étaient devenus interdépendants.

À la fin de la décennie 1975-1985, l'égalitarisme idéologique véhiculé par les bailleurs et les ONG dans leur quête d'une autonomisation alimentaire des populations de la vallée conduisit la Saed à s'engager dans l'alphabétisation en langue pulaar. Cette option coïncidait avec l'expansion d'un « mouvement pulaar 4 » axé sur la promotion de la langue afin de résister à la poussée des langues dominantes, wolof au Sénégal et arabe en Mauritanie. Dès les années 1960, l'Association pour la renaissance du pulaar (ARP) avait lancé des activités de promotion de la culture peule, de nature plutôt folklorisantes. L'ARP était née d'une alliance entre deux groupes, des Haalpulaar installés à Dakar dans les années 1950-1960 et réagissant à la wolofisation, et des étudiants de retour au Sénégal, pétris par la négritude et le panafricanisme. Mais le mouvement prit réellement son essor à partir de 1982, lorsqu'il décida de centrer son action sur l'écriture en pulaar (alphabétisation culturelle et édition). Le mouvement pulaar connut alors son âge d'or grâce à des colla­borations entre les villageois et une multitude d'ONG (nationales ou étrangères)

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qui s'implantèrent dans la vallée au cours des années 1980 et s'engagèrent dans l'alphabétisation en pulaar.

Contrairement à l'image stéréotypée de l'ONG ou de l'opérateur (comme la Saed) qui alphabétise des populations cibles « passives », de nombreux villages de la Vallée ont sollicité les ONG pour des formations en pulaar favorisant 1'«éveil» de leurs habitants5, révélant l'impact du patient travail de militantisme de quelques personnages emblématiques 6. Les motivations initiales du mouvement pulaar - culturelles et identitaires - furent catalysées par les besoins scripturaux fonctionnels de l'agriculture irriguée et des asso­ciations villageoises de développement (AVD). Les personnes alphabétisées en pulaar purent accéder à des fonctions clés - responsables de périmètres irrigués villageois, de jardins maraîchers, alphabétiseurs, techniciens des moto­pompes et des forages. La demande villageoise d'alphabétisation en pulaar était liée à des enjeux locaux mais aussi transnationaux (AVD et relations faci­litées avec les migrants par des échanges épistolaires sans intermédiaires). Face aux exigences des ONG qui imposaient des pratiques de l'écrit à la fois en pulaar (gestion locale) et en français (relations extérieures), les élites locales - qui n'avaient pas misé sur la filière pulaar - durent concéder des parcelles de pouvoir, avant de trouver des moyens d'en reconquérir une partie.

Tout en accompagnant le développement des organisations villageoises de développement et de l'agriculture irriguée, l'alphabétisation en pulaar a donc également entretenu, indirectement, les flux migratoires et les inves­tissements des migrants non pas tant dans le secteur agricole que dans celui de la construction d'infrastructures villageoises (mosquées, puits/forages, écoles, dispensaires).

3. Sur les post-slavery societies, voir G. Mann, Native Sons. West African Veterans and France in the Twentieth Century, Durham, Duke University Press, 2006, p. 29. 4. Se reporter à ce sujet à la thèse de doctorat en cours de M.-È. Humery, Scripturalisation d'une langue maternelle africaine en contexte de plurilettrisme (pulaar, arabe et français) : effets, enjeux et stratégies de l'écrit en milieu haalpulaar de la vallée du fleuve Sénégal, Paris, EHESS, École normale supérieure. 5. L'«éveil» constitue une catégorie discursive à part entière dans le contexte haalpulaar de l'alphabétisation en langue maternelle. Voir S. Fagerberg-Diallo, «Milk and honey: developing written literature in Pulaar», in Yearbook of Comparative and General Literature, 43, Bloomington, Indiana University Press, 1995, p. 67-83. 6. Yero Dooro Diallo et Mamadou Sammba Diop, dit MurtoDo (le « rebelle »), étaient à la tête de ce mouvement, mêlant art rhétorique et poésie, patriotisme haalpulaar et panfulanisme.

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LES MIGRATIONS SAISONNIERES ET INTRA-AFRICAINES,

RAISONS DU SUCCÈS DE L'IRRIGATION ET DU MOUVEMENT PULAAR

On ne peut comprendre les relatifs succès des PIV et du mouvement pulaar qu'en quittant le village et en les resituant dans des interactions plus larges, celles des dynamiques culturelles et des migrations à l'échelle de la sous-région, du continent africain ou du monde musulman.

Le mouvement pulaar a dû son dynamisme des années 1980 au ralliement à l'ARP d'intellectuels revenus des pays arabes (Egypte, Arabie Saoudite) qui avaient rejoint les militants qui s'étaient formés en France et les néo-urbains de Dakar. Ces anciens étudiants avaient souvent pu partir grâce à l'octroi de bourses financées par les pays arabes, dans le cadre du rapprochement poli­tique des années 1960-1970 entre ces derniers et l'Afrique subsaharienne7. L'ostracisme anti-Noir inattendu qu'ils eurent à subir semble avoir marqué beaucoup d'entre eux : en plus d'un racisme phénotypique ou culturel, cet ostracisme procédait également d'un déni d'islam envers de jeunes Subsahariens issus des filières de formation islamiques et qui venaient pourtant précisément consolider dans le monde arabe leur « aura » et leurs connaissances religieuses8. Comme en réverbération Sud-Sud9, face au nationalisme arabe, cet avatar haalpulaar du nationalisme culturel se focalisa sur la langue10, s'accordant sur une graphie latine adaptée, l'écriture abajada. Pour autant, il ne bascula pas dans une posture anti-islamique amalgamant islam et arabité. La stratégie fut au contraire de rivaliser sur le terrain d'un islam légitime, voulu à la fois canonique et spécifique, prônant l'usage religieux de la langue maternelle, objet de controverses anciennes dans le monde musulman. Revivifiée par l'arrivée de ces arabisants habitués des grands médias11, l'ARP promeut alors l'alphabétisation en pulaar à travers tout le Sénégal.

C'est également d'un point de vue historique et « externaliste » que l'on comprend le succès de l'irrigation auprès de certains groupes de la vallée qui migrent au sein du monde rural ouest-africain et non vers l'Europe, comme le montre l'étude des biographies et généalogies migratoires d'un groupe de villages du département de Podor - les villages fulbe de Meri et toorobbe de Mboumba, ainsi que deux villages de pêcheurs subalbe, liés aux deux premiers villages12. Les Fulbe de Meri contrôlent une grande partie de la cuvette de décrue cultivée par eux-mêmes, mais aussi par les Maccube et les Gallunkoobe de Meri et Mboumba13, et par les pêcheurs. Les pêcheurs et anciens esclaves furent les principaux bénéficiaires de l'implantation des périmètres irrigués villageois dans les années 1980. Étant les plus nombreux à prendre en métayage les champs de décrue, ils saisirent l'opportunité de produire du riz et parallèlement de s'émanciper du point de vue foncier14.

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61 La vallée du Sénégal entre (co)développement et transnationalisme

Néanmoins cette révolution sociale fut limitée : les premiers périmètres villageois étant installés non dans les terres de décrue situées dans les zones basses contrôlées par les nobles, mais sur les terrains rarement inondés des bourrelets de berge ne faisant pas l'objet d'une stricte appropriation. Néanmoins cette explication n'est pas suffisante, car l'investissement dans l'irrigation n'est pas une simple projection de la hiérarchie existante, mais passe par le filtre des stratégies migratoires (elles-mêmes liées à des filières de formation) et des configurations multilocales qui en résultent. À l'inverse des Fulbe ayant accès à la chefferie et des autres nobles installés en ville dès les années 1930-1950, les pêcheurs subalbe - des « nobles » pratiquant une activité manuelle - et les Maccube effectuaient encore dans les années 1970 des migrations saisonnières en milieu rural ou des migrations internes à l'Afrique.

Cette continuité tient d'abord à l'engagement massif des Maccube dans le navétanat, migration saisonnière vers le bassin arachidier wolof dès la première moitié du XXe siècle qui polarisa également la plupart des autres catégories sociales de la vallée du Sénégal. Certains Maccube fondèrent de nouveaux villages dans le bassin arachidier dans les années 1930, et beau­coup continuèrent la migration saisonnière de saison humide jusque dans les années 1970, migration couplée, en saison sèche, avec la très profitable pratique du tissage en pays sérère, au centre-ouest du Sénégal15. Ce faisant, les « esclaves » ont pris du retard dans leur installation définitive en ville, condition de leur inscription dans les filières migratoires les plus rentables. À l'inverse, dès les années 1930, les «libres» avaient abandonné les migrations saisonnières

7. Le Sénégal est l 'un des pays d'Afrique subsaharieime à avoir le plus bénéficié de financements bilatéraux des pays arabes entre 1973 et 1984. Voir C. Zarour, La Coopération arabo-africaine, Bilan d'une décennie 1975-1985, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 63,132-133 et 139. 8. Voir J. Schmitz, «Islam et "esclavage" ou l'impossible "négri tude" des Africains musulmans» , Apicultures, juin-août 2006, n° 67, p . 110-115. 9. J.-F. Bayart, Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, p. 216. 10. F. Manchuelle, « Assimilés ou patriotes africains ? Naissance du nationalisme culturel en Afrique française (1853-1931) », Cahiers d'études africaines, n° 138-139,1995, p . 333-368. 11. Une fameuse émission en pulaar de Yero Dooro Diallo sur la radio nationale égyptienne a été diffusée depuis Le Caire vers tout le continent pendant dix ans. 12. J. Schmitz, « Islamic patronage and "republican" emancipation : the slaves of the Almaami in the Senegal River Valley », in B. Rossi (dir.), African Trajectories of Slavery, à paraître en 2008. 13. Maccube et Gallunkoobe (ou Gallunke), sont des catégories serviles, mais les premiers ne renient pas leur condition tandis que les seconds se disent affranchis et meilleurs musulmans. 14. J.-L. Boutillier et J. Schmitz, « Gestion traditionnelle des terres et transition vers l'irrigation : le cas de la vallée du Sénégal », Cahiers des sciences humaines, vol. 23, n° 3-4,1987, p. 550, tableau 2. 15. A. B. Diop, Société toucouleur et migration, Dakar, Ifan, 1965.

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et s'étaient installés, à partir des années 1950, à Dakar, où leurs enfants purent bénéficier de l'école française. Dans les années 1960, ils se lancèrent dans les migrations interafricaines en tant que commerçants, colporteurs ou « diamantaires » (Côte d'Ivoire, Cameroun, Gabon, Congo, Zambie16...), puis partirent vers l'Europe (France et Allemagne dans les années 1970 et, plus récemment, Italie et Espagne).

Néanmoins, les Gallunkoobe sont globalement aujourd'hui les grands gagnants de l'irrigation, comme le montre le cas du village voisin de Mboumba, où ils contrôlent les trois PIV. L'association villageoise de développement est également entre les mains de ceux qui, étant passés par l'école, sont devenus instituteurs, maîtres d'école et cadres, résidant surtout à Dakar. À ceux qui sont restés au village, cela ne vaut pas reconnaissance statutaire ou véritable éman­cipation - elles se jouent sur le plan religieux. C'est ce que montre la difficulté qu'ont eue, dans les années 1990, les Gallunkoobe soutenus par leurs parents migrants en France à effectuer leur «retour à l'islam», lorsqu'ils ont voulu financer et construire par leurs propres moyens une mosquée, remettant ainsi en cause les privilèges de l'illustre famille toorobbe des Wane17. Le proverbe «maccudo majjudo» («l'esclave est un ignorant»)18, témoigne de la persistance du déni d'islam qui les frappe. Le répertoire de la promotion «républicaine» par l'école ou la migration constituent un recours alternatif efficace.

Des jeunes gallunke ou maccube restés au village ont bénéficié de la logique égalitariste de l'irrigation, logique qui marque également le mouvement pulaar. Le cas d'Idrissa Sène est à cet égard exemplaire19. Trentenaire, il vit à la sous-préfecture de Kaskas (département de Podor) où, bien que de famille gallunke, son niveau de vie le situe visiblement dans la fourchette haute de la société locale. Après un bac obtenu dans la banlieue populaire de Dakar (à Guédiawaye), et quatre ans d'études supérieures, il a bénéficié d'une bourse à l'Institut royal des tropiques d'Amsterdam, grâce aux liens tissés dans son village natal avec les coopérants du projet hollandais de Kaskas - île à Morfil (appui aux PIV de la Saed). Contrairement aux migrations sans retour de nombreux diplômés, « Idy » est rentré comme prévu à Kaskas, pour travailler dans le programme hollandais, comme formateur au maraîchage pour les femmes ; après le retrait des coopérants en 2000, il a créé une coopérative agricole pour les agricultrices de l'île à Morfil, avec l'appui d'une banque néerlandaise. Idrissa était déjà parfaitement lettré en français lorsqu'à 20 ans, il s'est formé en pulaar écrit, par le biais d'une section ARP de la banlieue de Dakar, ce qui lui a permis d'accéder à des fonctions de superviseur en alphabétisation. Le pulaar écrit a donc été pour lui un moyen de redescendre vers le local en y captant des opportunités. Sa réussite relève d'une stratégie

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familiale qui s'insère dans le contexte plus large des relations entre groupes statutaires : Idrissa dit de son aîné, docteur d'une université américaine et cadre important à la Saed, qu'«il veut un environnement de lettrés dans sa famille et parmi ses amis ».

Outre les Maccube, cet effet de rang d'entrée dans les migrations « ren­tables » a également frappé un second groupe de ruraux « pauvres » qui n'avaient pas d'ancrage durable en ville jusqu'à récemment. C'est le cas des pêcheurs subalbe qui, « réfugiés de l'environnement » d'un fleuve Sénégal où l'absence de crue à partir des années 1970 a empêché la reproduction des poissons, ont inventé une économie d'archipel dépassant le cadre du local. Une ethnographie multisite menée autour de l'an 2000 des rives de la Gambie (Albreda) à celles du Sénégal (Hounouko Aéré) nous a permis d'y identifier trois pôles d'activité20 : la pêche à la crevette « gambas » exportée sous forme congelée, pratiquée dans les estuaires de la Sénégambie, le commerce ou colportage en Afrique de l'Ouest et centrale, et enfin l'agriculture irriguée dans la vallée du Sénégal dans les petits ou grands périmètres21. Cette économie d'archipel s'inscrit dans des « fronts de parenté » réunissant plusieurs frères mariés résidant dans les trois pôles.

Dans cet éclatement de la fratrie qui diminue les risques de chaque activité, celui qui reste au village est le «maudit» (kudaado)22. On assiste ainsi à un renversement complet dans la hiérarchie des « valeurs » de 1'ethos villageois : il est préférable de vendre des CD piratés en Espagne, d'être colporteur de pagnes à crédit en Afrique, ou encore de pratiquer la pêche crevettière en Gambie : la culture irriguée ne vient qu'en dernier rang, réservée aux laissés-pour-compte de la migration. Comme si la « présence » du migrant par ses transferts d'argent était plus forte que celle, réelle, du villageois resté sur place.

16. S. Bredeloup, La Diams'pora du fleuve Sénégal. Sociologie des migrations africaines, Toulouse, Presses universitaires du Mirait, Paris, IRD Éditions, 2007. 17. I. C. Ndiaye, Les Toucouleurs et les bases socio-juridiques de l'agriculture irriguée dans la moyenne vallée du Sénégal, thèse de doctorat en droit, Université Paris 1,1998, p. 187-190. 18.1. C. Ndiaye, Les Toucouleurs..., op. cit., p. 189. La même désignation est employée en Mauritanie : voir O. Leservoisier, « "Nous voulons notre part". Les ambivalences du mouvement d'émancipation des Saafaalbe Hormankoobe de Djéol (Mauritanie) », Cahiers d'études africaines, n° 179-180,2005, p. 990. 19. Entretien réalisé par Marie-Ève Humery, Kaskas, 4 janvier 2001. 20. G. Marcus, « Ethnography in/of the world system. The emergence of multi-sited ethnography », Annual Review of Anthropology, n° 24,1995, p. 95-117. 21. J. Schmitz, «Des migrants aux "notables" urbains: les communautés transnationales des gens du fleuve Sénégal », in L. Marfaing et E. Boesen (dir.), Les nouveaux urbains dans l'espace Sahara-Sahel : un cosmopolitisme par le bas, Berlin, ZMO, Paris, Karthala, 2007, p. 91-134. 22. Entretien collectif réalisé par Jean Schmitz, Diomandou, 14 juin 2002.

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LES ANNÉES 1 9 9 0 : CRISE DES AMÉNAGEMENTS,

MYTHE DU CODÉVELOPPEMENT ET MIGRATION INTERNATIONALE

La libéralisation et le désengagement de l'État et de la Saed de 1987 à 1992 ont eu des effets différents selon les lieux. Dans le delta du Sénégal et dans la région aval apparurent en 1986-1987 des périmètres privés gérés et cultivés par des Groupements d'intérêt économiques (GIE) et financés par la Caisse nationale de crédit rural au Sénégal (CNCAS). Mais cet essor fut brutalement interrompu par des conflits « fonciers » qui conduisirent aux événements de 1989 opposant les deux pays et par l'endettement des GIE entraînant la banqueroute de la CNCAS en 1993-1994, suivie par des moratoires pour les périmètres les plus endettés en 1997 et 200423. En revanche, dans la région amont, celle de Matam, la crise de financement des périmètres irrigués, liée au désengagement de la Saed, fut plus précoce. C'est à ce moment que fut envi­sagé le projet que les migrants de retour investissent dans les aménagements et que l'argent de ceux qui étaient restés en Occident prenne le relais du financement des groupes motopompe. Cette nouvelle équation a été formulée dans l'ouvrage de Philippe Lavigne-Delville, La Rizière et la valise2*, repré­sentatif des options d'une ONG active dans la région, le Groupe de recherche et de réalisations pour le développement rural (GRDR)25. Paradoxalement, le succès le plus notable aura été celui du village de Sadel, situé en zone haalpulaar, alors que dans la zone soninké, où la migration internationale était bien plus importante, le bilan de la coopérative du village de Fegui était médiocre26.

Au-delà de l'appartenance ethnique, cette disparité traduit la prégnance de deux modèles migratoires hiérarchisés : le modèle des migrations rurales dans lequel l'irrigation tenait une place importante comme on l'a vu plus haut, et celui de la migration internationale précoce, entraînant l'investissement dans le foncier urbain des capitales africaines.

Comme le montre l'exemple de Sadel27, ceux qui investissaient dans l'irrigation ressortaient essentiellement du premier modèle migratoire inter­africain décrit plus haut, investi par des « pêcheurs » (subalbe), d'anciens « guerriers » (sebbe) et les descendants d'esclaves (gallunkoobe), tandis que les clercs toorobbe, localement dominants, étaient engagés dans des migrations plus lointaines.

Outre l'illusion d'une société égalitariste, cette version du codéveloppement s'aveuglait aussi quant à la volonté et la possibilité des migrants de mener à bien des projets d'irrigation. Les AVD qui fleurirent à cette époque privilégiaient les investissements sociaux (les mosquées) ou les besoins des candidats à la migration, mais non l'activité agricole, sinon sous forme de jardin de femmes28. Deux raisons qui renvoient à l'économie morale villageoise expliquent ce

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phénomène. La première est l'égalitarisme qui régule la circulation de l'argent des migrants : la différenciation interne par la migration est interdite, l'activité agricole étant réservée plutôt à une main-d'œuvre « étrangère » au village. De cela découle partiellement la seconde, l'orientation de l'argent des migrants en direction du foncier urbain des capitales des Etats.

La première explication procède de l'accroissement de la distance sociale qu'auraient induit les différentiels de revenus entre migrants (daniibe ou « venants ») et villageois restés sur place. Or, selon l'économie morale villageoise, un migrant non noble ne peut employer comme journalier un de ses covil-lageois. Les migrants, de statuts hétérogènes, et se devant avant tout de préserver une certaine assise consensuelle sur laquelle reposaient les transferts de leurs cotisations vers le village, ne pouvaient donc recourir à leurs conci­toyens pour cultiver les PIV29. Mais ils ne pouvaient pas non plus employer une main-d'œuvre extérieure sinon subrepticement30, puisque selon les sociétés d'aménagement (Saed), l'irrigation devait fournir du travail aux villageois et les maintenir sur place.

Le deuxième élément, c'est l'investissement dans le foncier urbain des métropoles ouest-africaines, processus longtemps négligé par des études cen­trées sur le périmètre irrigué ou le foyer de migrants en France. Durant les années 1970, les jeunes chefs de ménage soninké travaillant en France furent les pionniers des investissements immobiliers dans les capitales du Sénégal,

23. X. Leroy, « Pauvreté et accès à l'eau dans la vallée du Sénégal », in H. Ayeb et al. (dir.), Pauvreté hydraulique et crise sociale, Paris, IRD Éditions, à paraître. 24. P. Lavigne-Delville, La Rizière et la valise. Irrigation, migration et stratégies paysannes dans la vallée du fleuve Sénégal, Paris, Syros Alternatives, 1991, p. 178-184. 25. Créé en 1969, le GRDR a été l'une des ONG les plus impliquées dans les politiques d'aide au retour et de codéveloppement. 26. P. Lavigne-Delville, La Rizière et la valise..., op. cit. 27. Voir P. Lavigne-Delville, Migrations internationales, restructurations agraires et dynamiques associatives en pays soninké et haalpulaar (1975-1990), thèse de doctorat en anthropologie sociale, EHESS, Marseille, 1994, p. 214 et 356. 28. La part du développement dans les actions de ces associations était intérieure à 10 %. Voir P. Lavigne-Delville, Migrations internationales..., op. cit., p. 284. 29. Comme le montre l'un des rares exemples de codéveloppement donnés par l'auteur, le périmètre de Ndouloumadji Dembé, financé par des émigrés en France et géré par des migrants de retour, était cultivé par les jeunes du village sous une forme proche du métayage. Voir P. Lavigne-Delville, Migrations internationales,.., op. cit., p. 214. 30. En milieu haalpulaar, l'emploi de travailleurs non villageois remonte aux années 1980. Dès le XIXe siècle, les Soninké initièrent une « immigration dans un pays d'émigration », selon l'expression de Manchuelle, résultante des différentiels de revenus agricoles entre le Sahel malien, le Haut Sénégal et la Gambie. Voir F. Manchuelle, Les Diasporas des travailleurs soninké (1848-1960). Migrants volontaires, Paris, Karthala, 2004, p. 91,157-163.

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66 Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ?

de la Mauritanie et, plus marginalement, du Mali. Ils investirent d'abord à Dakar, dans les zones interstitielles, les espaces non construits des villages des premiers habitants lebu, sous forme de « casernes locatives », ensembles de pièces louées à de jeunes migrants regroupés en classe d'âge31. Notons qu'il s'agit là d'une transformation des modes d'installation en ville, les instal­lations s'effectuant auparavant dans le cadre de groupes d'âge se cotisant pour une chambrée32, ou bien dans l'hébergement par un tuteur-logeur ou jatigi, figure centrale dans la travelling culture musulmane ouest-africaine : commer­çant bailleur de fonds dans le commerce précolonial, tuteur dans les migrations saisonnières du navétanat, le jatigi est dans la migration internationale à la fois le logeur dans l'étape urbaine obligée, le garant moral, et parfois le financeur du coût de l'expatriation.

À partir des événements de 1989, les Soninké usèrent des mêmes stratégies à Nouakchott33. Parallèlement, le modèle de l'investissement locatif à Dakar, cumulant fonction d'assurance pour la famille du migrant et rente immobilière, se diffusait rapidement parmi les Haalpulaar34.

AUTOUR DE L'AN 2000 : RETOUR DU POUVOIR LOCAL

ET REVANCHE DES NOBLES DE SECOND RANG

Si l'aménagement des PIV a été favorable aux groupes de statut subordonné, l'essor des périmètres privés après le désengagement de l'État a en partie remis en cause ces acquis. En outre, la crue artificielle due à la mise en activité du barrage de Manantali au Mali, en 1987, a permis de maintenir les cultures de décrue. Pour comprendre la re-traditionalisation de la maîtrise foncière de la plaine inondée résultant de ces deux phénomènes, on peut comparer l'évolution des cultures de décrue et des périmètres villageois et privés de Meri entre la fin des années 1970 et la période post-an 200035.

Dans les années 1970-1980, quatre périmètres irrigués villageois dépendant de Meri furent installés. Si toutes les catégories sociales y avaient accès, les allunkoobe et les pêcheurs y étaient proportionnellement surreprésentés. La tendance s'est inversée dans les années 2000 : sur les quatre PIV de Meri, deux sont restés en fonctionnement. À cette réduction du nombre de PIV a correspondu la création par les nobles, à partir des années 1986-1987, de périmètres privés, avantageant certains plus que d'autres. En effet, sur les trois périmètres ainsi aménagés, un seul a été créé par ceux qui peuvent accéder à la chefferie, les éligibles Sow, alors que leurs « électeurs », des nobles de second rang également fulbe, les Ba et Diallo, en créèrent au moins deux. Tandis que, dans l'agriculture de décrue, les électeurs étaient cantonnés aux parties hautes rarement inondées des cuvettes, ils ont pu les transformer

Politique africaine

67 La vallée du Sénégal entre (co)développement et transnationalisme

en périmètres irrigués privés grâce au financement de leurs parents migrants à Dakar ou en Occident. Ainsi, les périmètres privés des années 1990 ont permis aux nobles de seconde classe de mettre en valeur leur patrimoine, tout comme les PIV avaient ouvert cette opportunité pour les pêcheurs.

Dans toute la vallée alluviale, les frontières se brouillent entre périmètres irrigués et terroirs de décrue. La bonne crue de 1994, coïncidant avec la crise financière des périmètres et la dévaluation du franc CFA, a provoqué un regain d'intérêt pour la culture de décrue qui s'est renouvelé en 1999-200036, bien que la production hydroélectrique démarrée en 2004 ait diminué l'impor­tance des crues libérées depuis le barrage de Manantali.

Ce nouveau mouvement de balancier à la fin des années 1990 - la reprise de l'exploitation des cuvettes de décrue, favorable aux nobles -, connaît une équivalence manifeste dans le cadre du mouvement d'alphabétisation en pulaar. Le processus d'émancipation sociale des « dominés » (femmes, jeunes et groupes statutaires « serviles »), entrouvert ou conforté par le mouvement pulaar, a été freiné par tout ou partie de l'élite locale. Certaines «grandes» familles ont en effet réagi en verrouillant l'accès à la filière pulaar : session d'alphabétisation avec sélection des apprenants au profit de leur groupe statutaire, sabotage des embryons de bibliothèques publiques en pulaar et des candidatures villageoises aux campagnes nationales d'alphabétisation37.

Parallèlement au déclin progressif de l'alphabétisation en pulaar, la filière scolaire longtemps stagnante a été redynamisée dès le milieu des années 1990. Pour répondre à ce regain d'intérêt des familles, un système à double flux et un recrutement massif d'enseignants peu formés et sous-rémunérés (les « volontaires ») ont été mis en place. Les parents et les enseignants ne cachent

31. F. Kane et A. Lericollais, « L'émigration en pays soninké », Cahiers Orstom, série Sciences humaines, vol. 12, if 2,1975, p. 185. 32. A. B. Diop, Société toucoukur..., op. cit. 33. Voir le texte d'Armelle Choplin dans les pages suivantes. 34. J. Schmitz, « Des migrants aux "notables"... », art. cit. 35. Les mesures topographiques des années 1980 ont été réalisées par Jean Schmitz et Abdoul Sow, assistant de recherche à l'IRD. La réactualisation en 2000 a été opérée à partir du suivi-évaluation par télédétection de la Saed. Voir L. K. Mané et P. Fraval, « Suivi par télédétection des cultures de décrue dans la vallée du fleuve Sénégal en saison froide 2000-2001 », Saint-Louis, rapport Saed-Adrao-IWMI, 2001. Les auteurs soulignent la faible durabilité de l'irrigation, soit la faible capacité des paysans à financer sa pérennisation (entretien du périmètre et renouvellement de la motopompe). 36. L. K. Mané et P. Fraval, « Suivi par télédétection... », doc. cit., et X. Leroy, « Le sorgho de décrue dans la vallée du Sénégal », in E. Mollard et A. Walter (dir.) Les Agricultures singulières du monde, Paris, IRD Éditions, à paraître. 37. Enquêtes de terrain réalisées par M.-È. Humery dans les villages de Doungel et Dioudé Diabé entre 1999 et 2001.

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Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ?

pas le lien entre perspectives migratoires et apprentissage du français, un certain niveau de formation académique étant très utile pour réussir à quitter le pays38. Cette bascule du pulaar vers le français s'explique par quatre éléments. Tout d'abord, le choc d'un chômage de masse des jeunes diplômés et des fonctionnaires, accru par la période d'ajustement structurel, avait été amorti, rendant à nouveau possible de croire en l'école. Deuxièmement, de nouveaux espoirs émergeaient de l'appel d'air important d'une nouvelle voie de migra­tion de travail (Europe du Sud et Amérique du Nord), mais aussi et surtout de formations supérieures aux États-Unis et en Grande-Bretagne (en 2003-2004, respectivement 30 % et 14 % de la masse estudiantine sénégalaise expa­triée, contre 10 % en France39). Troisièmement, les filières de migrations inter­africaines qui ne nécessitaient pas un niveau élevé de compétences écrites sont entrées en crise, contrairement aux filières migratoires européennes ou américaines. Enfin, face aux résultats décevants des campagnes agricoles de la décennie 1985-1995 qui ont provoqué le désengagement des ONG tant dans l'irrigation que dans l'alphabétisation en pulaar, les habitants de la Vallée ont été contraints d'investir ce qui était encore disponible localement, à savoir l'école publique. C'est ainsi qu'à la fois par défaut et par intérêt bien calculé - et avec pour objectif assumé la migration internationale -, l'engoue­ment pour le pulaar et ses enjeux locaux s'est estompé face à une logique migratoire réactualisée.

V I L L A G E S T R A N S N A T I O N A U X E T « M I D D L E M E N P O L I T I C S »

L'effet de rang d'entrée dans les processus migratoires, qui a joué en défaveur des groupes peu scolarisés pratiquant des activités manuelles, ne les a pas empêché de migrer comme colporteurs et commerçants, vers l'Afrique de l'Ouest et centrale, et diamantaires au Zaïre et en Zambie. Mais la fermeture des frontières de la France en 1974 et la crise des migrations africaines dans les années 1990 (de la « gabonisation » à F« ivoirité ») ont incité les gens du Fleuve à redéployer leurs itinéraires vers l'Italie, l'Espagne et les Etats-Unis. En Italie et en Espagne, les Africains de l'Ouest ont pratiqué le petit commerce comme ils l'avaient fait en Afrique centrale. Cette opportunité saisie par les ruraux pauvres - pêcheurs, éleveurs fulbe... - a coïncidé avec la généralisation à une grande partie du pays du modèle de réussite sociale associée à la migration internationale, qui s'affiche ostensiblement par l'édification au village de maisons à étage(s).

Ce court-circuit qui efface l'effet de rang est illustré par l'analyse de la cohorte de la vingtaine de migrants en Espagne originaires de la zone de Meri. Sur douze individus sur lesquels nous avons des renseignements40,

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69 La vallée du Sénégal entre (co)développement et transnationalisme

sept sont des fulbe d'un village voisin de Meri, jusque-là peu engagés dans la migration vers l'Occident car investis dans l'élevage. L'itinéraire du groupe entier des douze migrants illustre la double crise de la migration internatio­nale mentionnée plus haut, puisque le premier installé en Espagne au milieu des années 1990, appelé le « mawdo » (le Vieux), était passé par le Congo, tandis que les autres sont en majorité des « transmigrants » ayant séjourné unique­ment dans les pays européens, en Italie pour l'un d'entre eux, en Allemagne pour deux autres et en France pour quatre encore. Enfin, à partir de l'an 2000, trois sont venus directement en Espagne dont deux par Las Palmas.

Cette généralisation opère une multipolarisation transnationale des villages, moins reliés à leurs voisins immédiats qu'à leurs propres satellites internatio­naux, organisés en associations gérant des « caisses » financées par les cotisations des migrants. Ces « cotisations » (piyye) sont l'élément central de l'économie morale des communautés politiques villageoises, chacune distribuant le pouvoir différemment entre citoyens et étrangers, entre libres et esclaves (ou artisans castes), et enfin entre citoyens ordinaires, électeurs et éligibles. Cette solidarité sous contrainte repose sur un système de pénalité aux mains de conseils de notables qui fixent le barème des amendes assorties de pratiques d'exclusion du village. Enfin si un conflit éclate pour non-paiement de coti­sation, on pratique l'interdiction de fréquenter certains lieux (« embargo »), la séparation des villages (feccere), des puits, des boutiques... Pour échapper à cette spirale, des groupes de médiateurs (masloobe) se forment, qui cherchent des compromis par consensus41 : s'ils réussissent, leur carrière morale d'arbitre et de faiseurs de paix peut les amener à devenir chefs à leur tour.

Les investissements des migrants dans l'édilité publique génèrent une « urba­nisation » des campagnes, dont témoigne aussi l'extraversion croissante de la consommation alimentaire. Alors qu'il y a une génération, la société locale vivait dans un idéal d'autosubsistance réalisée par des échanges symbiotiques entre « maisons amies », la multiplication des marchés permet aux femmes de vendre la production maraîchère de leur groupement féminin et d'acheter

38. Sur la relation entre scolarisation et projet migratoire, voir M.-È. Humery-Dieng, « Le paradis, le mariage et la terre : des langues de l'écrit en milieu fuutanke (arabe, français et pulaar) », Caliiers d'études africaines, n° 163-164,2001, p. 565-594. 39. Voir < http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761555319_2/senegal.html>. 40. Selon le témoignage de Mamodou Sow, lettré de la Tijaniyya établi à Barcelone, recueilli par Jean Schmitz en présence de Coumba Sow, Paris, 7 décembre 2005. 41. J. Schmitz, «L'élection divise: la politique au village dans la vallée du Sénégal», Afrique contemporaine, n° 194, 2000, p. 34-46.

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70 Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ?

les ingrédients du « riz au poisson », emblème de la consommation urbaine. Ces marchés sont le moyen pour d'autres de s'adonner au trafic transfrontalier en liaison avec les « fraudeurs » mauritaniens42.

L'exemple de la construction d'un marché couvert (jeere) à Meri entre 2003 et 2004, qui a mobilisé des financements de migrants d'Italie, des États-Unis, du Gabon et d'Espagne, fait ressortir deux figures typiques d'intermédiaires installés à Dakar43 : l'argent venant de France, en général de la main à la main (jungo ejungo), passe par l'intermédiaire d'un ancien militaire appartenant aux Sow éligibles ; l'argent collecté aux États-Unis transite par un ancien diamantaire actif dans l'immobilier dakarois et qui fait partie des Diallo électeurs - grâce au fax, il est en relation également avec un commerçant installé au village. Ainsi les positions clefs dans les réseaux de transfert d'argent sont occupées par des personnages qui se répartissent les deux «cultures d u / e n voyage» (travelling culture). L'une est liée à la migration interne à l'Afrique - complexe du tuteur-logeur (jatigi) et aventure des diamantaires -, l'autre à la migration entre l'Afrique et la France, ouverte par d'anciens militaires (auparavant « tirailleurs sénégalais >>44). Le dispositif de représentation est complet : modèles migratoires, sites diasporiques stratégiques (France, États-Unis et Dakar) et positions politiques locales (électeurs/éligibles).

<< A la différence de beaucoup de travaux sur les migrations et le développe­

ment, trop focalisés sur le local (le village ou le foyer d'immigrés) et le temps court, une étude historique et multisite permet de mettre en lumière les effets de rang dans l'entrée dans les filières migratoires et les investissements dans les espaces tiers, les villes où se cumulent fonction d'assurance et rente locative. La boucle semble bouclée lorsque le local est soluble dans des effets retour : la présence au village comme échec d'une migration antérieure, l'investissement des migrants dans la micro-urbanisation plus que dans l'irrigation. Mieux que le terme de « retour », les notions de « réverbération » ou « réfraction » sur le site de départ permettent de souligner les transformations culturelles induites par l 'inversion partielle des flux entre le village et ses satellites.

Si les « nouvelles figures d u poli t ique » qui émergent au Sénégal et en Mauritanie appart iennent bien aux catégories sociales jadis marginalisées45 , mais issues des formations scolaires modernes (nobles de second rang comme les anciens guerriers sebbe et les pêcheurs subalbe4 6 , et groupes subordonnés comme les Maccube, les Gallunkoobe ou les Saafaalbe Hormankoobe4 7) , l'élite musu lmane toorobbe n 'a pas pour autant quit té la scène poli t ique locale. Sur la rive sénégalaise réapparaissent des rituels politiques d'intronisations d'anciennes chefferies où ces derniers sont bien représentés. Lorsque les élus au titre et au port du turban sont d'anciens militaires ou jatigi de Dakar4 8 ,

Politique africaine

71 La vallée du Sénégal entre (co)développement et transnationalisme

sont ainsi réinscrites localement les figures clefs des deux principales cultures migratoires des Haalpulaar.

Entre un pouvoir longtemps monopolisé par les musulmans passés par les « foyers » coraniques (duude), puis par les « bancs » de l'école, et la nouvelle figure de la réussite des daniibe, migrants quelquefois illettrés d'Italie ou d'Espagne49, les nobles de second rang et les groupes subordonnés tentent de peser davantage dans la vallée du Sénégal, à partir de réseaux diasporiques intégrant les bénéfices secondaires des programmes de développement et de l'alphabétisation. Ils composent habilement avec un pouvoir établi, celui longtemps invisible des tuteurs-logeurs et des médiateurs situés dans les zones de contact culturel entre l'Occident et l'Afrique que sont devenues les métropoles africaines. Si l'irrigation n'a finalement ni endigué la migration, ni généré les solidarités transnationales planifiées, ses mutations, en revanche, parallèles aux fluctuations d'engouement pour les filières éducatives, ont favorisé et révélé l'émergence de ces nouveaux acteurs politico-économiques locaux ou « multisitués » en quête de pouvoir et de reconnaissance sociale. Mais pour combien de temps encore et avec quelles réelles transformations

42. Voir M. Fresia, « Frauder lorsqu'on est réfugié », Politique africaine, n° 93, mars 2004, p. 42-62. 43. Sur le courtage assuré par les gens de Dakar entre les migrants et le village, voir l'exemple de Thilogne dans A. Kane, «Senegal's village diaspora and the people left ahead», in D. Bryceson et U. Vuorela (dir.), The Transnational Family. New European Frontiers and Global Networks, New York, Berg, 2002, p. 45-263. 44. Sur la travelling military culture, mélange entre la « culture de race » du début du siècle et son dépas­sement à travers un paternalisme militaire élaboré entre les écoles de formation des « tirailleurs sénégalais» du sud de la France (Fréjus) et le Mali (Kita), voir G. Mann, Native Sons..., op. cit., p. 148 et 162-170. 45. Citons Ibrahima Moctar Sarr, d'origine cuballo (sing, de subalbe), arrivé en cinquième position au premier tour de l'élection présidentielle mauritanienne de mars 2007. Ayant su rassembler plusieurs groupes politiques négro-mauritaniens, il est actif dans le retour actuel en Mauritanie des réfugiés installés au Sénégal depuis 1989. 46. À Kaédi, les nouvelles figures du politique cumulent appartenance à des familles éligibles sebbe et subalbe et profil d'hommes d'affaires. Voir. O. Leservoisier, «Démocratie, renouveau des chefferies et luttes sociales à Kaédi (Mauritanie) », Politique africaine, n° 89, mars 2003, p. 172. 47. O. Leservoisier, « "Nous voulons notre part"... », art. cit. 48. Comme le montra l'intronisation à Kanel (région de Matam), le 11 février 2006, du vingt-huitième Ceerno Wanwanbe, titre honorifique de la famille Wane qui fournit de nombreux almaami. L'avant-dernier Ceerno jouant le rôle de jatigi des migrants de Mboumba et Kanel à Dakar. Jean Schmitz tient ici à remercier ici le doyen, Abdoul Bayla Wane, le colonel Birane, le professeur Sada Tamimou, Souleymane et Abdrahmane, tous appartenant à la famille Wane, pour leur invitation. 49. Ce constat nuance le triomphe annoncé par le sociologue Malick Ndiaye du migrant illettré et pieux sur le ku jang ekool - le «scolarisé». Voir T. Dahou et V. Foucher, «Le Sénégal, entre changement politique et révolution passive. "Sopi" or not "Sopi" », Politique africaine, n° 96, décembre 2004, p. 7-8.

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72 Migrants ouest-africains : miséreux, aventuriers ou notables ?

de l'ordre social établi, très compartimenté et hiérarchique ? Le terroir se tourne de plus en plus vers le modèle urbain plutôt que vers le modèle agricole intensif. Le «développement» rural, couplé à des objectifs de politiques migratoires (ou l'inverse, actuellement !), peut-il encore prétendre plus longtemps plaquer des recettes évacuant complexité sociale et profondeur historique? ■

Jean Schmitz

Institut de recherche pour le développement (IRD), EHESS

Centre d'études africaines (CEAf) et

Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman (IISMM)

Marie-Eve Humery

EHESS, CEAf et

Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain (IIAC)

Politique africaine n° 109 - mars 2008

73

A R M E L X E C H O P U N

L' IMMIGRÉ, LE MIGRANT,

L ' A L L O C H T O N E C I R C U L A T I O N S MIGRATOIRES E T F I G U R E S DE L ' É T R A N G E R

EN MAURITANIE

E N P R É S E N T A N T LE P H É N O M È N E MIGRATOIRE EN M A U R I T A N I E ,

L E S MÉDIAS E U R O P É E N S NE C O N S I D È R E N T S O U V E N T Q U E LA

M I G R A T I O N DE T R A N S I T E N T R E L ' A F R I Q U E S U B S A H A R I E N N E

ET L ' E U R O P E . E N R É A L I T É , L E S F L U X S O N T A U J O U R D ' H U I

I N T E R R O M P U S PAR LES CONTROLES DE L ' U N I O N EUROPEENNE

Q U I O B L I G E N T L E S C A N D I D A T S AU PASSAGE À S ' I N S T A L L E R

D A N S LE PAYS. PAR A I L L E U R S , LA M A U R I T A N I E A UNE LONGUE

TRADIT ION D ' IMMIGRATION DE POPULATIONS OUEST-AFRICAINES,

DERNIÈREMENT RENOUVELEE AVEC LE PETROLE ET LA TRANSITION

D É M O C R A T I Q U E . L E S DISCOURS P O L I T I Q U E S ET P O P U L A I R E S

RÉVÈLENT QUE CETTE PRÉSENCE ÉTRANGÈRE DEVIENT SOURCE

DE T E N S I O N S ET DE DÉBAT N A T I O N A L .

Dans les médias européens, la Mauritanie est présentée aujourd'hui comme une « plaque tournante » pour les migrants clandestins subsahariens qui entendent gagner l'Europe via les îles Canaries l. La ville de Nouadhibou en particulier, deuxième centre urbain du pays situé à la frontière avec le Maroc/Sahara occidental, est devenue un point de départ pour les pirogues en partance vers l'Europe et est dénoncée comme le « chef-lieu de l'émigration clandestine sauvage2». Le transit a cependant été largement remis en cause depuis avril 2006, date à laquelle l'Union européenne (UE) a déployé un dispositif de surveillance renforcé le long de la côte atlantique. De nombreux migrants, qui entendaient remonter plus au Nord, se retrouvent depuis lors bloqués à Nouadhibou (120 000 habitants) et dans la capitale Nouakchott

1 ■ Je tiens à remercier Alain Antil, Riccardo Ciavolella, Céline Lesourd et Jérôme Lombard ainsi que les évaluateurs de Politique africaine pour leurs remarques pertinentes et leurs précieux conseils. 2. J.-P. Tuquoi, le Monde, 23 mars 2006.