john normanfelix.dufrance.free.fr/gor/tome 6,les pirates de gor.pdf · lorsque « tarnsman of gor...
TRANSCRIPT
JOHNNORMAN
LesPiratesdeGor
AVENTURESFANTASTIQUES
Éditionsopta,24,ruedeMogador,Paris9e
Titreoriginal:RaidersofGorTraduction:DanielLemoine©1971JohnNorman©1981NouvellesÉditionsOptapourlatraductionfrançaise
JohnNormanoulesphantasmesdeJohnFrederickLange
Lorsque « Tarnsman of Gor » parut au mois de décembre 1966, dans la prestigieuse série descience-fiction et d’aventures fantastiquesdeBallantine (plus tard, le cycledeGordevait trouverunnouveléditeuravecDonaldWollheimetDAW-Books), riennesemblaitvouloir indiquerquece livreseraitlepremierd’unelonguesériequelesunscouvrentmaintenantdesarcasmes,lesautresderosesrouges comme le sang. En fait, les premiers livres de la série étaient passionnants, même s’ilsn’arrivaientpasàfaireoublierlesgrandschefs-d’œuvredela«Fantasy»comme,parexemple,lecycled’Atlan de JaneGaskell ou l’épopéemagique deDeryni deKatherineKurtz. Par la suite, au fil desaventures de Tarl Cabot puis de Jason Marshall, l’intérêt de ces romans, où le machisme le plusconventionnel s’opposait (ou se mariait) au masochisme féminin le plus débridé, commença des’émoussersansquelesuccèsdecesaventuresrocambolesquesnesedémentîtpourautant.
Je n’ai jamais cachéma préférence,même dans le domaine de l’heroic-fantasy, de la sword andsorcery et de la science-fantasy pour des auteurs plus nuancés :C.J.Cherryh,TanithLee,KatherineKurtz, Stephen R. Donaldson, James Branch Cabell, Evangeline Walton, Lord Dunsany, ThomasBurnettSwann,JohnMorressy,etc…
Cela dit, je crois qu’il faut reconnaître que les sept ou huit premiers volumes de la saga deGorétaient assez réussis dans le domaine bien spécifique de la science-fiction d’aventure.Mais plus lesromansdevenaientépais,plusilss’enfonçaientdanslesdéliressado-masochistesdel’auteur.
Laprogrammationdecetteœuvre,quicompte,àl’instantoùj’écrisceslignes,quinzevolumes,leseizièmedevantparaîtreaumoisdenovembre1981,meposeunproblèmepsychologique.Maissansvouloirentrerdanslesdétails,jedirai,defaçonhonteusementpragmatique,maissansambages,quejecontinueraidepublier lesvolumesde lasériedeGor tantquemes lecteursmeledemanderont.«Nocomment!»commedisentlesdiplomates!
Unmotsurl’auteur:JohnFrederickLange,quisigneJohnNorman,estprofesseurd’université.Ilest né en 1931. Les mauvaises langues, mais pas seulement elles, disent qu’il aime projeter sesphantasmeslesplusmaladifsdanssonœuvrelittéraireetqu’iln’hésitepasàpeindredanscertainslivresdesfemmesdeson(proche)entourage(universitaire).
Biendesauteursetcritiquesféminins(auxEtats-Unisetailleurs)maiségalementdesécrivainsdusexe que se plaît à magnifier Norman par opposition à l’autre dont le seul bonheur semble être lasoumission inconditionnelle aumâle, ont exprimé leur indignation et leurmépris devant cetteœuvresolipsiste et phallocratique qui fait de tous les (vrais) hommes des maîtres et de toutes les (vraies)femmesdesesclaves.
Pourconclure,unesimplecitationduderniervolumedeNormanparuauxÉtats-Unis,ROGUEOFGOR(unjolipalindrome!):
« Les femmes de la terre sont sevrées d’hommes véritables. Je ne puis te décrire (…) la
frustration et lamisère qu’elles ressentent. Les hommes de la Terre ne sont pas des hommesdignes de ce nom. Peut-être l’ont-ils été, il y a bien longtemps de cela, dans une époque quiappartientmaintenantàl’histoire.
(…)»Lesfemelles,»dit-elle,«sontlapropriéténaturelled’hommessemblablesàceuxdeGor,
etnond’hommesàl’imagedeceuxdelaTerre.(…)»Qu’ajouteràcela?Sinonunconseil:«Femmesquimelisez,prenezunbilletpourGOR!»(?)
DanielWalther,juin1981.
1
LAMARQUESANGLANTE
JEsentaislamer,ThassalaLuisantequi,selonlesmythes,n’aqu’unseulrivage.Passantlamainpar-dessusleborddemabarquederoseau,jeprisunpeud’eaudanslapaumeety
trempaileboutdelalangue.Thassanepouvaitplusêtreloin.Jeprislapagaietriangulaire,enboisdeTem,etpropulsaimapetiteembarcation,légèreetmince,
juste assez grande pour un seul passager. Elle était en roseaux du Vosk, longs, flexibles et creux,attachésavecdeslianesdesmarais.
Surma droite, environ unmètre sous l’eau, j’aperçus soudain l’éclair jaune etmobile du ventreécailleuxd’untharlariondesmaraisquiseretournaitaumomentdefrapper,probablementlacarpeduVoskou la tortuedesmarais.Aussitôt après, l’eauparut étincelerd’unemultituded’aiguillesdorées,dans le sillage du tharlarion des marais, à n’en pas douter sa horde de charognards, minusculestharlarionsd’eaud’environvingtcentimètresdelong,toutendentsetenqueue.
Unoiseauauxgrandesailesmembraneuses et couvertesd’écailles s’élevaau-dessusdes roseaux,surmagauche,poussant soncriet filantvers lecielbleu,dansunbattementd’ailes.Un instantplustard, il plongea à nouveau vers le sol et disparut dans les roseaux, les tiges vacillantes chargées despores, les gousses gonflées de graines des diverses plantes des marais côtiers de Gor. Une seulecréatureoseainsi,danslesmarais,sedécoupersurleciel:l’uldeproie,letharlarionvolant.
Ilétaitdifficiledevoiràplusd’unmètredevantsoi;parfois,jenevoyaispasmêmeau-delàdelaproue levée de ma petite embarcation, qui se frayait un chemin parmi les roseaux et les nombreuxrences.
C’étaitlequatrièmejourdelaSixièmeMainTransitoire,peuavantl’équinoxed’automnequi,danslecalendriergoréen,marqueledébutdeSe’Kara.DanslecalendrierdeKo-ro-baqui,commepresquetouteslescités,comptelesannéessuivantlaListedesAdministrateurs,ceserait laonzièmeannéedel’administrationdemonpère,MatthewCabot.Danslecalendrierd’Ar,pourceuxquecelaintéresserait,c’étaitlapremièreannéedelarestaurationdeMarlenus,UbardesUbars;toutefois,afindemettreunpeud’ordredanslachronologiegoréenne,onadmettaitengénéralquec’étaitl’an10119ConstataAr,c’est-à-diredelafondationd’Ar.
Mes armes se trouvaient dans la barque, avec une gourde d’eau ainsi qu’une boîte de fer-blanccontenantdupainetde laviandedeboskséchée.J’avais lacourteépéegoréennedanssonfourreau,monbouclier,moncasqueet,enveloppédansducuir,ungrandarcgoréenenboisdeKa-la-nasouple,lavigne jaune deGor, renforcé à chaque extrémité de corne de bosk comportant des entailles, avec sacordedechanvreentrelacédesoie,ainsiqu’unassortimentdeflèchescourtesetlonguesrangéesenun
rouleau.Engénéral,lesGuerriersgoréensn’aimentguèrel’arcquelqu’ilsoit,maisilssontobligésdelerespecter.Celuiquej’avais,legrandarcdonc,estaussihautqu’unhommedegrandetaille;sondos,lapartielapluséloignéedel’archer,estplat;sonventre,quifaitfaceàl’archer,estrond;ilfaitenvironquatre centimètres de large et deux centimètres et demi d’épaisseur au centre ; il est extrêmementpuissantet ilfautêtretrèsfortpourletendreet lebander; incidemment,nombreuxsontceux,mêmeparmi lesGuerriers, qui sont incapablesmême de le tendre ; on peut tirer neuf flèches avant que lapremièreregagnelesol;deprès,ellespeuventtranspercerdepartenpartunepoutrededixcentimètresd’épaisseur;àdeuxcentsmètres,ellespeuventclouerunhommeàunmur;àquatrecentsmètres,ellespeuventtuerungrosboskenpleinecourse;onpeuttirerdix-neufflèchesenuneehngoréenne,laquelleéquivautàquatre-vingtssecondesterrestres;etonconsidèrequ’unarcheradroit,maispasexceptionnel,doit être capable de placer ces dix-neuf flèches dans une cible de la taille d’unhomme, à deux centcinquantemètres,chaqueimpactconstituantuneblessuremortelle.Néanmoins,cettearmeadegravesinconvénientset,engénéral,surGor,onluipréfèrel’arbalète,inférieureenprécision,enportéeetenpuissance de feu, avec son gros câble et ses plaques d’acier. On ne peut utiliser le grand arccorrectementquedeboutoubien,aumoins,àgenoux,cequiexposel’archer;ilestdifficiled’utiliserlegrandarc lorsqu’onesten selle ; iln’estpaspratiquedeprès, comme lorsqu’onsedéfendouque lecombatsedérouleàl’intérieurd’unbâtiment;etilestimpossibledeletenirprêt,chargécommeunearmeàfeu,contrairementàl’arbalète;l’arbalèteestl’armedel’assassinparexcellence[1];enoutre,iln’est pas inutile depréciser que,malgré le tempsnécessaire au chargementde l’arbalète, unhommefaible, disposant par exemple d’un crochet ou d’une manivelle, peut aisément y parvenir ; parconséquent,pourunindividucapabledetendreetbanderlegrandarc,unnombreinfinid’individussontcapables de bander l’arbalète ; enfin, de près, l’arbalète nécessite beaucoupmoins d’adresse que legrandarc.
Jesouris.Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi on considère communément que l’arbalète est plus
efficacequelegrandarc,endépitdufaitqu’elleluiestinférieureenprécision,enportéeetenpuissancedefeu.Bienmanœuvré,legrandarcestunearmebeaucoupplusdévastatricequesarivale,l’arbalète;mais raressontceuxquiont la forcedes’enservircorrectement ; j’étais fierdemonadressedans lemaniementdecettearme.
Jepagayaistranquillement,àgenouxsurlesroseauxdemonétroiteembarcation.C’estunearmedePaysan,merépétais-je;etjesourisànouveau.Tarll’Aîné,monmaîtred’armes,
m’en avait donné cette définition, de nombreuses années plus tôt, àKo-ro-ba,maCité, lesTours duMatin.Jeregardaisl’arclong,lourd,enveloppédansducuir,enboissoupledeKa-la-na,poséaufonddemabarquederoseau.
Jeris.Le grand arc était effectivement une arme de paysan ; ceux-ci le fabriquent et l’utilisent, parfois
avecbeaucoupd’efficacité.Cefaitlui-même,àsavoirquelegrandarcestunearmedepaysan,poussedenombreuxGoréens,surtoutceuxquinesaventpass’enservir,àlemépriser.Lesguerriersgoréens,généralement recrutésdans lesvilles, sontGuerrierspar le sangetpar lacaste ; enoutre, ils sontdeHauteCaste;lesPaysans,isolésdansleurschampsetleursvillages,appartiennentauxBassesCastes,etmêmeàlaplusbassedecelles-ci;enréalité,leshabitantsdesvillesconsidèrentlespaysanscommedesbrutes ignobles, ignares et superstitieuses, vénales et vicieuses, des culs-terreux, des animauxfouisseurs,desbêtesmalintentionnées,desindividusaumieuxrusésetlâches;pourtantjesavaisque,surlesoldeterrebattuedetouslescônesdepaillequiabritentlespaysansetleursfamilles,prèsdutrouréservéaufeu,setrouvaitunePierreduFoyer;lesPaysans,bienquemalconsidérésparlamajoritédesGoréens,senommenteux-mêmesfièrement:LeBœufsurlequelreposelaPierreduFoyer,etjecroisqu’ilsontraison.
Ilestrare, incidemment,quelespaysansserventdanslesforcesarméesd’unecité;celaexpliqueégalementpourquoi leur arme, le grand arc, estmoins répandudans lesvilles et parmi lesGuerriersqu’ilnelemériterait.
À mon sens, le Goréen est souvent, mais pas toujours, lié par des accidents historiques ou destraditionsculturellesquisontsouvent,parlasuite,rationalisésafindeparaîtreplausibles.Parexemple,j’ai entendu dire que les Paysans utilisent le grand arc du simple fait qu’ils seraient incapables defabriquerdesarbalètes,commes’il leurétait impossibled’échanger leursmarchandisesoudevendreleursanimauxenvuedeseprocurerdesarbalètes,sitelétaitleurdésir.Enoutre,lelourdjavelotoulalanceàpointedebronzeetlacourteépéeàdoubletranchantsonttraditionnellementconsidéréscommelesseulesarmesvéritablementdignesducombattantgoréen,dumoinsdeceluiquiesteffectivementunvéritable combattant ; et, tout aussi traditionnellement, les archers, qui massacrent de loin, sanscombattre leur ennemi au corps à corps, par l’entremise de leurs traits rapides et presque invisibles,simpleséclatsdebois,semble-t-il,sontconsidéréscommeplutôtméprisablesetsetrouventpresqueàlafrontièredumondedescombattants ;dans lesépopéesgoréennes, incidemment, lemauvais, lorsqu’iln’appartientpasàunecasteinférieureetméprisable,estsouventunarcher;j’aientendudesGuerriersaffirmerqu’ilspréféreraientêtreempoisonnésparunefemmeplutôtquetuésparuneflèche.
Quant à moi, peut-être parce que je n’avais pas grandi sur Gor, mais sur Terre, je n’étais pas,heureusement,àmonavis,victimedetelspréjugés;jepouvaisutiliserlegrandarcsans,pourainsidire,faussehonteouremordsdeconscience,sansblessured’amour-propre;jesavaisquelegrandarcétaitunearmemagnifique;parconséquent,jelafismienne.
J’entendislecrid’unoiseau,unecinquantainedemètressurmagauche;onauraitditungautdesmarais,petitoiseauaquatiqueàcorneetpattespalmées,pourvud’unlargebecetdegrandesailes.Lesfillesdesmarais,enfantsdesRenciers,lechassentparfoisàl’aided’unbâtonqu’ellesutilisentcommeunjavelot.
Danscertainescités,PortKarnotamment,legrandarcestpresqueinconnu.Demême,iln’estguèrerépanduàAr,laplusgrandevilledelaGorcivilisée.IlestassezconnuàThentis,danslesMontagnesde Thentis, et à Ko-ro-ba, ma Cité, les Tours duMatin. Les cités divergent sur ce point. Mais, engénéral, l’arc est peu répandu.Les petits arcs droits, naturellementmoins puissants que le grand arcsont,enrevanche,assezcommuns,surGor,etonlesutilisesouventpourchasserlepetitgibier,telquelequalaeàlacrinièrebroussailleuseetauxpattesàtroisdoigts,letabukàunecorneoubienencorelesesclavesfugitifs.
J’entendis un autre oiseau, un autre gaut des marais, à une quarantaine de mètres, mais sur madroite,cettefois-ci.
L’après-midi était bien avancé ; c’était, à mon avis, la quatorzième ahn goréenne. Des nuagesd’insectesdérivaient iciet làparmi les roseaux,mais ilsnem’avaientpasgêné ; labellesaisonétaitpresqueterminéeet les insectessusceptiblesderendrel’existencedésagréablesereproduisaient,etseconcentraient,dansleszonesoùl’ontrouvaitdenombreuxlacsd’eaudouceetimmobile.Pourtant,jevisunegrossemouchezarlit,sansdanger,violette,mesurantenvironsoixantecentimètresdelong,avecsesquatreailes transparentes,d’àpeuprèsunmètred’envergure,quibourdonnaà lasurfacedel’eaupuis s’éleva et, sur ses pattes en formede pagaie, sautilla avec élégance sur l’eau.D’un côté demapagaie,jechassaiunesangsuequis’étaitaccrochéeauflancdemapetitebarquederoseau.
Grâce aux péniches, sur quatre cents pasangs, j’avais descendu le Vosk mais, à l’endroit où lepuissant Vosk se sépare et se divise en centaines de canaux dont les hauts-fonds changentcontinuellementdeplace,seperddanslesimmensesmarécagescôtiersdesondelta,sedirigeantversThassa la Luisante, la mer, j’avais abandonné les péniches et acheté, aux Renciers de la bordureorientaledudelta,desprovisionsetlapetiteembarcationderoseauquejepropulsaisparmilesroseauxetlesjoncs,lesrencessauvages.
Jeremarquaiqu’unmorceaudecetissublanc,assezgrossier,fabriquéàpartirdelaplanteRep,étaitattachéàlatiged’undecesrences,justesouslatouffed’étaminesetlesétroitspétales.
J’approchaiafind’examinerlemorceaudetissu.Jeregardaiautourdemoietrestaiquelquesinstantssilencieux,immobile.Puisjedépassailaplante,
écartantlesautresrences.J’entendisdenouveaulecridugautdesmarais,maisderrièremoi.Personne n’avait voulume guider dans le delta du Vosk. Lesmariniers du Vosk ne veulent pas
engager leurs larges péniches à fond plat dans le delta. Les canaux duVosk, évidemment, changentd’unesaisonàl’autreet,leplussouvent,ledeltan’estqu’unmaraisdépourvudepiste,littéralementdescentainesdepasangscarrésdeterritoiresauvage.Endenombreuxendroits,iln’yapasassezd’eaupourque lesgrandespénichesà fondplatpuissentyaccéderet, surtout, il faudrait leurouvrirunpassage,mètreaprèsmètre,danslesbouquetsderoseauxetdejoncs,ainsiquedansl’enchevêtrementdeslianesdesmarais.Pourtant, la raisonessentiellequim’avait empêchéde trouverunguide,mêmeparmi lesRenciersdelabordureorientale,étaitqueledeltasetrouvaitthéoriquementsousladominationdePortKar,construiteensonsein,àunecentainedepasangsdelabordurenord-ouest,surlariveduGolfedeTamber,baiepeuprofondeau-delàdelaquelles’étendThassalaLuisante,lamer.
Port Kar, ville surpeuplée, nauséabonde, malsaine, est parfois appelée : le Tarn de la Mer. Engoréen,sonnomestsynonymedecruautéetdepiraterie.Lesflottesdenavires-tarnsdePortKarsontlefléau de Thassa, magnifiques galères à voile latine qui rançonnent le trafic de marchandises etd’esclavesdepuislesMontsTa-Thassa,dansl’hémisphèresuddeGor,jusqu’auxlacsgelésduNord;et,vers l’ouest, au-delà des terrasses de l’île de Cos et de Tyros la rocheuse, avec ses labyrinthes decavernesoùvitlevart.
Jesavaisqu’àPortKarhabitaituncertainSamos,Marchandd’EsclavesetagentdesPrêtres-Rois.J’étais dans le delta du Vosk et je faisais route vers Port Kar, seule cité goréenne à aimer les
étrangers,quoiqueseulslesexilés,lesmeurtriers,leshors-la-loi,lesvoleursetleshommesdemainsesoucientdegagnersonobscuritéetsescanaux.
JemesouvinsdeSamos, affalédans son fauteuildemarbre, à laCuruléenned’Ar, apparemmentindolent, mais indolent comme pourrait l’être un oiseau de proie rassasié. Sur l’épaule gauche,conformément à la tradition de saCité, il portait les cordes nouées dePortKar ; son vêtement étaitsimple,decouleursombreettisséserré;lacapucheavaitétérejetéeenarrière,révélantsagrossetêtelarge, ses cheveux blancs et courts ; son visage était rouge en raison du vent et du soleil, etprofondémentmarquéetridé,craquelécommeducuir;auxoreilles,ilportaitdeuxpetitsanneauxd’or;j’avaisperçuenluilepouvoir,l’expérience,l’intelligenceetlacruauté;j’avaissentienluilaprésencedu carnivore, provisoirement peu enclin à chasser et à tuer. Je n’avais guère envie de le rencontrer.Pourtant,desgensenquij’avaisconfiancedisaientqu’ilavaitbienservilesPrêtres-Rois.
Jen’étaispasparticulièrementsurprisd’avoirtrouvéunmorceaudetissudelaplanteRepattachéàunrence,carledeltaesthabité.L’hommenel’apascomplètementabandonnéauxtharlarions,auxulsetauxsangsues.Ilya,icietlà,presqueinvisibles,descommunautésfurtivesdeRenciersquitirentleursubsistancedudelta, théoriquement sous la suzerainetédePortKar.Lemorceaude tissuque j’avaisdécouvertétaitprobablementunsignedepistedestinéauxRenciers.
Ontiredurenceunesortedepapier.Laplanteelle-mêmepossèdeunelongueracined’unedizainedecentimètresd’épaisseurquicroît,horizontalement,souslasurfacedel’eau;depetitesracines,quiprennent naissance sur cette racine principale, plongent jusqu’au fond et plusieurs « tiges », jusqu’àdouze,s’élèventau-dessusd’elle,parfoisjusqu’àquatreoucinqmètres;ellescomportentunseulépiprotubérant.
Cetteplantesertdematièrepremièreàlafabricationdepapierderence,maiselleaégalementdenombreuxautresusages.Laracine,lourdeetfibreuse,sertàlafabricationd’outilsetd’ustensilesqu’il
est possible de tailler dedans ; enoutre, séchée, elle constitueunbon combustible ; avec la tige, lesRenciers fabriquent des bateaux de rence, des voiles, des nattes, des cordes et une sorte de tissurugueux;enoutre,lasèveestcomestibleetconstitue,aveclepoisson,l’essentieldurégimealimentairedesRenciers;onpeutmangerlasèvecrueoucuite;deshommes,perdusdanslesmaraisetignorantque la sève est comestible, sontmorts de faim aumilieu d’une réserve pratiquement inépuisable denourriture.Detempsentemps,onutiliseégalementlasèvepourcalfaterlesembarcations,maisl’usagedelafilasseetdelarésine,recouvertesdegoudron,estplusrépandu.
Pourfaire lepapierderence,oncoupe la tigeenmincesbandes ; lesbandesprochesde lapartiecentrale de la plante sont particulièrement appréciées ; une couche de bandes est placéelongitudinalement,puisunecouchedebandespluscourtesestensuiteposéeperpendiculairementà lapremière;onfaitensuitetrempercesdeuxsurfacesdansl’eau,cequilibèredesfibresunesortedecollequi les fixe les unes aux autres ; on obtient ainsi une feuille rectangulaire ; ces feuilles sont ensuitebattuesetséchéesausoleil;puisonlespolit,généralementavecuncoquillageouunmorceaudecornedekailiauk;parfois,onutilisemêmelecôtéd’unedentdetharlarion.Ensuite,lesfeuillessontattachéeslesunesauxautres,cequiformedesrouleaux;ilyagénéralementvingtfeuillesparrouleau.Leplusbeaupapiersetrouveordinairementsurl’extérieurdurouleau,nonpourtromperleclientsurlaqualitédurouleaumaisparcequelepapierleplusdurabledoitsetrouversurl’extérieur,carc’estluiquisubiraleplusmauvaistraitementetseraplusexposéàl’usure.Ilyadiversgrainsdepapierderence,huitentout.LesRenciersvendent leurproductionauxborduresoccidentaleetorientaledudelta.Parfois, lesmarchandsde rence, sur d’étroites embarcations propulsées par des esclaves, entrent dans lesmaraispourynégocierdes transactions,partantgénéralementde labordureoccidentale,procheduGolfedeTamber.Incidemment,onn’écritpas,surGor,uniquementsurdupapierderence.Lepapierdelin,dontArproduitdegrandesquantités,est trèsutilisé ;enoutre, levélinet leparchemin, fabriquésdansdenombreusescités,sontégalementfréquents.
Jeremarquaialors,attachéàunetigederence,unautremorceaudetissublanc,plusgrandquelepremier.Jesupposaiqu’ils’agissaitd’unautresignedepiste.Jepoursuivismonchemin.Lescrisdesgautsdesmarais,unesortedesifflementchevrotant,semblaientplusfréquentsetunpeuplusproches.Jeregardaiderrièremoietsurlescôtés.Pourtant,cequin’avaitriend’étonnantenraisondesroseaux,desjoncsetdesrences,jenevispaslesoiseaux.
Il y avait alors seize jours que jeme trouvais dans le delta, dérivant et pagayant en direction deThassa.Jegoûtaiunenouvellefoisl’eauetsongoûtdeselmeparutplusfortencore.Enoutre,l’odeurpuissanteetpropredeThassaétaitnettementperceptible.
Heureux,jecontinuaid’avancer.Ilnerestaitplusbeaucoupd’eaudansmagourde,etilnemerestaitplusquecelle-là.Leboskséchédemaboîtemétalliqueet lepain,dupain jaunedeSa-Tarna, rassis,étaientpresqueterminés.
Jem’arrêtaicourtcar,attachéeàunrence,devantmoi,setrouvaitunebandedetissurouge.Jecomprisalorsquelesdeuxmorceauxdetissuquej’avaisrencontrésprécédemmentn’étaientpas
dessignesdepiste,maisdessignesindiquantunefrontière,desavertissements.J’avaispénétrédansunerégiondudeltaoùjen’étaispasbienvenu,dansunterritoireappartenantàunepetitecommunauté,deRenciers,àn’enpasdouter.
Les Renciers, malgré la valeur de leur production, la valeur des objets qu’ils se procurent enéchange,malgré la protectiondesmarais, les rences et le poissonqui leur fournissent amplement dequoisenourrir,n’ontpas lavie facile.Nonseulement ilscraignent le requindesmaraiset l’anguillecarnivore, qui fréquentent le delta inférieur, sans parler des diverses espèces de tharlarions d’eau,particulièrementagressifs,etdumonstrueuxuldeproie,aucristrident,maisilsdoiventégalementseméfier,par-dessustout,deshommeset,surtout,deshommesdePortKar.
Comme je l’ai dit, Port Kar prétend à la suzeraineté du delta. Par conséquent, il arrive que des
bandesd’individusarmés,auservicedel’undesUbarsrivauxdePortKar,pénètrentdansledeltaenvue,commeilsdisent,defairelacollectedesimpôts.Letributexigé,lorsqu’ilsdécouvrentunepetitecommunauté,estgénéralementexagéréetcomportesouventtouslesobjetsdevaleurqu’ilestpossibledes’approprier;engénéral,onexigedegrossesquantitésdepapierderence,envuedelevendre,desjeunes hommes, en vue de les faire ramer sur les galères de commerce, et des jeunes femmes quideviendrontEsclavesdePlaisirdanslestavernesdePortKar.
J’examinailabanderougeattachéeàlatigederence.Letissuétaitcouleurdesang;j’avaispeudedoutesurcequ’ilsignifiait.Ilnefallaitpasquej’ailleplusloin.
Jepoussaimapetiteembarcationparmilesroseaux,dépassailesigne.IlmefallaitgagnerPortKar.Lescrisdesgautsdesmaraismesuivirent.
2
LECRIDESGAUTSDESMARAIS
JEvis la jeunefemme,devantmoi,parunespaceentre lesroseaux,unecinquantainedemètresplusloin.
Presqueaumêmemoment,ellelevalatête,stupéfaite.Ellesetenaitsurunepetiteembarcationderence,pasplusgrandequemabarquederoseau,environ
deuxmètrescinquantedelongsursoixantecentimètresdelarge;lestiges,commedanslecasdemonembarcation,étaientattachéesavecdeslianesdesmarais;commelamienne,sabarqueavaitlaproueetlapoupelégèrementcourbes.
Elle avait à lamain le bâton courbe qui sert à chasser le gaut desmarais. Il ne s’agit pas d’unboomerang, ustensile qui ne serait paspratiqueparmi les joncs et les roseauxmais, naturellement, ilflottede sortequ’il estpossiblede le récupéreretde l’utiliser aussi longtempsqu’onveut.Certainesjeunesfemmessontextrêmementadroitesaveccettearmelégère.Elleassommel’oiseauquiestensuitesortidel’eauetattaché,vivant,dansl’embarcation.Plustard,surlesîlesderence,l’oiseauest tuéetcuit.
Jepropulsaimonembarcationendirectiondelasienne,maislentement.Puis,lalaissantdériver,jeposaimapagaiedeboisdeTementravers,laissantlesmainsdessus,etlaregardai.
Lescrisdesgautsdesmaraisnousentouraient. Jeconstataique lachasseavaitétébonne.Quatreoiseauxétaientattachésàl’arrièredesabarque.
Ellemedévisagea,maisneparutpasparticulièrementeffrayée.Elleavaitleregardclair;sescheveuxétaientblondfoncéetsesyeuxbleus;sesjambesétaientun
peucourtesetseschevillesunpeuépaisses;sesépaulesétaientpeut-êtreunpeutroplarges,maisjolies.Elle portait une courte robe, sans manches, de tissu de rence jaunâtre ; ses épaules étaient biendégagées,cequiaugmentaitsalibertédemouvement;sacourterobeétaitretenueenhautdescuissesparuneceintureafindenepas lagênerpendantsachasse.Sescheveuxétaientattachéssur lanuqueavecunebandedetissuviolet,dutissudeRepteint.Jecomprisqu’elleappartenaitàunecommunautéquiétaitencontact,dansunecertainemesure,directementouindirectement,avecdesGoréenscivilisés.Lerepestunematièreblanchâtre,fibreuse,provenantdesgrainescontenuesdanslesgoussesd’unpetitarbuste rougeâtre cultivé industriellement dans plusieurs régions, surtout sous Ar et au-dessus del’équateur;lerep,tissubonmarché,esttisséenusinedansdiversescités;ilestpossibledeleteindreet,commeilestbonmarchéetsolide,ilesttrèsrépandu,surtoutdanslesclassesinférieures.Lajeunefemmeétaitmanifestementlafilled’unrencier,partieàlachasseaugaut.Jesupposaiquel’îlederence,sur laquellede telles communautéshabitaient, se trouvait àproximité. Je supposai égalementque les
signauxd’avertissementavaientétémisenplaceparsacommunauté.Elle se tenait bien droite dans la légère embarcation de rence qui oscillait légèrement, bougeant
presqueimperceptiblement,inconsciemmentlecorps,afindeconserverl’équilibre.Personnellement,ilm’étaitdifficilederesterdeboutdansunebarquederoseau.
Ellenelevapassonbâton,ellenetentapasdefuir,ellesecontentademeregarder,immobile.Ellen’avaitpasdepagaiemais,plantéedanslavase,prèsd’elle,sedressaitunelonguegaffeaveclaquelleellepropulsaitsonembarcation.
«Necrainsrien,»luidis-je.Elleneréponditpas.«Jeneteferaipasdemal,»repris-je.— « N’as-tu pas vu les signaux d’avertissement ? » s’enquit-elle, « les marques blanches et la
marquesanglante?»—«Jeneteveuxpasdemal,»repris-je,«etpasdavantageàtonpeuple.»Jesouris.«Ilneme
faut,devosmarais,quela largeurdemabarque,»expliquai-je,«etseulement le tempsnécessaireàmonpassage.»C’était laparaphrased’undicton trèsrépandusurGor,que lesvoyageursrécitaientàceux dont ils traversaient le territoire : Il ne me faut que l’envergure des ailes de mon tarn, quel’épaisseurdemontharlarion,que la largeurdemesépaules,etseulementpour le tempsnécessaireàmonpassage.
Engoréen,incidemment,lemêmemotsignifieàlafoisennemietétranger.—«Es-tudePortKar?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-je.—«QuelleesttaCitéd’origine?»s’enquit-elle.Iln’yavaitpasdesignedistinctifsurmesvêtements,nisurmoncasque,nisurmonbouclier.Le
RougedesGuerriers,quejeportais,étaitdécoloréparlesoleilettachéparleseldesmarais.«Tuesunhors-la-loi!»déclara-t-elle.Jenerépondispas.«Oùvas-tu?»demanda-t-elleànouveau.—«ÀPortKar,»répondis-je.—«Emparez-vousdelui!»cria-t-elle.Aussitôt, des cris s’élevèrent de tous côtés et, écartant les roseaux et les joncs, des dizaines de
barquesderenceattachéavecdeslianesdesmarais,apparurent,chacuned’entreellesétantpropulséepar un homme tandis qu’un autre se tenait à la proue, armé d’un javelot desmarais à deux ou troispointes.
Il n’aurait servi à rien de dégainer mon épée ou de me saisir d’une arme. Séparés de moi parquelquesmètresd’eau,mesennemisnerisquaientrienetpouvaientmetuersanslamoindredifficulté,projetantsurmoileursjavelotsàdeuxoutroispointes.
Lajeunefemmeposalesmainssurleshanches,rejetalatêteenarrièreetritdeplaisir.Onmepritmesarmes.Onmeretiramesvêtements.Onmejetaàplatventreaufonddemabarque.
Onmecroisalespoignetsdansledosetonlesattachaaussitôtavecunelianedesmarais;puisonmecroisaleschevillesetonlesattachaaussi,solidement,avecunelianedesmarais.
Lajeunefemmesautalégèrementsurmonembarcationets’immobilisa,unpieddechaquecôtédemon corps. On lui tendit la gaffe avec laquelle elle propulsait sa propre embarcation, laquelle futattachéeàunedecellesquiétaientsortiesdesroseauxetdesjoncs.Àl’aidedelagaffe,elleentrepritdepoussermabarquedanslesjoncs,lesautresembarcationsnousaccompagnant,ànoscôtésouderrièrenous.
Puis,àunmomentdonné,lajeunefemmearrêtalabarque,etlesautresfirentdemême.Elle,ainsiquedeuxautreshommes,rejetèrentlatêteenarrièreetpoussèrentunesortedesifflementchevrotant,le
cridugautdesmarais.Toutautourdenous,descrissemblablesleurrépondirent,certainsn’étantqu’àquelquesmètresdenous.Bientôt,d’autresbarquesderence,auxextrémitéscourbes,nousrejoignirent.
LesRenciers,jeleconstatai,communiquaientaumoyendecessignaux,lesquelsressemblaientaucridesgautsdesmarais.
3
HO-HAK
Les îles de rence, sur lesquelles les communautés de Renciers habitent, sont plutôt petites et fontrarementplusdesoixantemètressursoixante-quinzemètres.Ellessontentièrementconstituéesdetigesderencetresséesetflottentdanslesmarais.Généralement,ellesfontenvirontroismètresd’épaisseur,dont un mètre se trouve au-dessus de la surface de l’eau ; comme les tiges de rence se brisent etpourrissent,sousl’île,ontressed’autrescouches,forméesdenattesépaisses,quel’onposeàlasurface.Ainsi, sur une période de plusieurs mois, une couche donnée de rence, après avoir été la couchesupérieure,seraprogressivementsubmergée,descendantdeplusenplusbas,jusqu’aumomentoùelledeviendralacoucheinférieureet,commelescouchesprécédentes,semettraàpourriretàsedésagréger.Afind’empêcher l’îlededériver, ilyaengénéralplusieursattachesde lianesdesmarais, fixéesauxgrossesracinesderencedesenvirons.Ilestdangereuxd’entrerdansl’eaupourfixerlesattachesàcausedesprédateursquifréquentent lesmarais,mais leshommesaccomplissentcette tâcheengroupe, l’und’euxfixantl’attachetandisquelesautres,commeluisouslasurface,leprotègentaveclejavelotdesmaraisoubienfrappentsurdesmorceauxdemétaloudesbarresdeboisafindechasserou,aumoinsdedéconcerter et de dérouter, les visiteurs trop curieux et indésirables tels que le gros tharlarion desmarais,monstrequifaitparfoisneufmètresdelong,oulegrandrequindesmarais,àneufnageoires,sansoublier,bienentendu,lespetitstharlarionsd’eau,toutendentsetenqueue,quisejettentsurtoutcequibouge.
Lorsqu’onveutdéplacerl’île,onsecontentedecouperlesattachesetlacommunautésediviseendeuxgroupes : ceuxquimanœuvrent les longuesgaffeset ceuxqui,dansdepetitesembarcationsderence,dégagentlechemin.Presquetousceuxquimanœuvrentlesgaffesserassemblentauborddel’îlemais ilya, sur l’îleelle-même,quatreprofondspuits rectangulairesdans lesquelsonpeutégalementplongerdelonguesgaffesetquiconstituentdespointsd’appuisupplémentaires.Cespuitscentraux,quisontenfaitdestrousdansl’îleelle-même,luipermettentdesedéplacer,bienquelentementlorsqu’ilssontutilisésseuls,sansqueleshabitantss’exposentsurlesbords,oùilsconstitueraientuneciblefacilepour les projectiles de leurs ennemis. En cas de danger, les habitants se rassemblent derrière unepalissadederencetresséquientourelazoneoùsetrouventlespuits;danscecas,onabatlespetiteshuttes de rence pour empêcher l’ennemi de se cacher derrière, puis on entrepose la nourriture et lesréservesd’eau,quiproviennent engénéralde labordureorientaledudelta,où ilyade l’eaudouce,derrièrelapalissade;cetenclosrondconstituealors,aucentredel’île,uneplaceforteplusoumoinsdéfendable,surtoutcontre les javelotsdesautrescommunautésdeRenciers.Enrevanche, iln’estpastrèsefficacecontre l’attaquedeGuerriersbienorganisésetbienarmés, telsqueceuxdePortKar, et
ceuxcontrequiilpourraitserévélereffectivementutile,lesautrescommunautésdeRenciers,passentrarement à l’attaque. J’avais entendu dire que les communautés deRenciers ne s’étaient pas battuesentreellesdepuisplusdecinquanteans;lescommunautésdeRenciersviventengénéralàl’écartlesunesdesautresetontassezàfaireavecles«collecteursd’impôt»dePortKarpouréprouverlebesoind’ennuyerleursvoisines.Incidemment, lorsquel’îleestenétatdesiège,desplongeurssortentparlespuitsettententdedégagerlecheminquel’îleemprunteradanssafuite;cesplongeurs,naturellement,sontsouventvictimesdesprédateursaquatiquesoubiendes javelotsdesennemispostésà lasurface.Parfois,l’îleestcomplètementabandonnée,lapopulationymettantlefeuets’enfuyantdanslesmarais,surdesbarquesderence.Ensuite,lorsqueleshabitantsconsidèrentqu’ilssonthorsdedanger,onréunitplusieurs embarcations, formant ainsi une plate-forme sur laquelle on tisse des tiges de rence, quiconstituerontledébutd’unenouvelleîle.
«Ainsi,»ditHo-Hakenmedévisageant,«tuvasàPortKar?»Ilétaitassissurlacoquillegéanted’unsorpduVosk,commesuruntrôneque,pourcesgens,elle
devaitêtre.J’étaisàgenouxdevant lui,nuetattaché.Deuxcordesdelianedesmarais,enplusdemesautres
liens,m’avaientétépasséesaucouetdeuxhommes,deboutàmescôtés,entenaientlesextrémités.Onnem’avaitdéliéleschevillesquepourmeconduire,parmileshurlementsdesfemmes,deshommesetdesenfants,devantletrônedeHo-Hak.Puisonm’avaitfaitagenouilleretonm’avaitànouveauliéleschevilles.
—«Oui,»répondis-je.«J’avaisl’intentiondemerendreàPortKar.»—«Nousn’aimonsguèrelesgensquiserendentàPortKar,»déclaraHo-Hak.Ho-Hakportaitaucouunlourdcollierdeferduquelpendaitunmorceaudechaîne.J’endéduisis
quelesRenciersnedisposaientpasdesoutilsaveclesquelsilauraitétépossibledeleretirer.Ho-Hakdevait leporterdepuisdenombreusesannées. Il s’agissaitmanifestementd’unesclave,probablementéchappédesgalèresdePortKar,quis’étaitenfuidanslesmaraisetavaitétérecueilliparlesRenciers.Aufildesannées,ilavaitacquisunepositiond’autorité.
—«JenesuispasdePortKar,»dis-je.—«QuelleesttaCitéd’origine?»demanda-t-il.Jenerépondispas.«Pourquoiterends-tuàPortKar?»s’enquitHo-Hak.Je ne répondis pas davantage. Il m’était impossible de dévoiler mon identité, à savoir que je
m’appelaisTarlCabot, etmamission, à savoir que j’étais au service desPrêtres-Rois. Je venais desSardaretjesavaisseulementqu’ilmefallaitgagnerPortKaretentrerencontactavecSamos,PremierMarchand d’Esclaves de Port Kar, Fléau de Thassa, et qui jouissait, disait-on, de la confiance desPrêtres-Rois.
«Tuesunhors-la-loi!»affirmaHo-Hak,commel’avaitfaitlajeunefemme,unpeuplustôt.Jehaussailesépaules.Ilétaitvraiquemonbouclieretmesvêtements,quel’onm’avaitretirés,neportaientaucuninsigne.Ho-HakregardamatuniquedeGuerrier,moncasqueetmonbouclier,monépéedanssonfourreau
et l’arc en bois de Ka-la-na souple, enveloppé dans du cuir, avec le rouleau de flèches longues etcourtes.Cesobjetsétaientposésentrenous.
L’oreille droite de Ho-Hak bougea. Ses oreilles étaient étranges, très grandes, avec des lobesextrêmementlongsquedespendentifslourdsetcompactstiraientencoreverslebas.Ilavaitétéesclave,manifestementet,manifestement,àenjugerparlecollier,lesgrossesmainsetlelargedos,avaitramésur les galères, mais c’était un esclave exceptionnel, un exotique d’élevage, que les Marchandsd’Esclavesnedestinaientcertainementpasaubancdesgalères.
LesMarchandsd’Esclavesproduisentdiverstypesd’«exotiques»,qu’ilfautdistinguerdesvariétés
plus répandues d’Esclaves de Passion et d’Esclaves deCombat.On élève des exotiques pour toutessortesderaisonsetquelques-unesd’entreelles,malheureusement,selimitentàlacréationdespécimensbizarresetrares.Ho-Hakpouvaittrèsbienêtrel’und’eux.
—«Tuesunexotique,»luidis-je.Ho-Haktenditlesoreillesdansmadirection,maisilneparutpasvexé.Ilavaitlescheveuxbrunset
lesyeuxmarron;seslongscheveuxétaientattachéssurlanuqueavecunmorceaudetissuderence.Ilportaitunetuniquedetissuderence,dépourvuedemanches,commepresquetouslesRenciers.
—«Oui,»réponditHo-Hak.«J’appartenaisàuncollectionneur.»—«Jevois,»fis-je.—«Je luiai tordu lecouet jemesuisenfui,»expliquaHo-Hak.«Plus tard, j’aiétécapturéet
envoyéauxgalères.»—«Ettut’esànouveauéchappé,»dis-je.—«Pource faire,»précisaHo-Hak, lesyeux fixéssur sesgrossesmains, lourdesetpuissantes,
«j’aituésixhommes.»—«Ensuite,»poursuivis-je,«tuesvenudanslesmarais.»—«Oui,»répondit-il.«Ensuite,jesuisvenudanslesmarais.»Ilmeregarda,lesoreilleslégèrementtenduesversmoi.«Etj’aiapportédanslesmarais,»reprit-il,«lesouvenirdedouzeansdegalèresetlahainedetout
cequitoucheàPortKar.»PlusieursRenciers étaient rassemblés autourdenous, leshommesavec leurs javelotsdesmarais.
Toutprèsdemoi,setenaitlajeunefemmeblondequiavaitconstituél’élémentessentieldemacapture,jouant le rôle de l’appât, du leurre par lequel j’avais été attiré. Elle se tenait fièrement près demoi,droite, les épaules dégagées, le menton haut, comme le fait une femme libre près d’un esclavemisérable,nuet agenouillé. Je sentais sacuissecontrema joue.Lesquatreoiseauxqu’elleavaitprisdanslesmaraisétaientsuspendusàsonépaule;onleuravaittordulecouetilsétaientattachéslesunsauxautres,deuxdevantetdeuxderrière. Ilyavaitégalementd’autres femmeset, iciet là,parmi lesadultes,onvoyaitdesenfants.
—«OubienilestdePortKar,»affirma-t-elle,«oubienilavaitl’intentiond’êtredePortKarcariln’avaitmanifestementpasd’autreraisond’alleràPortKar.»
Ho-Hakrestaunlongmomentsilencieux.Ilavaitunegrossetêteetunvisagemassif,impassible.J’entendislecristridentd’untarskdomestiquequicouraitnonloindelà,sespattesglissantsurle
rencetressédel’îlecommesurunenatte.Unenfantlepoursuivaitencriant.Des gauts des marais domestiques pépiaient. Ils vivaient en liberté sur l’île, la quittant pour se
nourrir,puisyrevenantplustard.Ilestimpossiblededomestiquerlegautsauvage,mêmelorsqu’onlecapturetoutpetit;enrevanche,ilarrivequel’onrapportesurl’îledesœufsprisdanslesnidsflottantsdesgauts;curieusement,oninterditauxpetitsdevoirungautadultependantunesemaine,desortequel’île de rence devient leur foyer et qu’ils ne craignent pas les êtres humains ; ils vont et viennentlibrementdanslesmarais,volentetsenourrissent,maisilsreviennentinvariablement,etfréquemment,surl’îlederence,leurfoyer;toutefois,lorsquel’îlederence,pouruneraisonouuneautre,estdétruite,ilsretournentàl’étatsauvage;onpeutajouterque,domestiqués,illeurarrivesouventderevenirquandonlessiffleetqu’ilestpossibledelesprendredanslesmains.
Plusieurs individus manifestement importants se tenaient autour de nous et j’appris, finalement,qu’il s’agissait des chefs des îles de rence du voisinage.Une île de rence abrite généralement entrecinquante et soixante personnes. Les hommes de plusieurs îles avaient participé à ma capture. Engénéral, comme je l’ai peut-être déjà mentionné, ces communautés sont isolées, mais l’équinoxed’automne était proche et Se’Kara allait bientôt commencer. Pour les Renciers, le premier jour deSe’Kara, jour de l’équinoxe d’automne, est jour de fête. À cette époque, la récolte des rences est
terminéeetdesstocksimportantsdepapierderence,lesrouleauxempiléslesunssurlesautrescommeduboisdechauffageetrecouvertsdenattesderence,sontprêts.
EntreSe’Karaet lesolsticed’hiver,quimarquelepremierjourdeSe’Var, lerenceseravenduouéchangé,leshabitantsletransportantàlaborduredudeltaoubienétantcontactéspardesmarchandsderencequipénètrentdanslesmarais,surdelonguesetétroitespénichespropulséespardesesclaves,afind’obtenirdemeilleursprix.
LepremierjourdeSe’Varestégalementunefêtequ’ilestutiledementionner,maislimitéeàchaqueîleindividuellement.Unefoislaproductiondel’annéevendue,lesîlesn’ontaucuneraisonderesterlesunes auprèsdes autres ; elles évitentmêmede se rassembler car elles constitueraient alorsune cibletentantepourles«collecteursd’impôt»dePortKar.Enréalité,jemerendiscomptequ’illeurétaittrèsdangereuxderesterlesunesauprèsdesautres,mêmeenSe’Kara.Lesstocksdepapierderencequisetrouventalorssurlesîlessont,eneux-mêmes,untrésor,quoique,manifestement,untrésorencombrant.
Maisj’avaisl’impressionquelasituationétaitexceptionnelle,carilyavaitbiencinqousixchefsd’île,autourdeHo-Hak.Ilestrarequ’untelnombred’îlesserassemble,mêmeàl’occasiondelafêtedeSe’Kara.Engénéral,ellesnesontquedeuxoutrois.Àcetteoccasion,onboitdelabièrederence,àbasedegrainesécraséesetdesèvederencequel’onfaitmacérer,bouillirpuisfermenter;onchante;onorganisedesjeux;onfaitdesconcoursetonsecourtisecar les jeunesgensdesîlesontrarementl’occasion de rencontrer ceux des autres communautés. Pourquoi les îles de rence étaient-elles aussinombreuses,danscetterégion,bienqueledébutdeSe’Karafûtproche?Lacaptured’unvoyageurdudeltane justifiaitcertainementpasun tel rassemblementet les îlesdevaientdéjàêtreensembleavantmonarrivée.
—«C’estunespion!»déclaraunhommequisetenaitprèsdeHo-Hak.Cethommeétaitgrandet,apparemment,puissant. Ilavaitun javelotdesmarais.Sur le front, ilportaitunbandeaudeperlesdesorpduVosk.
Jemedemandaicequ’ilyavaitàespionnersurlesîlesderence.Ho-Hakneréponditpas.AssissurlacoquilledesorpduVosk,ilregardaitlesarmes,lesmiennes,
poséesdevantlui.Jetiraisurleslianesdesmaraisquim’immobilisaient.—«Nebougepas,Esclave!»ordonnalajeunefemme,quisetenaitprèsdemoi.Aussitôt,lesdeuxbouclesdelianedesmaraisquim’entouraientlecousetendirent,avecvigueur,
tirantdansdeuxdirectionsopposées.Lajeunefemmemepritparlescheveuxetmebasculalatêteenarrière.«IlestdePortKar,»déclara-t-elleenmetirantlescheveux.«Oubienilavaitl’intentiond’êtrede
PortKar!»ElleregardaHo-Hakavecfureur,commesiellevoulaitqu’ilprennelaparole.Ho-Hakneréponditpasetneparutpasfaireattentionàlajeunefemme.Furieuse,ellemelâchalescheveux,repoussantbrutalementmatête.Ho-Hakparaissaitfascinéparl’arcenboisdeKa-la-nasouple,enveloppédanslecuir.Les femmes desRenciers, lorsqu’elles sont dans leursmarais, ne se voilent pas, contrairement à
l’immensemajoritédesGoréennes,surtoutdanslesvilles.Enoutre,ellessontparfaitementcapablesderécolter le rence,de lepréparer,dechasserpoursenourriret,dans l’ensemble,desurvivreseules, sielleslesouhaitent.RaressontlesactivitésdescommunautésdeRenciersqu’ellesnesontpasenmesurede réaliser aussi bien que les hommes. Leur intelligence et leur adressemanuelle sont extrêmementutilesauxcommunautés.Parconséquent,ellesn’hésitentguèreàparleretàs’exprimer.
Ho-Haktenditlamainetsortitl’arcdeboisdeKa-la-najauneetsoupledesonenveloppedecuir.Lerouleaudesflèches,courtesetlongues,sedéfitsurlacouchetresséequiconstituaitlasurfacedel’îlederence.
Quelqueshommesretinrentleursouffle.J’endéduisisqu’ilsavaientvudesarcsdroits,maisjamais
degrandarc.Ho-Hakseleva.Certainshommesétaientpluspetitsquel’arclui-même.Ildonnal’arcàlajeunefemmeblonde,auxyeuxbleus,quiavaitétél’instrumentdemacapture.«Tends-le!»dit-il.Furieuse,ellesedébarrassadesgautsdesmaraisets’emparadel’arc.Elle prit l’arc dans lamain gauche et coinça l’extrémité inférieure contre l’intérieur de son pied
gauche, puis saisit la corde renforcéede soiedans lamaindroite.Elle tentade toutes ses forcesd’yparvenir.
Finalement,furieuse,ellerenditl’arcàHo-Hak.Ho-Hakmeregarda,sesgrandesoreilless’inclinantlégèrementversmoi.«C’estunarcdePaysan,n’est-cepas?»demanda-t-il.«Onl’appellelegrandarc,oul’arclong.»—«Exact,»répondis-je.—«Ilyabienlongtemps,»reprit-il,«dansunvillage,surlespremièrespentesdesMontagnesde
Thentis,j’aientenduunechansonquiparlaitdecetarc.»Jenerépondispas.Ildonnal’arcàsonvoisin,l’hommequiportaitaufrontunbandeaudeperlesdesorpduVosk.«Tends-le!»dit-il.L’individuconfiasonjavelotdesmaraisàsoncompagnonpuissetournaversl’arc.Il lepritavec
assurance.Puissonassurancedisparut.Sonvisagedevintrouge,puislesveinessaillirentsursonfrontetilpoussauncriderageavantderendrel’arcàHo-Hak.
Ho-Hakl’examinapuiscoinçal’extrémitécontrel’intérieurdesonpiedgauche,saisissantl’arcdanslamaingaucheetlacordedanslamaindroite.
Lesspectateurslaissèrentéchapperuncridestupeurlorsqu’iltenditl’arc.Jel’admirais.Ilétaitfort,trèsfort,carilavaittendul’arcsansà-coups;mêmesisaforceprovenait
desgalères,c’étaittoutdemêmedelaforce,etuneforcesplendide.—«Bravo!»dis-je.PuisHo-Hakprit,parmilesflèches,lebrassarddecuirqu’ilfixaàsonavant-brasgauche,afinque
la corde ne déchire pas la chair, puis le doigtier, lui aussi de cuir, dans lequel il glissa l’index et lemajeurdelamaindroite,afinquelacordenepénètrepasjusqu’àl’osdanslesdoigts.Ensuiteilprit,parmi les flèches éparpillées sur le cuir, une flèche longue et, sousmes yeux admiratifs, banda l’arcjusqu’àlapointeduprojectile.
Illeval’arc,pointantlaflècheversleciel,suivantunangled’environcinquantedegrés.Puislacordeclaqua,dansunsifflementbref,etlaflèchepartit.Lesspectateursmanifestèrentbruyammentleuradmirationetleurstupéfaction,carilsn’auraientpas
cruunetellechosepossible.Laflècheparutdisparaître,commesielles’étaitenfoncéedanslesnuages,etelletombatellement
loinquepersonnenelavit.Lesilencesefit.Ho-Hakdétenditl’arc.—«C’estaveccetarme,»dit-il,«quelesPaysansdéfendentleurpropriété.»Il regardasuccessivement tous lesvisages.Puis ilposa l’arc,prèsdes flèches, sur l’enveloppede
cuirétenduesurlacouchederencetresséquiconstituaitlasurfacedel’île.Ho-Hakmeregarda.«Sais-tuteservirdecetarc?»s’enquit-il.—«Oui,»répondis-je.—«Surveillez-lebien!»ordonnaHo-Hak.Lespointesdedeuxjavelotsdesmaraisseposèrentcontremondos.
—«Ilnerisquepasdes’échapper!»affirmalajeunefemmeenglissantlesdoigtssouslesdeuxlianesquim’enserraientlecou.Jesentissesphalangessurlecôtédemoncou.Elletirasurlescordes.Ellem’irritait.Elleagissaitcommesiellem’avaitcapturéseule.
—«Es-tuPaysan?»s’enquitHo-Hak.—«Non,»répondis-je.«JesuisGuerrier.»—«Pourtant,»ditundeshommesquitenaientmescordes,«c’estunarcdepaysan.»—«JenesuispasPaysan,»affirmai-je.Ho-Haksetournaversl’hommequiportaitunbandeaudeperlesdesorpduVosk.—«Avecuntelarc,»luidit-il,«nouspourrionsvivrelibres,danslesmarais,sanscraindreceuxde
PortKar.»—«C’estunearmedepaysan,»réponditl’hommeaubandeau,luiquin’avaitpasétécapablede
tendrel’arc.—«Etalors?»demandaHo-Hak.—«Jesuis,»déclaral’homme,«Rencier.JenesuispasPaysan.»—«Moinonplus!»s’écrialajeunefemme.Lesautresmanifestèrentleurapprobation.—«Enoutre,»intervintunautrehomme,«nousn’avonspaslemétalnécessaireàlafabrication
despointesdeflèche,ni leboispourfairelesflèches,et iln’yapasdeKa-la-na,danslesmarais.Etnousn’avonspasdecordeassezrésistantepourbanderuntelarc.»
—«Etnousn’avonspasdecuir,»ajoutaunautre.—«Nouspourrionstuerdestharlarions,»fitremarquerHo-Hak,«et,ainsi,nousprocurerducuir.
Etnouspourrionspeut-êtrefaçonnerlesdentsdurequindesmaraisdesortequ’ellespuissentservirdepointesdeflèche.»
—«Nousn’avonsniKa-la-na,nicorde,niboisdeflèches,»insistaunautre.—«Nouspourrionsnous enprocurer, » affirmaHo-Hak. « Il y a des paysans, auxbordures du
delta,surtoutàl’est.»L’hommeaubandeau,quin’avaitpasputendrel’arc,rit.—«Toi,Ho-Hak,»dit-il,«tun’espasnéparmilesrences.»—«Non,»réponditHo-Hak.«C’estvrai.»— « Mais nous, nous ne sommes pas dans le même cas, » reprit l’homme. « Nous sommes
Renciers.»Ilyeutunmurmured’approbation,desgrognementsetquelquesmouvementsdivers.«NousnesommespasPaysans,»repritl’hommeaubandeau.«NoussommesRenciers.»Les spectateursmanifestèrent vigoureusement leur assentiment, il y eut desmurmures et des cris
d’approbation.Ho-HakrepritplacesursagrossecoquilledesorpduVosk,coquillequiluiservaitdetrônedansson
domaine,uneîlederencedansledeltaduVosk.—«Qu’allez-vousfairedemoi?»demandai-je.—«Torturons-lependantlafête,»suggéral’individuaubandeaudeperlesdesorpduVosk.LesoreillesdeHo-Haksecollèrentauxcôtésdesatête.Ilregardafroidementl’individu.—«NousnesommespasdePortKar!»affirma-t-il.L’hommeaubandeauhaussalesépaulesetregardaautourdelui.Ilconstataquesapropositionne
soulevaitguèred’enthousiasme.Cela,naturellement,luidéplut.Ilhaussaànouveaulesépaulesetfixalasurfacetresséedel’île.
—«Alors,»m’enquis-je,«quelseramonsort?»— «Nous ne t’avons pas demandé de venir, » déclaraHo-Hak. «Nous ne t’avons pas invité à
franchirlamarquesanglante.»
—«Rendez-moimesaffaires,»proposai-je.«Jem’eniraietnevousennuieraiplus.»Ho-Haksourit.La jeune femme qui se tenait près de moi rit, tout comme l’homme au bandeau, qui avait été
incapabledetendrel’arc.D’autresrirentégalement.— « En général, » déclara Ho-Hak, « nous donnons le choix à ceux de Port Kar que nous
capturons.»—«Quelestcechoix?»m’enquis-je.—«Naturellement,nousallonst’attacherettejeterauxtharlarionsdesmarais,»ditHo-Hak.Jepâlis.«Lechoix,»repritHo-Hak,«estsimple.»Ilmedévisagea.«Oubiennoustejetonsvivantaux
tharlarionsdesmarais,oubien,situlesouhaites,noustetuonsavant.»Je tentaidésespérémentdedétendre les lianesdesmarais, envain.LesRenciers, impassibles,me
regardèrent. Je luttai contre les lianes pendant environ une ehn. Puis je renonçai. Les lianes étaientserrées.Jesavaisqu’ellesavaientétésolidementattachées.J’étaisentre leursmains.La jeunefemmequisetenaitprèsdemoirit,toutcommel’hommeaubandeauetplusieursautres.
«Onneretrouvejamaislecorps,»affirmaHo-Hak.Jeleregardai.«Jamais,»souligna-t-il.Jeluttaiànouveaucontremesliensmais,unenouvellefois,envain.—«Pourquoibénéficierait-ild’unemortaussidouce?»demandalajeunefemme.«IlestdePort
Kar,oubienilallaitapparteniràcettecité.»— « C’est exact, » renchérit l’individu au bandeau, qui avait été incapable de tendre l’arc.
«Torturons-leàl’occasiondelafête.»—«Non!»s’écrialajeunefemme.Ellemeregardaavecrage.«Gardons-le,plutôt,etfaisonsde
luiunesclavemisérable.»Ho-Haklaregarda.«N’est-cepaslàunevengeanceplusdouce?»siffla-t-elle.«Que,dépourvudetoutdroit,ilserve
debêtedesommeauxRenciers?»—«Jetons-leplutôtauxtharlarions,»insistal’hommeaubandeau,«ainsi,nousseronsdébarrassés
delui.»—«Jesuisconvaincue,»affirmalajeunefemmeblonde,«qu’ilvautmieuxl’humilier,etPortKar,
par lamêmeoccasion.Qu’il travailleetsoitbattu le jour,qu’ilsoitattaché lanuit.Sinous lefaisonstravaillercontinuellement,sinouslebattonsetl’enchaînons,ilcomprendraàquelpointnoushaïssonsPortKaretseshabitants.»
—«Pourquoi, » demandai-je à la jeune femmeblonde, « hais-tu tellement les habitants dePortKar?»
—«Tais-toi,Esclave!»cria-t-elle.Puis,ayantpassélesdoigtsentrelescordesetmoncou,ellefitpivoter sa main. Je ne pouvais plus ni avaler ma salive ni respirer. Les visages qui m’entouraientdevinrentnoirs.Jem’efforçaidenepasperdreconscience.
Puiselleretirasamain.Jereprispéniblementmonsouffle.Jevomissurlanatte.Ilyeutdescrisdedégoûtetdemépris.Les
pointesdesjavelotsdesmarais,dansmondos,sefirentplusinsistantes.—«Àmonavis,»persistal’hommeaubandeau,«ilfautlejeterauxtharlarionsd’eau.»—«Non»,fis-je,désespéré,«non!»Ho-Hakmedévisagea.Ilparaissaitsurpris.J’étaiségalementstupéfait.J’eusl’impressionden’avoirpasprononcécesparoles.Jememisàsuer.J’avaispeur.
Ho-Hakmeregardaaveccuriosité.Sesgrandesoreillessetendirentversmoid’unairinquisiteur.Jenevoulaispasmourir.Jesecouailatête,cherchantàvoirclairement,cherchantmonsouffle,puisleregardaidanslesyeux.—«TuappartiensàlaCastedesGuerriers,»soulignaHo-Hak.—«Oui,»dis-je.«Oui,jesais.»Je me rendis compte que je désirais désespérément le respect de cet homme calme et puissant,
autrefoisesclave,assisenfacedemoisurletrône,cettecoquilledesorpgéantduVosk.—«Lesdentsdutharlarion,»dit-il,«sontacérées,Guerrier.»—«Jesais,»répondis-je.—«Situlesouhaites,»reprit-il,«noustetueronsavant.»—«Jeneveuxpasmourir,»dis-je.Je baissai la tête, brûlant de honte. J’eus, à ce moment, l’impression que je venais de me
déconsidéreràmespropresyeux,detrahirmesCodes,dedéshonorermaCité,Ko-ro-ba,desouillerlalamequejeportais.IlmefutimpossiblederegarderHo-Hakdanslesyeux.Àsesyeuxetauxmiens,jen’étaisplusqu’unesclave.
—«Tumedéçois,»constataHo-Hak.«JecroyaisquetuétaisGuerrier.»Ilmefutimpossiblederépondre.«Jecomprendsmaintenant,»repritHo-Hak,«quetueseffectivementdePortKar.»J’avaistellementhontequ’ilmefutimpossibledeleverlatête.J’eusl’impressionquejenepourrais
plusjamaisporterlatêtehaute.«Supplies-tud’êtreréduitenesclavage?»demandaHo-Hak.Laquestionétaitcruelle,maisjuste.JedévisageaiHo-Hak,leslarmesauxyeux.Sonlargevisagen’exprimaitquelemépris.Jebaissailatête.—«Oui,»répondis-je,«jesupplied’êtreréduitenesclavage.»Lesspectateursrirentavecbruitet,parmicesexplosionsdejoie, j’entendisleriredel’hommeau
bandeaudeperlesdesorpduVoskainsique,pluscruelencore,celuidela jeunefemmequisetenaitprèsdemoi,lacuissecontremajoue.
—«Esclave!»déclaraHo-Hak.—«Oui,»dis-je,«…Maître.»Cemot futamer.Mais l’esclavegoréenditMaîtreauxhommes
libresetMaîtresseauxfemmeslibresbienqu’iln’ait,engénéral,qu’unseulpropriétaire.Ilyeutunnouveléclatderire.—«Maintenant,»repritHo-Hak,«nousallonspeut-êtretejetertoutdemêmeauxtharlarions.»Jebaissailatête.Ilyeutunenouvelletempêtederires.Il me sembla, à ce moment-là, que je ne me souciais guère d’être livré aux tharlarions. J’eus
l’impressiond’avoirperduunbienplusprécieuxquelavie.Commentpourrais-jejamaismeregarderenface,oubienregarderlesautresenface?J’avaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.
J’avaisenviedevomir.J’avaishonte.Ilspouvaienteffectivementmejeterauxtharlarions.Selonlacoutumegoréenne, l’esclaveestunanimaletonpeutdisposerde luicommed’unanimal,suivant lescapricesdumaître, lorsqu’il le désire.Mais j’avais enviedevomir, j’avais honte et, en réalité, je nem’ensouciaispas.J’avaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.
«Quiveutunesclave?»demandaHo-Hak.—«Donne-le-moi,Ho-Hak!»lançaunevoix.C’étaitlavoixclaireetfortedelajeunefemmequi
setenaitprèsdemoi.Ilyeutun immenseéclatderireet lericanementméprisantde l’hommeaubandeaudeperlesde
sorpduVoskfutplusfortquelesautres.
Bizarrement,jemesentaisminusculeprèsdelajeunefemme,j’avaisl’impressionden’êtrequ’unsimpleobjet.Commeellesetenaitdroite,commesoncorpsdressé,splendide,exprimaitlavigueuretlaliberté!Etcommel’animal,l’esclave,attaché,nu,àsespieds,étaitmisérableetpitoyable!
—«Ilestàtoi,»déclaraHo-Hak.Jebrûlaisdehonte.—«Apportezde lapâtederence!»cria la jeunefemme.«Déliez-lui leschevilles!Retirez les
cordesqu’ilaaucou!»Unefemmequittalesrangsdesspectateursavecdelapâtederenceetdeuxhommesdétachèrentles
lianesquim’emprisonnaientleschevillesetlecou.Mespoignetsrestèrentattachésderrièremondos.Lafemmeapprocha,portantdelapâtederencesursesmainsjointes.Grilléesurdespierresplates,
cettepâtedonneunesortedegâteau,quel’onsaupoudreengénéraldegrainesderence.«Ouvrelabouche,Esclave!»ordonnalajeunefemme.J’obéiset,pourlaplusgrandejoiedesspectateurs,ellememitdelapâtedanslabouche.«Mange,»dit-elle.«Avale!»Péniblement,prêtàvomir,j’obéis.«TaMaîtresset’afaitmanger,»déclara-t-elle.—«MaMaîtressem’afaitmanger,»dis-je.—«Commentt’appelles-tu,Esclave?»demanda-t-elle.—«Tarl,»répondis-je.Ellemefrappasauvagementsurlabouche,etmatêtefutprojetéesurlecôté.—«Lesesclavesn’ontpasdenom,»déclara-t-elle.—«Jen’aipasdenom,»dis-je.Ellepassaderrièremoi.—«Tesépaulessontlarges,»remarqua-t-elle.«Tuesfort,maisstupide.»Ellerit.«Jetebaptise:
Bosk,»déclara-t-elle.Lebosk est ungros ruminant placide, à cornes, des plaines deGor.LesPeuples desChariots en
possèdentd’immensestroupeaux,sousl’équateurgoréen,maisonenélèveégalementdanslesfermesduNordetlespaysansenpossèdentsouventquelques-uns.
—«Jem’appelleBosk,»dis-je.Lesriresretentirentànouveau.—«MonBosk,»conclut-elleenriant.—«J’auraiscru,»intervintl’hommeaubandeaudeperles,«quetuauraispréféréavoirunhomme
pouresclave,unhommefieretquinecraintpaslamort.»La jeune femmeplongea lesmainsdansmes cheveuxet basculama tête en arrière.Puis elleme
crachaauvisage.—«Lâcheetesclave!»siffla-t-elle.Jebaissailatête.Elleavaitraison.J’avaiseupeurdelamort.J’avaischoisilaservitude.Jen’étais
pasvéritablementunhomme.Jem’étaisdéconsidéré.—«Tuneméritesqued’êtrel’esclaved’unefemme,»déclaraHo-Hak.—«Sais-tucequejevaisfairedetoi?»demandalajeunefemme.—«Non,»répondis-je.Ellerit.—«Dansdeuxjours,»dit-elle,«pendantlafête,jevaisorganiserunconcoursréservéauxjeunes
femmes,ettuenserasleprix.»Celadéclenchaunetornadederireetdeshurlementsdejoie.Jebaissailatêteetlesépaulespuis,attaché,frémisdehonte.Lajeunefemmetournalestalons.
«Suis-moi,Esclave!»dit-elleimpérieusement.Jeme levaipéniblementet, sous lesquolibetsdesRenciers, suivisen trébuchant la jeune femme,
ellequimepossédait,maMaîtresse.
4
LAHUTTE
AGENOUILLÉà l’avantdelabarquedela jeunefemme,tandisque,deboutà l’arrière,ellepropulsaitson embarcation à la gaffe, je coupais des rences.La saison de la récolte était terminée,mais on encoupedepetitesquantités,pendant l’hiveret l’automne,que l’onconserve, surdes radeauxde rencecouverts,jusqu’auprintemps.Cesprovisionsderenceneserventpasàlafabricationdupapiermaisautressagedenattes,quel’onajouteàcellesquiconstituentlasurfacedesîles,etfournissentdelasève,dontlesRencierssenourrissent.
«Coupeàcetendroit!»ordonnalajeunefemmeendirigeantlabarqueversunbouquetderences.Onsaisitlatigedelaplantedelamaingaucheet,avecunpetitcouteauàlamecourbe,oncoupeen
diagonale,dehautenbas.Noustirionsunpetitradeauderencequiétaitdéjàbienchargé.Nouscoupionsdesplantesdepuislematin.Onétaitenfind’après-midi.Jecoupaiunenouvellefois,fistomberlatêteduveteuseetfleuriedansl’eau,puisjetailatigesurle
radeau,aveclesautres.Je percevais lesmouvements de la barque lorsque la jeune femme changeait de position pour la
maintenirenéquilibreetenplace.Jecoupaid’autrestiges.Ellen’avaitpasjugénécessairededonnerdesvêtementsàsonesclave.Autourdemoncou,elleavaitenrouléetattachéunmorceaudelianedesmarais.Jesavaisqu’ellesetenait,piedsnus,derrièremoi,vêtuedesacourtetunique,brun-jaune,detissude
rence, sansmanches, cequi lui donnait unemeilleure liberté demouvement.Elle portait unbraceletd’or.SescheveuxétaientattachéssurlanuqueavecunebandedetissudeReprouge.Elleavait,commelefontlesjeunesfemmesdanslesbarquesderence,attachésajupeenhautdescuisses,cequifacilitaitses mouvements et le maniement de la gaffe. J’étais terriblement conscient de sa présence. Seschevilles,plutôtépaisses,mesemblaientfortesetjolies,etsesjambesmeparaissaientsolidesetfines.Seshanchesétaientdouces,sonventresemblaitfaitpourlacaressed’unhomme,etsesseins,pleinsetmagnifiques, inaccessibles, tendaient le rude tissude rencede sa tuniqueavecunedouceur insolentecommesi,têtus,ilsvoulaientaffirmerqu’ilsnevoulaientpasrestercachés.
«Esclave!»cria-t-elle,«tuosesposerlesyeuxsurtaMaîtresse?»Jemedétournai.J’avaisfaim.Aumatin,avantl’aube,ellem’avaitmisdanslaboucheunepoignéedepâtederence.
Àmidi,dans lesmarais, sous le soleilbrûlantduzénith, elle avaitprisuneautrepoignéedepâtede
rence dans le sac qu’elle portait à la ceinture, puisme l’avaitmise dans la bouche,me refusant unenouvelle fois la dignité deme nourrir moi-même. Bien que l’après-midi fût presque terminé et quej’eussefaim,jenevoulaispasluidemanderqu’ellemefasseencoremangerlapâtecontenuedanssonsac.
Je coupai une nouvelle tige de rence, retirai la tête duveteuse et fleurie, puis jetai la tige sur leradeau.
«Là-bas,»dit-elle,poussantlabarqueversunautreendroit.Elle n’avait guère pris la peine de me cacher sa beauté. En réalité, elle en profitait pour me
tourmenteretm’humilier,s’enservait,commed’unearme,pouraugmentermondésespoir.Aumatin,avantl’aube,ellem’avaitmislecollier.J’avaispassélanuitdehors,àquelquesdizainesdecentimètresdesapetitehutte,surl’îlederence,
lespoignetsattachésauxchevilles,lecouliéàunegaffeprofondémentenfoncéedanslerencedel’île.Avantl’aube,ellem’avaitéveilléd’uncoupdepied.«Debout,Esclave!»avait-elledit.Puis,aussinaturellementqu’ondétacheunanimal,sûred’elle,ellem’avaitlibéré.«Suis-moi,Esclave!»avait-elleordonné.Auborddel’îlederence,àl’endroitoùsabarque,commed’autresainsiqueplusieursradeaux,était
tiréesurlarive,elles’étaitarrêtéeettournéeversmoi.Ellem’avaitregardédanslesyeux.«Àgenoux!»avait-elleordonnédenouveau.J’avaisobéiet,ayantsortiunepoignéedepâtederencedesonsac,ellem’avaitfaitmanger.«Debout!»avait-elledit.J’avaisobéi.«Danslescités,»avait-ellerepris,«lesesclavesportentuncollier,n’est-cepas?»—«Oui,»avais-jerépondu.Puiselleavaitprisunmorceaudelianedesmaraissurleradeauderence.Ensuite,meregardantdanslesyeux,souriante,toutprèsdemoi,elleavaitpassélesbrasautourde
moncouet,avecinsolence,yavaitenrouléplusieursfoislaliane,l’attachantdevant.—«Maintenant,»avait-elledéclaré,«tuasuncollierd’esclave.»—«Oui,»avais-jerépondu,«j’aiuncollier.»—«Répète,»avait-ellepoursuivi,lesbrastoujoursautourdemoncou:«Jesuistonesclaveetje
portetoncollier.»J’avaisserrélespoings.Ellesetenaitàquelquescentimètresdemoi, lesbrasautourdemoncou,
m’affrontantduregard.—«Jesuistonesclaveetjeportetoncollier,»avais-jeprononcé.—«Maîtresse,»avait-elleinsisté.—«Maîtresse,»avais-jerépété.Elleavaitsouri.—«Jevois,»avait-ellerepris,provocante,«quetumetrouvesjolie.»C’étaitvrai.Puis,soudain,ellemefrappasauvagement.Jenepusreteniruncridedouleur.«Nemetouchejamais,Esclave!»avait-ellecrié.«Jesuisunefemmelibre.»Puiselleavaitlancé
d’unevoixsifflante:«Embrasse-moilespieds,Esclave!»Désespéré,àgenoux,j’avaisobéi.Elleavaitri.«Maintenant,mets la barque de rence à l’eau ! » avait-elle ordonné. « Et attache à l’arrière un
radeau pour le rence coupé, Esclave. Il faut que nous coupions le rence, aujourd’hui, et presse-toi,Esclave,presse-toi!»
Jecoupaiuneautretigederence,puis,aprèsenavoirséparélatêteduveteuse,lajetaisurleradeau
derence.Puisuneautreetuneautreencore.Le soleil, bienque l’après-midi fûtpresque terminé, était encorechaud ; il y avaitde l’humidité,
dansledeltaduVosk,mesmainsmefaisaientmaletétaientcouvertesd’ampoules.«Situnem’obéispasentout,etimmédiatement,»avaitdéclarélajeunefemme,«jedemanderai
aux hommes de t’attacher et de te jeter aux tharlarions. Et on ne s’enfuit pas, dans lesmarais. Leshommes,armésdejavelotsdesmarais,teretrouveraient.Tuesmonesclave.»
«Là-bas,»indiqua-t-elle.«Coupe!»Elledirigeal’embarcationversunnouveaubouquetderenceetj’obéis.Elle avait raison, lorsqu’elle avait dit cela. Nu et sans armes, seul dans le delta, sans aide, sans
nourriture, il m’était impossible de fuir. Les hommes des îles de rence, par centaines, lancés à mapoursuite,netarderaientpasàmeretrouver,silestharlarionsnesechargeaientpasdemoiavant.
Mais, surtout, le désespoir habitait mon cœur. J’avais une image de moi-même, une imageorgueilleuse,etlapertedecetteimagemedésespérait.J’avaisvécusurunmensongepuis,àmesyeuxetàceuxdesautres,avaisétédécouvert.J’avaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.J’avaiscompriscequej’étais,enréalitéet,dansmoncœurindigne,celamedégoûtaittellement qu’il nem’importait plus guèredevivre oudemourir. J’acceptaismêmeavec indifférencemonexistencefutured’esclaveabject,exploitésuruneîlederence,souffre-douleurdesjeunesfillesetdes enfants, en but à la cruauté et aux quolibets des hommes. Je méritais manifestement un teltraitement.Commentaurais-jepuànouveauregarderleshommeslibresenfacequand,dansmoncœur,jenepouvaisplusmeregardermoi-même?
Ilfaisaittrèschaudetlalianedesmarais,autourdemoncou,brûlait.Lapeauétaitrouge,dessous,moiteàcausedelasueuretdelapoussière.Jeglissaiundoigtsouslecollierafindel’écarterunpeu.
«Netouchepaslecollier!»intervint-elle.Jeretiraimamain.«Coupeici!»ordonna-t-elleet,ànouveau,jecoupailerencepourmaMaîtresse.«Ilfaittrèschaud,»fit-elleremarquer.Jemeretournai.Elleavaitdesserrélaceinturequiretenaitsatuniqueetlarattachait,serrantmoins.Paruneétroite
fente,entrelesbordsdelatunique,jedécouvrissaperfection.Ellerit.«Coupe,Esclave!»Jemeremisautravail.«Tuesjoli,avectoncollier,»fit-elleremarquer.Je ne me retournai pas. C’était le genre de remarque qu’on adressait aux femmes réduites en
esclavage,auxpauvresfillesordinairescontraintesàlaservitude.Lecouteautranchaunetige,puisjecoupailatêteduveteuseetfleurieavantdejeterlatige,aveclesautres,surleradeau.
«Situretirestoncollier,»prévint-elle,«tuserasdétruit.»Jenerépondispas.«As-tuentendu?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.—«Maîtresse,»insista-t-elle.—«Oui,»dis-je.«J’aientendu,Maîtresse.»—«Bien,»fit-elle,«JoliPetitEsclave.»Lecouteau tranchauneautre tige,puis jecoupai la têteduveteuseet fleurieavantde jeter la tige
dansleradeau.«JoliPetitEsclave,»répéta-t-elle.Jetremblaisdefureur.
—«S’ilteplaît,»dis-je,«nemeparlepas.»—«Jeteparleraisij’enaienvie!»répliqua-t-elle,«JoliPetitEsclave.»Lafureurfitfrémirlecouteauquejetenaisàlamain.L’humiliationmefaisaittrembler,ainsiquela
dégradationquesesparolesm’imposaient.J’envisageaidebondiretdemesaisird’elle.«Coupelerence,JoliPetitEsclave!»Jemeretournai,tremblantderage,dehonte,etmeremisàtrancherlestiges.J’entendissonrire.Tigeaprèstigeetpileaprèspile,letempss’écoulaaurythmedemontravail.Lesoleilétaitbasetlesinsectesvolaientparmilesjoncs.L’eauluisaitdanslecrépuscule,formant
depetitscerclesétincelantsautourdestigesderence.Nousrestâmeslongtempssilencieux.«Puis-jeparler?»demandai-je.—«Oui,»m’accorda-t-elle.—«Commentsefait-il,»m’enquis-je,«qued’aussinombreusesîlesderencesoientactuellement
rassemblées?»Cettequestionmetracassait.—«LafêtedeSe’Karaestproche,»répondit-elle.Enfait,jesavaisquelafêtedesîlesderencecommenceraitlelendemain.—«Maispourquoiyena-t-ilautant?»insistai-je.«C’estcertainementexceptionnel.»—«Tuesbiencurieux,Esclave,»releva-t-elle.«Lacuriositénesiedpastoujoursauxesclaves.»Jenerépondispas.«Ho-Hak,»reprit-elle,«ademandéauxîlesduvoisinagedeseréunirenConseil.»—«Combienyena-t-il?»m’enquis-je.—«Cinq,»répondit-elle,«danscetterégion.Naturellement,ilyenad’autres,dansledelta.»—«QuelestlebutdeceConseil?»demandai-je.Ellenecraindraitpasdemeparler.Jen’étaisqu’unesclaveprisonnierdesmarais.—«Ilal’intentionderéaliserl’unitédesRenciers,»répondit-elleavecunsoupçondescepticisme
amusé.—«Pourpromouvoirleséchanges?»demandai-je.—«Dansunsens,»répondit-elle.«Ilseraitpeut-êtrebondefabriquerlemêmepapier,derécolter
encommunetmême,encasdenécessité,departagerlesrécolteset,naturellement,nousobtiendrionspeut-êtredemeilleursprixquelorsquenoustraitonsisolémentaveclesmarchandsderence.»
— « Les habitants de Port Kar, » fis-je remarquer, « n’apprécieront certainement pas cetteinitiative.»
Ellerit.—«Probablementpas,»admit-elle.—«Peut-être,»suggérai-je,«l’unitédesîlesleurpermettra-t-ellederésisterplusefficacementaux
fonctionnairesdePortKar.»—«Lesfonctionnaires?»fit-elle.«Ah,oui,lescollecteursd’impôt,aunomdesdiversUbarsqui
jouissentounejouissentpasd’unpouvoir,auseindelaCité.»—«Etcelanepermettrait-ilpasderésisterégalement,»ajoutai-je,«auxMarchandsd’Esclavesde
PortKar?»—«Peut-être, » fit-elle.Savoix était amère. «Ladifférence entre les collecteursd’impôt et les
Marchandsd’Esclavesn’estpastoujourstrèsclaire.»— « Dans certains cas, » suggérai-je, « les îles de rence auraient certainement intérêt à agir
conjointement.»—«Nous,Renciers,»déclara-t-elle,«sommesdesgens indépendants.Nousavonschacunnotre
île.»
—«Tunecroispas,»relevai-je,«queleprojetdeHo-Hakaboutira.»—«Effectivement,»acquiesça-t-elle.«Jenelecroispas.»Elleavaitalorstournél’avantdelabarqueversl’îlederence,quisetrouvaitàunoudeuxpasangs
de là et, tandis que je coupais encore des tiges de-ci, de-là, elle propulsa l’embarcation dans cettedirection.
—«Puis-jeparler?»demandai-je.—«Oui,»répondit-elle.—«Tuportes aubrasdroit, »dis-je,«unbraceletd’or.Comment se fait-il que tuportesun tel
braceletalorsquetuhabitesuneîlederence?»—«Tunedoisplusparler!»ordonna-t-ellesuruntonirrité.Jemetus.«Entre!»dit-elleenmontrantlepetittrourondquipermettaitdepénétrerdanssahuttederence.Jefussurpris.Jecroyaisqu’elleallaitm’attacher,commelanuitprécédente,puismelieràunegaffe
enfoncéedanslerencedel’île,derrièrelahutte.Nousavionsramenélabarquederence,ainsiqueleradeau,jusqu’àlarivedel’île,surlaquellenous
les avions hissés. Ensuite, faisant de nombreux voyages, j’avais transporté le rence dans un endroitcouvert,oùonl’entreposait.
«Entre!»répéta-t-elle.Jememisàquatrepatteset,baissantlatête,meglissaidanslepetit trou,dontlesbordsderence
tressémegriffèrentlesépaules.Ellemesuivitàl’intérieur.Lahuttefaisaitdeuxmètrescinquantedelongsurunmètrecinquantede
large.Le toitn’étaitpasdistinctdesmursetsacourbenese trouvaitpasàplusd’unmètrevingtau-dessusdelasurfacedel’îlederence.Engénéral,onn’utilise lahuttederencequepourdormir.Ellefrotta l’un contre l’autre, au-dessusd’unbol de cuivre, unmorceaud’acier et un silex, les étincellestombantsurdespétalesderenceséchés.Unepetiteflammeapparutetelleyglissaunmorceaudetigederence,commeuneallumette.Lemorceaudetiges’enflammaetelleallumauneminusculelampeàhuiledetharlarion,poséedansunautreboldecuivre,peuprofond.Ellepoussalalampedansuncoin.
Sesraresobjetspersonnelssetrouvaientdanslahutte.Ilyavaitunballotdevêtementsetunepetiteboîted’objetsdivers. Ilyavaitdeuxbâtonsdechasse,contre lemur,prèsde l’endroitoùsanattederence tresséétait roulée. Ilyavaitunautrebol,deuxoutrois tasseset troisgourdes.Unpilonetunelouche, façonnésdansuneracinederence,se trouvaientdans lebol.Lecouteauà rence,avec lequelj’avaiscoupé les tiges,était restédans labarque. Ilyavaitégalement,dansuncoin,des rouleauxdelianesdesmarais.
«Demain,ceserajourdefête,»dit-elle.Elle me regarda. Dans la lumière de la minuscule lampe, je voyais le profil de son visage, ses
cheveuxetlecôtégauchedesoncorps.EllepassalesmainsderrièrelatêteetdéfitlamincebandedetissudeReppourpre.Nousétionsagenouillésfaceàface,àquelquescentimètresl’undel’autre.«Situmetouches,tumourras!»prévint-elle.Puisellerit.Elle dénoua le morceau de tissu puis secoua sa chevelure. Les cheveux se répandirent sur ses
épaules.« Jevais temettre en jeu,pendant la fête, »déclara-t-elle. «Tu serasunprixdestiné aux jeunes
femmes…JoliPetitEsclave.»Jeserrailespoings.«Tourne-toi!»fit-ellesèchement.J’obéisetelleritencore.«Croiselespoignets!»ordonna-t-elle.
Jefiscequ’elledemandaitetellem’attachalespoignets,solidement,avecunmorceaudelianedesmarais.
«Voilà,JoliPetitEsclave,»dit-elle.Puiselleajouta:«Retourne-toi!»Jemetournaiverselle.«Ehbien,»fit-elle,«tuesvraimentuntrès,trèsjolipetitesclave.Lafillequitegagnera,pendant
lafête,aurabiendelachance.»Jenerépondispas.«Lepetitesclavea-t-ilfaim?»demanda-t-elleavecsollicitude.Jerefusaiderépondre.Elleritetsortitdesonsacdeuxpoignéesdepâtederencequ’ellemefourradanslabouche.Puis
ellegrignotaunegalettederence,lesyeuxfixéssurmoi,puisunpeudepoissonséchéqu’ellesortitdesonsac.Ensuite,ellepritunegrandegorgéed’eauaugoulotd’unegourdejauneetcourbepuis,l’ayantportéebrutalementàmabouche,mefitboire,avantdelaretirerpuisdemelaprésenterànouveau,enriant,afinquejepuisseétanchermasoif.Lorsquej’eusterminé,ellerebouchalagourdeetlaremitdansuncoin.
«Ilesttempsdedormir,»déclara-t-elle.«Ilfautquelejolipetitesclavedormecar,demain,ilseratrèsoccupé.Ilaurabeaucoupàfaire.»
D’ungeste,ellem’indiquaquejedevaismecouchersurleflancgauche,faceàelle.Ensuite,avecunautremorceaudelianedesmarais,ellem’attachaleschevilles.Elledéroulasanatte.Ellemeregardaetrit.Puis, devantmoi, elle détacha sa tunique et l’ouvrit. Sa beauté, qui était vraiment réelle, n’était
pratiquementpluscachée.Ellemeregardaànouveaupuis,avecstupéfaction,jelavis,avecdesgestescoulés,insolents,passer
latuniquepar-dessussatête.Elles’assitsurlanatteetmedévisagea.Elles’étaitdéshabilléedevantmoiaussinaturellementquesij’avaisétéunanimal.«Jevois,»dit-elle,«qu’ilfauttepunir.»Involontairement,instinctivement,jetentaidem’écartermais,dufaitquej’étaisattaché,celamefut
impossible.Ellemefrappasauvagement,quatrefois.Intérieurement,jehurlaidedouleur.Puis,s’étantassisesurlanatte,m’ayantoublié,elleentrepritderéparerunpetitsacderencetressé
quiétaitsuspendudansuncoin.Elleutilisaitdemincesbandesderencequ’ellecassaitetcoupaitaveclesdentsavantdelestresser.Elletravaillaitavecsoinetsérieux.
J’avaisétéunGuerrierdeKo-ro-ba.Puis, sur une île de rence du delta duVosk, j’avais appris que j’étais, au fond, ignoble et lâche,
indigneetpeureux,quejen’étaisqu’uncouard.J’avaisétéunGuerrierdeKo-ro-ba.J’étaisdevenul’esclaved’unefemme.«Puis-jeparler?»demandai-je.—«Oui,»répondit-ellesansleverlatête.—«LaMaîtresse,»dis-je,«nem’apasfaitl’honneurdemediresonnom.M’est-ildoncinterdit
deconnaîtrelenomdemaMaîtresse?»—«Telima,»fit-elleenterminantlatâchequ’elleavaitcommencée.Ellesuspenditànouveaule
sac dans un coin puis rangea les bandes de rence non utilisées au pied de sa natte. Ensuite, s’étantagenouilléesurlanatte,ellesepenchasurlapetitelampeposéeparterre,danssonboldecuivre.Avant
desoufflerlaflamme,elledit:«Jem’appelleTelima.TaMaîtresses’appelleTelima.»Puisellesoufflalaflamme.Nousrestâmeslongtempsétendusdanslenoir.Puis j’entendis qu’elle roulait dansma direction. Je sentis qu’elle était allongée près demoi et,
appuyéesurlescoudes,meregardait.Sescheveuxm’effleurèrent.Puis,samainseposasurmonventre.«Dors-tu,JoliPetitEsclave?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-je.Puisjecriai,involontairement.—«Jeneferaipasdemalàmonjolipetitesclave,»dit-elle.—«Jet’enprie,»suppliai-je,«nemeparlepas.»—«Tais-toi!»ordonna-t-elle,«JoliPetitEsclave.»Puisellemetouchaànouveau.«Ah,ah,»fit-elle,«ilmesemblequel’esclavetrouvesaMaîtressejolie.»—«Oui,»répondis-je.—«Ah,ah,»ironisa-t-elle,«ilmesemblequel’esclaven’apasencorecomprislaleçon.»—«Jet’enprie,»suppliai-je,«nemefrappepasencore.»—«Peut-être,»fît-elle,«faut-ilpunirànouveaul’esclave.»—«Jet’enprie,»répétai-je,«nemefrappepasencore.»—«Metrouves-turéellementjolie?»s’enquit-elle.Elleavaitglisséundoigtsousmoncollierde
lianedesmaraisetmecaressaitmachinalementlecou.—«Oui,»soufflai-je,«oui.»—«Ignorerais-tu,»reprit-elleavecfroideuretinsolence,«quejesuisunefemmelibre?»Jenerépondispas.«Oserais-tuprétendreàtaMaîtresse,Esclave?»s’enquit-elle.—«Non,»répondis-je.«Non.»—«Pourquoi?»demanda-t-elle.—«Jesuisunesclave,»dis-je,«rienqu’unesclave.»—«C’estvrai,»reconnut-elle,«tun’esqu’unesclave.»Puis,soudain,m’ayantprislatêteentrelesmains,ellem’embrassasauvagementsurleslèvres.Jetentaidemedégager,maisjen’yparvinspas.Puiselle levala têteet,danslenoir, jeperçussesgestesetseslèvres,àquelquescentimètresdes
miennes.Desvaguesantagonistesdedésespoiretdedésirdéferlèrentsurmoi.Ellem’avaitpasséuneliane
desmaraisaucou,puisellel’avaitattachée,cecolliersymbolisantmaservitude.Elleavaitmislesbrasautourdemoncou,àl’aube,surlarivedel’îlederence.Ellem’avaitbattu.Jeluiavaisobéi, j’avaiscoupélerencepourelle,ellem’avaitnourricommeunanimal.Elles’étaitserviedesabeautépourmetorturer, me tourmenter, me tenter, avec une cruauté d’autant plus subtile que son attitude avait étéindifférenteetnaturelle.Jemerendiscomptequ’ellemefaisaitpeuretquej’avaisdésespérémentenvied’elle, bien qu’elle me fût infiniment supérieure. J’avais peur qu’elle me blesse, bien sûr, mais lesblessuresquejecraignaisleplusétaientcellesdesoninsolenceetdesonmépris,lesquellesétaientplushumiliantes que les liens et les coups. Et j’avais envie d’elle, car elle était belle et vigoureuse,séduisante,ravissante.J’étaisattaché.Jeneportais,endehorsdemesliens,qu’uncollierdelianedesmarais.Elleavaitsavivacité,salibertéetunbraceletd’or.
Mais je craignais surtout, aussi incroyable que cela puisse paraître, qu’elleme refuse lamoindregentillesse, même un mot ou un geste, si je commettais l’erreur de la demander. Seul et réduit enesclavage, je me rendis compte que j’avais désespérément besoin d’un signe, même presqueimperceptible,susceptibledememontrerquej’étaisunhomme,unêtrehumain,ungestequipourraitindiquerquej’étais,dansunecertainemesure,dignederespectetdecompassion.Jecroisquesicettefemme orgueilleuse, devant qui je n’étais plus rien,maMaîtresse, avait pris la peine deme dire unsimplemotgentil,j’auraispleurédejoieetl’aurais,parlasuite,serviedemonpleingré.
Mais jecraignais, enquémandanthumblement sagentillesse,qu’elleme refuse,danscedomainecommeellel’avaitfaitdanslesautres,toutedignitéhumaine.Et,mêléàtoutceci,enrendantladouleurinsupportable,étaittapimondésir,l’appeldemonsangqu’elleavait,délibérément,embrasé.
Jesentis,dansl’obscurité,queseslèvresétaientàquelquescentimètresdesmiennes.Ellen’avaitpasdaignébouger.Horrifié,jesentismeslèvresselever,timidement,craintivement,verscellesdemabelleMaîtresse
puis,dansl’obscurité,lestoucher.«Esclave,»dit-elleavecmépris.Jelaissaitomberlatêtesurlerencetresséquiformaitleplancherdelahutte.—«Oui,»soupirai-je,«jesuisunesclave.»—«L’esclavedequi?»s’enquit-elle.—«CeluideTelima,»répondis-je.«Jesuistonesclave.»Ellerit.—«Demain,»déclara-t-elle,«tuserasl’enjeud’unconcoursréservéauxjeunesfemmes.»Jenerépondispas.«Dis:«Jesuiscontent.».Allez!»ordonna-t-elle.—«Jet’enprie,»suppliai-je.—«Dis-le,»insista-t-elle.—«Jesuiscontent,»soufflai-je.—«Maintenant,»reprit-elle,«dis:«Jesuisunjolipetitesclave.».Allez!»Mespoignetsetmeschevillestendirentleslianesdesmarais.Ellerit.«Netedébatspas,»dit-elle.«Enoutre,c’estinutile,»ajouta-t-elle.«Telimafaitdebonsnœuds.»C’étaitvrai.«Dis-le!»ordonna-t-elle.—«Jenepeuxpas,»gémis-je.—«Dis-le!»insista-t-elle.—«Je…Jesuisunjolipetitesclave,»soufflai-je.Jerejetailatêteenarrièreetpoussaiuncridedésespoir.J’entendissonrireprofond.Dansl’obscurité,jevoyaislescontoursdesatête,jesentaislacaresse
desescheveuxsurmonépaule.Seslèvresétaienttoujoursàquelquescentimètresdesmiennes.—«Maintenant,tuvasconnaîtreledestindesjolispetitsesclaves,»affirma-t-elle.Soudain,m’ayantprisparlescheveux,ellepressaseslèvressurlesmienneset,horrifié,jeconstatai
quemeslèvresrépondaientauxsiennes,maisjefusincapablederésisteràleurassaut,satêterepoussalamienne, sesdents s’enfoncèrentdansmes lèvreset je sentis legoûtdu sang,demonpropre sang,dansmabouche,puis,possessiveetinsolente,forçantsonpassage,salanguepénétradansmabouche,écartant la mienne ; ensuite, environ une ehn plus tard, ayant retiré sa langue, elle me mordit endiagonalesurlaboucheetleslèvresafinque,lelendemainmatin,lorsquejeseraismisenjeupendantlafête, mon visage porte la marque des dents de maMaîtresse, laquelle démontrerait qu’elle m’avaitconquis.
J’étaisbrisé.J’avaisreçuleBaiserdelaMaîtresseàl’EsclaveMâle.«Tuexécuteraslesmouvementsquejet’indiquerai,»déclara-t-elle.Danslenoir,brisé,attaché,leslèvresenflées,sesparolesmefirenthorreur.Puisellememontaetjeservissonplaisir.
5
LAFÊTE
«JEcroisque jevais tegagner ! »déclaraunemince jeune femmeauxcheveuxnoirsqui, aprèsm’avoirsaisilementon,repoussamatêteenarrièreafindemieuxcontemplermonvisage.Elleavaitlesyeux noirs, elle était élancée et vigoureuse. Ses jambes étaientmagnifiques,mises en valeur par satuniqueincroyablementcourte.
«C’estmoiquivaislegagner!»affirmauneautre,unegrandejeunefemmeblonde,auxyeuxgris,quiavaitàlamainuneboucledelianedesmarais.
Uneautrejeunefemme,brune,plutôtpetite,portantunfiletpliésurl’épaulegauche,dit:«Non,ilseraàmoi!»«Non,àmoi!»s’écriauneautre.«Àmoi!»intervinrentd’autres.Elles s’assemblèrent autour de moi, m’examinèrent, tournèrent autour de moi, me dévisagèrent
commeonfaitavecunanimalouunesclave.«Lesdents!»commandalapremièrejeunefemme,lafillebruneetmince.J’ouvrislaboucheafinqu’ellepuisseexaminermesdents.D’autresregardèrentégalement.Puiselletâtamesmuscles,mescuissesetmedonnaquelquesclaquessurlesflancs.«Robuste,»estimaunejeunefemme.—«Oui,»admituneautre,«maisilabeaucoupservi!»Elles rirent. Elles faisaient référence à ma bouche. Le côté droit était noir, coupé et enflé. Elle
portait,endiagonale,lamarquedesdentsdeTelima.—«Oui,»opinalapremièrejeunefemme,«ilabeaucoupservi.»—«Maisilestencoreutilisable,»relevauneautreenriant.— « Oui, » reconnut la première jeune femme, « il est encore utilisable. » Elle recula et me
considéra.«Oui,»dit-elleauxautres,«finalement,c’estunbonesclave,unexcellentesclave!»Ellesrirent.Puislajeunefemmeminces’approchademoi.J’étaisdebout,attaché,ledosàunegaffe.Lagaffe,profondémentenfoncéedanslerencedel’île,se
dressait dans une clairière proche du rivage. J’avais les poignets attachés derrière la gaffe avec unmorceaudelianedesmarais.Meschevillesétaientégalementattachéesàlagaffe.Deuxautresbouclesdelianedesmaraism’entouraientlecouetlataille.Surmatête,maMaîtresse,Telima,avaitposéunecouronnedefleursderencetressées.
La jeune femme mince, debout devant moi, suivit du doigt, paresseusement, la courbe de mon
épaulegauche.Puis,duboutdudoigt,elle traça lapremière lettredumotgoréenKajirqui signifie :esclavemâle.
Ellemeregarda.«Aimerais-tuêtremonesclave?»demanda-t-elle.«Aimerais-tumeservir?»Jenerépondispas.«Jepourraismêmeêtregentilleavectoi,»ajouta-t-elle.Jedétournailatête.Ellerit.Puislesautresjeunesfemmesapprochèrentégalement,semoquantdemoi,medemandantsijene
préféraispaslesservir,elles.«Écartez-vous!»criaunevoixd’homme.C’étaitHo-Hak.« L’heure du concours est arrivée ! » cria une autre voix, et je reconnus celle de Telima, ma
Maîtresse.Elleportaitsonbraceletd’oretsescheveuxétaientattachésaveclabandedetissupourpre.Elleétait
vêtued’unecourte tunique.Elle était extrêmement satisfaited’elle-même, ce jour-là, et d’unebeautéextraordinaire.Ellemarchait,latêtehaute,commesilemondeluiappartenait.Elleavait,àlamain,unbâtondejet.
«Allons,pressons!»lançaHo-Hakenmontrantleborddel’îlederence.J’auraisvouluqueHo-Haksetournâtversmoi,meregardâtdanslesyeux.Jelerespectais,j’aurais
vouluqu’ilmeregardât,qu’ildaignâtreconnaîtrequej’existais.Maisilnemeregardapas,nemeremarquapaset,suiviparTelimaetlesautresjeunesfemmes,se
dirigeaversleborddel’îlederence.Jerestaiseul,attachéàlagaffe.Telimam’avaitéveilléàl’aube,puism’avaitdétachéafinquejepuisseparticiperauxpréparatifsde
lafête.Endébutdematinée,lesautresîlesderence,quatreentout,quiétaientamarréesdanslesenvirons,
furentpousséesverslanôtredesorteque,reliéespardesradeauxderenceplats,quijouaientlerôledeponts,etattachéeslesunesauxautres,ellesneformaientplus,pratiquement,qu’uneseulegrandeîle.
J’avaisparticipéà lamiseenplacedespontset j’avais tirésur le rivage lesbarquesderencedesRenciersvenusd’îles lointaines. J’avaiségalement transporté les lourdesmarmitesdebièrede rence,fourniesparlesdiversesîles,jusqu’àl’endroitoùauraitlieulefestin,ainsiquedeschapeletsdegourdesd’eau,desbrochettesdepoisson,desgautsembrochés,destarskstuésetdespaniersdesèvederence.
Puis, vers la huitième heure goréenne, Telima m’avait ordonné d’aller près de la gaffe, où ellem’avaitattachépuisposésurlatêtelaguirlandedefleursderence.
J’étaisrestéattachétoutelamatinée,subissantl’examen,lesregards,lescoupsetleshumiliationsdespassants.
Versladixièmeheure,lemidigoréen,lesRenciersmangèrentquelquesgalettesderenceparseméesdegraines,burentdel’eauetgrignotèrentdupoisson.Legrandfestinauraitlieulesoir.
Unpeuplustard,unpetitgarçons’étaitarrêtédevantmoietm’avaitregardé,unmorceaudegalettederenceàlamain.
«As-tufaim?»avait-ildemandé.—«Oui,»avais-jerépondu.Illevalemorceaudegalettederenceversmoi,afinquejepuissemordrededansetmanger.«Merci,»dis-je.Maisilétaitrestélà,àmeregarder.Puissamèreseprécipitaverslui,luidonnauneclaqueet,avec
forcecris,l’entraîna.
LesRenciersoccupèrentdiversement lamatinée.Leshommes tinrentconseilavecHo-Haket ilyeutdesdiscussions,desdisputes,descrismême.Lesfemmesmariéess’occupèrentdelapréparationdufestin. Les jeunes gens et les jeunes filles formèrent deux lignes opposées et s’invectivèrentjoyeusement. Et, de temps en temps, l’un d’eux, garçon ou fille, courait jusqu’à la ligne opposée ettouchaitquelqu’unavantderejoindresabaseenriant.Onselançaitdesobjetsetons’injuriait,parjeu,d’uneligneàl’autre.Lesenfantsjouaienttousensemble,lesgarçonsavecdesfiletsetdesjavelotsderoseau,lesfillesavecdespoupéesderenceetlesadolescentsorganisantdesconcoursdebâtondejet.
AprèslaréunionduConseil,l’hommeaubandeaudeperlesvintmeregarder.C’étaitceluiquiavaitétéincapabledetendrel’arc.
Ilportait,surl’épaulegauche,unegrandeécharpedesoieblancheetcelameparutétrange.Ilnem’adressapas laparole,mais il ritetpoursuivit sonchemin. Jedétournai la tête,brûlantde
honte.Ladouzièmeheuregoréenneavaitsonné,midiétaitlargementdépassé.Lesjeunesfemmesquiallaientessayerdemegagnerm’avaientexaminé.Ho-Hak,accompagnédeTelima,lesavaitconduitessurleslieuxdescompétitions.L’essentieldecelles-ci sedéroulaitdans lesmarais.De l’endroitoù j’étaisattaché,par-dessus les
huttes de rence, j’en suivis vaguement le déroulement. Il y eut beaucoup de rires et de cris,d’applaudissements et d’acclamations. Il y eut des courses de barques de rence, des concours deprécisiondanslemaniementdelapetiteembarcation,descompétitionsaufiletetaubâtondejet.Cefutvéritablementlafête.
Finalement,aprèsenvironuneheure,legroupecomprenantlesjeunesfemmes,lesspectateursetlesarbitrestournasesbarquesversl’île,puisaccostaetlesembarcationsfurentamarréesàlarivederencetressé.
Ensuite,legroupetoutentiersedirigeaversmagaffe,àl’exceptiondeHo-Hak,quisedirigeaversungrouped’hommesquitaillaientdesracinesderenceendiscutant,del’autrecôtédel’île.
Lesjeunesfemmes,quiétaientunequarantaineouunecinquantaine,s’assemblèrentautourdemoi,puisseregardèrentenriantetengloussant.
Jelesregardai,pleindedésespoir.«Tuasétégagné!»annonçaTelima.Lesjeunesfemmess’observèrentsansriendire,maisriantetsepoussantducoude.Impuissant,jetiraisurleslianesdesmarais.«Quit’agagné?»demandaTelima.Lesjeunesfemmesricanèrent.Puis,lajeunefemmebrune,auxjambeslonguesetminces,provocantes,vinttoutprèsdemoi.«Ilestpossible,»souffla-t-elle,«quetusoismonesclave.»—«Suis-jetonesclave?»demandai-je.—«Tuespeut-êtreàmoi,»meglissaàl’oreillelagrandefilleblondeauxyeuxgris.Elleposasur
monbrasuneboucledelianedesmarais.—«Dequisuis-jel’esclave?»m’écriai-je.Lesjeunesfemmessepressèrentautourdemoi,metouchèrent,mecaressèrentcommeleferaitune
Maîtresse,memurmurèrentàl’oreillequejeleurappartenaispeut-être,quejedevaislesservir.«Dequisuis-jel’esclave?»m’écriai-je,désespéré.—«Tulesauras,»déclaraTelima,«pendantlefestin,quandlafêtebattrasonplein!»Lesjeunesfemmes,etleshommesquisetenaientderrièreelles,rirent.JerestaisansréactiontandisqueTelimamedétachait.«Neretirepaslaguirlandedefleurs!»dit-elle.
Puis je restai immobile près de la gaffe, seulement vêtu du collier de liane des marais qu’ellem’avaitpasséaucouetdelaguirlandedefleursderence.
—«Quedois-jefaire?»demandai-je.—«Vaaiderlesfemmesàpréparerlefestin!»ordonna-t-elle.Toutesriaientlorsquejem’éloignai.«Attends!»cria-t-elle.Jem’arrêtai.«Pendant le festin, » déclara-t-elle, « tu nous serviras, naturellement. »Elle rit. «Et, comme tu
ignoreslaquelled’entrenousesttaMaîtresse,tunousservirastoutescommesitunousappartenais.Ettunousservirasbien.SicellequiesttaMaîtressen’estpasentièrementsatisfaite,tuserascertainementtrèssévèrementpuni!»
Ilyeutd’autreséclatsderire.«Maintenant,va,»conclut-elle,«etaidelesfemmesàpréparerlerepas!»Jemetournaiverselle.—«Qui,»suppliai-je,«estmaMaîtresse?»— « Tu le sauras pendant le festin ! » répliqua-t-elle avec colère. « Au plus fort de la fête.
Maintenant,vaaiderlesfemmesàpréparerlefestin…Esclave!»Jefisdemi-touret,souslesrires,allaiaiderlesfemmes.Lanuitétaittrèsavancéeetlafêteétaitpresqueterminée.Des torches,morceaux de lianes desmarais imprégnés d’huile et enroulés autour des pointes de
javelotsfichésdanslerencetressédel’île,éclairaientlanuitdesmarais.Les hommes étaient assis en cercle, les jambes croisées, et les femmes, agenouillées suivant la
coutumegoréenne,avaientprisplaceàl’intérieurducercle.Ilyavaitquelquesenfants,àlapériphérieducercle,maislamajoritéd’entreeuxétaientendormissurlerence.Onavaitbeaucoupparléetchanté.JecomprisquelesRenciers,lorsqu’ilsn’habitaientpaslamêmeîle,serencontraientrarement.
Avant le festin, j’avais aidé les femmes, vidant le poisson et préparant lesgautsdesmarais, puisj’avais tourné les broches, où rôtissaient les tarsks, au-dessus de feux de racines de rence séchées,brûlantdansdes récipientsmétalliquesmontés surdes structures surélevéesdont lespieds reposaientégalementsurdesplaquesmétalliques.
Pendant presque tout le festin, j’avais servi, notamment les jeunes femmes qui avaient concourupourmegagneretdontune,j’ignoraislaquelle,m’avaiteffectivementgagné.
J’avaisportédesbolsdepoisson séchécoupéenpetitsmorceaux,desplateauxchargésde tarsksrôtisetdegautsrôtis,desgalettesderenceetdelabouillie,desgourdes,qu’ilfallaitremplirsouvent,debièrederence.
Puis,parmilesapplaudissementsdesRenciers,Telimasedirigeaversmoi.«Aupoteau!»dit-elle.J’avaisvulepoteau.Iln’étaitguèredifférentdeceluiauquelj’avaisétéattachéunpeuplustôt.Ily
avaituneclairièrecirculaire,entrelesconvives,d’environdouzemètresdediamètre,autourdelaquelleétaientforméslescercles.Lepoteau,dépourvud’écorce,mince,profondémentenfoncédanslerencedel’île,sedressaitexactementaucentredelaclairière,entouréparlescerclesdesRenciers.
Jemedirigeaiverslepoteauetm’immobilisaiprèsdelui.Ellemesaisitlesmainset,avecunmorceaudelianedesmarais,lesattachaderrièrelepoteau.Puis,
commeellel’avaitfaitaumatin,ellem’yattachaégalementlespiedsetensuite,égalementcommeellel’avaitfaitaumatin,ellem’entouralatailleetlecou.Puis,jetantlaguirlandedefleursderencequejeportais,ellelaremplaçaparuneguirlandefraîche.
Tandisqu’ellem’attachaitainsi,lesRencierschantaientenclaquantdesmains.
Ellereculaetrit.Jevis,danslafoule,Ho-Hakquifrappaitdanssesmainsetchantait,commelesautres,ycompris
l’hommeaubandeauenperlesdesorpduVosk,celuiquiavaitétéincapabledetendrel’arc.Puis,soudain,lafoulesetut.Lesilencesefit.Alors,s’élevaunbattementdetambourquidevintdeplusenpluspuissant,unhommefrappantavec
deuxbâtons sur une racine de rence évidée et, aussi soudainement que le chant et les battements demains,letamboursetut.
Ensuite,stupéfait,jevislesjeunesfemmes,poussantdescrisaigusetriant,cellesquiprotestaientétantpousséesettirées,seleveretpénétrerdanslaclairière.
Lesjeunesgensmanifestèrentbruyammentleurjoie.Uneoudeuxjeunesfilles,rieuses,tentèrentdes’échapper,maislesjeuneshommeslesrattrapèrent
etlespoussèrentdanslaclairière.Puislesjeunesfemmes,vigoureuses,lesyeuxbrillants,respirantprofondément,leursbrasnusornés
de bracelets de perles ou de cuivremartelé à l’occasion de la fête, s’immobilisèrent aumilieu de laclairière.
Lesjeunesgenscrièrentetbattirentdesmains.Je constatai que de nombreux jeunes garçons, beaux, au visage volontaire, ne pouvaient quitter
Telimadesyeux.Jeremarquaiqu’elleétaitlaseuleàporterunbraceletd’or.Ellenefaisaitguèreattentionauxjeunesgens.LescommunautésdeRenciersviventengénéralisolées.Lesjeunesserencontrentrarement,saufau
seind’unemêmecommunauté.Jemesouvinsdesdeuxlignesdejeunesgarçonsetdejeunesfillesquis’étaientinvectivées,enriantetencriant,danslamatinée.
Puis, l’homme au tambour en racine de rence évidée se mit à jouer et d’autres musiciens sejoignirentàlui:uneflûtederoseau,despetitsmorceauxdemétalenfiléssurunfildefer,etunbâtoncreuséd’encochessurlequelonfrotteunecuillerfaçonnéedansuneracinederence.
Ce futTelimaquicommençademarteler le rence tresséquiconstituait la surfacede l’îleavec letalondroit,lesbraslevésau-dessusdelatêteetlesyeuxfermés.
Puis lesautres jeunes femmes l’imitèrentde sorteque,bientôt, laplus timideelle-mêmesuivit lepérimètreducercleentapantdespieds.LesdansesdesRencièressont,àmaconnaissance,uniquessurGor.Ellessontparfoisunpeusauvagesmaisellescomportentégalement,paradoxalementpeut-être,desaspects statiques, stylisés, desmouvements qui évoquent le jet du filet, lamanœuvre de la gaffe, letressagedurenceoulachasseaugaut.Mais,tandisquejeregardais,parmilescrisdesjeunesgens,ladansedevintmoinsstylisée,plusuniversellementféminine,decetteféminitécommuneàlamaîtressedemaisonalcooliqued’unebanlieueurbainedelaTerreetàl’esclavecouvertedebijouxdePortKar,ne futplusque ladansede femmesquiontenvied’hommesetvontavoirdeshommes.Stupéfait, jeconstataique les jeunes femmes lesplus timideselles-mêmes, cellesqu’il avait fallupousserdans lecercleetmêmecellesquiavaient tentédes’enfuir, tournoyaientfollement, lesmainstenduesvers lestroislunesdeGor.
Lasolitudeestsouventcruelle,surlesîlesderence,etlafêten’alieuqu’unefoisl’an.Lesinvectivesdesjeunesgens,pendantlamatinée,etl’exhibitiondesjeunesfemmes,lesoir,car,en
fait, dans les mouvements de la danse, toutes les femmes sont pratiquement mises à nu, jouentprobablementunrôlecrucialdanslaviedesRenciers,rôlecomparableauxrendez-vousetàlacourdel’environnementpluscivilisédemaTerrenatale.
L’entréedesjeunesfemmesdanslecerclemarquelafindel’enfance.Soudain,devantmoi,lesmainsau-dessusdelatête,sedressalamincejeunefemmebrune,cellequi
avaitde longues jambesmerveilleusementbelles, vêtued’unecourte tuniquede rence ; ses chevillesétaient tellement proches l’une de l’autre qu’elles auraient pu être enchaînées ; puis elle posa lespoignets l’un contre l’autre, paumes vers l’extérieur, au-dessus de la tête, comme si elle portait desmenottesd’esclave.
Puisellejeta:«Esclave!»avantdemecracherauvisageetdepivotersurelle-même,s’éloignant.JemedemandaisielleétaitdevenuemanouvelleMaîtresse.Puisuneautrejeunefemme,lagrandejeunefemmeblondeàlaboucledelianedesmarais,sedressa
devantmoi,avecdesmouvementsdouloureusementlents,commesilamusiquen’altéraitquedetempsentempssarespirationetlesbattementsdesoncœur.
«Jesuispeut-être,»fit-elle,«taMaîtresse.»Puis, comme l’autre, elle me cracha au visage et s’éloigna, avec élégance, enveloppée dans la
flammedelamusique.L’uneaprèsl’autre,lesjeunesfemmesdansèrentdevantmoietautourdemoi,feignantdes’offrirà
moi,riantdeleurpouvoir,puismecrachèrentauvisageavantdes’éloigner.LesRenciersriaientetcriaient,acclamaientlesjeunesfemmes.Mais,pourl’essentiel,onm’ignora,toutcommelepoteauauquelj’étaisattaché.Leplussouvent,bienqu’elleseussentprisletempsdem’humilier,lesjeunesfemmesdansèrentleur
beautéàl’intentiondesjeuneshommesducercle,afindesefairedésirer,afindeséduire.Unpeuplustard,unejeunefemmequittalecercle,latêterejetéeenarrière,larespirationprofonde
et,àpeineavait-ellefranchilecerclederenciersqu’unjeunehommelasuivitpuislarejoignitunpeuplus loin. Pendant environ une ehn, ils restèrent face à face, immobiles dans l’obscurité, puis, avecdouceur,lajeunefemmeneprotestantpas,ilétenditsonfiletsurelleetl’attiraplusloin.Ensemble,ilsdisparurentdanslenoir,traversantunpontderadeauxconduisantàuneîleéloignéedufeu,delafoule,dubruitetdeladanse.
Ensuite,quelquesehnsplus tard,uneautre jeunefemmequitta lecercle, fut rejointeparun jeunehommequil’enveloppadanssonfiletetl’entraîna,prixconsentant,danslesecretdesahutte.
Ladansedevintplusfrénétique.Lesjeunesfemmestournoyaientfollement,lesspectateursbattaientdesmains,lamusiquedevenait
plussauvage,plusbarbare,plusendiablée.Et,soudain,Telimadansadevantmoi.Jelaissaiéchapperuncritantsabeautémestupéfiait.J’eus l’impressionden’avoir jamaisvude femmeaussibelleet,devantmoi, simpleesclave,elle
dansaavecinsolenceetmépris.Ellelevaitlesbrasau-dessusdelatêteet,toutendansant,souriaitetmeregardait fixement. Ce soir-là, sa beauté me blessa plus douloureusement, plus cruellement, que lespoignardsd’unTortionnaire.Elledansaitleméprisetlessarcasmesquejeluiinspirais.Ellefitnaîtreenmoidesagoniesdedésirmais,danssesyeux,jelusquejen’étaispourellequ’unobjetd’amusementetdemépris.
Puisellemelibéra.«Vadanslahutte!»ordonna-t-elle.Jerestai,immobile,prèsdupoteau.Nous étions pris dans des torrents de musique barbare, les cris et les applaudissements, les
tourbillons,lesbonds,lescontorsionsdesjeunesfemmesdontlecorpsbrûlaitdelapassiondeladanse.«Oui,»déclara-t-elle,«tum’appartiens.»Ellemecrachaauvisage.«Vadanslahutte!»répéta-t-elle.Jem’éloignai,entrébuchant,dupoteau,mefrayantunchemindanslafouledesdanseuses,dansle
cercle des spectateurs déchaînés qui criaient et battaient desmains, puismedirigeai vers la hutte deTelima.
Jem’arrêtaidevant,dansl’obscurité.J’essuyaisasalive,surmonvisage.Puis,m’étantmisàquatrepattes,baissantlatête,j’entraidanslahutte.Dehors, retentissaient les acclamations et les applaudissements, les cris des jeunes femmes qui
dansaientsouslestroislunesdeGor.Jem’assisdanslenoir,latêteentrelesmains.Jerestailongtempsassisdansl’obscurité.PuisTelimaentra,avecl’assurancedelapropriétairedelahutte,commesijen’étaispaslà.«Allumelalampe!»ordonna-t-elle.J’obéis,maladroitdanslenoir,frottantl’aciercontrelesilex,etlesétincellestouchèrentlespétales
derencecontenusdanslepetitbol.Danscetteminusculeflamme,j’introduisisunmorceaudetigederenceprovenantd’unpaquetdecelles-ci,puisj’allumailaminusculelampeàhuiledetharlarionposéedanssonboldecuivre.Jeremislemorceaudetigederence,commej’avaisvuTelimalefaire,danslepetitboldepétalesoù,commelespétalesenflammés,ilnetardapasàs’éteindre.Laflammevacillantedelalampeàhuiledetharlarionéclairal’intérieurdelahutted’unelumièrejaunâtre.
Telimamangeaitunegalettederence.Elleavaitlaboucheàmoitiépleine.Ellemeregardait.«Cesoir,»dit-elle,«jenet’attacheraipas.»Serrantlademi-galettederenceentrelesdents,elledéroulasanattepuis,commeellel’avaitfaitla
veilleausoir,détachasatuniqueetlaretira.Puisellelajetadansuncoindelahutte,sursagauche,prèsdesespieds.Assisesurlanatte,ellemangealerestedesagalettederence.Puiselles’essuyalaboucheavecl’avant-brasetsefrottalesmainsl’unecontrel’autrepoursedébarrasserdesmiettes.
Ensuite,elledétachasescheveuxetlessecoua.Puiselles’allongeasurlanatte,faceàmoi,appuyéesurlecoudedroit.Songenougaucheétaitlevé.
Ellemeregarda.«Sersmonplaisir!»ordonna-t-elle.—«Non,»répondis-je.Ellemeregardaavecstupéfaction.Au même moment, dehors, retentit le cri sauvage, strident, terrifié, d’une jeune femme, et la
musique s’arrêta soudain. Puis j’entendis des cris, des hurlements de terreur, des pas précipités, letintementdesarmes.
«LesMarchandsd’Esclaves!»hurlait-on.«LesMarchandsd’Esclaves!»
6
LESMARCHANDSD’ESCLAVES
J’ÉTAISsortidelahutte.Maréactionavaitétéinstantanée,commecelled’unGuerrierentraîné,etm’avaitprisdecourt.Lajeunefemmemesuivitpresqueimmédiatement.Danslanuit,jevisdestorchesquisedéplaçaientàlapériphériedel’île.Un enfant passa devant moi en courant. Le cercle de la danse était vide. Solitaire, le poteau
dépourvud’écorcesedressaitaumilieuducercle.Unefemmehurlaitparmi les reliefsdu festin.Lestorches des marais brûlaient aussi tranquillement que de coutume. Il y avait des cris. J’entendis leclaquement des armes sur les boucliers. Deux hommes, des Renciers, nous dépassèrent en courant.J’entendislecraquementd’unjavelotdesmaraiscontrelemétal.Unhomme,unRencier,sedirigeaversnousàreculons,en titubantcommeun ivrogne.Puis ilpivotasur lui-mêmeet jevis,aumilieudesapoitrine, l’empennage d’un carreau d’arbalète. Il s’abattit presque à nos pieds, les doigts crispés surl’empennage,lesgenouxremontésjusqu’aumenton.Plusloin,unenfantpleurait.
Danslalumièrevacillantedestorches,derrièreelles,danslesmarais,j’aperçuslesprouescourbesdeplusieurspénichesdesmarais,decellesquelesesclavespropulsentàlarame.
Telimasecouvritlevisageaveclesmains,lesyeuxfous,etpoussaunpuissanthurlementdeterreur.Mamainserefermasursonpoignetdroit, leserrantcommeunemenotted’esclave.Jel’entraînai,
malassuréesursesjambesethurlante,versl’autrecôtédel’île,versl’obscurité.MaisdesRenciersseprécipitaientdansnotredirection,hommes,femmesetenfantsqui,lesmains
tendues, trébuchaient et tombaient.Derrière eux, nous entendîmes les cris des hommes et vîmes lesmouvementsdesjavelots.
Nouscourûmesaveceuxversuneautrepartiedel’île.Puis,devantnous,danslenoir,retentitunetrompetteetnousnousarrêtâmes,indécis.Soudain,une
pluiedecarreauxd’arbalètes’abattit surnous. Ilyeutdeshurlements.Unhomme,surnotregauche,criaets’écroula.
Nous fîmesdemi-touret courûmesànouveau, trébuchantdans l’obscurité faiblementéclairéeparlestorches,surlesnattesderencetresséquiconstituaientlasurfacedel’île.
Derrière nous, retentissaient les trompettes et le choc des javelots sur les boucliers, les cris descombattants.
Puis,devantnous,unefemmes’immobilisaenhurlant,lebrastendu:«Ilsontdesfilets!»s’écria-t-elle.Onnouspoussaitverslesfilets.
Jem’arrêtaietserraiTelimacontremoi.NousfûmesbousculéspardesRenciersenpleinecoursequisejetaientdanslesfilets.
«Arrêtez!»criai-je.«Arrêtez!Ilyadesfilets!Desfilets!»Maispresquetousnoscompagnons,désemparés,fuyantlestrompettesetlechocdesjavelotscontre
lesboucliers,sejetèrentfollementsurlesfiletsqui,tenuspardesesclaves,sedressèrentsoudaindevanteux. Il ne s’agissait pas de petits filets destinés à la capture d’individus, mais de grands filets,semblablesàunmur,quicoupaientlaretraite.Icietlà,entrelesmailles,deslancesécartaientceuxquiauraientvoululesdéchirer.Puislegrandfilet,tenupardesesclaves,semitàavancer.
Àl’autreextrémitédel’île,lemêmecriterrifiéretentit:«Desfilets!Desfilets!»Puis,tandisquenousnousbousculionsetcourions,icietlà,parminous,setrouvèrentdeshommes
dePortKar, desGuerriers, certains avec le casque, le bouclier, l’épée et le javelot, d’autres avecunbâtonetunpoignard,d’autresavecunfouetetunlasso,d’autresencoreavecunfilet,tousavecdelacorde.Parmieux,circulaientdesesclavesmunisdetorchesafinqu’ilspuissentvoircequ’ilsfaisaient.
JevisleRencieraubandeauenperlesdesorpduVosk,celuiquiavaitétéincapabledetendrel’arc.Ilportaitlagrandeécharpedesoieblancheentraversdutorse,attachéesurlahanchedroite.Prèsdelui,setenaitunGuerrierdePortKar,grandetbarbu,portantuncasqueorné,surlestempes,desdeuxfiletsd’ordesofficiers.LeRenciertendaitlebrasicietlà,donnantdesinstructions,d’unevoixpuissante,auxGuerriersdePortKar.Legrandofficierbarbu,l’épéetirée,setenait,silencieux,prèsdelui.
«C’estHenrak!»s’écriaTelima.«C’estHenrak!»C’étaitlapremièrefoisquej’entendaislenomdel’hommeaubandeau.Prèsdenous,unhommes’effondra,lecoupresquecomplètementtraverséparunjavelot.Henrakserrait,danssamain,unebourse,peut-êtrepleined’or.LebrasautourdesépaulesdeTelima,jem’éloignai,l’entraînant,etnousnousperdîmesparmiles
renciershurlants,leshommesetlesfemmesquicouraient.CertainsRenciers, armésde leurpetitbouclierde rence tressé, résistaient,mais leurs javelotsdes
maraisnepouvaientriencontrelesépéesd’acieretleslourdeslancesgoréennes.Lorsqu’ilsrésistaient,ils étaient taillés en pièces. La plupart d’entre eux, pris de panique, certains qu’ils ne pouvaient pasrésisteràdesGuerriersentraînés,fuyaientcommedesanimaux,poussantdescrisdeterreur,devantleschasseursdePortKar.
Unejeunefemmetrébucha,puisfuttraînéeparlescheveuxversunedesétroitespéniches.Elleavaitlespoignetsattachésdansledos.C’étaitcellequi,lematin,avaitunfiletsurl’épaule,unedecellesquis’étaientmoquéesdemoi,lorsquej’étaisattachéaupoteau,unedecellesquiavaitdanséleméprisquejeluiinspirais.Elleétaitdéjànue.
Jereculaiencore,parmilesrenciersquicouraientetsebousculaient,tramantànouveauTelimaparlepoignet.Ellehurlaitetcouraitentrébuchant.
Jeconstataiquelesfilets,desdeuxcôtésdel’île,avaientavancé,leslancespasséesentrelesmaillespoussantlesrenciersterrifiésdevanteux.
Nouscourûmesunenouvellefoisverslecentredel’île.Unejeunefemmehurla.C’était lagrandejeunefemmeblonde,auxyeuxgris,cellequi, lematin,
avaitunebouclede lianedesmaraisqu’ellem’avaitposéesur lebras,cellequiavaitdanséavecunelenteur douloureuse, pendant la fête, qui, comme les autres, m’avait manifesté son mépris en mecrachantauvisage.
Elle se débattit, prisonnière de deux lassos de cuir enroulés autour de sa taille et tenus par desGuerriers.Un autreGuerrier approcha, derrière elle et, en quatre coups de fouet sauvages, lacéra satunique de rence de sorte que la jeune femme tomba à genoux sur le rence tressé qui constituait lasurfacedel’île,hurlantdedouleur,suppliantleshommesdel’attacher.Onlajetaàplatventrepuisun
Guerrierluiattachalespoignetstandisquel’autreluiliaitleschevilles.Une jeune femme nous heurta en hurlant. C’était la jeune femme brune et mince, élancée, aux
jambesmerveilleusementbelles.Jemesouvenaisbiend’elle.Elleavaitdansédevantmoi,leschevillestoutesproches l’unede l’autre,commesiellesavaientétéenchaînées, lesmainsau-dessusde la tête,paumes vers l’extérieur, comme si elle avait eu des menottes d’esclave, puis elle m’avait jeté :«Esclave!»,avantdemecracherauvisageetdes’éloigner.C’était,àmonavis,aprèsTelima,laplusinsolente et la plus désirable. Elle tournoya follement, poussant des hurlements, et disparut dansl’obscurité.Satuniquederenceétaitdéchiréesurl’épaule.
LebrasautourdeTelima,jeregardaid’uncôtéetdel’autre,cherchantuneissue.Toutautourdenous,leshommescriaient,lesfemmeshurlaient,lesenfantscouraientenpleurantet
partout,semblait-il,étaientleshommesdePortKaretleursesclavesquitenaientlestorches,lesquellesbrillaient comme des yeux de prédateur dans la nuit des marais. Un petit garçon nous dépassa encourant.C’était celui quim’avait donné unmorceau de galette de rence, lematin, tandis que j’étaisattachéaupoteau,celuiquesamèreavaitpunipourcetteraison.
J’entendisdescris,deshurlementset,entraînantTelimaparlamain,medirigeaiverseux.Là, dans la lumière des torches des marais, je vis Ho-Hak, pleurant de rage, hurlant, faisant
follementtournoyerunegaffeautourdelui.DenombreuxguerriersdePortKarétaientétendusautourde lui, la têtebriséeou lapoitrineenfoncée.À la limiteducercledécritparsagaffe,se tenaientunequinzainedeGuerriersdePortKar,l’épéetirée,lalumièredestorchesdesmaraisseréfléchissantsurleslames,l’encerclant,l’immobilisantàlapointedeleursarmes.Iln’auraitpasétéplusprisonnierentrelesmâchoiresdurequindesmaraisaulongcorpspourvudeneufnageoires.
«Quelcombattant!»s’écriaundesGuerriersdePortKar.Ho-Hak,ensueur, lesoufflecourt,précipité,sesgrandesoreillescolléescontrelatête,soncollier
métalliquedegalérien,auquelétaitsuspenduunmorceaudechaîne,aucou,serrant lagaffeentre lesmains,setenait,lesjambeslargementécartées,surlerence,engarde.
«Tharlarions!»cria-t-ilauxGuerriersdePortKar.Ilssemoquèrentdelui.Puisdeuxfilets,ronds,auxmaillessolidesetlestés,s’abattirentsurlui.Les Guerriers de Port Kar se jetèrent alors sur lui et l’assommèrent en le frappant avec les
pommeauxdeleursépéesetlesmanchesdeleurslances.Telimahurlaetjel’entraînai.Nouscourûmesànouveauparmilestorchesetleshommes.Nousarrivâmessurlarivedel’île.Danslesmarais,àquelquesmètresdenous,desbarquesderence
brûlaientsurl’eau.Iln’yavaitpersonnesurlarivedel’île.Dansl’eau,prisonnierdesmâchoiresd’untharlariondesmarais,unrencierhurlait.
«Ilyenadeux!»entendis-je.Nousnousretournâmes.QuatreGuerriers,armésdefiletsetdelances,couraientversnous.Nousprîmesànouveauladirectiondelalumière,destorches,ducentredel’île,deshurlementsdes
femmesetdeshommes.Près du poteau auquel j’avais été attaché, à quelquesmètres du cercle de la danse, de nombreux
renciers,hommesetfemmes,nus,gisaient,piedsetpoingsliés.Ensuite,onlesconduiraitauxpéniches.Detempsentemps,unGuerrieraugmentaitlebutin,traînantsapriseoubienlajetantsansménagementparmi lesautres.DeuxGuerriers, l’épéeà lamain,gardaientces renciers.UnScribe,deboutderrièreuneécritoire,enregistrait lescapturesdechaqueGuerrier.Parmicelles-ci, se trouvait lagrande jeunefemmeauxyeuxgris.Ellepleuraitettiraitsursesliens.Ellemeregarda.
«Ausecours!»criait-elle.«Ausecours!»J’entraînaiTelima.
«Jeneveuxpasêtreesclave,»répétait-elle,«jeneveuxpasêtreesclave.»Jejetailatêtedecôtéaumomentoùlatorched’unesclavedesGuerriersdePortKarsifflaàmes
oreilles.Nousfûmesbousculésparunrencierensanglantéquis’éloignaentitubant.Unejeunefemmehurla.Puis je vis, dans la lumière des torches, agile comme le tabuk, courant désespérément, la jeune
femmebruneetmince,cellequiavaitdesjambesmerveilleusementbelles.UnGuerrierdePortKarlapoursuivait. Je vis le filet dense et lesté tourbillonner, puis je la vis tomber, prisonnière. Elle hurla,roulantsurelle-même,luttantcontrelefilet.PuisleGuerrierlajetaàplatventre,luiattacharapidementlespoignetset leschevilles.Avecsoncouteau,ilcoupasatuniquederenceet,sansmêmeprendrelapeinedeladébarrasserdufilet,lajetasursonépaule;ensuite,ilpritladirectiond’unepénicheàhauteprouequisetrouvaitdansl’ombre,auborddel’île.Ilnevoulaitpasrisquerdeperdreunetelleprise.
Jesupposaiquelajeunefemmenetarderaitpasàdanserànouveau,sansdouteavecleschevillesdélicieusementjointesetlesmainslevées,paumesversl’extérieur,au-dessusdelatête.Mais,alors,seschevilles seraient véritablement enchaînées et elle porterait effectivement des menottes ; elle seraitvéritablementenchaînée;elleauraitdesanneauxauxchevillesetauxpoignets;etellenetermineraitprobablementpassadanseencrachantauvisagedesonMaître,avantdepivotersurelle-mêmeetdes’éloigner.Elleseraitcertainementpresquemortedeterreuràl’idéequesadansepourraitluidéplaire.
«Là!»criaHenrak,l’écharpeblancheluibarrantletorse,entendantlebrasversnous.«Prenezlafille,jelaveux!»
Telimaleregardaavecterreur,secouantlatête.UnGuerriersejetasurnous.Quelques renciers, dans leur fuite, nous bousculèrent et nous séparèrent. Telima pivota sur elle-
mêmeetcourutversl’obscurité.Jetrébuchai,tombai,puismerelevai.Jeregardaidésespérémentautourdemoi.Je l’avaisperdue.Puisquelquechose,probablementunbâtonou lemanched’un javelot,mefrappaà la tête et je tombai sur le rence tresséqui constituait la surfacede l’île. Jememis àquatrepattesetsecouailatête.Jesaignais.UnGuerrierdePortKar,danslalumièredelatorched’unesclave,attachait une jeune femme, non loin de moi. Ce n’était pas Telima. D’autres hommes passèrent encourant.Puisunenfant.PuisunautreGuerrierdePortKar,suivid’unesclaveavecunetorche.Surmadroite,unhommefutsoudainprisdansunfilet,cria,maisdeuxGuerrierssejetèrentsurlui,lerouèrentdecoupsetentreprirentdel’attacher.
JecourusdansladirectionoùTelimaavaitdisparu.J’entendisunhurlement.Soudain,devantmoi,dansl’obscurité,sedressaunGuerrierdePortKar.Ilvoulutmefrapperavec
sonépéeàdoubletranchant.S’ilavaitsuquej’étaisunGuerriermoiaussi,ilneseseraitpasserviaussimaladroitementdesalame.Jeluisaisislepoignetetlebrisai.Ilhurladedouleur.Jem’emparaidesonépée.Un autre combattant voulutme frapper avec son javelot.De lamain gauche, je le lui arrachaitandisque,delamaindroite,jefaisaisdécrireunarcrapide,oblique,dehautenbas,àmalame.Celle-ci lui trancha la gorge et je me retrouvai en garde. Il tomba sur le rence tressé, perdit son casque,baignantdanssonsang.C’étaituncoupélémentaire,undespremiersquel’onenseigneauGuerrier.
L’esclavequitenaitlatorchemeregarda,puisreculaets’enfuit.Soudain, je sentisqu’ilyavaitun filet au-dessusdema tête. Jem’accroupiset, levant l’épéeau-
dessusdematêteenluifaisantdécrireungrandcercle,ledétournaiavantqu’ilaitpus’abattresurmoi.Unhomme jura.Puis il se jeta surmoi, lepoignard levé.Ma lameavaitpartiellementcoupé le filet,maiselleétaitprisededans.Jeluiprislepoignetdanslamaingaucheet,deladroite,bienquemonépéefût prise dans le filet, lui passai ma lame à travers le corps. Un javelot, projeté dans ma direction,s’emmêladans le filetoùmonépéeétaitdéjàprise.J’abandonnaiaussitôt l’arme.L’hommequiavait
jeté le javelotn’avaitpasencore tirésonépéedesonfourreauque j’étaisdéjàsur lui.Je luibrisai lanuque.
Je fisdemi-touretcourusànouveauvers l’obscurité,vers l’endroitoùTelimaavaitdisparuetoùj’avaisentenduunhurlementdefemme.
«Libère-moi!»entendis-je.Danslenoir,jedécouvrisunejeunefemmenue,piedsetpoingsliés.«Libère-moi!»cria-t-elle.«Libère-moi!»Jel’assis.Cen’étaitpasTelima.Malgréseslarmes,jelarejetaisurlerencetressé.Puis,surmagauche,àunevingtainedemètres,j’aperçusunetorcheisolée.Jecourusdanscettedirection.C’étaitTelima.Elleétaitàplatventre.Onluiavaitdéjàsolidementattaché lespoignetsdans ledos.UnGuerrier
étaitaccroupiprèsdeseschevilles.Enquelquesgestesrapides,illesluilia.Jemesaisisdelui,lefispivotersurlui-mêmeetluiécrasailevisaged’uncoupdepoing.Crachant
sesdents,levisageenbouillie,iltentadetirersonépée.Jelelevai,àboutdebras,au-dessusdelatête,et le jetai, hurlant, dans lagueulebéanted’un tharlariondesmarais, lesquels étaient nombreux, à cemoment,prèsdesrivesdel’île.Ilsavaientabondammentfestoyé,pendantcettenuit,etcen’étaitpasterminé.
L’esclavequiportaitlatorches’enfuitenhurlant.Telimas’étaittournéesurlecôtéetmeregardait.«Jeneveuxpasêtreesclave,»dit-elleenpleurant.Dansquelquesinstants,lesguerriersseraientsurnous.Jelaprisdansmesbras.«Jeneveuxpasêtreesclave,»répéta-t-elle,«jeneveuxpasêtreesclave.»—«Tais-toi!»ordonnai-je.Je regardai autour de moi. Pour le moment, nous étions seuls. Puis, sur ma gauche, la nuit
s’embrasa.Unedesîlesderencedugroupes’étaitenflammée.D’uncôté,ilyavaitlemarais,avecsesrequinsetsestharlarions.Icietlà,surl’eau,àl’écartdel’îleenflammes,j’aperçuslesformesnoiresdesbarquesderencequi,
avantl’assaut,avaientétémisesàl’eauetbrûléespourempêcherleshabitantsdesîlesdes’échapper.Del’autrecôté,ilyavaitlalumièredestorches,lescrisdeshommes,lesMarchandsd’Esclavesde
PortKar.Auloin,j’aperçus,surundespontsderadeauxservantautransportdurence,undeceuxquej’avais
contribuéàmettreenplace lematinmême,des renciers,hommeset femmes,nus,que l’onpoussait,souslamenacedeslances,versnotreîle.Onleuravaitattachélespoignetsdansledosetonleuravaitpasséunecordeaucou.
Puisuneautreîlepritfeu,auloin,surladroite.Danslazoneéclairée,descrisetdesbruitsdecourseprécipitéeretentirent.Lesguerriersarrivaient.Lesradeaux,lesponts,medis-je.Lesradeaux.PortantTelimadansmesbras,jegagnailapériphériedel’îlesansrencontrerpersonne.Cettezone
avait été nettoyée plus tôt, grâce au filet tendu par des esclaves. Il n’y avait pas de renciers et,probablement pour cette raison, pas de guerriers de Port Kar ; en revanche, plusieurs torches sedirigèrentvers l’endroitoùnousnous trouvionsun instantplus tôt ;puis les torchesseséparèrent, lamoitiéprenantàgaucheetl’autreàdroite,ladirectionquenousavionschoisie.
Quelqu’uncriaetjereconnuslavoixdeHenrak:«Prenezlafille!Jeveuxlafille!»J’arrivaiprèsd’unradeaufaisantpontàl’installationduquelj’avaisparticipé,peuaprèsl’aube.Je
posaiTelimaaumilieuduradeau.Puis j’entreprisd’arracher lescordesderencequi le fixaientàdespiquetsenfoncésdanslerencedel’île.
Lestorchesvenaientversnous,deladroite,suivantlarivedel’île.Ilyavaithuitcordes,quatredechaquecôté.J’enavaisarrachésixlorsquej’entendisuncri:«Arrête!»L’îlevoisinebrûlaitdeplusenplusrapidementetdeplusenplusfurieusement,danslanuit,desorte
quetoutelazonenetarderaitpasàêtreilluminée.L’hommequiavaitcriéétaitseul,ils’agissaitprobablementd’ungardienpatrouillantdansunezone
théoriquementvide.Salancesefichaprèsdemoi,transperçantlerenceduradeau.Puisilsejetasurmoi,l’épéelevée.
Saproprelance,quejevenaisàpeined’arracher,luipassaautraversducorps.Jepivotaisurmoi-même.Personne,apparemment,nenousavaitvus.Jeglissai,majambes’enfonçadansl’eauet,soudain,unpetittharlariond’eaus’ensaisit,arrachant
unmorceaudechairavantdes’éloignerenbattantdelaqueue.Jeretiraiaussitôtmajambe,maisl’eauparut jaunir, car d’innombrables petits tharlarions d’eau s’étaient rassemblés près de la rive etj’entendis,derrièreeux,legrognementrauqued’ungrostharlariondesmarais,monstresquifontparfoisneufmètresdelongetpeuventpeserpluslourdquecenthommes.Derrièreeux,attendaitcertainementlerequindesmaraisgoréens,àneufnageoires,presquesemblableàuneanguille.
J’arrachai les deux dernières cordes puis déchirai du rence, au bord de l’île, que j’empilai sur leradeau,recouvrantainsiTelima.
Lestorchesétaientplusproches.Ayantencoreempilédurencesurleradeau,jel’éloignai,d’uncoupdepied,desîlesauxquellesil
avait été fixé. Jemeglissai sous le rence empilé sur le radeau, près de la jeune femme. Je lui posaifermementlamainsurlaboucheafinqu’ellesoitdansl’incapacitédecrier.Ellesedébattitunpeu,tirasurlesliensquil’immobilisaient.Sesyeux,effrayés,meregardaientfixement,au-dessusdemamain.
Lestorchespassèrent.Tranquillement,leradeaus’éloignadesîles.
7
JEMEMETSENCHASSE
PERDUaumilieudesroseauxetdesjoncs,dansl’obscuritédesmarais,àunecentainedemètresdesîlesderence,dontdeuxbrûlaient,jeregardai,unecouronnedefleursderenceensanglantéessurlatête,en compagnie de Telima attachée, les mouvements des torches, j’écoutai les cris des hommes, leshurlementsdesfemmesetlesappelsdesenfants.
LeshommesdePortKaravaientmislefeuauxdeuxîles,encommençantparlesrives,afind’enchassertousceuxquiauraientpus’ycacher,soitencreusantdesabrisdanslerence,soitentrouvantrefuge dans les puits centraux, vers le pont conduisant à l’île centrale, sur laquelle se trouvaient lepoteau,prèsduquel s’étaitdéroulée ladanse, et lahuttedeTelima.Parconséquent, ceuxquiavaientréussià secacherdevaientchoisirentre le feu, lemaraisou le filetdesMarchandsd’Esclaves.Nousvîmesplusieurspersonness’élancersurlesponts,enhurlant,souslesfouetsdesGuerriersdePortKar,quilespoussèrentverslestorches.Puisoncoupalesamarresdesdeuxîlesembraséesquipartirentàladérivedanslesmarais.
Plustard,environuneahnavantl’aube,lesdeuxautresîlesreliéesàl’îlecentralefurentégalementincendiées et les fugitifs livrés aux filets et aux cordes des hommes de PortKar. Ensuite, on coupaégalementlesamarresdecesdeuxîlesquipartirent,àleurtour,àladérivedanslesmarais.
Lorsquelalamegrisedel’aubetouchaleseauxdesmarais,leshommesdePortKaravaientterminéleurtravail.
Lesesclaves,ayantéteintleurstorches,chargeaientlesétroitespénichesàhauteproue,enéquilibresurde longuesplanchesqui reliaient les embarcations au rence tresséde l’île.Certainsportaient desrouleauxdepapierderence,d’autreslebutinhumainduraid.J’enconclusquelepapierderenceavaitétépris sur lesquatre îles avant qu’on les incendie.Manifestement, on en chargeait tellementque latotaliténepouvaitpasprovenirdel’îlecentrale.Lepapierderenceétaitentreposéàl’avant,enpiles,commeduboisdechauffage,afinqu’ilnesoitpasendommagé.Lesesclaves,commedupoisson,furentjetésentrelesbancsdesrameursetàl’arrière,aupiedduchâteauarrière,lesunssurlesautres.Ilyavaitsix bateaux. On attacha une belle fille à la proue de chaque bateau afin que tout le monde puisseconstater,lorsdeleurretouràPortKar,queleraidavaitréussi.Jeconstataisanssurprisequelajeunefilleminceetbrune,auxjambesmerveilleusementbelles,étaitattachéeàlaproueduvaisseauamiraldelapetiteflottedepéniches.Jesupposaique,siTelimaavaitétéprise,cetteplaceluiseraitrevenue.Lesprouesdusecondetdutroisièmebateaus’ornaientdemesdeuxautrestortionnaires: la jeunefemmeblondeauxyeuxgrisetlafillebrunequiavaitunfiletsurl’épaule.
Tandisque lespéniches, sous l’effetduchargement, s’enfonçaientdans l’eau, je regardaiTelima.
Elleétaitassiseprèsdemoi,attachée,monbraspasséautourdesépaules.Elle regardait fixement lespéniches,auloin.Sesyeuxparaissaientinexpressifs,vides.Ellem’appartenait.
Aucentredel’île,prèsdupoteau,setenaitunefouledeprisonnierspitoyables,serréslesunscontrelesautres.Lesdeuxgrandsfilets,attachés l’unà l’autre,étaientenroulésdeuxfoisautourdugroupe,immobilisant les prisonniers. Nombre d’entre eux, les doigts passés dans les mailles, regardaientl’extérieur.Desgardes,armésdelances,setenaientautourdufilet,donnantuncoupdetempsentempsafindefairetairelescaptifs.Àl’intérieurdufilet, ilyavaitdeshommes,desfemmesetdesenfants.D’autresgardes,armésd’arbalètes,setenaientunpeuàl’écart.Nonloindufilet,setenaitHenrak,quiportait toujours sonécharpeblancheen traversdu torse et serrait toujours, dans samain,unebourseprobablementremplied’or.Ils’entretenaitavecl’officierbarbudontlecasqueportaitdeuxfiletsd’or,surlestempes.Àl’intérieurdufilet,lesRenciersétaienthabillés.Ils’agissaitdesderniersprisonnierscapturés.Ilyenavaitenvironunecentaine.Onlesfitsortirunparundufilet, lesesclavesresserrantcelui-ciaussitôtaprès,puisonlesdéshabillaavantdeleurattacherlespoignetsetleschevilles.Ensuite,les esclaves responsables du chargement des péniches s’emparèrent des nouveaux esclaves et lesportèrentsurlespéniches,lesajoutantàceuxquis’ytrouvaientdéjà.
L’île était couverte de détritus et de débris : reliefs du festin, ruines de huttes détruites, boîtesbrisées,sacsderencedéchirés,javelotsdesmaraiscassés,gourdes,morceauxdelianesdesmarais,tigesderence,cadavres.
Deuxgautssauvagesatterrirentsurl’île,loindeshommesetdeleursprisonniers,puisentreprirentdepicorer,danslesruinesd’unehuttederence,probablementdesgrainesoudesmorceauxdegalettederence.
Un petit tarsk domestique, grognant et reniflant, trottinait sur les nattes de rence tressé quiconstituaientlasurfacedel’île.Unguerrier,quiportaituncasqueconique,appelal’animal.Illuigrattal’arrièredesoreillespuislejetadanslemarais.Ilyeutunmouvementrapide,dansl’eau,etildisparut.
Jevisunul,tharlarionailéqui,trèshaut,solitaire,volaitversl’est.Puis, enfin, les derniers esclaves furent attachés et chargés sur les péniches. Les esclaves des
hommes de Port Kar séparèrent alors les filets, les roulèrent, les plièrent, puis les rangèrent sur lespéniches.Ensuite, ils tirèrent les planches et prirent place sur les bancs de nageoù, sans lamoindreprotestation, ils se laissèrent enchaîner un par un. Les derniers à monter à bord furent Henrak, sonécharpeblancheluibarrantlapoitrine,etl’officierbarbu,dontlecasqueétaitorné,surlestempes,dedeux filets d’or. Je supposai que Henrak deviendrait un homme riche, à Port Kar. Les Marchandsd’EsclavesdePortKar,quinemanquentpasd’unecertainesagesse,asservissentrarementlesindividustelsqueHenrak,quilesontbienservis.S’ilslefaisaient,ilsauraientdumalàtrouverdesHenrak,danslesmarais.
Lapénichedesmaraisàhauteprouecomportedeuxancres:uneàl’avantetuneàl’arrière.Bientôt,tiréeschacunepardeuxguerriers,lesancresàtroisbranches,assezsemblablesàdesgrappins,sortirent,dégoulinantes,delavasedesmarais.Cesancres-grappins,incidemment,sontbeaucouppluslégèresquecellesdesgalèreslonguesoudesvaisseauxronds.
L’officier,deboutsurlepontarrièreduvaisseauamiral,levalebras.Surlespénichesdesmarais,iln’yapasdetambouretlesrameurssuiventlesindicationsduMaîtredeNage.Ilestassisunpeuau-dessusdesrameurs,maisplusbasqueleplancherduchâteauarrière.Commeilfaitfaceauxrameurs,ilregardelaprouedubateautandisqueceux-ci,naturellement,fontfaceàlapoupe.
L’officier,prèsdequisetenaitHenrak,baissalebras.LeMaîtredeNagecriaunordreetlesrames,dansunbruitdefrottement,glissèrenthorsdestolets.
Elless’immobilisèrentenposition,parallèlesàl’eau,lesoleilmatinalilluminantleursfacessupérieures.Je remarquai qu’elles n’étaient qu’à une trentaine de centimètres au-dessus de l’eau, tellement lapénicheétaitchargée.Puis,lorsqueleMaîtredeNagecriaànouveau,ellesplongèrenttoutesensemble
dansl’eau;ensuite,lorsqu’ilcriaànouveau,lesramesglissèrentlentementdansl’eau,puispivotèrentetselevèrent,entraînantderrièreellesunfiletd’eausemblableàunechaîneargentée.
Lapéniche,profondémentenfoncéedansl’eau,s’éloignadel’île.Puis,parvenueàunecinquantainedemètresdecelle-ci,elletournalentementsurelle-même,tournantledosàl’île,endirectiondePortKar. J’entendis leMaître deNage crier à intervalles réguliers, sans presser ses hommes, chaque crimoinspuissantque leprécédent.Puis la secondepéniches’éloigna, tournasurelle-mêmeet suivit lapremière.Lesautressuivirenttouràtour.
Jememis debout sur le radeau de tiges de rence et regardai les péniches.Àmes pieds, à demirecouverteparlestigesderencequinousavaientdissimulés,gisaitTelima.Jeportailamainàmatêteetretirai laguirlandedefleursderencequ’onyavaitplacéeàl’occasiondelafête.Elleétait tachéedesang,enraisonducoupquej’avaisreçupendantleraid.JeregardaiTelima,quidétournalatête,puisjejetailaguirlandedefleursderenceensanglantéesdanslemarais.
J’étaisdeboutsur l’île.Je regardaisautourdemoi.À l’aidedequelques tiges,attachéesenfagot,
j’étaisparvenuàregagnerl’île.Pourrienaumonde,jen’auraisplongélebrasdansl’eau,surtoutdanscette zone, bien qu’elle parût plus dégagée. J’avais attaché le radeau à la rive de l’île. Telima étaittoujourscouchéedessus.
Jegravislarivecourbedel’îleetm’immobilisaiàl’endroitleplusélevé.Toutétaitsilencieux.Unetroupedegautssauvagess’envolèrent,décrivirentuncerclepuis,ayantconstatéquejeneleur
voulaispasdemal,revinrentsurl’île,maisdel’autrecôté.Jeregardailepoteauauquelj’avaisétéattaché,lesreliefsdufestin,leshuttesenruine,lesordureset
lesobjetsbrisés,éparpillésunpeupartout,lescadavres.Jeretournaiauradeau,prisTelimadansmesbras,laportaiaucentredel’îleoù,prèsdupoteau,jela
posaisurlerencetressé.Jemepenchaisurelleetelletentades’éloigner,maisjelaretournaietladétachai.«Affranchis-moi,»dis-je.Malassuréesursesjambes,elleselevaet,lesdoigtsgourds,défitlesnœudsducollierdelianedes
maraisquejeportaisaucou.—«Tueslibre,»souffla-t-elle.Jeluitournailedos.Ilrestaitcertainementàmanger,surl’île,neserait-cequedelasèvederence.
J’espéraisqu’ilyauraitdel’eau.J’aperçus les restes d’une tunique arrachée à un rencier, probablement avant de l’emmener. Je la
ramassaiet,aveclaceinture,l’attachaiautourdemataille.J’étaisrestéledosausoleilafindepouvoirsuivre,grâceauxombresprojetéessurlerencetressé,
lesmouvementsde la jeune femme.Par conséquent, je lavis ramasserun javelotdesmaraisdont lahampenefaisaitplusqu’unmètremaisdontlestroispointesétaientintactes.
Jemeretournaietlaregardai.Elle fut surprise. Puis, ayant levé le javelot des marais, elle s’accroupit, menaçante. Elle tourna
autourdemoi.Jerestai tranquillementdebout, tournant, lorsquecelaétaitnécessaire,afindeluifaireface.J’avais jugé ladistanceetsavaiscequ’elle tenteraitprobablementdefaire.Puis,avecuncriderage,ellefrappa,maisjeluiarrachailejavelot,ladésarmant,etlejetaiauloin.
Ellerecula,lamaindevantlabouche.«Netentepasdemetuerunenouvellefois,»dis-je.Ellesecoualatête.Jelaregardai.«J’aieul’impression,»repris-je,«lanuitdernière,quel’esclavagetefaisaittrèspeur.»
Jeluifissigned’approcher.C’était seulement lorsque je l’avais détachée que j’avais remarqué, sur sa cuisse gauche, une
minusculemarque,impriméeauferrougedanssachair,ilyavaitbienlongtemps,unepetitelettreenécriturecursive,l’initialedeKajira,motqui,engoréen,signifie:femmeesclave.Auparavant,danslapetite hutte éclairée, elle s’était toujours arrangée pour me cacher ce côté ; pendant la journée, satunique dissimulait la marque ; pendant la nuit, dans l’obscurité et le tumulte, je ne l’avais pasremarquée;surle1radeau,elleavaitétécachéesouslestigesderencedontjel’avaisrecouverte.
Elles’étaitapprochéedemoi,commejeleluiavaisdemandé,ets’étaitarrêtée;àl’endroitoùellesetrouvait,j’auraispu,sijel’avaisvoulu,mesaisird’elle.
«Tuasétéesclave,»affirmai-je.Elletombaàgenoux,levisagedanslesmains,etpleura.«Maisjeprésume,»repris-je,«quetuesparvenueàt’échapper.»Elleacquiesça,enlarmes.—«Surdespoutresattachéeslesunesauxautres,»expliqua-t-elle,«quim’ontpermisdequitter
lescanauxetdepénétrerdanslesmarais.»On disait qu’aucune esclave ne s’était jamais échappée de Port Kar mais ce dicton, comme
beaucoupd’autres,étaitsansdouteexagéré.Néanmoins,l’évasiond’uneesclave,oud’unesclave,doitêtre extrêmement rare carPortKar et ses canaux sont protégés d’un côté par leGolfe deTamber etThassa laLuisante,etde l’autrepar lesmarais interminables,peuplésderequinsetde tharlarions.SiTelima n’avait pas appartenu à une communauté deRenciers, elle aurait probablement péri dans lesmarais.JesavaisqueHo-Haks’étaitégalementéchappédePortKar.Ilyenavaitcertainementd’autres.
—«Tudoisêtretrèscourageuse,»relevai-je.Ellelevasesyeux,rougisparleslarmes,versmoi.«Ettonmaître,»poursuivis-je,«tudevaisbeaucouplehaïr.»Sesyeuxlancèrentdeséclairs.«Quelétaittonnomd’esclave?»demandai-je.«Quelnomaimait-iltedonner?»Ellebaissalesyeux,secouantlatête.Ellerefusaitderépondre.«Ilt’appelait:JoliePetiteEsclave,»affirmai-je.Elle leva la tête, les yeux rougis par les larmes, et gémit. Puis elle fixa à nouveau le rence, les
épaulessecouéesparlessanglots.—«Oui,»fit-elle,«oui.»Jelaquittaietallaivoirplusloin.Jemedirigeaiverslesruinesdelahutte.Bienquelahutteelle-
même eût été détruite, je retrouvai l’essentiel de son contenu. Je découvris, avec une intensesatisfaction, une gourde d’eau à moitié pleine. Je pris également le sac de nourriture, celui qu’elleportaithabituellementàlaceinture.Avantdem’éloigner,jeremarquai,parmilerencebriséetlesobjetsdivers,lesdeuxbâtonsdejetainsiquelatuniquedetissuderencequ’elleavaitquittée,laveilleausoir,avantdem’ordonnerdeservirsonplaisir,aumomentoùnousavionsentenducrier:«LesMarchandsd’Esclaves ! ». Je la ramassai et l’emportai, avec le reste, près du poteauoù, à genoux, elle pleuraittoujours.
Jejetailatuniquedetissuderencedevantelle.Ellelaregarda,incrédule.Puisellemefixa,stupéfaite.«Habille-toi,»dis-je.—«Jenesuispastonesclave?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-je.Elleenfilalevêtement,serrantmaladroitementlaceinture.Jeluitendislagourded’eauetellebut.Je vidai le sac de nourriture : un peu de pâte de rence sèche, datant de l’avant-veille, quelques
morceauxdepoissonséché,unepartdegalettederence.
Nouspartageâmeslanourriture.Elleneparlapas.Ellerestaàgenouxdevantmoi,quiétaisassislesjambescroisées.—«Resteras-tuavecmoi?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-je.—«Iras-tuàPortKar?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.—«Maispourquoi?»s’enquit-elle.«JenecroispasquetusoisdePortKar.»—«J’aiaffairelà-bas,»dis-je.—«Puis-jetedemandertonnom?»—«Jem’appelleBosk,»répliquai-je.Sesyeuxs’emplirentdelarmes.Jen’avaispasderaisondeluidirequejem’appelaisTarlCabot.Monnomn’étaitpasinconnu,dans
certainescitésdeGor.IlétaitpréférablequepeudegenssachentqueTarlCabotserendaitàPortKar.J’avais l’intentiondeconstruireunradeauaveclerencedel’îleetdes lianesdesmarais.Il restait
desgaffes,surl’île.Ensuite,jeprendraislechemindePortKar.Lajeunefemmes’ensortirait.Elleétaitintelligente,courageuse,vigoureuse,belle,etelleavaitvéculongtempsdanslesmarais.Commemoi,elle construirait un radeau et prendrait une gaffe, puis elle s’enfoncerait dans le delta, où une autrecommunautédeRenciersl’accepteraitcertainement.
Je n’avais pas terminé le peu de nourriture que nous avions partagée queTelima s’était levée etexploraitl’île.Jemastiquailederniermorceaudepoisson.
Elleprituncadavreparlebrasetletraînaverslarive.Jemelevai,m’essuyant lesdoigtssur lemorceaude tuniquequejeportais,puismedirigeaivers
elle.«Quefais-tu?»demandai-je.—«NousappartenonsauMarais,»répondit-elleavecraideur.«LesRencierssontnésduMarais,
ilsdoiventretournerauMarais.»J’acquiesçai.Ellefitbasculerlecadavredansl’eau.Jevis,souslasurface,ungrostharlarionsedirigerverslui.Jel’aidaidanssatâche.Biensouventnousdûmesallerjusqu’àlarive.Puis,enfin,retournantunmorceaudenattedéchiquetéequiavaitconstituéleflancd’unehutte,je
découvrisunautrecadavre,celuid’unenfant.Jetombaiàgenouxprèsdeluietpleurai.Telimasetenaitprèsdemoi.«C’estledernier,»dit-elle.Jenerépondispas.«Ils’appelaitEechius,»reprit-elle.Elletenditlamainverslui,dansl’intentiondeleprendredanssesbras.J’écartaisonbras.«C’estunRencier,»déclara-t-elle.«IlestnéduMaraisetildoitretournerauMarais.»Jeprismoi-mêmel’enfantdansmesbrasetmedirigeaiverslarivedel’îlederence.Je regardai vers l’ouest, direction prise par les péniches lourdement chargées des Marchands
d’EsclavesdePortKar.J’embrassail’enfant.«Leconnaissais-tu?»demandaTelima.Jejetailecorpsdanslemarais.—«Oui,»répondis-je.«Ilaétébonpourmoi.»C’étaitlepetitgarçonquim’avaitdonnéunmorceaudegalettederencetandisquej’étaisattachéau
poteau,celuiquesamèreavaitpunipourcetteraison.
JemetournaiversTelima.«Apporte-moimesarmes!»dis-je.Ellemeregarda.«Ilfaudralongtemps,n’est-cepas,»expliquai-je,«àdespénichesaussilourdementchargées,pour
atteindrePortKar?»—«Oui,»fit-elle,étonnée,«c’estvrai.»—«Apporte-moimesarmes!»répétai-je.—«IlyaplusdecentGuerriers,»fit-elled’unevoixsoudainmalassurée.—«Et,parmimesarmes,»précisai-je,«apporte-moilegrandarcetsesflèches.»Ellepoussauneexclamationdejoieets’éloignaencourant.Jeme tournaiànouveauvers l’ouest,directionprisepar lespéniches,et regardai lemarais,où le
silenceavaitreprissesdroits.Puis j’entrepris de ramasser du rence, arrachant, à la surface de l’île, de longues tiges, avec
lesquellesonpeutconstruireuneembarcation.
8
CEQUIARRIVADANSLESMARAIS
J’AVAIS ramassé des tiges de rence etTelima, adroitement, avec des lianes desmarais, de sesmainsvigoureuses,avaitconstruitunebarque.
Pendantqu’elles’yemployait,j’avaisexaminémesarmes.Ellelesavaitdissimuléesdanslerence,loindesahutte,puisavaittressédurencepar-dessus.Elles
avaientétéàl’abri.J’avaisretrouvémonépée,cettelameàdoubletranchantd’aciergoréentrempé,quej’avaisportée
ausièged’Ar, ilyavaitbiendesannées,ainsiquesonfourreau;et lebouclierrond,encuirdeboskrenforcédecerclesdecuivre,avecsesdeuxpoignéesfixéespardesrivetsdefer;etlecasquesimple,dépourvud’insigne,sanscimier,defercourbe,avecsonouvertureenformedeY,dontl’intérieurétaitgarnidecuir.J’avaismêmeretrouvé,tachéeparleseldesmarais,latuniquedeGuerrierquim’avaitétéprisedanslesmaraiseux-mêmes,avantqu’onmeconduise,piedsetpoingsliés,devantHo-Hak.
Et il y avait, également, le grand arc de bois de Ka-la-na jaune et souple, renforcé, à chaqueextrémité, de corne de bosk portant des entailles, avec sa corde de chanvre entrelacé de soie et lerouleaudeflècheslonguesetcourtes.
Je comptai les flèches. Il y en avait soixante-dix, cinquante longues et vingt courtes. La flèchegoréenne longue mesure environ un mètre, la flèche courte fait environ quatre-vingts centimètres.Toutesdeuxontunepointemétalliqueet troisdemi-plumesàl’empennage,engénéraldesplumesdemouetteduVosk.Parmilesflèches,setrouvaientledoigtierdecuir,avecsesdeuxouverturesdestinéesà l’index et au majeur de la main droite, et le brassard de cuir protégeant l’avant-bras gauche desblessuresquepourraitéventuellementoccasionnerlacorde.
J’avaisdemandéàTelimadeconstruireunebarquesolide,pluslargequed’ordinaire,plusstable.Jen’étaispasRencieret,danstoutelamesuredupossible,j’avaisl’intentiondetirerdebout;enréalité,ilestdifficiledebanderl’arccorrectementlorsqu’onn’estpasdebout;cen’estpaslepetitarcdroitquel’onutilisepourchasserlepetitgibier,letabukoulesesclaves.
L’embarcation me plut et, seulement quelques ahns après avoir quitté notre cachette, dans lesmarais,etregagnél’île,Telima,àlagaffe,nousfitquitterlarive,dirigeantnotreembarcationdanslesillagedesétroitespénichesdesMarchandsd’EsclavesdePortKar.
Lesflèchessetrouvaientdevantmoi,étaléessurleurenveloppedecuirposéesurlestigesderencedenotreembarcation.
J’avais,àlamain,legrandarc.Jenel’avaispasencoretendu.
LeMaîtredeNagedelasixièmepénicheétaitmanifestementencolère.Illuiavaitfallucesserdedirigerlesrameurs.
Les péniches, alignées devant lui, avaient ralenti puis s’étaient immobilisées, les rames à demirentrées,dansl’expectative.
Les petites barques de rence elles-mêmes ont parfois des difficultés à se frayer un chemin dansl’enchevêtrementderoseauxetdejoncsdudelta.
Une lourde barque de bois, appartenant au bateau amiral, s’était portée à l’avant.Deux esclaves,deboutàl’arrière,propulsaientàlagaffel’embarcationàfondplat.Àl’avant,setenaientdeuxautresesclaves armésdegaffe légères à l’extrémitédesquelles était fixéeune lame. Ilsdébroussaillaientunchenalpourlespéniches.Cechenaldoitêtreassezlargepourautoriserlamanœuvredesrames.
La sixièmepénichecommençaàdériverdoucementdans le sensduvent,décrivant lentementundemi-cercle,commeundoigttournantsurl’eau.
LeMaîtredeNagepoussauneexclamationderageetsetournaversl’hommedebarre,quitenaitlegouvernail.
L’hommedebarreétaitimmobileprèsdugouvernail.Ilavaitretirésoncasquecarilfaisaitchaud,àmidi,dansledelta.Desinsectestournoyaientautourdesatête,seprenaientdanssescheveux,sansqu’ilsedonnâtlapeinedeleschasser.
LeMaîtredeNage,furieux,gravitrapidementl’escalierduchâteauarrière,prit l’hommedebarreparlesépaules,lesecoua,puisvitsesyeux.
Illâchal’hommequis’effondra.LeMaître de Nage poussa un cri de terreur et appela les Guerriers, qui se rassemblèrent sur le
châteauarrière.LaflèchedugrandarcdeboisjaunedeKa-la-nasoupleavaittraversélatêtedel’hommepuisétait
retombée,unecentainedemètresplusloin,disparaissantdanslemarais.Àmon avis, à cemoment-là, les hommes de Port Kar n’avaient pas encore deviné la nature de
l’armequiavaittuéleurhommedebarre.Ilssavaientseulementqu’ilétaitvivantquelquesinstantsplustôt,puisqu’ilétaitmortetquesatête
portait deux blessures inexplicables ; profondes, opposées, cercles dépourvus de centre, constituanttoutesdeuxlapointeécarlated’untriangledesang.
Hésitants,tenaillésparlapeur,ilsregardèrentautourd’eux.Lemaraisétaitsilencieux.Ilsn’entendirent,auloin,quelecristridentdugautdesmarais.Ensilence,rapidement,aveclavigueuretl’adressedeceuxdesarace,Telima,profitantavecsûreté
detouteslesbrèchesouvertesdanslavégétationdesmarais,sansjamaislemoindrefauxmouvement,conduisitbientôtnotrepetiteembarcationdanslevoisinagedespéniches,ralentiesnonseulementparleurpoids,maiségalementpar lesobstaclesnaturelsdesmarais.Avecémerveillement, je laregardaisdirigernotrepetitebarque,sedéplaçantcontinuellement,restanttoujoursàl’abrideshautestouffesderoseaux et de joncs. Parfois, nous nous trouvions à quelques mètres des péniches. J’entendais lecraquementdesramesdanslestolets,lesappelsduMaîtredeNage,lesconversationsdesGuerriersaurepos,lesgémissementsdesesclavesattachés,bientôtréduitsausilenceparlefouetetlescoups.
Telimacontournaadroitementungrandenchevêtrementflottantdelianesdesmaraisquisebalança,suivantlesmouvementsdel’eau.
Nous dépassâmes la cinquième péniche, puis la quatrième et la troisième. J’entendis des appels,reprisd’unepénicheàl’autre,laconfusion.
Bientôt,cachésderrièrelesroseauxetlesjoncs,nousarrivâmesàlahauteurdelapremièreétroitepéniche à haute proue. C’était leur bateau amiral. Les Guerriers, grimpés sur les bancs de nage, aumilieudubâtiment,àl’arrièreetjusquesurlechâteauarrière,regardaientlalignedepéniches,essayant
dedevinerlacausedescrisetdelaconfusion.Quelquesesclaves,enchaînésàleursbancs,tentaientdeseleverafindevoircequ’ilsepassait.Surlepetitpontavantdelapéniche,souslahauteprouecourbe,setenaientl’officieretHenrak,quiregardaientversl’arrière.L’officier,furieux,s’adressait,d’unevoixforte, auMaîtredeNage,qui étaitmonté sur lepont arrière et, lesmains sur le rebord, regardait lesautrespéniches.Surlahauteprouecourbe,àlaquelleétaitattachée,nue,lajeunefemmeminceetbrune,se tenaitunevigiequi,elleaussi, lamainau-dessusdesyeux, regardaitvers l’arrière.Sous laproue,danslabarque,lesesclavescessèrentdecouperlesjoncsetleslianesdesmaraisquiempêchaientlespénichesd’avancer.
J’étaisdeboutdansnotrepetiteembarcation,cachéparlesroseauxet lesjoncs.J’avaislesjambesécartées,mestalonsétaientalignésaveclacible;mespiedsetmoncorpsétaientperpendiculairesàlalignede lacible ;matêteétait tournéefranchementàgauche ; jebandai l’arc jusqu’à lapointede laflèche, de sorte que les trois demi-plumes demouette duVosk se trouvent tout contrema joue ; jerespiraiprofondémentetretinsmonsouffle,lesyeuxfixésau-delàdelapointedelaflèche;ilnedoitpasyavoirlemoindremouvement;puisjelâchailacorde.
Letrait,àcettedistance,luitraversacomplètementlecorpspuisdisparut,auloin,parmilesroseauxetlesjoncs.
L’hommenepoussapasuncri,maislajeunefemmeattachéeprèsdeluisemitàhurler.Lecorpstombabruyammentàl’eau.Lesesclavesdeboutdanslabarque,armésdeleursgaffes,poussèrentdescrisdeterreur.J’entendis
un bruit d’eau, de l’autre côté de la péniche, le rugissement d’un tharlarion desmarais qui émergeasoudain. L’homme n’avait pas crié. Il était certainement mort avant d’avoir atteint l’eau. La jeunefemmeattachéeàlaproue,toutefois,stupéfaite,hystérique,voyantl’agitationdestharlarionsd’eauqui,souselle,s’appropriaientchacununepartdecefestinimprévu,hurlaitsansdiscontinuer.Lesesclavesde la barque, frappant avec leurs gaffes armées de lames dans l’espoir d’éloigner les tharlarions, semirentégalementàcrier.Desappelsretentirentunpeupartout.L’officier,grandetbarbu,dontlecasqueportait, sur les tempes, deux filets d’or, suivi parHenrak, qui avait toujours son écharpe blanche entravers du torse, courut à la lisse. Telima, adroitement, s’éloigna parmi les roseaux, tournantsilencieusementnotrepetite embarcationvers la dernièrepéniche.Tandisquenousnousglissions ensilenceparmilavégétationdumarais,nousentendîmeslescrisangoissésdeshommesetleshurlementsdelajeunefemmeattachée,quel’onfittaired’uncoupdefouet.
«Coupez!Coupez!Coupez!»crial’officierauxesclavesdelabarqueet,aussitôt,presqueavecfrénésie,ilsentreprirentdehacherleslianesdesmaraisavecleursgaffeséquipéesdelames.
Pendant tout l’après-midi et toute la soirée, tel un sleen en chasse, en compagnie de Telima, jetournai tranquillement autour des péniches et, de temps en temps, lorsque l’envie m’en prenait, jelâchaisuntraitmeurtrierdugrandarc.
Je frappai d’abord les hommes de barre et, bientôt, personne n’osa plus monter sur le châteauarrière.
PuisdesGuerriersprirentplacedans labarqueafind’aider lesesclavesàcouper les lianeset lesjoncs, à dégager un chenal,mais cesGuerriers, à découvert, constituaient des proies faciles pour lesoiseauxdugrandarc.Onenvoyaalorsd’autresesclavesdanslabarqueenleurordonnantdecouperetdecouperencore.
Et,unefoislechemindégagé,lorsqu’unMaîtredeNageosaitprendresaplaceetdonnerlacadenceauxrameurs,untraitàpointemétalliqueluitraversaitlecœur.
Ensuite,personnen’osaplusprendrelaplaceduMaîtredeNage.Lorsquelanuittombasurlesmarais,leshommesdePortKarallumèrentdestorchessurlesflancs
despéniches.Mais,grâceàlalumièredecestorches,legrandarcremportaencoredenombreusesvictoires.
Alorsonéteignitlestorcheset,danslenoir,terrorisés,leshommesdePortKarattendirent.Nousavionsfrappédetouscôtés,àdesmomentsdifférents.EtTelimaavaitsouventimitélecridu
gautdesmarais.LeshommesdePortKarsavaient,contrairementàmoi,que leshabitantsdumaraiscommuniquaientgrâceàcesignal.Lefait,toutàfaitsatisfaisantdemonpointdevue,queTelimasavaitsibienimitercetappelquelesoiseauxeux-mêmesluirépondaientsouvent,étaitcertainementbeaucoupmoinssatisfaisantdupointdevuedeshommesdePortKar.Dans lenoir, regardant sansvoir, il leurétaitimpossiblededistinguerungautdesmaraisd’unennemi.IlsdevaientsecroireencerclésparunetroupedeRencierspassésmaîtresdanslemaniementdugrandarc.Ilsavaientcomprisqu’ils’agissaitdugrandarclorsquej’avaisfrappélesecondhommedebarre,leclouantaugouvernail.
Detempsentemps, ilsrépondaientàmontiretdescarreauxd’arbalètetombaientdanslemarais,toutautourdenous,maissansnoustoucher.Engénéral,ilstombaienttrèsloindenotrepositionréellecar, dès que j’avais tiré, Telima gagnait un nouveau point stratégique d’où, une fois prêt, je pouvaischoisirunenouvellecibleet lâcherunautre trait ailé.Parfois, lesmouvementsd’un tharlarionouunenvoldegautsdesmarais,sanslemoindrelienavecnous,étaientàl’origined’unepluiedecarreauxquiseperdaient,ensifflant,danslemarais.
Danslenoir,nousterminâmeslesgalettesderencedontnousnousétionsmunissurl’îleetbûmes
del’eau.«Combiendeflèchestereste-t-il?»demanda-t-elle.—«Dix,»répondis-je.—«Cen’estpasassez,»fit-elleremarquer.—«C’estexact,»dis-je,«maisnousavonsl’avantagedelanuit.»J’avaiscoupéunelianedesmaraisetavaisfabriquéunesortedelasso.—«Quevas-tufaire?»demanda-t-elle.—«Conduis-moiprèsdelaquatrièmepéniche,»dis-je.Selonnosestimations,ilyavaitenvironcentGuerriers,surl’ensembledespéniches,guèreplusen
toutcas.Encomptantlesmortsetceuxquenousavionsvusedéplacerfurtivement,levantrarementlatête au-dessus du bordé, il devait rester environ une cinquantaine d’hommes répartis sur les sixpéniches.
Silencieusement,Telimapoussanotrepetiteembarcationverslaquatrièmepéniche.Presquetouslesguerriers,avions-nousremarqué,étaientrassembléssur lapremièreet ladernière
péniches.Les péniches, pendant l’après-midi, avaient été disposées en formation serrée, l’étrave de l’une
touchant la poupe de la précédente, et y étant attachée par des filins. Cela réduisait les risquesd’abordage d’une péniche isolée et permettait aux guerriers de défendre l’ensemble. Ils ignoraientcombien de Renciers se cachaient dans le marais. Cette disposition augmentait la mobilité de leursforces car les guerriers pourraient sauter du pont avant d’une péniche sur le château arrière de laprécédente, par exemple. Si l’abordage se produisait au centre de la ligne, les agresseurs seraientattaquéssurlesflancspardesguerriersvenusdespénichesvoisines.Cettedispositiontransformaitlespéniches,précédemmentisolées,enunfortlongetétroit,auxparoisdebois.
Cette technique de défense supposait que les agresseurs, probablement la population masculined’une ou deux communautés de Renciers, entre soixante-dix et quatre-vingts hommes, en tout,attaqueraientlapremièreouladernièrepéniches,desortequ’ilsnecombattraientquesurunseulfrontetnerisqueraientpasd’êtreprisàrevers.Ilétaittoutàfaitimprobablequel’onamène,danslabarque,desGuerrierschargésd’attaquerlesRencierspar-derrière;enoutre,mêmedanscecas,lesnombreusesembarcations des Renciers, agglutinés autour des péniches, les auraient certainement neutralisés etdétruits.
Dans ces conditions, par conséquent, il était parfaitement naturel que l’officier, dont le casqueportait, sur les tempes,deux filetsd’or,aitconcentréseshommesauxdeuxextrémitésde la lignedepéniches.
Nous étions alors près de la coque de la quatrième péniche et nous y étions venus aussisilencieusementqu’unefleurderenceflottantsurl’eau.
Commejenedisposaispasd’unetroupenombreuse,ilmeparutjustedelaisserleshommesdePortKarcombattreàmaplace.
Debout contre la coque, tout près, dans ma petite embarcation de rence qui se balançait, je fisclaquerlalangue,petitbruitquinesignifiaitrienenlui-mêmemaisqui,decefait,danslenoir,seraitsurprenant,terrifiantmêmeparcequeincompréhensible.
J’entendisunerespirationprécipitéequim’indiqualapositiond’unhomme.Grâce àmon lasso de liane desmarais, je le fis basculer par-dessus bord, le précipitant dans le
marais,puislemaintinssousl’eaujusqu’aumomentoùjesentisqu’untharlarions’étaitemparédelui,l’emportant.
Lesesclavesenchaînésauxbancspoussèrentdescrisdeterreur.LesGuerriersseprécipitèrent,venantdesdeuxcôtésà la fois,vers l’endroitd’oùprovenaient les
crisdesesclaves.Danslenoir,ilsserencontrèrent,criant,brandissantleursarmes.Deuxhommes,ayantfaitunfauxpasensautantd’unepénicheàl’autre,tombèrentdanslemarais
avecdeshurlements.D’autrescrisretentirent.Quelqu’unréclamaunetorche.Telimanousécartadelacoquedelaquatrièmepéniche.Jeramassail’arcetmisenplace,surlacorde,unedesdixflèchesrestantes.Lorsquelatorchefutallumée,j’envoyaiuneflèchedanslecœurdel’hommequilatenaitetcelui-ci,
commesousl’effetd’uncoupdepoing,tournoyasurlui-mêmeettombapar-dessusbord,del’autrecôtédelapéniche.Unautrehomme,bousculéparsescamarades,criaettombaégalementpar-dessusbord.Ilyeutd’autreshurlements.
Ondemandaànouveaudestorches,maisaucunenes’alluma.Puisj’entendisletintementaveugle,déchaîné,desépées.Puisquelqu’uncria:«Ilssontàbord!Ilsontabordé!Combattez!»Telimas’étaitarrêtéeàunetrentainedemètresdespénichesetjemetenaisprêtàtireraucasoùon
auraitapportéuneautretorche.Celaneseproduisitpas.Deshommescoururentdansl’alléeséparantlesbancsdesrameurs.J’entendis de nouveaux cris de douleur, les hurlements terrifiés des esclaves qui tentaient de se
cachersousleursbancs.Unnouveaucorpstombaàl’eau.Quelqu’un, d’unevoix puissante, peut-être unofficier, ordonna à de nouveauxguerriers d’aller à
l’arrièreetderepousserlesagresseurs.Ducôtéopposé,uneautrevoixordonnaauxhommesd’allerà l’avant,commandantauxguerriers
d’attaquerleflancdesagresseurs.JedemandaiàTelimad’approcherànouveauet,ayantposémonarc,prismonépéed’acier.Lorsque
nousfûmescontrelacoquedelaquatrièmepéniche,jefrappaipar-dessuslebordé,plongeantmalamedansundescorpsmouvants,puislaretirant.
Ilyeutànouveaudescrisetletintementdel’acier.
Inlassablement, sur la troisièmeet laquatrièmepéniches,nous fîmes cela, retournant chaque foisdanslemaraisetattendant,l’arcprêt.
Lorsquejejugeaique,surlespéniches,lescris,lesjuronsetlestintementsdel’aciersuffisaient,jedisàTelima:
«Maintenant,ilesttempsdedormir.»Ellemeregardaavecstupéfactionmais,obéissant,éloignalabarquederence.Jedétendislegrandarc.Lorsquelabarquederencefutcachée,àunecentainedemètresdespéniches,parmilesroseauxet
lesjoncs,jeluidemandaid’amarrernotreembarcation.Elleplantalagaffedanslavasedumaraisetyattachalabarque,avecunmorceaudelianedesmarais.
Danslenoir,jedevinaiqu’elles’étaitagenouilléesurlerencedenotreembarcation.—«Commentpeux-tudormirdansunmomentpareil?»demanda-t-elle.Nousécoutâmeslescrisetlesappels,letintementdesarmes,leshurlements,quinousparvenaient
au-dessusdeseauxtranquillesdumarais.—«Ilesttempsdedormir,»répétai-je.Puisj’ajoutai:«Approche!»Ellehésita,puisobéit.Jeprisunmorceaudelianedesmaraisetluiattachailespoignetsdansledos
puis,avecunautremorceaudeliane,jeluiliaileschevilles.Ensuite,jel’allongeaidanslalongueurdelabarque,latêtecontrelaprouecourbedel’embarcation.Avecunderniermorceaudeliane,endoubleetformantuneboucleautourdesoncou,attachéeensuiteàlaprouecourbe,jel’immobilisai.
Comme elle était intelligente et fière, elle comprit la raison de ces précautions, ne posa pas dequestion,neprotestapas.Elleétaitattachée,immobiliséeetréduiteausilence.
Quantàmoi,j’étaispleind’amertume.Moi,TarlCabot,commejemehaïssais,jenerespectaispluslesêtreshumainsetjeneleurfaisais
plusconfiance.J’avaisagiainsi,pendantcettejournée,ensouvenird’unenfantquiavaitétébonavecmoi,maisquin’existaitplus.Jesavaisquej’avaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.Jesavaisquej’étaisunlâche.J’avaistrahimesCodes.J’avaisgoûtéàl’humiliationetàladégradationet j’enétaisseul responsablecar jen’avaisété trahiqueparmoi-même.Jenepouvaisplusmevoirtelquej’avaisété.J’étaisunenfantetjevenaisdecomprendrecequ’estlanaturehumaine,jevenaisdedécouvrir,enmoi,unebêteécœurante,capabledelâcheté,d’indulgencevis-à-visdesoi-même,d’égoïsmeetdecruauté.Jen’étaisplusdigneduRougedesGuerriers,jen’étaisplusdignedeservirlaPierreduFoyerdemaCitéKo-ro-ba,lesToursduMatin;ilmesembla,àcetinstant,qu’iln’yavait que les vents et les puissances, les mouvements des corps, la pluie qui tombe, l’agitation desbacilles,lesbattementsdescœursetl’arrêtdecesbattements.Jemesentaisseul.
Puis,malgrélescrisetlesappels,jem’endormis.Madernièrepensée,avantladouceobscuritédusommeil, fut le souvenir que j’avais préféré l’humiliation de l’esclavage à la liberté d’une morthonorable,etquej’étaisseul.
Jem’éveillai,transidefroid,dansl’aubedesmarais,tandisqueleventmurmuraitparmilesjoncs
clairsemés, avec les appels des gauts des marais qui filaient entre les roseaux. Au loin, retentit lerugissementd’ungrostharlarion.Dansleciel,battantdeleursgrandesailesmembraneusesetcouvertesd’écailles, se dirigeant vers l’est, deux uls passèrent en poussant des cris aigus. Je restai quelquesinstantsimmobilesurlerence,regardantfixementlegrandcielgrisetvide.
Puisjememispéniblementàgenoux.Teliman’avaitpasbougé,naturellement,puisquejel’avaisattachéelaveilleausoir.Jeladéliaiet,sansunmot,péniblement,elles’étiraetsefrottalespoignetsainsiqueleschevilles.
Jeluidonnailamoitiédelanourritureetdel’eauquinousrestaient,puisnousmangeâmesensilence.Elleessuyalesmiettesdegalettederencequ’elleavaitautourdelaboucheavecledosdesamain
gauche.«Ilneterestequeneufflèches,»constata-t-elle.—«Jecroisquecelan’aplusguèred’importance,»répondis-je.Ellemeregardaavecétonnement.«Allonsprèsdespéniches,»dis-je.Elledétachalabarquederencedelagaffequiluiavaitservid’amarreet,lentement,arrachalagaffe
delavasedesmarais.Ellenousconduisitprèsdespéniches.Ellessemblaientabandonnéesdanslalumièregrisedumatin.
Restanttoujoursàl’abridesbouquetsderoseauxetdejoncs,ellefitletourdessixpénichesattachéeslesunesauxautres.
Nousattendîmesenvironuneahn,puisjeluidisd’allerprèsdelasixièmepéniche.Je tendisànouveaulegrandarcetglissai lesneufflèchesdansmaceinture.Macourteépée,que
j’avaisportéeausièged’Ar,étaitdanssonfourreau,surmonépaulegauche.Nousapprochâmestrèslentement,dérivantpresque,duhautétambotsculptédelasixièmepéniche.Nousrestâmes làpendantplusieursehns.Puis,ensilence, je fissigneàTelimadefrotter lagaffe
contreleflancdelapéniche,entouchantàpeinelesplanches.Elleobéit.Iln’yeutpaslamoindreréaction.Ensuite,jeprismoncasque,dépourvud’insigneetdecimier,parmilesobjetsposéssurleradeaude
renceetlelevaiau-dessusdubordédelapéniche.Ilnesepassarien.Jen’entendisrien.JedemandaiàTelimadenouséloignerdelapénicheetlaregardaipendantquelquesehns,debout,le
grandarcpartiellementbandé,uneflèchesurlacorde.Jeluifisalorssigne,ensilence,desedirigerverslaprouedelasixièmepéniche.Unejeunefemme,
nue et pitoyable, était attachée à la proue mais, compte tenu de sa position, elle ne pouvait ni seretournerninousvoir.Jecroisqu’elleneserenditpascomptequenousétionslà.
Jeposail’arcsurlerencedelabarqueetretirailesflèchesglisséesdansmaceinture.Jeneprispasmonboucliercar,pourgrimper,ilm’auraitencombré.Jedissimulainéanmoinsmestraitssouslecasquecourbe,àl’ouvertureenformedeY,duGuerrier
goréen.Puis,lentement,sanslemoindrebruit,jemehissaijusqu’àlalisseet,lorsquemesyeuxfurentau-
dessus, examinai l’intérieur. Caché par l’arrière de la cinquième péniche, j’escaladai la proue de lasixièmeetmehissaiàbord.Jeregardaiautourdemoi.J’enétaislemaître.
«Pasunmot!»dis-jeàlajeunefemmeattachéeàlaproue.Ellefaillitcrier,terrifiée,ettentadeseretournerafindevoirquisetenaitderrièreelle,maiselleen
futincapable,dufaitqu’elleétaitattachée.Elleneditrien.Lesesclaves,enchaînésàleursbancs,hagards,lesyeuxdilatés,meregardèrent.«Pasunmot!»leurdis-je.Iln’yeutqu’untintementdechaînes.Les esclaves des îles de rence, entassés commedu poisson entre les bancs des rameurs, pieds et
poingsliés,faisaientfaceàl’arrièredubateau.«Quiestlà?»demandal’und’entreeux.—«Tais-toi!»répliquai-je.Jemepenchaipar-dessuslalisse,regardaiTelimapuisluifissignedemepassermonbouclieret,
malgréladifficulté,elleobéit.Jeregardaiànouveauautourdemoi.Puisjeposaileboucliercontrelebordéettendislebrasversle
grandarcetsesneufflèches.Telimamelesdonna.Ensuite,jeluifissignedemonteràbordet,ayantsolidementattachél’embarcationàuntaquetsitué
justeàl’arrièredelaproue,ellemerejoignit.Elles’immobilisaprèsdemoi,surlepontdelasixièmepéniche.«Leurbarqueadisparu,»remarqua-t-elle.Jenerépondispas.J’avaisdéjàconstatéladisparitiondelabarque.Pourquelleautreraisonserais-je
venuaussitôtprèsdespéniches.Jedétendislegrandarcetledonnai,avecsesneufflèches,àTelima.Jeramassaimonbouclier.—«Suis-moi!»ordonnai-je.Je savais qu’elle ne pouvait pas tendre l’arc. Je savais également que,même si l’arme avait été
tendue,elleauraitétéincapabledelebanderplusqu’àmoitié,maisjesavaisaussique,mêmebandéauquart de sa puissance, à cette distance, la flèche pourrait pénétrer dansmon dos. Par conséquent, jedétendisl’arcavantdeleluiconfier.
Jelaregardai,impassiblementetlongtemps,maisellenebaissapaslatête,soutintsanscraintemonregard.
Jefisdemi-tour.Iln’yavaitaucunGuerrierdePortKarsurlasixièmepénichemais,lorsquejepassaidupontavant
delasixièmepénicheauchâteauarrièredelacinquième,jedécouvrisquelquescadavres.Quelques-unsavaient encore les flèches du grand arc. Mais, manifestement, beaucoup avaient succombé à desblessuresinfligéesparl’épéeoulalance.Enoutre,denombreuxautresavaientétéjetéspar-dessusborddansl’obscuritéetlaconfusion.
Jemontrailescadavresdeceuxquiavaientététuésparlesflèches.«Récupèrelesflèches!»ordonnai-jeàTelima.J’avais utilisé des flèches à pointe simple, qu’il est possible de retirer de la blessure. La pointe
simple entraîne une plus grande pénétration. Si j’avais utilisé des flèches à pointe large, ou bien lesflèches dentelées des Tuchuks, il aurait fallu, pour les retirer, les enfoncer complètement dans lablessureet lessortir,ensuite,de l’autrecôté, lesplumesendernier.Grâceàcetteméthode, ilest rarequ’onperdelapointedanslecorps.
Telima,uneparune,tandisquenouspassionsprèsdeceuxquiavaientsuccombéauxtraitsdugrandarc,arrachalesflèchesetlesajoutaàcellesqu’elleportaitdéjà.
Ainsi, armé de mon bouclier et de mon épée, le casque sur la tête, suivi de Telima, une jeuneRencière, quiportait legrandarc et ses flèches, dontbeaucoupétaient ensanglantéesdu fait qu’ellesavaientétéarrachéesauxcadavresdeshommesdePortKar,jepassaid’unepénicheàl’autre.
IlnerestaitpasunseulGuerrierdePortKarvivant.Les survivants s’étaient manifestement enfuis avec la barque. Dans le noir, probablement, ils
s’étaient précipités sur elle et, parmi les cris et le combat aveugle, ou bien ensuite, dans le silenceterrifiant qui constituait peut-être le prélude d’un nouvel assaut, avaient sauté par-dessus bord et,manœuvrantdésespérémentlagaffe,s’étaientenfuis.Ilétaitégalementpossiblequ’ilssesoientrenducompte,finalement,quelesagresseursn’étaientplusparmieuxoubienque,s’ilsyavaientété,ilsn’yétaientplus,maisn’aientpassouhaitéresterprisonniersdesmarais,oùilsauraientsuccombéàlasoifouauxtraitsdugrandarc jaune.Jeprésumaiquelabarquenepouvaitcontenirbeaucoupd’hommes,huitoudixaugrandmaximum.JenevoulaispassavoircommentceuxdePortKaravaientdécidéquiprendrait la fuite dans cette embarcation. J’étais certain que ceux qui avaient trouvé lamort sur lespénichess’étaientvu,parleurnaturemême,refuseruneplace.
Nousétionsalorssurlepontavantdelapremièrepéniche.
«Ilssonttousmorts,»ditTelimad’unevoixpresquebrisée.«Ilssonttousmorts.»—«Retourneaupontarrière!»ordonnai-je.Elleobéit,portantlegrandarcetlesflèches.Deboutsurlepontavant,jeregardailemarais.Au-dessusdemoi, ledosà laprouecourbede lapéniche,étaitattachée la jeunefemmeminceet
brune, dont jeme souvenais si bien, celle qui avait des jambesmagnifiques.Elle était tout contre laproue, lespoignetscruellementattachésderrièrecelle-ci, égalementmaintenueenplacepardes lienspassés autour de ses chevilles, de sa taille et de son cou. Jeme souvins que j’étais ainsi attaché aupoteaulorsqu’elleavaitdansé,méprisante,devantmoi.
«Jevousenprie,»supplia-t-elle,essayantdetournerlatête,«dites-moiquivousêtes.»Jenerépondispas.Jefisdemi-tour,quittailepontavantetsuivisl’alléesituéeentrelesbancsdes
rameurs.Ellem’entenditpartir.Lesesclavesnebougèrentpaslorsquejepassaientreeux.Jegravislesmarchesduchâteauarrière.PuisjeregardaiTelimadanslesyeux.Ellemerenditmonregard,levisagejoyeux.«Merci,Guerrier,»souffla-t-elle.—«Apporte-moiunecorde!»ordonnai-je.Ellemeregarda.Jemontraiunrouleaudecordeposécontreleplat-bord,souslechâteauarrière,surmagauche.Elleposalegrandarcetsesflèchessurlechâteauarrière.Ellem’apportalerouleaudecorde.J’encoupaitroismorceaux.«Tourne-toietcroiselespoignets!»ordonnai-je.Aveclepremiermorceaudecorde,jeluiattachailespoignetsdansledos;ensuite,jelaprisdans
mesbraset laportaisur lasecondemarchede l’escalierconduisantauchâteauarrière,deuxmarchesplusbasquecellequisupportaitlesiègeduMaîtredeNage;ensuite,jeluiattachaileschevillesavecledeuxièmemorceaudecorde;avecletroisièmemorceau,jeconfectionnaiunelaissequejeluipassaiaucoupuisattachaiàunechevilled’amarragesituéeàbâborddelapéniche,àenvironcinqmètresdelapoupe.
Puis je m’assis en tailleur sur le château arrière. Je comptai les flèches. J’en avais vingt-cinq.Beaucoup de guerriers frappés par les flèches étaient tombés à l’eau ; d’autres avaient été jetés par-dessusbordparleurscamarades.Entout,survingt-cinqflèches,ilyavaitdix-huitflèchescourtestandisque les sept autres étaient des flèches longues. Je posai l’arc près demoi etmis les flèches sur lesplanchesduchâteauarrière.
Ensuitejemelevaietgagnai,passantd’unepénicheàl’autre,lasixièmepéniche.Comme précédemment, les esclaves enchaînés à leurs bancs, tournés vers l’arrière de chaque
péniche,nebougèrentpaslorsquejepassaiparmieux.«Donne-moidel’eau,»soufflaunrencier.Jepoursuivismoncheminsansrépondre.Enpassantd’unepénicheàl’autre,jecôtoyai,àchaqueproue,attachéeau-dessusdematête,liée,
unejeunefemmenue.Àlaprouedeladeuxièmepéniche,unpeuplusd’unmètreau-dessusduchâteauarrière de la première, c’était la grande jeune femme blonde, aux yeux gris, qui m’avait posé unmorceaudelianedesmaraiscontrelebras,celle-làmêmequiavaitdansédevantmoiavecunelenteurinsupportable.À la troisièmeproue, c’était la jeune femmebrune,plutôtpetite,qui avaitun filet surl’épaule.Jemesouvinsqu’elleavait,commelesautres,dansédevantmoietque,commelesautres,ellem’avaitcrachéauvisage.
Attachéescommeellesétaientauxprouescourbesdespéniches,cescaptivesnepouvaientvoirquelecieldesmarais.Ellesnepouvaientqu’entendremespas,lorsquejepassaiprèsd’elles,et,peut-être,le
discretfrottementdemalamegoréenne,danssonfourreau.En revenant, passant d’une péniche à l’autre, je marchai également parmi les renciers attachés,
entasséscommedupoissonentrelesbancsdesrameurs.Jeportais le lourdcasquegoréen,quidissimulaitmes traits.Personnenereconnut leGuerrierqui
passaparmilesprisonniers.Moncasqueneportaitpasd’insigne.Ilétaitdépourvudecimier.Personneneparla.Iln’yeutpasmêmeuntintementdechaînes.Jen’entendisquelebruitdemes
pas,lesbruitsmatinauxdumaraisetlesfrottementsdemalamedanssonfourreau.Unefoisarrivésur lechâteauarrièrede lasixièmepéniche, jemeretournaiet regardai lesautres
péniches.Ellesm’appartenaient.Quelquepart,unenfantsemitàpleurer.Je gagnai le pont avant de la sixième péniche, détachai l’amarre de la barque de rence, puis
enjambailalisseetmelaissaiglisserdansl’embarcation.Jedégageailagaffe,enfoncéedanslavase,prèsd’elle,puis,deboutsurlepetitbateaulargeetsolide,construitparTelimaaveclestigesderencequej’avaisramassées,jeprisladirectiondelapremièrepéniche.
Lesesclaves,ceuxquiétaientenchaînésauxbancsetceuxquiétaiententassésparmieux,restèrentsilencieux.
J’attachailabarquederenceàlapremièrepéniche,grâceàunechevilled’amarragesituéeàtribord,justeàl’arrièredelaproue.
Ensuite, jemontai à bord et regagnai le château arrière ; là, jem’assis sur le siègeduMaître deNage.
Telima,attachée,piedsetpoingsliés,agenouilléesurladeuxièmemarchedel’escalierconduisantauchâteauarrière,meregarda.
«JedétestelesRenciers,»affirmai-je.—«Est-cepourcetteraison,»demanda-t-elle,«quetulesasarrachésauxhommesdePortKar?»Jelaregardaiaveccolère.—«Ilyavaitunenfant,»expliquai-je,«quiaétébonavecmoi.»—«Tuasfaittoutcela,»s’étonna-t-elle,«parcequ’unenfantaétébonavectoi?»—«Oui,»répondis-je.—«Pourtant,»reprit-elle,«maintenant,tuescruelavecunenfantattaché,quiafaimousoif.»Elleavaitraison.J’entendaisdespleursd’enfant.Jeconstataiqu’ilsvenaientdelasecondepéniche.Avecbrusquerie,jequittailesiègeduMaîtredeNage.—«Jevouspossèdetous,»affirmai-je,«etlesesclavesenchaînésauxbancségalement.Sijeveux,
jepeuxvousconduireàPortKar,tousautantquevousêtes,etvousvendre.Jesuisseul,maisarméetfort,alorsquevousêtesnombreux,maisenchaînésetattachés.Jesuislemaître,ici!»
—«L’enfant,»dit-elle,«estattaché.Ilamal.Ilaprobablementfaimetsoif.»Je pivotai sur moi-même et me dirigeai vers la seconde péniche. Je trouvai l’enfant, un garçon
d’environcinqans,blond,commebeaucoupdeRenciers,avecdesyeuxbleus.Jecoupaisesliensetleprisdansmesbras.
J’identifiaisamèreetcoupaiaussisesliens,luiordonnantdefairemangerl’enfantetdeluidonnerdel’eau.
Elle obéit et, ensuite, je leur dis d’aller sur le château arrière de la première péniche puis leurordonnaides’immobilisersurlepontdesrameurs,aupieddel’escalierconduisantauchâteauarrière,surmagauche,prèsduplat-bord,oùilmeseraitpossibledelessurveiller,oùilsnepourraientpastenterdelibérerd’autresrencierssanssefaireremarquer.
JereprismaplacesurlesiègeduMaîtredeNage.«Merci,»ditTelima.
Jeneprispaslapeinederépondre.Dansmoncœur,ilyavaitdelahainevis-à-visdesRenciers,carilsavaientfaitdemoiunesclave.
Enoutre, ilsavaientétémesprofesseurs,m’avaientmontréàmoi-mêmetelquejenevoulaispasmeconnaître. Cela m’avait coûté l’idée abstraite que je prenais pour la réalité ; ils m’avaient arrachél’image complaisante, l’illusion, précieuse et chère, le reflet injustifié de suppositions et de désirs,jamaisexaminés,quejeprenaispourlaréalitédemapersonnalité.Ilsm’avaientarrachéàmoi-même.J’avaissuppliédedeveniresclave.J’avaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.Dans lesmarais du delta duVosk, j’avais perduTarlCabot. J’avais appris que j’étais, aufondducœur,dePortKar.
Jesortislalamegoréennedesonfourreauet,assissurlesiègeduMaîtredeNage,laposaisurmesgenoux.
«Ici,jesuisUbar,»déclarai-je.—«Oui,»reconnutTelima,«ici,tuesUbar.»Jeregardail’esclavedetribord,celuidupremierbanc,quiétaitPremierRameur.AssissurlesiègeduMaîtredeNage,jefaisaisfaceàlaprouedelapénichetandisquelui,assissur
unbancdenage,regardaitlapoupeetlesiègeduMaîtredeNage,quiétaitdevenumontrôned’Ubar,danscepetitpaysdebois,perduaumilieudesmaraisdudeltaduVosk.
Nousnousdévisageâmes.Sesdeuxchevillesétaientenchaînéesàunepoutrefixéeaupontde lapéniche,dans lesensde la
longueur ; lachaîne reliant lesdeuxanneauxpassait au traversde lapoutreelle-même,dansun trourondpercédanscettepoutreetrenforcéparuntubemétallique;lesesclavesdesbancssituésderrièreluiétaientenchaînéssuivantlemêmeprincipe.Naturellement,àbâbord,lesesclavesétaientenchaînéssuivantlamêmetechnique.
L’hommeétaitnu-piedsetvêtudehaillons.Sescheveuxétaientsalesetemmêlés ; ilsavaientétécoupésàlabaseducou.Aucou,ilportaituncolliermétallique.
«Maître?»demanda-t-il.Jeleregardaipendantquelquesinstants.Puisjedis:—«Depuiscombiendetempses-tuesclave?»Ilparutsurpris.—«Sixans,»répondit-il.—«Quefaisais-tu,avant?»m’enquis-je.—«J’étaispêcheurd’anguilles,»répondit-il.—«DansquelleCité?»—«L’îledeCos,»dit-il.Jeregardaiunautrehomme.—«Àquellecasteappartiens-tu?»demandai-je.—«ÀcelledesPaysans,»répondit-il fièrement.C’étaitunhommedegrandetaille,auxépaules
larges,auxcheveuxblondsetbroussailleux;sescheveuxétaientégalementcoupésàlabaseducou;ilportaitégalementuncolliermétallique.
—«Appartiens-tuàuneCité?»demandai-je.—«J’étaispropriétairedemaferme,»répondit-ilfièrement.—«UnePierreduFoyer?»demandai-je.—«Lamienne,»répondit-il,«dansmahutte.»—«PrèsdequelleCité,»m’enquis-je,«setrouvaittapropriété?»—«Prèsd’Ar,»répondit-il.—«JeconnaisAr,»dis-je.Je regardai lemarais. Puis jeme tournai à nouveauvers le pêcheur d’anguilles qui était Premier
Rameur.«Étais-tubonpêcheur?»m’enquis-je.—«Oui,»répondit-il.Jeregardaiànouveaulegéantauxcheveuxblonds,quiappartenaitàlaCastedesPaysans.—«Oùsetrouvelaclédevoschaînes?»demandai-je.—«Elleest,»répondit-il,«danslebrasdusiègeduMaîtredeNage.»J’examinailebrasdusiègeetdécouvrisunepiècedeboiscoulissantequejemanœuvrai.Lacavité
ainsi découverte contenait quelques haillons, de la corde et, suspendue à un crochet, une lourde clémétallique.
Jeprislaclépuislibérailepêcheurd’anguillesetlepaysan.—«Vousêtesdeshommeslibres,»déclarai-je.Ilsrestèrentlongtemps,assis,àmeregarder.«Vousêtesdeshommeslibres,»répétai-je.«Vousn’êtesplusesclaves.»Soudain,avecungrandrire,legéantblond,lepaysan,selevad’unbond.Ilsefrappalapoitrine.—«Jem’appelleThurnock!»s’écria-t-il.«J’appartiensàlaCastedesPaysans.»—«Jeprésume,»dis-je,«quetuesunmaîtredugrandarc.»—«Thurnock,»répondit-il,«saitbanderlegrandarc.»—«Jem’endoutais,»fis-je.L’autrehommeselevatranquillementets’éloignadubanc.—«Jem’appelleClitus,»déclara-t-il.«JesuisPêcheur.Jesaisguiderlesbateauxsurlesétoiles.Je
saismanierlefiletetletrident.»—«Vousêteslibres,»dis-je.—«Jesuistonhomme!»s’écrialegéant.—«Moiaussi,»déclaralepêcheur.«Moiaussi,jesuistonhomme.»—«Cherchez,parmilesrenciers,»dis-je,«celuiquisenommeHo-Hak.»—«Trèsbien,»répondirent-ils.—«Etconduisez-ledevantmoi,»ajoutai-je.—«Trèsbien,»répondirent-ils.Jevoulaisqu’onmecourtise.Telima, agenouillée au-dessous de moi, une laisse autour du cou, attachée à une cheville
d’amarrage,meregarda.«CommentmonUbarva-t-ilsedistraireavecsescaptifs?»demanda-t-elle.—«JevaisvousvendreàPortKar,»dis-je.—«Naturellement,»fit-elleavecunsourire.«Tupeuxfairecequetuveuxdenous.»Jelaregardaiavecfureur.Jepointailalamedemacourteépéesursagorge.Ellegardalatêtehaute.Ellenereculapas.«Ai-jetellementdépluàmonUbar?»demanda-t-elle.Jeremisbrutalementlalamedanssonfourreau.Jelaprisparlesbrasetlasoulevai.Jelaregardaidanslesyeux.—«Jepourraistetuer,»déclarai-je.«Jetehais!»Commentaurais-jepuluidirequec’étaitàcaused’ellequej’avaisétédétruit,danslesmarais?Je
fussoudainenproieàunefureuraveugle.C’étaitellequim’avaitmontrémonignominieetmalâcheté,qui avait détruit l’image, la jetant dans la vase dumarais, cette image que j’avais, inconsidérément,pendantdenombreusesannées,considéréecommelasubstanceetlaréalitédemapersonnalité.J’avaisété vidé ; j’étais devenu un vide qui s’emplissait, peu à peu, des liquides noirs de la rancœur et del’humiliation,del’amertume,dudégoûtdesoi-même,delahainedesoi-même.
«Tum’asdétruit!»sifflai-jeavantdelajeteraupieddel’escalierconduisantauchâteauarrière.La
femmeetl’enfantcrièrent.Telimaroulasurelle-mêmepuisfutbrutalementarrêtée,lesoufflepresquecoupé,parlalaissequ’elleavaitaucou.Ellerestaquelquesinstantsimmobileaupieddesmarches.Puiselleseremitpéniblementàgenoux.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.
Ellemeregarda.Ellesecoualatête.—«Tun’aspasétédétruit,»dit-elle,«monUbar.»Furieux,jereprismaplacesurlesiègeduMaîtredeNage.«Siquelqu’unaétédétruit,»reprit-elle,«c’estprobablementmoi.»—«Neparlepassansréfléchir!»ordonnai-je,furieux.«Tais-toi!»Ellebaissalatête.—«JesuisauxordresdemonUbar,»fit-elle.J’avaishontedel’avoirtraitéeavecbrutalité,maisjenevoulaispaslemontrer.Jesavais,dansmon
cœur,que jem’étaismoi-même trahi,que jen’avaispasétéà lahauteurdesCodesduGuerrier,quej’avaisdéshonorémaPierreduFoyeretlalamequejeportais.J’étaisseulcoupable.Ellen’yétaitpourrien. Mais j’avais besoin de faire porter à d’autres le poids de ma trahison et de ma lâcheté. Et,manifestement,sonméprisavaitétéplusnettementexpriméqueceluidesautres.Enoutre,elles’étaitmontréetrèscruelleetm’avaitsoumisàlaservitudelaplusabjecte.Surmabouche,àprésentnoireetenflée,elleavaitposéleBaiserdelaMaîtresse.
Jelachassaidemespensées.Thurnock, lePaysan,etClitus, lePêcheur,apparurent, traînantentreeuxHo-Hak,piedsetpoings
liés,quiportaitaucouunlourdcollierd’esclaveduquelpendaitunmorceaudechaîne.Ilslefirents’agenouillerdevantmoi,surlepontdesrameurs.Jequittaimoncasque.«J’étaissûrquec’étaittoi,»dit-il.Jenerépondispas.«IlyavaitplusdecentGuerriers,»ajoutaHo-Hak.—«Tuasbiencombattu,Ho-Hak,»dis-je,«surl’îlederence,arméseulementd’unegaffe.»— « Pas assez bien, » répondit-il amèrement. Il me regarda. Ses grandes oreilles se tendirent
légèrementversmoi.«Etais-tuseul?»demanda-t-il.—«Non,» répondis-je. Je tendis lementonversTelimaqui, la têtebaissée,était agenouilléeau
pieddesmarches.—«Tuasbienagi,femme,»ditHo-Hak.Ellelevalatête,lesyeuxpleinsdelarmes.Puiselleluisourit.«Commentsefait-il,»s’enquitHo-Hak,«quecellequit’aaidésoitattachéeetagenouilléeàtes
pieds?»—«Jeneluifaispasconfiance,»répondis-je,«pasplusqu’àvoustous.»—«Quevas-tufairedenous?»demandaHo-Hak.—«As-tupeurquejetejette,attaché,auxtharlarionsdumarais?»m’enquis-je.—«Non,»réponditHo-Hak.—«Tuesbrave,»dis-je. J’admirai soncalmeet sapuissance,bienqu’il fûtattaché,nu,devant
moi,àmamerci.Ho-Hakmeregarda.—«Cen’estpas,»dit-il,«quejesoisexceptionnellementbrave.C’estplutôtquejesuissûrquetu
nemejetteraspasauxtharlarions.»—«Pourquoienes-tusûr?»demandai-je.— « Celui qui peut combattre cent Guerriers, » déclara-t-il, « avec une jeune femme pour tout
soutien,n’agiraitpasainsi.»—«JevaisvousvendreàPortKar,tousautantquevousêtes!»criai-je.
—«Peut-être,»fitHo-Hak,«maisjenelecroispas.»—«Maisjevousaiconquis, toiet tonpeuple,»dis-je,«ainsiquetouscesesclaves,afindeme
vengerdevous,quiavezfaitdemoiunesclave,etdem’enrichirenvousvendantàPortKar!»—«Jesuisconvaincuquecelan’estpasvrai,»affirmaHo-Hak.—«Ill’afaitpourEechius,»intervintTelima.—«Eechiusaététuésurl’île,»ditHo-Hak.—«Eechiusluiadonnéunmorceaudegalettederence,lorsqu’ilétaitattachéaupoteau,»expliqua
Telima.«C’estpourluiqu’ilafaittoutcela.»Ho-Hakmeconsidéra.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«Jetesuisreconnaissant,Guerrier,»dit-il.Jenecomprispaspourquoiilétaitémudelasorte.—«Emmenez-le!»ordonnai-jeàThurnocketClitusquientraînèrentHo-Haketlereconduisirent
surlasecondepéniche,parmilesesclavesattachés.J’étaisfurieux.Ho-Hakn’avaitpasimplorémapitié.Iln’avaitpascédé.Ils’étaitmontrédixfoismeilleurquemoi.JehaïssaislesRenciers,ettousleshommessauf,peut-être,lesdeuxquimeservaient.Ho-Hakétaitunesclaved’élevage,unexotiquehumiliéetdifforme,ilavaitramédansl’obscurité
nauséabondedescalesdesnaviresmarchandsdePortKaretpourtant,devantmoi,ils’étaitmontrédixfoisplusbravequemoi.
JelehaïssaisetjehaïssaislesRenciers.Jeregardailesesclavesenchaînésàleursbancs.Ilsétaienttous,malgréleurshaillons,leurscheveux
coupésetleurschaînes,bienqu’ilsfussentbattusetaffamés,plusbravesquemoi.Je n’étais plus digne de l’amour de deux femmes que j’avais connues : Telena qui avait
inconsidérémentconsentiàdevenirlaLibreCompagned’unindividuquis’étaitrévéléignobleetlâche,etVella,ElisabethCardwell,originairedelaTerre,quiavaitmalencontreusementaccordésonamouràunhommequineméritaitquesonméprisetsonironie.Enoutre, jen’étaisplusdignedel’estimedemonpère,MatthewCabot,AdministrateurdeKo-ro-ba,etdecelledemonmaîtred’armes,Tarll’Aîné,ou de celle demon ami,Torm, le petit Scribe. Je ne pourrais jamais plus regarder en face ceuxquej’avaisconnus:KrondeTharna,AndréasdeTor,KamchakdesTuchuks,ReliusetHo-Sorld’Ar,aucund’eux.Tousallaientmemépriser.
JeregardaiTelima.«Quevas-tufairedenous,monUbar?»demanda-t-elle.Semoquait-elledemoi?—«Vousm’avezmontré,»dis-je,«quejesuisdePortKar.»—«Peut-être,monUbar,as-tumalcompris?»—«Tais-toi!»ordonnai-je.Ellebaissalatête.—«Siquelqu’un,ici,estdePortKar,»souffla-t-elle,«c’estTelima.»Piquéauvifparsonironie,jebondissurelleetlafrappaidudosdelamain,rejetantsatêtesurle
côté.Jefushonteux,désespéré,maisrienn’auraitpumeconvaincredelemontrer.Jeregagnaimaplace.Sonvisageétaittachédesangàl’endroitoùsesdentsavaientcoupéseslèvres.Ellebaissaànouveaulatête.«S’ilyaquelqu’un,»répéta-t-elledansunsouffle,«c’estbienTelima.»—«Tais-toi!»criai-je.Ellelevalatête.
—«Telima,»murmura-t-elle,«estàladispositiondesonUbar.»JemetournaiversThurnocketClitus.—«JevaisàPortKar,»dis-je.Thurnock croisa les bras sur sa poitrine massive et acquiesça. Clitus donna également son
assentiment.«Vousêteslibres,»leurfis-jeremarquer.«Riennevousobligeàm’accompagner.»—«Jetesuivrais,»déclaraThurnock,«jusquedanslesCitésdePoussière!»—«Moiaussi!»affirmaClitus.ThurnockavaitlesyeuxbleusetClituslesyeuxverts.Thurnockétaitimmense,avecdesbrasaussi
grosquelesramesdesgrandesgalères;Clitusétaitplusmince,maisilétaitPremierRameur;ildevaitêtrebeaucoupplusfortqu’ilneleparaissait.
—«Construisezunradeau,»dis-je,«assezgrandpourtransporterdel’eau,delanourriture,plusdedeuxhommesetcequenoustrouveronsnécessaired’emporter.»
Ilssemirentautravail.Assis,seul,surlesiègeduMaîtredeNage,jemeprislatêteentrelesmains.J’étaisUbar,surlespéniches,maisletrôneétaitamer.Jel’auraisdonnésansregretpourTarlCabot,
lemythe,lerêvequim’avaitétéarraché.Lorsquejemeredressai,j’étaisduretcruel.J’étaisseul,maisj’avaismonbras,sapuissanceetlalamegoréenne.Là,danscepaysdeboisperduaumilieudesmaraisdudelta,j’étaisUbar.Jeconnaissais,alorsquejel’avaisignoréejusque-là,lanaturehumaine.Dansladouleur,j’avaisfait
l’expériencedecequiétaitcachéenmoi.Etjecomprisàquelpointj’avaisétéstupided’épouserdescodes,d’avoirplacédesidéauxau-dessusdemoi.
Quepouvait-ilyavoirau-dessusdel’acierd’unelame?L’honneurn’était-ilpasuntrompe-l’œil,laloyautéetlecouragedesduperies,desillusionsàl’usage
designorants,unrêvedefou?Lesagen’était-ilpasceluiquiobserveattentivementetprendcequ’ilpeut,quandillepeut?Detelsfantômesnepouvaientconstituerlesmotivationsdusage.Iln’yavaitquel’or,lepouvoir,lecorpsdesfemmesetl’acierdesarmes.J’étaisfort.J’étaiscertainementcapabledemefaireuneplacedansunecitétellequePortKar.«Leradeauestprêt,»annonçaThumock, lecorps luisantdesueur,ens’essuyant le frontdeson
avant-brasmassif.—«Nous avons trouvéde l’eau et de lanourriture, » ajoutaClitus, « ainsi quedes armes et de
l’or.»—«Bien,»fis-je.—«Ilyabeaucoupdepapierderence,»repritThumock.«Veux-tuquenousenchargionsunpeu
àbord?»—«Non,»répondis-je.«Jeneveuxpasdepapierderence.»—«Etlesesclaves?»s’enquitThurnock.Jeregardailaprouedelapremièrepéniche,àlaquelleétaitattachéelamincejeunefemmebrune,
celle qui avait des jambes magnifiques. Ensuite, je regardai la deuxième proue, puis la troisième,auxquellesétaientattachéeslagrandejeunefemmeblondeauxyeuxgris,cellequiavaitunmorceaudelianedesmarais,etl’autrejeunefemmebrune,cellequiavaitunfiletsurl’épaule.Ellesavaientdansédevantmoiavecinsolenceetmépris.Ellesm’avaientcrachéauvisagealorsquej’étaisattachéetsansdéfense,puisellesavaientpivotésurelles-mêmesets’étaientéloignéesenriant.
Jerisàmontour.Elless’étaientcondamnéeselles-mêmesauxchaînesetàlamarquedesesclaves.ThurnocketClitusmeregardaient.—«Amenezlesjeunesfemmesdeladeuxièmeetdelatroisièmeproues,»dis-je.UnlargesourireéclairalevisagedeThurnock.— « Ce sont des beautés, » dit-il, secouant sa grosse tête surmontée d’une chevelure blonde et
broussailleuse,coupéeàlabaseducou.«Desbeautés.»Ilsallèrentchercherlesesclaves.Jeme retournai, suivis lentement l’allée située entre les bancs des rameurs, puis gravis l’escalier
conduisantaupontavantdelapéniche.Lajeunefemme,attachéecontrelaprouecourbe,ledosàcelle-ci,m’entendit,maisellenepouvait
mevoir.Matête,alorsquejemetenaissurlepontavant,setrouvaitàunetrentainedecentimètresau-dessousdeseschevillesliées.Sespoignetsavaientétécruellementattachésdel’autrecôtédelaproue.
«Quiestlà?»demanda-t-elle.Jenerépondispas.«Jevousenprie,»fit-elle.«Quiestlà?»—«Tais-toi!»dis-je,«Esclave!»Ellelaissaéchapperuncridecrainte.D’unmouvementrapidedelalamegoréenne,jecoupailacordequiluientravaitleschevilles.Puis,deboutsurlalissedupontavant,lamaingauchesurlaproue,jecoupailacordepasséeautour
desoncou,puiscellequienserraitsataille.Ensuite,ayantremitmonépéeaufourreau,jelafisglisser,sansluiavoirdéliélespoignets,lelongdelaproue,jusqu’aumomentoùsespiedseurentpriscontactaveclalissesurlaquelle,prèsd’elle,jemetenais.
Jelafispivotersurelle-même.Ellemevit:laboucheenflée,lesyeux,etpoussaunhurlementdésespéré.«Oui,»fis-je,«c’estmoi.»Ensuite,cruellement,jeprissatêtedanslesmainsetappuyaimeslèvressurlessiennes.Jen’aijamaisvuunefemmeenproieàunetelleterreur.Sonmalheurmefitrire.Puis,méprisant,jedégainaimonépée.J’enposailapointesoussonmenton,l’obligeantàleverla
tête. Peu de temps auparavant, tandis que j’étais attaché au poteau, elle m’avait levé la tête afind’examinerdeplusprèslestraitsd’unesclave.
«Tuestrèsbelle,n’est-cepas?»commentai-je.Sesyeuxexprimaientlaterreur.Je fis descendre la pointe jusqu’à sa gorge et elle détourna la tête, fermant les yeux. Pendant
quelquesinstants, j’appuyai légèrementlapointedemonépéesursagorgedélicate,puis j’abaissai lalameetcoupailacordequiluiattachaitlespoignetsàlaproue.
Elletombaàquatrepattessurlepontavant.Jebondisetatterritdevantelle.Elle se redressa péniblement, à demi accroupie, à demi folle de terreur, courbatue du fait qu’elle
étaitrestéelongtempsattachéeàlaproue.Delapointedemonépée,jemontrailepont.Ellesecoualatête,pivotasurelle-même,courutàlalisseets’yaccrocha,regardantpar-dessus.Unénormetharlarion,ayantvusonrefletdansl’eau,bondithorsdumaraisenfaisantclaquerses
mâchoires,puisretombadansl’eau.Deuxoutroisautrestharlarionsallaientetvenaientsouselle.Ellerejetalatêteenarrièreethurla.Ellesetournaversmoi,secouantlatête.
Leboutdemalamemontraitinexorablementlepont.«Jet’enprie,»gémit-elle.Lalamenebougeapas.Ellevints’immobiliserdevantmoipuistombaàgenoux,s’asseyantsurlestalons.Ellebaissalatête
et tendit lesbras, lespoignetscroisés,dansl’attitudesoumisedelafemellegoréenne.Jenel’attachaipasimmédiatementettournaiautourd’elle,l’examinantcommeuneprise.Jusque-là,jenem’étaispasvéritablementrenducompteàquelpointelleétaitbelleetdésirable.Enfin,aprèsavoirconstatéquejenem’étaispastrompésurlaqualité,jem’emparaidumorceaudecordequiavaitattachéseschevillesàlaproueetluiattachailespoignets.
Ellelevalatêteetmeregarda,sesyeux,suppliants,cherchantlesmiens.Jeluicrachaiauvisageetellebaissalatêtepuissemitàsangloter.Je pivotai sur moi-même, descendis du pont avant et me dirigeai, parmi les esclaves, vers les
marchesconduisantauchâteauarrière.Lajeunefemmemesuivitsansyavoirétéinvitée.Lorsque jeme retournai, je constatai qu’elle essuyaitmoncrachat sur sonvisage.Elle baissa ses
mainsliéesets’immobilisasurlesplanches,latêtebasse.JeprisànouveauplacesurlesiègeduMaîtredeNage.Lagrandejeunefemmeauxyeuxgrisetlapetitejeunefemmebrune,cellequiavaitunfilet,étaient
agenouilléesdevantlesiège,surlepontdesrameurs.Majeunefemmes’agenouillaprèsd’elles,latêtebasse.J’examinailesdeuxjeunesfemmes,lablondeetlabrune,puisregardaiThurnocketClitus.«Vousplaisent-elles?»demandai-je.—«Desbeautés,»ditThurnock.«Desbeautés.»Lesjeunesfemmesfrémirent.—«Oui,»fitClitus,«bienqu’ellesviennentd’uneîlederence,ellessevendraientcertainement
trèscher.»—«Jevousenprie,»soufflalajeunefemmeblonde.JeregardaiThurnocketClitus.—«Ellessontàvous,»déclarai-je.— « Ah ! » s’écria Thurnock. Puis il saisit un morceau de corde. « Soumets-toi ! » tonna-t-il,
s’adressantàlagrandejeunefemmeblondequi,terrifiée,bondissantpresque,baissalatêteettenditlesbras, lespoignetscroisés.Aussitôt,avecdesnœudsdepaysan,Thurnock lesattacha.Clitussebaissaavecsouplesseetramassaunmorceaudecorde.Ilsetournaverslajeunefemmebrune,dontlesyeuxexprimaientlahaine.
—«Soumets-toi,»fît-ild’unevoixcalme.Elleobéitdemauvaisegrâce.Puis,stupéfaite,ellelevalesyeuxverslui,lespoignetsattachés,ayant
perçulapuissancedesesmains.Jesourisintérieurement.J’avaisdéjàvucetteexpressiondansleregarddejeunesfemmes.Clitus,àmonavis,n’auraitpasdedifficultésaveclapetitejeunefemmebrune.
—«Qu’est-cequelesMaîtresvontfairedenous?»demandalajeunefemmemince,levantlatête.—«VousserezesclavesàPortKar,»répondis-je.—«Non!Non!»s’écrialajeunefemmemince.Lajeunefemmeblondesemitàhurleretl’autreàsangloter,posantlefrontsurlepont.—«Leradeauest-ilprêt?»demandai-je.—«Oui,»tonnaThurnock,«ill’est!»—«Nousl’avonsamarréprèsdelabarquederence,»précisaClitus,«àtribord,unpeuenarrière
delaprouedecettepéniche.»Je ramassai le long rouleau de corde dans lequel, plus tôt, j’avais coupé les trois morceaux qui
m’avaientserviàattacherTelima.J’enpassaiuneextrémitéaucoudelajeunefemmemince.—«Commentt’appelles-tu?»demandai-je.—«Midice,»répondit-elle,«sicelaconvientauMaître.»—«Cenomnemedéplaîtpas,»dis-je.«Ilmeconviendra.»Jetrouvaiscenomplutôtjoli.Ilseprononçaitentroissyllabes,l’accentportantsurlapremière.PuisThurnockpritlacorde,dontj’avaisattachéuneextrémitéaucoudeMidiceet,sanslacouper,
fit une boucle qu’il passa au cou de la grande jeune femme blonde aux yeux gris, avant de tendrel’extrémitélibreàClitus,quifitsigneàlapetitejeunefemmebrunedeprendresaplacedanslachaîned’esclaves.
—«Commentt’appelles-tu?»rugitThurnock,s’adressantàlajeunefemmeblonde,quirecula.—«Thura,»répondit-elle,«sicelaconvientauMaître.»—«Thura!»s’écria-t-ilensetapantsurlescuisses.«Jem’appelleThurnock.»Cettecoïncidenceneparutpasimpressionnerfavorablementlajeunefemme.«J’appartiensàlaCastedesPaysans,»ajoutaThurnock.Elleleregardaavechorreur.—«SeulementàlaCastedesPaysans?»souffla-t-elle.—«LePaysan,»s’écriaThurnockd’unevoixtonitruantequiportatrèsloin,danslemarais,«estle
BœufsurlequelreposelaPierreduFoyer!»—«Mais,j’appartiensàlaCastedesRenciers,»gémit-elle.Onconsidère,engénéral,quelaCastedesRenciersestsupérieureàcelledesPaysans.—«Non,»rugitThurnock,«tun’esqu’uneesclave!»Lajeunefemmefonditenlarmes,désespérée,ettirasurlesliensdesespoignets.Clitusavaitdéjàattachélajeunefemmebruneàlachaîne,luiayantpasséuneboucleaucou,lereste
delacordetraînantsurlepont,derrièreelle.—«Commentt’appelles-tu?»luidemanda-t-il.Elleleregardad’unaircraintif.—«Ula,»répondit-elle,«sicelaconvientauMaître.»—«Jemefichedetonnom!»répliqua-t-il.Ellebaissalatête.Jemetournaiverslafemmeetl’enfant,quej’avaislibérésplustôtetquisetenaientprèsduplat-
bord.Telima, la corde au cou, pieds et poings liés au pied de l’escalier du château arrière, s’adressa à
moi:— « Si j’ai bien compris, » dit-elle, « tu vas nous conduire à Port Kar et nous vendre comme
esclaves?»—«Tais-toi!»ordonnai-je.—«Sicen’estpas lecas,»poursuivit-elle,« jeprésumeque tuvascouler lespénichesdans le
maraisafinquenoussoyonstousdévorésparlestharlarions?»Jelaregardaiavecirritation.Ellemesourit.«C’estcequetuferais,»conclut-elle,«situétaisdePortKar.»—«Tais-toi!»répétai-je.—«Trèsbien,»fit-elle,«monUbar.»Jemetournaiànouveauverslafemmeetl’enfant.—«Aprèsnotredépart,»dis-je,« libère les tiens.DisàHo-Hakque j’aiprisquelquesfemmes.
C’estpeudechoseencomparaisondecequ’ilm’afait.»—«UnUbar,»fitremarquerTelima,«nerendpasdecomptesetnedonnepasd’explications.»
Jelaprisparlesbras,lasoulevaietlamaintinsainsi.Elleneparutpaseffrayée.«Cettefois,»fit-elle,«tuvaspeut-êtremejeterenhautdel’escalier?»—«Ondit,»commentaClitus,«quelesfillesdesRenciersontlaboucheaussigrandequeledelta
lui-même.»—«Onaraison,»répliquaTelima.Jelaremisàgenoux.Jemetournaiverslafemmeetl’enfant.—«Jevaiségalementlibérerlesesclavesdesbancs,»déclarai-je.—«Detelsesclavessontdangereux!»s’écrialafemme,lesregardantavecfrayeur.—«Tousleshommessontdangereux,»fis-je.Jeprislaclédeschaînesdesesclaves.Jelalançaiàl’und’eux.« Après notre départ et pas avant, » dis-je, « libère-toi et libère tes camarades, sur toutes les
péniches.»Ebahi,ilserralaclé,osantàpeinecroirequ’elleétaitentresesmains,laregardantfixement.—«Oui,»souffla-t-il.Lesesclaves,commeunseulhomme,meregardèrent.—«Ilestprobable,»repris-je,«quelesRenciersvousaiderontàsurvivredanslesmarais,sivous
lesouhaitez.Danslecascontraire,ilsvousguiderontverslaliberté,loindePortKar.»Lesesclavesnerépondirentpas.Jem’éloignai,dansl’intentiondepartir.«MonUbar,»entendis-je.JemeretournaietregardaiTelima.«Suis-jetonesclave?»demanda-t-elle.—«Jet’aiditsurl’île,»répondis-je,«quenon.»—«Alors,pourquoinemedétaches-tupas?»demanda-t-elle.Furieux,j’allaiprèsd’elle,glissaimalamegoréenneentresoncouetlaboucleetcoupailalaisse.
Puisjetranchailescordesquiluiimmobilisaientlespoignetsetleschevilles.Elleselevaets’étira.Songestemerenditfoudedésir.Ensuiteellebâilla,secoualatêteetsefrottalespoignets.«Jenesuispasunhomme,»dit-elle,«maisjesupposequ’unhommepeuttrouverMidiceassez
jolie.»Midice,attachéeentêtedelachaîne,levalatête.«Mais,»repritTelima,«Teliman’est-ellepasplusbellequeMidice?»Midice,àmagrandesurprise,frémitdecolèreet,bienqu’ellefûtattachéeeteûtlacordeaucou,se
tournaversTelima.Jesupposaiqu’elleseconsidéraitcommelaplusbellefilledesîlesderence.—«J’étaisàlapremièreproue,»déclara-t-elle.—«Sij’avaisétécapturée,»affirmaTelima,«c’estcertainementmoiquiauraisétéàlapremière
proue.»—«Non!»criaMidice.—«Maisjen’aipasétéassezstupidepourmelaisserprendreaufilet,»ajoutaTelima.LafureurrenditMidicemuette.—«Lorsquejet’airetrouvée,»fis-jeremarqueràTelima,«tuétaisàplatventre,piedsetpoings
liés.»Midicerejetalatêteenarrièreetrit.— « Quoi qu’il en soit, » déclara Telima, « je suis manifestement, dans tous les domaines,
supérieureàMidice.»
MidicemontrasespoignetsattachésàTelima.—«Regarde ! » cria-t-elle. «C’estMidice qu’il a choisie commeesclave.Pas toi.Celamontre
laquelled’entrenousestlaplusbelle.»TelimaregardaMidiceavecirritation.—«Tuestropgrasse,»dis-jeàTelima.Midicerit.—«Quandj’étaistaMaîtresse,»fitTelimad’unairdégagé,«tunemetrouvaispastropgrasse.»—«Maintenant,»fis-je,«c’estmonavis.»Midiceritànouveau.—«Ilyalongtempsquejesais,»répliquaTelimaavecinsouciance,«qu’ilnefautjamaiscroire
leshommes.»—«Aussigrandequeledeltalui-même,»commentaClitus.Telimaentrepritd’examinerlestroisjeunesfemmes.—«Oui,»fit-elle,«c’estunbutinconvenable.»Elles’arrêtadevantMidice,quisetrouvaitentête
de la chaîne.Midice se tint très droite, dédaigneuse, tandis qu’elle l’examinait. Puis Telima, sous leregardhorrifiédeMidice,luitâtalebras,éprouvalafermetédesesflancsetdesescuisses.«Celle-ciestunpeumaigre,»conclut-elle.
—«Maître!»s’écriaMidice,s’adressantàmoi.—«Ouvrelabouche,Esclave!»ordonnaTelima.Les larmes aux yeux, Midice obéit et Telima l’examina, le plus naturellement du monde, lui
tournantlatêted’uncôtéetdel’autre.—«Maître!»protestaMidice,s’adressantàmoi.—«Uneesclave,»expliquai-je,«doitseplieràtouslesdésirsdespersonneslibres.»Telimarecula,dévisageaMidice.—«Oui,Midice,»fit-elle,«toutbienconsidéré,jecroisquetuferasuneexcellenteesclave.»Midicefonditenlarmes,tirantsurlesliensdesespoignets.—«Partons!»décidai-je.Jefisdemi-tour.Thurnockavaitdéjàplacémoncasque,monbouclier,ainsiquelegrandarcetles
flèches,surleradeau.—«Attends!»lançaTelima.Jemetournaiverselle.Avec stupéfaction, je la vis quitter sa tunique de rence puis se placer derrière la dernière jeune
femmedelachaîne,lapetiteUla.Ellesecoualatêteetsescheveuxserépandirentsursesépaules.«Jesuislaquatrièmecaptive,»déclara-t-elle.—«Non,»répondis-je,«certainementpas.»Ellemeregardaavecirritation.—«TuvasbienàPortKar,n’est-cepas?»s’enquit-elle.—«Oui,»répondis-je.—«Celatombebien,»déclara-t-elle,«moiaussi,jevaisàPortKar.»—«Non,»répondis-je,«iln’enestpasquestion.»—«Ajoute-moiàlachaîne,»fit-elle.«Jesuislaquatrièmecaptive.»—«Non,»dis-je,«certainementpas.»Ellemeregardaànouveaud’unairirrité.— « Très bien ! » fit-elle. Alors, furieuse mais d’un air dégagé, elle se dirigea vers moi puis,
lentement,sanstenircomptedemacolère,s’agenouilladevantmoi,assisesurlestalons,latêtebaissée,lesbrastendusetlespoignetscroisés.
—«Tuesstupide,»déclarai-je.Ellelevalatêteetsourit.—«Tupeuxmelaisserici,situlesouhaites,»dit-elle.—«Cen’estpasdanslesCodes,»répondis-je.—«Jecroyais,»fit-elle,«quetunerespectaispluslesCodes?»—«Jedevraispeut-êtretetuer,»sifflai-je.—«SituétaisdePortKar,»dit-elle,«c’estcequetuferais.»—«Oubien,»poursuivis-je,«jepourraisteprendreett’apprendrelasignificationducollier.»—«Oui,»sourit-elle,«sansdoute.»—«Jeneveuxpasdetoi,»dis-je.—«Danscecas,tue-moi!»fit-elle.Jelaprisparlesbrasetlafisselever.—«Jedevraisteprendre,»dis-je,«ettebriser.»—«Oui,»répondit-elle,«jesupposequetulepourrais,situlesouhaitais.»Jelajetaiparterre,loindemoi.Ellemeregardaaveccolère,leslarmesauxyeux.«Jesuislaquatrièmecaptive!»siffla-t-elle.—«Prendsplacedanslachaîne,»ordonnai-je,«Esclave!»—«Oui,»répondit-elle,«…Maître.»Fièrement,biendroite,elles’immobilisaderrièrelapetitebrune,Ula,puis,lespoignetsliés,lacorde
aucou,ellefutajoutéeàlachaîneenqualitédequatrièmecaptive.JeregardaimonancienneMaîtresse,nue,attachéeàmachaîne.Jemerendiscomptequejen’étaispasmécontentdelaposséder.Ilyavaitdedoucesvengeances
quejedevaissatisfaireetqu’illuifaudraitsubir.Jeneluiavaispasdemandédedevenirmonesclave.Mais,pourune raison inconnue,elleavait fait sa soumission.Toute lahaineque jenourrissaisà sonégard bouillonna en moi, les mauvais traitements qu’elle m’avait fait subir, la dégradation et leshumiliationsauxquellesellem’avaitsoumis.Jeveilleraisàcequ’elleassumetouteslesconséquencesdesasoumission.Jeregrettaisseulementdenel’avoirpasdéshabilléeetbattuemoi-même,denepasavoirfaitd’elleuneesclavepitoyableaumomentmêmeoùnousavionsprispiedsurlespéniches.
Elleneparutpasparticulièrementtroubléeparlasituationdésagréablequiétaitlasienne.—«Pourquoinelalaisses-tupasici?»demandaMidice.—«Tais-toi,Esclave!»lançaTelima.—«Toiaussi,tuesesclave!»répliquaMidice.Puisellemeregarda.Ellerespiraprofondément,
sesyeuxétaientpleinsdelarmes.«Laisse-laici,»supplia-t-elle,«Je…Jeteserviraimieux.»Thurnockpartitd’ungrandéclatderire.Lagrandejeunefemmeblonde,auxyeuxgris,etlapetite
bruneretinrentleursouffle.—«Nousverrons,»laissaentendreTelima.—«Qu’as-tul’intentiondefaired’elle?»medemandaMidice.—«Tuesstupide,n’est-cepas?»fitTelimaàsonadresse.Midicemanifestabruyammentsacolère.—«Jeleserviraimieux!»s’écria-t-elle.—«Nousverrons,»répétaTelima.—«Ilnousfaudraquelqu’un,»intervintClitus,«pourfairelacuisine,lescoursesetleménage.»Telimaluijetaunregardnoir.—«Oui,»répondis-je,«c’estexact.»—«Telima,»fitTelima,«n’estpasuneservante.»—«EsclavedeCuisine,»déclarai-je.
Ellerenifla.—«Àmon avis, » intervintThurnock avec un large sourire, « ce serait plutôt : la cuisine et la
natte.»Illuimanquaitunedent,enhautetàdroite.JeprisTelimaparlementonetladévisageai.—«Oui,»fis-je,«lacuisineetlanatte.»—«CommeveutleMaître,»répondit-elleavecunsourire.—«Jecrois,»fis-je,«quejevaistebaptiser:JoliePetiteEsclave.»Bizarrement,celaneparutniluidéplairenil’inquiéter.—«BelleEsclaveconviendraitmieux,»dit-elle.—«Tuesunejeunefemmeétrange,»dis-je,«Telima.»Ellehaussalesépaules.«Crois-tuquelavieserafacile,avecmoi?»demandai-je.Ellemeregardaavecfranchise.—«Non,»répondit-elle.—«JecroyaisquetunevoulaispasrevoirPortKar,»dis-je.—«Jetesuivrais,»répondit-elle,«mêmeàPortKar.»Jenecomprispas.—«Méfie-toidemoi,»dis-je.Ellemeregarda,maisneparutpaseffrayée.«JesuisdePortKar,»affirmai-je.Ellenebaissapaslesyeux.—«Nesommes-nouspastousdeux,»dit-elle,«dePortKar?»Jemesouvinsdelacruautédesaconduitevis-à-visdemoi.—«Oui,»répondis-je.«Jesuppose.»—«Alors,Maître,»conclut-elle,«rentronscheznous.»
9
PORTKAR
JEregardaisladanseusequitournoyaitdanslecarrédesable,entrelestables,souslefouetdumaître,dansunetavernedePortKar.
«TonPaga,»ditlajeuneesclavenuequimeservait,menottesauxpoignets.«Ilestchaud,commetulesouhaitais.»
Jeleprissansmêmelaregarderetvidailegobelet.Elles’agenouillaprèsdelatablebasse,derrièrelaquellej’étaisassisentailleur.—«Encore,»fis-jeentendantlegobelet,sansdaignerluiaccorderunregard.—«Oui,Maître,»dit-elleenselevantavantdeprendrelegobelet.J’aimelePagachaud,ilfaiteffetplusrapidement.Ladansequelajeunefemmeprésentait,surlesable,s’appelle:laDanseduFouet.Elle portait un léger boléro ainsi qu’une ceinture faite de chaînes et de bijoux, à laquelle étaient
suspendues des gouttelettes de métal étincelant. Elle avait des anneaux aux chevilles ainsi que desmenottesd’esclave,égalementdécorésdependentifsenformedegouttelettesétincelantes;aucou,elleportaituncollierassorti.
Elledansaitsousdeslanternesdebateaususpenduesauplafonddelataverne,quisetrouvaitprèsdesdocksvoisinsduGrandArsenal.
J’entendaislesclaquementsdufouetetsescris.OnditquelesdanseusesdePortKarsontlesmeilleuresdeGor.Ellessonttrèsrecherchéesdansde
nombreuses cités de la planète. Elles sont esclaves jusqu’au bout des ongles, vicieuses, déloyales,rusées,séduisantes,sensuelles,dangereuses,désirables,terriblementdésirables.
«TonPaga,»ditlafillequimeservait.Jelepris,ànouveausanslaregarder.—«Va-t’en,Esclave,»dis-je.—«Oui,Maître,»fit-elleavantdes’éloignerdansuntintementdechaîne.JebusduPaga.Ainsi,j’étaisàPortKar.Quatre jours plus tôt, dans l’après-midi, aprèsdeux jours dans lesmarais, nous avions atteint les
canauxdelacité.Nousétionsarrivésàl’entréed’uncanalbordantledelta.Nous avions constaté que le canal était barré par de lourdes portes constituées d’épais barreaux
métalliques,àdemisubmergées.
Telimaavaientregardélesportesavecfrayeur.«Quandj’aifuiPortKar,»avait-elledit,«cesportesn’existaientpas.»—«Aurais-tupufuir,»avais-jedemandé,«s’ilyavaiteudesportescommecelles-ci?»—«Non,»avait-ellesouffléd’unevoixblanche,«jen’auraispaspu.»Lesportess’étaientreferméesderrièrenous.Nosesclavesqui,enlarmes,manœuvraientlesgaffes,avaientengagéleradeaudanslecanal.Tandisquenouspassionssouslesfenêtresbordantlecanal,deshommes,detempsentemps,nous
proposèrentdesprix.Jeneleurenvouluspas.Ellesétaientbelles.Etellesmanœuvraientbienlagaffe,commeseulesles
fillesdumaraissaventlefaire.Nouspouvionsnousréjouirdenotreprise.Midice,Thura,Ula,Telima.Elles n’avaient plus la corde au cou mais nous avions enroulé cinq fois, autour de la gorge de
chacune,unmorceaudecordesymbolisant,provisoirement,lecollierd’esclave.Endehorsdecelaellesn’étaient pas, lorsque nous arrivâmes en ville, attachées, sauf par une longue corde enroulée à lachevilledroitedechacuneetlesreliantl’uneàl’autre.Telimaétaitdéjàmarquée,maislescuissesdeMidice,deThuraetd’Ulan’avaientpasconnulefer.
JeregardaisladanseusedePortKar.Lelendemain,nouspourrionsmarquerlesjeunesfemmesetacheterdescolliers.Ilyeutunpeudevacarmelorsqu’unindividupuissant,auvisageféroce,auxyeuxrapprochés,laid
etayantperduuneoreille,suividevingtmarinsassoiffés,entradanslataverne.«DuPaga!DuPaga!»crièrent-ils,renversantlestablesquileurconvenaient,chassantceuxquiles
occupaient,puislesredressantets’asseyantautour,tapantdessusetcriant.Enhâte,desesclavesallèrentlesservir.«C’estSurbus,»ditmonvoisinàsoncompagnon.L’individuauvisageféroce,barbu,auxyeuxrapprochés,quiavaitperduuneoreilleetsemblaitêtre
lechefdeshommes,s’emparad’uneesclave,luitordantlebras,puisl’entraînaversunealcôve.Jecrusqu’ils’agissaitdelajeunefemmequim’avaitservi,maisjen’enétaispascertain.
Uneautre jeune femmecourutvers lui, lui apportant ungobelet dePaga. Il prit legobelet d’unemain, l’engloutit d’un trait et emporta la jeune femmedont il s’était emparé, et qui hurlait, vers unealcôve.Ladanseuse s’était immobilisée sur le sable, terrifiée.D’autres individus, lescompagnonsdeSurbus,s’emparèrentdesesclavessurlesquellesilspurentmettrelamain,ainsiquesurlesbouteillesdePaga qu’ils trouvèrent, et entraînèrent leur butin vers les alcôves, en chassant parfois ceux qui lesoccupaient. Toutefois, lamajorité resta aux tables, donnant des coups de poing dessus et exigeant àboire.
JeconnaissaislenomdeSurbus.IlétaitcélèbreparmilescapitainespiratesdePortKar,FléaudeThassalaLuisante.
J’avalaiunenouvellegorgéedePagabrûlant.C’étaitvéritablementunpirate,unchasseur etunmarchandd’esclaves,unmeurtrier,un individu
crueletsanshonneur,ignoble,vraimentchezluiàPortKar.Jen’éprouvaispourluiquedudégoût.Puis,jemesouvinsdemonignominieàmoi,demacruauté,demalâcheté.J’étaiségalementchezmoi,àPortKar.J’avaisapprisque,souslapeaudeshommes,battaientdescœursdesleensetdetharlarions,queleur
moralitéetleursidéauxn’étaientquedesmanteauxdestinésàcacherleursgriffesetleursdents.Pourlapremièrefois,jecomprislaconvoitiseetl’égoïsme.Ilyadavantaged’honnêtetéàPortKar,medis-je,quedanstouteslesCitésdeGor.Enleursein,leshommesironisentpourcacherlesgriffesdeleurcœursous la prétention de leurs paroles. Là, dans cette Cité, et uniquement en son sein, les hommes nes’avilissent pas à feindre et bavarder. Ils connaissent, et admettent, les vérités noires de la nature
humaine,ilssaventqu’iln’existe,auboutducompte,quel’or,lepouvoir,lecorpsdesfemmesetl’acierdes armes. Ils ne s’intéressent qu’à eux-mêmes. Ils se conduisent tels qu’ils sont, avec cruauté, sanspitié,commedeshommes,méprisants,prenantcequ’ilsdésirentlorsqu’ilsenontenvie.Etc’estàcetteCitéquej’appartenais,moiquiavaisperdumonhonneur,quiavaispréférél’humiliationdelaservitudeàlalibertéd’unemorthonorable.
JebusencoreunegorgéedePaga.Un hurlement retentit et une jeune femme sortit précipitamment, ensanglantée, de l’alcôve où
Surbus l’avaitentraînée,puiscourutentre les tables, tandisqu’il lapoursuivaiten titubantcommeunivrogne.
«Protégez-moi!»cria-t-elle,s’adressantàl’ensembledesconsommateurs.Maisceux-cisemirentàrireettentèrentdes’emparerd’elle.
Elleseprécipitaversmatableettombaàgenouxdevantmoi.Jeconstataialorsquec’étaitbiencellequim’avaitservi.
«Jet’enprie,»dit-elle,leslèvresfendues,«protège-moi.»Elletenditsespoignetsenchaînés.—«Non,»répondis-je.PuisSurbussejetasurelle,lapritparlescheveuxetlatiraenarrière.Ilmeregardad’unairméprisant.JebusunenouvellegorgéedePaga.Celanemeregardaitpas.Jevislesyeuxpleinsdelarmesdelajeunefemme,sesmainstendues,puis,hurlantdedouleur,elle
futentraînée,parlescheveux,versl’alcôve.Deshommesrirent.JeretournaiàmonPaga.«Tuasbienfait,»ditmonvoisin,unindividumalrasé.«C’étaitSurbus.»—«UnedesplusfineslamesdePortKar,»ajoutasoncompagnon.—«Ah?»fis-je.PortKar,PortKar laSordide, laMalsaine,FléaudeThassa laLuisante,Tarnde laMer, est une
masseimmenseetcompositedepropriétés,dontchacuneestpratiquementuneforteresseenelle-même,diviséeettraverséepardescentainesdecanaux.Elleest,enfait,entouréederemparts,bienqu’ellenepossèdepasderempartsausenspropreduterme.Lesbâtimentsquidonnentsurl’extérieur,soitsurledelta,soitsurleGolfedeTamber,possèdentunmurextérieurdépourvudefenêtresetfaisantplusd’unmètre d’épaisseur ; en outre ils sont surmontés, au niveau du toit, de parapets crénelés. Les canauxdonnantsurledeltaouleGolfedeTamberavaient,récemment,étébarrésaumoyendelourdesportesconstituéesdebarreauxmétalliques,àdemisubmergées.Nousétionsentrésdanslavilleparunedecesportes.ÀPortKar,incidemment,iln’yapasdetourstellesquecellesdesautrescitésseptentrionalesdeGor.LeshabitantsdePortKarn’ontpaslegoûtdestours.C’estlaseulecitédeGorquin’aitpasétéconstruitepardeshommeslibres,maispardesesclavessoumisaufouetdumaître.Engénéral,surGor,les esclaves n’ont pas le droit de construire, cette activité étant considérée comme un privilèged’hommelibre.
Politiquement,PortKarestunvéritablechaos;elleestgouvernéeparplusieursUbarsantagonistesqui ont chacun leurs partisans, qui cherchent tous à opprimer, à gouverner et à lever des impôts enfonction du pouvoir qu’ils détiennent. Théoriquement soumise à ces Ubars mais, dans les faits,pratiquementindépendante,ilexisteuneoligarchiedeprincesducommerce,deCapitaines,commeilsse nomment eux-mêmes, qui, dans le cadre d’un Conseil, financent et dirigent le Grand Arsenal,construisantetlouantvaisseauxetmatériel,contrôlantlaflottedugrain,laflottedel’huile,laflottedesesclavesetlesautres.
Samos, Premier Marchand d’Esclaves de Port Kar, agent présumé des Prêtres-Rois, était, je ne
l’ignoraispas,membreduConseil.J’étaiscenséentrerencontactaveclui.Jenepouvaispluslefaire,naturellement.
Ilexistemême,àPortKar,uneCastedesVoleurs,laseuledetoutGor,qui,surlescanauxinférieursetàlapériphériedelaville,estextrêmementpuissante,carellen’hésitenidevantlechantagenidevantlaviolence.Onreconnaîtsesmembresà lacicatriceduVoleur,quiconstitue lamarquede leurcaste,minuscule marque au fer rouge, à trois branches, sous l’œil gauche, légèrement en arrière, sur lapommette.
On pourrait croire que Port Kar, divisée comme elle l’est, dépositaire des trônes de l’anarchie,constitueuneproiefacilepourl’impérialismeoulesreprésaillesdécidéesencommundesautrescités,mais cela n’est pas vrai. Lorsqu’ils sont menacés de l’extérieur, les hommes de Port Kar savent,désespérémentetaveclaméchancetédel’urtacculé,trèsbiensedéfendre.Enoutre,naturellement,ilest pratiquement impossible de faire traverser le delta duVosk à des groupes importants d’hommesarmésoubien,comptetenudelanaturedesmarais,delesravitailleretdelesentretenirpendanttouteladuréed’unsiège.
Ledeltalui-mêmeestlemeilleurrempartdePortKar.Laterrefermelaplusproche,endehorsdesbancsdesablequel’ontrouveparfoisdanslesmarais,
permettant d’accéder àPortKar, se trouve à une centaine de pasangs aunord. Je supposai que cetterégion aurait pu, théoriquement, être utilisée comme base de départ ; on aurait pu y rassembler lesprovisions et les embarcations de l’armée d’invasion, mais les perspectives militaires d’une telletentative n’étaient guère prometteuses. Elle se trouvait à des centaines de pasangs de toute citégoréenne, à l’exception, naturellement, de Port Kar. C’était un territoire exposé. Il était possible del’attaqueraumoyendetroupesdébarquéesàl’ouestparlesflottesdePortKar,àtraverslemaraislui-même,grâceauxpénichesdePortKar,oubienparl’estetlenord,suivantlepointdedébarquementdesforces de Port Kar. En outre, il était possible de l’attaquer par air grâce aux cavaleries de tarniersmercenairesdePortKar,quienentretenaitplusieurs.Jeconnaissaisundecescapitainesmercenaires,Ha-Keel, meurtrier, originaire d’Ar, que j’avais rencontré à Thuria, dans la Maison de Saphrar, unMarchand. Ha-Keel commandait mille hommes, tous tarniers. Et, même si une armée d’invasionréussissaitàpénétrerdanslesmarais, iln’étaitpascertainqu’elleparviendraitàatteindrelesmursdePortKar.Elleavaitdebonneschancesd’êtredétruitedans lesmarais.Et, si elleparvenait jusqu’auxmurs,riennepermettaitd’affirmerqu’elleseraitefficace.Ilétaitextrêmementfacile,comptetenudespénichesetdescavaleriesdetarnsdePortKar,decouperleslignesderavitaillementd’unetelleforce.
JebusencoreduPaga.Lesnouveauxclientsdelatavernefaisaientlafêtemaisl’ordreavaitété,dansunecertainemesure,
rétabli.Deux lanternesdevaisseauavaientétébrisées. IlyavaitdesmorceauxdeverreainsiqueduPaga,parterre,etunetableavaitétécassée.MaislesMusicienss’étaientremisàjoueret,danslecarrédesable,lajeunefemmedansaitdenouveau.MaiselleavaitrenoncéàlaDanseduFouet.Desesclavesnues,auxpoignetsenchaînés,couraienticietlà.Lepropriétaire,ensueur,portantuntablier,basculantunegrandebouteilledePagasursonsupport,remplissaitlesgobeletsdestinésauxconsommateurs.Detemps à autre, dans les alcôves, retentissait un cri qui provoquait les rires des clients. J’entendis leclaquementd’unfouetetleshurlementsd’unejeunefemme.
Jemedemandaisi,depuisquelescanauxétaientbarrés,lesesclavess’échappaientencoredePortKar.
Laterrefermelaplusprochesetrouvaitàunecentainedepasangsaunord,maisc’étaitunerégionexposéeet,icietlà,auborddudelta,sedressaientlesavant-postesdePortKarquiservaientdebaseauxchasseursd’esclavesetauxsleensdresséschargésdesurveillerlesabordsdumarais.
Lesleen,mammifèreàsixpattes,vicieux,auxgrandsyeuxetaucorpssinueux,comparableàunlézardcouvertdefourrure,estunchasseurinfatigable.Ilpeutflairerunepistevieilledeplusieursjours,
la suivre sur des centaines de pasangs puis, une fois lâché, pour distraire les chasseurs, réduire savictimeenbouillie.
J’étaispersuadéquelesesclavesnepouvaientguères’évaderparlenord.Celalaissaitledelta,sesmaraisinterminables,lasoifetlestharlarionsquilesinfestaient.Ondresselessleensàsuivrelapistedesesclavesfugitifsetàlesdétruire.Engénéral,leurssenssonttrèsaiguisés.JemesouvinsquelesTuchuksdusudseservaientégalementdessleenspourtraquerlesesclaveset,
également,pourprotégerleurstroupeaux.J’étaisunpeuivreetmespenséesdevenaientincohérentes.Lamer,medis-je,lamer.Nepouvait-onattaquerPortKarparlamer?LamusiquedesMusicienssemitàbattredansmonsang,lancinante.JeregardailesfillesquiservaientlePaga.«DuPaga!»criai-jeetunefille,d’unedémarchelégère,vintmeservir.MaisseulesCosetTyrospossédaientdesflottescomparablesàcelledePortKar.Il y avait les îles du Nord, naturellement, et elles étaient nombreuses, mais petites, formant un
archipel, en forme de cimeterre, qui s’étendait au nord-ouest de Cos, laquelle se trouvait à environquatre cents pasangs à l’ouest de PortKar.Mais ces îles n’étaient pas unies et, en réalité, n’avaientsouvent, pour tout gouvernement, qu’unConseil de village.Elles ne possédaient, en général, qu’uneflottilledevaisseauxlégers.
Ladanseuse,danslecarrédesable,exécutaitlaDansedelaCeinture.Jel’avaisdéjàvue,àAr,danslaMaisondeCernus,unMarchandd’Esclaves.
Seules Cos et Tyros possédaient des flottes comparables à celle de Port Kar. Et, presque partradition,ellesnesesouciaientguèred’opposerleursflottesàlasienne.Manifestement,lesdeuxcampsconsidéraient qu’il y avait trop de risques ; manifestement, les deux camps se satisfaisaient de lasituation,stableetprofitable,deguerrelarvée,assortied’échangesetdecontrebande,quicaractérisaitdepuis très longtemps leurs relations.Les raids, impliquant quelques dizaines de vaisseaux, n’étaientpasrares,soitcontrelesnaviresdecommercedePortKar,soitsurlescôtesdeCosoudeTyros,maisaucuneactiond’envergure,impliquantlescentainesdegalèresdecesredoutablespuissancesmaritimesqu’étaientlesdeuxUbaratsinsulairesetPortKar,n’avaitétéentreprisedepuisunsiècle.
Non,medis-je,PortKarnerisquepasuneattaqueparmer.Puisjeriscarj’envisageaislachutedePortKaralorsquec’étaitmaCité.«DuPaga!»criai-je.Des tarniers,avec leurs flèchesenflammées,pourraient se révélergênants,mais ilsnesemblaient
pasenmesuredelamettregravementendifficulté,àmoinsqu’ilssoientdesmilliersetdesmilliersetArelle-même,ArlaGlorieuse,nedisposaitpasdelacavalerieaériennenécessaire.Etcomment,mêmedanscesconditions,PortKarpourrait-elle tomberpuisqu’ellesecomposed’unemassedepropriétés,véritablesforteressesqu’ilestpossiblededéfendrepièceàpièce,chacuneétantséparéedesautresparlesinnombrablescanauxquisillonnentlaville?
Non,medis-je,onpeuttenircentansdansPortKar.Et,mêmesielletombait,leshabitantspouvaientprendrelameret,lorsqu’ilslejugeraientopportun,
revenirpuisordonnerauxesclavesdeconstruire,dansledelta,uneciténomméePortKar.SurGor,medis-je,etpeut-êtresurtouteslesplanètes,ilyauratoujoursunPortKar.La danseuse me semblait séduisante et belle. Les filles de Port Kar, me dis-je, sont les plus
désirablesdeGor.Destarniers,medis-je,destarniers.Surmadroite,unetableavaitétérenverséeetdeuxhommesdel’équipagedeSurbussequerellaient
etenvenaientauxpoings.D’autresdemandaientqu’onapportedesfouetsàlames.Jemesouvins,avecattendrissement,demontarn,lemonstrenoir,UbardesCieux.Jetendislamainetonremplitunenouvellefoismongobelet.Et jemesouvinségalement,avecamertume,d’ElisabethCardwell,VelladeGor,quim’avait tant
aidé dans la mission que j’avais remplie, à Ar, pour le compte des Prêtres-Rois. Tandis que nousregagnions les Sardar, j’avais longuement réfléchi à sa sécurité. Je ne pouvais certainement pasl’autoriser,alorsquejel’aimais,cequinem’étaitàprésentpluspossiblepuisquejen’étaisplusdigned’être aimé, à rester plus longtemps exposée aux dangers deGor. LesAutres, qui n’étaient pas desPrêtres-Roisetleurdisputaientcemonde,ainsiquelaTerre,laconnaissaientcertainementdéjà.Savieseraitcertainementmenacée.Elleavaitprisdegrandsrisques,enmacompagnieet,inconsidérément,jel’avais laissée faire.Enfin,ànotrearrivéedans lesSardar, je luiavaisannoncéque jedemanderaisàMisk,lePrêtre-Roi,delarenvoyersurTerre.
«Non!»s’était-elleécriée.— « Ma décision est prise, » avais-je déclaré. « Tu retourneras sur Terre, pour ton bien, dans
l’intérêtdetasécuritéetdetonbien-être.Ettun’aurasplusàredouterlespérilsdecetteplanète.»—«Maisc’estmaplanète!»s’était-elleécrié.«C’estlamienneautantquelatienne.Jel’aimeet
tunepeuxpasm’enchasser.»—«TuserasrenvoyéesurTerre!»avais-jeconfirmé.—«Mais,jet’aime!»avait-ellesouligné.—«Jesuisdésolé,»avais-jerépondu.«Ilnem’estpasfaciledefairecequejedoisfaire.»J’avais
les larmesauxyeux.« Il fautque tum’oublies,»avais-jepoursuivi,«et il fautque tuoubliescetteplanète.»
—«Tuneveuxpasdemoi!»s’était-elleécriéeànouveau.—«Cen’estpasvrai!»avais-jeaffirmé.«Jet’aime.»—«Tun’aspas ledroit,»avait-elle soutenu,«demechasserdecetteplanète.C’est lamienne
autantquelatienne!»Illuiseraitcertainementdifficiledequittercetteplanètemagnifique,claireetverte,maispérilleuse,
pour les villes de la Terre, de respirer son air, d’habiter un cube, d’être bousculée par ses foulesindifférentes,deretrouversagrisaillemercantile,soninsensibilitéetsonennui,maiscelavalaitmieux.Anonyme,elleyseraitàl’abri,feraitpeut-êtreunbonmariageethabiteraitpeut-êtreunegrandemaisonconfortable,auraitpeut-êtredupersonneletdesmachines.
«Tunem’enlèveraspascetteplanète!»avait-elledéclaréfermement.—«Madécisionestprise,»avais-jerépété.—«Tun’aspasledroit,»avait-elleinsisté,«deprendrecettedécisionàmaplace!»—«Jel’aifait!»avais-jerépliqué.«Jem’excuse.»Ellem’avaitdévisagé.«C’estfait,»avais-jerépété.«Demain,turetournerassurTerre.Tun’asplusrienàfaireici.»J’avaisvoulul’embrassermaiselleavaitdéjàfaitdemi-touret,sansunmot,étaitpartie.Mespenséesrevinrentaugrandoiseaudeselle,letarndeguerre,UbardesCieux.Ilavaittuédeshommesquiavaienttentédelemonter.Pourtant,cettenuit-là,ilavaitlaisséElisabethCardwell,quin’étaitpourtantqu’unejeunefemme,le
seller,puisill’avaitemportéeloindesSardar.Ilétaitrevenu,seul,quatrejoursplustard.Furieux,j’avaischassél’oiseau.Encherchantàlaprotéger,jel’avaisperdue.EtTelenaqui,biendesannéesplustôt,avaitétémaLibreCompagne,jel’avaiségalementperdue.J’avaisaimédeuxfemmes,etjelesavaisperdues.
Stupidement,affalésurlatable,jepleurai.JebusencoreduPagaetfusprisdevertige.PortKar,apparemment,régnaitsurThassa.Sesmarinspouvaientcertainementtenirtêteàtousceuxquiauraienteul’intentionses’attaquerà
eux.C’étaitsansdoutelesmeilleursdeGor.La fureurm’envahit soudain, sous l’effetde l’alcool, enconstatantque leshabitantsdePortKar,
malgréleurdépravation,formaientunsuperbepeupledemarins.Mais,bientôt,jeris,carj’auraisdûenêtrefier.Carn’étais-jepas,moi-même,dePortKar?Ne pouvions-nous pas faire ce qui nous plaisait, prendre ce qui nous faisait envie, comme nous
avionsattachéetréduitenesclavagelesfillesderenciersquiavaientattirénotreattention?Jeris,carj’avaisenvisagélachutedePortKaralorsquec’étaitmaCité.Lesdeuxmarinsivressebattaientfurieusementaufouetàlames.Ilscombattaientdanslecarréde
sable,aumilieudestables.Ladanseusevêtued’unlégerboléroetd’uneceinturefaitedechaînesetdebijoux, à laquelle étaient suspendues des gouttelettes de métal étincelant, ainsi que les Musiciens,s’étaientéloignés.Lesconsommateurspariaient.
Lefouetàlamesestunearmedélicate,quel’onpeutmanœuvreravecéléganceetraffinement;iln’existe,àmaconnaissance,qu’àPortKar.
Aumilieudescris,sousles lanternesdebateau, jevisunmorceaudechair jaillirde la joued’unmarin.Ladanseuse,lesyeuxbrillantdeplaisir,lespoingsserrés,encourageaitundescombattants.
Maisleshommesétaientivres,trébuchaient,etleuragitationdésordonnéedéplaisaitàdenombreuxconsommateurs,quitrouvaientdéplorableunmaniementaussimaladroitd’unearmeaussisubtile.
Puis,undesdeuxcombattantstombaàquatrepattes,vomissantdusang.«Tue-le!»hurlaladanseuse.«Tue-le!»Maisl’autre, ivreetensanglanté,reculaentitubant, tournasurlui-mêmeettomba,inconscient,ce
quiprovoqua,danslasalle,unimmenseéclatderire.«Tue-le!»hurlaladanseuseauboléroetàlaceinturefaitedechaînesetdebijoux,àl’intentionde
l’hommeinconscient.«Tue-le!»Maisl’autrehomme,ensanglantéluiaussi,secouantlatête,avaitquitté,àquatrepattes,lecarréde
sableet,quelquesmètresplusloin,s’étaiteffondréentrelestables,aussiinconscientquelepremier.«Tue-le!»hurlaladanseuse,s’adressantaupremierhomme.«Tue-le!»Puisellepoussauncridedouleur, rejetant la têteenarrière, aumomentoù lescinqqueuesd’un
fouetgoréens’abattirentsursondos.«Danse,Esclave!»ordonnalepropriétaire,sonmaître.Terrifiée,elle regagna lecarrédesabledansun tintementdechaînes,debijouxetdegouttelettes
métalliques,puiss’yimmobilisa,leslarmesauxyeux,lesgenouxfléchis,lesbrasau-dessusdelatête.«Jouez!»crialepropriétaireàl’intentiondesMusiciens.Ilfitunenouvellefoisclaquersonfouet.Ilssemirentàjoueret,unefoisdeplus,lajeunefemmeseremitàdanser.Jelaregardaietregardai,également,lesvisagesassemblésdanscettepiècesurpeuplée,bruyanteet
maléclairée,pleined’hommesquiriaientetbuvaient.Touscesvisagesavaientquelquechosedebestial.Etmoi,telquej’étaisdevenu,j’étaisassisparmieux,auxmêmestables.Jeriaisaveceux.«DuPaga!»criai-je.Puisjepleurai,carj’avaisaimédeuxfemmesetlesavaisperdues.Et, tandisque je regardais, sur le carréde sabled’une tavernedePortKar, sousdes lanternesde
bateau,lesmouvementsducorpsd’uneesclave,lalumièresereflétantsurseschaînes,sesrubisetsesgouttelettesmétalliques,lacolères’emparalentementdemoi.
Puisellefutentrelestables,balançantsoncorpsluisantetsensuel.Jemepromisdeneplusjamaisperdreunefemme.Lafemme,pensai-je,est,commeondit,uneesclave-née.Puisellefutdevantmatable.«Maître,»souffla-t-elle.Nosregardsserencontrèrent.Elleportait uncollier. J’étais libre.Sesvêtementsn’étaientqu’unornement.Aucôté, j’avaisune
épéed’acier.Aumomentoùnosregardsserencontrèrentjecomprisque,bienquefemme,elleauraitaimé,sielle
enavaiteulepouvoir,réduireleshommesenesclavagemais,aumêmemoment,elleavaitlu,dansmesyeux,queleshommesétaientlesplusforts,qu’ilsdétenaientlepouvoiretque,siquelqu’undevaitêtreréduitenesclavage,ceseraitelle.
—«Va-t’en,»dis-je,lalibérantdel’emprisedemavolonté.Ellepivotasurelle-même,furieuse,effrayée,etsedirigeaversuneautretable.Jelasuivisdesyeux.Voilà,medis-je,unevraiefemme.Jelaregardaibouger,remarquail’éclatdesornementsqu’elleportait,enécoutailetintement.Jel’observai,vicieuse,séduisante,souple,désirable,terriblementdésirable,possédée.Elleétaitaguichante,cettefilleàcollier,etbelle,maisjeriscarceschosesn’étaientpasàelle,mais
àsonmaîtrequi,quelquesinstantsplustôt, l’avaitfouettée,carellen’étaitqu’unefilleassujettieà laservitude,possédéeparunhomme,danstouslessensduterme.
Jeris.LeshommesdePortKar,medis-je,saventcommentilfauttraiterlesfemmes.LeshommesdePortKar,medis-je,saventgarderlesfemmes.Ilsenfontdesesclaves,etseulementdesesclaves.Ellesnevalentpasmieux.J’avaisaimédeuxfemmesetjelesavaisperdues.Jemepromisdenejamaisenperdreuneautre.Jemelevai,vacillantsousl’effetdel’alcool,etrenversailatabled’uncoupdepied.Jenemesouvienspasaussinettementqu’illefaudraitdecequiarrivapendantcettenuit,maisje
n’aipastoutoublié.«JesuisdePortKar!»criai-je.Jemesouviensquej’étaisincroyablementivre,furieux,désespéréetpleindehaine.Je jetai un tarsk d’argent, provenant de ce que nous avions pris sur les péniches desMarchands
d’Esclaves,aupropriétairedela tavernequimetendit,enéchange,uneénormebouteilledePaga,decellesquel’onmetsurlesupport,puisjesortisentitubantetsuivisl’étroitpassageparallèleaucanal,medirigeantverslelogementoùsetrouvaientmeshommes,ThurnocketClitus,ainsiquenosesclaves.
Jefrappaiviolemmentàlaporte.«DuPaga!»criai-je.«J’apporteduPaga!»Thurnockretiralabarrequibloquaitlaporteetouvrit.—«DuPaga!»cria-t-il,heureux,endécouvrantlagrandebouteille.Midice,stupéfaite, levalatête,à l’endroitoù,àgenoux,ellepolissait lesanneauxdecuirdemon
bouclier.Elleportait,aucou,cinqbouclesdecordequisymbolisaientsaservitude.Jeluiavaisdonnéunecourtetuniquedesoie,pluscourteencorequelatuniquederencequ’elleportait lorsqu’elleavaitdansé devantmoi, tandis que j’étais attaché au poteau, et qui lui avait été enlevée par les chasseursd’esclaves,aprèssacapture.
— « Bravo, Capitaine ! » lança Clitus sans quitter l’endroit où, assis, il travaillait sur son filet,renforçantlesnœudsunàun.Ilsouritenmontrantlabouteille.«UnpeudePaganemeferaitpasde
mal, » reconnut-il. Il avait acheté le filet dans le courant de la matinée, ainsi que le trident, armestraditionnellesdespêcheursdelacôteouestetdesîlessituéesaularge.Àgenouxprèsdelui,préparantsonfil,cinqbouclesdecordeautourducou,setenaitUla,petiteetbrune.Elleportaitégalementunecourtetuniquedesoie.
Thura, lagrande jeune femmeblonde, auxyeuxgris, était àgenouxprèsd’un tasdecopeauxdebois.Thurnock,bienquenousfussionsàPortKar,s’étaitprocuréunmorceaudeboisdeKa-la-naetconfectionnaitungrandarc.Jesavaisqu’ils’étaitégalementprocurédesmorceauxdecornedebosk,ducuir,duchanvreetdelasoie.Dansdeuxoutroisjours,àmonavis,ilauraitégalementsonarc.Ilavaitdéjà commandé des pointes de flèche à un forgeron ; et, suivant ses instructions, dans l’après-midi,ThuraavaitabattuunemouetteduVoskafinquelestraitsqu’ilallaitfabriquer,soitavecduboisdeKa-la-na, soitavecceluiduTem,soitcorrectementempennés.Apparemment,elleavaitpassé lamajeurepartiedel’après-midietdelasoiréeàleregarderfabriquersonarc.Àmonarrivée,ellebaissalatêteetdit:
«Bonsoir,CapitainedemonMaître.»Elleavait,commelesautres,cinqbouclesdecordeaucouetunecourtetuniquedesoie.Jeconstatai
queThurnockluiavaitmisunefleurdanslescheveux,untalender.Agenouillée,elleleregardaetilluicaressarudementlescheveux,oùdescopeauxrestèrentaccrochés.Avecunsourire,ellebaissalatête.
—«Oùestl’EsclavedeCuisine?»criai-je.— « Ici,Maître, » dit Telima, d’une voixmauvaise, entrant dans la pièce et tombant à genoux
devantmoi.Aucou,elleportaitcinqbouclesdecordequifaisaientd’elleuneesclave.Elleseuleneportaitpasdesoie,carellen’étaitqu’EsclavedeCuisine.Satuniquedetissurepétait
déjàtachéedegraisse,dufaitqu’ellefaisaitlacuisine.Sescheveuxn’étaientpaspeignés,sesgenouxetsonvisageétaientcouvertsdepoussière.Sonvisageétaitfatigué,tachéetrougeenraisondelachaleurdégagéepar lesfeuxdelacuisine.Sesmainsétaientcouvertesd’ampoules,parcequ’elleavaitfait leménage,etbrûlées,parcequ’elleavaitfaitlacuisine,rougesparcequ’elleavaitfaitlavaisselle.JetiraiungrandplaisirduspectacledelafièreTelima,quiavaitétémaMaîtresse,enEsclavedeCuisine.
«Maître?»fit-elle.—«Prépareunfestin,»ordonnai-je,«Esclave!»—«Oui,Maître,»répondit-elle.—«Thurnock,»repris-je,«attachelesesclaves.»—«Oui,Capitaine!»rugit-il.Midiceseleva,timidement.Ellemitlesmainsdevantsabouche.—«Quevas-tufaire,Maître?»demanda-t-elle.—«Nousallons,»criai-je,«vousfairemarqueretvousacheterdescolliers!»Lestroisjeunesfemmesseregardèrentavecinquiétude.Déjà,Thurnocklesavaitattachéesl’uneàl’autreparlepoignetdroit.Avant de sortir, nous débouchâmes la grande bouteille de Paga puis Thurnock, Clitus et moi
trinquâmes et vidâmes un gobelet de feu brûlant. Puis nous forçâmes les jeunes femmes, quis’étranglèrentetsuffoquèrent,àviderégalementungobelet,qu’elless’efforcèrentd’ingurgiterdeleurmieux.JemesouviensdeMidice,debout,vêtuedesatuniquedesoie, lepoignetattaché,toussant, labouchepleinedePaga,meregardantavecterreur.
«Ensuite,»criai-je,«nousreviendronsetnousfestoierons!»Nous trinquâmes et bûmes à nouveau. Ensuite, tirant Midice, qui occupait la tête de la chaîne
d’esclaves,par l’extrémité librede lacorde, je franchis le seuil en titubant,descendis l’escalierpuis,accompagnéparlesautres,memisenquêted’unforgeron.
Jeneconserve,decettenuit,quedessouvenirsconfus,maisnousfinîmespartrouverunforgeron,
fîmes marquer les jeunes femmes et achetâmes des colliers, des colliers à serrure, que nous fîmesconvenablementgraver.Lecollierd’Ulaportait : JESUISLAPROPRIÉTÉDECLITUS ;Thurnockavait faitgraversurlecollierdesonesclave:THURA,ESCLAVEDETHURNOCK;j’avaisfaitgraverdeuxcolliersunpourMidiceetunpourTelima;onylisaitsimplement:J’APPARTIENSÀBOSK.
JemesouviensdeMidice,quivenaitd’êtremarquée,metournantledos,appuyéecontremoitandisque, debout derrière elle, tout près, tenant le collier, je le lui passai au cou puis, avec fermeté, leverrouillai.
Tandisquenousétionsainsi,jel’embrassaidanslecou.Ellesetournaversmoi,lesyeuxpleinsdelarmes,touchantlabanded’acierbrillant.Elleavaitétémarquéeetelleavaitsansdouteencoremalàlacuisse,àl’endroitoùleferrougeavait
étéappliqué.Ellesavaitalorsqu’ellen’étaitqu’unanimal,uneesclave,etqu’elleavait,parconséquent,étémarquée.
Enoutre,elleportaitaucoulesymboleélégantdesaservitude.Elleavaitlesyeuxpleinsdelarmes,lorsqu’elletenditlesbrasversmoietjelaprisdansmesbras,la
soulevai, puis fis demi-tour et l’emportai vers notre logement. Tandis que je marchais, suivi deThurnock,quiportaitThura,etdeClitus,quiportaitUla,laquellepleuraitdanssesbras,Midiceposalatêtesurmonépaulegaucheetjesentisseslarmesautraversdematunique.
«Ilmesemble,»dis-je,«Midice,quejet’aigagnée.»—«Oui,»dit-elle.«Tum’asgagnée.Jesuistonesclave.»Jerejetailatêteenarrièreetris.Elle s’était moquée de moi, tandis que j’étais attaché au poteau. Mais elle était devenue mon
esclave.Ellepleurait.Cettenuit-là, les jeunes femmesdansnosbras,nous festoyâmes,vidantdenombreuxgobeletsde
Paga.Clitus, dès notre retour, était sorti, puis revenu avec quatre Musiciens aux yeux vagues, car ils
avaientétéarrachésàleursnattesaprèslavingtièmeheuremais,séduitsparletintementdedeuxtarsksd’argent,prêtsà jouer jusqu’àl’aube,sinécessaire.Ilsfurentbientôt ivreset,bienquecelan’eûtpasamélioréleurmusique,jeconstataiavecsatisfactionqu’ilsn’hésitèrentpasàsejoindreauxfestivités,àpartagernotrefestin.ClitusavaitégalementapportédeuxbouteillesdevindeKa-la-na,desanguilles,dufromagedeverretunsacd’olivesrougesdesplantationsdeTyros.
Nousapplaudîmessonretour.Telimaavaitpréparéuntarskrôti,farcidesulsetdepimentsdeTor.IlyavaitbeaucoupdepaindeSa-Tarna,jaune,engrossestranchesrondes.Nousfûmesservisparl’EsclavedeCuisine,Telima.ElleservitduPagaauxhommesetduvinde
Ka-la-naauxfemmes.Ellerompitlepain,coupalefromage,préparalesanguillesetdécoupaletarsk.Elleseprécipitade l’unà l’autre,ayantàpeine terminédeservir l’unqu’unautre l’appelaitdéjà, lesMusiciens également. Les jeunes femmes la commandaient également. Elle n’était qu’Esclave deCuisineetellesluiétaient,parconséquent,supérieures.Enoutre,jecomprisque,surlesîles,enraisondesabeauté,desonadresseetdesonarrogance,Teliman’étaitguèrepopulaire,desortequelesautresn’étaientpasfâchéesqu’ellesoitdevenueleuresclave,aumêmetitrequecelledeleursmaîtres.
J’étais assis en tailleur près d’une table basse, engloutissant du Paga, tandis queMidice, que jetenaisparlesépaules,agenouilléeprèsdemoi,m’embrassait.
Unefois,tandisqueTelimameservait,jelaprisparlepoignet.Ellemeregarda.«Commentsefait-il,»demandai-je,«qu’uneEsclavedeCuisinepossèdeunbraceletenor?»Midicelevalatêteetm’embrassadanslecou.—«DonnelebraceletàMidice,»fit-elled’unevoixcâline.
LesyeuxdeTelimas’emplirentdelarmes.—«Plustard,peut-être,»répondis-jeàMidice,«sijesuiscontentdetoi.»Ellem’embrassa.—«Tuserascontentdemoi,Maître,»affirma-t-elle.PuisellejetaunregardméprisantàTelima.
«Sers-moiduvin,»ajouta-t-elle,«Esclave!»Midicem’embrassadenouveau,longuement,tenantmatêteentresesmains,tandisqueTelima,les
yeuxpleinsdelarmes,remplissaitsongobelet.De l’autre côté de la table,Ula, levant timidement les yeux, offrait ses lèvres àClitus. Il ne les
refusapas,ilss’embrassèrentetsecaressèrent.PuisThurnockpritThuradanssesbrasetposaseslèvressurlessiennes.Prisonnièredesesbraspuissants,ellesedébattit,poussauncriapparemmentdésespérépuisluicédaet,quelquesinstantsplustard,seslèvrescherchèrentavidementlessiennes.
«Maître,»ditMidice,meregardant,lesyeuxbrillants.— « Te souviens-tu, » fis-je sur le ton de la plaisanterie, « comme tu m’as fait souffrir, il y a
quelquesjours,alorsquej’étaisattachéaupoteau?»—«Maître?»dit-elle,soudainintimidée.—«As-tuoublié,»insistai-je,«commetuasdansédevantmoi?»Ellerecula.—«Jet’enprie,Maître,»souffla-t-elle,terrifiée.JemetournaiverslesMusiciens.—«Connaissez-vous,»demandai-je,«laDansed’Amourdel’EsclaveauCollierNeuf?»—«CelledePortKar?»s’enquitlechefdugroupe.—«Oui,»répondis-je.—«Naturellement,»fit-il.Jen’avaispasseulementachetélesmarquesetlescollierschezleforgeron.—«Debout!»tonnaThurnock,s’adressantàThuraet,terrifiée,elleselevad’unbond,lespieds
disparaissantdansunepiledevêtements.SurungestedeClitus,Ulaselevaégalementd’unbond.JepassailesmenottesàMidice,puisluientravaileschevilles.Jeluiarrachaiensuitesatuniquede
soie.Ellemeregardaavecterreur.Jelafisleveretm’immobilisaidevantelle.—«Jouez!»ordonnai-jeauxMusiciens.LaDanse d’Amour de l’Esclave auCollierNeuf comporte de nombreuses variations, suivant les
citésdeGor,maislethèmegénéralestquelajeunefemmedansesajoiedesavoirqu’elleserabientôtcouchéeentrelesbrasd’unmaîtrepuissant.
LesMusicienssemirentàjoueret,tandisqueClitusetThurnockfrappaientdansleursmains,UlaetThuradansèrentdevanteux.
«Danse!»ordonnai-jeàMidice.Terrifiée,lajeunefemmemince,auxjambesmagnifiques,leslarmesauxyeux,levalesbras.Midicedansadoncànouveau,leschevillesdélicieusementréuniesetlesmainsdosàdosau-dessus
delatête,lespaumesversl’extérieur.Mais,cettefois,seschevillesétaientvéritablemententravéesetsespoignetsvéritablementenchaînés;elleavait lesanneaux,reliésparunechaîne,dumaîtregoréen,auxpoignetsetauxchevilles;etj’étaisconvaincuqu’ellenetermineraitpassadanseenmecrachantauvisageavantdepivotersurelle-mêmeetdes’éloigner.
Elletremblait.«Trouve-moiséduisante,»supplia-t-elle.—«Nelafaispassouffrirainsi,»meditTelima.—«Toi,retourneàlacuisine,»ordonnai-je,«Esclave!»
Telima tourna les talons et, vêtuede sa tuniquede rep tachée, sortit de lapièce, comme je le luiavaisordonné.
Lamusiquesefitplussauvage.«Oùsont,maintenant,»demandai-jeàMidice,«toninsolenceettonmépris?»—«Soisbon!»s’écria-t-elle,«soisbonavecMidice.»Lamusiquedevintencoreplussauvage.PuisUla,soudain,devantClitus,arrachalasoiequ’elleportaitetdansa,lesbrastendusverslui.Ilselevad’unbond,lapritdanssesbrasetl’emportadansunepiècevoisine.Jeris.Puis, avec stupéfaction, je vis Thura, bien qu’elle fût fille de Rencier, se dévoiler pareillement
devant l’immense Thurnock, bien qu’il ne fût que Paysan, et, avec un grand rire, il la souleva etl’emporta.
«Est-cequejedansepourmavie?»demandaMidiced’unevoixpitoyable.Jetiraimalamegoréenne.—«Oui,»répondis-je.«Exactement!»Etelledansamagnifiquement, toutes les fibresde soncorps superbe tenduesdans l’espoirdeme
plaire, ses yeux cherchant continuellement à lire dans les miens le sort que je lui réservais. Enfin,épuisée,elleselaissatomberàmespiedsetposalatêtesurmessandales.
—«Trouve-moiséduisante,»supplia-t-elle,«trouve-moiséduisante,monMaître.»J’avaiseumarevanche.Jeremismalameaufourreau.—«Allumelalamped’amour,»dis-je.Ellemeregardaavecreconnaissancemaislut,dansmesyeux,qu’ellen’avaitpasencoregagné.Tremblante,ellefrottamaladroitementl’aciercontrelesilexafind’enflammerlamoussecontenue
dansunbolpuis,unefoiscetteopérationréalisée,allumalalampeavecuncopeaudeboisdeKa-la-na.Jejetaimoi-mêmelesfourruresd’amourdansuncoin,prèsdel’anneaud’esclave.LesMusiciens,ayantreçuchacununtarskd’argent,sortirentdiscrètement.Uneahnplustard,unpeuplusd’uneahnavantl’aube,iln’yavaitpratiquementplusd’huiledansla
lamped’amour.Midiceétaitallongéecontremoi,dansmesbras.Ellemeregardaetmurmura:«Midices’est-ellebienconduite?LeMaîtreest-ilsatisfaitdeMidice?»—«Oui,»répondis-jeaveclassitude,regardantfixementleplafond.«JesuissatisfaitdeMidice.»Jemesentaisvide.Nousrestâmeslongtempssilencieux.Puiselledit:—«TuestrèssatisfaitdeMidice,n’est-cepas?»—«Oui,»répondis-je,«jesuistrèssatisfait.»—«MidiceestPremièreFille,n’est-cepas?»—«Oui,»répondis-je,«MidiceestPremièreFille.»Midicemeregardaetmurmura:—«Teliman’estqu’uneEsclavedeCuisine.Pourquoiaurait-elleunbraceletenor?»Je la dévisageai. Puis je me levai avec lassitude. J’enfilai ma tunique puis regardaiMidice qui,
couchée,lesjambespliées,nemequittaitpasdesyeux.Lalueurdelalampesereflétaitsursoncollier.Jebouclaileceinturonetlebaudrierdemalamegoréennedanssonfourreau.Jegagnailacuisine.Telimaétaitassiseaupieddumur,lesgenouxcontrelapoitrine,latêtebaissée.Ellelevalatêteet
meregarda.C’estàpeinesijelavoyais,danslalueurdesbraisesdufeu,quin’étaitplusqu’unréseau
platdetachesrougesetnoires.Jeretirailebraceletenorqu’elleportaitaubras.Sesyeuxs’emplirentdelarmes,maiselleneprotestapas.Jeretirailacordequ’elleportaitaucouetsortissoncollierdemonsac.Jeleluimontrai.Danslafaiblelumière,ellelut:«J’appartiensàBosk.»—«J’ignoraisquetusavaislire,»dis-je.Midice,ThuraetUlaétaient,commec’estsouventlecas
desfillesdeRenciers,illettrées.Telimabaissalatête.Jeluimislecollier.Ellemeregarda.—«Ilyalongtempsquejen’aipasportéuncollierd’acier,»commenta-t-elle.Je me demandai comment, pendant son évasion ou bien après, sur les îles, elle avait retiré son
premiercollier.JemesouvinsqueHo-Hakportaittoujourslelourdcollierdesgalériens.LesRenciersnepossédaientpaslesoutilsgrâceauxquelsilauraitétépossibledeleretirer.Telima,quiétaitavisée,avaitsansdoutetrouvéetvolélaclédesoncollier.LecollierdeHo-Hakétaitrivéautourdesoncou.
—«Telima, »dis-je, pensant àHo-Hak, «pourquoiHo-Hak était-il tellement ému lorsquenousavonsparlédupetitEechius?»
Elleneréponditpas.«Illeconnaissait,naturellement,»dis-je,«puisqu’ilhabitaitl’île.»—«C’étaitsonpère,»ditTelima.—«Ah,»fis-je.Jeregardailebraceletenorquej’avaisàlamain.Jeleposaiparterrepuis,aveclesmenottesque
j’avaisretiréesàMidice,aprèsladanse,j’attachaiTelimaàl’anneaud’esclavescellédansleplancher.Jeluipassaiunemenotteaupoignetdroit,glissailachaînedansl’anneau,puisluipassail’autremenotteaupoignetgauche.Ensuite,jeramassailebraceletenoretl’examinai.
«Rares,»dis-je,«sontlesfillesdeRenciersquipossèdentunbraceletenor.»Telimaneréponditpas.«Repose-toi,»dis-je,«EsclavedeCuisine,cardemain,tuaurassansdoutebeaucoupdetravail.»À laportede lacuisine, jeme tournaiànouveauverselle.Nousnous regardâmes longtemps,en
silence.Puiselledemanda:—«LeMaîtreest-ilsatisfait?»Jenerépondispas.Dansl’autrepièce,jelançailebraceletenoràMidicequil’attrapaetselepassaaubrasavecuncri
dejoie,levantlebras,montrantlebracelet.«Nem’enchaînepas,»fit-ellesuruntonenjôleur.Mais,aveclachaînedontj’avaislibéréseschevilles,aprèsladanse,jel’attachai.Jefixaiunanneau
àl’anneaud’esclaveprèsduqueljem’étaisservid’elleetl’autreàsachevillegauche.—«Dors,Midice,»dis-je,lacouvrantaveclesfourruresd’amour.—«Maître?»fit-elle.—«Repose-toi,»dis-je.«Dors.»—«Es-tusatisfaitdemoi?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.«Jesuissatisfait.»Puisjeluicaressailescheveux,écartantlesmèchesqui
luitombaientsurlefront.«Maintenant,dors,»répétai-je,«dors,jolieMidice.»Elleselovadanslesfourruresd’amour.Jesortisetdescendisl’escalier.
Jemeretrouvaiseuldanslenoir.Ilrestaitenvironuneahnavantl’aube.Jeprisl’étroitcheminquisuivaitlecanal.Puis,soudain,tombantàquatrepattes,jevomisdansleseauxnoires.J’entendis,sousmoi,lesclapotisprovoquésparundesurtsgéantsdescanaux.Jevomisànouveau,puismeredressaietsecouailatête.J’avaisbutropdePaga.
Jesentaislamer,maisjenel’avaispasencorevue.Lesbâtimentsbordantlecanalétaientobscursmais,icietlà,prèsd’unefenêtre,brûlaitunetorche.
Je regardai les briques, les pierres, scrutai les ombres et les formes qui jouaient sur les murs desconstructionsdePortKar.
Lescrisaigusdedeuxurtsgéantssebattantdansl’eau,parmilesordures,retentirentauloin.Mapromenademeramenaàlataverneoùj’avaiscommencélanuit.J’étaisseuletdésespéré.J’avaisfroid.Iln’yavaitrienquivaillelapeine,niàPortKar,nisurtous
lesmondesdetouslessoleils.Jepoussailesportesdelataverne.LesMusiciensetladanseuseétaientpartis,probablementdepuislongtemps.Il n’y avait plus beaucoup de clients et ceux qui restaient semblaient incapables de bouger.
Quelques-unsétaientcouchésentreles tables, la tuniquecouvertedePaga.D’autres,enveloppésdansleurmanteaudemarin,étaientappuyéscontrelesmurs.Deuxoutroisétaientencoreassis,immobiles,àleur table,regardantfixementungobeletdePagaàmoitiévide.Lesfilles,à l’exceptiondecellesquiservaientencore,derrièrelesrideauxdesalcôves,devaientêtreenchaînéespourlanuit,probablementdansunepièceattenanteàlacuisine.Lepropriétaire,lorsquej’entrai,levalatête;derrièrelecomptoirsetrouvaitunegrandebouteilledePagasursonsupport.
Jeluidonnaiundisquedecuivreautarnetilbasculalabouteille.J’emportaimongobeletdePagaàunetablederrièrelaquellejem’assisentailleur.Jenevoulaispasboire.Jevoulaisseulementêtreseul.Jenevoulaismêmepasréfléchir.Jevoulais
simplementêtreseul.Dansunealcôve,unefillepleurait.Celam’irrita.Jenevoulaispasêtredérangé.Jemeprislatêteentrelesmainsetposailescoudessur
latable.JedétestaisPortKaret toutcequis’y rapportait.Et jemedétestais,car j’appartenaisàPortKar.
C’est ceque j’avais comprispendant cettenuit. Jamais jenepourraisoublier cettenuit.Tout cequecontenaitPortKarétaitpourrietdérisoire.Iln’yavaitriendebon,ensonsein.
Lerideaud’unealcôvefutbrutalementouvert.Surbus,CapitainedePortKar,apparutsur leseuilconique.Jeleregardaiavecdégoût,carjeleméprisais.Commeilétaitlaidavecsabarbesauvage,sesyeux rapprochéset sonvisage sansoreilleducôtédroit ! J’avaiségalemententenduparlerde lui. Jesavaisquec’étaitunpirate;etjesavaisquec’étaitunchasseurd’esclaves,unmeurtrieretunvoleur;jesavaisqu’ilétaitcruel,sanshonneur,ignoble,réellementdePortKar,etenleregardant,salaideuretsacorruptionnem’inspirèrentquedudégoût.
Ilportait,danslesbras,uneesclavenueetattachée.C’étaitcellequim’avaitservi,audébutdelanuit,avantl’arrivéedeSurbusetdesespirates.Jen’avaisguèrefaitattentionàelle.Elleétaitmaigreetpasparticulièrementjolie.Elleétaitblondeet,simessouvenirsétaientexacts,avaitlesyeuxbleus.Cen’étaitpasuneesclavedevaleur.Jenel’avaisguèreregardée.Jemesouvinsqu’ellem’avaitsuppliédelaprotégeretque,naturellement,j’avaisrefusé.
Surbusjetalafillesursonépauleetsedirigeaverslecomptoir.«Jenesuispassatisfaitd’elle,»déclara-t-il.—«Jem’excuse,NobleSurbus,»réponditlepropriétaire,«jevaislafairebattre.»—«Jenesuispassatisfaitd’elle!»criaSurbus.—«Veux-tuqu’ellesoitdétruite?»demandalepatron.
—«Oui,»déclaraSurbus,«détruite!»—«Ellevaut,»ditlepatron,«cinqtarsksd’argent.»Desabourse,Surbussortitcinqtarsksd’argentqu’ilposaunàunsurlecomptoir.—«Jet’endonneraisix,»dis-jeaupropriétaire.Surbuspritunairmenaçant.—«Jel’aivenduecinq,»déclaralepropriétaire,«àceNobleCapitaine.Netemêlepasdecela,
Étranger,cethommeestSurbus.»Surbusrejetalatêteenarrièreetrit.—«Oui,»dit-il,«jesuisSurbus!»—«Jem’appelleBosk,»répondis-je,«BoskduMarais.»Surbusmedévisagea,puissemità rire. Il s’éloignaducomptoir, fitglisser la filledesonépaule
danssesbras.Jevisqu’elleétaitconscienteetqu’elleavaitlesyeuxrougesàforcedepleurer.Maiselleparaissaitengourdie,complètementdésespérée.
«Quevas-tufaired’elle?»demandai-je.—«Jevaislajeterauxurts,»réponditSurbus.—«Jet’enprie,»gémitlajeunefemme,«jet’enprie,Surbus!»—«Auxurts!»répétaSurbusavecunrire,laregardantd’unairméprisant.Ellefermalesyeux.Lesurtsgéants,aupelagesoyeuxetauxyeuxétincelants,quisenourrissentdesorduresque l’on
jette dans les canaux, ne dédaignent pas les corps, vivants ou morts, que l’on précipite dans leurdomaine.
«Auxurts!»ricanaSurbus.JedévisageaiSurbuslechasseurd’esclaves,lepirate,levoleur,lemeurtrier.Iln’yavaitabsolument
riendebonenlui.Ilnem’inspiraitquedelahaineetundégoûtinnommable,incontrôlable.—«Non,»fis-je.Ilmeregardaavecstupéfaction.«Non,»répétai-jeentirantmalamedesonfourreau.—«Elleestàmoi,»déclara-t-il.—«Surbus,»intervintlepropriétaire,«détruitsouventlesfillesquinel’ontpassatisfait.»Jelesregardai.—«Ellem’appartient,»ditSurbus.—«C’estvrai!»ditprécipitammentlepatron.«Tuasassistéàlavente.C’estsonesclave,ilpeut
enfairecequ’ilveut,ilapayéleprix.»—«Ellem’appartient,»répétaSurbus.«Dequeldroitt’interposes-tu?»—«Dudroitqu’ontleshabitantsdePortKar,»déclarai-je,«defairecequileurplaît.»Surbussedébarrassadelajeunefemmeet,dansunmouvementrapideetprécis,dégainasalame.—«Tuesstupide,Étranger,»dit lepropriétaire.«Surbuscompteparmilesmeilleures lamesde
PortKar.»Notreaffrontementfutbref.Puis,avecuncridehaineetd’exaltation,lalameparallèleausolafinqu’ellenerestepascoincée
entrelescôtesdesacible,jeluipassaimonépéeàtraverslecorps.D’uncoupdepied,jel’éloignaidemalameetretirail’aciersanglant.
Lepropriétairemeregardait,lesyeuxdilatés.«Quies-tu?»demanda-t-il.—«Bosk,»répondis-je,«BoskduMarais.»Plusieursclients,dérangésparletintementdel’acier,s’étaientéveillés.Lastupéfactionlesclouasurplace.
Jefisdécrireundemi-cercleàmalame,prêtà lesaffronter.Aucund’euxnetentades’attaqueràmoi.
JedéchiraiunmorceaudelatuniquedeSurbusetyessuyaimalame.Ilétaitcouchésurledos,dusangluicoulaitdelabouche,ledevantdesatuniqueétaitcramoisietil
respiraitavecdifficulté.Je le regardai. J’avais appartenu à la Caste des Guerriers. Je compris qu’il ne vivrait plus très
longtemps.Jen’avaispaslemoindreregret.Iln’yavaitriendebon,enlui.J’allai près de l’esclave et coupai les cordes qui lui entravaient les chevilles et les poignets. Les
chaînesqu’elleportait,lorsqu’ellem’avaitserviduPagaetquandelleavaitdemandémaprotection,luiavaient été retirées, probablement dans l’alcôve, après mon départ, afin qu’elle soit en mesure des’acquittervis-à-visdeSurbus,CapitainedePortKar,desdevoirsd’uneesclave.Ils’agissaitd’entravesàlonguechaîne,réservéesauxesclaveschargéesduservice.
Je regardaiautourdemoi.Lepropriétairese tenaitderrière lecomptoir.Aucunconsommateurnes’étaitlevé,bienqu’ilsappartinssentpresquetousàl’équipagedeSurbus.
Jemetournaiverslui.Ilmeregardaitetsamain,faiblement,seleva.Sesyeuxexprimaientuneintensedouleur.Ilcrachait
dusang.Ilsemblaitvouloirparlermaisn’enavaitpluslaforce.Jedétournailesyeux.Jerengainaimalame.J’étaisheureuxqueSurbussoitmourant.Iln’yavaitriendebon,enlui.Jeme tournai vers l’esclave.Elle n’était pas belle.Elle étaitmaigre, avait le visagemince et les
épaules étroites. Ses yeux bleus étaient pâles. Ses cheveux étaient fins et raides. C’était une pauvreesclave.
Surpris, je la vis s’agenouiller près deSurbus et lui soutenir la tête. Ilme regardait. Il tenta unenouvellefoisdeparler.
«S’ilteplaît,»ditlajeunefemmeenmeregardantelleaussi,sanslâcherlatêtedumourant.Je les fixais sans comprendre. Il n’y avait rien de bon, en lui. Elle était peut-être folle. Ne
comprenait-ellepasqu’ill’auraitjetée,attachée,auxurtsducanal?Il leva la main, plus faiblement encore, la tendant vers moi. Ses yeux exprimaient une douleur
indicible.Seslèvresbougèrent,maisaucunsonnesortitdesabouche.Lajeunefemme,quinem’avaitpasquittédesyeux,dit:«S’ilteplaît,jenesuispasassezforte.»— «Que veut-il ? » demandai-je avec brusquerie. C’était un pirate, un chasseur d’esclaves, un
meurtrier,unvoleur.Iln’yavaitriendebon,enlui,absolumentrien,etilnem’inspiraitquedudégoût.—«Ilveutvoirlamer,»répondit-elle.Jenedisrien.«S’ilteplaît,»insista-t-elle,«jenesuispasassezforte.»Jemepenchai,passailebasdumourantautourdemoncou,lesoulevaiet,avecl’aidedelajeune
femme,traversailacuisinedelataverneetgravisl’étroitescalierconduisantsurletoitdubâtiment.Unefoisarrivés,nousnousassîmesprèsdubordet,soutenantSurbus,attendîmes.Ilfaisaitfroidet
humide.L’aubeétaitproche.Puislejourselevaet,au-dessusdesconstructionsdePortKar,derrièreellesetau-delàduGolfede
Tamber, boueux et peuprofond, dans lequel se jette leVosk, je vis, pour la première fois,Thassa laLuisante,lamer.
LamaindroitedeSurbusglissasursapoitrineetmetoucha.Ilhochalatête.Sonregardnemeparutnitristenidésespéré.Seslèvresbougèrent,maisilcrachadusang,toussa,seraiditpuis,satêteayant
roulésurlecôté,ilnefutplusqu’unpoidsinerte,dansnosbras.Nousl’allongeâmessurletoit.«Qu’a-t-ildit?»demandai-je.Lajeunefemmemesourit.—«Merci,»répondit-elle.«Iladit:«Merci.».C’esttout.»Jemelevai,péniblement,etregardailamer,ThassalaLuisante.—«Elleesttrèsbelle,»dis-je.—«Oui,»fitlajeunefemme,«oui.»—«LeshommesdePortKaraiment-ilslamer?»demandai-je.—«Oui,»répondit-elle,«ilsl’aiment.»Jeregardailafille.—«Quevas-tufaire,maintenant?»demandai-je.«Oùiras-tu?»—«Jenesaispas,»répondit-elle.Ellebaissalatête.«Jevaism’enaller.»Jetendislebrasetluicaressailégèrementlajoue.—«Net’envapas,»dis-je.«Viensavecmoi.»Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«Merci,»souffla-t-elle.—«Commentt’appelles-tu?»demandai-je.—«Luma,»répondit-elle.SuivideLuma,l’esclave,jequittailetoitetdescendisl’escalierétroit.Danslacuisine,nousrencontrâmeslepropriétaire.—«Surbusestmort,»dis-je.Jesavaisquelecorpsseraitprécipitédanslecanal.PuisjemontrailecollierdeLuma.«Laclé,»fis-je.Lepropriétaireallachercherlaclépuisouvritlecollierquelajeunefemmeportaitaucou.Duboutdesdoigts,elletouchasoncouqui,peut-êtrepourlapremièrefoisdepuisdenombreuses
années,étaitnu.J’enachèteraisunautre,lemomentvenu,surlequeljeferaisgravermonnom.Noussortîmesdelacuisine.Danslagrandesalledelataverne,nousnousarrêtâmes.Jerepoussailajeunefemmederrièremoi.Debout,armés,entresoixanteetquatre-vingtshommesnousattendaient.Ils’agissaitdemarinsde
PortKar.Jereconnuscertainsd’entreeux.IlsétaientvenusavecSurbus,laveilleausoir.Ilsfaisaientpartiedeseséquipages.
Jedégainaimalame.L’un d’eux s’avança, un individu de grande taille, mince, jeune, mais dont le visage portait les
marquesdeThassa.Ilavaitlesyeuxgrisetdegrossesmainspuissantes.«Jem’appelleTab,»dit-il.«J’étaisleseconddeSurbus.»Jenerépondispas.Jemetenaissurmesgardes.«Luias-tufaitvoirlamer?»demandaTab.—«Oui,»répondis-je.—«Alors,»déclaraTab,«noussommesteshommes.»
10
LECONSEILDESCAPITAINES
JEsiégeaisauConseildesCapitainesdePortKar.C’étaitlafindelaPremièreMainTransitoire,cellequisuitEn’Kara,celledel’équinoxedeprintemps.L’équinoxedeprintemps,àPortKarcommedanspresquetouteslescitésgoréennes,marqueledébutdelanouvelleannée.Selonlachronologied’Ar,onétaitentrédansl’année10120.Ilyavaitseptmoisgoréensquej’étaisàPortKar.
JesiégeaisàlaplacedeSurbusetpersonnen’avaitprotesté.Seshommesétaientdevenuslesmiens.Parconséquent,moi,TarlCabot,autrefoisGuerrierdeKo-ro-ba,lesToursduMatin,jesiégeaisau
ConseildesCapitaines,princesmarchandsetpirates,oligarchiedePortKarlaPerfide,FléaudeThassalaLuisante.
CeConseil,enfait,assuraitlastabilitéetl’administrationdePortKar.Ilétait,théoriquement,sousl’autoritédecinqUbarsquiserefusaientmutuellementtoutelégitimité:
Chung,Eteocles,Nigel,SulliusMaximus etHenriusSevarius, qui prétendait être le cinquièmede sadynastie.
LesUbarsétaientreprésentésauConseil,auquelilsappartenaientdufaitqu’ilsétaientCapitaines,par cinq trônes vides qui se dressaient devant les demi-cercles de chaises curules où siégeaient lesCapitaines.Prèsdechaquetrônevide,setrouvaitunechaiseoùprenaitplaceunScribequiparticipaitauxdébatsduConseilaunomdesonUbar.LesUbarsnevenaientjamaisenpersonneetsemontraientrarementcarilscraignaientlesassassinats.
UnScribe,assisderrièreunegrandetablesituéedevantlestrônesdesUbars,lisaitlecompterendudelaséanceprécédente.
En général, le Conseil se compose d’environ cent ou cent vingt Capitaines, parfois un peu plus,parfoisunpeumoins.
Pour être admis au Conseil, il faut posséder au moins cinq vaisseaux. Surbus n’était pas unCapitaineparticulièrementimportant,maisilpossédaituneflottedeseptvaisseauxqui,naturellement,m’appartenaitmaintenant.Lescinqvaisseaux,nécessairesà l’admissionauConseil,peuventêtre soitdesnaviresronds,pourvusdegrandescalesdestinéesàlamarchandise,soitdesnavireslongs,navires-béliers,naviresdeguerre.Cesdeuxtypesdevaisseauxsontessentiellementpropulsésàlarame,maisles navires ronds sont équipés d’un gréement plus lourd et permanent qui leur permet de déployerdavantagedetoile,dufaitqu’ilsontdeuxmâts.Lenavirerondn’est,naturellement,pasrond,maisilestcependantbeaucouppluslarge,parrapportàsalongueur,lerapportétant,approximativement,deunàsixalorsque,danslecasdesgalèresdeguerre,ilestdeunàhuit.
Ilfautpréciserquelesvaisseauxdoiventêtreaumoinsdeclassemoyenne.Danslecasdesnavires
ronds,celasignifiequ’ilsdoiventêtrecapables,enunitésterrestres,detransporterapproximativemententre cent et cent cinquante tonnes dans leurs cales. Pour calculer ce chiffre, jeme suis basé sur lePoids, unité de mesure goréenne dépendant de la Pierre, laquelle pèse environ deux kilogrammesterrestres. Un Poids est égal à dix Pierres. Un navire rond de classe moyenne doit être capable detransporterentrecinqmilleetseptmillecinqcentsPoidsgoréens.LePoidsetlaPierre,incidemment,sont identiques dans toutes les cités de Gor, conformément à la Loi des Marchands, la seuleréglementation commune à toutes les cités. La « Pierre officielle », qui est, en réalité, un cylindremétallique, est déposée près desSardar.Quatre fois l’an, au cours des quatre foires qui se déroulentchaque année au pied des Sardar, on la sort, afin que lesMarchands puissent vérifier le poids de laPierrequ’ilsutilisent.LaPierredePortKar,confrontéerégulièrementàlaPierreofficielledesSardar,setrouvaitdansunbâtimentfortifiéduGrandArsenal,complexeadministrépardesagentsduConseildesCapitaines.
Laclassemoyenne,encequiconcernelesvaisseauxdeguerre,n’estpasdéterminéeparlacapacitédetransport,maisparlalongueuretlalargeurdelacoque;lenavirelong,ounaviredeguerredeclassemoyennefaitentrequatre-vingtsetcentvingtpiedsgoréensdelongetentredixetquinzepiedsgoréensdelarge.Lepiedgoréen,curieusement,estpresqueidentiqueaupiedterrestre.Ilestprobablequecesdeuxunitésdemesureontunlienaveclalongueurdupieddumâleadulte.Lepiedgoréenest,selonmoi,unpeupluslongquelepiedterrestre;comptetenudufaitqu’ilsecomposededixhortsdetroiscentimètres et demi chacun, le piedgoréenmesure, engros, trente-cinq centimètres.Toutefois, ilmesemble préférable, en règle générale, d’exprimer les dimensions enmètres. Néanmoins, dans ce casprécis, il me semble utile d’exprimer les dimensions des navires en pieds goréens car, dans latransformation, l’harmonie des proportions ne serait pas respectée. Comme dans le cas de la Pierreofficielle, ilexiste,danslesSardar,unebarremétalliquequidéterminelePiedduMarchand,ouPiedGoréen,commejel’aiappelé.LePiedduMarchanddePortKar,commesaPierre,setrouveauGrandArsenal,danslemêmebâtimentquelaPierre.
CommeleshommesdeSurbuss’étaientdéclarésmiens,j’avaishériténonseulementdesesnavires,maiségalementdesademeure,desesplacements,desestrésors,desonmatérieletdesesesclaves.Sademeure était un palais fortifié. Il se dressait à la limite orientale de Port Kar et tournait le dos auMarais;ils’ouvrait,aumoyend’unénormeportailmunidebarreaux,surlescanauxdelaville;danslacour,étaientamarréslesseptnavires;lorsqu’illeurfallaitgagnerThassa,onouvraitl’énormeportailetongagnaitlamer,àlarame,parlescanaux.
C’étaitunevéritableplaceforte,protégéed’uncôtéparlesmaraisetdel’autrepardesmurailles,leportailetlescanaux.
Lorsquej’étaisarrivéàPortKarencompagniedeClitus,deThurnocketdenosesclaves,nousnousétionsinstallésàproximitédecettedemeure.Enréalité,latavernelaplusprocheétaitcelleoùj’avaisrencontréSurbusetcroiséleferaveclui.
LeScribe,d’unevoixmonotone,lisaitlecompterendudelaséanceprécédente.Jeregardai,autourdemoi,lesdemi-cerclesdechaisescurulesetlescinqtrônes.BienqueleConseil
soit composé de cent à cent vingt Capitaines, il était rare que plus de soixante-dix ou quatre-vingtsd’entreeuxassistentauxséances,soitenpersonne,soitparprocuration.Nombred’entreeuxétaientenmeretd’autrespréféraientoccuperleurtempsautrement.
Surunechaise,àunequinzainedemètresdemoi,plusbasetplusprochedestrônesdesUbars,étaitassisunofficierquejereconnus.C’étaitceluiquiavaitattaquéles îlesderence,celuidont lecasqueportait deux filets d’or. Je n’avais pas rencontré, à Port Kar, Henrak, qui avait trahi les Renciers.J’ignoraiss’ilavaitounonpéridanslesmarais.
Je souris, intérieurement, en regardant la silhouette barbue, austère de l’officier, dont les longscheveuxétaientattachéssurlanuqueavecunlacetécarlate.
Ils’appelaitLysias.Iln’étaitCapitainequedepuisquatremois,carilvenaitd’acheterlecinquièmenavireindispensable.Il était assez connu, à PortKar, du fait qu’il avait perdu, dans lesmarais, six péniches chargées
d’esclavesetlamajeurepartiedeseshommes.Onracontaitqu’ilsavaientétéattaquésparplusdemilleRenciers,probablementsoutenusparcinqcentsmercenaires,guerriersentraînés,etqu’ilsavaientbienfailli y perdre la vie. J’étais prêt à lui accorder cette partie du récit. Mais, malgré la supérioriténumérique incontestable de ses agresseurs, certains riaient dans son dos, car il était parti en grandéquipageetdevaits’estimerheureuxdenepasavoirperdulavie,dufaitqu’iln’étaitrentréqu’avecuneméchantebarqueetseulementunepoignéed’hommes.
Son casque avait toujours ses deux filets d’ormais il avait, en plus, une crête en poils de sleen,ornementréservéuniquementauxCapitaines.
Son cinquième navire lui avait été offert par l’Ubar Henrius Sevarius qui prétendait être lecinquièmede sadynastie.Ondisait qu’HenriusSevariusn’était qu’unenfant et que sonUbarat étaitadministré par son régent, Claudius, originaire de Tyros. On racontait que Lysias était client de laMaisondeSevariusdepuiscinqans,périodecorrespondantàlarégencedeClaudius,quiavaitprislepouvoiraprèsl’assassinatd’HenriusSevariusIV.
DenombreuxCapitaines,incidemment,étaientclientsd’unUbaroud’unautre.Encequimeconcerne,jen’avaispasl’intentiondedevenirleclientd’undesUbarsdePortKar.Je
nepensaispasavoirbesoindeleurpuissanceetnesouhaitaispasleuroffrirmesservices.JeremarquaiqueLysiasmeregardait.Sonvisageprituneexpressionsoucieuse.Peut-être m’avait-il vu, cette nuit-là, parmi les Renciers de l’île, mais il ne parvenait pas à
m’identifierformellementcarjesiégeaisauConseildesCapitainesdePortKar.Ildétournalesyeux.Je n’avais vu Samos, Premier Marchand d’Esclaves de Port Kar, qu’une fois, au Conseil des
Capitaines. C’était, disait-on, un agent des Prêtres-Rois. À l’origine, j’étais venu à Port Kar dansl’intentiondeprendrecontactavecluimaisj’avais,naturellement,décidédenepaslefaire.
Il nem’avait jamais vu, bien quemoi je l’aie vu, à la Curuléenne d’Ar, un peumoins d’un anauparavant.
Jem’étaisbiendébrouillé,depuisseptmoisquej’étaisàPortKar.J’enavaisterminéavecleservicedesPrêtres-Rois.D’autreslivreraientleurscombatsetrisqueraient
leurviepoureux.Mescombatsm’appartiendraientetjeneprendraisderisquesquedansmonpropreintérêt.
Pourlapremièrefoisdemavie,j’étaisriche.Jedécouvrisquejeneméprisaisnilepouvoirnilafortune.Quoid’autrepourraitmotiverl’hommeintelligent,endehorsducorpsdesesfemmes,decellesdont
ildécidaitdefairesesfemmesetquiledistrayaient?Àcette époque, je n’avais guèrede raisonsdeme respectermais j’avais appris, àmamanière, à
aimerlamer,cequin’estpasrarechezleshabitantsdePortKar.Jel’avaisvue,pourlapremièrefois,àl’aube,dutoitdelataverne,tenantdansmesbrasunhomme
quisemouraitd’uncoupd’épéequejeluiavaisporté.Jel’avaistrouvéebelle,àcetinstant,etcelanes’étaitpasdémenti.Lorsque Tab, jeune homme mince, aux yeux gris, qui avait été le second de Surbus, m’avait
demandécequejevoulaisqu’ilfasse,jel’avaisregardépuisavaisrépondu:«Apprends-moilaMer.»J’avais hissé mon drapeau sur Port Kar, car la Cité n’a pas de drapeau unique. Il y a les cinq
drapeauxdesUbarsetchaqueCapitainea lesien.Lemienreprésentaitune têtedebosknoiresurun
fond de lignes verticales vertes et blanches. Les barres vertes symbolisaient le marais et, ainsi, cedrapeaudevintceluideBosk,unCapitainevenuduMarais.
J’avaisdécouvertavecsatisfactionqueLuma,quej’avaisarrachéeàSurbus,appartenaitàlaCastedesScribes.ElleétaitoriginairedeTor.
CommeelleappartenaitàlaCastedesScribes,ellesavait,naturellement,lireetécrire.«Sais-tutenirlescomptes?»luiavais-jedemandé.—«Oui,Maître,»avait-ellerépondu.Jel’avaisnomméechefcomptabledemaMaison.Tous les soirs, dans ma grande salle, devant le fauteuil du Maître, elle s’agenouillait, avec ses
tablettes, et faisait le compte rendu des affaires de la journée, exposant la progression des diversinvestissementsetplacements,ajoutantsouventdessuggestionsetdesrecommandationsconcernantlasuitedesopérations.
Jeconstataiquecettejeunefemmemaigreetdépourvuedecharmeétaitparfaitementàl’aisedansledomainedestransactionsfinancièrescomplexesd’unegrandeMaison.
C’étaituneesclavedegrandevaleur.Elleaugmentabeaucoupmafortune.Jeneluiautorisai,naturellement,qu’unvêtementtrèssimple,maisjepermisqu’ilsoitopaqueetdu
Bleu des Scribes. Il n’avait pas de manches et descendait juste au-dessus du genou. Son collier,toutefois,afinqu’ellenedeviennepasprétentieuse,étaitenacier.J’yavaisfaitgraver:J’APPARTIENSÀBOSK.
Certains hommes libres de laMaison, surtout les Scribes, n’aimaient pas voir une jeune femmeoccuperunposteaussiimportant.Parconséquent,j’avaisdemandéàLuma,lorsqu’elleécouteraitleursrapports ou leur donnerait ses instructions, de s’agenouiller devant eux, humblement, comme doit lefaireuneesclave.Celasatisfîtcertainsd’entreeux,maisd’autresnerenoncèrentpasàleurréprobation.Tous,àmonavis,craignaientquesonstylehabileetsonespritvifnedécouvrentdelégèreserreursdansleurscolonnesdechiffresetleurslivresdecompteset,enfait,ilsemblaitbienqu’ilyeneût.Jecroisqu’ilslacraignaientenraisondelaperfectiondesontravailetparcequeleCapitaine,BoskduMarais,lasoutenaitdetoutesonautorité.
MidicepossédaitunecentainedeSoieriesdePlaisir,desbaguesetdesperlesqu’ellepouvaitporterpar-dessussoncollierincrustédepierreries.
J’avaisdécouvertquelajeunefemmeminceetbrune,auxjambesmagnifiques,étaituneexcellenteesclave.
Unjour,jel’avaissurpriseàregarderTabetjel’avaisbattue.Jen’avaispastuémonsecond.J’avaistropbesoindelui.
ThurnocketClitussemblaientsatisfaitsdeThuraetd’Ula,quiportaientdessoiescoûteusesetdescollierseuxaussiincrustésdepierreries.Ilsavaienteuraisondedevenirmeshommes.Cettedécisionleuravaitpermisdebeaucoupprogresser.
En ce qui concernait Telima, je la laissai à la cuisine, avec les autres Esclaves deCuisine, et jedemandaiauMaîtredeCuisinedeluiconfierlestâcheslesplussimplesetlesplusdésagréables;jeluidemandaiégalementdelafairetravaillerdur.Toutefois,jespécifiaiqu’elledevraitêtreaffectéechaquesoir àma tableetmeservirmanourriture, afinque j’aiechaque soir leplaisirdeconstaterquemonancienneMaîtresse,fatiguéeparlestâchesdelajournée,saleetdécoiffée,vêtued’unetuniquedetissudeRep courte,misérable et tachée,me servait commeuneEsclave deCuisine quelconque.Après lerepas,elleserendaitàmonappartementoù,àquatrepattes,avecunebrosseetunseau,ellenettoyaitjusqu’aumomentoùl’EsclaveauFouet,chargédelasurveiller,étaitsatisfait.Puiselleretournaitàlacuisineetfaisaitletravaillaisséàsonintention,aprèsquoi,onl’enchaînaitpourlanuit.
En général, le soir, je dînais avecThurnock etClitus, accompagnés de leurs esclaves, etMidice.
Parfois,Tabsejoignaitànous.LesCapitaines,ordinairement,nemangentpasavecleurshommes.Jem’intéressaiànouveauaudéroulementduConseildesCapitainesdePortKar.Unmarin,prétendumentéchappédeCos,parlaitdelapréparationd’uneimmenseflottedestinéeà
attaquerPortKar,flottequiseraitaugmentéedesforcesdeTyros.Ce récit n’était guère intéressant. Cos et Tyros, lorsqu’elles ne s’affrontaient pas, menaçaient
toujours de réunir leurs forces dans l’intention de détruire Port Kar. C’était une rumeur persistante,habituelleetbanale.Mais,depuisplusdecentans,lesflottesuniesdeCosetdeTyrosnes’étaientpasattaquéesàPortKaret, lorsde leurdernière tentative, ellesavaientétééparpilléeset chasséespar latempête.Comme je l’aimentionné, laguerreopposantCosetTyrosàPortKar se limitait,depuisdenombreusesannées,àdesengagementsdefaibleenvergurequin’impliquaientjamaisplusd’unedizainedegalères,d’uncôtécommedel’autre.Touteslespartiesétaientapparemmentparvenuesàunesorted’accord, accord qui avait presque reçu la sanction de la tradition et aux termes duquel elles étaientpresque perpétuellement en guerre sans jamais s’engager dans des opérations d’envergure. Le risqued’engageruneflotteétaitmanifestementconsidéré,partous,commetropimportant.Enoutre,lesraids,entrecoupésdecontrebandeetdecommerce,profitaientapparemmentàtoutlemonde.ÀCosetàTyrosaussi,couraientcertainementdesbruitsconcernantlapréparationd’uneflottedestinéeàlesattaquer.Lemarin,dépité,futcongédiéparunvoteduConseil.
Puis nous en vînmes à des sujets plus importants : le besoin de nouveaux docks couverts dansl’arsenal,danslesquelsilseraitpossiblederadouberdesgalèressupplémentaires,destinéesàlaflottedugraincar,sanscela,jamaisilneseraitpossibledepréparerlescentnaviresquidevraientprendrelarouteduNordavantlaSixièmeMainTransitoire.
Ilestpeut-êtreutiledepréciser,brièvement,lapuissancedePortKar,toutenfaisantremarquerquelesforcesdeCosetdeTyros,lesdeuxautresUbaratsimportantsdelaThassaconnue,sonttoutàfaitcomparables.
Leschiffressuivantss’appliquentauxnaviresdesclassesmoyenneetsupérieure.Les cinq Ubars de Port Kar, Chung, Eteocles, Nigel, Sullius Maximus et Henrius Sevarius,
contrôlent,entreeux,environquatrecentsnavires.LescentvingtCapitainesduConseildesCapitainesde Port Kar possèdent environ mille navires qui leur sont personnellement attachés. En outre, ilscontrôlent mille navires supplémentaires, en tant qu’administrateurs, par l’entremise du Conseil,notammentlaflottedugrain,laflottedel’huile,laflottedesesclavesetd’autres,ainsiquedenombreuxvaisseaux de patrouille, d’escorte et de guerre, environ six cents et que l’on désigne communémentcommeappartenantàl’Arsenal.Àcesnavires,viennents’ajouterenvirondeuxmillecinqcentsunitésappartenantauxmillecinqcentsoumillesixcentscapitainesmineursdelaCité,lesquelsnesontpasassezrichespoursiégerauConseildesCapitaines.Letotaldeschiffresquej’aimentionnéssemonteàenvironcinqmillecinqcentsvaisseaux,soustouteréservedufaitqueleschiffrescitésci-dessussonteux-mêmesdesapproximations.Commejel’aimentionnéplushaut,lesflottesdeCosetdeTyrossont,individuellement,àpeuprèscomparables.Toutefois,ilestvraiquetouscesvaisseauxnesontpasdesnaviresdeguerre.Selonmoi,ilyaenvirondeuxmillenavireslongs,lesnavires-béliers,lesnaviresdeguerre,appelésaussinavires-tarns.Toutefois,bienqu’ilsn’aientpasd’éperonetqu’ilssoientbeaucoupplus lentsetmoinsmaniablesque lesnavires longs, lesnaviresrondspeuvent jouerunrôledansunebataille navale car on peut installer, sur leur pont ainsi que sur leurs châteaux avant et arrière, desbalistes,descatapultesetdesonagresàchaînes,sansparlerdesarchers,l’ensemblepouvantproduireuntir de barrage extrêmement décourageant et meurtrier, principalement composé de javelots, de poixbouillante, degrossespierres et de carreauxd’arbalète. Incidemment, le vaisseauqui va à la bataillebaisse toujourssonmâtet rangelavoiledans lacale.Onrecouvresouvent lesbordéset lespontsdepeauxmouillées.
Onvotalamiseenroutededouzenouveauxdockscouvertsdansl’enceintedel’arsenal,afinqueleprogramme de réparation de la flotte du grain puisse être mené à bien dans les délais. Le vote futunanime.
Lesujetdediscussionsuivantfutlerèglementd’unequerelleopposantlesfabricantsdevoilesauxfabricantsdecordesdel’arsenalconcernantlaProcessiondelaMer,fêteannuellequialieulepremierjour de En’Kara, le nouvel an goréen. Il y avait eu une émeute, cette année-là, les deux confrériesrevendiquant le droit de marcher en tête. Il fut décidé qu’elles marcheraient de front. Je sourisintérieurement.Jemedisqu’ilyauraitcertainementunenouvelleémeutel’annéesuivante.
Les rumeurs rapportéespar lemarin,concernant lespréparatifsdeguerredeCosetdeTyros,mevinrentunenouvellefoisàl’esprit,maisjeleschassai.
Laquestionsuivanteconcernait lademandeprésentéepar les fabricantsdepoulies,quidésiraienttoucherlemêmesalairehorairequelesfabricantsderames.Jevotaienfaveurdecettemesure,maisellenefutpasadoptée.
Prèsdemoi,unCapitaineironisa:« Donne aux fabricants de poulies le même salaire qu’aux fabricants de rames, et les scieurs
voudrontêtrepayéscommedesCharpentiers,etlesCharpentierscommedesArchitectes.»Incidemment,touslesouvriersqualifiésdel’arsenalsontdeshommeslibres.LeshabitantsdePort
Karautorisentlesesclavesàconstruireleursimmeubles,maisilsneleurpermettentpasdeconstruireleursbateaux.Lesalaired’unfabricantdevoiles,parexemple,estdequatredisquesdecuivreautarnparjour,celuid’unArchitectenaval,engagéparleConseildesCapitaines,peutallerjusqu’àundisqued’or au tarn par jour. La journée de travail dure en moyenne dix ahns, soit environ douze heuresterrestre. Toutefois, à l’arsenal, la journée de travail d’un homme libre est rarement surchargée. LesGoréens libresn’aimentpas sedépêcher.Engénéral,ons’arrêtedeuxahnspourdéjeuneretuneahnavantlafindelajournéeafindeboireunpeudePagaetdediscuter.Ilyaparfoisdeslicenciements,maisrarementcarletravailestabondant.Lesorganisations,commecelledesfabricantsdevoiles,quisont presque des corporations, mais pas des castes, perçoivent des cotisations, lesquelles servent àplusieursusages, telsque l’aideauxblessésouà leur famille, lesprêts, lepaiementdesmembresauchômageetdespensions.Cesorganisationsont,parfois,jouélerôledesyndicats.Jeprésumaisquelesfabricantsdevoiles,enmenaçantdedéserterl’arsenal,finiraientparobtenirl’augmentationdesalairequ’ils réclamaient. La répression brutale des organisations n’a jamais été dans les habitudes del’Arsenal.LeConseildesCapitainesrespecteceuxquiconstruisentetéquipentlesnavires.Enoutre,lessalaires sont tellement bas que l’organisation peut rarement se permettre une grève ; en général,l’Arsenal peut faire preuve de patience et décider de construire un navire dans un mois plutôtqu’immédiatement,alorsqu’onnepeutguèredéciderdenemangerquedansunmois,oubiendenepasmangerpendantunmois.Mais,surtout,lesouvriersdel’arsenalsontsatisfaitsd’ytravailleretnesontpasheureuxlorsqu’ilsnetravaillentpas.Bienqu’illeurarrivedemenacerdequitterl’arsenal,raressontceuxquiseraientprêtsàpasseràl’acte.Construiredemagnifiquesnaviresest,poureux,unvéritableplaisir.
Enfin, il n’est pas inutile dementionner que la société goréenne, dans l’ensemble, est, dans unelargemesure,prisonnièredelatraditionetquelasagessedesancêtresestrarementremiseenquestion;dans de telles sociétés, les individus ont, en général, un statut qui les satisfait et une place où ils sesententàl’aise;parconséquent,ilssontmoinsexposésauxconfusionssocialesinhérentesauxsociétésqui encouragent lamobilité et ont remplacé le prestige et la considération liés à la tradition par desvaleursmatérielles.Unesociétédanslaquelletoutlemondeestcenségagneretsetrouveplacédansdesconditionsoùlamajoriténepeutqu’échouerparaîtraitincompréhensible,irrationnelleàlamajoritédesGoréens. Je suppose que cela paraîtra étrange,mais les ouvriers de l’arsenal, aussi longtemps qu’ilsgagnentassezpourvivrecorrectement,s’intéressentdavantageàleurtravail,àl’exercicedeleurmétier,
qu’à l’amélioration continuelle de leur statut économique.Cela ne signifie pas qu’ils refuseraient dedevenirriches;celamontreseulement,enfait,qu’ilneleurestjamaisvenuàl’idée,etc’estlecasdelamajoritédesGoréens,defairedelarecherchedelafortuneleuruniqueraisondevivre;commeilssontignorants, semble-t-il, ils s’intéressent davantage, comme la plupart des Goréens, à d’autres chosestellesque,commeje l’ai fait remarquerplushaut, la réalisationdemagnifiquesnavires.Jeneprendspasparti, jemecontentede rapporter les faits telsqu’ils sont. Jedoisajouter,naturellement,quecesfaiblesses, ou ces vertus, des ouvriers de l’arsenal sont, traditionnellement, vues d’un bonœil par leConseildesCapitaines ;sanselles, l’Arsenalnepourraitêtreaussiefficaceetéconomiquequ’il l’est.Encore une fois, je ne prends pas parti, je rapporte les faits tels qu’ils sont. En réalité, je n’ai pasd’opiniontrèsdéfinie.
Pourquoi,medemandai-je,CosetTyrosenvisageraient-ellesdelancerleursflottescontrePortKar?Qu’yavait-ildechangé?Mais jemesouvinsalorsqu’iln’yavait riendechangé.Cen’étaitqu’unerumeur,unedecellesquicouraient,apparemment,aumoinsunefoisl’anàPortKar.Ilétaitprobablequedesrumeurscomparablesétaientégalementsoumisesàl’examendesConseilsdeCosetdeTyros.Jemesouvinsquelerapportdumarinavaitétérejeté.
PuisTersites,Architectenavalfouetàdemiaveugle,unrouleaudeplansetdecalculsà lamain,insistapourseprésenterdevantleConseil.
Sur un ordre du Scribe assis derrière la longue table située devant les trônes des Ubars, deuxhommesfirentsortirTersitesdeforce.
Aucoursd’uneréunionprécédente,onluiavaitpermisdeprésentersesplansauConseil,maisilsétaient tellement fantastiques que personne ne les avait pris au sérieux. Il avait osé proposer deredessiner lenavire-tarnstandard. Ilvoulaitallonger laquille,ajouterunmâtdemisaine, installerdegrandesramesmanœuvréesparplusieurshommes,alorsqu’ilyavaitengénéralunhommeparrame;ilvoulaitégalementplacerl’éperonau-dessusdelalignedeflottaison.
J’auraisétécurieuxd’entendrelesargumentsavancésparTersitesàl’appuidecesrecommandationsmais, lorsqu’il était devenu évident que ses propositions étaient terriblement révolutionnaires et, jeprésume,absurdes,ilavaitétécontraint,sousleshuées,dequitterlasalleduConseil.
Jemesouvinsquelesmembreshurlaient:«Lesrameursnepourraientpasresterassispourmanœuvrerunetellerame.Veux-tuqu’ilsrament
debout?»«Unetellerameseraittropgrossepourqu’unhommepuisselatenir.»«Deuxmâtsetleursvoilesnepourraientpasêtreretirésrapidement,avantlabataille.»«Lenavireseramoinsrapide,sil’onallongelaquille.»«Siplusieurshommesmanœuvrentlamêmerame,certainsd’entreeuxnetravaillerontpas.»«Àquoisertunéperons’iln’estpassouslalignedeflottaison?»Onavaitpermis,cejour-là,àTersitesd’exposersesidéesauConseilparceque,bienqu’onlecrût
fou,ilavaitétéunArchitectehabile.Enréalité,lesgalèresdePortKar,cellesdelaclassemoyenneetdelaclassesupérieure,étaientéquipéesdelameslatérales,quiétaientl’inventiondeTersites.Ils’agitd’énormesquartiersdelune,enacier,fixés,devantlesrames,àlacoquedunavire.Unestratégietrèsrépandue,indépendammentdel’éperonnage,estladestructiondesrames;lenavire,quiasoudainementrentrésesrames,passelelongdelacoquedel’autre,dontlesramessonttoujourssorties,lescoupantetlesbrisant.Lagalèretouchéeestcommeunoiseauauxailescasséesetàlamercidel’éperondel’autrenavirequirevient,danslamusiquedesflûtesetlemartèlementdestambours,puiséperonneaumilieude la coque. On a remarqué que les récentes galères de Cos et de Tyros, ainsi que celles d’autrespuissancesmaritimes,sontégalementéquipéesdelameslatérales.
Onpeutajouterqu’ilavaitégalement,bienqu’iln’eneûtpasparlélorsdesoninterventiondevantlesmembresduConseil,proposéderemplacer lesdeuxgouvernails latérauxdesnavires-tarnsparun
gouvernailuniquefixéàlapoupedesbâtiments,etqu’ils’étaitfaitlechampiondelavoilecarrée,depréférence à la belle voile latine des vaisseaux qui sillonnent Thassa. Peut-être cette dernièreproposition était-elle celle qui avait le plus déplu aux Capitaines de Port Kar. La voile latine,triangulaire,sursavergueinclinée,estincroyablementbelle.
Cinqansplustôt,Tersitesavaitétéchassédel’Arsenal.IlavaitprésentésesidéesàCosetàTyrosmais,làaussi,ilavaitétéreçupardessarcasmes.IlétaitrevenuàPortKarsansunsouetsansespoirderéintégrerl’Arsenal.Ondisaitqu’ilsenourrissaitdesdétritusdescanaux.IldépensaitdanslestaverneslapetitepensionqueluiversaientlesArchitectesnavals,auxquelsilavaitappartenu.JechassaiTersitesdemonesprit.
Depuis mon arrivée à Port Kar, j’avais fait cinq voyages. Quatre d’entre eux étaient de naturecommerciale.Aucunequerellenem’opposaitauxautresCapitaines.Commelebosk,jenecherchaispaslesennuismais,égalementcommelebosk,jenemedérobaispaslorsqu’ilsseprésentaient.Mesquatrevoyages commerciaux avaient eu pour but les îles franches, ou Iles Libres, de Thassa, ports libresadministréspar lesMarchands. Ilyavaitplusieurs îlesdece type.Troisd’entreelles,que je touchaisouvent, au cours demes voyages, s’appelaient Teletus, Tabor, qui portait le nom du tambour parcequ’elleluiressemblait,ausud,etScagnar,aunord,parmilesîlesseptentrionales.IlyavaitégalementFarnacium,HulnethetAsperiche.Ausud,jenesuispasalléàAnangoouàIandaet,auNord,jen’aijamaisvuHunjerouSkjern,àl’ouestdeTorvaldsland.Cesîles,ainsiquelesquelquesportslibresdelacôte,aunordetausuddel’équateurgoréen,telsqueLydius,Helmutsport,SchendietBazifavorisentlecommerceentreCos,Tyroset lecontinent,ainsiquesesvilles:Ko-ro-ba,Thentis,Tor,Ar,Thuriaetbeaucoupd’autres.
Pendant ces voyages, je transportai des cargaisons variées. Toutefois, pendant cette période, jen’achetai pasde cargaisondevaleur.Par conséquent, je ne transportai pas, au coursde cespremiersvoyages, de grandes quantités de métaux précieux ou de bijoux ; je ne transportai ni tapis, nimédicaments,nisoieries,nionguents,niparfums,niesclavesdevaleur,niépices,niboîtesdeselsdetablecolorés.Aucoursdecespremiersvoyages,jemecontentaid’outils,depierres,depoissonsetdefruitsséchés,derouleauxdetissudeRep,deboisdeTem,deTuretdeKa-la-na,decornesetdepeaux.Toutefois, il m’arriva de transporter une cargaison d’esclaves enchaînés ainsi qu’une cale pleine defourruresdesleensmarinsdesmersseptentrionales.Cettedernièrecargaisonfutlaplusprécieusequ’ilmefutdonnédetransporteraucoursdecespremiersvoyages.Jeréalisaiunbénéficeconsidérablesurlavente de ces cargaisons. Par deux fois, nous avions été repérés par les pirates de Tyros, dans leursnaviresvertsquiseconfondaientaveclamer,maisilsn’avaientpasdécidédenousattaquer.Nousenconclûmesque,ayantvuàquelpointnousétionsbassurl’eau,ilsavaientsupposéquenotrecargaisonétait sansvaleur et s’enétaient allés, espérant sansdoute trouvermieux. Il est inutiledeprendredesrisques,àmoinsd’êtrecomplètementdésespéré,pourunecargaisondegrumesoudepierres.
L’essentiel de mes hommes se composait de pirates et de coupe-jarrets.Manifestement, nombred’entre euxn’avaient pas l’intentionde se lancerdans le commercehonnête. Ils préféraient, de loin,attendreenmerlesgalèreschargéesd’esclavesdeTyrosoubienlesnavirespleinsdetrésorsdeCos.Maisjetuai,enunedouzainedecoups,deuxd’entreeux,quivoulaientdevenircapitainesàmaplaceetles autres, ayant réfléchi, décidèrent de confiner leur mécontentement à leurs beuveries et à leursréunions. Tous ceux qui ne souhaitaient plus travailler pourmoi reçurent l’autorisation de partir. JedemandaiàLumadeleslicencierenleuroctroyantunedemi-Pierred’or.Bizarrement,raresfurentceuxquiquittèrentmesnavires.Jecroisqu’ilsn’avaientpasenvied’abandonnerlapiraterie,toutefoisjesuispersuadéqu’ilsétaientfiersdeservirunhommedontondisait,aprèsl’incidentdelataverne,qu’ilétaitunedesplusfineslamesdePortKar.
«Quandvoguerons-nouscontrelesvaisseauxdeCosetdeTyros?»medemandaTab.—«CosetTyros,»répondis-je,«nenousontrienfait.»
—«Celanedurerapas,»affirma-t-il.—«Alors,»dis-je,«nousvogueronscontreeux.»À terre,mes équipages étaient bruyants et tapageursmais, sur les navires, aussi étrangeque cela
puisseparaître,leshommesétaientsérieuxetdisciplinés.Jem’efforçaid’êtrejusteaveceux.Àterre,jenelesvoyaispasbeaucoup,carjepréféraismeteniràl’écart.Mais,naturellement,jelespayaisbienet,dansl’enceintedemademeure,connaissantleshommes,
jeveillaisàleurprocurerquelques-unesdesplusbellesesclavesdePortKar.J’avais acheté, quarante pièces d’or, la jeune danseuse de la taverne. Je l’avais baptisée Sandra,
commeunejeunefemmequej’aiconnuesurTerre.Jeluiavaismismoncollieret,aprèsm’êtreservid’elle,l’avaisdonnéeàmeshommesafinqu’ellesatisfasseleurssens.
Moncinquièmevoyagefutlepluspassionnantcarilsedéroulasurunegalèrelégèreetrapide.J’avaisvouluvoirCosetTyros.Les deux îles se trouvaient à quatre cents pasangs à l’ouest de Port Kar, Tyros étant située une
centainedepasangsausuddeCos.Tyrosestuneîleaccidentéeetmontagneuse.Elledoitsacélébritéàsescavernesdevartset,enfait,surcetteîle,levartdressé,créatureressemblantàunechauve-souris,delatailled’unchien,estunearme.Cosestégalementuneîlemontagneuse,plusmontagneusemêmequeTyrosmaiscomporte,à l’ouest,desplainescôtières.Cosadenombreuses terrassessur lesquellesoncultive lavigneTa.Unenuit, non loinde ses rivages, j’entendis le chantd’amourdupoissonvolantcosien,minusculeetmagnifique.C’estunpetitpoissontrèsdélicat ; ila,sur l’épinedorsale, troisouquatrepetitsdardsempoisonnés.Onditquec’estunpoissonvolantparcequ’ilestcapable,grâceàsesnageoirespectorales,debondirhorsdel’eau,surdecourtesdistances,engénérallorsqu’ilfuitlepetittharlariondemer,lequelestinsensibleauvenindesdards.Onl’appelleégalement:lepoissonchanteur,parceque,àlasaisondesamours,lemâleetlafemellesortentlatêtedel’eaupourémettreunesortedesifflement.Leurfoieestconsidérécommeunmetsdélicat.Jemesouvinsquej’enavaismangé,sansyprêterattention,pendantunbanquet,àThuria,chezunnomméSaphrar,quiavaitappartenuàlaCastedesMarchands.SaphrarétaitunparfumeuroriginairedeTyrosmais,ayantétéexilépourvol, ilavaitgagnéPortKarpuis,delà,Thuria.
Appuyéàlalissedelagalère,j’avaisécouté,sousleclairdelune,lessifflementsdespetitspoissonsamoureux.
Ilssemblaientminusculesetinnocents.«Leslunessontpleines,»avaitditTab.—«Oui,»avais-jerépondu.«Levezlesancres!»Ensilence,lesramestouchantàpeinel’eau,nousnousétionséloignésdeCos,quidisparutdansle
clairdelune.Pendantquejefaisaismescinqvoyages,messixautresnaviresétaientengagésdansdesopérations
commerciales semblables à celles que je réalisais. Je regagnais rarement Port Kar sans que Lumam’apprennequemafortuneavaitencoreaugmentépendantmonabsence.Jen’avaisfait,àcetteépoque,que les cinq voyages dont j’ai parlé. Pendant les deux mois précédents, je n’avais guère quitté mademeure,meconsacrantauxaffaires,àladirectionetàl’organisationdesvoyagesdesautres.Toutefois,jesavaisquejevogueraisànouveausurThassa.Onditqu’ilestimpossibledel’oublier.
J’avais un peu bousculé les pratiques en usage à Port Kar. Sur les quatre navires ronds que jepossédais,lesrameursétaientdeshommeslibresetnondesesclaves.Incidemment,lenaviredeguerre,lenavire long,n’a jamais été, àmaconnaissance,quece soit àPortKar, àCos, àTyrosouailleurs,propulsépardesesclaves;lemaniementdesramesdesnaviresdeguerregoréensesttoujoursconfiéàdeshommeslibres.J’affranchislesgalériensquienvalaientlapeineetbeaucoupd’entreeuxvoulurentrestersurmesnaviresetdevenirmeshommes.Ceuxquejenesouhaitaispas,pouruneraisonouune
autre,affranchir, je lesvendisàd’autresCapitainesoubien leséchangeaicontredesgalériensdignesd’êtreaffranchis, lesquels acceptèrentde travaillerpourmoi,une fois affranchis.Lesplacesvidesdemesbancsfurent facilementcomblées.J’achetaisunhommefortsur lequaiduMarchéauxEsclavespuis,sansfairedephrases,l’affranchissais.Presquetoujours,l’hommemesuivaitjusqu’àmademeureet me demandait de l’engager. Non seulement ces hommes manœuvraient les rames avec une plusgrandeefficacité,mais jeme rendiscompteque, si l’occasion leurenétaitdonnée, ilsétaientprêtsàapprendrelemaniementdesarmes;parconséquent,j’engageaidesMaîtresd’Armes.C’estainsiquelesnaviresrondsdeBosk,leCapitainevenuduMarais,avecleurséquipagesd’hommeslibres,devinrentdesnaviresdangereuxet respectés.LesMarchandsdePortKarmedemandèrentde transporter leursmarchandises. Je préférais, toutefois, acheter et vendre mes propres cargaisons. D’autres Capitainesessayèrentégalementdemettredeséquipagesd’hommeslibressurquelques-unsdeleursnavires.
JereportaiunenouvellefoismonattentionsurlesdébatsduConseildesCapitaines.Ondiscutaitunemotionconcernantl’obtentiondenouvellescoupes,danslesforêtsduNord,afinde
procurerduboissupplémentaireàl’Arsenal.PortKarpossédaitdéjàplusieurscoupesdanslesforêtsduNord.L’ouvertured’unenouvellecoupedonnelieuàunecérémonie,avecproclamationetsonneriesdetrompettes.Ces coupes sont délimitées par des bornes et entourées de fossés destinés à empêcher lebétail et les rouliersnonautorisésd’entrer.Desgardiens surveillent les arbres, empêchant les coupesillégalesainsiquel’entréedestroupeauxet,chaqueannée,desinspecteurscomptabilisentetexaminentles arbres. Les gardiens, incidemment, sont également responsables de l’exploitation et del’améliorationdelaforêt.Ilss’occupentdel’éclaircissage,del’émondageetdel’entretiendufossé.Ilssontégalementchargésdeplieretdefaçonneruncertainnombredejeunesarbresafinqu’ilspoussentsuivantuneformedéterminée,etquiserventengénéralàl’armaturedesnavires,ainsiqu’àlaproueetàla poupe. Les arbres situés à l’extérieur de la coupe et appartenant à Port Kar portent le sceau del’Arsenal. L’emplacement de ces arbres est noté dans un livre laissé à la disposition duConseil desCapitaines.Les coupes sont, engénéral, situées auborddes rivières afin de faciliter le transport destroncsjusqu’àlamer.OnachèteégalementdesarbresauxPeuplesdelaForêt,quilesabattentenhiver,lorsqu’ilestpossibledelestransporterjusqu’àlamersurdestraîneaux.S’ilneigepeu,leprixduboisatendanceàmonter.PortKar, incidemment,dépendduboisvenuduNord.L’armaturedesgalères, lespoutres, leschamps, lesmontantset lacoqueelle-mêmesontenTur ;onutilise leKa-la-napour lescabestans et les têtes demâts, leTempour les gouvernails et les rames, et les arbres à aiguilles, lesconifères,pourlesmâts,lesespars,lescabinesetlesponts.
La motion concernant la nouvelle coupe fut adoptée. Je m’abstins de voter car je n’étais pasconvaincude lanécessitédecettenouvellecoupe. Jeprésumaisqu’elle l’était,mais jen’enétaispassûr;parconséquent,jem’abstins.
Mais, pourquoi Cos et Tyros attaqueraient-elles Port Kar ? Mais ce n’était qu’une rumeur, merépétai-je avec force, qu’une rumeur sans fondement. J’étais furieux. Une nouvelle fois, je mecontraignisàchassercettepensée.
J’avais alors lesmoyensd’acheterdeuxnouveauxnavires.Ce serait deuxgrosnavires rondsauxcales profondes et à grandes voiles. J’avais déjà, dans une large mesure, recruté les équipages. Jeprojetais de les envoyer à Ianda et à Torvaldsland. Ils seraient escortés par une galère de classemoyenne.Ilsmeprocureraient,j’enétaisconvaincu,denouvellesrichesses.
Jeprislemotquemetenditlejeunegarçonquis’immobilisasoudainprèsdemachaise.Ilavaitlescheveuxlongsetportaitunetuniquedesoierougeetjaune.Jeleconnaissaiscarc’étaitundespagesduConseil.
Lemot,plié,étaitferméparundisquedecirefondue.Lacireneportaitaucunsceau.J’ouvrislamissive.Lemessage était simple.On y lisait, en lettres d’imprimerie : JE DÉSIRE TE PARLER. Il était signé,
égalementenlettresd’imprimerie:SAMOS.Jefroissailemorceaudepapier.«Quit’adonnécemessage?»demandai-jeaujeunegarçon.—«Unhomme,»répondit-il,«quejeneconnaispas.»JevisLysias,avecsoncasqueauxdeuxfiletsd’or,surmontédesacrêtedeCapitaine,enpoilsde
sleen,posésurlebrasdesachaisecurule.Ilmeregardaitaveccuriosité.J’ignoraissilemessageprovenaiteffectivementdeSamos.Si c’était le cas, il savait probablementqueTarlCabot était àPortKar.Mais, comment l’avait-il
appris?Etcommentavait-ilcomprisqueBosk,combattantetmarchand,étaitl’hommequiavaitétéunGuerrierdeKo-ro-ba,lesToursduMatin.
Ilvoulaitprobablementmevoir,afindemedemanderdemeremettreauservicedesPrêtres-Rois.MaisjeneservaispluslesPrêtres-Rois.Jeneservaisplusquemoi-même.J’étaisfurieux.J’ignoreraislemessage.Aumêmemoment,unhommeentraprécipitammentdanslaSalleduConseildesCapitaines.Sesyeuxexprimaientledésarroi.C’étaitHenrak,leRencieràl’écharpeblanche,quiavaittrahilessiens.«L’arsenal!»cria-t-il.«L’arsenalbrûle!»
11
LACRÊTEENPOILSDESLEEN
LESCapitainesselevèrentd’unbond,enpoussantdescris.DeschaisesfurentrenverséesetdévalèrentlesgradinsdelaSalleduConseil.LeScribeassisderrièrelagrandetablesituéedevantlestrônesdesUbars se leva et se mit à crier. Des feuilles de papier se répandirent sur le sol. Les hommes seprécipitèrent vers l’immense double-porte donnant sur le hall qui conduisait à la place pavée situéedevant la Salle duConseil. Les pages vêtus de soie rouge et blanche couraient de-ci, de-là. L’encres’étaitrenverséesurlagrandetable.
PuisjevisqueLysias,dontlecasqueétaitornéd’unecrêteenpoilsdesleen,n’avaitpasquittésachaise.
Puis, je constatai que le Scribe qui se tenait normalement près du bras droit du trône inoccupéd’HenriusSevarius,lecinquième,avaitdisparu.
Dehors,auloin,au-delàdelagrandeporte,quiavaitétéouverte,retentissaientdescrisdepaniqueetlefracasdesarmes.
PuisjevisLysias,dontlescheveuxétaientattachéssurlanuqueparunlacetécarlate,selever.Ilmitsoncasque.Ildégainasonarme.Monacierjaillitégalementdesonfourreau.MaisLysias,l’armepointée,reculapuisfitdemi-tour,semitàcouriretsortitdelaSalleduConseil
paruneportelatérale.Jeregardaiautourdemoi.Unpetitincendies’étaitdéclarédansuncoin,unelampeayantétérenverséeaumomentoùtoutle
mondes’étaitprécipitéverslaporte.Ilyavaitdeschaisesrenverséesetdesmeublesbrisés.Leplancherétaitcouvertdepapiers.LeScribedelatablecentrale,cellequisetrouvaitdevantlestrônesdesUbars,semblaitpétrifié.D’autresScribeslerejoignirentets’immobilisèrentprèsdelui,seregardantlesunslesautres.Dans
uncoin,ledosaumur,setenaientplusieursjeunespages.Puis,titubant,couvertdesang,uncarreaud’arbalèteplantéaumilieudel’insignedesatuniquede
velours, un Capitaine entra en chancelant et tomba, s’accrochant au bras d’une chaise curule. Puis,derrière lui, par groupes de quatre ou cinq, poussant des cris, blessés, brandissant des armes parfoiscouvertesdesang,seruèrentlesCapitainesquienfurentcapables.
J’allaiprendrepositiondevantlestrônes.Jemontrai lepetit incendiequi s’étaitdéclaré,dansuncoin,à l’endroitoù lapetite lampes’était
renversée.«Éteignezça!»ordonnai-jeàdeuxpageseffrayés.Jerengainaimonépée.Lesdeuxpagesobéirentimmédiatement.«PrendsleLivreduConseiletgarde-le!»dis-jeauScribequisetenaitderrièrelatable.—«Oui,Capitaine,»répondit-ilens’enemparant.Puis,renversantl’encre,éparpillantlespapierssurlesol,jesoulevailagrandetableau-dessusdema
tête.Ilyeutdescrisdestupéfaction.Jefisdemi-touret,portantlagrandetable,medirigeaiversladouble-portedonnantsurlehall.DesCapitaines,ledosàlasalle,combattaientettombaient,battantenretraite.C’étaientlesderniersCapitaines.Jelançailagrandetable,au-dessusdeleurstêtes,parlaporteouverte.Elle tombade tout sonénormepoids sur leshommes, armésdeboucliers etd’épée,qui faisaient
reculerlesCapitaines,lesécrasantdansunconcertdecrisd’horreur.Jevislesyeuxécarquillésdeterreur,danslesfentesdeleurscasques,deshommescoincéssousses
énormesmadriers.«Apportezdeschaisescurules!»ordonnai-jeauxCapitaines.Bien qu’il y eût de nombreux blessés, bien qu’ils fussent à peine capables de tenir debout, ils
allèrentvivementchercherdeschaisesqu’ilsjetèrentparlaporteouverte.Descarreauxd’arbalètetouchèrentleschaises,fendantlespiedsetlesdossiers.«D’autrestables!»criai-je.Deshommes,desScribesetdespages,arrivèrent,quatreàsixpar table,ajoutantcelles-ciànotre
barricade.Del’extérieur,deshommestentèrentd’escaladerlabarricadeetdel’enfoncer.Ausommet,ilstrouvèrentBosketsalameko-robained’aciertrempé.Quatrehommesreculèrententitubant,roulèrentsurlestablesetleschaises.Descarreauxd’arbalètemesifflèrentauxoreilles.Jerisetsautaid’unbondaupieddelabarricade,lesassaillantsn’essayantplusdel’escalader.«Pouvez-vous tenir cette porte ? » demandai-je auxCapitaines, auxScribes et aux pages qui se
trouvaientlà.—«Oui!»répondirent-ils.JemontrailaportelatéralequeLysiaset,trèsprobablement,leScribed’HenriusSevarius,avaient
empruntéepourquitter lasalle.Quelquespages, incidemment,etcertainsScribes,s’étaientégalementenfuisparcetteporte.
«Barrezcetteporte!»dis-jeàquatreCapitaines.Ilsseprécipitèrentaussitôtverslaporte,demandantàquelquesScribesetàquelquespagesdeles
aider.Quantàmoi,accompagnédedeuxCapitaines,jegagnailefonddelasalle,oùsetrouvaitunescalier
enspiralequipermettaitdegagnerletoitdelaSalleduConseil.Nousarrivâmesbientôtsurletoitincliné,àl’abridestourellesetduparapetdécoratifquilebordait.Delà,souslesoleildel’après-midifinissant,nousdécouvrîmeslafuméequis’élevaitau-dessusdes
quaisetdel’arsenal.«Iln’yaaucunnaviredeCosoudeTyros,dansleport,»relevaundesCapitainesquisetenaient
prèsdemoi.Jel’avaisremarqué.Jemontrailesquais.
—«Cesquais,»demandai-je,«sont-ilsceuxdeChungetd’Eteocles?»—«Oui,»réponditunCapitaine.—«Etceux-ci,» repris-je,montrantd’autresquais, situésplusausud,«nesont-ilspasceuxde
NigeletdeSulliusMaximus?»Nousvoyionsdesnaviresenflammes.—«Oui,»réponditl’autreCapitaine.—«Manifestement,onsebat,là-bas,»fitremarquerlepremierCapitaine.—«Etsurtouslesquais,»précisalesecond.—«Ilsemble,»dis-je,«quelesétablissementsd’HenriusSevarius,protecteurduCapitaineLysias,
nesontpastouchés.»—«Effectivement,»fitlepremierCapitaine,lesdentsserrées.Enbas,danslesrues,nousentendîmesdestrompettes.Deshommescriaient.Nousaperçûmesdesdrapeauxportantl’insignedelaMaisondeSevarius.Leshommestentaientd’obtenirlesoutiendespassants.«HenriusSevarius,»criaient-ils,«UbardePortKar!»«SevariusseproclameUbar,»ditlepremierCapitaine.—«OubienClaudius,sonrégent,»rectifialesecond.UnautreCapitainenousrejoignit.—«Toutestcalme,enbas,»annonça-t-il.—«Regardez!»dis-jeentendantlebrasverslescanauxquiséparaientlesbâtiments.Lentement,
sans bruit, leurs rames plongeant rythmiquement dans l’eau, venant de directions différentes, desnavires-tarnssedirigeaientverslaSalleduConseil.
—«Etlà!»s’écriaunCapitaineentendantlebrasverslarue.Desarbalétriers fuyaient,en file indienne,contre lemurdes immeubles.Deshommesd’armesse
joignirentàeux.—«Apparemment,»soulignaundesCapitainesquisetenaientautourdemoi,«HenriusSevarius
n’estpasencoreUbardePortKar.»Del’autrecôtédelaplace,suruncanal,unnavire-bélierdetaillemoyennetentaitdes’amarrerentre
deux jetées pavées. Son mât et sa longue vergue étaient attachés au pont. Sa voile se trouvaitprobablementdanslacale.Tellessontlesgalèreslorsqu’ellestraversentlavilleoubiensepréparentàlabataille. Sur une ligne allant de la proue du navire au château arrière, protégeant les archers et leslanciers,undrapeauflottaitauvent.Ilétaitblanc,avecdeslignesverteset,surcefond,sedétachait,ennoir,unetêtedebosk.
Malgréladistance,jevisl’immenseThurnock,armédesonarcjaune,suivideClitus,avecsonfiletetsontrident,etdeTab,suivideseshommes,bondirdelaprouedunaviresurlespavésdelaplace,puiscourirsurlesgrandscarrésdecouleur,enperspective,verslaSalleduConseildesCapitaines.
—«Faitesuneestimation,»dis-je,«desdégâtscausésàl’arsenal.»—«Apparemment,»réponditunCapitaine,«cesontleshangarsàboisetlescalessèches.»—«Lesentrepôtsdepoixetderameségalement,»ditunautre.—«Oui,»fitlepremier,«effectivement.»—«Iln’yapasbeaucoupdevent,»fitremarquerletroisième.J’étaisassezsatisfait.J’étaispersuadéquelesouvriersdel’arsenal,quiétaientpresquedeuxmille,
pourraient, si l’occasion leur en était donnée, contrôler l’incendie. On a toujours eu peur du feu, àl’arsenal.Parconséquent,denombreuxentrepôts,ainsiquelesmagasinsetlesfonderies,sontenpierre,avec des toits d’ardoise ou de métal. Les constructions en bois, tels que les nombreux hangars etentrepôts,sontséparéslesunesdesautres.Ilya,àl’intérieurdel’arsenal,denombreuxendroitsoùontrouvedel’eauenabondance.Presquetouscesbassinsprèsdesquels,dansdescaissespeintesenrouge,
sont entreposés d’innombrables sacs de cuir, sont expressément destinés à la lutte contre l’incendie.D’autres bassins sont tellement grands qu’une galère peut y tenir ; ces grands bassins font partie dusystème de canaux de l’arsenal, grâce auquel il est possible de transporter lesmatériaux lourds ; leréseaude canauxde l’arsenal s’ouvre, endeux endroits, sur les canauxde laCité et, endeux autresendroits, sur leGolfedeTamber,au-delàduquels’étendThassa laLuisante.Cesquatreendroitssontdéfendus par des portails à barreaux. Les grands bassins, que je viens dementionner, sont de deuxtypes : lespremiers,dépourvusde toit, serventaustockage, sous l’eau,età lamaturationduboisdeTur ; lesseconds,couverts,serventaugréementetà lacharpentesupérieuredesnaviresainsiqu’auxréparationsquinenécessitentpaslerecoursàdescalessèchescouvertes.
J’eusl’impressionqu’ilyavaitdéjàmoinsdefuméedanslequartierdel’arsenal.Les quais deChung, d’Eteocles, deNigel et de SulliusMaximus, à en juger par les brasiers qui
s’étaientétendus,enborduredemer,àl’ouestetausud,n’étaientpasdanslemêmecas.Jeprésumaiquel’incendiedel’arsenaln’avaitété,enfait,qu’unediversion.Ilavaitcertainementeu
pourobjectifd’attirerlesCapitainesdePortKardansl’embuscadepréparéeàleurintentiondevantlaSalle duConseil.HenriusSevarius n’avait certainement pas eu l’intention d’endommager gravementl’arsenal.UnefoisdevenuUbardePortKar,ilauraitconstituéunélémentfondamentaldesafortune,enfaitl’essentieldecelle-ci.
EncompagniedestroisCapitaines,deboutsurletoitenpentedelaSalleduConseil,jeregardailesnaviresbrûlerprèsdesquais.
—«Jevaisàl’arsenal,»décidai-je.JemetournaiversundesCapitaines:«DemandeauxScribesd’enquêteretd’évaluer l’étenduedesdégâts,oùqu’ils soient.DemandeégalementauxCapitainesdeprendrelecontrôlemilitairedelaCité.Ilfautdoublerlespatrouillesetétendreleurrayond’actiondecinquantepasangs.»
—«Mais,CosetTyrosontcertainement…»commençaundesCapitaines.—«Ilfautdoublerlespatrouillesetétendreleurrayond’actiondecinquantepasangs!»répétai-je.—«Ceserafait,»répondit-il.JemetournaiversunautreCapitaine.—«Cesoir,»dis-je,«leConseildoitseréunirunenouvellefois.»—«Jenepeuxpas…»protesta-t-il.—«Àlavingtièmeheure,»ajoutai-je.—«Jevaisenvoyerenvilledespagesmunisdetorches,»dit-il.Jeregardailaville,l’arsenal,lesquaisenfeu.— « Et exigez la présence de quatre Capitaines nommés Chung, Eteocles, Nigel et Sullius
Maximus,»déclarai-je.—«LesUbars!»s’écriaunCapitaine.— « Les Capitaines, » martelai-je. « Envoyez-leur un seul page, avec sa torche. Exigez leur
présenceentantqueCapitaines.»—«MaiscesontlesUbars,»soufflal’homme.Jetendislebrasverslesquaisenflammes.—«S’ilsneveulentpasvenir,»précisai-je,«dites-leurqu’ilsneserontplusCapitainesauxyeux
duConseil.»LesCapitainesmeregardèrent.«Maintenant,»ajoutai-je,«c’estleConseilquigouvernePortKar!»LesCapitainesseregardèrentethochèrentlatête.—«C’estvrai,»ditl’und’entreeux.Le pouvoir des Capitaines n’avait guère été entamé. Le coup de force destiné à les détruire, vif
comme la lame de l’assassin, avait échoué. S’étant réfugiée dans la Salle du Conseil et s’y étant
barricadée,lamajoritéavaitsurvécu.D’autres,parchance,n’assistaientpasàlaréunion.Enoutre,lesnaviresdesCapitainesétaientgénéralementamarrésdanslacourintérieuredeleurdemeure,àl’abridemurs épais. Et ceux qui étaient amarrés aux quais n’avaient, apparemment, pas ou peu souffert.L’incendien’avaitfrappéquelesquaisdesUbars.
Je regardai le port puis, au-delàdes eauxboueusesduGolfedeTamber, l’immensité brillantedeThassa.
Périodiquement, presque tous les navires de Port Kar étaient en mer. C’était le cas de cinq desmiens.Deux étaient en ville, pour cause de ravitaillement. Les navires desCapitaines, à leur retour,garantiraient leur pouvoir, les équipages étant à la disposition des Capitaines. Toutefois, les Ubarsavaientcertainementdenombreuxnaviresenmer,maislesprétendantsàl’UbaratdePortKarlaissentgénéralement dans la Cité un pourcentage plus important de leur flotte que le ferait un Capitaineordinaire.Selonmoi,lapuissancedesquatreUbars:Chung,Eteocles,NigeletSulliusMaximus,avaitété, approximativement, diminuée demoitié. Si c’était le cas, ils devaient contrôler, en tout, environcentcinquantenavires,dontlamoitiéétaitenmer.J’étaisconvaincuquelesUbarsnes’uniraientpas.Enoutre,sinécessaire, leConseildesCapitainespourrait intercepteretsaisir leursnavires, lorsqu’ilsrentreraientauport.IlyavaitlongtempsquejepensaisquecinqUbarsàPortKar,etl’anarchielatentequirésultaitdecettedivisiondupouvoir,étaientpolitiquementintolérables,enraisondeleursrivalitésen extorsions, impôts et décretsmais, surtout, je pensais que cela allait à l’encontre demes intérêts.J’avais l’intention, à Port Kar, d’accumuler l’argent et le pouvoir. Commemes projets prenaient del’ampleur,jen’avaispasl’intentiondepâtirdufaitquejen’étaisleclientd’aucunUbar.Jenesouhaitaispaspayerlaprotectiond’unpuissant.Jepréféraismedéfendreseul.Parconséquent,jesouhaitaisqueleConseil disposedepouvoirs plus étendus. Ilme sembla, à cemoment-là, compte tenude l’échecducoupdeforced’HenriusSevariusetladiminutiondelapuissancedesautresUbars,quelemomentétaitbienchoisi.JeprésumaiqueleConseil,composédeCapitainesquisetrouvaientconfrontésauxmêmesproblèmes que moi, constituerait une structure politique au sein de laquelle mes ambitions et mesprojetspourraientprospérer.Théoriquementsoumisàlui,ilmeseraitpossible,entouteindépendance,d’augmenteràmaguiselapuissancedemaMaison,laMaisondeBoskdePortKar.
Encequimeconcernait,jesoutiendraisleConseil.J’étaispersuadéquejebénéficieraidel’appuid’hommessemblablesàmoi-même,soucieuxdeleurs
intérêts, ainsi que de celui des imbéciles, inévitablesmais utiles, qui abondaient à Port Kar commeailleurs et espéraient que leur Cité serait gouvernée dans un souci de justice et d’efficacité.Apparemment,lesintérêtsdesimbécilesetceuxdeshommesintelligents,pourunefois,convergeaient.
JemetournaiverslesCapitaines.—«Jevousverraiàlavingtièmeheure!»déclarai-je.Congédiés,ilss’enallèrent.Restéseulsurle toit, jeregardai lesincendies.Unhommetelquemoi,medis-je,devraitpouvoir
s’éleverdansunetelleCité,PortKarlaPerfide,PortKarlaMalsaine.Puis je quittai le toit et pris le chemin de l’arsenal, afin deme rendre compte parmoi-même de
l’étenduedesdégâts.Ladix-neuvièmeheureavaitsonné.Au-dessus de nous, dans la Salle duConseil desCapitaines, des bruits de pas résonnaient sur le
plancherdebois.Tous les Capitaines de Port Kar étaient venus à la réunion, à l’exception de ceux qui étaient
étroitementliésàlaMaisond’HenriusSevarius.OndisaitmêmequelesquatreUbars,Chung,Eteocles,NigeletSulliusMaximusavaientprisplace,
ouprendraientbientôtplace,surleurstrônes.
L’hommeattachéauchevaletpoussaunhurlementdedouleur.C’étaitundeceuxquiavaientétécapturés.«Nous avons l’estimation des dégâts causés aux quais deChung, »m’informa unScribe enme
donnantundocument.JesavaisquelesquaisdeChungbrûlaientencoreetquel’incendieavaitgagné,aunord,lesquaislibressituésausuddel’arsenal.L’estimation,parconséquent,seraitincomplète.
JeregardaileScribe.«Noustecommuniqueronsdenouvellesestimationsdèsqu’ellesserontarrivées,»ajouta-t-il.J’acquiesçaietils’éloigna.Les incendies étaient pratiquement éteints, dans les propriétés d’Eteocles, deNigel et de Sullius
Maximus,quoiqu’undesentrepôtsdecedernier,quicontenaitdel’huiledetharlarion,fûttoujoursenflammes.L’odeuretlafuméequis’endégageaientpesaientsurlaville.Comptetenudecequejesavais,Chung avait été plus durement touché que les autres et avait perdu une trentaine de navires.Apparemment, la puissance desUbars n’avait peut-être pas été divisée par deux,mais elle avait étéconsidérablementréduite.Lesdégâtscausésàl’arsenal,quej’avaisvusdemespropresyeuxetàproposdesquelsj’avaislulesestimationsdesScribes,n’étaientpasparticulièrementgraves.Ilsserésumaientàladestructiond’un entrepôt couvert, contenant dubois deKa-la-na, et à la destructionpartielle d’unautre ; en outre, un petit entrepôt où l’on stockait la poix, avait également brûlé ; deux cales sèchesavaientétédétruitesetl’atelierdesfabricantsderames,prochedel’entrepôtcontenantlesrames,avaitétéendommagé;l’entrepôtlui-même,parchance,avaitéchappéàl’incendie.
Certainsdeceuxquiavaientalluméces incendiesavaientétéappréhendéset,dans la lumièredestorches,hurlaient,attachésauxchevalets,danslacavedelaSalleduConseildesCapitaines.Laplupartd’entre eux, toutefois, des arbalétriers ayant couvert leur retraite, s’étaient réfugiés dans la demeurefortifiéed’HenriusSevarius.
Lesdeuxesclavesquisetrouvaientprèsdemoisepenchèrentsurletreuilduchevalet.Ilyeutuncraquementdeboispuis lecliquetisde la rouedentéequiavançadequelquescrans,etunhurlementhorrible.
«Lespatrouilles ont-elles été doublées ? » demandai-je à unCapitainequi se trouvait auprès demoi.
—«Oui,»répondit-il,«etleurrayond’actionaétéaugmentédecinquantepasangs.»L’hommeattachéauchevalethurladenouveau.—«Quelleestlasituationmilitaire?»demandai-jeàunautreCapitaine.—«Leshommesd’HenriusSevarius,»répondit-il,«sesontréfugiésdanssademeure.Sesnavires
etsesquaissontbiendéfendus.LeshommesdesCapitainesmontentlagarde.D’autressontrestésenréserve.SilesforcesdeSevariustententunesortie,nousleuropposeronsnotreacier.»
—«Etlaville?»m’enquis-je.—«Elle ne s’est pas ralliée àSevarius, » répondit leCapitaine. «Dans les rues, on crie : «Le
pouvoirauConseil!».C’estcela.»—«Excellent,»commentai-je.UnScribes’immobilisaprèsdemoi.—«Un envoyé de laMaison de Sevarius demande l’autorisation de parler devant leConseil, »
annonça-t-il.—«S’agit-ild’unCapitaine?»m’enquis-je.—«Oui,»réponditleScribe.«C’estLysias.»Jesouris.—«Trèsbien,»dis-je.«Envoieunpageetunhommeavecunetorche,ainsiqu’uneescorte,afin
qu’ilnesefassepasassassinerdanslesrues.»LeScribeeutunsourireironique.
—«Oui,Capitaine,»fit-il.UnCapitaine,quisetenaitprèsdemoi,secoualatête.—«Mais,SevariusestunUbar,»fit-ilremarquer.—«LeConseil,»déclarai-je,«examinerasesdemandes.»LeCapitainemeregardaetsourit:—«Bien,»fit-il,«bien.»Je fis signeauxesclaveschargésdu treuilde serrerunpeuplus le lourdengrenagedebois.Une
nouvellefois,ilyeutungrincementetlecliquetisdelarouedenté.L’hommeattachéauchevaletrejetaviolemmentlatêteenarrière,nehurlantplusqu’aveclesyeux.Encoreuncranetlesarticulationsdesbrasetdesjambessedéboîteraient.
—«Qu’as-tuappris?»demandai-jeauScribequi,munid’unetabletteetd’unstylet,setenaitprèsduchevalet.
—«Riendenouveau,»répondit-il.«IlsontétéengagésparHenriusSevarius,soitpourmassacrerlesCapitaines,soitpourincendierl’arsenaletlesquais.»LeScribemeregarda.«Cesoir,»ajouta-t-il,«SevariusdevaitêtreUbardePortKaretchacund’euxauraitreçuunePierred’or.»
—«CosetTyros?»m’enquis-je.LeScribeparutétonné.—«Ilsn’ontpasmentionnéCosetTyros,»déclara-t-il.Celamecontrariacarj’avaislesentimentquelecoupdeforcen’étaitpasseulementl’œuvred’un
desUbarsdePortKar.Jen’auraispasétésurprisd’apprendre,pendantlajournéeoulasoirée,quelesflottesdeCosetdeTyrosarrivaient.Est-ilpossible,medemandai-je,queCosetTyrosnesoientpasimpliquéesdanscecoupdeforce?
—«Quesais-tudeCosetdeTyros?»demandai-jeàl’épaveattachéesurlechevalet.C’étaitundesarbalétriersquiavaienttirésurlesCapitainesaumomentoùilssortaientdelaSalleduConseil.Ilavaitlesyeuxexorbités;unegrosseveinebattaitsursonfront;sesmainsetsespiedsétaientblancs;sespoignetsetseschevillessaignaient;soncorpsétaitcouvertd’unesueurgrasse;ilbaignaitdanssesexcréments.
—«Sevarius,»souffla-t-il,«Sevarius.»—«CosetTyrosn’ont-ellespasl’intentiond’attaquer?»demandai-je.—«Oui,oui!»s’écria-t-il.«Oui!»—«Et,»repris-je,«Ar,Ko-ro-ba,Treve,Thentis,Thuria,Tharna,Tor?»—«Oui,oui,oui,»gémit-il.—«Et,»insistai-je,«Teletus,Tabor,Scagnar?»—«Oui!Oui!»cria-t-il.— « Et, » poursuivis-je, « Farnacium, Hulneth, Asperiche ? Et Anango, Ianda, Hunjer, Skjern,
Torvaldsland?EtLydius,Helmutsport,SchendietBazi?»—«Oui!»cria-t-il.«Ellesvonttoutesattaquer!»—«EtPortKar?»criai-je.—«Oui!»hurla-t-il.«PortKaraussi!PortKaraussi!»Dégoûté,jefissigneauxesclavesdelibérerleprisonnier.Dans un grincement de cordes et de chaînes, l’engrenage se débloqua et l’homme attaché sur le
chevaletsemitàparlersansretenue,àprotester,àrire.Lorsquelesesclavesledétachèrent,ilavaitperduconnaissance.«Ilnepouvaitplusriennousapprendre,»fitunevoix,prèsdemoi.Onauraitditqu’unlarlvenait
deparler.Jemetournai.Devantmoi,levisageimpassible,setenaitunhommebienconnuàPortKar.
—«Tun’étaispasàlaréunionduConseil,cetaprès-midi,»fis-jeremarquer.—«Non,»répondit-il.Semblableàunfauveàdemiassoupi,ilmeregarda.C’étaitunhomme imposant.À l’épaulegauche, ilportait lesdeuxcordesdePortKar.Onne les
porte,engénéral,qu’endehorsdelaCité.Sonvêtementétaitentissuépaisetcomportaitunecapuchequ’il avait rejetée en arrière. Son visage était large, lourd et très ridé ; comme celui de nombreuxhabitantsdePortKar,ilportaitlesmarquesdeThassa,ilétaitbrûléparleventetlesel;sesyeuxétaientgris;ilavaitlescheveuxblancsetcourts;ilportait,auxoreilles,deuxpetitsanneauxd’or.
Un larl changé en homme, conservant néanmoins les instincts du fauve, son courage et sonintelligence, aurait, àmon avis, beaucoup ressemblé àSamos,PremierMarchandd’Esclaves dePortKar.
—«Salut,NobleSamos,»dis-je.—«Salut,»répondit-il.Ilmesembla,àcetinstant,quecethommenepouvaitpasêtreauservicedesPrêtres-Rois.J’eusle
sentiment,avecunfrissonquejenetrahispas,qu’ilnepouvaitservirquelesAutres,quin’étaientpasdesPrêtres-Rois, cesAutresquihabitaientde lointainsmondesd’acier etqui, secrètementmaisaveccruauté,combattaientdansl’espoirdes’approprierGoretlaTerre.
Samos regarda autour de lui, s’arrêtant brièvement sur les chevalets auxquels de nombreuxprisonniersétaientencoreattachés.
Lalumièredestorchesproduisaitdesombresinquiétantes.«CosetTyrossont-ellesimpliquées?»demanda-t-il.—«Ceshommessontprêtsàavouern’importequoi,»répondis-jesèchement.—«Maisriennesemblevrai,»fit-il.—«Exactement,»dis-je.—«JesoupçonneCosetTyros,»fit-il,impassible,enmedévisageant.—«Moiaussi,»dis-je.—«Maisceshommesdemain,»reprit-il,«nesaventrien.»—«Apparemment,»fis-je.—«Révélerais-tutesplansàdetelsindividus?»demandaSamos.—«Non,»répondis-je.Ilhochalatêtepuiss’éloigna,maisilseravisaetparlasansseretourner.—«TuesceluiquisefaitappelerBosk,n’est-cepas?»—«C’estexact,»répondis-je.—«Ladéterminationdonttuasfaitpreuve,cetaprès-midi,estdigned’éloges,»dit-il.«LeConseil
tedoitbeaucoup.»Jenerépondispas.Puisilseretourna.«Sais-tuquiprésideleConseil?»demanda-t-il.—«Non,»répondis-je.—«C’estmoi,»déclaraSamosdePortKar.Jenedisrien.PuisSamoss’adressaauScribequisetenaitprèsduchevalet.Ilmontralesautreschevalets.«Enfermezceshommesetenchaînez-les!»ordonna-t-il.«Ilnousfaudrapeut-êtrelesinterrogerà
nouveaudemain.»—«Qu’as-tul’intentiondefaired’eux,ensuite?»demandai-je.—«Nosnaviresronds,»réponditSamos,«ontbesoinderameurs.»J’acquiesçai.
Parconséquent,ilsdeviendraientesclaves.—«NobleSamos,»dis-je.—«Oui?»dit-il.Jemesouvinsdumessagequej’avaisreçuaumomentoùHenrakétaitentréprécipitammentdansla
SalleduConseil,encriantquel’arsenalétaitenflammes.J’avaisfourrélemessagedanslaboursequejeportaisàlaceinture.
— « Pendant l’après-midi, » demandai-je, « le Noble Samos m’a-t-il fait parvenir un messageindiquantqu’ilsouhaitaitmerencontrer?»
Samosmeregarda.—«Non,»répondit-il.Jebaissailatête.PuisSamos,quiprésidaitleConseildesCapitainesdePortKar,s’enalla.—«Samos,»m’appritundesScribes,«estarrivéàPortKarcettenuitmême,à ladix-huitième
heure,venantdeScagnar.»—«Jevois,»dis-je.Qui,medemandai-je,danscesconditions,estl’auteurdecemessage?Ilyavait,apparemment,à
PortKar,desgensquimeconnaissaient.Lavingtièmeheureétaitproche.Lysias,Capitaine,clientd’HenriusSevarius,s’adressaitauConseil.Ilsetenaitdevantlestrônesdes
Ubarsetmêmedevantlagrandetable,dontleplateauportaitdesentaillesduesauxcoupsd’épéeetdestrousauxbordsdéchiquetésdufaitque,dansl’après-midi,descarreauxd’arbalètel’avaienttranspercé.
LaSalleduConseil,cesoir-là,étaitsouslaprotectiondeshommesdesCapitaines,quipatrouillaientégalementsurlestoitsetlelongdesbergesdescanaux,surunpasang,danstouteslesdirections.
Lasalleétaitéclairéepardestorchesetdenombreusesbougiesposéessurdestablesinstalléesentreleschaisescurules.
Toutenparlant,Lysiasmarchaitdelongenlargedevantlatable,sonmanteauvirevoltantderrièreluietlecasque,ornéd’unecrêteenpoilsdesleen,danslecreuxdubras.
«Parconséquent,»conclutLysias,«jesuischargédeprononcervotreamnistie,aunomdel’UbardePortKar,HenriusSevarius.»
—«HenriusSevariusleCapitaine,»ditSamos,aunomduConseil,sansquittersachaisecurule,«conviendraitmieux.»
Lysiasbaissalatête.«Toutefois,»poursuivitSamossuruntonmesuré,«HenriusSevariusleCapitaineconstaterapeut-
êtrequeleConseiln’estpasaussienclinàlaclémencequ’ill’estlui-même.»Inquiet,Lysiasrelevalatête.—«Ilestpluspuissantquevoustous!»cria-t-il.PuisilsetournaverslesUbarsqui,entourésde
gardes,avaientprisplacesurleurstrônes.«Etmêmequevous!»ajouta-t-il.JeregardailesUbars,Chung,trapuetbrillant,Eteocles,auvisageminceetrusé,Nigel,grand,aux
cheveuxlongs,semblableàunseigneurdeTorvaldsland,SulliusMaximusqui,disait-on,écrivaitdelapoésieets’intéressaitdetrèsprèsauxpropriétésdesdiverspoisons.
—«Combiendenavirespossède-t-il?»s’enquitSamos.—«Centdeux!»réponditfièrementLysias.— «LesCapitaines duConseil, » fit sèchement Samos, « disposent d’unmillier de navires. En
outre, le Conseil est responsable de l’utilisation des navires de la Cité, ce qui représenteapproximativementunautremillierdevaisseaux,etsanscompterlesnaviresdeguerredel’Arsenal,cequifaitsixcentsdeplus…»
Lysias, mécontent, s’immobilisa devant Samos, le casque dans le creux du bras, son manteautombantjusqu’àterre.
«LeConseilcommande,»conclutSamos,«environdeuxmillesixcentsnavires.»—«Ilyabeaucoupd’autresnavires!»criaLysias.—«Peut-être,»demandaSamos,«veux-tuparlerdeceuxdeChung,d’Eteocles,deNigeletde
SulliusMaximus?»UnriredésagréableretentitdanslaSalleduConseil.—«Non!»criaLysias.«Jeveuxparlerdeceuxdespetitscapitaines,quisontplusdedeuxmille
cinqcents.»—«Danslesrues,»ditSamos,«oncrie:«LepouvoirauConseil!».Lesais-tu?»—«ProclamezHenriusSevariusUbar, »ditLysiasd’unevoix sourde, «vous serez épargnés et
amnistiés.»—«C’estlàtaproposition?»s’enquitSamos.—«Oui,»réponditLysias.— «Maintenant écoute, » reprit Samos, « la proposition du Conseil : Henrius Sevarius et son
régent, Claudius, doivent déposer les armes et renoncer à leurs navires, à leurs hommes, à leursentrepôts, à leurs propriétés, à leurs biens puis se présenter, nus et enchaînés comme des esclaves,devantleConseilafinquecelui-cipuisselesjuger.»
Lysias, rigidede fureur, lamain sur le pommeaude son épée, resta immobile, silencieux, devantSamos,PremierMarchandd’EsclavesdePortKar.
«Peut-être,»poursuivitSamos,«lesépargnera-t-on,afinqu’ilspuissentramersurlesbancsd’unnavireronddelaCité.»
LesmembresduConseilmanifestèrentbruyammentleurapprobationetleurfureur,lepoinglevé.Lysiasregardaautourdelui.—«Jeréclamel’immunitédel’ambassadeur!»cria-t-il.—«Accordée, » répliqua Samos. Puis il se tourna vers un page. «Conduis leCapitaineLysias
jusqu’àlademeured’HenriusSevarius!»ordonna-t-il.—«Oui,NobleSamos,»réponditlejeunegarçon.Lysias,sursesgardes,lemanteauvirevoltantautourdelui,suivitlejeunegarçonets’enalla.Samosselevadevantsachaisecurule.«Est-il vrai, »demanda-t-il, «que, auxyeuxduConseil,HenriusSevariusn’est plusniUbarni
CapitainedePortKar?»—«C’estvrai!»crièrentlesCapitaines.«C’estvrai!»Personne,àmonavis,necriaplusfortquelesUbarsassissurleurstrônes.Quandletumulteeutcessé,SamossetournaverslestrônesdesquatreUbars.Ilsleregardaientavecinquiétude.—«GlorieuxCapitaines,»ditSamos.—«Ubars!»criaSulliusMaximus.—«Ubars,»répétaSamos,baissantlatête,avecunsourire.Lesquatrehommes:Chung,Eteocles,NigeletSulliusMaximus,secarrèrentsurleurstrônes.« Sachez, Ubars, » dit-il, « que Samos, PremierMarchand d’Esclaves de Port Kar, demande au
ConseildeprendreenmainlegouvernementdePortKar,sechargeantdespleinspouvoirs,enmatièredepolice,deréglementation,detaxation,dedroit,afférentsàcettecharge.»
—«Non!»s’écrièrentlesUbars,selevantd’unbond.—«Ceseralaguerrecivile!»criaEteocles.—«LepouvoirauConseil,»déclaraSamos,baissantlatête.—«LepouvoirauConseil!»crièrentlesCapitaines.
Lespages,lesScribesetlespetitscapitaines,assemblésaufonddelasalleetsurlescôtés,crièrentégalement:
—«LepouvoirauConseil!»Immobilesurmachaisecurule,jesouris.—«Enoutre,»poursuivitSamos,«jedemandequeleConseilprononceladissolutiondetousles
liens unissant clients et protecteurs et n’autorise leur reconstitution que sur la base du consentementmutuel et aux termes d’un contrat accepté par les deux parties, dont un exemplaire sera remis auConseil.»
SulliusMaximuslevalepoingendirectiondeSamos.—«Tunenousdéposséderaspasdenotrepouvoir!»cria-t-il.—«Deplus,»continuaSamos,«ilfautqueleConseildécrètequetousceuxquin’appliqueront
passesrésolutionsouagirontcontreluis’exposerontàdespoursuitesdesapart.»Lesmembresdel’assembléeapplaudirentàtoutrompre.Chung,s’enveloppantdignementdanssonmanteau,suividesesgardesducorps,quittalaSalledu
Conseil.PuisNigel,dédaigneuxetd’unpasmesuré,soncasquesouslebras,s’enallaégalement.«JedemandemaintenantauScribe,»ditSamos,«deprocéderàl’appeldesCapitaines.»—«Antisthenes!»crialeScribe.—«Antisthenesacceptelespropositions,»annonçaunhommedutroisièmerang,assisàquelques
mètresdemoi.Furieux,avecuncriderage,Eteocles,lemanteautournoyant,lamainsurlepommeaudesonépée,
sedirigeaverslatable.Ildégainasonépéeetl’abattitsurlespapiersduScribe,lesclouantàlatable.—«VoicilepouvoirquisoumetPortKar!»cria-t-il.Lentement,Samosdégainasonarmeetlaposasursesgenoux.PresquetouslesCapitainesduConseildégainèrentleurarmeet,commeSamos,laposèrentsurleurs
genoux.Jesortiségalementmonarmeetmelevai,lesyeuxfixéssurEteocles.Ilmeregardapuis,avecuncridefureur,repritsalame,laremitbrutalementdanssonfourreau,et
partitàgrandspas.Jereprismaplace.Jeconstataique,sansunmot,presqueimpassible,SulliusMaximuss’étaitlevé.Unhomme,debout
derrièrelui,l’aidaàmettresonmanteau,ajustantl’agrafed’orsuivantsongoût.Unautrehommetenaitsoncasque.
SulliusMaximuss’arrêtadevantlatableduScribeetregardalesmembresduConseil.—«J’écriraiunpoème,»dit-il,«relatantlachutedesUbars.»Puisilsouritets’enalla.Jemedisquec’étaitleplusdangereuxdesUbars.Jerengainaimalame.—«Bejar!»crialeScribe.— « Bejar accepte les propositions de Samos, » dit un Capitaine à la peau mate et aux longs
cheveuxraides,quiétaitplacéaudeuxièmerang,légèrementsurmadroite.—«Bosk!»crialeScribe.—«Bosk,»dis-je,«s’abstient.»Samos,etdenombreuxautres,mejetèrentunbrefregard.—«Abstention,»enregistraleScribe.Jen’avaisaucuneraison,pourlemoment,decautionnerleprogrammedeSamosetduConseil.Il
me semblait indubitable que les propositions seraient adoptées. En outre, j’étais persuadé qu’elles
serviraientmesintérêts.Mais,enm’abstenant,jenedévoilaisnimesintentionsnimesallégeances.Ilmesemblaquel’abstentionaugmenteraitmalibertédemanœuvre.Enoutre,medis-je,ilestencoretroptôtpourdevinersurquelleschaisescurulesseposerontlestarnsdupouvoir.
Commejel’avaisprévu,lespropositionssoumisesauConseilparSamosfurentadoptéesavecunemajorité écrasante. Il y eut quelques abstentions et quelques refus, peut-être de la part de ceux quicraignaientlepouvoirdesUbarsmais,dansl’ensemble,ladécisionfutclaire:lespouvoirsdévolusauxUbarsleurfurentretirésetleConseildesCapitainesdevintl’autoritésouverainedePortKar.
LaréunionduConseilseprolongeapendantunebonnepartiedelanuitetdenombreusesquestionsfurent abordées.Le jour n’était pas levé qu’on érigeait déjà desmurs autour de la demeure fortifiéed’Henrius Sevarius, tandis que des navires de l’arsenal bloquaient ses quais et que de nombreusespatrouillesétaientchargéesdesurveillerlesrésidencesetpossessionsdesquatreautresUbars.Plusieurscommissions furent constituées, en général présidées par des Scribes, mais soumises à l’autorité duConseil, et chargées de mener à bien diverses études, notamment sur les problèmes militaires etcommerciaux, concernant la Cité. Une de ces études concernait le recensement des navires et desCapitaines, grands et petits, ses résultats restant la propriété du Conseil. D’autres, dont les résultatsresteraient également confidentiels, avaientpourobjet ladéfensede laCité ainsique ses réservesdebois,degrain,desel,depierreetd’huiledetharlarion.Onenvisageaégalement,sansriendécidercettenuit-là,lesproblèmesdefiscalité,l’unificationetlarévisiondescodesdescinqUbars,laconstitutiondetribunauxduConseil,destinésà remplacerceuxdesUbars,et l’engagementd’unnombre respectabled’hommesd’armesquiseraientplacésdirectementsousl’autoritéduConseil,enfait,d’uneGardeduConseil.Untelcorps,ilfautlepréciser,disposantdepeud’hommesetdepouvoirslimités,existaitdéjàà l’arsenal.LaGardede l’Arsenalseraitprobablementrattachéeà laGardeduConseil,nouvellementconstituée, si celle-ci voyait le jour. Il est vrai, naturellement, que le Conseil contrôlait déjà denombreuxnaviresetéquipages,maisilnefautpasoublierquecesforcesétaientdenaturemaritime;leConseilavaitdéjàunemarine;lesévénementsdel’après-midiavaientmontréqu’illuifallaitégalementdisposerd’uneinfanteriepermanente,fidèleetcapabled’intervenirrapidement.Onnepourraitpeut-êtrepas toujours compter sur le ralliement deCapitaines prêts à défendre leConseil, comme cela s’étaitproduitdansl’après-midi.Enoutre,sileConseilvoulaitvéritablementgouvernerPortKar,commeilenavaitmanifesté l’intention, il lui fallaitabsolumentdisposerd’une forcemilitaireauseinmêmede laCité.
Ilseproduisit,pendantcetteréunionduConseil,unincidentquimérited’êtrerelaté.C’étaitpeuavant le leverdujouret la lumièregrisede l’aubedePortKarentraitpar lesfenêtres
hautes et étroites de la Salle du Conseil des Capitaines. J’avais sorti le message qui m’avaitprétendumentétéenvoyéparSamosdanslecourantdel’après-midietquecelui-ciavaitniém’avoirfaitparvenir.Presquesanslevouloir,jel’avaisbrûléàlaflammeminusculed’unebougiequisetrouvaitsurunetableprochedemoietn’étaitplusqu’uneflaquedecirefondueetclaire,puis,aveclapaumedelamain,j’avaisétouffélapetiteflamme.Lejourétaitlevé.
«Jesuispersuadé,»disaitSamos,«queCosetTyrossontimpliquéesdanslecoupdeforcetentéparlaMaisondeSevarius.»
Jen’auraispasétésurprisquecelafûtvrai.Desgrognementsd’assentimentaccueillirentsesparoles.Apparemment, ilsavaientégalementdes
soupçons.IlnesemblaitpascrédiblequeSevariusaitbougésansêtreassuré,dansunecertainemesure,dusoutiendesforcesdeCosetdeTyros.
«Encequimeconcerne,»poursuivitSamos,«jesuislasdelaguerrecontreCosetTyros.»LesCapitainesseregardèrent.«MaintenantqueleConseilrègnesurPortKar,»ditSamos,lespoingscrispéssurlesbrasdesa
chaisecurule,«neserait-ilpaspossibledefairelapaix?»
Cesparolesmesurprirent.JevisunoudeuxCapitainesleverlatête,qu’ilsavaientposéesurlebrasdeleurchaisecurule.UnautreCapitaine,dit:—«IlyatoujourseulaguerreentrePortKaretCosetTyros.»Cesremarquesm’étonnaient,delapartdeSamos.J’étaiscurieuxdeconnaîtresesmotivations,ses
plans.—«Commevouslesavez,»repritSamosd’unevoixunie,«PortKarn’estpaslacitédeGorla
plusaimée,laplusrespectéeetlaplushonorée.»Cettedéclarationprovoquaunimmenseéclatderire.«N’avons-nouspasétémalcompris?»demanda-t-il.Unmurmured’amusementironiqueaccueillitcettequestion.Jesourisintérieurement.LesCitésde
Gor,medis-je,comprennenttrèsbienPortKar.«Considéreznotrecommerce,»poursuivit-il.«Neserait-ilpasplusimportantsilesautresCitésde
Gornoussavaientpacifiques?»Ilyeutunéclatderiretonitruantetleshommesmartelèrentlesbrasdeleurschaisescurules.Dans
la salle, tout lemonde était réveillé. Les pages et les Scribes eux-mêmes riaient et se donnaient descoupsdecoude.
Quandlesilencesefit,ilfutbrusquement,inopinément,rompuparlavoixdeBejar,leCapitaineàlapeaumateetauxlongscheveuxraides.Ilditsimplement,répondantàlaquestiondeSamos:
—«C’estvrai.»Puis,ungrandsilence s’abattit sur la salle. Ilmesemblaque tous lesCapitaines, sansexception,
retenaientleursoufflepourécouterlesparolesdeSamos.—«Jepropose,»ditSamos,«queleConseilprennecontactavecCosetTyrosenleuroffrantla
paix.»—«Non!»crièrentlesCapitainesassemblés.«Non!»Quandletumulteeutcessé,Samosajouta,d’unevoixdouce:—«Évidemment,notreoffreserarejetée.»LesCapitainesseregardèrentquelquesinstantssanscomprendre,puisilssourirentet,enfin,rirent
franchement.Je souris intérieurement. Samos était extrêmement rusé. Cette magnanimité de façade servirait
effectivement les intérêtsde l’Ubaratmaritime.Enoutre,onpourrait croirequePortKarn’étaitpluscomme avant, que la prise du pouvoir par le Conseil l’avait transformée. Et, y avait-il geste plussymbolique que cette mission de paix auprès de Cos et de Tyros, ses ennemies héréditaires ? Si laresponsabilitédelapoursuiteduconflitleurrevenaitnettement,leursalliéesenvisageraientpeut-êtrederéduireoudesupprimerlesoutienqu’ellesleurapportaient,etiraientpeut-êtremêmejusqu’àenfairebénéficierPortKar.Enoutre,ilnefallaitpasoublierlesportsetlescitésquin’avaientpasprisparti.IlseraitsansdoutepossibledelesdissuaderdedevenirlesalliésdeCosetdeTyros,peut-êtremêmedelesconvaincred’offrirleursservicesàPortKar.Quoiqu’ilensoit,dansunetelleéventualité,lesnaviresdePortKar seraient sansdoute, du jour au lendemain, les bienvenusdansdesports qui leur étaient,jusque-là,interdits.EtquisaitcombiendenaviresdecommerceferaientrouteversPortKarsiellesefaisaituneréputationdejusticeetd’honnêteté?L’idéedeSamos,selonlaquelleuntelgeste,delapartdePortKar,entraîneraitundéveloppementdesoncommerce,meparutexcellente.
—«Etsil’offredepaixétaitacceptée?»demandai-jeàSamos.LesCapitainesme regardèrent avec stupéfaction.Quelques-uns rirent.Mais lamajorité se tourna
versSamos.—«Celamesembleimprobable,»réponditSamosavecunsourire.LaplupartdesCapitaines,àcemoment-là,rirent.
—«Mais,»insistai-je,«sicelaseproduisait?»Samos ricana, puis ses yeux gris et clairs rencontrèrent lesmiens,mais sans émotion. Il me fut
impossibledeliresoncœur.Puisilsouritetécartalesbras.—«Ehbien,»fit-il,«elleseraitacceptée.»—«Et,»demandai-je,«serons-nousfidèlesàcetteacceptation?Lapaixs’installera-t-elleentre
PortKaretCosetTyros?»—«Ilsera toujourspossible,»réponditSamosavecunsourire,«dediscuterdeceproblèmeau
coursd’uneprochaineréunionduConseil.»Cettedéclarationdéclenchaencorelesrires.«Lemoment est propice, » poursuivit Samos, « à ces propositions de paix.D’abord, leConseil
vientdeprendrelepouvoir.Ensuite,mesespionsm’ontapprisquelesUbarsdeCosetdeTyrosdoiventserencontrercettesemaine,àCos.»
Un murmure de colère courut parmi les Capitaines. Le voyage de l’Ubar de Tyros à Cos neprésageaitriendebonpourPortKar.Plusquejamais,ilsemblaitpossible,ouprobable,qu’ilyeûtuneconspirationdesdeuxUbaratsinsulairescontrePortKar.QuelleautreraisonlesUbarsauraient-ilseudeserencontrer?Ordinairement,ilsnes’appréciaientpasdavantagequ’ilsappréciaientPortKar.
—«Ehbien,»déclaraunCapitaine,«ilsdoiventprojeterdelancerleursflottescontrenous!»—«Peut-être,»ditSamos,«lesmembresd’unemissiondepaixenapprendraient-ilsdavantage?»LesCapitainesgrognèrentleurassentiment.—«Ettesespions,»dis-je,«quisemblentsibieninformés?S’illeurestpossibledeconnaîtreles
déplacementsdel’UbardeTyros,ildoitêtredifficiledeleurcacherlerassemblementdedeuxflottesaussipuissantesquecellesdeCosetdeTyros.»
LamaindeSamosglissainstinctivementverslepommeaudesonépée,maisillarefermalentementetposalepoingsurlebrasdesachaisecurule.
—«Tuparlesvite,»dit-il,«bienquetuappartiennesdepuispeuauConseildesCapitaines.»—«Plusvitequetunedaignesrépondre,apparemment,NobleSamos!»répliquai-je.JemedemandaisquelsintérêtsSamospouvaitbienavoiràCosetàTyros.Samosparlaaveclenteur.Jecomprisqu’iln’avaitpasenviedeparler.—«LesflottesdeCosetdeTyrosnesontpasencoreréunies,»dit-il.Jepoussaiunsoupirdesoulagement.PlusieursCapitainesretinrentleursouffle.«Non,ellesnesontpasencoreréunies,»répétaSamosensecouantlatête.S’ilétaitaucourant,medis-je,pourquoin’a-t-ilpasparléplustôt?— « Peut-être, » demandai-je, « Samos nous proposera-t-il de renoncer à nos patrouilles sur
Thassa?»Samossetournaversmoi;sonregardfutaussiglacéquel’aciergoréen.—«Non,»dit-il,«jeneferaipasunetelleproposition.»—«Excellent!»fis-je.LesCapitainesseregardèrent.—«Pasdeviolencedans leConseil ! » intervint leScribe assis derrière la tablequi se trouvait
devantlestrônesvidesdescinqUbars.—«Jesuismoinsattachéàlapiraterie,»dis-je,«quenombredemescollègues.Dufaitquema
prospéritéreposesurlecommerce,lapaixavecCosetTyrosserviraitmesintérêts.Ilnemesemblepasimpossiblequecesdeuxpuissancessoientlassesdelaguerre,commeleprétendSamos.Sicelaestvrai,ellesaccepterontpeut-êtreunepaixhonorable.Unetellepaix,sij’aibiencompris,ouvriraitlesportsdeCos,deTyros,etdeleursalliées,ainsiqued’autres,àmesnavireset,naturellement,auxvôtres.Lapaix,Capitaines,pourraitbienserévélerprofitable.»JemetournaiversSamos.«Etsil’onproposelapaixàCosetTyros,»dis-je,«jesouhaitequecesoitsansarrière-pensée.»
Samosmelançaunregardbizarre.—«Ceseralecas,»affirma-t-il.LesCapitainess’entretinrentàvoixbasse.J’étaisstupéfait.«Bosk,»repritSamos,«s’estfaitl’avocatdelapaix.Ilfauttenircomptedecequ’iladit.Rares
sontceuxd’entrenousquinepréfèrentpasl’orausang.»Ilyeutquelquesrires.«Silapaixétaitsignée,»demandaSamosavecassurance,«quirefuseraitdelarespecter?»JeregardailesCapitainesunparun.Jeconstataiavecsurprisequ’aucund’entreeuxn’envisageait
deromprelapaix,siellesefaisait.Ilmesemblaalorsque,pourlapremièrefois,unepossibilitédepaixentrelestroisgrandsUbarats
maritimesvenaitdevoirlejour.Puis,soudain,j’eusconfianceenSamos.Je fusébahi,mais ilmesemblaitque l’assembléeétaitprêteà respecter lapaix,aucasoùellese
ferait.Laguerreduraitdepuistellementlongtemps!Personnenerit.Jerestaiimmobilesurmonimposantechaisecurule,celled’unCapitainedePortKar.JeregardaiSamos,cherchantàlecomprendre.C’étaitunhommeétrange,unlarl.Jenepouvaispas
leperceràjour.«Naturellement,»ditSamos,«notreoffredepaixserarejetée.»LesCapitainesseregardèrentenricanant.Jecomprisquej’étaisrevenuàPortKar.« Il faudraque l’undenousportenotreoffredepaixàCos,»poursuivitSamos,«où il lui sera
possiblederencontrerlesdeuxUbars.»Jen’écoutaisplusqu’àmoitié,maintenant.«Ilfaut,»continuaSamos,«quecesoitunCapitaineetqu’ilsoitmembredenotreConseil,afin
quel’authenticitédelapropositionsoitévidente.»Surcepoint,j’étaisd’accordaveclui.«Enoutre,»ditSamos,«ilfautqu’ilsesoitmontrécapabled’agiretsesoitattirélareconnaissance
duConseil.»Du bout de l’ongle, je grattai la cire, cassant les morceaux de papier noirci qui avaient été le
messagequej’avaisbrûléà laflammedelabougie.Lacireétaitdevenuejauneetdure.Lejourétaitcomplètementlevéetj’étaisfatigué.Lasallebaignaitdansunelumièregrise.
«Et,»continuaSamos,«ilfautqu’ilsacheparleretqu’ilsoitdignedereprésenterleConseil.»JemedemandaisiSamosétaitégalementfatigué.Àmonavis,ilparlaitpourneriendire.«Enoutre,»repritSamos,«ilseraitpréférablequ’ilnesoitpasconnuàCosetàTyros,qu’ilnese
soitpasopposéàellesetn’aitpasfaitcoulerleursangsurThassalaLuisante.»Soudain, je fuscomplètementréveillé,et inquiet.Puis jesouris.Samosn’étaitpasun imbécile. Il
présidaitleConseildesCapitaines.Ilm’avaitremarquéetvoulaitsedébarrasserdemoi.«Et cet homme, » conclutSamos, « c’estBosk…Lui qui vient duMarais. Il faut qu’il porte le
messagedepaixduConseilàCosetTyros.Ilfautquecesoitlui.»Seullesilenceluirépondit.Cesilencemefitplaisir. Jenecomprisqu’àcemoment-làque je jouissaisde laconsidérationdu
ConseildesCapitaines.Antisthenes,quivenaitentêtedelalistealphabétiquedesCapitaines,pritlaparole:— « À mon avis, il ne faudrait pas que ce soit un Capitaine, » dit-il. « Envoyer un Capitaine
équivautàlecondamneraubancdenagedesnaviresrondsdeCosetdeTyros.»Unmurmured’approbations’éleva.
«Enoutre,»repritAntisthenes,«ilvaudraitmieuxnepasenvoyerunémissaireportant lesdeuxcordesdePortKar.Desmarchands,originairesd’autrescités,desvoyageursetdescapitaineseuxaussioriginairesd’autrescités,quenousconnaissons,seraientheureux,moyennantrétribution,desechargerdecettemission.»
—«Exactement,»renchérirentplusieursvoix.PuislesCapitainessetournèrentversmoi.Jesouris.—«Jesuis,naturellement,trèshonoré,»commençai-je,«dufaitqueleNobleSamosaitpenséà
moi, qu’il soit prêt àme nommer, alors que je suis sans doute leCapitaine le plus humble de cetteassemblée, à un poste d’une telle importance, qu’il veuille me confier la mission de porter lespropositionsdepaixdePortKartàsesennemieshéréditaires:CosetTyros.»
LesCapitainesseregardèrentenricanant.—«Donc,turefuses?»conclutSamos.— « Toutefois il me semble, » poursuivis-je, « qu’un honneur aussi insigne et un rôle aussi
importantdevraientreveniràunepersonnalitéplusaugustequemoiet,enréalité,auplusrespectabled’entrenous,afinqu’ilpuissenégocierd’égalàégalaveclespuissantsUbarsdeCosetdeTyros.»
—«Proposes-tuquelqu’un?»demandaleScribedelatablecentrale.—«Samos,»dis-je.Desriresfusèrentdanslasalle.—«Je te remerciede taproposition,»ditSamos,«mais ilmesemble imprudent, ences temps
difficiles, que le Président duConseil desCapitaines parte chercher la paix à l’étranger alors que laguerremenacecheznous.»
—«Ilaraison,»ditBejar.—«Alors,turefuses?»demandai-jeàSamos.—«Oui,»répondit-il,«jerefuse.»— « N’envoyons pas un Capitaine, » intervint Antisthenes. « Envoyons quelqu’un d’Ar ou de
Thentisenluidemandantd’êtrenotreporte-parole.»—«Antisthenes est sage, » soulignai-je, « et comprend bien les risques que comporte une telle
mission, mais les paroles que Samos a adressées au Conseil me semblent sensées et vraies, surtoutl’idéequecettemissiondoitêtreconfiéeàunCapitaine,carc’estleseulmoyendedémontrerlesérieuxdenosintentions,sinonàCosetàTyros,dumoinsàleursalliées,auxPortsetauxCitésindépendantsdesîlesetdescôtesdeThassalaLuisante,etégalementauxcommunautésinstalléesàl’intérieur,aveclesquellesnouspourrionségalementcommercerdavantage.»
—«Mais,»relevaBejar,«quipartira?»Ilyeutdesrires.Unefoislesilencerétabli,jedis:—«Moi,Bosk,jepourraisyaller.»LesCapitainesseregardèrent.—«N’as-tupasrefusé?»demandaSamos.—«Non,»répliquai-jeavecunsourire,«j’aiseulementfaitremarquerqu’uneaussilourdetâche
devraitreveniràunepersonnalitéplusdignedecethonneurquejenelesuis.»—«Neparspas,»ditAntisthenes.—«Quelesttonprix?»s’enquitSamos.—«Unegalère,»répondis-je,«unnavire-bélierdeclassesupérieure.»Jenepossédaisaucunnaviredecetype.—«Tul’auras,»décidaSamos.—«…situreviens,»marmonnaunCapitainesuruntonsinistre.
—«Neparspas,»répétaAntisthenes.—«Ilbénéficiera,naturellement,»déclaraSamos,«del’immunitédiplomatique.»LesCapitainesneréagirentpas.Jesouris.—«Neparspas,CapitaineBosk,»insistaAntisthenes.J’avaisdéjàunplan.Siteln’avaitpasétélecas,jenemeseraispasportévolontaire.L’éventualité
delapaixmeséduisait,dufaitquej’étaisMarchand.S’ilétaitpossibledeconvaincreCosetTyrosdefairelapaix,etsicettepaixpersistait,mafortuneaugmenteraitdansdesproportionsconsidérables.CosetTyros,enelles-mêmes,représententdesmarchésimportants,sansparlerdeleursalliéesetdesportsoudescitésquisontliésàCosetTyrosoubienleursontfavorables.Enoutre,mêmesij’échouaisdansmamission,jeseraisplusriched’unegalère,unnavire-bélierdeclassesupérieure,l’armemaritimelaplus redoutabledeThassa laLuisante. Il y avait des risques, naturellement,mais je les avais pris enconsidération.Jenepartiraipassansavoirprismesprécautions.
—«Et,»dis-je,«j’exigeuneescortedecinqnavires-béliersdel’Arsenal,declassemoyenneousupérieure,dontjechoisiraimoi-mêmelescapitainesetleséquipages.»
—«Cesnavires,»demandaSamos,«rejoindront-ilsl’Arsenalunefoistamissionaccomplie?»—«Naturellement,»répondis-je.—«Tulesauras!»décidaSamos.Nousnousregardâmes.JemedemandaisiSamoscroyaitqu’ilsedébarrasseraitaussifacilementde
moi,quireprésentaisunemenacepourlui,PrésidentduConseil,auseinduConseildesCapitainesdePortKar.Oui,medis-je,illecroit.Jesourisintérieurement.Personnellement,j’étaisconvaincuqu’ilsetrompait.
—«Neparspas,CapitaineBosk,»répétaunefoisdeplus,Antisthenes.Jemelevai.—«CapitaineAntisthenes,»dis-je,«tasollicitudemetouche.»Jesecouai la têteetm’étirai.Puis jemetournaivers lesCapitainesdesgradins.«Continuezsans
moi,»dis-je.«Jeregagnemademeure.Lanuitaétélongueetjemanquedesommeil.»Jeramassaimonmanteauetmoncasque,ornéd’unecrêteenpoilsdesleen,puisquittailasalle.Dehors,jeretrouvaiThurnock,Clitusetnombredemeshommes.
12
JEPÊCHEDANSLECANAL
ILétaittard,deuxjoursaprèslecoupdeforcemanquéd’HenriusSevarius.J’attendaisquemesnavires,etceuxdel’arsenal,soientprêtsàprendrelameràdestinationdeCos.Dufaitquej’étaisCapitaine,jesortaissouventenville,accompagnédeThurnock,deClitusetde
quelqueshommes.Jusqu’àlaconstitutiondelaGardeduConseil,lesCapitainesetleurshommesseraientresponsables
dumaintiendel’ordredanslaCité.Avantmême la fin de la session extraordinaire duConseil, la nuit du coupde forcemanqué, les
esclaves,souslesordresdeshommesdel’arsenal,avaiententreprisdeconstruiredesmursautourdesdiversespropriétésd’HenriusSevarius.Enoutre,desnaviresdel’arsenalbloquèrentl’accèsàsesquais.
Posté au sommet d’un de cesmurs, qui se dressait à une centaine demètre de la hautemurailleaveugled’unedesdemeuresd’HenriusSevarius, sonpalaisdisait-on,encompagniedeThurnock,deClitusetd’autres,danslaclartédestroislunesdeGor,jevisuneportedérobées’ouvrir.Àlabasedumur,quis’étendaitsurunevingtainedemètres,ilyavaituneétenduepavéequidonnaitdirectementsurlecanal,lequelfaisaitenvironvingt-cinqmètresdelarge;nousavionsfermélecanal,auxendroitsoùilpermettaitd’accéderà lameretà laCité,pardesportesmuniesdebarreaux.Dans laclartédes troislunesdeGor,nousvîmescinqhommesfranchirleseuildelapetiteportemétallique.Ilstransportaientquelquechosedansungrandsacfermé.
Lentement,ilssedirigèrentverslebordducanal.«Arrêtez,hommed’HenriusSevarius!»criai-je.«Arrêtez,traîtres!»« Plus vite ! » cria l’un d’entre eux. Je reconnus sa voix et sa silhouette.C’était Lysias, ami du
régent Claudius et client de l’UbarHenrius Sevarius. Un autre homme, inquiet, leva la tête. C’étaitHenrak,l’hommequiavaittrahilesRenciers.
«Vite!»lançai-jeàmeshommes.SuivideClitus,deThurnocketdesautres, jebondispar-dessus lemuret courusvers leborddu
canal.Leshommesavançaientrapidementafindejeterlesacdansleseauxnoires.Thurnocks’arrêta, le tempsdebandersongrandarc.Unhomme, touchéparuneflèche, tournoya
surlespavés,cassantletraitdanssachute.Lesautres,quiétaientarrivésaubordducanal,précipitèrentlesacdansl’eau.Uncarreaud’arbalètepassa,ensifflant,entreClitusetmoi.Lesquatrehommesrestantfirentdemi-touretpartirentencourantverslaporte.
Avantqu’ilsaientpul’atteindre,legrandarcdeThurnockavaitencorefrappédeuxfois.SeulsLysiasetHenrakparvinrentàfranchirleseuil.UndeshommestouchésparThurnockétaitétendusur lespavés,àunequinzainedemètresde la
porte;l’autreétaitrecroquevillédansl’ombre,toutprèsdel’embrasure.«Uncouteau!»lançai-je.Onm’endonnaun.«Nefaispascela,Capitaine!»criaThurnock.Déjà,jepouvaisvoirlesmuseauxluisantsetmouillés,lesgrandsyeuxbrillantscommeducuirpoli,
desurtsquisedirigeaient,dansleseauxnoires,verslesac.Jeplongeaidansl’eauglacée,lecouteauentrelesdents.Lesac,pleind’eau,coulaitlorsquejel’atteignis.Jel’ouvrisavecmoncouteauetsaisisparlebrasle
corpsattachéquisetrouvaitàl’intérieur.Une flèche plongea dans l’eau, près de moi, et j’entendis le glapissement strident d’un urt des
canaux, aux pattes palmées. Il y eut des clapotis, des bruits demorsure et de déchirure, dans l’eau,lorsquelesautresurtsattaquèrentleurcongénèreblessé.
Ayantremislecouteauentremesdentsetsortileprisonnierdusac,jeluilevailatêteau-dessusdel’eau. Il était bâillonné et jevis sesyeux terrifiés, quelques centimètres au-dessusde l’eau fangeuse.C’étaitunjeunegarçondeseizeoudix-septans.
Jeletiraijusqu’àlariveducanaletundemeshommes,àplatventre,tenditlesbrasetlepritsouslesaisselles.
Puis je vis, au-dessus dema tête, l’éclair du filet deClitus et entendis le glapissement étonné etcontrariéd’unautreurt,puisClitusplongeaàplusieursreprisessontridentdansl’eaunoire.
Unedemesjambesfutprisedanslamâchoired’unurt,commeentreunetriplebanded’acier,etjefusentraînésousl’eau.J’enfonçailespoucesdanssesoreillesetl’obligeaiàlâcherprise.Lagueulesetendaitversmoi,cherchantàatteindremagorge.Jelâchail’animal,quifermalesmâchoires,puisjelefrappaiàlatête,meglissaiderrièrelui,lebrasgaucheenfermantsalargepoitrinecouvertedefourrure.Jeprislecouteauquej’avaisentrelesdentset,parfoishorsdel’eau,parfoisdessous,tournantàgrandbruitsurmoi-même,lefrappaiunedouzainedefois.
«Ilestmort!»criaClitus.Jelelâchaietl’éloignaid’uncoupdepied.Ildisparutsousl’eau,entraînépard’autresurts.Puisjesentis,derrièremoi,lefiletétendudeClitus,jetailebrasenarrièreetpassailesdoigtsentre
lesmailles. Ensanglanté et suffocant, tremblant de froid, onme sortit de l’eau.Un instant plus tard,frissonnant, soutenu par deux hommes d’armes, je fus conduit au pied du mur d’enceinte. Là, à lachaleur d’un feu de veille, je quittai mes vêtements et pris le manteau que me tendit Thurnock.Quelqu’unmedonnaunegourdedePagaetj’enbusunelonguegorgée.
Soudain,jememisàrire.«Pourquoiris-tu?»demandaunhommed’armes.—«Jesuisheureuxd’êtreenvie,»répondis-je.Leshommesrirent,eux-aussi.Thurnockmedonnauneclaquesurl’épaule.—«Nousaussi,Capitaine,noussommesheureux!»lança-t-il.—«Ettajambe?»demandaunhommed’armes.—«Cen’estrien,»répondis-je.JebusuneautregorgéedePaga.J’avais constaté que je pouvaisme servir de cette jambe.Elle avait été lacérée,mais les longues
entaillesauxbordsdéchiquetésn’étaientpasprofondes.LeMédecindemademeuremesoignerait.«Oùestlepoissonquenousavonsprisdanslecanal?»m’enquis-je.
—«Suis-moi,»réponditunhommed’armesavecunsourireironique.Accompagné des autres, je le suivis vers un autre feu de veille qui brûlait une cinquantaine de
mètresplusloin.Là,recroquevilléaupieddumur,nu,enveloppédanslemanteaud’unhommed’armes,prèsdufeu,
setrouvaitlejeunegarçon.Onluiavaitretirélebâillonetonl’avaitdétaché.Ilnousregarda.Ilavaitlescheveuxblondsetlesyeuxbleus.Ilavaitpeur.
«Quies-tu?»demandaThurnock.Lejeunegarçon,effrayé,baissalatête.—«Commentt’appelles-tu?»demandaClitus.Lejeunegarçonneréponditpas.—«Ilméritedescoupsdebâton!»déclaraThumock.Lejeunehommeleregardaavecfiertéetcolère.«Ah!»fitThurnock.Lejeunehommesetournaversmoi.—«Ceshommessont-ilslestiens?»demanda-t-il.—«Oui,»répondis-je.—«Quelesttonnom?»demanda-t-il.—«Bosk,»répondis-je.—«CeluiduConseildesCapitaines?»—«Oui,»répondis-je.Pendantunbrefinstant,j’eusl’impressiondevoirunelueurdecraintedanssesyeuxbleus.«Quies-tu?»demandai-je.Ilbaissalatête.—«Jenesuisqu’unesclave,»répondit-il.—«Montre-moitesmains!»ordonnai-je.Ilobéitdemauvaisegrâce.Ellesétaientdoucesetlisses.«Est-ilmarqué?»demandai-jeàundeshommesd’armesquis’étaientoccupésdelui.—«Non,»répondit-il.—«Commentt’appelles-tu?»demandai-je.Ànouveau,ilbaissalatête.«Commenoust’avonssortiducanal,»repris-je,«nousallonst’appeler:Poisson.»Puisj’ajoutai:
«Et,commetuesunesclave,tuserasmarqué,tuporterasuncollierettuservirasdansmademeure.»Ilmeregardaaveccolère.Jefissigneàunhommed’armesdeleprendredanssesbrasetdel’emporter,cequ’ilfit.Puisjecongédiai tousleshommesquisetenaientautourdemoi,à l’exceptiondeThurnocketde
Clitus.Cejeunegarçon,medis-je,meserapeut-êtreutile.S’iltombaitentrelesmainsduConseil,ilserait
probablementtorturéetempalé,peut-êtrecondamnéàramersurunbancdesnaviresrondsdel’Arsenal.Dansmademeure,sonidentitéresteraitsecrète.Plustard,jetrouveraispeut-êtreunmoyendel’utiliser.Manifestement,ilneservaitàriendelelivrerauConseil.
«Qui est-ce ? » demandaThurnock, regardant le jeune garçon, enveloppé dans lemanteau d’unhommed’armes,quel’onemportaitdanslanuit.
—«C’estHenriusSevarius,»dis-je,«évidemment.»
13
COMMENTBOSKDEVINTPIRATE
«QUEl’onpeignemesnaviresenvert!»avais-jeordonné.C’étaitpendantlaCinquièmeMainTransitoire,environquatremoisaprèslecoupdeforcemanqué
d’HenriusSevarius.Àcetteépoque,laCinquièmeMainTransitoire,oncraignaitterriblement,surThassa,ledrapeaude
Bosklepirate.Jevaisracontercommentcelaestarrivé.Environquatremoisplustôt,surmonnavire-bélierleplusrapide,accompagnédemesdeuxautres
navires-béliersetescortéparcinqnavires-béliersdel’Arsenal,declassesupérieure,j’étaisentrédanslevasteport,ceintdemurs,deTelnus,capitaledel’UbaratdeCos.Ilyaquatregrandesvilles,surCos,etTelnusestlaplusimportante.Lesautress’appellentSelnar,TemosetJad.
Jegagnailerivagedansunebarquequejerenvoyaiensuitesurmagalère.JemeprésenteraisseuldevantlestrônesdesUbarsdeCosetdeTyros.C’étaitcequejesouhaitaisetcelafaisaitpartiedemonplan.JemesouviensdemonentrevueaveclesUbars,dansl’immensesalledutrônedeCos.J’exposaidemonmieux,auxUbarsdeCosetdeTyros,lespropositionsduConseildesCapitaines
dePortKar,mefaisantl’avocatdel’ententeetdel’accroissementducommerceentrelesdeuxUbaratsetlaCitéperfidedudeltaduVosk,PortKar.
Tandisquejeparlais,l’UbardeCos,LuriusdeJad,etl’UbardeTyros,ChenbardeKasra,leSleende laMer, en visite officielle chez Lurius, restèrent immobiles et silencieux sur leurs trônes. Ils neposèrentaucunequestion. Ils secontentèrentdemeregarder.Kasraest lacapitaledeTyros ; iln’yaqu’uneseuleautregrandeville:Tentium.
Surlecôté,voiléedesoie,vêtuedesrobessomptueusesduCostumedeDissimulationetcouvertedebijoux,étaitassiseVivina,filledeChenbar.SaprésenceàCosn’étaitpasunecoïncidence.ElleavaitétéconduiteàCosafinqueLuriuspuisselavoiret,s’illatrouvaitjolie,enfairesacompagne.SoncorpsferaitlelienentrelesdeuxUbaratsinsulaires.Sonvoileétaitdiaphaneetjepusconstaterqu’elleétaittrèsbelle,bienqu’ellefûtégalementtrèsjeune.PuisjeregardaiLuriusdeJad,UbardeCos,corpulentettassésurlui-mêmequi,telungrossacdeviande,étalaitsagraisseentrelesdeuxbrasdesontrône.
Tellessont,medis-je,lesaffairesd’unÉtat.ChenbardeKasra,UbardeTyros,enrevanche,étaitunhomme mince, aux grands yeux et aux mains nerveuses. J’étais convaincu qu’il était extrêmementintelligentetrompuaumaniementdesarmes.Tyros,medis-je,aunUbarefficaceetdangereux.
LuriusetChenbarécoutèrentmondiscoursaveclaplusgrandepatience.
Lorsquej’eusterminé,Chenbar,aprèsavoiradresséunregardàLurius,selevaetordonna:«Qu’onsaisissesesnavires!»—«Jecroisquevousnetarderezpasàconstater,»dis-je,«quemesnaviresontdéjàquittéleport
deTelnus.»Luriusselevad’unbond,labedainefrémissante.Ilmemontralepoing.—«Tharlarion!»cria-t-il.«TharlariondePortKar!»—«Jeprésume,»fis-jeavecunsourire,«quenosoffresdepaixsontrejetées?»Luriuscracha.—«Effectivement,»ditChenbar,quiavaitreprisplacesursontrône.—«Ehbien,jevaisprendrecongé,»dis-je.—«Jenecroispas,»fitChenbaravecunsourire.—«Enchaînez-le!»glapitLurius.Jelesregardai.—«Jedemande,»déclarai-je,«l’immunitédiplomatique.»—«Ellet’estrefusée!»hurlaLurius,dontlelourdvisagebouffiétaitécarlate.Je tendis lesbras,sur lescôtés,etdesmenottesfixéesà l’extrémitédechaînesserefermèrentsur
mespoignets.—«Nousvousavonsproposélapaix,»rappelai-je.—«Nousl’avonsrefusée!»hurlaLurius.J’entendisleriredelajeunefille,Vivina,quelascènesemblaitamuser.D’autrescourtisansrirent
également.Lurius,lesoufflecourt,secarraànouveausursontrône.«Qu’onl’envoierejoindrelesautresesclaves,»ordonnaLurius,«etqu’onlevendesurlequaidu
MarchéauxEsclaves!»Lajeunefilleritdeplusbelle.«Lorsquetuserasenchaînéaubancdenaged’unnavirerond,»persiflaLurius,«tutetrouveras
sansdoute,JoliCapitainedePortKar,moinsbraveetmoinsmalinqu’aujourd’hui!»—«Nousverrons,»dis-je,«Ubar.»Ontirasurleschaînesetjemeretournai,prêtàquitterlasalledutrône.—«Attends!»entendis-je.C’étaitlavoixdeChenbar.JemetournaiànouveauverslesUbars.Le plafond de la salle était très haut, au-dessus dema tête.Mes pieds reposaient sur de grandes
dalles.«Puis-jeteprésenter,»demandaChenbarenmontrantlajeunefillevoiléequiétaitassiseauprèsde
lui,«DameVivina?»—«JeneveuxpasêtreprésentéeàuntarskdePortKar!»sifflalajeunefille.—«Allons,machère,n’oublionspaslapolitesse,»fitChenbaravecunsourire.Elleselevaet,sapetitemaingantéedanscelledeChenbar,descenditlesmarchesdupiédestalsur
lequelsedressaientlestrônesdeLuriusetdeChenbar,puiselles’immobilisadevantmoi.«Puis-jeteprésenter,Capitaine,»repritChenbar,«DameVivina?»Ellebaissalatête,puislareleva.—«C’estunhonneur,»dis-je.—«Tharlarion!»lança-t-elle.La jeune fille fit demi-tour et fut reconduite, toujoursparChenbarquin’avaitpas lâché sapetite
maingantée,àsaplace.Lorsqu’ellefutassise,jereprislaparole:—«Votreextraordinairebeauté,GenteDame,»dis-je,«que,pardonnez-moi,votrevoilenecache
guère,estmanifestementdignedel’UbardeCos…»Luriusricana.Lajeunefilles’autorisauntrèsbrefsourire.«Oubien,»ajoutai-je,«d’uncollieràPortKar.»Lurius se levad’unbond, lespoings serrés.La jeune fille, lesyeuxétincelants, écarlate sous son
voiledesoieblanche,selevaégalement.Ellememontradudoigt.—«Tuez-le!»cria-t-elle.Derrièremoi,deuxépéesjaillirentdeleursfourreaux.MaisChenbarriait.Ilfitsigneauxsoldatsderengainerleursarmes.Lurius,furieux,repritplacesur
sontrône.Lajeunefille,follederage,s’assitégalement.—«Tuseraisprobablementbeaucoupplusbelle,»dis-je,«sanscesvêtements!»—«Tue-le!»siffla-t-elle.—«Non,»fitChenbaravecunsourire.—«Jevoulaisseulementdire,» repris-je,«que tabeautémerappellecelledesesclavesnueset
enchaînéesquiserventdanslestavernesdePortKar.Nombred’entreellessontextrêmementbelles.»—«Tue-le!Tue-le!»supplia-t-elle.—«Non,non,»fitChenbaravecunsourire.—«Nemeparlepascommeàuneesclave!»jetalajeunefille.—«N’enes-tupasune?»demandai-je.—«Quelleimpudence!»hurla-t-elle.JetendislementonversLurius,répandusurletrônedel’UbardeCos.—«Jepossèdedesfemmes,»dis-je,«quisontpluslibresquetoi.»—«Tharlarion!»hurla-t-elle.«JevaisêtreUbara!»—«Jetesouhaited’êtreheureuse,GenteDame,»fis-je,baissantlatête.Elleétaitdansunefureurtellequ’elleneputrépondre.«Ici,»repris-je,«tuserasUbara.Dansmademeure,tuseraisEsclavedeCuisine.»—«Tue-le!»glapit-elle.—«Tais-toi!»ordonnaChenbar.Lajeunefilleobéit.«DameVivina,commetulesaissansdoute,estpromiseàLurius,UbardeCos,»déclaraChenbar.—«J’ignorais,»répondis-je,«quecettepromesseavaitétéfaite.»—«Cematin,»ditChenbar,«j’aidonnémaparole.»Luriusricana.Lajeunefillemeregardaitd’unairfurieux.Les spectateurs, poliment, se frappèrent l’épaule gauche avec le poing droit, manière goréenne
d’applaudir,quelesGuerriersn’observentpaspuisque,danscecas,ilsentrechoquentleursarmes.Chenbarsouritetlevalamain,faisanttairelesapplaudissements.«Cetteunion,»déclaraChenbar,«valiernosdeuxUbarats.Aprèslacérémonie,nosdeuxflottesse
réunirontetserendrontenvisiteofficielleàPortKar.»—«Jevois,»fis-je.—«Actuellement,nouspréparonsnosflottes,»ditChenbar.—«Quandlerassemblementaura-t-illieu?»demandai-je.—«AuxenvironsdelaSixièmeMainTransitoire,»répondit-il.—«Tun’espasavared’informations,»fis-jeremarquer.—«Ehbien,»répliquaChenbar,«noussommesentreamis.»—«Etesclaves!»ajoutalajeunefilleenmeregardant.—«Etesclaves,»répétai-jeenlaregardantdanslesyeux.Sesyeux,au-dessusduvoile,étincelaient.
«Avez-vouspasséunaccord,»demandai-je,«avecHenriusSevarius,UbardePortKar?»Chenbarsourit.—«Nousnoussommesentendusavecsonrégent,Claudius,»répondit-il.—«EtHenriusSevariuslui-même?»demandai-je.—«Cen’estqu’unenfant,»déclaraChenbar.—«Mais,qu’enest-ildelui?»insistai-je.—«C’estunenfant,»réponditChenbar.«Iln’aaucunpouvoir.»—«Quiseshommessuivent-ils?»—«Claudius,»affirmaChenbar.—«Jevois,»fis-je.—«N’oubliepaslenomdeClaudius,Capitaine,»ditChenbar,«carilseraUbardePortKar.»—«CommeagentdeCosetdeTyros,»soulignai-je.—«Assurément,»ditChenbaravecunrire.— «Vous ignorez peut-être, » fis-je remarquer, « que Claudius et les diverses forces d’Henrius
Sevariusn’ontplusbeaucoupd’autoritéàPortKar.»—«Nos informationssontmeilleuresque tusembles lesupposer,» fitChenbaravecunsourire.
«Soisassuré,»ajouta-t-il,«quenousnelaisseronspasClaudiusdanscettesituation.»—«Tusembles,»relevai-je,«trèsaufaitdecequiseditetsefaitàPortKar.»—«Oui,»réponditChenbar.«Peut-êtreaimerais-tuconnaîtrenotreprincipalagentdeliaisonqui,
lemomentvenu,conduiranosflottesdansleportdePortKar?»—«Oui,»répondis-je,«effectivement.»Un homme sortit d’un groupe de dignitaires vêtus de robes, qui se tenaient près des trônes des
Ubars.Ils’était,jusque-là,tenudansl’ombre.Ilavaitdelongscheveuxbruns,attachéssurlanuqueavecunlacetécarlate.Ilportait,danslecreuxdubras,uncasqueornéd’unecrêteenpoilsdesleen,insignedesCapitaines
dePortKar.Enoutre,soncasqueportaitdeuxfiletsd’orsur les tempes.Unlongmanteauvirevoltaitderrièrelui.
Jem’attendaisàvoirSamos.—«Jem’appelleLysias,»dit-il.«Tutesouviensdemoi,Bosk?»Jesourisintérieurement.Accompagnéd’unepoignéed’hommes,ilavaitréussiàquitterlademeure
d’HenriusSevarius.Celaétaitarrivélelendemaindujouroùj’avaissortilejeunehommeducanal.Parlasuite,lespatrouillesavaientétérenforcées.Personnenes’échapperaitplus.
—«Oui,»répondis-je,«peut-êtreplusquetunepenses.»—«Queveux-tudire?»demanda-t-il.—«N’es-tupasceluiqui,dansledeltaduVosk,asuccombéàunearméeinnombrabledeRenciers,
puisadûabandonnersespéniches,sontrésordepapierderenceetsesesclaves?»—«Cethommeestdangereux,»ditLysiasàChenbar.«Jevousconseilledelefairetuer!»—«Non,non,»réponditChenbar,«nousallonslevendre,celanousrapportera.»Lajeunefille,DameVivina,rejetalatêteenarrièreetritjoyeusement.—«Ilestdangereux!»répétaLysias.Chenbarmeregarda.—«L’argentquenousrapporteratavente,»dit-il,«seraconsacréàlapréparationdenosflottes.
Celanereprésenterapasgrand-chosemais,ainsi,tuaurasl’impressiondenepasavoirététenuàl’écart,etd’avoirapportétacontribution,sipetitesoit-elle,àlavictoiredeCosetdeTyros.»
Jenerépondispas.«Enoutre,»repritChenbar,«jesuispersuadéquetuneseraspasledernierCapitainedePortKarà
manœuvrerlaramesurlesnaviresrondsdeCosetdeTyros.»
—«Apparemment,»dis-je,«j’aibeaucoupàfaire.Puis-jemeretirer?»—«Unechoseencore,»fitChenbar.—«Laquelle?»m’enquis-je.—«Tuasoublié,»dit-il,«dedireaurevoiràDameVivina.»JeregardaiChenbar.«Ilestprobable,»reprit-il,«quetunelareverraspas.»Jemetournaiverselle.—«Jenefréquentepaslepontdenagedesnaviresronds!»déclara-t-elle.Desriresfusèrent.—«As-tudéjàvisitélacaled’unnavirerond?»m’enquis-je.—«Non,biensûr!»Engénéral, lesdamesdehautenaissanceoccupentdescabinessituéesdans lechâteauarrièredes
galères.—«Peut-être,»dis-je,«enauras-tuunjourl’occasion.»—«Queveux-tudire?»demanda-t-elle.—«C’estuneplaisanterie,»ditChendar.—«Quand,»demandai-je,«GenteDame,boiras-tulevinquiferadetoi laLibreCompagnede
Lurius,NobleUbardeCos?»—«Jerentreraid’abordàTyros,»répondit-elle,«oùjemepréparerai.Ensuite,avecdesnavires
chargésdetrésors,nousreviendronsàTelnusoùjeprendrailebrasdeLuriusetboiraiavecluilevindelaLibreCompagnie.»
—«Puis-jetesouhaiter,GenteDame,unvoyagesansencombreetagréable,ainsiquebeaucoupdebonheur?»
Ellehochalatêteetsourit.«Tuasparlédenavireschargésdetrésors,»rappelai-je.—«Naturellement,»répondit-elle.—«Ilsembledonc,»poursuivis-je,«quetoncorpsnesuffisepasauNobleLurius?»—«Tarsk!»cracha-t-elle.Chenbarrit.—«Emmenez-le!»criaLurius,penchéenavant,lespoingscrispéssurlesaccoudoirsdesontrône.Ontirasurleschaînesdemespoignets.—«Adieu,GenteDame,»dis-je.—«Adieu,Esclave!»répliqua-t-elle.Onmefitpivotersurmoi-mêmeetonmetira,sansménagements,horsdelasalledutrônedeCos.Quand, le lendemainmatin,enchaînéetsousbonnegarde,onmefit sortirdupalaisdeLuriusde
Jad,UbardeCos, les ruesétaientpratiquementdésertes. Ilavaitplu,pendant lanuitet, iciet là, ilyavait des flaques d’eau sur les pavés des rues.Des volets de bois, qui portaient encore lesmarquesnoiresduesàlapluie,fermaientlesboutiques.Ilyavaitpeudefenêtreséclairées.Jemesouviensquejevis,accroupieaupieddumurd’unbâtimentprochede lapoternedupalaisdeLurius,unesilhouettevêtued’uneétoffegrossière,quiavaitcommisl’erreurd’arrivertroptôtpourvendredeslégumes,dessulsetdestur-pah,devantlepalais.Elleparaissaitdormiretnenousvitprobablementpas.C’étaitunhomme imposant, vêtu de la tunique grossière des paysans. Près de lui, appuyé, contre le mur,enveloppé dans du cuir afin de le protéger de l’humidité, se trouvait un arc jaune, le grand arc desPaysans.Sescheveuxétaientblondsetbroussailleux.Jesourisenpassantdevantlui.
SurlequaiduMarchéauxEsclavesjefus,sanscérémonie,attachéaveclesautresesclaves.Àlahuitièmeheure,plusieurscapitainesdenaviresrondsétaientarrivésetmarchandaient,avecle
MaîtredesEsclaves,leprixdesrameurs.LeMaîtredesEsclaves,àmonavis,vendaitsamarchandise
trop chère, si l’on considère que nous n’étions que du bétail destiné aux bancs des navires ronds.N’ayantaucuneintentionderecevoirdescoups,jem’abstinsdeleluifaireremarquer.Enoutre,ilavaitcertainementreçul’ordredevendreaumeilleurprix.Apparemment,Cospréparaitsaflotteetsontrésordevaitfairefaceàdegrossesdépenses.Lemoindredisquedecuivreautarn,medis-je,dansunetellesituation,comptenettementplusqu’entempsordinaire.Jefusunpeuirritélorsqu’onmepalpa,metâta,lorsqu’onmedemandademontrermesdentsmais,en toutehonnêteté,ceshumiliationsn’étaientpasplusdésagréablesquecellesquedurentsubirmescompagnonsdechaîne.Enoutrejen’étaispas,sil’onconsidèrequejemetrouvaissurlepointd’êtrevenduauxgalères,detropmauvaisehumeur.
Dans un coin, appuyé contre un gros poteau qui soutenait une partie de la structure du quai duMarché aux Esclaves, un pêcheur était assis en tailleur. Attentif, il réparait un filet étendu sur sesgenoux.Prèsdelui,étaitposéuntrident.Ilavaitdelongscheveuxnoirsetlesyeuxgris.
« Voyons si tu serres fort, » dit un capitaine. « Je ne veux, sur mes navires, que des esclavesvigoureux.»
Iltenditlamain.Quelquesinstantsplustard,ilimploraitmapitié.—«Arrête,Esclave!»crialeMaîtredesEsclavesenmedonnantuncoupdemanchedefouet.Jelâchailamainducapitaine,carjen’avaispasl’intentiondel’écraser.Chancelant,presquepliéendeux, ilmeregardaavecincrédulité, lamaincachéesoussonaisselle
gauche.—«Pardonne-moi,Maître,»dis-jeavecsollicitude.Ilpartit,entitubant,examinerd’autresesclaves.—«Siturecommences,»déclaraleMaîtredesEsclaves,«jetetrancherailagorge!»—«Jecrois,»répliquai-je,«quecelaneplairaitguèreàChenbaretLurius.»—«Peut-être,»fitleMaîtredesEsclavesenricanant.—«Combienvautcetesclave?»demandauncapitaine,unhommedehautetaille,àlapetitebarbe
extrêmementsoignée.—«Cinquantetasksd’argent,»réponditleMaîtredesEsclaves.—«C’esttropcher,»ditlecapitaine.J’étaisd’accordaveclui,maisilnemeparutpasprudentd’intervenir.—«C’estleprix,»déclaraleMaîtredesEsclaves.—«Trèsbien!»réponditlecapitaine,faisantsigneauScribequisetenaitprèsdelui,unebourse
pleinedepiècesenbandoulière,depayerleMaîtredesEsclaves.—«Puis-jedemander,»m’enquis-je,«comments’appellentmonMaîtreetsonnavire?»—«Jem’appelleTenrik,»répondit-il,«TenrikdeTemos.TonnavireseraleRenadeTemos.»—«Etquandpartirons-nous?»demandai-je.Ilrit.—«Esclave,»fit-il,«tuposesdesquestionsdepassager!»Jesouris.«Aveclamaréedusoir,»déclara-t-il.Jebaissailatête.—«Merci,Maître,»soufflai-je.Tenrik, suivi du Scribe, fit demi-tour et s’en alla. Je remarquai que le pêcheur avait terminé la
réparationdesonfiletetsepréparaitégalementàpartir.Ilpliasoigneusementlefiletetlejetasursonépaulegauche.Puisilramassasontridentdelamaindroiteet,sansunregardenarrière,quittalequaiduMarchéauxEsclaves.
LeMaîtredesEsclavesrecomptalescinquantetarsksd’argent.Jesecouailatête.
«Tropcher,»fis-je.Ilhaussalesépaulesetricana.—«Dumomentquelamarchandisesevend,»déclara-t-il.—«Oui,»fis-je,«jesupposequetuasraison.»Jene fuspasdéçu lorsqu’onmeconduisit sur leRena.C’étaitbienunnavire rond. Jenotaiavec
satisfactionsalargeuretlaprofondeurdesaquille.C’étaitunnavirelent.Jenefisguèreattentionauxcroûtesdepain,auxoignonsetauxpoisquel’onnousfitmanger,je
n’avaispasl’intentiond’enmangerlongtemps.«Ramersurcenaviren’estpastâchefacile,tuverras,»déclaraleMaîtredeNageenattachantmes
chevillesenchaînéesàungrosanneau.—«Lesortdel’esclaveestmisérable,»répliquai-je.—«Enoutre,»ajouta-t-ilavecunrire,«jenesuispasunmaîtrefacile,tuverras.»—«Lesortdel’esclaveestvraimentmisérable,»pleurnichai-je.Iltournalaclédanslaserrure,sanscesserderire,puispivotasurlui-mêmeetgagnasaplace,faceà
nous,àl’arrièredupontdenage.Devant lui, comme c’était un grand navire, était assis le keleustes, homme puissant, chargé de
marquer la cadence, aux poignets entourés de cuir. Il marquerait la cadence en frappant, avec desmailletsdontl’extrémitéétaitenveloppéedansdesbandesdecuir,surunénormetambouràdessusdecuivre.
«Sortezlesrames!»crialeMaîtredeNage.Commelesautres,jefisglissermaramedansletolet.Au-dessusdenous,surlepontsupérieur,retentirentlescrisdesmarinsquilarguaientlesamarreset
poussaientlenavireàl’écartduquaiavecleslonguesgaffestraditionnelles.Onnedérouleraitlesvoilesattachéesauxverguesquelorsquelenavireauraitquittéleport.
J’entendislecraquementdesgrandsgouvernailslatérauxetperçuslemouvementdouxetvivantdesplanchescalfatéesdunavire.
Nousavionsquittélarive.Les yeux du navire, peints de chaque côté de la proue, étaient tournés vers l’entrée du port de
Telnus.LesnaviresdeGor,quelsquesoientleurclasseouleurtype,onttoujoursdesyeux,soitsurlatêtesurmontantlaproue,commedanslesnavires-tarns,soit,danslecasduRenaetdesnaviresrondsengénéral, des deux côtés de la proue.On les peint toujours juste avant de lancer le navire. Les yeuxsymbolisent la croyance desmarins goréens, suivant laquelle les navires sont des êtres vivants. Parconséquent,onleurdonnedesyeuxafinqu’ilspuissentsediriger.
«Préparezvosrames!»crialeMaîtredeNage.Lesramess’immobilisèrentàl’horizontale.«Ramez!»crialeMaîtredeNage.Lekeleustesfrappalegrandtambourdecuivreavecsonmailletenveloppédecuir.Toutesensemble,lesramesplongèrentdansl’eau,s’yenfoncèrent,larepoussèrent.Lespiedsbien
caléssurlerepose-pieds,jetiraimarame.Lentement,semblableàunoiseaudouxetgras,lourdetstable,lenaviresedirigeaversl’ouverture
flanquéededeuxtoursquipermetd’accéderauport,ceintdemurs,deTelnus,capitaledel’îledeCosetsiègedesonUbar.
Nousétionsenmerdepuisdeuxjours.Commelesautres,jemangeais,àmêmelagamelle,unedenosquatrerationsquotidiennesdepain,
d’oignonsetdepois.Uneoutred’eaucirculait.Lesramesétaientrentrées.
Nousn’avionspasraméautantquenousaurionsdû.Nousavionseu,pendantdeuxjours,unventquin’étaittombéquelaveilleausoir.
Le Rena de Temos, comme presque tous les navires ronds, avait deux mâts inamovibles,contrairementauxgalèresdeguerre,quisontéquipéesd’unmâtescamotable.Legrandmâtsedressaitunpeuenavantdumilieudunavire, tandisquelemâtdemisainesetrouvaitunpeuàl’arrièredelaprouedunavire.Tousdeuxsupportaientdesvoileslatines,laverguedelavoiledemisaineétantàpeuprèsdeuxfoismoins longuequecellede lagrand-voile.Nousavionsétévite, si l’onconsidèrequ’ils’agissaitd’unnaviredetransport,maisleventétaittombé.
Cematin-là,nousavionsramépendantplusieursahns.Ilétaitenvironuneahndel’après-midi.«Jecroissavoir,»ditleMaîtredeNage,campédevantmoi,«quetuétaisCapitaine,àPortKar.»—«JesuisCapitaine,»répliquai-je.—«MaisàPortKar,»insista-t-il.—«Oui,»répondis-je,«jesuisCapitaineàPortKar.»—«MaisnousnesommespasàPortKar,»fit-ilremarquer.Jeleregardai.—«PortKar,»répondis-je,«estlàoùsonpouvoird’exerce.»Ilmedévisagea.«Jeconstate,»dis-je«queleventesttombé.»Ilblêmit.«Oui,»ajoutai-je.Aumêmemoment,leguetteurjuchédanslanacellesituéeausommetdugrandmâtsemitàcrier:«Deuxnaviresàbâbord!»«Sortezlesrames!»crialeMaîtredeNage,quiregagnasaplaceencourant.Je posaima gamelle de pain, d’oignons et de pois, la glissant sous le banc. Je pourrais en avoir
besoinplustard.Jefisglissermaramedansletoletetmetinsprêt.J’entendis,surlepont,despasprécipitésetdescris.LeCapitaineTenrikcriaaumarinchargédugouvernail:«Barreàtribord!»Legrosnaviresepenchasurtribord.Maisunautrecris’éleva,enprovenancedugrandmât:«Deuxautresnavirespartribord!»«Enavanttoute!»criaTenrik.«Hisseztoutelatoile!Cadencemaximum!»AussitôtqueleRenaeutreprissadirectiond’origine,leMaîtredeNagecria:«Ramez!»Puislesmailletsdukeleustess’abattirent,avecviolence,surletambourdecuivre.Deuxmarinsvenusdupontsupérieurs’emparèrentdefouetspendusderrièreleMaîtredeNage.Jesouris.Avecousanscoups,lesrameursnepouvaientsoutenirqu’unecadencedonnée.Etellenesuffirait
pas.Unautrecriretentitdanslanacellefixéeausommetdumât.«Deuxnaviresàl’arrière!»Leslourdsmailletsdecuirdukeleustesmartelèrentinlassablementletambourrecouvertdecuivre.Environunedemi-ahnplustard,Tenrikappelalavigie.L’hommeavaitunelorgnettesemblableàcelledesConstructeurs.«Distingues-tuleurdrapeau?»cria-t-il.
—«Ilestblanc,»réponditlavigie,«avecdesbandesvertes.Ilya,surcefond,unetêtedebosk.»Unesclave,enchaînédevantmoi,seretournaetdemandadansunsouffle:«Commentt’appelles-tu,Capitaine?»—«Bosk,»répondis-jeentirantlarame.—«Aiii!»cria-t-il.«Rame!»hurlaleMaîtredeNage.Lesdeuxmarinsarmésdefouetsprirentrapidementpositionentrelesbancs,maisceuxquiyétaient
enchaînésramèrentsansfaiblir.«Ilsgagnentduterrain!»criaunmarin,surlepontsupérieur.«Plusvite!»ordonnaunautre.Maislekeleustesbattaitdéjàlacadencemaximum.Et,manifestement,cettecadencenepourraitêtre
soutenuelongtemps.Environunquartd’ahnplustard,j’entendiscequej’attendais.«Deuxautresnavires!»crialavigie.—«Où?»demandaTenrik.—«Droitdevant!»réponditlavigie.«Droitdevant!»«Barreàtribord!»ordonnaTenrik.«Levezlesrames!»crialeMaîtredeNage.«Ramesdebâbord!Ramez!»Nous levâmes nos rames, puis seules celles de bâbord entrèrent dans l’eau et furent tirées. En
quelquescoupsderame,lelourdRenaavaittournéd’environhuitunitésducompasgoréen.«Touteslesrames!»crialeMaîtredeNage.«Ramez!»«Quedevons-nousfaire?»demandal’esclavequisetrouvaitdevantmoi.—«Ramer,»répliquai-je.«Silence!»criaundesmarinsavantdenousfrapperavecsonfouet.Puis,stupidement, ilsentreprirentdeflagellerlesdosluisantsdesueurdesesclaves.Deuxd’entre
euxlâchèrentleurrameetlesrameslibrescassèrentlerythmedesautres.LeMaîtredeNageseprécipitaentrelesbancsetarrachalesfouetsauxmarins,leurordonnantde
regagnerlepontsupérieur.C’étaitunbonMaîtredeNage.Puisilcria:«Levezlesrames!Prêts!Ramez!»NousretrouvâmeslacadenceetleRenarepartit.«Plusvite!»criaunmarinàl’intentiondesrameurs.LeMaîtredeNageregardaseshommes.C’estàpeines’ilsparvenaientàtenirlacadence.«Diminuelacadencedecinqunités,»ditleMaîtredeNageaukeleustes.«Imbécile!»entendis-je.Puis,unofficierdescenditprécipitamment lesmarchesconduisant aupontdes rameurs, frappa le
MaîtredeNagequitombadesonsiège.«Cadencemaximum!»hurla-t-ilàl’intentiondukeleustes.Lerythmedelacadencemaximums’élevaànouveau.L’officier,avecuncriderage,pivotasurlui-mêmeetregagnalepontsupérieur.Cadencemaximum.Mais,moinsd’unehnplustard,deshommescédèrentetlesramess’entrechoquèrent.Néanmoins,
obéissantauxordres,lekeleustesbattaitlacadencemaximum.Puis, les battements du tambour cessèrent de correspondre aux mouvements des rames. Les
hommes,deplusenplusnombreux,étaient incapablesdesuivre lacadencedukeleustesetn’avaientpasdeguidecorrespondantàunrythmequ’ilspouvaientsoutenir.
LeMaîtredeNage,levisageensanglanté,serelevapéniblement.« Levez les rames ! » cria-t-il. Puis, d’une voix lasse, il s’adressa au keleustes. «Dix unités de
moinsquelacadencemaximum.»NoussuivîmescettecadenceetleRenarepritsaroute.«Plusvite!»crial’officier,depuislepontsupérieur.«Plusvite!»—«Cen’estpasunnavire-tarn!»réponditleMaîtredeNage.—«Tumourras!»hurlal’officier.«Tumourras!»Tandisquelekeleustesmaintenaitlacadence,leMaîtredeNage,tremblant,laboucheensanglantée,
vintentrelesbancs.Ils’arrêtaprèsdemoi.Ilmeregarda.«Ici,c’estmoiquicommande,»dis-je.—«Jesais,»répondit-il.Àcemoment,l’officierdescenditànouveaul’escalierconduisantaupontdenage.Ilavaitlesyeux
fixes.Ilavaitdégainésonépée.«Oùest,»demanda-t-il,«leCapitainedePortKar?»—«Jesuisici,»répondis-je.—«Tuesceluiqu’onappelleBosk?»s’enquit-il.—«Oui,»fis-je.—«Jevaistetuer!»déclara-t-il.—«Àtaplace,»dis-je,«jeneferaispascela.»Samainhésita.« S’il m’arrivait quelque chose, » repris-je, « je crois que mes hommes ne seraient pas très
contents.»Samaintomba.«Détache-moi!»ordonnai-je.—«Oùestlaclé?»demanda-t-ilauMaîtredeNage.Une fois détaché, je quittaimonbanc.Les autres esclaves, stupéfaits, conservèrent néanmoins la
cadence.—«Ceuxquisontavecmoi,»dis-je,«jeleslibérerai.»Lesesclavesm’acclamèrent.«Ici,c’estmoiquicommande,»poursuivis-je.«Vousallezexécutermesordres.»Unenouvelleacclamationsaluacesparoles.Jetendislamainetl’officierydéposasonépée,lepommeauenpremier.Jeluifissignedeprendremarame.Furieux,ilobéit.«Ilsvontbrisernosrames!»criaquelqu’un,surlepontsupérieur.«Rentrezlesrames!»cria,instinctivement,leMaîtredeNage.Lesramesglissèrentàl’intérieur.«Sortezlesrames!»ordonnai-je.Lesramesglissèrentaussitôtà l’extérieuretsoudain,sur tribord,s’élevaungrandfracas,puis les
esclaves hurlèrent et les planches furent durement rabotées tandis que les rames cassaient et sefendaient, le tumulte, terribleetassourdissant, résonnantdans lacale.Desramesfurentarrachéesdestolets,d’autrescassèrentou furentàdemibrisées, lapartie intérieureétantprojetée,enarcdecercle,versl’avant,heurtantlesesclaves,s’écrasantcontrel’intérieurdelacoque.Quelqueshommes,lescôtesou un bras cassés, poussèrent des cris de douleur. Pendant un instant horrible, le navire penchadangereusement sur tribord et nous embarquâmesde l’eaupar les tolets,mais l’autrenavire, avec salameendemi-lune,passaetleRenaseredressa,tanguantdésespérément,durementtouché.
Demonpointdevue,labatailleétaitterminée.
Jemetournaiversl’officier.«Prendslaclé,»ordonnai-je,«etlibèrelesesclaves!»Sur le pont supérieur, le Capitaine Tenrik ordonnait à ses hommes de prendre les armes afin de
repousserlesagresseurs.L’officier,obéissant,entrepritdelibérerlesesclaves.JemetournaiversleMaîtredeNage.«TuesunbonMaîtredeNage,»dis-je.«Mais,maintenant,ilfautsoignerlesblessés.»Ilsetournaversleshommesquiavaientététouchésparlesrames.Jetendislebrassousmonbanc.Là,cabossée,àmoitiérenversée,flottantsuruncentimètred’eau
quines’étaitpasencoreécouléedanslacale,setrouvaitmagamelledepain,d’oignonsetdepois.Jem’assissurmonbancetmangeai.Detempsentemps,levantlatête,jeregardaisparletroudutolet.LeRenaétaitencercléparhuit
naviresetdeuxlourdesgalèresdel’Arsenalprenaientplacecontresesflancs.Onn’avaitpaséchangéunseulprojectile.
Puis,surlepontsupérieur,leCapitaineTenrikcriaàseshommesdenepasrésister.Un instant plus tard, quelqu’un monta sur le Rena, puis deux autres marins le suivirent, enfin
d’autresabordèrent.Jeposaimagamelle,quiétaitvide.Puis,l’épéedel’officieràlamain,jegravisl’escalier.«Capitaine!»criaThurnock.Prèsdelui,souriants,setenaientClitusetTab.IlyeutdesacclamationssurlesnaviresdePortKarassemblés.Jelevaimalame,répondantàleur
salut.JemetournaiversleCapitaineTenrik.«Merci,»dis-je,«Capitaine.»Ilhochalatête.«Tum’asfaitl’impression»repris-je,«d’unexcellentcapitaine.»Ilmeregardaavecétonnement.«Ettonéquipagesemblecompétent,»poursuivisse,«etlenavireestunbonnavire.»—«Quevas-tufairedenous?»demanda-t-il.—«Ilfaudra,»répondis-je,«réparerleRena.Tutrouverasprobablement,àCosouàTyros,toutce
quiestnécessaireàleremettreenétat.»—«Noussommeslibres?»s’enquit-il,incrédule.—«Ceseraitbienmalrécompenserl’hospitalitéd’uncapitaine,»expliquai-je,«qued’êtreassez
rustrepourrefuserdeluirendresonnavire.»—«Merci,»répondit-il,«Bosk,CapitainedePortKar.»—«Lesesclaves,naturellement,»repris-je,«sontlibres.Nouslesemmenons.Tonéquipage,àla
voileouàlarame,sedébrouilleracertainement.»—«Nousn’auronspasdeproblèmes,»affirma-t-il.—«Conduisezlesanciensesclaves,qu’ilssoientounonblessés,surnosnavires.Dansmoinsd’une
ahn,jeveuxquenousfassionsrouteversPortKar.»Clitusdonnadesordresàmesmarins.«Capitaine!»appelaunevoix.Jemeretournaietdécouvris,prèsdemoi,leMaîtredeNage.—«Tuesdigne,»dis-je,«decommanderlesrameursd’unnavire-bélier.»—«J’étaistonennemi,»fit-ilremarquer.—«Situlesouhaites,»répondis-je,«sers-moi.»—«J’accepte,»dit-il,«avecjoie.»
JemetournaiversThurnocketTab.—«J’aiapportélapaixàCosetTyros,»dis-je,«etjen’aiobtenu,enrécompense,queleschaînes
dugalérien.»—«Quand,»demandaTab,«attaquerons-nouslesnaviresdeCosetdeTyros?»Jeris.«Maintenant,»reprit-il,«CosetTyrost’ontportépréjudice.»—«Oui,»répondis-je.«Effectivement,etnouspouvonslesattaquer.»Des acclamations retentirent autour de nous car les marins trouvaient que les navires de Bosk
avaienttroplongtempsabandonnélameràceuxdeCosetdeTyros.—«LeBosk,»ditThurnockenriant,«estencolère.»—«Exactement,»répliquai-je.—«QueCosetTyrosprennentgarde!»tonnaThurnock.—«Oui,»dis-je,metournantverslecapitaine,«qu’ellesprennentgarde.»Lecapitainehochasèchementlatête.—«Qu’allons-nousfaire,maintenant,Capitaine?»demandaClitus.— « Rentrer à Port Kar, » répondis-je. « Si mes souvenirs sont exacts, une galère de classe
supérieurem’yattend,enrétributiondemamissionàCos.»—«C’estvrai,»ditThurnock.—«Etensuite,lorsquenousauronsregagnéPortKar?»s’enquitTab.Jeleregardaisansciller.—«Ensuite,»répondis-je,«jeferaipeindremesnaviresenvert.»Levertest,surThassa,lacouleurdespirates.Coques,voiles,ramesvertes,etmêmelescordages.
Danslesoleilquisereflètesurl’eau,levertestlacouleurlaplusdifficileàdistinguer,surThassalaLuisante.Unnavirevert,souslesoleil,estpratiquementinvisible.
—«Celaserafait!»s’écriaTab.Denouvellesacclamationsretentirentautourdenous.Constatantqueje tenais toujours l’épéedel’officier, je la jetaisur lepontdesrameurs,oùellese
plantaàsespieds.—«Tonépée,»fis-je.Puis,bondissantpar-dessuslalisseduRena,jegagnailepontdelalourdegalèredel’Arsenal.Meshommesmesuivirent,puisretirèrentlesgrappinsquireliaientnosnaviresauRena.C’estainsiquelesnaviresdeBosk,CapitainedePortKar,furentpeintsenvert.Unmoisplustard,équipésetpréparés,lesnavires-béliersdeBosk,unegalèrelégère,deuxdeclasse
moyenneetunedeclassesupérieure,frappèrentpourlapremièrefoissurThassa.Àlafindumoissuivant,ledrapeaudeBosk,hissésurunnavireoubiensurunautre,étaitconnude
IandaàTorvaldsland,dudeltaduVoskauxsallesdutrônedeCosetdeTyros.Ma richesse augmenta dans des proportions considérables et le nombre de navires dema flotte,
grâceauxunitéscapturées,devinttellementimportantqu’ilfûtbientôtimpossibledetouslesamarrerdans l’enceinte de ma demeure. Avec l’or acquis au fil de l’épée, j’achetai des quais et plusieursentrepôtsàlalisièreoccidentaledePortKar.Néanmoins,laplacememanquaitet,afindepalliercettedifficulté,jevendisdenombreuxnaviresronds,ainsiquelesnavireslongsdemauvaisequalité.
Mesnavires ronds, dans toute lamesuredupossible, furent réservés au commerce, généralementsuivant les instructions de Luma, l’esclave que j’avais nommée chef comptable ; quant aux navireslongs,jelesenvoyaiscontreCosetTyros,généralementpargroupesdedeuxoutrois;jecommandaispersonnellementuneflottedecinqnavires-béliersetsillonnaislamerenquêtedegrosgibier.
Maisjen’avaispasoubliélaflottechargéedetrésorsqui,partantdeTyros,prendraitlaroutedeCos
avec desmétaux précieux et des bijoux destinés à ses coffres, ainsi qu’une jolie jeune fille,Vivina,chargéed’égayerlacouchedel’Ubar.
JeplaçaidesespionsàCos,àTyrosetdansdenombreuxautresports.Je crois que je connaissais les déplacements, les cargaisons et les horaires des navires des deux
Ubaratsinsulaires,ainsiqueceuxdeleursalliés,aussibien,sinonmieux,quelamajoritédesmembresdeleurGrandConseil.
Parconséquent,iln’étaitpassurprenantquemoi,Bosk,venuduMarais,encetteCinquièmeMainTransitoire de l’an 10120, depuis la Fondation d’Ar, quatre mois après le coup de force manquéd’HenriusSevarius,jemetiennesurlechâteauarrièredemonnavireamiral,leDorna,àlatêtedemaflotte,dix-huitnaviresquim’appartenaientetdouzeempruntésàl’Arsenal,surThassalaLuisante,àunendroitdonné,àunmomentdonné.
«Flotteàbâbord!»crialavigie.JemetournaiversTab.«Retirezlemât,»dis-je,«desonlogement.Attachez-le,avecsavergue,surlepont.Pliezlavoile.
Nousallonsàlabataille!»
14
COMMENTBOSKDIRIGEALESOPÉRATIONSSURTHASSA
ILfautcomprendrequelenavirelui-mêmeestunearme.Le Dorna, navire-tarn, est représentatif de sa catégorie. Par conséquent, je vais le décrire
brièvement.Toutefoisilfautpréciser,enpassant,quediverstypesdenavires-bélierssillonnentThassaetquebeaucoup,par leursdimensions, leur ligne, leurgréementet ladispositiondesrames,sont trèsdifférents.Ladifférenceessentielle,àmonavis,résidedanslenombrederangsderames:un,deuxoutrois. LeDorna, comme presque tous les navires-tarns, n’a qu’un seul rang de rames ; pourtant, lapuissancedesesramesn’estpasinférieureàcelled’unetrirème;j’expliqueraibientôtpourquoi.
LeDorna,commepresquetouslesnavires-tarns,estunvaisseaulongetétroit,àfaibletirantd’eau.Ilestbordéàfranc-bordetlesplanchesdelacoquesontfixéesavecdesclousdebronzeetdefer;parendroits,onutiliseégalementdeschevillesdebois;lesplanches,suivantleurplace,fontentrecinqetquinzecentimètresd’épaisseur;enoutre,afindelerenforcerencasd’éperonnage,despréceintesdedixcentimètresd’épaisseursontfixéeslongitudinalementsursesflancs.Ildisposed’unseulmât,amovible,avecsalonguevergue.Lavoileestlatine.Salongueur,centvingt-huitpiedsgoréens,etsalargeur,seizepiedsgoréens,enfontunnaviredeclassesupérieure.Sonfranc-bord,entrelalignedeflottaisonetlepont,mesurecinqpiedsgoréens.Ilestlong,bassurl’eauetrapide.
Il a unequille droite cequi permet, compte tenude son faible tirant d’eau, de l’échouer, la nuit,lorsqu’onlesouhaite.Souvent,lesmarinsgoréens,lesoir,échouentleurnavire,organisentuntourdegarde,dressentlecamppuisreprennentlameraumatin.
L’éperonduDorna,massiveprojectionenformedebecdetarn,gainédemétal,setrouvejustesouslalignedeflottaison.Àl’arrièredel’éperon,afinqu’ilnepénètrepastropprofondémentdanslenavireennemi,yrestantcoincé,setrouve,enformedecrêtedetarndressée,lebouclier.Lenavirelui-mêmeestconstruitdetellesortequelapuissancecombinéedelaquille,del’étraveetdel’armaturesetrouveconcentréesurlebélier,ouéperon.Cetypedenavireconstituedonc,parlui-même,unearmevéritable.
Àcepropos,ilfautaussiquej’expliquequel’onemploieindifféremmentletermedenavire-tarnsil’onseréfèreàlaformeetnavire-béliersil’onseréfèreàl’usagemaisqu’ils’agit,enfait,purementetsimplementdumêmenavire.
La proue duDorna est concave, rejoignant, en pente douce, l’éperon. Sa poupe décrit un demi-cerclepresquecomplet.Deuxrames,ougouvernailslatéraux,ledirigent.Lapoupeelle-mêmeesthauteetévasée;elleestsculptéeenformedeplumes;toutefois,danslaréalité,lesplumesdelaqueued’un
tarnseraientparallèlesàl’axe,etnonperpendiculaire;laprouedunavire,danssaconception,doittenircomptedel’éperonetdubouclier,toutefois,elleprendlaformed’unetêtedetarn.
Lesnavires-tarnssontpeintsdecouleursdiverses;leDorna,naturellement,étaitvert.Outre le château avant et le château arrière, leDorna avait deux tourellesmobiles d’environ six
mètres de haut. Il avait également, montés sur des socles pivotants, rembourrés avec du cuir, deuxcatapultes légères,deuxonagresàchaîneethuitbalistes.Ilétaitégalementéquipédelameslatérales.Ceslames,dontj’aidéjàparlé,sontfixéesdechaquecôtédelacoque,àl’arrièredelaproueetdevantlesrames.Ellesressemblentàdesdemi-lunesd’acieretsontrivéesàl’armaturedunavire.EllesontétéinventéesparTersitesdePortKar.Toutefois,onentrouvesurtouslesnavires-tarnsrécents,quellequesoitleurorigine.
Bienque la coqueduDorna fasse seize pieds goréens de large, le pont fait vingt et un pieds enraisondupontdenage,quisupportelestolets; lasuperstructuredupontdenageestlégèrementplushautequelepontlui-mêmeetpluslarged’environdeuxpiedsetdemigoréens,dechaquecôté;elleestsoutenuepar des prolongements des poutres de l’armature ; le pont denage est situé légèrement surl’avant ; l’extensionde la structuredupontdenagepermetnon seulementdedisposerdedavantaged’espace,maiségalement,enraisondesramesutilisées,d’obtenirunmeilleurbrasdelevier.
La taille et lepoidsdes ramesparaîtront sansdoute surprenantsmais, en fait, ce sontdes leviersmagnifiques et extrêmement efficaces. Les rames sont disposées par groupes de trois et il y a troishommessurlemêmebanc.Cesbancsnesontpasperpendiculairesàlacoque,maissituésenobliqueparrapportàelle,ledosauchâteauavantdunavire.Parconséquent,l’extrémitésituéesurl’intérieursetrouveplusàl’arrièrequel’extrémitésituéesurl’extérieur.Grâceàcettedisposition,touteslesramesd’un groupe peuvent être parallèles. Parfois, les trois rames ont lamême longueurmais, souvent, cen’est pas le cas. Sur leDorna, les rames n’avaient pas toutes la même longueur ; comme sur denombreuxnavires-tarns, ladifférencede longueurentre lesramesétaitd’environunpiedetdemi ; larameintérieureétaitlapluslongue;larameextérieureétaitlapluscourte.Engénéral,lesramespèsentunePierreparpied,c’est-à-direapproximativementdeuxkilosparpied.Engénéral,surunnavire-tarn,lalongueurdesramesestcompriseentrevingt-septettrentepiedsgoréens.Uneramegoréennedetrentepieds, cellequi se trouve sur l’intérieur,pèseapproximativement trentePierres, soit environ soixantekilos.Lalongueuretlepoidsdecesramesrendraientleurmanœuvremalaiséesiellesn’étaientpas,àl’extrémitésituéesurl’intérieur,lestéesauplomb.Parconséquent,n’étantpasobligédecompenserleurpoids,lesrameursnesontresponsablesquedeleurmaniement.Cettedisposition:unhommeparrame,lesramespargroupesdetroisetmontéessurunpontdenagequiautorisedesmouvementsamplesetélégants,estconsidéréecommetrèsefficacedanslesmarinesgoréennes.Elleestpresqueuniverselleencequiconcernelesnavires-béliers.Enoutre,lepontdenageestdécouvert,contrairementauxcalesdenagedesnaviresronds.Celapermetdedisposerdecombattantssupplémentaires:lesrameurs,lorsquecelas’avèrenécessaire.Ceux-ci,incidemment,tandisqu’ilsrament,sontprotégésparunbâtirenforcéfixésurlastructuredupontdenage.Touslesdeuxbancs,derrièrecebâti,estpostéunarcher.Touslestolets d’un groupe sont à environ trente centimètres l’un de l’autre et les groupes eux-mêmes, d’uncentreàl’autre,sontdistantsd’environunmètrecinquante.LeDornacomportaitvingtgroupesdetroisdechaquecôtéetemployait,parconséquent,centvingtrameurs.
Àpartirdelà,onpeutpeut-êtredevinerpourquoilapuissancedenaged’unnavire-bélieràunseulrangderamesestsouventcomparable,ousupérieure,àcelled’unnavireàdeuxoutroisrangsderames.Les problèmes essentiels ont trait au nombre et à la taille des rames qu’il est possible d’utiliser, enregarddelataillenécessaireàleurinstallation.L’utilisationdupontdenagedébordant,quipermetlamanœuvredegrandes rames, et l’installationdeplusieurs rameurs sur lemêmebanc, chaque rameurayantsarame,quiautoriseungaindeplaceconsidérable,nedoiventpasêtrenégligées.Sinousprenonsl’exempled’unnavireàtroisrangsderames,comportantcentvingtrameursentroisbancsdevingtde
chaquecôté,jecroisqu’ilestévidentqu’ils’agiraitd’unnavirebeaucoupplusgrandetbeaucouppluslourdque le typeàunseul rang,avec troishommesparbanc,quicomporterait égalementcentvingtrameurs.Parconséquent,ilseraitégalementpluslent.Enoutre,cetexemplenetientpascomptedufaitque le pont de nage débordant permet d’utiliser des rames plus grandes. Naturellement, un grandnombredefacteursentrentenlignedecompteetonpourraitimaginerunnavireàtroisrangsderamessurlemodèledesnaviresàunrang,avectroishommesettroisramesparbanc,etainsidesuite,mais,sans tenir compte des problèmes de taille, nous pouvons nous contenter de faire remarquer, sanscommentairesupplémentaire,quelesnaviresdecombatquisillonnentThassasontpresquetousdecetype.Lesautresmodèles,bienqu’ilsexistent,nesemblentpas,pour lemomentdumoins,enmesured’inquiéter les navires bas, rapides, à un seul rang de rameurs. En ce qui concerne l’éperonnage, jesupposequ’unnavirepluslourdporteraituncouppluspuissant,maiscelaestcontestabledufaitquelenavire le plus léger se déplacerait probablement plus rapidement. En outre, naturellement, on adavantage de risques de se faire éperonner par un navire léger que par un navire lourd parce que lepremierestgénéralementplusrapideetplusmaniable.Lesnaviresàplusieursrangsderameursont,enoutre, d’autres inconvénients : les rameurs occupent de la place qui pourrait être dévolue auxmarchandises;denombreuxrameurs,sinontous,setrouventdanslacaleet,parconséquent,nepeuventparticiperaucombataussiaisémentquesicelan’étaitpaslecas;deplus,encasd’éperonnageoudenaufrage,ilestbeaucoupplusdangereuxdesetrouverdanslacale.Detoutemanière,quellesquesoientlesraisonsoulesjustifications,lenavire-tarnàunseulrang,catégorieàlaquelleappartenaitleDorna,estleplusrépandu.
J’avais,àmadisposition,trentenavires-tarns,dix-huitquim’appartenaientetdouzequim’avaientétéprêtésparl’Arsenal.Laflottetransportantletrésor,avecsonescorte,secomposaitdesoixante-dixnavires ; il y avait quarante navires-béliers et trente navires ronds.En ce qui concernait les navires-béliers,vingt-cinqétaientdeclassesupérieureetquinzedeclassemoyenne.Encequiconcernaitmesnavires-béliers,vingtétaientdeclassesupérieureetdixdeclassemoyenne.Aucunedesdeuxflottesnecomportaitdegalèreslégères.
J’avais pris le parti de ne jamais éperonner les navires ronds et j’avais pu constater que cettehabitudeétaitbienconnue.J’enavaismêmefaitrépandrelebruit,surlesMarchésauxEsclaves,pardeshommesàmoiquis’yrendaientsousprétexted’examinerlamarchandise.Manifestementd’unecaleàl’autre,aufildesmois,lebruitqueBosknecoulaitjamaisunnavirerondetque,lorsqu’ilenprenaitun,il libérait les esclaves, avait fait son chemin. Je crois que, sans cela, les actions que j’avaismenéescontrelesnaviresronds,aucoursdesmoisprécédents,n’auraientpasétéaussivictorieuses.Enoutre,j’avaisfaitcourirlebruitquejen’aimaispasdécouvrir,aprèsavoircapturéunnavirerond,desesclavesmaltraitésoutués.Parconséquent,ainsi,jerecrutaisdesalliéstacitesdanslescalesdesnaviresronds.Lesesclaves,désireuxqueleurnaviresoitcapturéparundemesvaisseaux,étaientpeuenclinsàramerde toutes leurs forces et leursmaîtres, sachant très bien que le navire pouvait être pris, hésitaient àtorturerouàtuerlesrameurs.Ilnerestaitplus,danscesconditions,quedeuxsolutionsauxcapitainesdeCosetdeTyros:embaucherdesrameurslibresoubienrenforcerleursescortesdenavires-béliers.C’estcettesecondesolution,plutôtonéreuse,queleshommesdeCosetdeTyroschoisissaient,presqueinvariablement.De toutemanière, quelles que soient les circonstances, la flotte transportant le trésorauraiteuuneescorteimportante,cequiétaiteffectivementlecas.
Leprixdesmarchandises, incidemment, transportées sur lesnaviresdeCos,deTyros etde leursalliées, en raison du coût de l’escorte supplémentaire, avait considérablement augmenté. Parconséquent,leursmarchandisesdevenaientdemoinsenmoinscompétitivessurlesmarchésdeThassa,cequimécontentaitleursnégociants.Enoutre,lestarifsdesassurancesrelativesàcescargaisons,mêmelorsqu’ellesétaientescortées,avaientégalementfaitunbond.
En raison de mon attitude vis-à-vis des navires ronds, j’étais persuadé que Cos et Tyros ne
chercheraient pas à s’attaquer directement à ma flotte. Par conséquent, le rapport qui, dans desconditionsnormales,auraitétéinsupportablepuisqu’ilétaitdesoixante-dixcontretrente,seréduisait,àmonavis,àquarante,oubiencinquanteaupire,contretrente.Toutefois,àmonsens,iln’étaitpassaged’engagerunebatailledansdetellesconditions.Jen’avaispaslamoindreintentiondelefaire,àmoinsd’êtreopposéàuneforceégaleennombreoubien,depréférence,inférieure.L’élémentdéterminant,demon point de vue, n’était pas tant le nombre de navires engagés que le nombre de navires dont onpouvaitdisposeràunmomentdonné,àunendroitdonné.
Parconséquent,jemismonplanenapplication.Avecdouzenavires,jemedirigeaiverslaflottedutrésorparlesud-est.Bienquelesmâtsetlesvergueseussentétéattachéssurlepontetquelesvoileseussentétéserrées
danslacale,jedemandaiauxflûtistesetauxjoueursdetambours,quinesontpasraressurlesnavires-béliersquisillonnentThassa,dejouerunairmartial.
Ensuite,courageusement,lamusiquefilantàlasurfacedel’eau,lesramesàlamoitiédelacadencemaximum,nousnousdirigeâmes,surleseauxluisantes,verslagrandeflotte.
Commelesnavires-béliersdel’ennemin’avaientpasencorebaisséleurmât,ilsnetarderaientpasànousvoir.
DepuislechâteauarrièreduDorna,jevis,grâceàlalonguelunettedesConstructeurs,auloin,quelesnavires-béliersdel’ennemi,unparun,baissaientleurmât.Enoutre,j’entendisleurstrompettesdeguerre qui, portant d’un navire à l’autre, permettaient de diriger les mouvements de la flotte. Desdrapeaux, reprenant probablement lemessage des trompettes, furent hissés au sommet des châteauxarrière. Je ne pouvais pas encore distinguer les ponts, mais j’étais certain qu’une activité fébrile yrégnait.Lesarcherstendaientleursarmes;onsortaitcasques,armesetboucliersdescales.Onattisaitlesfeuxafindechaufferlespierresetlapoix;ondéliaitdesfaisceauxdejavelinesprèsdesbalistesetdespetitescatapultes.Onétendaitdespeauxmouilléessurlepont,lespavoisetlesbordés;ontiraitdesseauxd’eaudemer,destinésàlaluttecontrelesincendies,quel’ondisposaiticietlàsurlenavire.Endixehns,lespontsdesnaviresdelaflottedutrésorseraientvides,àl’exceptiondumatérieldeguerre,etlesouverturesseraientobturées.Naturellement,lesmêmespréparatifssedéroulaientsurmesnavires.
«Unquartdumaximum!»criai-jeauMaîtredeNage,quisetrouvaitendessousdemoi.Jenevoulaispasapprochertroprapidementdelaflotte.Laflottedutrésorn’auraitaucunmoyendesavoirquejeconnaissaissatailleetsacomposition.Deleurpointdevue,lapuissancedelaforcequejevenaisderencontrerdevaitm’étonner.J’écoutai,pendantunmoment,lesairsguerriersquejouaientmesflûtistesetmestambours.Puis, lorsquelesnaviresdupérimètredelaflottedutrésorsedirigèrentsurnous, jefissigneaux
musiciensdes’arrêter.Lorsqu’ilseurentobéi,j’entendislesflûtesetlestamboursdesnaviresennemis.JedemandaiauMaîtredeNaged’immobiliserlesrames.Jevoulaisfairecroirequejenesavaispassijedevaisattaquer,commesij’étaishésitantetétonné.Je fis signe àmon propre trompette de transmettre l’ordre d’immobiliser les rames.Un drapeau,
hisséausommetduchâteauarrière,répétalemessage.Par-dessus lamusique assourdie provenant des navires lointains, qui approchaient, j’entendis les
trompettesdeguerredel’ennemiet,grâceàlalunettedesConstructeurs,examinaisespavillons.Jeneconnaissaispasavecprécisionlescodesutilisésparlaflottedutrésor,toutefois,j’étaisconvaincuquenotre hésitation était signalée à toute la flotte ; puis j’entendis d’autres trompettes et vis les naviresrondss’écartertandisqued’autresnavires-tarnsseglissaiententreeux,sedirigeantsurnous.
JefermailalunettetélescopiquedesConstructeursetris.«Excellent!»m’écriai-je.Thurnock,prèsdemoi,quiavaitunedentenmoinsenhautetàdroite,ricana.
«Timoniers,demi-tour!»lançai-je.«MaîtredeNage,demi-cadence!»Jeneprispas lapeine,conformémentauplan,de signalercettemanœuvreauxautresnavires. Je
voulais fairecroirequenous faisionsdemi-tourencatastrophe,quenousprenions la fuite. Jevoulaisfairecroireque les autresnaviresn’avaientplusqu’àdécider auvudenosmanœuvres, commesi lapeur et la confusion s’étaient intallées, de sorte que nous n’avions pas pris le temps de les avertir.J’entendisànouveaulestrompettes.Certainesappartenaientàlaflotteennemie.D’autres,notesbrèves,interrogations, demandes d’explications, provenaient de mes navires. Ils étaient bien commandés.J’écoutailesflûtesetlestamboursdesnavires-béliersdelaflottedutrésor.Unejaveline,dontlapointeétaitenduitedegoudronenflammé,tombadansl’eau,àunecentainedemètresdenous.
JetiraiànouveaulalunettedesConstructeurs.Jecomptaiunevingtainedenaviresqui,dansunevastecourbedestinéeànousencercler,venaient
surnous.Le Dorna avait fait demi-tour et, à demi-cadence, faisait route vers le sud-est, fuyant ses
poursuivants.Mesonzeautresnavires,dansundésordre intentionnel,prenaient lemêmecheminquemoi.
J’ordonnaiau trompetteet aumarinchargédesdrapeauxde leur signaler alors l’ordreofficieldefuite.
Cesdouzenavires, incidemment,étaient lesplus rapides. Ilparaissaitprobable,étantdonnénotreavance,quenouspourrionsresterdevantnospoursuivants,sinouslesouhaitions,oubienindéfinimentoubien,s’ilsétaientplusrapides,cedontjedoutais,pendantplusieursahns.
Nousavancionsalorsàdemi-cadence.Jevoulaisquelesautresaientenviedenouspoursuivre.Jeréussis.Une autre javeline à la pointe enduite de goudron enflammé tomba dans l’eau, cette fois à une
cinquantainedemètresdenotrechâteauarrière.Unquartd’ahnplustard,jecomptaitrentenavires-bélierslancésànotrepoursuite.S’ilyenavait
d’autres,jenelesvispas.Laflottedutrésor,quantàelle,avaitmisenpanne.Une javeline lancée par le navire de tête décrivit une courbe élégante, laissant derrière elle une
traînée de fumée, puis tomba à l’eau une quinzaine de mètres sur ma droite, à la hauteur de notrechâteauarrière.
Jesouris.«Troisquartdecadence!»commandai-jeauMaîtredeNage.Mesnavires,commesousl’emprisedelapanique,nefuyaientpasenformationmaiss’éparpillaient,
apparemment,surThassa.Chacund’euxavaitunoudeuxpoursuivants.Monnavire,qu’ilsavaientsansdouteidentifiécommelevaisseauamiral,dufaitqu’ilconduisaitlaformationd’origine,s’honoraitdecinq poursuivants. Au bout de deux ahns, augmentant parfois la cadence et, parfois, la diminuant,suivantquenoussouhaitionséviterd’êtreeffectivementrattrapésoubienquenousvoulionsencouragernos poursuivants, nous les avions dispersés en une longue file éparse, les espaces entre les naviresdonnantuneidéedeleurvitesserespective.
Àcemoment-là,naturellement, le restedemaflotte,dix-huitnavires-béliers,avaitattaqué,par lenord-ouest,laflottedutrésor,quin’étaitplusprotégéequepardixnavires-béliers.
Lefaitquel’onnousaitpoursuivisavecuntelacharnementm’étonnaitunpeu,maispasbeaucoup.J’avais hissé le pavillon de Bosk du Marais, carrément, certain que cette provocation les
encourageraitàselancerpromptementet impétueusement,àmapoursuite.Manifestement,àCosetàTyros,matêtevalaitunbonprix.Seulsmesurprenaientl’acharnementetlalongueurdelapoursuite.Jen’avaispascomprisàquelpointjecomptaispourleshommesdesdeuxUbaratsinsulaires.Jericanai.Apparemment,j’avaisdavantaged’importance,àleursyeux,quejenel’avaiscru.
Àladouzièmeahn,lecommandantdupremiernavirelancéànotrepoursuitecompritsoitqu’ilétaittombédansunpiège,soitqu’ilavaitpeudechancesderattrapernosnavires.
«Levezlesrames!»ordonnai-je.Jeregardailenavire-tarns’immobiliserpuis,lesramesdebâbordétantentréesenaction,fairedemi-
tour.«Commentsontleshommes?»demandai-jeauMaîtredeNage.C’étaitleMaîtredeNageduRenadeTemos.—«Ilssontencorepleinsdeforce,»répondit-il.«Tun’asjamaisdemandélacadencemaximum.»—«Qu’ilssereposent,»dis-je.Surlenavirequis’étaitlancéànotrepoursuite,latrompetteetlesdrapeauxentrèrentenaction.Les
naviresqui se trouvaientderrière luiamorcèrent leurdemi-tour.Lesnavires situés sur ses flancs,quiavaientpeut-êtrevulesdrapeauxhisséssurseschâteauxavantetarrière,abandonnèrentégalementlapoursuite.D’autresétaienttroploinpourlesdistinguer,éparpilléssurThassa.
Dèsquej’eusconstatéquenotrepoursuivants’enretournait,jedonnaidesordres:«Demi-tour!»lançai-je.«Etcadencemaximum!»Lesrameurspoussèrentdescrisdejoie.J’étaisconvaincuqueleDornaétaitplusrapidequesonpoursuivant.Celui-cis’éloignait,probablementàdemi-cadence.Àmonavis,iln’auraitpasletempsdefaireunnouveaudemi-tour.Nousnetirâmesaucunprojectileetnedonnâmesaucunavertissement.L’éperonarméd’acierduDorna s’enfonçadans son château arrière, une trentainede centimètres
souslalignedeflottaison.«Enarrière!»crialeMaîtredeNageetleDorna,frémissantsousl’impact,recula.«Timoniers,passezàtribord!»criai-je.«Rameurs,cadencemaximum!»Lapoupedunavireennemiétaitdéjàsousl’eaulorsquenousledépassâmes.Descarreauxd’arbalètesefichèrentdanslebâtirenforcéquiprotégeaitmesrameurs.Iln’yeutpasd’autresprojectiles.Nousentendîmesdeshurlements,desavertissements.Il y avait encore quatre navires devant nous.Le plus proche ne se trouvait qu’à une centaine de
mètresdeceluiquenousvenionsdecouler.Lefracasduchocetlescrisdeshommesavaientporté,surl’eau.Lenavirequinousprécédaittentadefairedemi-tourmaisiln’avaitpasparcouruquatreunitésdu
compasgoréenquenotreéperonfrappaitlecôtéduchâteauarrière,déchirantlacoquepuissedégageanttandisquelesnaviresseheurtaient,puisleDornas’éloigna,libre,etsedirigeaverslapoupedunaviresuivant.
Les trompettes sonnèrent frénétiquement, derrièrenous, dans l’espoir d’avertir lenavirequinousprécédait.
Il voulut également faire demi-tour et nous le prîmes par le travers, l’éperon faisant éclater lesplanches épaisses sans la moindre difficulté puis, arrêté par le bouclier en forme de crête de tarn,s’immobilisaetrecula,selibérantavantdesediriger,commeuneflèche,verslesdeuxnaviressuivants.
Maislesdeuxnaviresquinousprécédaientavaientprisconsciencedudangeret,comptetenudeladistancequinousséparaitd’eux,leurscapitainesn’avaientpaslamoindreintentiondeprendrelerisqued’undemi-tour.Ilsfuyaientàlacadencemaximum.
«Demi-cadence!»dis-jeauMaîtredeNage.LeMaîtredeNagesourit,puispritpositionaucentredupontdesrameurs.Tandisquelacadencediminuait,jepointailalunettedesConstructeursetexaminail’horizon.Jenedistinguaipasbeaucoupdenavires,maispresquetousceuxquejevisétaientverts,lesmiens.
J’aperçus également les épaves de deux navires-tarns ennemis. J’espérais, naturellement, que mesnaviresavaientréussiàattirerleurspoursuivantsplusloin.S’ilsparvenaientàentraînerleurschasseursà l’écart, le rapport de force, aumoment de l’engagement décisif, serait enma faveur. J’étais prêt àrenonceràunnavires’ilpouvaitdétournerdeuxoutroisvaisseauxennemisdelabataille,aucasoùilyaurait bataille. Et, naturellement, dès qu’ils auraient fait demi-tour, ces navires seraient vulnérables,puisque les miens étaient manifestement plus rapides. Sur les douze navires engagés dans cetteopération de diversion, cinq étaient mes plus rapides et sept comptaient parmi les plus rapides del’Arsenal.
Puis,jetournaimalunetteverslenavirequifuyaitdevantmoi.Commejem’yattendais,ilavaitprisuneavanceconfortablepuisquejeneprogressaisqu’àlamoitiédelacadencemaximum.Àmonavis,quatreoucinqehnsplustard,ilconsidéreraitquesonavanceluipermettaitdefairedemi-touretdenousattaquerdefront. Ilsupposerait,naturellement,quenousprogressionsà lacadencemaximum,dufaitque nous le poursuivions. Cette fois-là, debout au milieu des rameurs, mon Maître de Nage avaitponctuélui-mêmelacadence.
Quandjevislenavire-tarnquimeprécédaitleversesramesetamorcersondemi-tour,soncapitaineayantmanifestementjugéquesonavanceetsavitesseleluipermettaient,jecriaiauMaîtredeNage:
«Maintenant!»Aussitôt,deboutaumilieudupontdesrameurs,ilsemitàscanderlacadencemaximum.«Ramez!Ramez!Ramez!»LeDorna,lechâteauarrièrebassurl’eau,l’éperonpresquedressé,bondit,magnifique,impatientet
agressifcommeunsleenqu’onvientdelibérer.Nousprîmeslequatrièmenavireparletravers,commeletroisième.Avecbrusquerie,leDornasedégagea.Puis,uninstantplustard,nousétionslancésàlapoursuiteduderniernavire.Ilnemanifestaitpas
l’intentiondefairedemi-tour.Ilavaitbeaucoupd’avancesurnous.«Cadencemaximum!»lançaleMaîtredeNageàsonkeleustes,revenantseposterprèsdemoi,sur
lechâteauarrière.—«Pouvons-nouslerattraper?»demandai-je.—«Prête-moitalunette,»dit-il.J’obéis.—«Connais-tucenavire?»m’enquis-je.—«Non,»répondit-il.Ill’examinapendantplusd’uneehn,étudiantlamontéeetladescentedesrames,l’enverguredeleur
coup.Puisildéclara:«Oui,nouslepouvons.»Ilmerenditmalunette.Puisildescenditl’escalierconduisantaupontetpritplacesursonsiège.«Troisquartsdecadence!»lança-t-ilaukeleustes.Jeneposaipasdequestion.Jesavaisquec’étaitunbonMaîtredeNage.Detempsentemps,jeregardaislenavirequis’éloignaitdeplusenplus.Auboutd’environuneahnetdemie,lorsquejelevaiànouveaumalunette,jeconstataiqu’iln’était
guèreplusloinquelafoisprécédente.Meshommesramaienttoujoursvigoureusementauxtroisquartsdelacadencemaximum.
LeMaîtredeNagemerejoignitànouveausurlechâteauarrière.Cettefois,ilnemedemandapaslalunette.
«Ilacent trente-deuxrames,»dit-il,«mais ilestpluslourdetsalignen’estpasaussibelleque
celleduDorna.»—«Apparemment,»dis-je,«illuiafalluréduirelacadence.»— « Il est aux trois quarts, maintenant, » répondit-il, « comme nous. On ne peut pas soutenir
longtempslacadencemaximum.Et,àtroisquarts,nouspouvonslerattraper.»—«Merci,»dis-je,«MaîtredeNage.»Ilregagnasonsiège.Manifestement, l’ennemi ne tarderait pas à constater qu’il ne pouvait pas nous distancer. Par
conséquent,tôtoutard,ilferaitdemi-touretnousattaqueraitdefront.« Un quart dumaximum ! » criai-je auMaître de Nage. Puis, quatre ehns plus tard, j’ajoutai :
«Levezlesrames!»J’avaisvuquel’ennemisepréparaitàfairedemi-tour.Les deux navires-tarns, le Dorna et l’autre, se faisaient face, immobiles, à l’exception des
mouvementsqueleurimprimaitThassa.Unecentainedemètreslesséparait.Commelesarmesprincipalesdunavire-béliersontl’éperonetleslameslatérales,c’estdefacequ’il
estleplusdangereux.Parconséquent,dansunetellesituation,lorsqu’iln’yaquedeuxnaviresenpleinemer,lesdeuxbâtiments,engénéral,décriventdelargescerclespartribord,sepoursuivantcommedessleensencolère,échangeantdesprojectiles,guettantl’occasiond’utiliserl’éperonetleslameslatérales.J’étaispersuadéqueleDorna, légèrementmoinslourd,pluseffiléetpourvud’unequillepluscourte,réagiraitplusrapidementauxgouvernailsetque,tôtoutard,lorsquelescerclesseresserreraient,illuiseraitpossibledefairedemi-touretdefrappersonadversaireàl’arrièreouparletravers.
Manifestement,lecommandantdel’autrenavireétaitparvenuàlamêmeconclusion.Ilavaittentéd’éviterl’affrontement.Maisiln’avaitpluslechoix.
Ilfitcequej’attendais.Sesramesplongèrentàlacadencemaximumetsonlourdnavire,lacrêtedel’éperonfendantl’eau
devantlaproueconcave,lebecdetarnjusteau-dessousdelalignedeflottaison,fonditsurnous.Jeris.J’avaistrompél’autrenavire.LeDorna,etsonMaîtredeNage,avaientfaitleurspreuves.«Timoniers,»lançai-je,«quatreunitésàtribord!»—«Oui,Capitaine!»répondirent-ils.« Maître de Nage, » repris-je, « nous avons rendez-vous avec la flotte du trésor de Cos et de
Tyros!»Ilmesourit.—«Oui,Capitaine!»répondit-il.Puisilsetournaverslekeleustes.«Cadencemaximum!»L’éperonde l’autrenavirenenous trouvapas.Lorsqu’ilplongeadansThassa,nousavionsquitté,
aveclavivacitédusleen,saligne,nousfilions,àunecentainedemètresparbâbord,etnouslaissâmesbientôtlenavirederrièrenous.Ilnepritmêmepaslapeinedenouslancerdesprojectiles.
Jeriais.JelevisprendreladirectiondeCos.Jel’avaisécartédelabataille,aucasoùilyauraitbataille.«Timoniers,»lançais-je,«faitesroutesurlaflottedutrésordeCosetdeTyros!»—«Oui,Capitaine!»répondirent-ils.«Demi-cadence!»dis-jeauMaîtredeNage.—«Oui,Capitaine!»répondit-il.Leschosess’étaientdérouléessuivantmesprévisions,encequiconcernaitlaflottedutrésor.Surles
quarante navires-tarns de son escorte, trente étaient tombés dans le piège et avaient poursuivi mesnavires,qui lesavaiententraînés loindesendroitscritiques.J’avais,personnellement,endommagéou
détruitquatrenavires,etj’avaisécartélecinquièmeduthéâtredesopérations.Àmesurequemesonzenavires regagnaient, un àun, la flottedu trésor, les équipages racontèrent des événements similaires.Plusieursnaviresennemis,toutefois,s’étantdétournésdelapoursuite,avaientpuseregrouper,trèsloin,et cette flotte d’une dizaine de navires constituait cependant une menace possible. Elle n’avait pasencore rejoint la flotte du trésor. Les autres avaient été endommagés, détruits ou chassés. En ce quiconcernaitlaflottedutrésorelle-même,tandisquelaplusgrandepartiedesonescorteselançaitàlapoursuitedemesnavireschargésdel’opérationdediversion,lesdix-huitautresvaisseauxdemaflotteavaient fondu soudainement, silencieusement, sur les dix navires-tarns qui la protégeaient encore.Utilisant,presquesystématiquement,latactiquedutriangle,deuxnaviresattaquantletroisièmededeuxdirectionsdifférentes,desortequelavictimenepeutenaffronterqu’unseulàlafois,maflotteavaitdétruitenpeudetemps,moinsd’uneahn,septdesdixnavires-tarnsrestésaveclaflottedutrésor.Deuxavaient pu s’échapper et le dernier était resté bloqué aumilieu des navires ronds. Quelques naviresrondsavaienteu lebonsensdes’écartermais, sur les trentequecomptait la flotteà l’origine,vingt-deuxétaientencerclésparnosnavires.Etunautreyfutconduitparundemesnavires-béliersquil’avaitrencontréenrejoignantlaflotte.
Jen’étaisguèrepresséd’attaquerlesnaviresrondscapturés.Ilsm’appartenaient.Lesseptnaviresrondsquiavaientprislafuitem’intéressaientdavantage.Parconséquent,dèsqu’unnombresuffisantdenavireseutrejointlaflotte,j’organisailapoursuite
desnaviresrondsmanquants.Jecommuniquaiavecmesnaviresparl’entremisedelatrompetteetdesdrapeaux,lesmessagesétanttransmisdel’unàl’autre,jusqu’auxpluséloignés.J’envoyaidixnaviresenformationdechasse,espérantprendreaupiègequelques-unsdesseptnaviresrondsmanquants.Cinqdemesnaviresprirent ladirectiondeCos,car ilmesemblait trèsprobable,sinonraisonnable,que lamajoritédesnaviresrondsaitprislafuitedanscettedirection.J’envoyailescinqautresnaviresdansladirection opposée. Si, après deux jours, les recherches de ces navires se révélaient infructueuses, ilsavaientordrederegagnerdirectementPortKar.Celalaissait,aprèsleretourdesonzenavireschargésdela diversion, vingt navires aux côtés de la flotte du trésor, plus qu’il n’en fallait pour neutraliser lesnavires-tarnsennemissusceptiblesderevenir.
J’ordonnailaremiseenplacedumâtduDorna.Quandlemât,lavoileayantétéfixéeàlavergue,eutétéglissédanssonlogement,puisattachéàl’avant,àl’arrièreetparletravers,jemontaimoi-mêmedanslanacelle,munidelalunettedesConstructeurs.
J’examinaimesvingt-troisnaviresrondsetnefuspasmécontent.Lesnaviresronds,commelesnavires-béliers,sonttrèsdifférentslesunsdesautres.Mais,commeje
l’aipeut-êtredéjàmentionné,ilsontpresquetousdeuxmâtspermanentset,commesurlesnavires-tarnslesvoilessontlatines.Bienqu’ilsdisposentderames,généralementmanœuvréespardesesclaves,ilsserapprochentdavantageduvoilierque lesnavires-béliers. Ils sont tout à fait capablesdenaviguerparvent de travers, profitant aumaximumde leursvoiles latines, particulièrement adaptées à ce typedenavigation.Lenavire-bélier,enrevanche,adesdifficultésparventdetravers,malgrésavoilelatine,enraisondesalongueur,desafinesseetdesonfaibletirantd’eau.Parventdetravers, ilarrivesouventquelesramesoulepontdenageducôtéopposétouchentl’eau,cequiapoureffetdeleralentirdansdesproportionsconsidérablesetparfoisdebriserlesrames.Enoutre,iltientmoinsbienlamerquelenavirerond,dufaitqu’ilestplusbassurl’eau,desortequelepontestsouventbalayéparleslames,etqu’ilaun rapport longueur-largeurplusélevé,cequi le rendplus fragilequ’unnavire rond,pargrostemps.Dans laconstructiondesnavires,commedansdenombreuxdomaines, il faut fairedeschoix.L’essentiel, dans le cas d’un navire-tarn, n’est pas sa voile ou son comportement dans demauvaisesconditions.C’estsavitesseetsonaptitudeàdétruired’autresnavires.Cen’estpasunebarquemaisuncanoëdecourse;cen’estpasunbâton,c’estuneépée.Maisquandvientlamauvaisesaison,ilresteleplussouventauportalorsquelenavirerondpeutencoreeffectuerdessorties.
Deboutdanslanacellequioscillaitausommetdumât,lalunettedesConstructeursrivéeàl’œil,jesouris.
Enfermée parmi les vingt-trois navires ronds, se trouvait une longue galère mauve, battant lepavillonmauvedeCos.C’étaitunnaviremagnifique.Et sonpavillonétaitbordéd’or, lepavillondel’amiral,quifaisaitdecevaisseaulenavireamiraldelaflottedutrésor.
JerefermailalunettedesConstructeurset,aumoyend’uneétroiteéchelledecordefixéeausommetdumâtetàunechevilled’amarrageprochedulogementdumât,toutenbas,descendis.
«Thurnock,»dis-je,«faishisserlespavillonsdeladivisionetdel’acquisition.»—«Oui,Capitaine!»répondit-il.Leshommes,rassembléssurlepontduDorna,manifestèrentbruyammentleurjoie.J’étaisconvaincuquelesnaviresrondsoffriraientpeuderésistance,etc’estcequiarriva.Ilyavait
diversesraisonsàcela.Ilsétaientprocheslesunsdesautresetnepouvaientmanœuvrer.Ilsétaientpluslents que les navires-béliers et, quelles que soient les conditions, ne pouvaient leur résister. Et lesrameurs,desesclaves,savaientparfaitementqu’ilsétaientencerclésparlaflottedeBoskduMarais.
Mes hommes se lancèrent donc à l’abordage des navires ronds, pratiquement sans rencontrer lamoindrerésistance.
Leséquipages libresdesnaviresrondsétaient,naturellement,beaucoupmoinsnombreuxquemeshommes.Lesnaviresronds,malgrélescentou,parfois,deuxcentcinquanteesclavesenchaînésdanslescales, ont rarement, sauf lorsqu’ils vont à la bataille, un équipage supérieur à vingt ou vingt-cinqhommes. En outre, le plus souvent, ces hommes ne sont que des marins et leurs officiers, non descombattants.LeDorna,enrevanche,avaitunéquipagededeuxcentquinzehommesquiconnaissaientpresquetouslemaniementdesarmes.
Uneahnplustard,jeposailepiedsurlaplanchereliantlalisseduDornaàcelledunavireamiraldelaflottedutrésor.Meshommesavaientdéjàsoumisl’équipagedubâtiment.
Jefusaccueilliparunehautesilhouettebarbue,vêtued’unmanteaumauve.«Jem’appelleRenciusHo-Bar,»ditl’homme,«deTelnus,AmiraldelaflottedutrésordeCoset
deTyros.»«Enchaînez-le!»ordonnai-jeàmeshommes.Ilmedévisageaavecfureur.JemetournaiversClitus,quiavaitdéjàvisitélenavire.«As-tul’inventairegénéraldelacargaison?»m’enquis-je.Il me tendit un registre à reliure d’or, scellé à la cire et portant le cachet de l’Ubar de Tyros,
Chenbar.Unpeuplusloin,meshommespassaientdesmenottesauxpoignetsetauxchevillesdel’amiral.Jebrisailesceaudecireetouvrisl’inventairedelacargaison.Ilétaitdesplussatisfaisants.De temps en temps, tandis que j’examinais l’inventaire, des acclamations s’élevaient, sur l’unou
l’autre navire rond, à mesure que les esclaves étaient libérés. Les marins libres, naturellement, ycompris lesofficiers, furent enchaînés.Sur lesbancsdesgalères, il n’yapasdedistinctionentre leshommesetlesofficiers.
«Amiral!»meditl’amiraldelaflottedutrésor.Jeme tournai vers le pavillonmauve, bordé d’or, le pavillon de l’amiral, suspendu à une drisse
tendueentrelachevilled’amarrageavantdroiteetlesommetduchâteauavant.«Descendezcepavillon,»dis-je,«etremplacez-leparceluideBoskduMarais!»—«Oui,Capitaine!»réponditThurnock.—«Amiral!»protestal’amiraldelaflottedutrésor,avecinsistance.—«Emmenez-le!»ordonnai-jeàmeshommes.
Onl’entraînahorsdemavue.Jefermaileregistre.«Siceschiffressontexacts,»dis-jeàClitus,«cequiestcertainementlecas,noussommes,avec
lesCapitainesdePortKar,enpossessiond’untrésorimmense.»Ilrit.— « Il y amanifestement assez, » dit-il, « pour faire de nous les hommes les plus riches de la
planète,oupresque.»—«Leplussage,»dis-je,«seraitquecestrésorsserventàaugmenterlaflottedel’arsenaldePort
Kar.»—«Mais,»fit-il,«l’Arsenaldemande-t-iltellement?»Jeris.—«Lapartdel’Arsenal,»expliquai-je,«estdedix-huit trentièmes.»Maflottecomportaitdix-
huitnaviresdel’Arsenal.Jem’étaisréservé,enaccordavecleConseil,douzetrentièmesdubutin,esclavescompris.«Capitaine,»fitunevoix.—«Oui?»répondis-je.Unmarinsedirigeaversmoi.—«DameVivina,»annonça-t-il,«demandeàt’êtreprésentée.»—«Trèsbien,»répliquai-je,«dis-luiquejel’autoriseàseprésenteràmoi.»—«Oui,Capitaine!»répondit-il.J’ouvrisànouveaul’inventairedelacargaison.Lorsquejelevailatête,jeconstataiqueDameVivinasetenaitdevantmoidepuisunmoment.Enmedécouvrant,elleeutunmouvementderecul.Jesouris.Elle avait mis la main devant son voile. Ses yeux se dilatèrent. Elle portait un Costume de
Dissimulation,des robesfroufroutantesetmagnifiques,de tissusmauvesetdorés,desbrocartsetdessoies.Sonvoileétaitmauveetbordéd’or.
Puiselleretrouvasoncalmeetseprésenta,commelefaitunedamedehautenaissance.«Jem’appelleVivina,»dit-elle,«deKarsa,CitédeTyros.»J’acquiesçai.—«Appelle-moiBosk,»répliquai-je.«JesuisCapitaineàPortKar.»Derrièrelajeunefemme,vêtuesderobespresqueaussibellesquelasienne,setenaientdeuxautres
jeunesfillesdehautenaissance.—«Jeprésume,»dit-elle,«quejesuistaprisonnière?»Jenerépondispas.«Bienentendu,»reprit-elle,«turecevrasunchâtimentexemplairepourcequetuviensdefaire!»Jesouris.«Commetulesais,»poursuivit-elle,«jedoisdevenirlaLibreCompagnedeLurius,UbardeCos.
Parconséquent,marançonseraélevée.»JemontrailesdeuxjeunesfemmesquisetenaientderrièreVivina.—«Combiensont-elles?»demandai-jeàClitus.—«Quarante,»répondit-il.—«Ellesn’apparaissentpas,»fis-jeremarquer,«surl’inventairedelacargaison.»Clitusricana.Lesjeunesfemmesseregardèrentavecinquiétude.—«Mesdemoisellesdecompagnie,»déclaraVivina,«serontégalementsujettesàrançon.Mais
leurrançon,bienentendu,neserapasaussiélevéequelamienne.»
Jeladévisageai.—«Qu’est-cequitepermetdesupposer,»demandai-je,«quetuserasrenduecontrerançon?»Stupéfaite,ellemeregardafixement.«Retiretonvoile!»ordonnai-je.—«Jamais!»hurla-t-elle.«Jamais!»—«Trèsbien,»répliquai-je.Puisjemeplongeaiànouveaudansl’inventairedelacargaison.—«Quevas-tufairedenous?»demanda-t-elle.JemetournaiversClitus.—«DameVivina,»déclarai-je,«ornera,naturellement,laprouedecenavire,lenavireamiralde
laflottedutrésor.»—«Non!»hurla-t-elle.—«Oui,Capitaine!»réponditClitus.Déjà,deuxhommesluitenaientlesbras.—«Emparez-vousdesesdamesdecompagnie,»ajoutai-je,«etattachez-les,toutes,auxprouesde
nosnavires,lesvingtplusbellessurnosnavires-tarns,quisontactuellementaveclaflotte,laplusbelleàlaproueduDorna,etlesvingtautresàlaprouedevingtnavirescapturés.»
—«Oui,Capitaine!»réponditClitus.Leshommessesaisirentdes jeunesfemmesquise tenaientderrièreVivinaetcelles-cipoussèrent
descrisdefrayeur.Jemeplongeaiunenouvellefoisdansl’inventairedelacargaison.—«Capitaine,»ditDameVivina.—«Oui?»répondis-je,levantlatêteetladévisageant.—«Je…»dit-elle.«Jevaisretirermonvoile.»—«Celaneserapasnécessaire,»affirmai-je.Jetendisl’inventairedelacargaisonàClitus,approchaidelajeunefilleetretirailesépinglesqui
retenaientsonvoile,découvrantsonvisage.—«Animal!»cria-t-elle.Jefissigneauxmarinsderetirerlesvoilesdesdeuxjeunesfemmesquisetenaientderrièreelle.Ellespleuraient.Ellesétaienttoutestrèsbelles.J’examinailevisagedeVivina,quiétaitremarquablementbeau.«Attache-laàlaproue!»ordonnai-jeàClitus.Jemedétournai,reprenantleregistredel’inventairedelacargaisonàClitusetm’yplongeantune
foisdeplus.Onemmenalesdeuxautresjeunesfemmes.Pendantcetemps,ondéshabillaitVivinaavantdel’attacheràlaproue.
Uneahnplustard,nousétionsprêtsàreprendreladirectiondePortKar.J’envoyaiquérirRenciusHo-Bar,deTelnus,enchaîné.
«JevaisrendreunnavirerondàCos,»déclarai-je.«Tuserasenchaînéauxbancsavecquelquesmarinscapturés.Enoutre, jetedonneraidixhommeslibres,sixmarins,deuxtimoniers,unmaîtredenageetunkeleusteschoisisparmilesprisonniers.Lestrésorsdunavireseront,naturellement,transféréssurunautrebâtimentetemportésàPortKar,carilsfontpartiedubutin.Enrevanche,tonnavireseracorrectementapprovisionnéetjesuisconvaincuquevousrallierezleportdeTelnusencinqjours.»
—«Tuesgénéreux,»ditl’amiralavecunairlugubre.—«Jeprésume,»poursuivis-je,«qu’àtonretouràTelnus,situdécidesdet’yrendre,tuferasun
compterenduraisonnablementcompletetexactdecequivientdesepasserici?»—«Manifestement,»réponditl’amiral,«onmeledemandera.»—«Afinquetesinformationssoientaussiexactesquepossible,sacheque,jusqu’àmaintenant,sept
naviresm’ont échappé.Toutefois, je crois que je parviendrai à en récupérer quelques-uns.En cequiconcernelesnavires-tarns,j’enaicapturéun,tonnavireamiralet,selonlerapportdemescapitaines,dix-huitouvingtontétécoulésougravementendommagés.Celasignifiequ’ilreste,surThassa,entredixetdouzenaviresappartenantàlaflotte.»
Àcemoment-là,ausommetdumâtdemisained’unnavirerondtoutproche,oùj’avaispostéunevigie,retentituncri:
«Douzevoiles!Douzevoilesparletravers!»«Ah,»fis-je,«douzenavires,enfait.»—«Ilsvontcombattre,»affirmal’amiral.«Tun’aspasencoregagné.»— « Il est probable qu’ils vont baisser leurmât, » admis-je. «Mais je ne crois pas qu’ils vont
combattre.»Ilmeregarda,lespoingsserrésmalgrésesmenottes.«Thurnock,»dis-je,«ordonneàdix-septnaviresd’alleràlarencontredenosamis.Deuxdenos
naviresresterontdel’autrecôtédelaflottedutrésor.LeDorna,pourlemoment,resteraici.Lesdix-septnaviresnedoiventpasengagerlabatailleaussilongtempsqueleDornanelesaurapasrejointset,quelles que soient les circonstances, si la bataille s’engage, mes navires ne doivent en aucun cass’éloignerdeplusdequatrepasangsdelaflotte.»
—«Oui,Capitaine!»tonnaThurnockquifitdemi-touret,passantsurlaplanche,gagnalepontduDornapuissedirigeaverslerâtelierdesdrapeaux,protégéetsituésouslechâteauavant.
Bientôt,lesdrapeauxflottèrentsurlesdrisses.Mesnaviressepréparaientàlabataille.Dix-septd’entreeuxcontournèrentlaflotteoubienfirent
demi-tourafind’affronterlesagresseurs.LesrameursduDornasetenaientprêts,aucasoùjeviendraisà bord.D’autres, armés de haches, se tenaient prêts à couper les câbles qui attachaient leDorna aunavireamiral.
«Ilsbaissentleurmât!»crialavigie.Un quart d’ahn plus tard, mes navires étaient en ordre de bataille. La flotte ennemie, les douze
navires, se trouvait, selon la vigie, qui disposait d’une lunette des Constructeurs, à environ quatrepasangs.
Lorsqu’ilsseraientàdeuxpasangs,jeregagneraileDorna.Je fis détacher les jambes de l’amiral et, ensemble, depuis le château avant de son navire, nous
regardâmeslesvaisseauxquivenaientsurnous.«Crois-tu,»demandai-je,«qu’ilsviendrontàmoinsdedeuxpasangs?»—«Ilsvontcombattre!»répondit-il.DameVivina,surlepointd’êtreattachéeàlaproue,setenaitprèsdenous,souslasurveillanced’un
marin,etregardaitégalementlesnavires.Puis l’amiral poussa un cri de rage etVivina, lamain sur la poitrine, les yeux emplis d’horreur,
laissaéchapper:«Non,non!»Lesdouzenaviresavaientfaitdemi-touretprisladirectiondeCos.—«Emmènel’amiral!»dis-jeàThurnock.L’amiralfutemmené.JemetournaiversDameVivina.Nosregardsserencontrèrent.«Qu’onl’attacheàlaproue!»ordonnai-je.
15
COMMENTBOSKRENTRA,TRIOMPHANT,APORTKAR
LEretouràPortKarfuteffectivementtriomphal.Jeportais lemauvede l’Amiral de laFlotte, bordéd’or auxmanches et aux lisières, ainsi qu’un
manteauassortietunlargechapeauàaigrettedorée.Je portais, au côté, une épée ornée de pierreries, ayant renoncé à celle que je portais depuis très
longtempsetaveclaquellej’avaisservilesPrêtres-Rois.PeuaprèsmonarrivéeàPortKar,j’avaismiscetteépéedecôtéetenavaisachetéd’autres.Ilmesemblaitquejen’avaisplusledroitdeportercetteépée.Elleavait tropdevaleur,etsonacierétait tropchargédesouvenirs.Ellemerappelaituneautrevie,celled’unimbécile,àlaquelle,ayantacquislasagesse,j’avaisrenoncé.Enoutre,etsurtout,avecsonpommeautoutsimpleetsalamedépourvuedegravures,elleneconvenaitpasàmaposition,celledenotabled’undespremiersportsdeGor.J’étaisBosk,individusimplemaisavisé,venuduMarais,quiavaitétonnéPortKar,éblouiet secoué lesCitésdeGorgrâceàsa ruseetàsa lame,puisgrâceàsafortuneetàsonpouvoir.
Mesdixnavireslancésàlapoursuitedesseptnaviresrondsmanquantsavaientréussiàenramenercinq,dontquatre,sanslemoindrediscernement,sedirigeaientdroitsurTelnus,principalportdeCos.Lemonde,medis-je,estpeupléd’imbéciles.Ilyalesimbécilesetilyalessageset,pourlapremièrefois,peut-être,jepouvaismecompterparmilesderniers.
Jemetenaisàlaprouedugrandnaviremauvequiavaitétélevaisseauamiraldelaflottedutrésor.Sur les toits et aux fenêtres des immeubles, une foule nombreusem’acclamait et, levant le bras, jerépondaisàsesapplaudissements.Lesnavires,enunefilemajestueuse,alignésderrièremoi,leDornaenpremier,suividesnavires-tarnspuisdesnaviresronds,àlarame,traversaientlentementlaville,parl’itinéraire triomphal que constituait le Grand Canal, passant même devant la Salle du Conseil desCapitaines.
Onavaitjetédesfleursdanslecanaletilentombaitsurlesnavires,jetéesparlesspectateurssurnotrepassage.
Lesapplaudissementsetlesacclamationsétaientassourdissants.J’avaisordonnéque,surmapartdutrésor,chaqueemployédel’arsenalrecevraitunepièced’oret
chaquecitoyenuntarskd’argent.Jelevailatêteverslesspectateurs,sourisetfissignedelamain.Prèsdemoi, joyaudemonbutin,exposéeà la foule,à seshuéesetà sesquolibets, attachéeà la
proue par les pieds et poings liés et par le cou et la taille, commeune esclave ordinaire, se trouvaitDameVivina,quiauraitdûdevenirUbaradeCos.
Raressontceux,medis-je,quiontconnuunteltriomphe.Et,aussimesquinquecelapuisseparaître,j’avaishâtederetrouverMidice,monesclavepréférée,
afinqu’elleadmiremanouvelletenueetmestrésors.J’étaisenmesuredeluioffrirdesparuresetdesbijouxàrendreuneUbarajalouse.J’imaginaissansdifficultésesyeuxpleinsd’admiration,lorsqu’elleprendraitconsciencede lapuissancedesonMaître,sa joie, l’ardeurqu’ellemettrait,désormais,àmeservir.
J’étaistrèscontent.Commeilestfacile,medis-je,dedevenirvéritablementunhomme,puissantetimpitoyable,égoïste
etavide.Ilsuffitdechasserleshésitationsetlesentravesques’imposentlesfaiblesetlesimbéciles,etdesquelleseux-mêmesetleurdestinsontprisonniers.ÀPortKar,pourlapremièrefois,j’avaistrouvélaliberté.
Jesaluai la foule.Des fleurs tombaient toutautourdemoi. Je regardai la jeune filleattachéeà laproue,monbutin.J’acceptaislesacclamationsdelafouleendélire.
J’étaisBosk,jepouvaisagiràmaguise,jepouvaisprendrecequimefaisaitenvie.Jeriais.PortKaravait-elledéjàconnuunteltriomphe?Jeramenaiscinquante-huitnavires : levaisseauamiral,à laproueduquelétaitattachéeVivina, le
Dornaetlesvingt-neufautresnaviresdemaflotteet,commebutin,chargésderichessesquiauraientpuconstituerlarançondevillesentières,vingt-septdestrentenaviresrondsquiconstituaientlaflottedutrésordeCosetdeTyros.Et,attachéesàlaprouedesquarantepremiersnaviresqui,leDornaentête,suivaientlevaisseauamiral,setrouvaientquarantebeautésdehautenaissance,quiauraientdûdevenirles demoiselles de compagnie de l’Ubara de Cosmais n’étaient plus, comme elle, que des esclavespromisesauferrougeetaucollier.
Jesaluaidelamainlafouleendélire.«VoiciPortKar,»dis-jeàVivina.Elleneréponditpas.La foule déchaînée riait, hurlait, jetait des fleurs, et le vaisseau amiral, dont les rames frappaient
régulièrementl’eau,avançaitmajestueusement, lacrêtedesonéperonécartantlesfleursquiflottaientsurl’eauducanal,entrelesimmeubles.
Jemetenaistrèsdroit,sousledélugedefleurs,etsaluailafouledelamain.«Sijeteplaçaisdansunetaverne,»dis-je,«ilestprobablequedesmilliersd’entreeuxferaientla
queueàlaporte,dansl’espoird’êtreservisparuneesclavequiauraitdûdevenirUbaradeCos.»—«Tue-moiplutôt!»lança-t-elle.Sansluirépondre,jefissigneàlafoule.«Mesdemoisellesdecompagnie?»demanda-t-elle,auboutd’unmoment.—«Esclaves,»répondis-je.—«Moi?»demanda-t-elle.—«Esclave,»répétai-je.Ellefermalesyeux.Pendantlescinqjoursqu’ilnousavaitfallupourrevenirduthéâtredenotreexploitàPortKar,en
raison de la lenteur des navires ronds,Vivina et ses demoiselles de compagnie n’étaient pas restéesattachéesauxprouesdesnavires.Je lesyavais faitmettreensignedevictoirepuis,ànouveau,pournotreentréeàPortKar.
Jemesouvinsque,cesoir-là,trèstard,àlalumièredestorches,j’avaisfaitdétacherVivina,puismel’étaisfaitamener.
Jel’avaisreçuedanslacabinedel’amiralquiétait,naturellement,surlevaisseauamiraldelaflottedutrésor.
«Simessouvenirssontexacts,»avais-jedit,assisaubureaudel’amiral,lenezdanssespapiers,« tu as dit, dans la salle du trônede l’Ubar deCos, que tu ne fréquentais pas les ponts denagedesnaviresronds?»
Ellem’avaitregardé.Ceuxdemeshommesquiétaientprésentsavaientri.Engénéral,lesdamesdehaut rangvoyagentdans lescabinesduchâteauarrièredesnavires rondsoudesnavires-béliers.Unecabineluxueusedecenavire,lenavireamiral,luiavait,naturellement,étéattribuée.
« Je t’ai demandé, ilme semble, » avais-je insisté, « si tu avais jamaisvisité la caled’unnavirerond?»
Elleneréponditpas.«Tuasréponduquecen’étaitpaslecas,sijemesouviensbien,»avais-jepoursuivi,«puisjet’ai
faitremarquerquetuenauraispeut-être,unjour,l’occasion.»—«Non!»s’était-elleécriée.«Jet’enprie,non!»Ensuite,jem’étaistournéversmeshommes.—«Conduisezcettedame,» leuravais-jeordonné,«sur leplusgrosnavire rond,celuidont les
rameurssontdesofficierscaptifsdelaflottedutrésor,etenchaînez-la,aveclesautrestrésors,danslacale!»
—«Jet’enprie,»avait-ellesupplié,«jet’enprie!»—«Jesuiscertainquecelateconviendraparfaitement,»avais-jeaffirmé.Elles’étaitredresséedetoutesataille.—«J’ensuisconvaincue,»avait-ellerépliqué.—«TupeuxconduireDameVivinaàsesappartements,»avais-jeditaumarinresponsabled’elle.—«Allons,jeunefille!»l’avait-ilconviée.FièrecommeuneUbara,elleavaitpivotésurelle-mêmeetl’avaitsuivi.Mais,avantdesortirdelacabine,surleseuil,elles’étaitretournée.—«Seuleslesesclaves,sijecomprendsbien,»avait-ellerelevé,«sontenchaînéesdanslacaledes
naviresronds?»—«Oui,»avais-jeconfirmé.Furieuse,elleavaitfaitdemi-touretsuivilemarin.Et,tandisquejetraversaisPortKarentriomphateur,jelaregardais.Jeconstataiqu’elleavaitànouveauouvertlesyeux.Attachéeàlaproue,ellepassaitlentementsousleshommes,lesfemmesetlesenfantsjuchéssurles
toits,quineseprivaientpasdelahueretdesemoquerd’elle.Jeramassaideuxtalenderstombéssurmonépauleetlesglissaisouslacordequiluiemprisonnaitle
cou.Cegesteplutàlafoule,quimanifestatumultueusementsajoie.«Non,»supplia-t-elle,«pasdetalenders.»—«Si,»répliquai-je,«destalenders!»Letalenderest,dansl’espritdesGoréens,associéàlabeautéetàlapassion.LesLibresCompagnes,
àl’occasiondelafêtedelaLibreCompagnie,portentsouventuneguirlandedetalenders.Parfois,lesesclavessoumisesmaistimides,semettentdestalendersdanslescheveuxafinquelemaîtrecomprennequ’ellessesontdonnéesàlui,qu’ellessontdevenuesEsclavesd’Amour.Glisserdestalenderssouslacordeentourantlecoud’unefilleattachéeàuneprouen’était,bienentendu,qu’uneraillerie,indiquantqu’elledeviendraitprobablementEsclavedePlaisir.
—«Quevas-tufairedemoi?»s’enquit-elle.—«Lorsque les trésorsaurontétévérifiés,contrôlésetévalués,cequidevraitprendrequatreou
cinq semaines, » expliquai-je, « tes demoiselles de compagnie et toi-même, enchaînées comme desesclaves, seront exposées, ainsi que l’inventaire du trésor et des échantillons, devant le Conseil desCapitaines.»
—«Nousfaisonspartiedubutin?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.—«Apparemment,Capitaine,»fit-elleremarquerd’unevoixglacée,«tuasencoreunbonmoisde
triomphedevanttoi.»—«Oui,»répondis-jeensaluantlafoule.«C’estvrai.»—«Queferas-tudenous, lorsquenousauronsétéexposéesdevantleConseildesCapitaines?»
s’enquit-elle.—«Iltefaudraattendrepourlesavoir,»déclarai-je.—«Jevois,»fit-elle.Puiselletournalatête.De nouvelles fleurs tombèrent, des acclamations retentirent, on hua et on injuria la jeune fille
prisonnière.Port Kar a-t-elle jamais vu un tel triomphe ? me demandai-je ; puis je répondis : Jamais,
probablement,et jesouris,car jesavaisquecen’étaitque lecommencement.L’apothéoseaurait lieuquatreoucinqsemainesplustard,lorsdesprésentationsofficiellesdevantleConseil,oùjerecevraislesplushautesdistinctions,entantquedigneCapitainedePortKar.
«VivePortKar!»criai-jeàlafoule.«VivePortKar!»crièrentlesspectateurs,«etviveBosk,AmiraldePortKar!»«ViveBosk!»crièrentmesgens.«ViveBosk,AmiraldePortKar!»Ilyavaitcinqsemainesquej’étaisrentréàPortKarentriomphateur.L’après-midimême, lesprésentationsofficielleset lescomptesde lavictoireetdubutin s’étaient
déroulésdanslaSalleduConseildesCapitaines.JemelevaiettendismongobeletdePaga,répondantausalutdemesgens.Lesgobeletss’entrechoquèrentetnousbûmes.Les distractions, les fêtes, les banquets et les honneurs se succédaient depuis cinq semaines. La
valeurdestrésorscapturésdépassaitlesestimationslesplusfolles,lescalculslesplusextravagantsdenos Scribes les plus cupides. Et, pendant l’après-midi, j’en avais vécu l’apothéose, dans la Salle duConseildesCapitaines,oùavaientétéofficiellementprésentéslesinventairesdubutinetdelavictoire,oùj’avaisreçulesélogesduConseilpourmesactes,ainsiquel’accoladelaplusconvoitée,celled’undigneCapitainedePortKar.
Denombreusesheuresplustard,aufestinorganiséenmonhonneur,jeportaisencoreaucoulelargeruban écarlate, avec son médaillon en or, frappé d’un navire-tarn à voile latine et des initiales, encursivegoréenne,duConseildesCapitainesdePortKar,endemi-cercledanslapartieinférieure.
JebusànouveauduPaga.J’étaiseffectivementunCapitainedignedePortKar.Je souris intérieurement.Tandis qu’onvidait unepar une les cales des navires ronds, évaluant et
enregistrantleurcontenu,descentainesd’hommes,dontl’immensemajoritém’étaitinconnue,avaientproposé de devenir mes clients. On m’avait proposé des dizaines d’affaires commerciales oufinancières. D’innombrables individus s’étaient présentés chez moi dans l’espoir de me vendre desplans,despropositionsoudesidées.MesgardesavaientmêmechasséTersites,l’Architectenavalfouetà demi aveugle qui tenait absolument à transformer les navires-tarns, comme s’il était possibled’améliorerdesnaviresaussibeaux,rapidesetefficaces.
Enoutre,tandisquejemelançaisdanslapiraterie,lapositionpolitiqueetmilitaireduConseil,auseinde laCité, s’était renforcée.Enpremier lieu, laGardeduConseil, dotéed’ununiformedistinct,
avaitétéconstituéeettenaitlieu,enfait,depolicedelaCité.LaGardedel’Arsenal,toutefois,peut-êtreenraisondelatradition,restauncorpsdistinct,uniquementresponsabledel’arsenaletcompétentdanssonenceinte.Ensecond lieu, lesquatreUbars :Chung,Eteocles,NigeletSulliusMaximus,dont lespouvoirsavaientétéconsidérablementréduitsàlasuiteducoupdeforcemanquéd’HenriusSevarius,avaientapparemmentacceptélasuprématieduConseil.Detoutemanière,pourlapremièrefoisdepuisdenombreusesannées,iln’yavaitqu’unseulpouvoirsouverainàPortKar:leConseil.Parconséquent,ses décisions, et ses décisions seules, avaient force de loi. Une unification identique s’était,naturellement,imposéeauxinspectionsetauximpôts,auxamendesetàlaréglementation,auxcodesetauxtribunaux.Pourlapremièrefois,depuisdenombreusesannées,onpouvaitêtresûrquelaloiseraitla même sur les deux rives d’un canal donné. Un peu plus tôt, les forces d’Henrius Sevarius,commandéesparClaudius,originairedeTyros,avaientétéchassées,parlesforcesduConseil,detoutesleursplaces fortes,à l’exceptiond’uneseule,une immenseforteressedont lesmuraillessedressaientdansleGolfedeTamberlui-mêmeetquiabritait lesdouzenaviresdont ilpouvaitencoredisposer.Ilétaitprobablementpossibledeprendrecette forteressed’assaut,mais lespertesauraientétéénormes.ParconséquentleConseil,l’ayantentouréed’unedoublerangéedemurailles,surterre,etayantmisenplaceunblocusmaritime,grâceauxnaviresdel’Arsenal,choisitd’attendre.Letempspendantlequellaforteressepourraittenirdépendaitdel’importancedesaréserved’eaudouce,delaquantitédepoissonqui pourrait pénétrer dans sonport intérieur et de la quantité de farine entreposéedans ses tours.LeConseil,leplussouvent,netenaitpascomptedelaforteressedeSevarius.C’était,enfait,laprisondeceuxquisetrouvaientàl’intérieur.LeConseilcroyait,naturellement,qu’HenriusSevariuslui-même,lejeunegarçonquiétaitlevéritableUbar,s’ytrouvaitégalement.
Je levai la tête.Le jeuneesclave,Poisson, était sorti de la cuisine, tenant au-dessusde la têteungrandplatd’argentsurlequelsetrouvaituntarskrôti,fumantetcroustillant,luisantdanslalumièredestorches,unlarmadanslagueule,farciauxsuisetauxtur-pah.
Leshommescrièrent,luiordonnantdeveniràleurtable.C’était près de la dernière forteresse d’Henrius Sevarius qu’étaient sortis Lysias, Henrak et les
autres,chargésdusacqu’ilsavaientjetédanslecanal,sacduquelj’avaisfaitsortirlejeunegarçon.Poissonposaletarskrôtidevantleshommes.Ilétaitensueur.Ilneportaitqu’unesimpletuniquede
rep.Ilavait,aucou,uncollierplat.Jel’avaisfaitmarquerauferrouge.Les hommes le renvoyèrent, afin qu’il aille chercher un autre tarsk rôti sur la broche qu’il avait
tournée,lentement,pendanttoutl’après-midi.Ils’éloignaenhâte.Il n’avait pas accepté facilement sa condition d’esclave. LeMaître de Cuisine avait dû le battre
souvent.Un jour, alorsqu’il était esclavechezmoidepuis trois semaines, laportedema salled’audience
s’étaitouverteavecfracasetilétaitentréinopinément,lesoufflecourt,leMaîtredeCuisinearméd’ungrosbâtonsursestalons.
«Pardonne-moi!»s’étaitécriéleMaîtredeCuisine.—«Capitaine!»avaitlancélejeunegarçond’unevoiximpérieuse.LeMaître de Cuisine, furieux, l’avait empoigné par les cheveux et avait levé le bras, prêt à le
frapper.Jeluiavaisfaitsignedes’abstenir.LeMaîtredeCuisine,contrarié,s’étaitreculé.—«Queveux-tu?»avais-jedemandéaujeunegarçon.—«Tevoir,Capitaine,»avait-ilrépondu.—«Maître,»avaitrectifiéleMaîtredeCuisine.—«Capitaine,»avaitinsistélejeunegarçon.—«Normalement,»avais-jefaitremarqueraujeunegarçon,«l’EsclavedeCuisinequisouhaite
s’entreteniravecsonMaîtrepasseparleMaîtredeCuisine.»—«Jesais,»avaitrépondulejeunegarçon.—«Pourquoinel’as-tupasfait,alors?»avais-jerelevé.—«Jel’aifait,»avaitrépliquélejeunegarçond’unairdedéfi,«denombreusesfois!»—«Et,»intervintleMaîtredeCuisine,«j’airefusé.»—«Quelleestsarequête?»avais-jedemandéauMaîtredeCuisine.—«Iln’apasvoulumeledire,»avaitsoulignécelui-ci.— « Comment, dans ces conditions, » avais-je fait remarquer au jeune garçon, « le Maître de
Cuisineaurait-ilpujugersil’audienceétaitounonnécessaire?»Lejeunegarçonbaissalatête.—«Jevoulaisteparlerseulàseul,»avait-illâché.Je n’y étais pas opposémais, bien entendu, en tant queMaître de laMaison, il me fallait tenir
comptedesprérogativesduMaîtredeCuisinequi,danssondomaine,estl’émanationdemonautorité.—«Situparles,»avais-jedoncdéclaré,«ceseradevantTellius.»Lejeunegarçon,lespoingsserrés,fixalesol.Puis,n’ytenantplus,ilavaitlevélatêteetsoufflé:—«Jevoudraisapprendrelesarmes.»Jefusstupéfait.Telliuslui-même,leMaîtredeCuisine,enrestasansvoix.«Jevoudraisapprendrelesarmes,»avaitrépétélejeunegarçon,avecplusd’assurance.—«Lesesclavesn’apprennentpaslesarmes,»avais-jesouligné.—«Teshommes,»dit-il,«Thurnock,Clitusetd’autres,ontpromisdem’apprendre,situleuren
donneslapermission.»Ilbaissalatête.L’absurditédecetteidéeprovoqualessarcasmesduMaîtredeCuisine.—«Tuferaismieux,»avait-illancé,«d’apprendreletravaildelacuisine!»—«Travaillerait-ilmal,àlacuisine?»m’étais-jeenquis.—«Oui!»avaitréponduleMaîtredeCuisine.«Ilestparesseux.Ilestlentetstupide.Ilfautle
battresouvent.»Lejeunegarçon,furieux,avaitrelevélatête.—«Jenesuispasstupide!»déclara-t-il.Jeleregardaid’unairabsent,commesijenel’avaispasreconnu.—«Commentt’appelles-tu?»avais-jedemandé.Ilm’avaitdévisagé.Puisilrépondit:—«Poisson.»Jelaissaicroirequesonnomvenaitdemerevenir.—«Oui,»fis-je,«Poisson.Cenomteplaît-il?»avais-jerelevé.—«Non,»répondit-il.—«Commentaimerais-tut’appeler,»demandai-je,«situavaislechoix?»—«Henrius,»répliqua-t-il.LeMaîtredeCuisineavaitri.—«C’estunnombienpompeuxpourunEsclavedeCuisine,»fis-jeremarquer.Lejeunegarçonseredressadetoutesataille.Je savais que Thurnock, Clitus et d’autres avaient de l’affection pour le jeune garçon. J’avais
entendudirequ’ils’échappaitsouventdelacuisinepourregarderlesnavires,dansleportintérieur,oubienleshommesàl’entraînement.LeMaîtredeCuisineavaiteufortàfaire,aveclui,jen’endoutaispasuninstant.Telliusavait,etméritait,toutemasympathie.
Jedévisageailejeunegarçon,sescheveuxblonds,sesyeuxbleus,francsetsuppliants.C’étaitunjeunehommemince,auxmembreslongs,quiseraitpeut-êtrecapabledemanierunelame,
avecdel’entraînement.Seulesdeuxpersonnes,endehorsdemoi,connaissaientsavéritableidentité.Jesavaisquiilétait,de
mêmequeThurnocketClitus.Lejeunegarçon,poursapart,ignoraitquenoussavions.Enréalité,dufait que sa tête étaitmise à prix par leConseil, il avait de bonnes raisons de dissimuler sa véritableidentité.Pourtant,dansunsens,iln’avaitpasd’autreidentitévéritablequePoisson,jeuneesclave,carilavait été réduit en esclavage et l’esclave n’a d’autre identité que celle que sonmaître veut bien luidonner.Auxyeuxdelaloigoréenne,l’esclaveestunanimal;iln’aaucundroit;sonnom,maissavieégalement,dépendentdesonmaître;celui-cipeuts’endébarrasserouledétruireàtoutmoment,s’illesouhaite.
«L’esclavenomméPoisson,»avais-jeditauMaîtredeCuisine,«s’estprésentéàmoisansyavoirétéinvitéet,àmonavis,nes’estpasmontréassezrespectueuxvis-à-visduMaîtredeCuisine.»
Lejeunegarçon,luttantcontreleslarmes,nemequittaitpasdesyeux.«Parconséquent,»avais-jerepris,«ilserabattu.»Lejeunegarçon,lespoingsserrés,baissalatête.«Et,àpartirdedemain,»avais-jepoursuivi,«sisontravail,àlacuisine,donneentièresatisfaction,
etàcetteseulecondition,ilauraledroitd’apprendrelesarmesuneahnparjour.»—«Capitaine!»s’écrialejeunegarçon.—«Etcetteahndetravail,»avais-jeajouté,«devraêtrerécupéréelesoir.»—«Bien,Capitaine!»entérinaleMaîtredeCuisine.—«Jevaistravailler,Tellius,»avaitpromislejeunegarçon.«Jevaistravaillermieuxquetousles
autres!»—«Trèsbien,jeunehomme,»relevaTellius,«nousverrons.»Lejeunegarçons’étaittournéversmoi.—«Merci,»dit-il,«Capitaine.»—«Maître,»rectifiaTellius.—«Nepourrais-jepas,»demandalejeunegarçon,«t’appeler:Capitaine?»—«Situlesouhaites,»répondis-je.—«Merci,»dit-il,«Capitaine.»—«Tupeuxdisposer,Esclave,»déclarai-je.—«Oui,Capitaine!»répondit-il.Puisilavaitfaitdemi-tourets’étaitéloigné,suiviparleMaître
deCuisine.—«Esclave!»avais-jecrié.Lejeunegarçonpivotasurlui-même.«Situesadroitauxarmes,»dis-je,«jechangeraipeut-êtretonnom.»—«Merci,Capitaine,»répondit-il.—«Nouspourrionspeut-êtret’appelerPublius,»suggérai-je,«oubienTellius.»—«Épargnez-moicela,Capitaine!»s’écriaTellius.—«Ouencore,»repris-je,«Henrius.»—«Merci,Capitaine,»ditlejeunegarçon.—«Mais,»ajoutai-je,«pourporteruntelnom,quiestprestigieux,ilfaudraitêtretrèsadroitaux
armes.»—«Jeleserai!»s’écria-t-il.«Jeleserai!»Puislejeunegarçonseretournaetsortitencourantjoyeusement.LeMaîtredeCuisinem’avaitregardéavecunsourireironique.—«Jen’aijamaisvu,»déclara-t-il,«unesclaveaussipresséd’êtrebattu!»—«Moinonplus,»reconnus-je.Revenuaufestindemavictoire,jebusànouveauduPaga.J’aieu,medis-je,enautorisantlejeune
garçonàapprendrelesarmes,unmomentdefaiblesse.Jen’avaispasl’intentiondemelaisseralleràd’autresmomentsidentiques.
Jeregardailejeunegarçonquiapportaitunautretarskrôti.Non,medis-je,jen’auraisjamaisdûêtreaussiindulgentavecunesclave.Jenem’autoriseraisplusdetelsmomentsdefaiblesse.Je tripotai le large ruban écarlate et le médaillon qui y était suspendu, lequel était frappé d’un
navire-tarnetdesinitialesduConseildesCapitainesdePortKar.J’étaisBosk,Pirate,AmiraldePortKar,probablementundeshommes lesplus richeset lesplus
puissantsdeGor.Non,jenemelaisseraisplusalleràdetelsmomentsdefaiblesse.Jetendismongobeletd’argentincrustéderubisàTelimaqui,deboutprèsdemonfauteuilimposant
commeuntrône,leremplit.Jenelaregardaipas.JeregardailatableoùThurnock,avecsonesclave,Thura,etClitusavecsonesclave,Ula,buvaient
et riaient.ThurnocketClitusétaientbons,mais ilsétaient stupides. Ilsétaient faibles. Jemesouvinsqu’ils s’étaientprisd’affectionpour le jeunegarçon,Poisson, etqu’ils l’avaient aidéà apprendre lesarmes.Detelshommesétaientfaibles.Ilsn’avaientpasl’étoffed’unCapitaine.
Jemecarraidansmongrandfauteuil,ungobeletdePagaàlamain,regardantlapièce.Elleétaitpleinedetablesetmesgensfestoyaient.Dansuncoin,desMusiciensjouaient.Ilyavait,devantmagrandetable,unespacedégagéoù,detempsentemps,pendantlasoirée,des
attractionsavaientétéprésentées,deschosessimplesqu’ilm’étaitmêmearrivédetrouverdistrayantes:des cracheurs de feu, des avaleurs de sabres, des jongleurs et des acrobates, des magiciens et desesclavesqui,montéssurlesépauleslesunsdesautres,sebattaientavecdesvessiesdetarskgonfléesetfixéesauboutd’unbâton.
«Buvons!»criai-je.Unenouvellefois,onlevalesgobeletsetontrinqua.Je regardai la longue tableet, toutaubout,àdroite,seulesurun longbanc,se tenaitLuma,mon
esclaveetchefcomptable.PauvreLuma,medis-je,maigreetsanscharme,avecsatuniquedeScribeetsoncollier.Commeellen’étaitpasàsaplace,dansunetaverne!Pourtant,ellesavaittenirlescomptesetdirigerlesaffairesd’unegrandeMaisonet,grâceàelle,mafortuneavaitbeaucoupaugmenté.Jeluidevaistellementque,cesoir-là, je luiavaispermisdeprendreplaceàlagrandetable.Aucunhommelibre, naturellement, n’accepta de s’asseoir près d’elle.Enoutre, soucieuxdene vexer nimes autresScribesnimesgens, je luiavaisfaitmettrelesmenottesetpasseraucouunechaînedontl’extrémitéétaitfixéeàlalourdetable.Etc’estainsiqueLuma,ellequiétaitpeut-êtreledeuxièmepersonnagedelaMaison, après sonmaître, avec nous et, pourtant, enchaînée, seule et à l’écart, prit part au festincélébrantmavictoire.
«DuPaga!»réclamai-je,tendantmongobelet.TelimameversaduPaga.«VoiciunChanteur!»lançaundemeshommes.Celam’irrita,maisjenem’occupaisguèredelasélectiondesattractionsqu’onmeprésentait.«C’estunexcellentChanteur,»ditTelima,derrièremoi.Soninterventionm’irrita,elleaussi.—«VachercherdesgrappesderaisinTaàlacuisine!»ordonnai-je.—«Jet’enprie,monUbar,»dit-elle,«permets-moiderester.»—«JenesuispastonUbar,»répliquai-je,«jesuistonMaître!»—«Jet’enprie,Maître,»pleurnicha-t-elle,«autoriseTelimaàrester.»—«Trèsbien,»fis-je.
Lesilencesefit.L’hommeavaiteulesyeuxcrevés,parSulliusMaximus,disait-on,quicroyaitquelacécitéaméliore
la qualité des chants d’un Chanteur. SulliusMaximus, qui se piquait de poésie, était un homme degrandecultureetsonopinion,surde tellesquestions,étaitextrêmementrespectée.Quoiqu’ilensoit,quellequesoit lavérité, leChanteur,danssonobscurité,était seulavecseschansons. Iln’avaitplusqu’elles.
Jeleregardai.Ilportaitlesrobesdesacaste,celledesPoètes,etonignoraitdequelleCitéilvenait.Beaucoupde
Chanteursvontd’unendroità l’autre,échangeant leurschansonscontreduvinetde l’amour. J’avaisconnu,denombreusesannéesauparavant,unChanteurquis’appelaitAndréasdeTor.
Nousentendionslegrésillementdestorches,puisleChanteurcaressasalyre.Jechantelesièged’Ar,ArlaLuisante.Jechantelesjavelotsetlesmursd’Ar,ArlaGlorieuse.LeslonguesannéesdusiègedelaCité,Lesièged’Ar.LesspiresetlestoursD’Arl’indomptable,Jechante.Jen’avaispasenvied’écoutersachanson.JeregardaisfixementmongobeletdePaga.LeChanteur
continua.JechanteTalenaauxcheveuxnoirs,LafureurdeMarlenus,Ubard’Ar,D’ArlaGlorieuse.Jenevoulaispasécoutersachanson.Jeconstataiaveccolèrequelesautresétaientcaptivés,qu’ils
concentraienttouteleurattentionsurcesfadaises,lesbruitssortisdelabouched’unaveugle.EtjechanteceluiDontlachevelureétaitcelled’unlarlausoleil,Quiestvenuauxmursd’Ar,ArlaGlorieuse,Luiquis’appelaitTarldeBristol.Jejetaiuncoupd’œilàTelima,quisetenaitprèsdemongrandfauteuil.Sesyeuxétaientmouillés,
elle buvait la chanson. Ce n’est qu’une fille de rencier,me dis-je. Elle n’avait probablement jamaisécoutéunChanteur.J’eusenviedelarenvoyeràlacuisinemaisnelefispas.Elleavaitposélamainsurmonépaule.Jenemontraipasquejem’enétaisaperçu.
Et,tandisquelestorchesseconsumaientsurleurssupportsscellésauxmurs,leChanteurcontinua,évoquantPa-Kur,MaîtreAssassin,chefdeshordesquise jetèrentsurAraprès levoldesaPierreduFoyer ; il évoqua également les drapeaux et les casques noirs, les étendards levés, le soleil seréfléchissantsurlespointesdresséesdeslances,lestoursd’assautetlesactesdebravoure,lescatapultes
de bois de Ka-la-na et de Tem, le tonnerre des tharlarions de guerre, le grondement rythmé destambours,lemugissementdestrompettes,lefracasdesarmes,lescrisdeshommes;etilévoqua,aussi,l’amourdeshommespourleurvilleet,stupidement,ignoranttoutdeshommes,ilcélébraleurbravoure,leurloyautéetleurcourage;et ilévoqualesduels;cesduelsquisedéroulèrentsurlesmursmêmesd’AretàlaGrandePorte;etlesduelsàmortdestarniersau-dessusdesspiresd’Ar;etunautreduel,qui eut lieu au sommet du Cylindre de Justice d’Ar, opposant Pa-Kur à celui qui, dans la chanson,s’appelaitTarldeBristol.
«PourquoimonUbarpleure-t-il?»demandaTelima.—«Tais-toi,Esclave!»ordonnai-je.D’ungestebrusque,j’écartaisamain,poséesurmonépaule.
Elleretiravivementlamain,commesiellevenaitdeserendrecomptequ’elleétaitlà.LeChanteuravaitterminé.«Chanteur!»criai-je,«ceTarldeBristolexiste-t-ilvraiment?»LeChanteur,surpris,setournaversmoi.—«Jenesaispas,»répondit-il.«Peut-êtren’existe-t-ilquedanslachanson.»Jeris.JetendismongobeletàTelimaqui,unefoisdeplus,leremplitdePaga.Jemelevai,tendismongobeletetmesgensm’imitèrent.—«Ilyal’oretl’acier!»criai-je.—«L’oretl’acier!»crièrentmesgens.Nousbûmes.—«Etleschansons!»ajoutaleChanteuraveugle.Lesilencesefit.JeregardaileChanteur.—«Oui,»fis-je,levantmongobeletdanssadirection,«etleschansons.»Mesgenspoussèrentdescrisdejoieetnousbûmesànouveau.Aprèsavoirreprismaplace,jedisauxesclaves:« Soignez bien leChanteur ! » Puis jeme tournai vers Luma, esclave et chef comptable dema
Maison,entravéeetenchaînéeàlatable,etajoutai,àsonintention:«Demain,avantd’êtrerenvoyé,leChanteurrecevradixpiècesd’or.»
—«Oui,Maître,»réponditlajeunefemme.—«Merci,Capitaine!»s’écrialeChanteur.Mesgenscélébrèrentbruyammentmagénérosité,beaucoupd’entreeuxsefrappantl’épaulegauche
aveclepoingdroit,manièregoréenned’applaudir.Deux esclaves aidèrent le Chanteur à descendre de la chaise haute où il s’était installé, puis le
conduisirentàunetablesituéeàl’autreextrémitédelasalle.JebusencoreduPaga.J’étaisfurieux.Tarl de Bristol n’existait que dans les chansons. Aucun homme vivant ne lui ressemblait. Il n’y
avait,enfindecompte,quel’oretl’acier,etpeut-êtrelecorpsdesfemmesetpeut-être,àlarigueur,leschansons,cessonsdépourvusdesensquisortentparfoisdelabouchedesaveugles.
J’étaisredevenuBoskduMarais,Pirate,AmiraldePortKar.Je tripotai lemédaillon d’or frappé d’un navire-tarn à voile latine et des initiales duConseil des
CapitainesdePortKar,endemi-cercledanslapartieinférieure.«Sandra!»criai-je.«Qu’onaillechercherSandra!»Lesconvivesacclamèrentcettedécision.Je regardai autour de moi. C’était un véritable festin de victoire. Toutefois, j’étais furieux que
Midice ne soit pas auprès de moi. Elle s’était sentie mal et avait demandé à rester dans mon
appartement,permissionquejeluiavaisaccordée.Tabétaitégalementabsent.IlyeutuntintementdeclochettesetSandra,danseusedePortKarquej’avaisdécouvertedansla
taverne,puisachetée,principalementpourmeshommes,s’immobilisadevantmoi,sonMaître.Jelaregardaid’unairamusé.Commeellevoulaitmeplaire!EllevoulaitdevenirPremièreFille,maisjel’avaislaisséeauxhommes.Midice,magnifique,brune,
minceetauxjambesmagnifiques,étaitlaPremièreFilledemaMaison,monesclavepréférée.EtTabétaitmonPremierCapitaine.
Toutefois,Sandran’étaitpasinintéressante.Elleavait lespommetteshautes,desyeuxnoirsetétincelants,descheveuxde jaiscoiffésenhaut
chignon.Elleétaitenveloppéedansunlargemanteaudesoiejaune,opaqueetluisante.Aumomentoùelles’étaitapprochée,j’avaisentenduletintementdesclochettesfixéesàsespoignets,seschevillesetsoncollier.
Unpeudeconcurrence,medis-je,neferaitpasdemalàMidice.Parconséquent,jesourisàSandra.Ellemeregarda,ledésirdeplaireetleplaisiréclairantsonvisage.«Tupeuxdanser,Esclave!»dis-je.CeseraitlaDansedesSixCordes.Ellesedébarrassadesonmanteaudesoieetselaissatomberàgenouxdevantlagrandetableetle
fauteuil,entrelesautrestables,latêtebaissée.Elleportaitcinqmorceauxdemétal:soncollieretdesanneauxauxpoignetsetauxchevilles.Desclochettesd’esclaveétaientfixéesaucollieretauxanneaux.Elle leva la tête et me regarda. Les Musiciens se mirent à jouer. Six hommes, munis chacun d’unmorceaudecorde,sedirigèrentverselle.Lessixcordesfurentattachéesrespectivementàsespoignets,àseschevillesetautourdesataille;puis,chacuntenantl’autreextrémitédelacorde,lessixhommess’immobilisèrent près d’elle, trois de chaque côté. Elle était ainsi encerclée, chaque homme tenantl’extrémitéd’unedescordesquil’entravaient.
JeregardaiThura.Jemesouvinsque,surl’îlederence,elleavaitétécapturéegrâceàdesbouclessemblablesàcellesquienserraientlatailledeSandra.Thuraregardaitattentivement.
C’était,d’ailleurs,lecasdetouslesconvives.Puis,somptueusement,semblableàunechatte,commeunefemmequis’éveille,Sandra tendit les
bras.Ilyeutunéclatderire.Onauraitditqu’elleignoraitqu’elleétaitattachée.Lorsqu’ellevoulut ramener lesbras le longducorps, cela lui fut impossiblependantun trèsbref
instant et elle fronça les sourcils, contrariée, étonnée, puis fut autorisée à bouger comme elle lesouhaitait.
Jeris.Elleétaitsuperbe.Puis, toujours agenouillée, elle leva la main, la tête rejetée en arrière, avec insolence, vers sa
chevelure, afin d’en retirer une des épingles travaillées, dont la tête était sculptée dans une corne dekailiauk,quilaretenaient.
Ànouveau,lacorde,celledesonpoignetdroit,arrêtasamain,pendantunbrefinstant,àquelquescentimètresdesescheveux.
Ellefronçalessourcils.Ilyeutdesrires.Bientôt, tantôt sans entrave, tantôt empêchée d’agir immédiatement, elle eut retiré toutes les
épingles. Ses cheveux étaient beaux, souples, longs et noirs. Du fait qu’elle était à genoux, ils luitombaientsurleschevilles.
Puis,àdeuxmains,ellelevasachevelureau-dessusdelatêtepuis,soudain,leshommesayanttirésurlescordesdesespoignets,lachevelureretomba,libreetsouple,sursondos.
Furieuse,désespérée,elletentaunenouvellefoisdeleversescheveuxau-dessusdelatête,maislescordes,luiécartantlesbras,l’enempêchèrent.Ellelutta.Lescordesl’obligeaientàgarderlescheveuxdéfaits.
Puis, comme prise de panique et de fureur, comme si elle venait de comprendre qu’elle étaitprisonnière,elleselevad’unbondettenta,aurythmedelamusique,d’échapperauxcordes.
LesdanseusesdePortKar,medis-je,sontlesplusbellesdeGor.Sombre et dorée, luisante, poussant des cris, tapant du pied, elle dansa, sa beauté entravée
transcendantlalumièredestorchesetletintementdesclochettes.Ellepivota,tournoya,bonditetparut,parinstants,presquelibremais,toujours,lescordescruelles
luirappelaientsaconditiondeprisonnière.Parfois,ellesejetaitsurundeshommes,maislesautresnelalaissaientpasallerjusqu’àlui,carellen’étaitqu’unebelleesclaveprisonnièred’unréseaudecordes.Ellesecontorsionna,cria,tentadesedébarrasserdescordes,maisellen’yparvintpas.
Finalement,petitàpetit,tandisqu’augmentaientsacrainteetsaterreur,leshommes,unpoingaprèsl’autre, tendirent les cordesqui la retenaientprisonnièrepuis, soudain, rapidement, l’attachèrent et lalevèrentau-dessusdeleurstêtes,esclavecaptive,présentantsoncorpsarquéetattachéauxconvives.
Ilyeutuntonnerred’acclamationsetnombreuxfurentceuxquisefrappèrentl’épauleaveclepoing.Elleavaitétévéritablementsuperbe.Puisleshommeslaportèrentjusqu’àmatableetmelaprésentèrent.«Uneesclave!»ditl’und’eux.—«Oui,»s’écrialadanseuse,«uneesclave!»Aprèsundernieraccord,lamusiquesetut.Lesapplaudissementsetlescrisétaientassourdissants.J’étaisparfaitementsatisfait.—«Détachez-la!»ordonnai-jeauxhommes.Ils obéirent et, rapidement, souple comme une chatte, elle se dirigea vers mon fauteuil et
s’agenouilla à mes pieds. Elle leva les yeux, le visage couvert de sueur, le souffle court, les yeuxétincelants.
«Toninterprétationn’étaitpasdépourvued’intérêt,»dis-je.Elleposalajouesurmongenou.«DuvindeKa-la-na!»criai-je.Onapportaunecoupe.Puisjelaprisparlescheveux,luitirailatêteenarrièreetluiversailevin
danslabouche,enrépandantunpeusursonvisageetsoncorps.Ellemeregarda,laboucheluisantedevin.—«T’ai-jeplu?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.—«Nemerendspasàteshommes,»supplia-t-elle.«GardeSandrapourtoi.»—«Nousverrons,»répondis-je.—«SandraatrèsenviedeplaireauMaître,»reprit-elle.Petitemaligne,medis-je.«Tunet’esserviqu’unefoisdeSandra,»poursuivit-ellesuruntonboudeur.«Cen’estpasjuste.»
Ellelevalesyeux.«SandraestmeilleurequeMidice,»ajouta-t-elle.—«Midice,»fis-jeremarquer,«esttrèsbonne.»—«Sandraestmeilleure,»insista-t-elled’unevoixenjôleuse.«EssaieSandraettuverras.»—«Peut-être,»dis-je.Je luicaressairudement lescheveuxet l’autorisaiàresteràgenouxprèsdubrasdemonfauteuil.
D’autresesclavesqui,entrelestables,faisaientleservice,luijetèrentdesregardsenvieuxethaineux.Commeunechattesatisfaite,elles’agenouillaprèsdemonfauteuil.
«L’or,Capitaine!»annonçaundesgardesdemontrésor.J’avaispréparéunesurpriseàl’intentiondemesgens,encettenuitdefestinetdevictoire.Ilmonta, péniblement, sur l’estradequi supportaitma table etmon fauteuil, un lourd sacde cuir
pleindedisquesd’orautarn,pesantledoubledupoids,frappésauxarmesdeCos,deTyros,d’Ar,dePortKaretmêmedelalointaineThentisoudelaCitéisoléedeTuria,toutauSud.Ilposalesacprèsdemon grand fauteuil. Rares furent ceux qui remarquèrent sa présence, à l’exception de ceux qui setrouvaientprèsdemoi.
«Allezchercherl’esclavedeTyros!»criai-je.Desriress’élevèrent.Jetendismongobelet,maispersonneneleremplitdePaga.Furieux,jeregardaiautourdemoi.J’appelaiuneesclavequipassait.«Oùestl’esclaveTelima?»demandai-je.—«Elleétaitlàilyauninstant,»réponditlafille.—«Elleestalléeauxcuisines,»précisauneautre.Jeneluiavaispasdonnélapermissiondepartir.—«JevaisteservirduPaga,»intervintSandra.—«Non!»répliquai-je,éloignantmongobelet.Puisjemetournaiversunedesesclaves.«Que
Telimasoitbattue,»ajoutai-je,«etenvoyéeici.Jeveuxêtreservi!»—«Oui,Maître,»ditlajeunefemmequis’éloignaencourant.Sandrabaissalatête,furieuse,boudeuse.—«Renonceàcetteattitude,»dis-je,«sinon,jeteferaibattre,toiaussi.»—«C’estseulement,Maître,»répondit-elle,«quej’aienviedeteservir.»Jeris.C’étaitvraimentunepetitemaligne.—«DuPaga?»m’enquis-je.Ellemeregarda,lesyeuxsoudainplusbrillants,leslèvreslégèrementouvertes.—«Non,»répondit-elle,«duvin.»—«Jevois,»fis-je.Ilyeutuntintementdechaîneset,souslesacclamationsdesconvives,DameVivinafutconduite
devantmoi.Ilyeutunmouvement,prèsdemoi,etjeconstataiqueTelimaavaitreprissaplace.Sesyeuxétaient
pleinsdelarmes.LebâtonduMaîtredeCuisineluiavaitprobablementlaisséquatreoucinqmarquessurledos.Samincetuniquederepnepouvaitguèrelaprotégerdescoupsdebâton.JeluitendismongobeletetelleleremplitdePaga.
JedévisageaiDameVivina.Touslesregardsétaienttournésverselle.Lesesclaveselles-mêmesavaientquittélescoinssombres
delasalleets’étaientrassembléesderrièrelestablesafindelaregarder.JeremarquaiPoisson,lejeuneesclave.
Jeregardailajeunefille.C’étaitlejoyaudemonbutin.Pendant l’après-midi, je l’avais présentée, en compagnie de ses demoiselles d’honneur, toutes
chargéesdechaînesd’esclave,aumêmetitrequedeséchantillonsdestrésorsdelaflottedutrésor,ainsiquelescomptess’yrapportant,auConseildesCapitainesdePortKar.Ellesétaientmagnifiques,dansleurs chaînes d’esclave en argent, les poignets attachés dans le dos avec des menottes en or,agenouilléescommedesEsclavesdePlaisirparmilesbijoux,l’or,lessoieriesetlestonneletsd’épices.CellequidevaitdevenirUbaradeCosn’étaitplusquebutinàPortKar.
«Bonsoir,DameVivina,»dis-je.
—«Est-celàlenomquetuasdécidédemedonner?»demanda-t-elle.En fin d’après-midi, en revenant duConseil, je l’avais faitmarquer au fer rouge et lui avais fait
mettreuncollier.Deboutdevantmoi,outrelamarqueetlecollier,ellen’avaitquedesmenottesd’esclave.Elleétaittrèsbelle.—«Retire-luilesmenottes,»dis-jeàl’hommequil’avaitconduitedevantmoi.Ilobéit.«Détache-luilescheveux,»ajoutai-je.Ilobéit;sescheveuxserépandirentsursesépaulesetmeshommespoussèrentdescrisdejoie.«Àgenoux!»ordonnai-je.Elleobéit.«Tut’appellesVina,»déclarai-je.Ellebaissalatête,acceptantlenomquejevenaisdeluidonner.Puiselleseredressa.—«JeféliciteleMaître,»dit-elle.«Cenomconvientparfaitementàuneesclave.»—«Commentt’appelles-tu?»demandai-je.—«Vina,»répondit-elle.—«Quelleesttaqualité?»m’enquis-je.—«Esclave,»répondit-elle.—«Quellessonttesattributions,Esclave?»demandai-je.—«LeMaîtrenemel’apasencoredit,»répondit-elle.Je la regardai. J’avais également faitmarquer ses demoiselles de compagnie, après la réuniondu
ConseildesCapitaines.Ellesétaientenchaînéesdansmademeure.Jen’avaispasencoredécidécequejeferaisd’elles.Peut-êtrelesrépartirais-jeparmimesofficiersoulesdonnerais-jeàmeshommes.Ellespourraient servird’enjeuoubien jepourraisendonneruneen récompenseàceuxquimeserviraientbien, incitantainsi lesautresàsemontrerpluszélésencore. J’avaiségalementenvisagéd’ouvrirunetaverne,aucentredelaCité,laplussomptueusedePortKar,quejepourraisappeler:LaTavernedesQuaranteDemoiselles. Rares seraient, à Port Kar, ceux qui n’auraient pas envie de la fréquenter etd’êtreservispardesbeautésdehautenaissance,originairesdeTyros.
MaisjerevinsàVina,quiavaitétéDameVivina,promiseàl’UbardeCos,etn’étaitplusqu’uneesclavedelaMaisondeBosk,dePortKar.
—«Quelsvêtementsfaut-ilacheteràtonintention?»demandai-je.Ellemeregarda.«Sera-celatuniqued’uneservante?»fis-je.Elleneréponditpas.« Ou bien, » poursuivis-je, « dois-je faire apporter les clochettes, les soieries et les parfums de
l’EsclavedePlaisir?»Ellesourit.—«Jeprésume,»fit-elled’unevoixglacée,«quejedeviendraiEsclavedePlaisir?»Dusacposéprèsdemonfauteuil,celuiquiétaitpleind’or,jetiraiunpetitmorceaudetissurouléen
boule.Jelelançaiàlajeunefille.Ellel’attrapaetleregarda.«Non!»cria-t-elle.—«Habille-toi!»ordonnai-je.—«Non!Non!»hurla-t-elle,furieuse,selevantd’unbond.Ellepivotasurelle-mêmeetvouluts’enfuirmaismeshommesl’enempêchèrent.Elleseretourna,le
morceaudetissuàlamain.«Non!»criait-elle.«Non!»
—«Habille-toi!»répétai-je.Furieuse,elleenfilalevêtement.Lesconvivesrirentàperdrehaleine.DameVivinasetenaitdevantmoi,vêtued’unetuniqued’EsclavedeCuisine.«ÀCos,»repris-je,«tuauraisétéUbara.Dansmademeure,tuserasEsclavedeCuisine.»Furieuse, rouge de honte, les poings serrés, vêtue de la courte tunique des Esclaves de Cuisine,
DameVivinasetenaitdevantnous.Touslesconvivesriaientàgorgedéployée.«MaîtredeCuisine!»criai-je.—«Mevoici,Capitaine,»réponditTellius,quisetenaitderrièrelestables.—«Approche!»criai-je.Ilvintdevantmatable.«Voici,»dis-jeenmontrantlajeunefille,«unenouvelleesclavepourlescuisines.»Ilritetl’examina,tournantautourd’elle,lebâtonàlamain.—«Elleesttrèsbelle,»fit-ilremarquer.—«Fais-latravaillersansrelâche,»dis-je.—«J’yveillerai,»promit-il.DameVivinameregardaaveccolère.—«Poisson!»criai-je.«Oùestl’esclavenomméPoisson?»—«Ici,»répondit-il.Puisils’avança,venantdederrièrelestablesoù,aveclesautresesclaves,depuisquelquetemps,il
regardaitlascène.Jemontrailajeunefille.—«Cetteesclaveteplaît-elle?»demandai-je.Ilmeregardasanscomprendre.—«Oui,»répondit-il.—«Bien,»fis-je.Puisjemetournaiverslajeunefille.«Tuplaisàl’esclavenomméPoisson,»
déclarai-je.«Parconséquent,ilpourraseservirdetoi.»—«Non!»cria-t-elle.«Non!Non!»—«Tupourras,»dis-jeaujeunehomme,«teservird’elle.»—«Non!»hurlalajeunefille.«Non,non,non,non!»Elletombaàgenouxdevantmoi,enlarmes,lesbrastendus.«Cen’estqu’unesclave,»pleurnicha-t-elle.«JedevaisêtreUbara.Ubara.»—«Tudevrasleservir!»déclarai-je.Ellesecachalevisagedanslesmainset,tasséesurelle-même,pleura.Tous les convives riaient. Je regardai autour demoi, tout à fait satisfait. Parmi tous ceux que je
regardai,seuleLumaneriaitpas.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.Celam’irrita.Demain,medis-je,jelaferaibattre.
Sandra,prèsdemoi,riaitjoyeusement.Jelacaressaiavecrudesse.Ellesemitàembrassermonbraset,delamaindroite,jelarepoussai.Mais,uninstantplustard,elleposalajouesurmonbrasgauche.
Lejeunegarçon,Poisson,regardaitlajeunefille,Vina,nonsanscompassion.Ilsétaienttousdeuxtrès jeunes. Il avait environdix-sept ans et elle, approximativement quinzeou seize.Puis il tendit lebras,lafitleveretlatournafaceàlui.
—«Jem’appellePoisson,»dit-il.—«Tun’esqu’unjeuneesclave!»s’écria-t-elle.Ellerefusaitdeleregarder.Ilglissalesdoigtssouslecollier,qu’ilsoulevalégèrementafind’obligerlajeunefilleàleverlatête.
—«Commentt’appelles-tu?»s’enquit-il.—«DameVivinadeKasra!»s’écria-t-elle.—«Non,»répliqua-t-il.«Tun’esqu’uneesclave.»—«Non!»fit-elle,secouantvigoureusementlatête.—«Si,»insista-t-il,«etjesuiségalementunesclave.»Puis,à lasurprisegénérale, luiayantpris la têteentresesmains, il l’embrassa tendrementsur les
lèvres.Elleleregardafixement,lesyeuxpleinsdelarmes.Élevée,commeellel’avaitété,danslesappartementsréservésauxfemmesdehautenaissance,dans
lepalaisdeTyros,àKasra,c’étaitsansdoutelapremièrefoisqueleslèvresd’unhommetouchaientlessiennes. Elle s’attendait certainement à recevoir ce premier baiser vêtue des soies d’amourtourbillonnantesdelaLibreCompagnie,sousdeslampesd’amourenor,prèsdelacouchedel’UbardeCos;maisellenereçutpascebaiserdanslepalaisdemarbreblancdel’UbardeCos;ellenelereçutpas comme uneUbara des lèvres d’unUbar ; elle reçut ce baiser à PortKar, dans le repaire de sesennemis, dans la lueur barbare des torches, devant la table de sonmaître ; et elle ne portait pas lessoieries de la Libre Compagne et de l’Ubara, mais la tunique courte, misérable, d’une Esclave deCuisineetuncollierquifaisaitd’elleuneesclave;etleslèvresquitouchèrentlessiennesétaientcellesd’unesclave.
Àlasurprisegénérale,ellen’avaitpasrésistéaubaiserdujeunegarçon.Illuipritlesbras.«Jesuisunesclave,»déclara-t-il.Avecstupéfaction,nouslavîmes,abandonnéedetous,misérableetseule,leverleslèvresverslui,
trèstimidement,afinqu’ilpuisse,s’illesouhaitait,lesbaiserànouveau.Ill’embrassaunenouvellefois,tendrement.—«Moiaussi,jesuisuneesclave,»dit-elle.«Jem’appelleVina.»—«Tuesdigne,»affirma-t-il,luitenantlatêteentresesmains,«d’êtreUbara.»—«Ettoi,»souffla-t-elle,«Ubar.»—«Je suispersuadé,» intervins-je,«que tupréféreras lesbrasdePoisson,bienqu’ilnepuisse
t’offrirqu’unepaillassed’esclave,àceuxdugrosLurius,bienquelacouchedel’Ubarsoitcouvertedefourruresopulentes.»
Ellemeregarda,lesyeuxpleinsdelarmes.Puisjem’adressaiauMaîtredeCuisine.«Lesoir,»ordonnai-je,«enchaîne-lesensemble.»—«Uneseulecouverture?»demanda-t-il.—«Oui,»répondis-je.Lajeunefille,enlarmes,s’effondramaisPoisson,trèstendrement,lapritdanssesbrasetl’emporta.Jeris.Ettoutlemonderiait.Quellebonneplaisanteried’avoirréduitenesclavagelajeunefillequidevaitdevenirUbaradeCos,
del’avoiraffectéeauxcuisines,del’avoirdonnéeàunsimpleesclave.OnnetarderaitpasàracontercettehistoiredanstouslesportsdeThassa,danstouteslescitésdeGor.CosetTyros,ennemiesdemaCité,PortKar,perdraientlaface.Commeladéfaitedesennemisestdélicieuse!Commelepouvoir,lesuccèsetletriomphesontglorieux!
Jeplongeaimaladroitementlamaindanslesacdepiècesd’orposéprèsdemonfauteuiletensortisdespoignéesquejelançaidanslasalle.Jemelevaietjetaiundélugededisquesd’orautarnfrappésàAr,àTyros,àCos,àThentis,àThuriaetàPortKar.Leshommessemirent frénétiquementàquatrepattes,riantets’arrachantlespièces.Chacuned’entreellesfaisaitledoubledupoids.
«DuPaga!»criai-je.PuisjetendismongobeletàTelimaquileremplit.JeregrettaisseulementqueMidiceetTabnesoientpasvenuspartagermontriomphe.Vacillant,jemetenaisàlatable.JerenversaiduPaga.«DuPaga !»criai-je.EtTelima remplitmongobelet. Jebusànouveau.Puisunenouvelle fois,
déchaîné,poussantdescris,hurlant,jelançaidespiècesauxquatrecoinsdelasalle,riantauspectacledeshommesquisebattaientetbondissaientpours’enemparer.
Jebusetcontinuaidelancerdespièces.Ilyavaitdesriresetdescrisdejoie.«ViveBosk!»criaquelqu’un.«ViveBosk,AmiraldePortKar!»Jejetaisfrénétiquementdespièces.Jebuvaissansdiscontinuer.—«Oui!»hurlai-je.«ViveBosk!»—«ViveBosk!»hurlèrentlesconvives.«ViveBosk,AmiraldePortKar!»—«Oui !»criai-je.«ViveBosk !ViveBosk,AmiraldePortKar !ViveBosk,AmiraldePort
Kar!»Uncride terreur retentit, surmadroite, et jeme tournai, fixant, à travers lesbrumesde l’alcool,
l’extrémité de la table. Luma, enchaînée à la table,menottes aux poignets,me regardait. Son visageexprimaitl’horreur.
—«Tonvisage,»s’écria-t-elle,«tonvisage!»Jelaregardaisanscomprendre.Lesilencesefitsoudain.«Non,»fit-ellesoudain,secouantlatête,«c’estfinimaintenant.»—«Qu’ya-t-il?»demandai-je.—«Tonvisage,»répondit-elle.—«Qu’a-t-il?»insistai-je.—«Cen’estrien,»répondit-elleenbaissantlatête.—«Qu’a-t-il?»hurlai-je.—«Pendantuninstant,»répondit-elle,«j’aicruquec’étaitlevisagedeSurbus.»Jepoussaiuncriderage,saisislagrandetableetlajetai,renversantlesplatsetlePaga,aupiedde
l’estrade.Sandrapoussauncriaiguets’enfuitencourant,lesbrastendusdevantelle,dansuntintementincongrudeclochettes.Luma,attachéeàlatableparlecou,futjetéeaupieddel’estrade,roulasurlatableettombasurlescarreauxdelasalle.Lesesclavess’enfuirentenhurlant.
Enragé,jesaisislesacd’or,cequ’ilenrestait,etlelançaidanslasalle,oùildéversaunepluied’oravantdes’écrasersurlescarreaux.
Puis,furieux,jefisdemi-touret,trébuchant,quittailasalle.«Amiral!»criaquelqu’un,derrièremoi.«Amiral!»Je serrai le médaillon, frappé d’un navire-tarn et des initiales du Conseil des Capitaines, que je
portaisaucou.Trébuchant,pleurantderage,jeprispéniblementladirectiondemesappartements.Derrièremoi,jenelaissaisqueconsternation.Furieux,jemehâtai,tombantetmecognantauxmurs.Puisj’ouvrisbrusquementlesportesdemesappartements.MidiceetTabseséparèrentvivement.Jepoussaiunhurlementderage,pivotaisurmoi-même,martelantlemuravecmespoingspuis,me
débarrassantdemonmanteau,metournaiverseux, levisage inondéde larmes, toutendégainantmalame.
«Pourtoi,Midice,»déclarai-je,«ceseralatortureetlepal!»—«Non!»s’écriaTab.«C’estmafaute.Jemesuisimposéàelle.»
—«Non!Non!»criaMidice.«C’estmafaute.Mafaute!»—«La torture et le pal ! » répétai-je. Puis jeme tournai versTab. «Tu étais unbon capitaine,
Tab,»dis-je,«parconséquent,jenetelivreraipasauxTortionnaires.»J’agitaimalame.«Défends-toi!»
Tabhaussalesépaules.Ilnedégainapassonarme.—«Jesaisquetupeuxmetuer,»dit-il.—«Défends-toi!»hurlai-je.—«Trèsbien,»cédaTab.Etsalamesortitdesonfourreau.Midicesejetaàgenouxentrenous,enlarmes.—«Non!»cria-t-elle.«TueMidice!»—«Jevaistetuerlentement,soussesyeux,»dis-je,«ensuite,jelalivreraiauxTortionnaires.»—«TueMidice,»sanglotaitlajeunefemme.«Maislaisse-lepartir.Laisse-lepartir.»—«Pourquoim’as-tufaitcela?»criai-je,levisagecouvertdelarmes.«Pourquoi?Pourquoi?»—«Jel’aime,»sanglota-t-elle.«Jel’aime.»Jeris.—«Tunepeuxpasaimer,»répliquai-je,«tuesMidice.Tuesmesquine,cruelle,égoïsteetvaine.
Tunepeuxpasaimer.»—«Maisjel’aime,»souffla-t-elle,«jel’aime.»—«Nem’aimes-tupas?»demandai-jed’unevoixsuppliante.—«Non,»souffla-t-elle,leslarmesauxyeux.«Non.»—«Maisjet’aibeaucoupdonné,»sanglotai-je.«Net’ai-jepasdonnébeaucoupdeplaisir?»—«Oui,»répondit-elle.«Tum’asbeaucoupdonné.»—«Etnet’ai-jepas,»criai-je,«donnéduplaisir?»—«Oui,»dit-elle,«c’estvrai.»—«Alors,pourquoi?»hurlai-je.—«Jenet’aimepas,»fit-elle.—«Tum’aimes!»glapis-je.—«Non,»répondit-elle.«Jenet’aimepasetjenet’aijamaisaimé.»Jepleurai.Jerengainaimalame.—«Prends-la,»dis-jeàTab.«Elleestàtoi.»—«Jel’aime,»dit-il.—«Emmène-la!»hurlai-je.«Quittemonservice!Va-t’en!»—«Midice,»fitTabd’unevoixrauque.Elle courut à lui et il passa un bras autour d’elle. Puis ils firent demi-tour et sortirent, lui tenant
toujourssonépéenueàlamain.Jefislentementletourdelapiècepuism’assisauborddelacouchedepierre,surlesfourrures,et
meprislatêteentrelesmains.J’ignorecombiendetempsjerestaiainsi.Auboutd’unmoment,j’entendisunpetitbruitsurleseuildelapièce.Jelevailatête.Telimaétaitsurleseuil.Jelaregardai.«Viens-tulaverlescarreaux?»demandai-jesévèrement.Ellesourit.—«Jel’aifaitplustôt,»expliqua-t-elle,«afindepouvoirfaireleservice,pendantlefestin.»—«LeMaîtredeCuisinesait-ilquetuesici?»m’enquis-je.
Ellesecoualatête.—«Non,»répondit-elle.—«Tuserasbattue!»déclarai-je.Jeconstataiqu’elleportaitànouveau,aubrasgauche,lebraceletenordontjemesouvenais,celui
quejeluiavaisprispourledonneràMidice.«Tuaslebracelet,»remarquai-je.—«Oui,»répondit-elle.—«D’oùvient-il?»m’enquis-je.—«DeMidice,»répondit-elle.—«Tul’asvolé!»déclarai-je.—«Non,»répliqua-t-elle.Jelaregardaidanslesyeux.«Midicemel’arendu,»expliqua-t-elle.—«Quand?»demandai-je.—«Ilyaplusd’unmois,»réponditTelima.—«Elles’estmontréegentilleavecuneEsclavedeCuisine,»dis-je.Telimasourit,leslarmesauxyeux.—«Oui,»fit-elle.—«Jenel’aipasvusurtoi,»relevai-je.—«Jel’aicachédansmapaillasse,»expliquaTelima.JeregardaiTelima.Ellesetenaitsurleseuil,plutôttimidement.Elleétaitnu-pieds.Elleportaitune
courtetunique,tachéeetmisérable.Unsimplecollierdemétalbrutluienserraitlecou.Maiselleavait,aubrasgauche,unbraceletenor.
—«Pourquoiportes-tulebraceletd’or?»m’enquis-je.—«C’esttoutcequej’ai,»répondit-elle.—«Pourquoiviens-tuiciàpareilleheure?»demandai-je.—«Midice,»dit-elle.Jegémis,meprislatêteentrelesmainsetpleurai.Telima,timidement,approcha.«Elleavaitdel’affectionpourtoi,»dit-elle.Jesecouailatête.«Cen’estpassafautesiellenet’aimepas,»soufflaTelima.—«Retourneauxcuisines,»sanglotai-je.«Va-t’en,sinonjevaistetuer!»Telimas’agenouillaàunmètredemoi.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.«Va-t’en,»répétais-je,«sinonjevaistetuer!»Ellenebougeapasetrestaàgenoux,lesyeuxpleinsdelarmes.Ellesecoualatête.—«Non,»dit-elle.«Tuneleferaspas.Tunepourraispas.»—«JesuisBosk!»criai-jeenmelevant.—«Oui,»admit-elle,«tuesBosk.»Ellesourit.«C’estmoiquit’aidonnécenom.»—«C’esttoi,»dis-je,«quim’asdétruit!»—«Siquelqu’unaétédétruit,»fit-elle,«cen’estpastoi,c’estmoi.»—«Tum’asdétruit,»sanglotai-je.—«Tun’aspasétédétruit,monUbar,»dit-elle.—«Tum’asdétruit!»criai-je.«Et,maintenant,jevaistedétruire!»Jemelevaid’unbond,tiraimonépéeetmedressaiau-dessusd’elle,lalamelevéeetprêteàfrapper.Sansbouger,lesyeuxpleinsdelarmes,ellemeregarda.De rage, je jetaimonépéequi heurta lemurde la pièce, à cinqmètresde là, puis retomba avec
fracassurlesol,etjeglissaiàgenoux,enlarmes,latêteentrelesmains.«Midice,»sanglotai-je,«Midice.»Un jour, j’avais juréque, ayant perdudeux femmes, je n’enperdrais pasd’autre.EtMidice était
partie.Jeluiavaisoffertlessoierieslesplussomptueuses,lesbijouxlesplusprécieux.J’étaisdevenucélèbre. J’étaisdevenupuissant et riche. J’étais au sommetdeshonneurs.Mais elle était partie.Celan’avaitserviàrien.Rienn’yavaitfait.Elleétaitpartie,s’étaitenfuiedanslanuit,nem’appartenaitplus.Elleenavaitpréféréunautreàmoi.Jel’avaisperdue.Jel’avaisperdue.
«Midice,»sanglotai-je,«Midice.»Puisjemelevai,restaiquelquesinstantsimmobile,secouailatête,puisjem’essuyailesyeuxavec
lamanchedematunique,medirigeaiverslepieddemacouchedepierreetm’assisparterre,latêtebaissée.
—«C’estdur,»ditTelima,«d’aimersansêtreaimé.»—«Jesais,»fis-je.Puisjelaregardai.Sachevelureétaitpeignée.«Tuescoiffée,»relevai-je.Ellesourit.—«Auxcuisines,»expliqua-telle,«unedesfillesaunpeigneédenté,unepeignequ’Ulaajeté.»—«Elletepermetdel’utiliser?»m’étonnai-je.—«J’aibeaucouptravaillépourelleafindepouvoirl’utiliser,unsoir,lorsquej’enauraisenvie,»
expliqua-t-elle.—«Lanouvellejeunefille,»dis-je,«cellequej’aidonnéeàPoisson,aurapeut-êtreenviedese
servirdupeigne.»Telimasourit.—«Danscecas,»fit-elle,«ilfaudraqu’elletravaille.»Jesourisàmontour.—«Approche,»dis-je.Elleselevaetvints’agenouillerdevantmoi.Jetendislesbrasetprissatêteentremesmains.«MonorgueilleuseTelima,»dis-je,«monancienneMaîtresse.»Je la regardai, nu-pieds et à genouxdevantmoi,mon collier d’acier au cou, vêtued’une tunique
misérable,minceettachée.—«MonUbar,»souffla-t-elle.—«Maître,»rectifiai-je.—«Maître,»répéta-t-elle.Jeluiretiraisonbraceletd’oretl’examinai.—«Commentoses-tu,Esclave,»demandai-je,«portercecienmaprésence?»Ellemeregardaavecstupéfaction.—«Jevoulaisteplaire,»souffla-t-elle.Jejetailebracelet.—«EsclavedeCuisine!»luilançai-je.Ellebaissalatêteetunelarmecoulasursajoue.«Tuvoulaist’attirermesfaveurs,»dis-je,«envenanticiàpareilleheure.»Ellelevalatête.—«Non,»fit-elle.—«Maistaruse,»repris-je,«n’apasmarché.»Ellefit:«Non.»,delatête.Jeglissailesdoigtssoussoncollier,lacontraignantàmeregarderdanslesyeux.
«Tuméritesbientoncollier,»déclarai-je.SesyeuxétincelèrentcommeceuxdelaTelimad’autrefois.—«Toiaussi,»répliqua-t-elle,«tuportesuncollier!»J’arrachailelargerubanécarlatequejeportaisaucou,auquelétaitsuspenduunmédaillonfrappé
d’unnavire-tarnetdesinitialesduConseildesCapitaines.Jelejetaiauloin.—«Esclavearrogante!»criai-je.Elleneréponditpas.«Tuesvenuemetourmenteralorsquej’aidelapeine,»repris-je.—«Non!»s’écria-t-elle.«Non!»Jemelevaietl’envoyaisurlescarreauxdelachambre.—«TuveuxêtrePremièreFille!»l’accusai-je.Elleseleva,lesyeuxbaissés.—«Cen’estpaspourcetteraisonquejesuisvenue,»dit-elle.—«TuveuxêtrePremièreFille!»hurlai-je.«TuveuxêtrePremièreFille!»Ellerelevabrusquementlatête,furieuse.—«Oui,»répliqua-t-ellesurlemêmeton,«jeveuxêtrePremièreFille!»Jeris,satisfaitqu’elleeûtelle-mêmereconnusaculpabilité.—«Tun’esqu’uneEsclavedeCuisine,»persiflai-je.«PremièreFille ! Jevais te renvoyeraux
cuisinesettefairebattre,EsclavedeCuisine!»Ellemeregarda,lesyeuxpleinsdelarmes.—«QuiseraPremièreFille?»demanda-t-elle.—«Sandra,probablement,»répondis-je.—«Elleesttrèsbelle,»reconnutTelima.—«Peut-être,»fis-je,«l’as-tuvuedanser?»—«Oui,»réponditTelima.«Elleesttrèsbelle.»—«Danses-tuaussibien?»m’enquis-je.Ellesourit.—«Non,»répondit-elle.—«Sandra,»dis-je,«sembledésireusedemeplaire.»Telimameregarda.—«Moiaussi,»souffla-t-elle,«jedésireteplaire.»Jeriscaruntelcomportementneconvenaitpasdutoutàl’orgueilleuseTelima.—«Tun’hésitespasàrecourir,»fis-jeremarquer,«auxruseslesplusvilesdesesclaves.»Ellebaissalatête.«Lescuisinessont-ellestellementdésagréables?»m’enquis-je.Ellemeregardaaveccolère.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«Tuesparfoisdétestable,»dit-elle.Jedétournailatête.—«Tupeuxretournerauxcuisines,»dis-je.Jel’entendisquifaisaitdemi-touretsedirigeaitverslaporte.«Attends!»criai-jeenmeretournant.Et,surleseuil,elleseretournaégalement.Puis,lesmotsquejeprononçainevinrentpasdemoi,maisd’unêtreplusprofondqueceluidont
j’avaisconscience.Pasunefois,depuislejouroùjem’étaisagenouillé,piedsetpoingsliés,devantHo-Hak,detelsmots,involontairesetdésespérés,étaientsortisdemabouche.
«Jesuismalheureux,»dis-je,«etjesuisseul.»Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«Moiaussi,»dit-elle,«jesuisseule.»
Nousnousapprochâmesl’undel’autre,nousnoustendîmeslesmains,nosmainssetouchèrent,jeprissesmainsdanslesmiennes.Puis,désespérés,noussanglotâmesdanslesbrasl’undel’autre.
—«Jet’aime!»m’écriai-je.Etellerépondit:—«Jet’aime,monUbar.Ilyatellementlongtempsquejet’aime.»
16
CEQU’ILARRIVA,UNENUIT,APORTKAR
JEserraisdansmesbrasunejeunefilledouce,aimanteetsanscollier.«MonUbar,»soufflaTelima.—«Maître,»rectifiai-jeenl’embrassant.Ellerecula,contrariée.—«Nepréfères-tupasêtremonUbarquemonMaître?»demanda-t-elle.Jelaregardai.—«Si,»dis-je.«Biensûr.»—«Tueslesdeux,»affirma-t-elleenm’embrassant.—«Ubara,»soufflai-je.—«Oui,»dit-elle.«JesuistonUbara…Ettonesclave.»—«Tun’aspasdecollier,»fis-jeremarquer.—«LeMaîtrel’aretiré,»dit-elle,«afindepouvoirplusaisémentembrassermagorge.»—«Oh,»fis-je.—«Oh!»s’écria-t-elle.—«Qu’ya-t-il?»demandai-je.—«Rien,»répondit-elleenriant.Jetouchai,sursondos,lescinqmarqueslaisséesparlebâtonduMaîtredeCuisine.«Ilyaquelquesheures,»dit-elle,«j’aidépluàmonMaîtreetj’aiétébattue.»—«Jem’excuse,»fis-je.Ellerit.— « Comme tu es stupide, parfois, mon Ubar ! Je suis partie sans demander la permission et,
naturellement, j’aiétébattue.»Ellemeregardaetrit.«J’aisouventméritéd’êtrebattue,»reconnut-elle,«maisjenel’aipastoujoursété.»
TelimaétaitGoréennejusqu’autréfondsd’elle-même.Encequimeconcernait,jeresteraistoujours,partiellementdumoins,originairedelaTerre.Jelaserraidansmesbras.Jenepourraisjamais,medis-je, envoyer cette jeune femme sur Terre. Dans ce désert surpeuplé d’hypocrisie et de violencehystérique,insensée,ellesefanerait,sedessécherait,commeuneplanterareetbelledesmaraisquel’onauraitarrachéepourlaplanterdansunsolrocailleux.
«Es-tuencoretriste,monUbar?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-jeenl’embrassant.«Non.»Ellemeregarda,tendrement.Puisellemecaressalégèrementlajoue.
—«Nesoispastriste,»dit-elle.Jeregardaiautourdemoietretrouvailebraceletenor.Jeleglissaiàsonbras.Ellesedressad’unbond,surlesfourruresdelacouche,etlevalebrasgauche.«JesuisuneUbara!»s’écria-t-elle.—«Engénéral,»fis-jeremarquer,«lesUbarasneportentpasseulementunbraceletenor.»—«Surlacouchedel’Ubar?»s’enquitTelima.—«Ehbien,»fis-je,«jedoisreconnaîtrequejel’ignore.»—«Moiaussi,»fitTelima.Ellemeregardad’unair rusé.«Jeposerai laquestionà lanouvelle
esclavedescuisines,»déclara-t-elle.—«Tuvasvoir!»criai-je,tendantlebrasverssacheville.Ellereculavivementpuiss’immobilisa,majestueuse,surlesfourrures.—«Commentoses-tutraitertonUbaradelasorte,Esclave?»s’enquit-elle.—«Esclave?»m’écriai-je.—«Oui,»insista-t-elle,«Esclave!»Jecherchailecollierquejeluiavaisretiré.«Non,non!»s’écria-t-elle,enriant,perdantpresquel’équilibre.Puisjeretrouvailecollier.«Tunepourraspasmelemettre!»cria-t-elle.Elles’enfuit,rieuse,etjemelançaiàsapoursuite.Ellecourutde-ci,de-là,m’évita,sanscesserde
rire,maisjeparvinsàlabloquerdansuncoindelapièce,lesbrasimmobilisésentrelemuretsoncorps,puis refermai le collier sur son cou. Je la pris dansmesbras, la portai à la couche et la jetai sur lesfourrures.
Elletirasurlecollier,lesyeuxfixéssurmoi,commesielleétaitfurieuse.Jeluiimmobilisailespoignets.«Tunepourrasjamaismedompter!»siffla-t-elle.Jel’embrassai.—«Ehbien,»dis-je,«toi,tupourraspeut-êtremedompter.»Jel’embrassaiànouveau.—«Oh,»fit-elle,lesyeuxlevésversmoi,«jevaispeut-êtrefinirpartecéder.»Jeris.Mais,commesimonrirel’avaitrenduefurieuse,ellesedébattitvigoureusement.« Cela ne m’empêchera pas, » siffla-t-elle entre ses dents serrées, « de résister de toutes mes
forces!»Jerisànouveau,elleritetjelalaissaisedébattrejusqu’àl’épuisementpuis,deslèvres,desmains,
desdentsetdelalangue,jelacaressaijusqu’àcequesoncorps,aimédanssasolitudeetsapassion,selivreaumiendansuneextasecommune.Et,aumomentoùelleallaitse livrer, je lui retirai lecollierd’esclave, afinque son consentement, le jeu ayant pris fin, soit celui d’une femme libre,magnifiquedansledon,impatient,vigoureuxetjoyeux,d’elle-même.
«Jet’aime,»dit-elle.—«Jet’aimeégalement,»dis-je.«Jet’aime,maTelima.»—«Maisparfois,»ajouta-t-elle,«ilfautquetum’aimescommeuneesclave.»—«Lesfemmes!»m’écriai-jeavecexaspération.—«Toutes les femmes, » expliqua-t-elle, « veulent être aimées tantôt commeuneUbara, tantôt
commeuneesclave.»—«Ah?»fis-je.Nousrestâmeslongtempsdanslesbrasl’undel’autre.—«MonUbar?»fit-elle.
—«Oui?»dis-je.—«Pourquoi,pendantlefestin,tandisqueleChanteurchantait,»demanda-t-elle,«pleurais-tu?»—«Sansraison,»répondis-je.Allongésl’unprèsdel’autre,nousregardionsleplafond.— « Il y a très longtemps, » dit-elle, « quand j’étais petite fille, j’ai entendu parler de Tarl de
Bristol.»—«Danslemarais?»m’enquis-je.—«Oui,» répondit-elle,« il arrivequ’unChanteurvisite les îlesde rence.Mais, lorsque j’étais
esclaveàPortKar,j’aiégalemententenduchanterlesexploitsdeTarldeBristol,danslamaisondemonmaître.»
Telimanem’avait jamaisbeaucoupparléde sesannéesd’esclavage,àPortKar. Je savaisqu’ellehaïssait son maître et qu’elle s’était échappée. Et, comme je l’avais deviné, cette période l’avaitprofondémentmarquée.Danslemarais,j’avaiseulamalchancedefairelesfraisdeseshainesetdesesfrustrationsrentrées.Sesblessuresétaientprofondeset,ayantétémaltraitéeparunhomme,elleavaitconçuledésird’enmaltraiterunàsontour,etcruellement,afinquesessouffrancesrendentplusdoucesavengeanceimaginaire.Telimaétaitunefemmeétrange.Jemedemandai,unefoisdeplus,d’oùluivenait le bracelet en or. Puis je me souvins, et cela me troubla à nouveau, qu’elle avait su lirel’inscriptionquej’avaisfaitgraversursoncollier,ilyavaitbienlongtemps.
Maisjenedisriendecelacarellemeparlaitd’unevoixrêveuse,évoquantsessouvenirs.«Lorsquej’étaispetite,surl’îlederence,»dit-elle,«et,plustard,lanuit,alorsquej’étaisesclave,
dansmacagedelamaisondemonmaître,jenepouvaisdormiretalorsjerêvaisauxchansonsetauxhéros.»
Jeluiprislamain.«Etparfois,»poursuivit-elle,«souventmême,jerêvaisàTarldeBristol.»Jenerépondispas.«Crois-tuqu’ilexiste?»demanda-t-elle.—«Non,»répondis-je.—«Nepourrait-ilpasexister?»demanda-t-elle.Elles’étaitretournéeàplatventreetmeregardait.
J’étaissurledosetregardaisleplafond.—«Dansleschansons,»répondis-je.«Ilnepeutexisterquedansleschansons.»Ellerit.—«Iln’yapasdehéros?»demanda-t-elle.—«Non,»déclarai-je,«iln’yapasdehéros.»Elleneréponditpas.«Iln’yaquedesêtreshumains,»repris-je.Longtemps,jeregardaileplafondensilence.«Lesêtreshumains,»poursuivis-je,«sontfaibles.Ilssontparfoiscruels.Ilssontégoïstes,cupides,
vainsetmesquins.Ilssontparfoisméchantsetbiendeschoses,eneux,sontlaidesetneméritentquelemépris.»Jemetournaiverselle.«Tousleshommes,»déclarai-je,«succombentàlacorruption.Leshérosn’existentpas.TarldeBristoln’existepas.»
Ellemesourit.—«Iln’yaquel’oretl’acier,»dit-elle.—«Etlecorpsdesfemmes,»ajoutai-je.—«Etleschansons,»fit-elle.—«Oui,»admis-je,«etleschansons.»Elleposalatêtesurmonépaule.Faiblement,auloin,retentitungong.
Bienqu’ilfûttôt,lamaisonétaitpleinedebruits.Deshommescriaientdanslescouloirs.Jem’assissurlacoucheetenfilairapidementmatunique.Despasprécipités,danslecouloir,approchaient.«Malame!»dis-jeàTelima.Elle se leva d’un bond et ramassa l’épée, qui gisait près du mur, à l’endroit où je l’avais jetée
quelquesheurespluttôt,lorsquej’avaisvoululatuer.Jeglissailalamedanslefourreauetenroulailaceinture-baudrierautour.Lespasétaienttoutprochesetonfrappaàmaporte.«Capitaine!»cria-t-on.—«Entre!»répondis-je.Thurnockouvritbrutalementlaporte.Ils’immobilisadanslapièce,lescheveuxenbataille,lesyeux
exorbités,unetorcheàlamain.—«Desnaviresdepatrouillesontrentrés,»dit-il.«LesflottesréuniesdeCosetdeTyrosnesont
qu’àquelquesheuresd’ici!»—«Préparemesnavires!»ordonnai-je.—«Nousn’avonspasletemps,»dit-il.«EtlesCapitainesfuient.Tousceuxquilepeuventquittent
PortKar.»Jeleregardai.«Fuis,Capitaine,»reprit-il.«Fuis!»—«Tupeuxpartir,»dis-je,«Thurnock.»Ilmeregardasanscomprendrepuisfitdemi-tourets’éloignaentrébuchantdanslecouloir.Auloin,
unefillepoussauncrideterreur.Jem’habillaicomplètementetmismonépéeenbandoulièresurl’épaulegauche.—«Prendstesnaviresetleshommesquiterestent,»ditTelima.«Emplistesnaviresdetrésorset
fuis,monUbar.»Jelaregardai.Commeelleétaitbelle!«LaissePortKarmourir!»cria-t-elle.Je ramassai le large rubanécarlate, avecsonmédaillon frappéd’unnavire-tarnetdes initialesdu
ConseildesCapitaines.Jelemisdansmabourse.«LaissePortKarbrûler,»insistaTelima.«LaissePortKarmourir!»—«Tuestrèsbelle,monamour,»dis-je.—«LaissePortKarmourir!»cria-t-elle.—«C’estmaCité,»répondis-je.«Jedoisladéfendre.»Ellepleuraitlorsquejesortisdelapièce.Curieusement, je ne pensais à rien tout enme dirigeant vers la grande salle où s’était déroulé le
festin.Jemarchaiscommeunautomate,sanssavoircequejefaisais.Jesavaiscequejevoulaisfaire,maisjenesavaispaspourquoijevoulaislefaire.Danslagrandesalle,j’euslasurprisedetrouvermesofficiersetmeshommesassemblés.Ilsétaienttouslà.Jeregardailesvisages:l’immenseThurnock,quis’étaitcalmé,Clitus,rapideetpuissant,leMaître
deNagerusé, lesautres.Beaucoupétaientdesbandits,despirates,desassassins. Jemedemandaicequ’ilsfaisaientdanscettesalle.
Uneportelatérales’ouvritetTabentra,sonépéeenbandoulièresurl’épaulegauche.«Excuse-moi,Capitaine,»dit-il,«j’étaissurmonnavire.»Nousnousregardâmessansrancune.Puisjesouris.—«J’aidelachance,»dis-je,«d’avoirunsecondaussidiligent.»
—«Capitaine!»fit-ilens’inclinantlégèrement.—«Thurnock,»repris-je,«n’ai-jepasdonnél’ordredepréparermesnavires?»Thurnocksourit,découvrantsesdents,dontunemanquait,enhautetàdroite.—«C’estentrain!»répondit-il.Quepouvait-onleurdire?SilesflottesréuniesdeCosetdeTyrosétaienteffectivementpresquesur
nous,nousnepouvionsquefuir,oubiencombattre.Danslesdeuxcas,nousn’étionspasprêts.Mêmesilafortunequej’avaisrapportéedelaflottedutrésoravaitétéutiliséeimmédiatement,nousn’aurionspaspu,enunepériodeaussibrève,mettresurpieduneflottecomparableàcellequis’abattaitsurnous.
—«Àtonavis,»demandai-jeàTab,«quelleestl’importancedesflottesdeCosetdeTyros?»Iln’hésitapas.—«Quatremillenavires,»dit-il.—«Desnavires-tarns?»—«Tous,»répondit-il.Sonestimationcorrespondaitparfaitement aux rapportsdemesespions.La flotte se composerait,
selonmesinformations,dequatremilledeuxcentsnavires,deuxmillecinqcentsappartenantàCosetmilleseptcentsfournisparTyros.Surcesquatremilledeuxcents,millecinqcentsétaientdesgalèresdeclassesupérieure,deuxmilledesgalèresdeclassemoyenneetseptcentsdesgalèreslégères.Unfiletd’unecentainedepasangsdelargeserefermaitsurPortKar.
Apparemment,seuleladatedudépartdelaflotteavaitéchappéàmesespions.Jeris,toutefois,carje ne pouvais pas le leur reprocher.Ce type d’information reste généralement secret.Enoutre, il estpossible de préparer et de lancer les navires très rapidement, si le matériel et les équipages sontdisponibles. Suivant en cela le Conseil, j’avais apparemment fait une mauvaise estimation desdommagescauséspar la capturede la flottedu trésor auxplansdeguerredeCos etdeTyros.Nousavionspenséquelaflotteneprendraitpasledépartavantleprintemps.Enoutre,onétaitenSe’Kara,c’est-à-dire qu’il était tard pour lancer des navires-tarns. L’essentiel de la navigation, sauf en ce quiconcerne les navires ronds, se déroule au printemps et en été. EnSe’Kara, surtout à la fin dumois,Thassaestparfoismauvaise.
Nousavionsétéprisparsurprise.Ilétaitdangereuxdenousattaqueràcemoment-là.Danscecoupd’audace, jenevoyaispaslamaindeLurius,UbardeCos,maiscelledeChenbardeKarsa,UbardeTyros,leSleendelaMer.
Jel’admirais.C’étaitunboncapitaine.—«Qu’allons-nousfaire?»demandaundemescapitaines.—«Queproposes-tu?»demandai-jeavecunsourire.Ilmeregardaavecstupéfaction.—«Iln’yaqu’uneseulechoseàfaire,»répondit-il,«préparernosnavires,ychargernostrésorset
nosesclaves,puisfuir.Noussommespuissantsetnouspourronsnousemparerd’uneîle,unedesîlesduNord.TupourrasyêtreUbaretnousseronsteshommes.»
—«DenombreuxCapitaines,»renchéritunautre,«sontdéjàpartispourlesîlesduNord.»—«Etd’autres,»ajoutauntroisième,«pourlesportsausud.»—«Thassaestimmense,»ditunautreofficier.«Ilyabeaucoupd’îles,beaucoupdeports.»—«EtPortKar?»demandai-je.—«Ellen’apasdePierreduFoyer,»ditl’und’eux.Je souris.C’était vrai. PortKar, seule de toutes les cités deGor, n’avait pas dePierre duFoyer.
J’ignoraissiseshabitantsnel’aimaientpasparcequ’ellen’avaitpasdePierreduFoyeroubiensiellen’avaitpasdePierreduFoyerparcequ’ilsnel’aimaientpas.
L’officier avait proposé, aussi clairement que possible, d’abandonner la cité aux flammes et aupillagedesmarinsdeCosetdeTyros.
PortKarn’avaitpasdePierreduFoyer.—«Combiend’entrevous,»demandai-je,«pensentquePortKarn’apasdePierreduFoyer?»Leshommesseregardèrent,troublés.Toussavaient,naturellement,qu’ellen’avaitpasdePierredu
Foyer.Lesilencesefit.Puis,auboutd’unmoment,Tabdéclara:—«Àmonavis,elledevraitenavoirune.»—«Mais,»dis-je,«ellen’enapasencore.»—«Non,»réponditTab.—«Jemedemande,»ditunofficier,«queleffetcelaferaitd’habiteruneCitépossédantunePierre
duFoyer.»—«CommentuneCitépeut-elles’enprocurerune?»demandai-je.—«Leshabitantsdécidentd’enavoirune,»réponditTab.—«Oui,»répondis-je,«c’estainsiqu’uneCitéseprocureunePierreduFoyer.»Leshommesseregardèrent.«AllezchercherPoisson,lejeuneesclave!»Leshommesseregardèrentsanscomprendre,maisonallachercherlejeunegarçon.J’étais certain que les esclaves ne s’étaient pas enfuis. Ils n’auraient pas pu. L’alarme avait été
donnéependantlanuitet,lanuit,dansunemaisongoréenne,lesesclavessontgénéralementenfermés;dansmaMaison,pourplusdesûreté,jefaisaisenchaînerlesesclaves;Midiceelle-même,aprèss’êtreserrée contre moi sur les fourrures d’amour, lorsque j’en avais terminé avec elle, était toujoursenchaînée par la cheville droite à l’anneau d’esclave scellé dans la partie inférieure de la couche.Poissonétaitenchaînédanslacuisine,encompagniedeVina.
Lejeunegarçon,blême,inquiet,futpoussédanslapièce.«Sors,»luidis-je,«ramasseunepierreetrapporte-la.»Ilmeregarda.«Dépêche!»lepressai-je.Ilpivotasurlui-mêmeetsortitencourant.Ensilence,nousattendîmes son retour. Il rapportaunepierreunpeuplusgrossequemonpoing.
C’étaitunepierreordinaire,pastrèsgrosse,griseetlourde,granuleuse.Jelapris.«Uncouteau!»dis-je.Onm’entenditun.Jegravai,surlapierre,enmajusculesgoréennes,lesinitialesdePortKar.Puis,lapierreàlamain,jetendislebras.Jemontrailapierreauxhommes.«Qu’est-cequejetiens,dansmamain?»demandai-je.Tabrépondit,d’unevoixtranquille:—«LaPierreduFoyerdePortKar.»—«Maintenant,»dis-je,metournantversl’hommeselonlequelilnenousrestaitplusqu’àfuir,
«devons-nousfuir?»Ilregardalapierred’unairindécis.—«Jen’aijamaiseudePierreduFoyer,»dit-il.—«Devons-nousfuir?»répétai-je.—«Non,»répondit-il,«passinousavonsunePierreduFoyer!»Jelevailapierre.—«Avons-nousunePierreduFoyer?»demandai-jeauxhommes.
—«Jereconnaisquec’estmaPierreduFoyer,»déclaraPoisson,lejeuneesclave.Leshommesnerirentpas.Cen’étaitqu’unjeunegarçon,unesclave,maisilavaitétélepremierà
acceptercettePierreduFoyer,etilavaitparlécommeunUbar.—«Moiaussi!»criaThurnockd’unevoixtonitruante.—«Moiaussi!»ditClitus.—«Moiaussi!»s’écriaTab.— « Moi aussi ! » crièrent les hommes rassemblés dans la salle. Et, soudain, des cris de joie
retentirentetplusdecent lames jaillirentde leursfourreauxafindesaluer laPierreduFoyerdePortKar.Devieuxmarinspleuraientenbrandissantleurarme.Ilyavaitunetellejoie,danscettesalle,quejen’enavaisjamaisvueautant.Etilyavaitdelaferveur,unsentimentdevictoire,delaprofondeur,descris,lefracasdesarmes,etdeslarmes,danscetinstantd’amour.
JecriaiàThurnock:—«Détachelesesclaves!Qu’ilsserépandentenville:surlesquais,danslestavernes,àl’arsenal,
surlesplacesetlesmarchés,partout!Dis-leurd’annoncerlabonnenouvelle!Dis-leurd’annoncerquePortKaraunePierreduFoyer!»
Deshommespartirentenhâteafind’exécutermesordres.«Officiers,»criai-je,«àvosnavires!Mettez-vousenlignedevantleport,quatrepasangsàl’ouest
desquaisdeSevarius.»«ThurnocketClitus,»criai-je,«restezici!»—«Non!»crièrent-ils.—«Restez!»ordonnai-je.Ilsmeregardèrentavecconsternation.Jenepouvaispaslesenvoyeràlamort.J’étaisconvaincuquePortKarneseraitpasenmesurede
réunirassezdenavirespourrepousserlesflottesconjuguéesdeCosetdeTyros.Jeleurtournailedoset,aveclapierre,sortis.Devant la demeure, sur la large promenade qui bordait la façade, au bord du port intérieur qui
donnaitsurlecanal,j’ordonnaiqu’onprépareunebarquerapideàlaproueenformedetharlarion.Del’endroitoùjemetrouvais,àl’intérieurdemademeure,j’entendaisdesgenscrierquePortKar
possédaitunePierreduFoyeretjevoyaisdestorches,lelongdescanaux,surlesétroitspassagesquilesbordent.
«Ubar,»ditunevoix,derrièremoi.JemeretournaietprisTelimadansmesbras.«Pourquoirefuses-tudefuir?»supplia-t-elle,lesyeuxpleinsdelarmes.—«Écoute,»répondis-je.«Entends-tu?Comprends-tucequ’ilscrient?»—«IlscrientquePortKaraunePierreduFoyer,»répondit-elle,«maisPortKarn’enapas.Tout
lemondelesait.»—«SileshabitantsveulentquePortKaraitunePierreduFoyer,»déclarai-je,«alorselleenaura
une.»—«Fuis,»pleura-t-elle.Jel’embrassaietbondisdanslabarque,quis’étaitarrêtéeauborddelapromenade.Àlagaffe,leshommesl’enéloignèrent.«ÀlaSalleduConseildesCapitaines!»leurdis-je.Latêtedetharlariondelabarquesetournaverslecanal.Jemeretournaiet,delamain,fisaurevoiràTelima.Ellesetenaitprèsdel’entréedemademeure,
vêtueenEsclavedeCuisine,souslestorches.Ellelevalamain.Puisjem’assisdanslabarque.JeremarquaiquePoisson,lejeuneesclave,manœuvraitunegaffe.«Cequinousattendmaintenant,»dis-je,«estuntravaild’homme.»
Ilrentralagaffe.—«Jesuisunhomme,»affirma-t-il,«Capitaine.»JeconstataiqueVinasetenaitprèsdeTelima.MaisPoissonneseretournapas.LabarquesuivitlescanauxdePortKarendirectiondelaSalleduConseildesCapitaines.Ilyavaitdestorchespartoutettouteslesfenêtresétaientéclairées.Autourdenous,dans toute laville, retentissait lecri,semblableàuneétincellequienflammait le
cœurdeshommes:«PortKaraunePierreduFoyer!»Unhommesetenaitsurlecheminbordantlecanal,unpaquetsurledos,attachéàunelance.«Est-cevrai,Amiral?»cria-t-il.«Est-cevrai?»—«Situleveux,»répliquai-je,«ceseravrai!»Ilmeregardad’unairindécis,puislabarqueglissasurlecanal,ledépassant.Jetantuncoupd’œilderrièremoi,jeconstataiqu’ilavaitjetésonpaquet,neconservantquelalance,
etnoussuivaitàpied.«PortKaraunePierreduFoyer!»criait-il.D’autress’arrêtèrentetluiemboîtèrentlepas.Lescanauxquenoussuivionsétaientencombrés,surtoutdepetitesbarquesàlaproueenformede
têtedetharlarion,chargéesdemarchandises,quiallaientdanstouslessens.Tousceuxquilepouvaient,apparemment,fuyaientPortKar.
J’avaisentendudireque,surdegrandsnavires,descentainesd’habitantsavaientdéjàprislameretque,surlesquais,unefouleinnombrableétaitprêteàpayerdessommesexorbitantespourquitterPortKar.Denombreuxcapitaines,medis-je,vontfairefortunecettenuit.
«Laissezpasser l’Amiral!»cria l’hommequise tenaità laprouedelabarque.«Laissezpasserl’Amiral!»
Desvisagesempreintsdeterreursemontrèrentauxfenêtres.Deshommescouraientsurlesétroitspassagesbordantlescanaux.Jevislesyeuxbrillantsdesurts,lenezetlatêtefendantleseauxéclairéesparlestorches,silencieusement,leursoreillespointues,soyeuses,colléessurlatête.
«Laissezpasserl’Amiral!»crial’hommequisetenaitàlaprouedelabarque.Nosramesheurtèrentcellesd’uneautreembarcation,puisnousnouséloignâmes.Desenfantspleuraient.Unefemmehurla.Deshommescriaient.Partout,dessilhouettesnoires,un
paquet sur le dos, suivaient furtivement les canaux. Presque tous les bateaux que nous dépassâmesétaientpleinsdemarchandisesetdepassagersterrifiés.
Presquetousceuxquenousdépassâmesdemandèrent:«Est-ilvrai,Amiral,quePortKaraunePierreduFoyer?»Etjerépondis,commeaupremierquim’avaitposélaquestion:—«Sivouslevoulez,ceseravrai!»Letimonierd’unebarquefitdemi-tour.Desdeuxcôtésducanal,delonguesfilesdetorchesnoussuivaientetdesbarques,àleurtour,nous
suivirent.«Oùallez-vous?»demandaunhommepenchéàunefenêtre,àlafoulequipassaitsouslui.—«ÀlaSalleduConseildesCapitaines!»réponditundeshommesquisuivaientlecanal.«On
ditquePortKaramaintenantunePierreduFoyer!»Puis,derrièremoi,deshommescrièrent:«PortKaraunePierreduFoyer!PortKaraunePierreduFoyer!»Cecrifutreprispardesmilliersdevoixet,partout, jevisdeshommesinterrompreleurfuite,des
barquesfairedemi-touretd’autreshommessortirdesimmeublesetenvahirlespromenadesbordantles
canaux.Lespaquets furent abandonnés, les armes furentdégainéeset,derrièrenous,parmilliers, leshabitantsdePortKarnoussuivirentjusqu’àlagrandeplacedevantlaSalleduConseildesCapitaines.
L’hommequisetenaitàlaprouedemabarquen’avaitpasencoreamarrécelle-ciauxbittesdelaplacequej’avaisdéjàbondisurlequaietmedirigeais,àgrandspas,monmanteauvirevoltantautourdemoi,surlesgrandspavésdel’immenseplace,versleportaildelaSalleduConseildesCapitaines.
Deux membres de la Garde du Conseil, qui se tenaient sous les deux grosses torches éclairantl’entréedelasalle,semirentaugarde-à-vous,leurlancefrappantlesol.
Jelesdépassaietpénétraidanslasalle.Desbougiesbrûlaientsurplusieurstables.Desfeuillesdepapiertramaientparterre.Ilyavaitpeu
deScribesetdepages.Surlesquatre-vingtsoucentvingtCapitainesquiassistaientordinairementauxdélibérationsduConseil,seulstrenteouquaranteétaientprésents.
Et,aumomentoùj’entrai,deuxoutroisquittèrentlasalle.LeScribe,hagard,assisderrièrelagrandetablesurlaquellesetrouvaitlegrandLivreduConseil,
meregarda.Jejetaiuncoupd’œilcirculaire.LesCapitainesétaientassis,silencieux.Samosétaitlà.Iltenaitsatêteauxcheveuxblancs,courts,
entresesmains,etsescoudesreposaientsursesgenoux.DeuxautresCapitainesselevèrentetquittèrentlasalle.L’und’entreeuxs’arrêtaprèsdeSamosetdit:«Préparetesnavires,ilestencoretempsdefuir.»Samos,d’ungeste,l’écarta.Jem’assisàmaplace.«Jedemande,»dis-jeauScribe,commes’ils’agissaitd’uneséanceordinaire,«àprendrelaparole
devantleConseil.»LeScribefutstupéfait.LesCapitaineslevèrentlatête.—«Parle,»ditleScribe.—«Combiend’entrevous,»demandai-jeauxCapitaines,«sontprêtsàassurer ladéfensede la
Cité?»Bejar,auxcheveuxlongsetraides,étaitlà.— «Ne plaisante pas, » dit-il, « Capitaine ! » Sa voix exprimait l’irritation. « Presque tous les
Capitainesontdéjàfui.Toutcommedescentainesdepetitscapitaines.Naviresrondsetnavireslongsquittentleport.Tousceuxquienontlapossibilitéfuient.Lavilleestlivréeàlapanique.Aucunnaviren’estenétatdecombattre.»
—«Lesgens,» renchéritAntisthenes,« fuient. Ilsnecombattrontpas. IlssontvraimentdePortKar.»
—«QuisaitcequiappartientvéritablementàPortKar?»demandai-jeàAntisthenes.Samoslevalatêteetmeregarda.—«Lesgensfuient,»affirmaBejar.—«Écoutez!»criai-je.«Ecoutez!Ilssontdehors.»LesmembresduConseillevèrentlatête.Malgrélesmursépaisetleshautesfenêtresétroitesdela
SalleduConseildesCapitaines,ilsentendirentlescristonitruantsdelafoule.Bejartirasonépéedesonfourreau:—«Ilsveulentnoustuer!»s’écria-t-il.Samoslevalamain.—«Non,»dit-il.«Ecoutez!»—«Quecrient-ils?»demandaunCapitaine.
Unpageentraprécipitammentdanslasalle.—«Lafoule,»cria-t-il,«s’estrassembléesurlaplace!Avecdestorches!Ilyadesmilliersde
personnes!»—«Quecrie-t-elle?»demandaBejar.—«Ellecrie,»ditlejeunegarçonessoufflé,vêtudesoieetdevelours,«ellecrie:«PortKaraune
PierreduFoyer!».Oui,ellecriecela.»—«PortKarn’apasdePierreduFoyer,»déclaraAntisthenes.—«Elleenaune!»répondis-je.LesCapitainesmeregardèrent.Samosserenversasursonsiègeetpoussaunriretonitruant,martelantlesbrasdesachaisecurule.PuislesautresCapitaines,àleurtour,éclatèrentderire.—«PortKaraunePierreduFoyer!»criaSamosenriant.—«Jel’aivue,»affirmaunevoix,prèsdemoi.Je fus stupéfait. Jeme retournai et constatai, avec étonnement, que Poisson, le jeune esclave, se
tenaitprèsdemoi.Lesesclavesn’ontpasledroitdepénétrerdanslaSalleduConseildesCapitaines.Ilm’yavaitsuivi,passantprèsdesgardesàlafaveurdel’obscurité.
—«Qu’ons’emparedel’esclaveetqu’onlebatte!»crialeScribe.Samos,d’ungeste,lefittaire.—«Quies-tu?»demandaSamos.—«Unesclave,»réponditlejeunegarçon.«Jem’appellePoisson.»Leshommesrirent.«Mais,»ajoutalejeunegarçon,«j’aivulaPierreduFoyerdePortKar.»—«PortKarn’apasdePierreduFoyer,jeunehomme,»déclaraSamos.Alors,desousmesvêtements,jesortislentementl’objetquej’yavaiscaché.Personneneditmot.
Touslesregardssefixèrentsurmoi.Jedéroulailentementlasoie.—«VoicilaPierreduFoyerdePortKar,»ditlejeunegarçonàSamos.Leshommesrestèrentsilencieux.PuisSamosdit:—«PortKarn’apasdePierreduFoyer.»—«Capitaines,»dis-je,«suivez-moisurleperrondelaSalleduConseil.»Ils me suivirent et je sortis de la Salle du Conseil puis m’immobilisai au sommet des grandes
marchesdemarbrequiyconduisaient.«C’estBosk!»crialafoule.«C’estBosk,l’Amiral!»Jeregardailesmilliersdevisages,lescentainesdetorches.J’aperçus les canaux, au loin, au-dessus des têtes de la foule massée jusqu’aux eaux bordant la
place.Et,surceseaux,sepressaientdescentainesdebateauxpleinsd’hommesmunisdetorches,dontlesflammessereflétaientsurlesmursdesimmeublesetdansl’eau.
Jenedisrien.Jeregardailongtempslafoule.Puis,soudain,jelevailebras,brandissant,au-dessusdematête,laPierre.« Je l’ai vue ! » cria unhomme, les yeuxpleins de larmes. « J’ai vu laPierre duFoyer dePort
Kar!»«LaPierreduFoyerdePortKar!»crièrentdesmilliersdevoix.«LaPierre!»Il y eut des acclamations assourdissantes, des hurlements, des cris, on brandit les torches et les
armes. Des hommes pleuraient. Des femmes aussi. Des pères soulevèrent leurs enfants afin qu’ilspuissentvoirlaPierre.
Jecroisquelescrisdejoiequis’élevèrentsurlaplaceontdûporterjusqu’auxtroislunesdeGor.—«Jevois,»ditSamos,quisetenaitprèsdemoi,d’unevoixétoufféeparlevacarmedelafoule,
«quePortKaraeffectivementunePierreduFoyer.»—«Tun’aspasfui,»dis-je,«d’autresn’ontpasfuietlepeuplen’apasfui.»Ilmeregarda,troublé.«Jecrois,»déclarai-je,«quePortKartatoujourseuunePierreduFoyer.Maisonvientseulement
delaretrouver.»Nousregardâmeslafouleimmensequijubilaitetpleurait.Samossourit.—«Ilmesemble,»dit-il,«Capitaine,quetuasraison.»Près de moi, les yeux pleins de larmes, se tenait le jeune esclave, Poisson. Les hommes qui
formaientlafouleavaientégalementlesyeuxpleinsdelarmes.Ilyeutdenombreuxcrisdejoieetd’allégresse.«Oui,Capitaine,»ditSamos.«Ilmesemblequetuasraison.»
17
COMMENTBOSKCONDUISITLESAFFAIRESDEPORTKARSURTHASSA
JEmetenaisdanslanacelleinstablefixéeausommetdumâtduDorna,lalunettedesConstructeursàlamain.
C’étaitunspectaclemagnifique,cesimmenseslignesdenavires,auloin,quis’étendaientd’unboutàl’autredel’horizon,lesvoilessemblablesàdesdrapeauxjaunesetmauves,parmilliers,souslesoleildelaneuvièmeheuregoréenne,uneahnavantmidi,bienqu’ellesvinssentpournousattaquer.
PortKaravaitrassemblétouslesnaviresdisponibles.Compte tenu de la hâte de notre formation et de la mise au point des plans de bataille, je ne
connaissais même pas avec précision le nombre de navires engagés dans les diverses opérations.Toutefois, je crois pouvoir affirmerquenousdisposions, aumomentde labataille, d’unpeuplusdedeuxmillecinqcentsnavires,dontplusdemillequatrecentsétaientdesnaviresronds,contrelesflottesréuniesdeCosetdeTyros, lesquelles réunissaientquatremilledeuxcentsunités, toutesdesnavires-tarns,etquiapprochaientparl’ouest.Nousavionspratiquementtouslesnaviresdeguerredisponiblesdel’Arsenal,soitapproximativementcinqcents,dedifférentesclasses.L’arsenalencontenaitunaussigrandnombreparcequelasaisonétaittrèsavancée.Commejel’aipeut-êtredéjàsignalé,surGor,onnavigueprincipalementauprintempsetenété,surtoutlesnavires-tarns,quitiennentmallamerpargrostemps. Seuls les navires ronds effectuent encore des sorties en automne, et les différentes flottes ducommercen’étaientdoncpasdisponibles.Incidemment,ellesrisquaientpeud’êtreattaquéessansleurescortehabituelle,lemauvaistempsétantlemêmepourlesnavires-tarnsadverses!Nousavionsquandmêmerécupérésoixantenaviresrondsqui,pourdesraisonsdiverses,setrouvaientàcemoment-làdansl’arsenal.
Enoutre, notre flotte comprenaitmille cinq centsnavires fournispardes capitainesprivés, petitscapitainesdePortKar,quiétaientengrandemajoritédesnaviresronds, troiscentsseulementd’entreeux étant des navires de guerre. De plus, nous avions quatre cent cinquante navires fournis par lesCapitainesduConseilquin’avaientpasfuiavantlaprésentationdelaPierreduFoyer.Surcesquatrecent cinquante navires, trois cents environ, heureusement, étaient des navires-tarns. Mes navirespersonnels étaient comptés dans ceux des Capitaines du Conseil. Enfin, j’acceptai avec joie, maiségalementavecétonnement,lestrente-cinqnaviresproposéspardeuxdesUbarsdePortKar,vingtdelapartdeChung,trapuetbrillant,etquinzedelapartdeNigel,grandetauxcheveuxlongs,semblableàunseigneurdeguerredeTorvaldsland.C’étaientlesseulsnaviresqu’illeurrestaitaprèslesincendies
d’En’Kara. Eteocles et Sullius Maximus n’avaient fourni aucun navire à la flotte, tout comme,naturellement,Claudius,régentd’HenriusSevarius.
Sansladécouverte,pourainsidire,delaPierreduFoyerdePortKar,nousn’aurionssansdoutepaspuopposerplusdesixcentsnaviresauxflottesdeCosetdeTyros.
JerefermailalunettedesConstructeursetregagnai,parl’étroiteéchelledecorde,lepontduDorna.Aumomentdeposerlepiedsurlepont,jeconstataiquePoisson,lejeuneesclave,setenaitprèsdu
mât.«Jet’aiordonné,»criai-je,«deresteràterre!»—«Tumebattrasaprès,»répliqua-t-il,«Capitaine.»—«Qu’onluidonneuneépée!»dis-je.—«Merci,Capitaine!»s’écrialejeunegarçon.Àgrandspas,jemedirigeaiverslechâteauarrièreduDorna.«Salut,MaîtredeNage,»dis-je.—«Salut,Capitaine!»répondit-il.Jegravislesmarches,traversailepontdestimoniersetgagnailepontducapitaine.J’examinailasituation.Derrière, sur unemême ligne, à une centaine demètres les uns des autres, se trouvaient quatre
navires-tarnsdePortKar,suivisdequatreautresetdequatreautresetdequatreencore.Parconséquent,leDornaconduisaituneformationrelativementserréedeseizenavires-tarns.C’étaitunedescinquanteforcesd’interventioncomparables,dont l’ensemble représentaithuit centsnavires.La flotteennemie,afindebloquerlasortiedePortKar,s’étaittrèslargementdéployée.Sesnaviresétaienttrèsespacésetsurquatre lignesseulement.Nosgroupesdeseizenavires,disposésde tellefaçonqu’ilspouvaientsesouteniretnonsegêner,pourraientaisémentcouperceslignes.Nousavionsl’intentiondelescouperencinquante endroits. Aussitôt après avoir coupé les lignes ennemies, nos navires se diviseraient engroupesdedeuxetattaqueraient,danslamesuredupossible,parl’arrière,maistoujoursconjointement.Chaque paire choisirait un navire et, tandis que celui-ci manœuvrerait pour attaquer le premier, lesecondfrapperait.Lereste,l’immensemajoritédelaflotte,resterait,provisoirementdumoins,àl’écart,excluedescombats.Encoreunefois,leproblèmenerésidaitpastantdanslenombreabsoludenaviresque dans la concentration d’un nombre supérieur aux endroits stratégiques. Leurs lignes ayant étécoupéesencinquanteendroits,carquelquesnavires-tarnséloignéslesunsdesautresnepeuventrésisteràune formation serréede seizenavires-tarns, j’espérais quedenombreusesunités feraient demi-tourafin de faire face aux agresseurs, qui se trouveraient alors derrière eux. Chacune de mes cinquanteformations de navires-tarns serait suivie, environ une demi-ahn plus tard, par un groupe de deuxnavires-tarnsqui,jel’espérais,parviendraientàprendrelesnaviresdeCosetdeTyros,quiviendraientdefairedemi-tour,àrevers.Jen’avaispasoubliéqueleDorna,dansdesconditionssimilaires,s’étaitmontré particulièrement efficace. Les paires d’origine, provenant des cinquante groupes de seizenavires-tarns,aprèsavoircoupéleslignesetcombattu,franchiraientunenouvellefois,sipossible,ceslignes,revenantversPortKar,etutiliseraientlamêmetactique.Toutefoisj’étaispersuadéque,dansdenombreuxcas,nousneparviendrionspasàcouper les lignespardeux fois.LesnaviresdeCosetdeTyrosauraient,àcemoment-là,resserréleurformation.Aprèslepremierpassage,jecomptaissurunebataillegénéralisée,saufsilesgroupesdedeuxnavirespouvaientcontinuerdecombattreencommun.La désignation de groupes de deux, incidemment, etmon refus de combattre isolément, si possible,mêmedevantunadversaireennombreégal,constituaientapparemmentunenouveauté,danslaguerremaritimegoréenne,bienqueleprincipedelapaire,surunebaseplusinformelle,fûtaussiancienquelatactiquedutriangle,utilisée,ons’ensouvientpeut-être,parceuxdemesnaviresquiavaientattaquélereste de l’escorte de la flotte du trésor. J’avais égalementmis au point un système de signaux grâceauxquelsmesnavires,ceuxdelaforced’interventionetlesautres,pourraient,silespairessetrouvaient
séparées, changer de partenaire, conservant ainsi la possibilité d’attaquer par deux les navires isolésmêmesilespairesd’originesetrouvaientséparées.
Les deux premières vagues d’assaut se composaient, par conséquent, de cinquante forcesd’interventionde seize navires-tarns suivies, unedemi-ahnplus tard, de cinquante paires de navires-tarns.Celasignifiequelapremièrevaguecomprenaithuitcentsnaviresetlasecondecent.
Celamelaissaitenvirondeuxcent trente-cinqnavires-tarnsetungrandnombre,millequatrecentdix,naviresronds.
Je fis signe aux seize navires-tarns qui me suivaient de continuer leur route. Ils s’éloignèrent,signalantqu’ilsavaientreçumonmessage.LeDornas’écarta.
J’auraispréférélesaccompagnermais,entantquecommandantenchef,celam’étaitimpossible.La troisième vague, qui partirait une ahn après la seconde, serait une longue ligne constituée de
millequatrecentsnaviresronds.J’espéraisque,aumomentoùellearriveraitaucœurdelabataille,lesflottes de Cos et de Tyros auraient réduit l’étendue de leurs lignes et se seraient concentrées. Parconséquent, lesmille quatre cents navires ronds seraient peut-être enmesure de les déborder, de lesencerclerpuisd’attaquersurlesflancs,lesprenantsousundélugedejavelinesenflammées,depierresbrûlantes,depoixbouillanteetdecarreauxd’arbalètequipouvaitserévélerextrêmementdévastateur.Enoutre,lorsquelesnaviresdeCosetdeTyrossetourneraientcontrecesnaviresronds,ilsrisquaientd’avoirunesurprise.LesramesétaientconfiéesàdescitoyensdePortKaroubienàdesesclavesarmésetnonenchaînés,impatientsdecombattrepourleurlibertéetlaPierreduFoyerd’uneCité.SeulslesesclavesoriginairesdeCos,deTyrosoudeleursalliéesavaientétélaissésàterre,enchaînésdanslesentrepôtsdePortKar.Enoutre, indépendammentdu faitque lescalesétaientpleinesd’hommesnonenchaînésetarmés,cesnaviresrondsregorgeaientd’hommesarmésetvigoureux,citoyensdePortKarqui tenaient àparticiper à labataille.Ceséquipagesétaientmunisdegrappinset chaquenavire ronddisposaitdedeuxplanchesàclous,aumoins.Ils’agit,enfait,deplanchesdedébarquementd’environunmètre cinquante de large, dont une extrémité est fixée au navire rond et dont on bascule l’autre,muniedegrosclous,surlepontdunavireennemi.Lesnaviresrondsétantplushautssurl’eauquelesnavires-tarns, il est possible d’utiliser cette technique. En général, évidemment, c’est le navire rond,avec son équipage peu nombreux d’hommes libres, qui s’efforce d’éviter l’abordage. Mais j’étaisconvaincuquelesnavires-tarnsquitenteraientdelesaborderseraientenvahispardeshordesd’hommesarmésetsetrouveraient,parconséquent,contretouteattente,eux-mêmesabordés.Nousavionsentassé,surcesnaviresronds,beaucoupplusd’hommesarmésquen’encontientordinairementunnavire-tarnde classe supérieure. La stratégie la plus répandue, en ce qui concerne les navires ronds, consiste àcasserleursramesdufaitque,engénéral,onnetientpasàlescouler,puisqu’ilsfontpartiedubutin.Cettestratégie,toutefois,comptetenudescirconstances,joueraitennotrefaveur.Et,silesnavires-tarnsdeCosetdeTyrosutilisaient leuréperon,nousespérionsque,avantqu’ilsn’aientpu ledégager, lesgrappinset lesplanchesàclousentreraient enaction.Enoutre,naturellement, lesnombreuxarchers,ainsiquelesresponsablesdesonagres,desbalistesetdescatapultestireraientsansrelâcheunepluiedeprojectilesquiseraitd’autantplusdévastatricequeladistanceseraitréduite.J’espéraisquemesnaviresronds, avec leurs nombreux équipages d’hommes libres, leurs esclaves comptant sur unaffranchissementpossible,leurartillerieetleurspossibilitésd’abordagepourraientrésisterauxnavires-tarnsdeclassesupérieure.Enfait,plutôtqu’uncombatnaval,ilstenteraientdes’approcherdel’ennemipuis,grâceauxgrappinsetauxplanchesàclous,del’aborderetderéaliserunebatailleterrestresurmer.
Ma quatrième vague se composait de cinquante navires-tarns, qui avaient reçu l’ordre de ne pasbaisserleurmâtetpartiraituneahnaprèslesnaviresronds.Commeilssuivraientlesnaviresronds,lemât dressé, je supposais qu’on les prendrait pour des navires ronds, car les navires-tarns baissenttoujoursleurmâtavantlabataille.Parconséquent,j’espéraisquelesnaviresdeCosetdeTyros,voyantles voiles, prendraient leurs nouveaux ennemis pour des navires ronds à un mât, car il en existe
quelques-uns, et qu’ils jugeraient mal leur vitesse ou bien se jetteraient imprudemment sur eux,découvrant trop tard qu’ils se dirigeaient tout droit sur des navires-tarns rapides, maniables etdangereux.Ensuite,unefoislibresdelefaire,cesnaviressoutiendraientlesnaviresronds,détruisantlesnavires-tarnsqui,inconscientsdudanger,pourraienttenterdelesaborder.
Macinquièmevague,quipartiraitunedemi-ahnaprèslaquatrième,secomposaitdedeuxescadresdequarantenavires-tarnschacune,lapremièreattaquantparlenordetlasecondeparlesud.Jen’avaispas assez de navires pour que ce mouvement de tenaille soit réellement dévastateur mais, dansl’agitationdelabataille,alorsqu’onn’apasunevisionparfaitementclairedelapositionetdunombred’ennemis,detellesattaquesdeflancontparfoisuneffetpsychologiquesurprenant.L’AmiraldeCosetdeTyros,Chenbar,probablement,nepourraitpasconnaîtrel’importanceetladispositiondenosunités.Enréalité,lematinmêmedelabataille,nousn’avionspasnous-mêmesuneidéeparfaitementprécisedenosplansetignorionsjusqu’aunombreexactdenaviresdontnouspourrionsdisposer.J’espéraisqueChenbarsupposeraitquelesnaviresquiavaientfuiPortKaravaientfaitdemi-tourets’étaientjointsàlabataille,oubienqu’ilcroirait,avantd’avoirpusefaireuneidéeprécisedel’importancedenosattaquesde flanc, qu’il avait gravement sous-estimé nos forces. Cette attaque de flanc, bien entendu, arrivaitaussitardparcequ’elleétaitimpossibleàréaliseraussilongtempsquelaflottedeCosetdeTyrosneseserait pas concentrée afin de contrer nos premiers mouvements. Nous espérions que la crainteprovoquéeparcetteattaqueparlesflancspousseraitdenombreuxcapitaines,etpeut-êtreChenbarlui-même,àfairedemi-tour,cequirendraitleursnaviresplusvulnérables.
Lasecondevaguepassadevantnous,chaquepairesuivantlaforced’interventionquiluiavaitétéassignée.
LeDornarestaimmobile,lesramesàl’intérieur,sebalançantsurlesvagues.Jetenaisenréservecentcinqnavires-tarnsquiviendraientprendrepositionprèsduDornaenmême
tempsquelacinquièmevague.«Dois-jebaisserlemât?»demandaunofficier.—«Non,»répondis-je.Jevoulaispouvoirm’installerausommetafind’observerledéroulementdelabataille.C’étaitl’automneetunventglacésoufflaitenrafalessurlamer.Desnuagesroulaientdansleciel.
Aunord,l’obscuritéfaisaitcommeunelignesombresurl’horizon.Ilavaitgeléaumatin.«Serrezlavoile!»dis-jeàunofficier.Ildonnadesordresauxmarins.Bientôt,desmarinss’engagèrentsurlalonguevergueinclinéeet,aidéspard’autresqui,surlepont,
tiraientsurlescordes,attachèrentlagrandevoiletriangulaire.J’étudiailasurfacedelamer.«Quefaisons-nous,maintenant?»demandaunofficier.—«Nousattendons,»répondis-je.—«Ettoi,»s’enquit-il,«quevas-tufaire?»—«Jevaisallerdormir,»répliquai-je.«Réveille-moidansunedemi-ahn.»Aprèsavoirunpeudormi,jemesentaisbeaucoupmieux.Àmonréveil,onmeservitdupainetdufromagedansmacabine.Jemontaisurlepont.Leventétaittrèsfroid,leDornatanguaitviolemmentetlesvaguesbattaientsacoque.L’ancreavant
etl’ancrearrièreétaientdescendues.Onmedonnamonmanteaud’Amiral et je le jetai surmon épaule, la gauche, celle à laquelle je
portais déjà la lunette des Constructeurs. Puis je glissai quelques bandes de tarsk séché dans maceinture. Je fis descendre l’hommede vigie afin de le remplacer dans la nacelle.Dans la nacelle, je
m’enveloppai dansmonmanteau d’Amiral,mordis dans unmorceaude tarsk séché, autant contre lefroidquepoursatisfairemafaim,puisjesortislalunettedesConstructeurs.
Jeregardaioùenétaitlabataille.Le tarsk séché est, généralement, salé.Engénéral, au sommetdumât, il y aunegourded’eau à
l’intentiondelavigie.Jedébouchailagourdeetbusunpeud’eau.Elleétaitrecouverted’unepelliculedeglace.Desmorceauxdeglacefondirentdansmabouche.
Lalignenoire,aunord,semblaitplusépaisse.Jemetournaiànouveauverslabataille.LalonguelignedenaviresrondsdePortKarpassa,louvoyant,pratiquementsansavoirrecoursaux
rames,lespetitesvoilesdetempête,triangulaires,claquantauvent.Lesgalèresàgréementlatin,qu’ils’agissedenaviresrondsoudenavires-béliers,nepeuventaugmenteroudiminuerlasurfacedetoile;cenesontpasdesnaviresàvoilecarrée;parconséquent,ilsontplusieursvoilesadaptéesauxdiversesconditionsatmosphériques;ondescendlaverguelelongdumâtetonchangelavoile;lestroistypesdevoileutiliséssont touslatinsetsedistinguentparla taille ; ilyaunegrandevoiledebeautemps,utiliséeparventsfaibles;unevoilepluspetitepourlesfortesbrisesenpoupeetunevoilepluspetiteencore qui sert pendant les tempêtes. C’était avec cette voile, bien que cela soit inhabituel, que lesnavires ronds louvoyaient ; s’ils avaientutiliséunevoileplusgrande, compte tenude laviolenceduvent,ilsauraientpenchédangereusement,embarquantprobablementdel’eauparlestoletssituéssouslevent.
Je souris au passage des navires. Les ponts étaient presque déserts.Mais je savais que, dans leschâteaux avant et arrière, dans les tourelles, sur le pont de nage et dans les cales, des centainesd’hommesétaientcachés.
Jereprismesobservations,dirigeantlalunettedesConstructeursversl’ouest.LesnaviresdelapremièrevagueavaientatteintleslignesdelaflottedeCosetdeTyros.Ilfaisaitfroiddanslanacelle.Derrière eux, éparpillées sur les eaux glacées de Thassa, les paires de la seconde vague
progressaient,glissantrapidement,lesramesluisantesd’eau,versleslongueslignesdevoilesjaunesetmauvesquel’onapercevaitauloin,jaunespourTyros,mauvespourCos.
Jemedemandaicombiend’hommesallaientmourir.Jem’enveloppaiplusétroitementdansmonmanteaud’Amiral.Jemedemandaiquij’étaisetjemedisquejel’ignorais.Jesavaisseulementquej’avaisfroid,que
j’étaisseuletque,auloin,deshommescombattaient.Jemedemandaisimonplanétaitbonetjemedisquejel’ignoraiségalement.Ilyavaitdesmilliers
defacteursimpossiblesàprévoiretsusceptiblesdetransformerradicalementlasituation.Je savais que Chenbar était un capitaine brillant, pourtant, malgré cela, il ne devait pas avoir
entièrement compris nos plans, nos positions et nos paris car nous ignorions nous-mêmes, quelquesheuresplustôt,cedontnousdisposerionsetcommentnousl’utiliserions.
Jenecroyaispaspouvoirgagnerlabataille.J’eus l’impression d’avoir agi stupidement en ne fuyant pas Port Kar lorsque cela était encore
possible.Manifestement,denombreuxCapitainesappartenantauConseil,ainsiqued’autres,l’avaientfait, après avoir enfermé leurs esclaves enchaînés et leurs trésors dans les cales de leurs navires.Pourquoi avais-je décidé de ne pas fuir ? Pourquoi les autres avaient-ils fait de même ? Tous leshommesétaient-ilsdesimbéciles?Maintenant,deshommesallaientmourir.Qu’ya-t-ilquivailleuneviehumaine?L’humiliationlaplusabjecten’est-ellepaspréférableàsaperte?Nevaut-ilpasmieuxaccepterlaconditiond’esclave,seprosternerdevantunmaîtrepourconserverlavie,plutôtquerisquerlamort?Jemesouvinsquemoiaussi,dans lemaraisdudeltaduVosk, j’avaissuppliéet jem’étaisprosterné afin de conserver la vie ; pourtant,malgréma lâcheté d’alors, enveloppé dans unmanteau
d’Amiral, je regardaismaintenant les lignes de navires ennemis se rejoindre, les hommes courir au-devantdeleurdestinetdeleurdestruction,oubiendevictoires,obéissantàmesinstructionsalorsquej’ignoraispratiquementtoutdelavie,delaguerreetdudestin.
Ilyavaitcertainementdeshommesplusdignesquemoideprendrelaresponsabilitédecesparolesqui envoyaient les hommes au combat, pour vivre ou mourir. Que penseraient-ils de moi lorsqu’ilstomberaientdansleseauxglacéesdeThassaous’abattraient,percésparlalamed’uneépée,labouchepleinedu sangde leurmort ?Chanteraient-ilsmes louanges, à cet instant ?Et neporterais-jepas lepoidsdecesmortsdufaitquemesparoles,cellesd’unfouignorant,lesaurontprécipitésdansl’eauoujetéssurleslames?
J’auraisdûleurdiredefuir.Aulieudecela,jeleuravaisdonnéunePierreduFoyer.«Amiral!»criaquelqu’un,surlepont.«Regarde!»C’étaitunmarinmuni,luiaussi,d’unelunette
etjuchésurlahauteproueduDorna.«LeVenna,»reprit-il,«estpassé!»Jedirigeailalunetteversl’ouest.Auloin,jedistinguaileVenna,undemesnavires-tarns.Ils’était
frayéunchemindansleslignesdenaviresennemisetfaisaitdemi-tourpourfrapperànouveau.Ilétaiten compagnie duTela, son navire jumeau.Un navire-tarn ennemi était couché sur l’eau et un autres’enfonçaitdanslesvaguesparl’arrière.Desdébrisflottaientsurl’eau.
LeVennaétaitcommandéparl’incomparableTab.Lesmarinsrassembléssurlepontdemonnavirepoussèrentdescrisdejoie.Bravo,medis-je,bravo.Lesnaviresennemisprochesdel’endroitoùmaforced’interventionavaitfrappéfaisaientdemi-tour
afind’affronterleursadversaires.Mais,derrièreeux,bassesurl’eau,lesmâtsbaissés,arrivalasecondevaguedemonattaque.LesnaviresdeCosetdeTyrosse rapprochèrent lesunsdesautres,serrant leur formationafinde
concentrer davantage de navires à des endroits donnés. Tandis qu’ils renforçaient leurs lignes, jedistinguaileslimitesdelaflotte,cequin’avaitpasétépossibleplustôt.
Derrièrelesnaviresdelasecondevague,formantunelonguelignequis’étendait,surThassa,d’unhorizonàl’autre,sesvoilesdetempêtebattuesparlevent,venaitlatroisièmevague,celledesnaviresronds.
Jejetaiuncoupd’œilderrièremoi.DerrièreleDorna,sanssehâter,àdemi-cadence,avançaientcinquantenavires-tarns,lemâtlevé,la
voile attachée à la longuevergueoblique.Dans le tumulte de la bataille, j’étais convaincuqu’on lesprendrait, au début et peut-être jusqu’au moment où il serait trop tard, pour une seconde vague denaviresronds.
Juste après cette quatrièmevague, son attaquedevant seproduireunedemi-ahn après celle de laquatrième vague, viendrait la cinquième vague composée de deux groupes de quarante navires-tarnsqui,venusdunordetdusud,prendraientlaflotteennemiedansunetenaille.
Et,dèsledébutdecemouvementdetenaille,lerestedemaflotte,lesréserves,centcinqnavires-tarns,viendraitprendrepositionprèsduDorna.
Cesréservesseraientaccompagnéesdedixgrosnaviresrondsappartenantàl’Arsenal.Lesofficierssupérieurseux-mêmesignoraientcequecontenaientleurscales.
Touslesélémentsdontj’avaistenucompteétaientenaction.Jejetaiuncoupd’œilendirectiondunord.Puisj’ouvrislalunetteetexaminailasurfacedel’eau.Je
refermailalunette.Au-dessusdel’eau,aunord,sedressaientdegrosnuagesnoirs.Au-dessus,filaientde petits nuages blancs, semblables à des tabuks cherchant à échapper auxmâchoires d’un larl à lacrinièrenoire.
Lasaisonétaittrèsavancée.Jen’avaispastenucomptedeThassa,desaviolenceetdesaversatilité.
Ilfaisaitfroid,danslanacelle,etjeprisunautremorceaudetarskséché.L’eauavaitgelédanslagourde,lafaisantéclater.
J’ouvrisunefoisdepluslalunettedesConstructeursetladirigeaiversl’ouest.Ilyavaitplusdetroisahnsquej’étaisdanslanacellefixéeausommetdumâtduDorna,fouettépar
levent,lesdoigtsgourds,serrantlalunettedesConstructeurs,observantlabataille.J’avaisvumapremièrevaguepercer,enplusieursdizainesd’endroits,leslongueslignesdeCoset
deTyros,puisj’avaisvulesnaviresdel’immenseflotteleurfaireface,s’offrantauxmincesvaisseauxdelasecondevaguequienavaientdétruitbeaucoupplus,comptetenudeleurtailleetdeleurpoids,quejen’avaisosél’espérer.Puis,tandisqueleslignesdeCosetdeTyrosseconcentraientafinderepoussermesforcesd’intervention,meslignesdenaviresrondsavaientencerclélaflotteennemie.Descentainesde navires s’étaient jetés sur ces intrus peumaniablesmais beaucoup se rendirent compte, trop tard,qu’ils n’avaient pas affaire à des navires ronds ordinairesmais à de véritables forteresses flottantes,grouillantes d’hommes armés et impatients de combattre. Puis, les navires de la flotte avaient unenouvellefoischangédedirectionafind’attaquercequ’ilsprirentpourunenouvellevaguedenaviresronds, s’offrant ainsi aux éperons et aux lames latérales de bâtiments aussi rapides et destructeursqu’eux-mêmes.J’étaisfierdemeshommesetdeleursnavires.Ilssebattaientaveccourage.Jen’avaispasnonpluslesentimentquemonsensdelastratégieétaitnégligeable.Pourtant,dansmanacelle,ilmesemblaitque,avecletemps,lepoidsetlenombredenaviresseferaientsentir.Jen’avaisqu’unpeuplusdedeuxmille cinq centsnavires, avecune tropgrandeproportiondenavires ronds, àopposer àuneflottecomposéeuniquementdenaviresdeguerre,fortedequatremilledeuxcentsunités.
Denombreuxnaviresbrûlaientdansl’après-midisombreetventeux.Étincellesetflammespassaientd’un navire à l’autre. Par endroits, les navires étaient pressés les uns contre les autres, par dizaines,formantdesîlesdeboisquipartaientàladérive.
La mer devenait mauvaise et le noir, au nord, avait envahi la moitié du ciel, dressé comme unanimaldeproieprêtàfondresursavictime.
Lacinquièmevagueétaitenretard.LeDornatiraitsursesancres.Nouslesavionslevées,afinqu’ilpuisseprendrelevent,puisnousles
avions descendues à nouveaumais il tanguait et roulait,montait et descendait avec les vagues. Sonarmaturegrinçait,j’entendaislecraquementdesboulons,desplaquesmétalliquesetdeschaînesqui,parendroits,renforçaientsonossature.
Lacinquièmevagueétaitdiviséeendeuxgroupes: legroupevenantdunordétaitcommandéparNigeletsecomposaitdesesquinzenavires,renforcésparvingt-cinqappartenantàl’Arsenal;legroupevenant du sud était commandé par Chung et se composait de ses vingt navires, renforcés par vingtautresappartenantàl’Arsenal.Touscesnaviresétaientdesnavires-tarns.
Maislacinquièmevaguen’arrivaitpas.SedirigeantversleDornaparl’est,laréserve,composéedecentcinqnavires-tarnsetdedixgros
navires ronds appartenant à l’Arsenal, dont les officiers supérieurs eux-mêmes ignoraient le contenu,arriva.
Jemedemandaisij’avaiseuraisondefaireconfianceàNigeletàChung.Lenavireducommandantdelaréserves’arrêtaàportéedevoixduDorna.Grâceàlalunette,jeconstataiqu’Antisthenes,leCapitainequiétaittoujourslepremierappelésur
lalisteduConseil,setenaitsurlechâteauarrière.Lesautresnaviresprirentpositionsurquatrelignesderrièrelebâtimentducommandant.Parmieux,lourds,battusparlevent, leurvoiledetempêterouléesouslavergue,venaientlesdix
naviresrondsappartenantàl’Arsenal.Malgréleurtailleetleurpoids,ilstanguaientetroulaientsurleshautesvaguesdeThassa,encettefindeSe’Kara.
Jetournaiànouveaulalunetteversl’ouest,verslafuméequis’élevaitauloin.
Je constatai que les navires-tarns de Cos et de Tyros évitaient, dans la mesure du possible, des’attaquer à nos navires ronds et concentraient leurs efforts sur mes navires-tarns, profitant del’avantagedunombre.Lesnaviresronds,lents,soumisàl’actionduvent,étaientlaissésàl’écart.
Jesouris.ChenbarétaitunexcellentAmiral.Ilavaitdécidédemeneruncombataveclequelilétaitfamilier.Ils’attaquaitàmesnavires-tarns,profitantdel’avantagedunombre,laissantlesnaviresrondspourplustard,lorsqu’ilseraitpossibledefondresureuxàquatreoucinqcontreun.Lesnaviresronds,naturellement,étaienttroplentspourapporterauxnavires-tarnsl’aidedontilsallaientsansdouteavoirbientôtbesoin.
Jerepliailalunetteetmesoufflaisurlesdoigts.Ilfaisaittrèsfroidetilmesemblaitquel’issuedelabatailleétaitécritesurcegrandjeuquis’étendaitd’unhorizonàl’autre,supportantleshommesetlesnaviresenflammesquiconstituaientlespièces.
Leventsoufflaitavecviolence.Puis,surlepont,descrisetdesacclamationsretentirent.L’hommejuchéausommetdelaproue,la
lunettedesConstructeursenbandoulière,debout,descordesattachéesauxchevillespourluiéviterunechutefatale,agitaitsonbonnet.Lesrameurscriaientetagitaienteuxaussileursbonnets.
J’ouvris la lunette desConstructeurs.Aunord et au sud, fendant les eaux glacées deThassa, lesmâtsbaissés,arrivaientlesnaviresdelacinquièmevague.
Jesouris.Chung,faisantrouteaunord,avaitétéobligédenaviguercontrelevent.Nigel,pourquilaguerre
maritimen’avait pas de secret, avait retenu ses navires afin que les deuxmâchoires de la tenaille serefermentsimultanément,commesiellesobéissaientàuneseuleetmêmevolonté.
JelaissaitomberlalunettedesConstructeurs,enbandoulièresurmonépaule,contremonflanc.Jemisdansmabouchelerestedutarskséchéet, toutenmâchant,descendisl’échelledecordefixéeaupont,aupieddumât.
JesautaisurlepontduDornaetfissigneàAntisthenesquisetenaitsurlechâteauarrièredunavirecommandantlaflottederéserve,àunecentainedemètresdemoi.Ilhissaundrapeauàladrissefixéeausommetdelatourelledel’étrave.
Jemontaisurlechâteauarrièredemonnavire.Parmi les cris de stupéfaction de mes hommes et de ceux des autres navires, on démonta les
planchescouvrantlepontdesdixnaviresrondsetonlesjetapar-dessusbord.Letarnestunoiseauterrestre,souventoriginairederégionsmontagneuses,bienqu’ilyait,dansles
jungles,destarnsauplumagemulticolore.Lestarnsinstallésdanslescalesdesnaviresrondsportaienttousunecagoule.Souslacaresseglacéeduvent,ilslevèrentlatête,battirentdesailesettirèrentsurleschaînesquilesattachaientàl’armaturedunavire.
Ondébarrassal’und’euxdesacagouleetdesliensquiluifermaientlebec.IlpoussauncriquiglaçalesventsfroidsdeThassaeux-mêmes.Leshommesfrémirentdepeur.Ilestextrêmementdifficiledefairevolerletarnau-dessusdel’eau.Jen’étaispascertainqu’ilseraitpossibledelescontrôlerau-dessusdelamer.Engénéral,mêmeavecunaiguillonàtarn,ilestimpossibledelescontraindreàperdrelaterrede
vue.Jedéfislabandoulièredemalunetteettendiscelle-ciàunmarin.«Qu’ondescendeunechaloupe!»dis-jeàunofficier.—«Aveccettemer?»—«Vite!»criai-je.Onmitunechaloupeàl’eau.Àunedesrames,commesic’étaitsaplace,setenaitPoisson,lejeune
esclave.LeMaîtreseNagepritlegouvernaildelachaloupe.
Nousaccostâmeslenavirerondleplusprocheparsoncôtésouslevent.Bientôt,jeprispiedsurlepontdunavirerond.«Es-tuTerence,»demandai-je,«CapitainedesmercenairesdeTreve?»L’hommeacquiesça.TreveestunrepairedebrigandssituéparmilespentesescarpéesdesVoltaïoùrôdentleslarls.Rares
sontceuxquisaventexactementoùsetrouvecetteCité.Autrefois,lestamiersdeTreveavaienttenutêteaux cavaleries de tarns d’Ar. Les habitants de Treve ne cultivent pas mais, à l’automne, pillent lesrécoltesdesautres.Ilsviventderapinesetdepillage.OnditqueleshommesdeTrevecomptentparmilesplusorgueilleuxetlesplusimpitoyablesdeGor.Ilsaimentpar-dessustoutledangeretlesfemmeslibres,qu’ilsvolentdanslescitésciviliséesetemportentdansleurrepairedesmontagnes,oùilsenfontdesesclaves.Onditqu’iln’estpossibled’atteindre laCitéqu’àdosde tarn. J’avaisconnuune jeunefemmeoriginairedeTreve.Elles’appelaitVika.
«Ilya,danscesdixnaviresronds,»dis-je,«centtarnsavecleurstarniers.»—«Oui,»répondit-il.«Etilya,avecchaquetarn,unecordeànœudsetcinqmarinsdePortKar.»Je regardai la cale ouverte dunavire rond.Le tarn, débarrasséde sa cagoule, leva sonbec cruel,
courbe, en forme de cimeterre. Ses yeux étincelaient. C’était, apparemment, un bel oiseau. J’auraispréféréUbardesCieux.C’étaituntarnbrun-roux,couleurassezrépanduechezcesgrandsoiseaux.Lemienétaitnoir;c’étaituntarngéant,brillant,auxgrandesserreschausséesd’acier,unoiseaufaitpourlavitesseet laguerre,unoiseauquiavaitété,àsamanièreprimitiveetsauvage,monami.Je l’avaischassédesSardar.
«JerecevraicentPierresd’orenéchangedemestarnsetdemeshommes,»ditTerencedeTreve.—«Tulesauras,»répondis-je.—«Jelesveuxmaintenant,»déclaraleCapitainedeTreve.Furieux,jesortismalameetlapointaisursagorge.—«Mapromesseestd’acier!»dis-je.Terencesourit.—«LeshommesdeTreve,»fit-il,«comprennentcetypedepromesse.»Jebaissaimalame.—«SeuldetouslestarniersdePortKar,»repris-je,«etseuldetouslesCapitaines,tuasaccepté
lesrisquesdecetteentreprise:l’utilisationdestarnsenmer.»Un autre Capitaine de Port Kar aurait pu, à mon avis, accepter de prendre un tel risque mais,
accompagnédesonmillierd’hommes,ilavaitquittélaCitéquelquessemainesplustôt.JeveuxparlerdeHa-Keel,minceetcouvertdecicatrices,quiporteaucou,suspenduàunechaîneenor,undisqued’orau tarn, incrustédediamants,originaired’Ar. Ilavait tuépourse leprocurer,afind’acheterdessoieriesetdesparfumsàunefemmequiavaitfuiavecunautrehomme;Ha-Keellesavaitpoursuivis,avaittuél’hommeencombatsingulieretvendulafemmecommeesclave.Illuiavaitétéimpossiblederentrer à Ar. J’avais appris que ses forces avaient été engagées par Tor, qui voulait faire cesser lesincursionsde tarniersvenusdudésert.Ha-Keeletseshommessevendaientauplusoffrant.Jesavaisque, grâce à des intermédiaires, il avait servi lesAutres, les ennemis des Prêtres-Rois, qui voulaients’appropriercemonde.J’avaisrencontréHa-KeelàTuria,chezSaphrar,unMarchand.
—«JerecevrailescentPierresd’or,»insistaTerence,«quellequesoitl’issuedetonplan.»— « Bien entendu, » dis-je. Puis je le dévisageai. « Cent Pierres, » repris-je, « bien que cela
représenteunsalaireélevé,estunepetitesommecomptetenudesrisquesquetuvasaffronter.J’aidumalàcroirequetut’engagesseulementpourcentPierresd’or.EtjesaisquelaPierreduFoyerdePortKarn’estpaslatienne.»
—«NoussommesdeTreve,»soulignaTerence.—«Donne-moiunaiguillonàtarn,»fis-je.
Ilm’entenditun.Jemedébarrassaidemonmanteaud’Amiral.Quelqu’unmetendituneécharpe,quej’acceptai.Iltombaitdelaneigefondue.Letarndétesteperdrelaterredevue.Mêmesoumisàl’aiguillon,ilserévolte.Cestarnsportaient
unecagoule.Alorsqu’instinctivementilsonttendanceànepasperdrelaterredevue,j’ignoraisquelleseraitleurréactionsionleurretiraitleurcagouleenmer,oùlaterreestinvisible.Peut-êtrerefuseraient-ilsdequitterlenavire.Peut-êtredeviendraient-ilsfousderageetdepeur.Jesavaisquecertainstarnsavaienttuéceuxquiavaientessayédelesfairevolerau-dessusdeThassa.Maisj’espéraisquelestarns,se trouvant soudain enpleinemer, s’adapteraient à cette situationnouvelle. J’espérais que, dans leurétrangeintelligenceanimale,c’étaitl’éloignementprogressifdelaterreetnonlefaitdenepluslavoirquipoussaitleursinstinctsàlarévolte.
Enfait,jenetarderaispasàlesavoir.Jesautaisurlaselledutarnsanscagoule.Ilpoussauncri tandisquejefixaislalargeceinturede
sécurité violette. La poignée de l’aiguillon à tarn venait s’appuyer à mon poignet droit. J’enroulail’écharpeautourdematête.
«Sijepeuxcontrôlerl’oiseau,»dis-je,«suivez-moietexécutezmesinstructions.»—«Laisse-moiessayerd’abord,»ditTerencedeTreve.Je souris. Pourquoi celui qui avait été tarnier de Ko-ro-ba, les Tours du Matin, laisserait-il un
habitant de Treve, Cité traditionnellement hostile, se mettre en selle avant lui ? Je n’avais,naturellement,pasl’intentiondeluidirecela.
—«Non!»répondis-je.Une paire demenottes d’esclave et une corde étaient accrochées au pommeau de la selle. Je les
glissaidansmaceinture.Jefisunsigneetonouvritl’anneaumétalliquequiattachaitletarnàunedespoutresdel’armature
dunavire.Jetiraisurlapremièrerêne.Letarn,dansunbattementd’ailes,sortitdelacale.Ils’immobilisasurlepont,ouvrantetfermant
les ailes, regardant autour de lui, puis poussa un cri. Les autres tarns, dans la cale, une dizaine,s’agitèrentettirèrentsurleurschaînes.
Laneigefondue,glacée,mefouettaitlevisage.Jetiraiànouveausurlapremièrerêneet,dansunbattementd’ailes,l’oiseaugagnalalonguevergue
inclinéedumâtdemisainedunavirerond.Il levait trèshaut la têteet tous lesnerfsdesoncorps semblaient tendus,mais surpris. Il regarda
autourdelui.Jenepressaipasl’oiseau.Jecaressaisoncouetluiparlai,doucement,suruntonrassurant.Je tirai sur la première rêne. L’oiseau ne bougea pas. Ses serres étaient crispées sur la vergue
inclinée.Jenemeservispasdel’aiguillon.J’attendisunpeu,lecaressant,luiparlant.Puis, soudain, je poussai un cri et tirai brusquement sur la première rêne de sorte que, par
entraînementetparinstinct,l’oiseausejetadansleventchargédeneigefondueetmontadanslecielpleindenuagesmenaçants.
J’étaisànouveauàdosdetarn!L’oiseau monta jusqu’au moment où je lâchai la première rêne, puis décrivit des cercles. Puis,
brusquement,jemerendiscomptequel’oiseaufrémissaitd’enthousiasmeetdeplaisir.Sesmouvementsétaientaussirapidesetsûrsques’ilavaitétéau-dessusdespentesfamilièresdesVoltaïoudescanauxde
PortKar.Jevérifiaisesréactionsauxrênes.Ellesétaientimmédiatesetimpatientes.Déjà,au-dessousdemoi,ondébarrassaitlestarnsdeleurscagoulesetdesliensquileurattachaient
lebec.Lestarnierssemettaientenselle.Jevislestarnsbondirsurlepontdesnaviresronds,jevislafixationdescordesànœudsauxsellesetlesmarinsd’élite,expertsàl’épée,cinqparcorde,semettreenposition.Et, outre lesmarins, chaque tarnier, attaché sur sa selle, disposait d’une lanterne de navire,protégéeetabritée,allumée,et,dansdessacsdecuir,attachéslesunsauxautresetjetésentraversdelaselle,denombreusesbouteillesdeterrecuite,bouchéesavecdeschiffons.Cesbouteillesétaientpleinesd’huiledetharlarionetleschiffonsquilesfermaientétaientimbibésdelamêmesubstance.
Bientôt,derrièremoi,volèrentunecentainedetarnierset,souschacund’eux,accrochésàunecordeànœuds,cinqmarinsd’élite.
Jeconstataiquemacinquièmevague,lesdeuxgroupesdequarantenavires,souslecommandementdeNigeletdeChung,avaitattaquélesflancsdelagrandeflotte.
Àcemoment-là,avantquel’ennemiaitpusefaireuneidéeprécisedesonimportance,alorsqu’ilnesepréoccupaitplusquedecesattaquesdeflancinattendues,jefilaiau-dessusdesflottesantagonistesàlatêtedemestarniersquitransportaientlesmarinsd’élite.
Dans le désordre de la bataille, navires-tarns tentant de s’éperonner et navires ronds essayant derejoindrelesnavires-tarnsennemis,jevis,protégépardixnavires-tarnsdechaquecôtéainsiquepardixdevantetdixderrière,levaisseauamiraldeCosetdeTyros.C’étaitungrandnavirejaune,couleurdeTyros,propulséparplusdedeuxcentsrameurs.
C’étaitlenaviredeChenbar.Ilcontenait,outrelesrameurs,quiétaienttouslibres,descombattants,unecentained’archersetune
autrecentained’hommes,artilleurs,personnelauxiliaireetofficiers.Jetiraisurlaquatrièmerêne.Presqueaussitôt,lenavirefutlecentred’unimmensebattementd’ailescarlestarnsdescendirent.Montarnseposasurlechâteauarrièreetjemisaussitôtpiedàterre.Jesortismonépéedesonfourreau.Stupéfait,Chenbar,UbardeTyros,SleendelaMer,dégainasalame.J’arrachail’écharpequimecouvraitlevisage.«Toi!»s’écria-t-il.—«Bosk,»répliquai-je,«CapitainedePortKar!»Noslamesseheurtèrent.Derrièrenousretentissaientdescris,deshurlementsetlebruitsourdd’hommesprenantpiedsurle
pont,aprèsavoirlâchéleurcorde,lefracasdesarmes.Descarreauxd’arbalètesifflaient.Ungrouped’oiseauxralentissaitau-dessusdupont,leshommesysautaient,puisunautregroupele
remplaçait. Puis, ayant déposé leurs combattants, les tarniers filaient vers le cielmenaçant, plein deneigefondue,allumaientleurschiffonshuileux,unparun,dansleursbouteillesd’huiledetharlarion,etles jetaient sur le pont des navires de Tyros. Je ne pensais pas que ces bombes d’huile enflamméeferaient beaucoup de dégâts, mais je comptais sur la conjonction de trois éléments : l’effetpsychologiqued’une telleattaque, lapeurprovoquéepar les flottes lancéessur les flancs,dontonneconnaissaitpasencoreavecprécisionl’importance,puis,danslaconfusionet,jel’espérais,laterreur,laperteinattendueducommandantenchef.
Jeglissai sur lepontcouvertdeneige fondueduchâteauarrièreetparai la lamedeChenbar,quifilaitversmagorge.
Jemerelevaid’unbondetlecombatreprit.Puischacundenoussaisit,desamainlibre,lepoignetarmédel’autre.Jelepoussaicontrelapoupeet ilsecognalatête.J’entendisquelqu’un,derrièremoi,maisunde
meshommess’occupadelui.Deslamestintaient,derrièremoi.Jecraignais,uninstant,d’avoircassélacolonnevertébraledeChenbar.Jelâchai lepoignetarmédel’AmiraldeTyroset lefrappai,dupoinggauche,à l’estomac.Tandisqu’il s’effondrait, je libéraimamainarméeet, sans lâchermonépée, luidonnaiunviolent coupdepoingà lamâchoire. Jepivotai surmoi-même.Meshommes repoussaientceuxquitentaientdemontersurlechâteauarrière.Chenbar,assommé,étaittombéàgenoux.Jesortislesmenottes d’esclave dema ceinture et les refermai sur les poignets deChenbar. Puis je le traînaijusqu’auxserresdutarn.Aveclacorde,sortiedemaceinture,j’attachailesmenottesàlapattedroitedel’oiseau.
Maladroitement,Chenbartentadeselevermaismonpied,posésursoncou,l’enempêcha.Jeregardaiautourdemoi.Meshommespoussaientlesdéfenseursdunavireverslepavoisetlesfaisaientbasculerdansl’eau
glacée.Lesdéfenseursn’étaientpaspréparésàunetelleattaque.Ilsavaientétésurprisetlarésistanceavaitétéfaible.Enoutre,j’avaisunebonnecentainedelamesdeplus.
LesdéfenseursnageaientverslesautresnaviresdeTyros,quifaisaientdemi-tourdansl’intentiondenousaborder.
Undélugedecarreauxd’arbalètes’abattitsurlepontduvaisseauamiral.«PoussezleshommesdeTyrosprèsdesbordés!»criai-je.Puisunevoix,surunautrenavire,cria:«Cessezletir!»Puislespremierstarnsregagnèrentlevaisseauamiral,ayantlâchéleursbombesd’huileenflammée.Cinqhommessaisirentchaquecordeetfurentemportés.«Incendiezlenavire!»criai-jeàmeshommes.Ilsallèrentmettrelefeuauxcales.D’autrestarnsrevinrentetd’autreshommes,parfoissixouseptsurlamêmecorde,furentemportés.Delafuméesortitentrelesplanchesdupont.UnnaviredeCosheurtaleflancdunôtre.Meshommesrepoussèrentlesagresseurspuis,avecdesrames,éloignèrentl’autrenavire.Unautrenavirenoustoucha,cassantlesrames.Unenouvellefois,leshommesrepoussèrentlesagresseurs.«Regardez!»criaquelqu’un.Les hommes poussèrent des cris de joie. Le navire battait le pavillon de Bosk, avec ses bandes
vertessurfondblanc.«Tab!»crièrent-ils.«Tab!»C’étaitleVennaquivenaitnouslibérer.J’aperçus,brièvement,Tab, en sueurmalgré le froid, la tuniquedéchirée, l’épéeà lamain, sur le
châteauarrièreduVenna.Puis,de l’autrecôté,apparut leTela,navire jumeauduVenna.Ses lourdespréceintes,destinéesà
protégerlacoque,étaientmarquéeset,parendroits,cassées.Leshommesbondirentsurlesdeuxnavires.Jefissigneauxtarniers,venuschercherleshommes,des’éloigner.Auloin,desnaviresbrûlaient.Puis,desflammesjaillirententrelesplanchesdupontduvaisseauamiral.LessoldatsdeTyrosencoreàborddunaviresejetèrentàl’eauet,àlanage,sedirigèrentversleurs
navires.J’envis,àunecentainedemètresdemoi,accrochésauxpréceintesetmêmeauxrames.Jerestaisseul,encompagniedeChenbar,surlechâteauarrièreduvaisseauamiral.Jememisenselle.Uncarreaud’arbalètetombaderrièremoi,sefichantdanslepontenflammes.
Chenbarsecoualatête,selevad’unbond,lesmenottesauxpoignets.«Combattez!»hurla-t-il,s’adressantàsesnavires.«Combattez!»Jetiraisurlapremièrerêneetletarn,contrelevent,s’envola,emportantChenbardeKasra,Ubarde
Tyros, le Sleen de la Mer, prisonnier de menottes d’esclave, qui se balança au-dessous de nous,impuissant,dansleventetlestourbillonsdeneigefondue,prisonnierdeBosk,CapitainedePortKaretAmiraldesaflotte.
18
COMMENTBOSKRENTRACHEZLUI
QUAND nous touchâmes le pont glacé, battu par le vent, du Dorna, mes rameurs se levèrent etm’acclamèrentenagitantleursbonnets.
«Conduisezceprisonnierdans la cale,»ordonnai-je,« et enchaînez-le !LeConseildécideracequ’ilfautfairedelui.»
Denouvellesacclamationsretentirent.Chenbars’immobilisaun instantdevantmoi, lespoingsserrés, lesyeuxpleinsde fureur,puis fut
entraînéverslacalepardeuxmarins.—«Jesuppose,»ditleMaîtredeNage,«que,vêtudeshaillonsdesesclaves,ilramerabientôtsur
unnavireronddel’Arsenal.»«Amiral!»crialavigie.«LesflottesdeCosetdeTyrosfontdemi-tour!Ellesfuient!»L’émotionmefaisaittrembler.J’étaissansvoix.Leshommes,autourdemoi,poussaientdescrisde
joie.Puisjelançai:«Qu’onrappellenosnavires!»Leshommessignalèrentàdesunitésderéservequ’il leurfallaitallercherchernosnaviresencore
engagésdanslabataille.LeDornatiraitviolemmentsursesancres,commeunsleenprisaupiège.Commetouslesnavires-
tarns,c’étaitunbâtimentétroitetdefaibletirantd’eau.Metournantverslesnaviresronds,jeconstataiqu’ilsétaientégalementmalmenés.Àmonavis,leDornanerésisteraitpaslongtempssurunetellemer,àmoinsqu’ilnetrouvesonsalutdanslafuite.
«Levezlesancres!»ordonnai-je.«Hissezlavoiledetempête!»Leshommesobéirentenhâteet, tandisqu’ilsexécutaient lesordres, je signalaiauxnaviresde la
flotte de réserve, qui devaient aller convoyer les unités engagées, de prendre le chemin du retourpendantqu’ilenétaitencoretemps.Iln’étaitpasquestion,aprèscettevictoire,depoursuivrelesflottesdeCosetdeTyros.
Jemetenaissurlepontgelé,battuparlevent,duDorna,ledosauvent.Onmetenditmonmanteaud’Amiral,quemeshommesavaientrapportéenrevenantdunavirerond,etjelemissurmesépaules.OnapportaégalementunecruchedePagachaud.
«Legobeletdelavictoire!»lançaleMaîtredeNage.J’eusunsouriredésabusé.Jenemesentaispasvictorieux.J’avaisfroid.J’étaisenvie.J’avalai le
Pagachaud.
Onavaitabaissélavergueetonyfixaitlapetitevoiletriangulaire.Onlevalesancres,etlavergue,grâceàunsystèmedecordesetdepoulies,montavers lesommetdumât.Pendantce temps,sous ladirectionduMaîtredeNage,lesramesdetribordentrèrentenaction,amenantl’arrièredunaviresouslevent. Le vent prit le navire par le travers et le fit pencher dangereusement. Des vagues glacéesbalayèrent le pont, puis l’eau s’écoula. Les deux timoniers, arc-boutés sur leurs gouvernails, firenttournerlenavire.Puisl’arrièrefutsousleventetleMaîtredeNagedonnalacadence,faisantavancerlenavire en attendant que la voile prenne le vent.Lorsque cela se produisit, on eut l’impressionqu’unpoingfrappaitlavoile,lemâtgrinçaetlaproue,pendantunterribleinstant,plongeadansl’eauglacéepuisselevaversleciel.
«Ramez!»crialeMaîtredeNage.«Ramez!Ramez!»Letambourdecuivredukeleustesrythmalacadencemaximum.Lepetitevoiledetempête,gonfléeparleventetlaneigefondue,tiraitviolemmentsurlavergueet
lescordes.LeDornafilaàtoutevitesse,fendantlesvaguesquisedressaient,immenses,sursesflancs.Ils’ensortirait.J’ignorais si la victoire que nous avions remportée, car nous avions apparemment remporté une
victoire,étaitounondécisive,mais jesavaisquelevingt-cinqdeSe’Kara,carc’estce jour-làquelabatailleeutlieu,neseraitpasoubliédesitôt,àPortKar,Citéautrefoisqualifiéedeperfideetmalsaine,maisquis’étaitdonnéunePierreduFoyer,Citéqu’onavaitappelée:FléaudeThassalaLuisantemaisquiméritaitsansdoutelenomquecertainscitoyensluidonnaientparfois:JoyaudeThassalaLuisante.Jemedemandaicombiend’hommesprétendraientqu’ilsavaientcombattu,encevingt-cinqdeSe’Kara,surThassa.Jesouris.Cejourdeviendraitprobablementférié,àPortKar.Etceuxquiavaientparticipéauxcombats resteraient, à jamais, camarades et frères. Je suisAnglais.Et jeme souvinsd’uneautrevictoire, à une autre époque, sur uneplanète lointaine. Jemedis que, plus tard, en ce jour férié, leshommesmontrerontsansdouteleurscicatricesauxesclavesetauxenfantsémerveillésetdiront:
«J’aiétéblesséenSe’Kara.»Cettebatailleserait-ellecélébréedansdeschansons,commel’avaitétél’autre?PasenAngleterre,
biensûr.Mais,surGor,certainement.Pourtant,medis-je,leschantsmentent.Etceuxquisontmorts,encettejournée,nechantaientpas.Toutefois,medis-je,s’ilsavaientvécu,n’auraient-ilspaschanté?Etjerépondis : Oui. Et ainsi, me demandai-je, ne pourrions-nous pas chanter pour eux, et pour nouségalement,etnepourrait-ilpasyavoir,bienquecelasoitdifficileàenvisager,unepartdevéritédansleschansons?
Jeretournaiauprèsdutarnquej’avaisposésurlepontduDorna.Jequittaimonmanteaud’Amiraletlejetaisurl’oiseauquifrissonnaitdanslefroid.Prèsdelui,setenaitPoisson,lejeuneesclave.
Jeleregardaidanslesyeuxetconstatai,avecsurprise,qu’ilavaitcompriscequ’ilmefallaitfaire.«Jevaisavectoi,»déclara-t-il.Jesavaisquelesnaviresd’EteoclesetdeSulliusMaximusn’avaientpasétéintégrésànotreflotte.
Je savais également que le blocus de la dernière place forte de Sevarius avait été levé afin que lesnavires,quiappartenaientàl’Arsenal,puissentparticiperàlabataille.Jesavaisqu’ilyavaiteuéchanged’informationsentreClaudius,régentd’HenriusSevarius,etCosetTyros.Enoutre,jen’étaispasprêtàcroirequ’iln’yavaitpaseuégalementéchanged’informationsentreEteoclesetSulliusMaximusetCosetTyros.Lesdeuxactionsavaienttrèsprobablementétécoordonnées.LaSalleduConseilelle-mêmeétaitpeut-êtredéjàlivréeàl’incendie.LesdeuxUbarsetClaudius,régentd’HenriusSevarius,devaientavoirprislepouvoir,constituantuntriumvirat,àPortKar.Leurpouvoir,bienentendu,nedureraitpas.PortKarn’avaitpasperdulabataille.Lorsqueleventseraittombé,dansquelquesheuresoubiendansunoudeuxjours,laflotteferaitdemi-touretrentreraitàPortKar.Maisjesavaisque,dansl’intervalle,confiants mais ignorant tout de l’issue de la bataille, les deux Ubars et Claudius tenteraient dedébarrasserlaCitédeceuxquis’opposaientàeux.
Jemedemandaisimademeuretenaittoujours.J’avaisfaitapporterdelaviandeautarn,degrosmorceauxdetarsk,cuissesetépaules,quej’avais
jetésdevantlui,surlepontglacé.Ilmangeaitavidement.J’avaisfaitdésosserlaviande.Avecdubosk,jenel’auraispasfait,maislesosdutarsksontplusfinsetsefendentaisément.Puisjeluifisapporterdel’eau,dansunpanierdecuir,etbrisailacouchedeglacequilarecouvrait.Ilbut.
«Jevaisavectoi,»répétalejeunegarçon.Ilavaitglissé,danslaceinturedesatunique,l’épéequej’avaisdemandéàunofficierdeluidonner,
avantlabataille.Jesecouailatête.—«Tun’esqu’unenfant,»dis-je.—«Non,»répliqua-t-il,«jesuisunhomme!»Jeluisouris.—«Pourquoiveux-tum’accompagnerdansmademeure?»m’enquis-je.—«Illefaut,»répondit-il.—«LajeuneVinaa-t-elletantd’importance,àtesyeux?»demandai-je.Ilmeregarda,rougit,puisbaissalatête.Iltapadupiedsurlepont.—«Cen’estqu’uneesclave!»dit-il.—«Biensûr,»fis-je.—«Et,»ajouta-t-ild’unairdedéfi,«unhommenesepréoccupepasd’unesimpleesclave!»—«Évidemment,»reconnus-je.—«Mêmesiellen’existaitpas,»reprit-il,«jet’accompagnerais.»—«Pourquoi?»m’enquis-je.—«TuesmonCapitaine,»répondit-il,surpris.—«Resteici,»luidis-je,avecgentillesse.Iltiral’épéequejeluiavaisfaitdonner.—«Mets-moiàl’épreuve!»s’écria-t-il.—«Onnejouepas,»dis-je,«aveclesoutilsdeshommes.»—«Défends-toi!»cria-t-il.Malamejaillitdesonfourreauet jeparaisonattaque.Elleétaitvenuebeaucoupplusrapidement
quejenel’avaisescompté.Leshommess’assemblèrentautourdenous.«Onvas’amuser!»prévintl’und’entreeux.Malamefilaverslejeunehommeetilparalecoup.Jefusimpressionné,carj’avaiseul’intention
deletoucher.Puis,nousdéplaçantsurlepontenpente,danslaneigefondue,nouscroisâmeslefer.Uneoudeux
ehnsplustard,jeremismalamedanssonfourreau.—«J’auraisputetuerquatrefois,»déclarai-je.Illâchasonépéeetmeregardad’unairabattu.«Mais,»repris-je,«tuasbienprofitédesleçons.J’aiconnudesGuerriersmoinsrapidesquetoi.»Ilsourit.Plusieursmarinssefrappèrentl’épaulegaucheaveclepoingdroit.IlsaimaientbeaucouplejeunegarçonnomméPoisson.Sanscela,medis-je,commentaurait-ilpu
prendre la gaffe de ma barque lorsque, par le canal, je me suis rendu à la Salle du Conseil desCapitaines,commentaurait-ilpumonteràbordduDorna,commentaurait-ilpumanœuvreruneramedans la chaloupe qui m’a conduit au navire rond ? J’avais, moi aussi, de l’affection pour le jeunegarçon.Jevoyaisenlui,malgrésoncollier,samarqueetsatuniqued’EsclavedeCuisine,contrairementàbeaucoupd’autres,unjeuneUbar.
«Tun’espasobligédem’accompagner,»dis-je.«Tuestropjeunepourmourir.»
—«Àquelâge,»s’enquit-il,«unhommeest-ilprêtàmourir?»—«Pouralleroùjevais,»répondis-je,«etfairecequejedoisfaire,ilfautêtrefou.»Ilsourit.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«Oui,»dit-il,«Capitaine.»—«Ilfautêtrefou!»répétai-je.—«Touthommealedroit,»réponditlejeunegarçon,«n’est-cepas,d’agircommeunfou,s’ille
souhaite?»—«Oui,»dis-je,«touthommeacedroit.»—«Alors,»reprit-il,«Capitaine,l’oiseaus’étantreposé,partons!»—«Qu’onapporteunecouverturedelaineaujeunefou!»ordonnai-je.«Etqu’onluidonneun
ceinturonainsiqu’unfourreau!»—«Oui,Capitaine!»criaunmarin.—«Crois-tuquetupourrast’accrocherpendantplusieursahnsàunecordeànœuds?»demandai-
je.—«Biensûr,»répondit-il,«Capitaine!»Quelquesinstantsplustard,letarnouvritsesaileset,saisiparlevent,futprojetédevantleDorna
puis, décrivant des cercles vertigineux, prit de l’altitude dans le vent et la neige fondue. Le jeunegarçon,lespiedssurunnœudetlesmainsserrantlacorde,sebalançaitau-dessousdemoi.Toutenbas,leDornamontait et descendait sur les vagues et, plus loin, les navires de la flotte, navires ronds etnavires-tarns,voiledetempêtehisséeetramesenaction,fuyaientdevantlatempête.
JenevispaslesnaviresdeCosetdeTyros.Terence de Treve, Capitaine des tarniersmercenaires, avait refusé de regagner PortKar avant le
retour de la flotte. Les environs de Port Kar devaient grouiller de tarniers, mercenaires également,engagésparlesUbarsrebellesetClaudius,régentd’HenriusSevarius.
«LeshommesdeTrevesontbraves,»avait-ildit,«maisilsnesontpasfous!»L’oiseau étaitmalmenépar la tempête,mais il était fort. J’ignorais l’étenduede la tempête,mais
j’espéraisquelefrontnesetrouvaitqu’àquelquespasangs.L’oiseaunepouvaitsedirigerdroitsurPortKar,enraisonduvent,maisnousparvînmesàsuivreuneoblique,nouséloignantdelaflotte.Detempsentemps,fatigué,lesailesmouillées,glacé,couvertdeneigefondue,l’oiseautombaitvertigineusementmaisilparvenaittoujoursàseredresseretpoursuivaitsonchemin,pousséparlevent,volantàpeine.
Poisson, le jeunegarçon,glacé, engourdi, lescheveuxet lesvêtementscouvertsdeneige fondue,s’accrochaitàlacordequisebalançaitsousl’oiseau.
Une fois, l’oiseau descendit tellement bas que les pieds du jeune garçon et le bout de la cordetraînèrentdansleseauxdéchaînées,puisl’oiseau,réagissantauxviolentespressionsquej’exerçaisurlapremièrerêne,repritdel’altitude,sanstoutefoisparveniràs’éleveràplusdequelquesmètresau-dessusdesvaguesnoiresetrugissantesdelamerdémontée.
Puis,laneigefonduesemuaenpluieviolente,etlapluieenventcruel,puisilnerestaplusqu’unebrisefroide,àlalimitedelatempête.
Et,au-dessousdenous,ThassafutilluminéeparlesoleilfroiddeSe’Kara.Nousétionssortisdelatempête.Auloin,j’aperçusdesplagesrocheuses,del’herbe,desbuissonset,au-delà,desforêtsdeTuretdeKa-la-na.
Nousfîmesdescendrel’oiseaufrissonnantparmilesarbres.Poissonsautaàterre,jelaissail’oiseauplaner un instant, puis se poser. Je lui retirai sa selle et il s’ébroua.Ensuite, je le couvris avecmonmanteaud’Amiral.Nousfîmesdufeu,afindeséchernosvêtementsetnousréchauffer.
«NousgagneronsPortKaràlanuit,»dis-jeaujeunegarçon.—«Biensûr,»répondit-il.
EncompagniedePoisson,jemetenaisdanslagrandesalleobscuredemademeureoù,laveilleausoir,nousavionscélébrémavictoire.
L’immense salle, haute de plafond, n’était éclairée que par un brasero dont les braises rougesluisaientdansleurpaniermétallique.
Nospasrésonnaientsurledallagedelagrandesalle.Nousavionslaisséletarnaubordduportintérieurdelacour.Nousn’avionsrencontréaucuntarnier,au-dessusdelaCité.LaCitéelle-mêmeétaitpratiquementdanslenoir.NousavionssurvolélaCité,nedécouvrantquedesimmeublesobscursetlerefletdestroislunesde
Gordanslescanaux.Puisnousavionsgagnémademeureetnousnoustenionscôteàcôtedanslagrandesalleobscureet
apparemmentdéserte.Noslamesétaientdégainées,celled’unAmiraldelaflotteetcelled’unesclave.Nousregardâmesautourdenous.Nousn’avions rencontré personnedans les couloirs, dans les pièces oùnous étions entrés, sur le
chemindelagrandesalle.Nousperçûmesunbruitétouffévenantd’uncoinobscur.Agenouillées dos à dos, les poignets attachés à un anneau d’esclave, se trouvaient deux jeunes
femmes.Leursyeux,au-dessusdesbâillons,exprimaientlaterreur.Ellessecouèrentlatête.EllesportaientlesvêtementsmisérablesdesEsclavesdeCuisine.Ils’agissaitdeVinaetdeTelima.Poissonvoulutseprécipiterverselles,maisjel’enempêchai.Sans unmot, je lui fis signe de prendre position près de l’entrée de la grande pièce, où il serait
dissimulé.D’unedémarcheirritée,jemedirigeaiverslesjeunesfemmes.Jenelesdétachaipas.Elless’étaient
laisséprendreetservaientd’appât.Vinaétaittrèsjeune,maisTelima,elle,auraitdûseméfier.Pourtantelle aussi, la fière Telima, était agenouillée près de l’anneau, les poignets attachés dans le dos,efficacementbâillonnée,femmejeuneetbelle,attachéepourtantàl’anneaud’esclave,aussiimpuissantequelajeunefille.
Jeluicaressairudementlatête.«Idiote!»dis-je.Elletentademedirequedeshommesallaientnousattaquer.« Les filles des Renciers, » déclarai-je, « ont, dit-on, la bouche aussi grande que le delta lui-
même!»Elleneputproduirequedepetitsbruitsmécontentsetfutiles.J’examinai lebâillon.D’épaissesbandesdecuirétaientattachéessursabouche, retenant le lourd
tampon,probablementdetissurep,quisetrouvaitàl’intérieur.Untelbâillonn’avaitriend’agréable.Ilavaitétécorrectementposé.
«Enfin,»dis-je,«quelqu’unatrouvémoyenderéduirelesfillesdeRenciersausilence!»LesyeuxdeTelimas’emplirentdelarmes.Ellesetortillafutilement,enproieàlapeuretàlafureur.Jeluicaressailatêted’unaircondescendant.Ellemelançaunregardchargéderageetd’exaspération.Jetournailedosauxjeunesfemmes,maisnem’éloignaipasd’elles.Jedis,d’unevoixforte:«Maintenant,libéronscesfilles!»Au même instant, dans le couloir, j’entendis un coup de sifflet, un bruit de course précipitée.
Plusieurshommesarrivaient.Certainsétaientmunisdetorches.
«Toussurlui!»criaLysias,quiportaitsoncasqueornéd’unecrêteenpoilsdesleen,insignedesCapitainesdePortKar.Toutefois,Lysiasnes’approchapasdemoi.
Plusieurshommessejetèrentsurmoi,certainsavecdestorches.Quarantehommes,peut-être,seprécipitèrentdanslasalle.Jelesaffrontai,medéplaçantrapidement,changeantcontinuellementdeposition,lesattirantàma
poursuite,puislesrepoussantl’unaprèsl’autre.Jerestai,autantquepossible,prèsdesjeunesfemmesdesortequeleshommestournentledosàl’entrée.
Je voyais, contrairement à eux, une ombre qui se déplaçait rapidement, derrière eux, changeantcontinuellementdeposition, parmi lesombresmouvantesdeshommeset des torches, profitant de laconfusion,mais restant toujours à l’arrière, commedépourvuede substance,mais arméed’une lame.Puis l’ombre mit un casque et il devint presque impossible de la distinguer des autres. Ceux quitombaientdevantcetteombrelefaisaientsanss’enrendrecompteetsansbruitcarlalameleurperçaitlagorgeaussisubrepticementqu’unmurmuredansl’obscurité.
Quantàmoi,j’abattisneufGuerriers.Puisdenouveauxcrisretentirentetdenouvellestorchesapparurent.Lasalleétaitmaintenantbrillammentéclairéeetlesgrossespoutresduplafondelles-mêmesétaient
visibles.Comme il avait été découvert, Poisson combattit à mon côté, de sorte que nous puissions nous
protégermutuellement.«Tuvois,Esclave,»luidis-je,«tuauraisdûresteraveclaflotte.»—«Tais-toi!»répliqua-t-il.Puisilajouta:«…Maître.»Jeris.Lejeunegarçon,d’uncouprapidecommel’éclair,enfonçadixcentimètresd’acierdansuncorpset
seremitengardeavantmêmequesonadversaireaitcompriscequ’illuiarrivait.Dansuncombattelqueceluiquenousmenions,ilnefautpasappuyerlescoupscarilestnécessaire
delibérerrapidementsalame.—«Tuasbienprofitédetesleçons,»dis-je,«Esclave.»—«Merci,Maître,»répondit-il.Ilabattitunautrehomme.J’enabattisdeux,surmadroite.D’autreshommesarrivaientparlecouloir.Puis, de l’autre côté, par la porte des cuisines, d’autres hommes entrèrent, armés de torches et
d’épées.Noussommesperdus,medis-je.Perdus.Soudain,furieux,jeconstataiqueceshommesétaientconduitsparSamos.«Ainsi,»criai-je,«jenem’étaispastrompé,tuétaisbienliguéaveclesennemisdePortKar!»Mais,avecstupéfaction,jelevisabattreundenosadversaires.Certainsdesescompagnonsétaientdeshommesquej’avaischargésdegardermademeure.Jene
connaissaispaslesautres.«Fuyez!»criaLysiasdanslefracasdesarmes.Ses hommes reculèrent et, avec l’aide de ceux qui étaient venus à notre secours, nous les
poursuivîmes,lescontraignantàcombattre,jusqu’àlaportedelagrandesallehautedeplafond.Unefoislà,nousnousarrêtâmesetfermâmeslesportes,mettantlesbarresenplace.Avecl’aidedeSamos,jefisglisserladernièrebarredanssonlogementmétallique.Il était en sueur, lamanche de sa tunique était déchirée. Il avait une tache sanglante sur le côté
gaucheduvisageetsescheveuxblancsetcourts,ainsiquesonoreilleétaienttachésdesang.«Laflotte?»demanda-t-il.
—«Noussommesvictorieux,»répondis-je.—«Bien,»fit-il.Ilrengainasonépée.«Nousdéfendonsledonjonprochedumurdonnantsurle
delta,»ajouta-t-il.«Suis-moi!»Ils’arrêtaprèsdesjeunesfemmesattachées.«Ainsi, vous êtes là ! » fit-il. Il se tourna versmoi. « Elles se sont enfuies dans l’espoir de te
retrouver.»—«Ellesontréussi,»dis-je.Jecoupailacordequi,enserrantleurspoignets,lesattachaitàl’anneaud’esclave.Ellesselevèrent
péniblement.Bienqu’ellesnefussentplusprisonnièresdel’anneau,ellesavaienttoujourslespoignetsattachés dans le dos. Elles étaient toujours bâillonnées.Vina courut vers Poisson, les yeux pleins delarmes,etposalatêtesursonépaulegauche.Illapritdanssesbras.
Timidement,Telimasedirigeaversmoi,puisellelevalatête,lesyeuxéclairésd’unsourire,etposalatêtesurmonépauledroite.Jelaserraicontremoi.
—«Ainsi,»disaitPoissonàVina,«tut’esenfuiedudonjon?»Elleleregardaavecétonnement.Illapritparlesépaules,lafitpivoteretlapoussadevantluidanslecouloirconduisantauxcuisines.
Puis,d’ungesterapide,illafrappavigoureusementduplatdel’épée.Ellefiladevantlui.—«Apparemment,»dis-jeàTelima,«tueségalementsortieencachettedudonjon?»Ellereculaprudemment.«Souhaites-tumedirequelquechose,filledeRencier?»m’enquis-je.—«Umm-ummph,»protestaTelimaensecouantlatête.Jefisunpasverselle.Ellesecoualatête.Sonregarddisait:Si-jamais-tu-oses…Jefisunnouveaupasverselle.Telima,faisantfidesadignité,pivotasurelle-mêmeetfilaverslecouloir,maisellen’avaitpasfait
dixmètresqu’elleavaitétéfrappéedeuxfoisduplatdemonépée.Vingtmètresplus loin, elle s’arrêta, se retournaetme regarda.Elle se redressade toute sa taille,
pleinedefureuretd’orgueil.Jefisencoreunpasdanssadirectionet,pivotantvivementsurelle-même,elles’enfuit.JesupposaiqueladignitédeTelimanesupporteraitpasunnouveaucoupduplatdel’épée.Jeris.—«Ilfautsavoirs’yprendreaveclesfemmes,»déclaraPoissonavecgravité.—«Oui,»répondis-jesurlemêmeton.—«IlfautleurmontrerquiestleMaître,»ajouta-t-il.—«Exactement!»fis-je.Leshommesrassemblésautourdenousrirentet,compagnonsd’armes,noustraversâmeslecouloir,
lescuisinesetlessalles,nousdirigeantversledonjon.Lelendemainaprès-midi,jemetenais,encompagniedeSamos,derrièreleparapetdudonjon.Au-
dessusdenous,entredespoutres,étaittenduunfildestinéàempêcherlestarnsdeseposer.Unpeuplusloin, se dressaient de lourds mantelets, montés sur des poteaux, sous lesquels nous pourrions nousabriteraucasoùdestarnierstireraientdescarreauxd’arbalète.
MongrandarcenboisdeKa-la-najaune,auxextrémitésrenforcéesdecornedebosk,àlacordedechanvreentrelacédesoie,étaitlà.Grâceàlui,nousavionspumaintenirlesassaillantsàdistance.Ilnerestaitquequelquesflèches.
Noshommesétaientàl’intérieur.Nousétionsfatigués.Nousn’avionsguèredormi.IlnerestaitplusqueSamosetmoipourmonterlagarde.
Avantmonretour,avecseshommesetlesmiens,Samosavaitrepousséonzeassautsconjuguésdestarniersetdel’infanterie.Depuismonretour,nousenavionsrepousséquatre.Ilnenousrestaitplusquetrente-cinqhommes,dix-huitquiavaientaccompagnéSamosdansmademeureetdix-septdesmiens.
«Pourquoies-tuvenudéfendremademeureetmondonjon?»demandai-jeàSamos.—«L’ignores-tuvraiment?»s’enquit-il.—«Non,»répondis-je.—«Celan’aplusd’importance,»dit-il,«maintenant.»—«Sanstoietteshommes,»soulignai-je,«mademeureseraittombéedepuislongtemps.»Samoshaussalesépaules.Nousregardâmespar-dessusleparapet.Ledonjonestprochedelamurailledonnantsurledelta.Du
hautdesremparts,nousdécouvrionslemaraisainsiqueledeltaimmenseetmagnifiqueduVosk,quej’avaistraversé,ilyavaitbienlongtemps.
Noshommes,épuisés,sereposaientàl’intérieurdudonjon.Lesquelquesminutesdesommeilqu’ilspouvaient s’accorder étaient précieuses. Tout comme Samos et moi-même, ils étaient presquecomplètement épuisés. L’attente, puis le combat ; puis l’attente encore, et le combat, se succédaientdepuistroplongtemps.
À l’intérieur, se trouvaient également quatre jeunes femmes : Vina, Telima et Luma, le chefcomptabledemaMaison,qui avait refuséde fuir, ainsi queSandra, ladanseuse, qui n’avait pasoséquittermademeure.Lesautres,hommesoufemmes,libresouesclaves,avaientfui.ThurnocketThura,ClitusetUlaqui,àmonsens,auraientdûrester,s’étaientenfuis.Jeneleleurreprochaispas,mêmeauplusprofonddemoncœur.Ilsavaientagisagement.Ilauraitfalluêtrefoupourrester.Enfindecompte,medis-je,c’estmoiquisuisunimbécile,paseux.Pourtant,àcemoment-là,jen’auraispasvouluêtreailleurs qu’à l’endroit où j’étais, au sommet de mon donjon, dans la demeure qui, à Port Kar,m’appartenait.
C’estpourquoijemontaislagardeencompagniedeSamos.Je le regardai. Jene comprenaispas leMarchandd’Esclaves.Pourquoi était-il venudéfendrema
demeure?Etait-iltellementirrationnel,tellementfou,méprisait-iltellementlavaleurdesavie?Iln’avaitpassaplaceici.Cettedemeureétaitàmoi,àmoi!—«Tuesfatigué,»ditSamos.«Descends.Jevaismonterlagarde.»J’acquiesçai.Jen’avaisplusderaisondememéfierdeSamos,etjen’enavaisplusletemps.Ilavait
souillésonépéepourmoi.Savie,commelamienne,avaitétéexposéeauparapetdemondonjon.Jenevoulaisplussavoirs’ilservaitlesUbars,Claudius,régentd’HenriusSevarius,lesUbaratsdeCosetdeTyros, les Autres, les Prêtres-Rois ou bien lui-même. Je ne voulais plus rien savoir. J’étais revenu.J’étaistrèsfatigué.
J’ouvris la trappeetdescendis,par l’échelle,dans lapièce située sous le sommetdudonjon. Ilyavait là assez d’eau et de nourriture pour tenir une bonne semaine.Mais je ne croyais pas que noustiendrionsaussilongtemps.D’autresassautsauraientsansdoutelieu,avantlanuitet,tôtoutard,nousserionsdébordés.
Jeregardaiautourdemoi.Leshommesdormaient.Leplancherétaitsaleetparsemédedétritus.Leshommes n’étaient pas rasés. Il y en avait, les hommes de Samos, que je ne connaissais pas, maisd’autres, les miens, avaient su susciter mon affection. Il y avait même des esclaves, qui avaientcombattu avecdes gaffes et desmasses.D’autres étaient des hommesque j’avais affranchis et à quij’avais enseigné le maniement des armes. D’autres étaient des marins et deux autres étaient desmercenairesqui avaient refusédequittermonservice.Poissondormait,Vinablottiedans sesbras. Ils’estbienbattu,medis-je.
«Maître,»entendis-je.
Dans un coin de la pièce, se tenait Sandra, la danseuse. Elle était réellement magnifique.Curieusement,elleétaitvêtuedesSoieriesdePlaisir,etmaquillée.
Jemedirigeaiverselle.Agenouilléedevantunmiroirdebronze,ellesepeignaitlespaupières.Ellelevasurmoidesyeuxpleinsdeterreur.«Quandilsviendront,»demanda-t-elle,«ilsnetuerontpasSandra,n’est-cepas?»—«Jenelecroispas,»répondis-je.«Jecroisqu’ilslatrouverontbelleetl’épargneront.»Le soulagement la fit frissonner, puis elle se tourna à nouveau vers son miroir, examinant
attentivementsonvisage.Doucement,jelafisleveretlaregardaidanslesyeux.—«Jet’enprie,nedéfaispasmonmaquillage,»supplia-t-elle.Jesouris.—«Necrainsrien,»dis-je.«Ilstetrouveronttrèsbelle.»Jel’embrassaidanslecou,sousl’oreille,puisdescendisàl’étageinférieur.Ellemeregardapartir.Àcetétage,assisecontrelemur,lesgenouxcontrelapoitrine,jetrouvaiLuma.J’allaijusqu’àelleetm’immobilisaidevantelle.Elleselevaetmecaressalégèrementlajoue.Sesyeuxétaientpleinsdelarmes.« Je suis prêt à t’affranchir, » dis-je, « mais je crois qu’ils tueront les femmes libres, s’ils en
trouvent.»Jetouchaisoncollier.«Aveclui,»repris-je,«tuauraspeut-êtrelaviesauve.»Ellefonditenlarmesetposalatêtesurmonépaule.Jelaserraidansmesbras.«MabraveLuma,»dis-je.«MabraveetgentilleLuma.»Jel’embrassaipuis,larepoussantdoucement,descendisàl’étageinférieur.Telimaysoignaitdeuxblessés.Unecouvertureétaitétendueaupieddumur.Jem’assisdessusetmeprislatêteentrelesmains.La jeune femmem’y rejoignitet, à lamanièredes femmesgoréennes, s’agenouilla,assisesur les
talons.«Jeprésume,»dit-elle,«quelaflottevarentrerdansquelquesheuresetquenousseronssauvés?»Ellesavaitcertainementaussibienquemoiquelaflotteavaitétépousséeverslesudetqu’ellene
pourraitpasregagnerPortKaravantdeuxoutroisjours,aumieux.—«Oui,»dis-je,«dansquelquesheures,laflottereviendraetnousseronssauvés.»Elleposalamainsurmatête,puissonvisagefuttoutprèsdumien.«Nepleurepas!»ordonnai-je.Jelaserraicontremoi.—«Jet’aifaittellementdemal!»dit-elle.—«Non,»répondis-je,«non.»—«Toutesttellementétrange,»fit-elle.—«Qu’est-cequiestétrange?»demandai-je.—«QueSamossoitici,»répondit-elle.—«Pourquoi?»m’enquis-je.Ellemeregarda.—«Parceque,»expliqua-t-elle,«c’étaitmonMaître.»Jefusébahi.« J’ai été capturée à l’âgede sept ans, au cours d’un raid, » dit-elle, « etSamosm’a achetée au
MarchéauxEsclaves.Pendantdenombreusesannées,ils’estoccupédemoi,s’estintéresséàmoi.J’aiétébientraitée;onm’aenseignédeschosesqu’onenseignerarementauxesclaves.Jesais lire,vois-
tu.»Jemesouvinsquej’avaisconstatéavecsurpriseque,bienqu’ellenefûtqu’unefilledeRencier,elle
savaitlire.«Et,quandj’aisulire,»reprit-elle,«onm’aenseignébeaucoupd’autreschoses.MêmelaSeconde
Connaissance.»Celaétait,engénéral,réservéauxHautesCastesdeGor.«J’aiétéélevéedanscetteMaison,»poursuivit-elle,«avecamouretSamosétaitpresqueunpère
pour moi. J’avais le droit de parler aux Scribes, aux Chanteurs, aux Marchands et aux voyageurs.D’autresesclaves,quiétaientégalementtrèslibres,maispasautantquemoi,devinrentmesamies.Nouspouvionsnouspromenerenville,maisdesgardiensnousaccompagnaientafindenousprotéger.»
—«Qu’est-ilarrivéensuite?»demandai-je.Savoixdevintdure.—«Onm’avaitditquemavieseraittransforméelejourdemondix-septièmeanniversaire.»Elle
sourit.«Jecroyaisquej’allaisêtreaffranchieoubienqueSamosm’adopterait.»—«Qu’est-ilarrivé?»m’enquis-je.—«Cematin-là,àl’aube,»raconta-t-elle,«leMaîtredesEsclavesestvenumechercher.Onm’a
conduite auxcagesde fer.Là, commeune fillequ’onvientdecapturer sur les îlesde rence,onm’adéshabillée.Onafaitchaufferunfer.J’aiétémarquée.Onm’aposélatêtesuruneenclumeet,àcoupsdemarteau, onm’a fixé au couun simple colliermétallique.Puis onm’a attaché les poignets à desanneauxscellésdanslemur,etonm’afouettée.Ensuite,lorsqu’onmelibéra,leMaîtredesEsclavesetses hommes se servirent demoi. Puis onm’enchaîna et onm’enferma dans une cage, avec d’autresfilles. Ces filles, dont certaines étaient originaires des îles de rence, me battaient souvent car ellessavaientàquelpointj’avaisétélibred’alleretdevenirdanslamaisonetellessavaientégalement,cequi étaitvrai,que jemecroyais très supérieureà elles, fillesordinaires, simplemarchandise. Je crusqu’ilyavaitunegraveerreur.Pendantdesjours,malgrélescoupsdesautresfilles,jesuppliaileMaîtredesEsclaves,lesgardes,demeconduiredevantSamos.Enfin,àgenoux,avecunsimplecollier,rouéedecoupsetenchaînée,nue,jefusjetéedevantlui.»
—«Quedit-il?»demandai-je.—«Ildit,»répondit-elle,«ildit:«Faitessortircetteesclave!».Cefuttout.»Jebaissailesyeuxmaislaserraicontremoi.«Onm’aenseignélesdevoirsd’uneesclave,auseindelaMaisondeSamos,»reprit-elle,«etj’ai
donnésatisfaction.Mesanciennesamiesrefusèrentdem’adresserlaparole.Lesgardesquim’avaientprotégéepouvaient,s’ilsenavaientenvie,meprendredansleursbrasetmebattresijenelesservaispasbien.»
—«Samoslui-mêmes’est-ilservidetoi?»demandai-je.—«Non,»répondit-elle.Puisellepoursuivit :«Onmeconfiait lestâcheslesplusdésagréables.
Souvent,jen’avaispasledroitdem’habiller.Souvent,j’étaisbattueetonseservaitcruellementdemoi.Au soir, je n’étais pas seulement enchaînée, mais aussi enfermée dans une cage minuscule, où jepouvaisàpeinebouger.»Ellemeregarda,lesyeuxpleinsdecolère.«Enmoi,»reprit-elle,«lahainegrandit:contrePortKar,contreSamosetleshommes,etcontrelesesclaves,dontj’étais.Jenevivaisquepourmahaineetl’espoirquejepourraisunjourm’échapperpuismevenger.»
—«Tut’eséchappée,»dis-je.—«Oui,»répondit-elle.«EnfaisantleménagechezleMaîtredesEsclaves, jetrouvailacléde
moncollier.»—«Tuneportaisdoncplusunsimplecolliermétallique?»relevai-je.—«Dèsledébut,aprèsmondix-septièmeanniversaire,»expliquaTelima,«j’aireçuuneéducation
d’Esclave de Plaisir. Un an plus tard, la Maîtresse des Esclaves a annoncé que j’étais devenue
parfaitement compétente dans ce domaine. À cette époque, un forgeron retira mon collier, qui futremplacéparuncollierpourvud’uneserrureàsixtiges.»
SurGor,lecollierdesesclavescomporte,engénéral,uneserrureàsixtigesousixdisques.Lemotqui, en goréen, signifie : femme esclave, comporte, incidemment, six lettres. Il s’agit deKajira. Lescolliersdesesclavesmâles,quantàeux,nesontquedescerclesd’acierrivésdirectementaumarteausurl’enclume.
—«Ilsemblebizarre,»fis-jeremarquer,«queleMaîtredesEsclavesaitlaissélacléàunendroitoùl’esclaveenquestionrisquaitdelatrouver.»
Ellehaussalesépaules.—«Enoutre,»reprit-elle,«ilyavait,àcôté,unbraceletenor.»Ellemeregarda.«Jel’aipris,»
dit-elle. « Jeme suis dit que l’orme serait utile, ne serait-ce que pour obtenir des gardes qu’ilsmelaissentpasser.»Ellebaissalatête.«Mais,»poursuivit-elle,«jequittailamaisonsansdifficulté.Jeleur dis que j’allais faire une course et ils me laissèrent partir. Naturellement, j’avais déjà fait descoursesenville.Dehors,jeretirailecollierafindepouvoirmedéplacerdanslacitésansêtreobligéederépondreàdesquestions.Jetrouvaidespoutres,delacorde,unegaffe,construisisunradeauet,parundescanauxquiconduisentaudelta, lesquelsn’étaientpasbarrésà l’époque, jeparvinsàm’échapper.J’avaisvécumonenfancedanslemarais,jen’enavaisdoncpaspeur.J’aiétérecueillieparleshommesdeHo-Hakquim’acceptèrentdansleurcommunauté.Ilsmepermirentmêmedeconserverlebraceletenor.»
Jeregardaisfixementlemuropposé.—«Hais-tutoujoursSamos?»demandai-je.—«Jelecroyais,»répondit-elle.«Maisdepuisqu’ilesticietqu’ilnousaide,jenelehaisplus.
Toutcelaesttrèsétrange.»J’étaisfatiguéetj’avaisbesoindedormir.J’étaisheureuxqueTelimam’aitracontécettepartiedesa
vie, que j’ignorais. J’avais le sentiment que je ne pouvais pas tout comprendre, à cemoment-là, etqu’elle-mêmenecomprenaitpastout,maisj’étaistrèsfatigué.
—«Tusais,»dis-je,«ledonjonvaêtreprisd’assautetnousseronstousmassacrés,leshommestoutaumoins.»
—«Laflotteviendra,»fit-elle.—«Oui,»dis-je.«Maissiellenevientpas?»—«Elleviendra,»affirma-t-elleavecconfiance.—«Oùestlecollierquejet’aienlevélanuitdelafêtedelavictoire?»demandai-je.Ellemeregardasanscomprendre.—«Jel’aiapporté,»répondit-elle.Ellesourit.«Jenesavaispassitusouhaitaisquejesoisesclave
oulibre.»—«Deshommesarmésvontvenir,»dis-je.«Oùestlecollier?»Ellemeregarda.—«Dois-jelemettre?»demanda-t-elle.—«Oui,»répondis-je.Jenevoulaispasqu’ellesoittuée,lorsquelesassaillantsentreraient.S’ilsla
prenaientpourunefemmelibre,etlamiennedesurcroît,ilsnetarderaientcertainementpasàlatuer:àlatortureretàl’empaler.
Elleretrouvalecollier.«Mets-le!»ordonnai-je.—«Ya-t-iltellementpeud’espoir?»demanda-t-elle.—«Mets-le,»répétai-je.«Mets-le!»—«Non,»répondit-elle.«Situmeurs,jeveuxmouriràtescôtés,commesij’étaistafemme.»PortKarnereconnaîtpaslaLibreCompagnie,maisilyavaitdesfemmeslibres,danslaCité,dont
onsavaitqu’ellesétaientlafemmed’unhomme.—«Es-tumafemme?»demandai-je.—«Oui,»répondit-elle.—«Danscecas,»dis-je,«obéis-moi.»Ellesourit.—«Sijedoisporteruncollier,»déclara-t-elle,«quecesoitdelamaindemonUbar.»Jeluipassailecollieraucouetl’embrassai.Soussatunique,étaitcachéeunepetitedague.—«Combattrais-tuavecceci?»demandai-je,laluiprenant.—«Jeneveuxpasvivresanstoi!»s’écria-t-elle.Jejetailadaguedansuncoin.Ellepleuraitdans
mesbras.—«Non,»dis-je.«Laviecompteplusquetoutlereste.Laviecompteplusquetoutlereste.La
vie.»Ellepleuraitdansmesbras.Épuisé,jem’endormis.«Ilsarrivent!»criaquelqu’un.Jesecouailatête,melevaid’unbond.«MonUbar!»criaTelima.«J’aiapportéceciaudonjon.»Ellemetenditl’épéequejeportaislorsdemonarrivéeàPortKar.Jelaregardai.Jeposaimonépéed’Amiral.—«Merci,»dis-je.Noslèvress’effleurèrent,puisjelarepoussaietcourusàl’échelle.Jeglissailalamedanslefourreau
etgravisleséchelons.Au-dessusdemoi,retentissaientlescrisetlesbruitsdepasdeshommes.Jegravisl’échelle.Au côté, je portais l’épée avec laquelle j’étais arrivé à Port Kar, celle que je portais depuis de
nombreusesannées,ausièged’Ar,àTharna,dansleNiddesPrêtres-Rois,danslesPlainesdesPeuplesdesChariots,danslesruesd’Ar,lorsquej’avaisfeintdeservirCernus,MaîtredelaMaisondeCemus,leplusgrandMarchandd’Esclavesd’Ar.Ellen’avaitni lepommeauornédepierresprécieusesni lalamedécoréedemonépéed’Amiral,maisellemesuffisait.Telimal’avaittrouvéedansmesaffairesetapportéeaudonjon,afinqu’ellem’yattende.Curieusement,elleavaitpressentiquejereviendraisdansma demeure. Tout en gravissant l’échelle, j’étais heureux de porter, au côté,ma vieille lame, l’acierfamilier,chargédesouvenirsappartenantàuneautrevie,àunautretemps,alorsquej’étaisTarlCabot.
S’ilfautmourir,n’est-ilpaspréférabledemouriravecunetellelameàlamain?Nouscombattionsausommetdudonjon.Lesquatredernièresflèchesdugrandarcavaientététiréesetquatrehommes,quiétaientmontéssur
lemurdonnantsurledelta,afindecouvrirlesassaillants,étaienttombés.Deboutsurlesmantelets,armésdelancesetd’épées,nousrepoussâmesleshommesqui,suspendus
àdescordesfixéesàdestarns,selaissaienttomberausommetdudonjon.Desgrappins,attachésàl’extrémitédecordesànœuds,passèrentpar-dessusleparapet,griffèrentla
pierreetsecoincèrentdanslesfissures.Leséchellesd’assaut,constituéesd’unaxecentralsupportantdes barreaux, heurtèrent les murailles du donjon. Nous entendîmes la trompette, les bruits de pasprécipitésetd’escalade,lefracasdesarmes,lescrisdeshommes.
Puisdestêtescasquées,auxyeuxfousdansl’ouvertureenformedeYdescasques,apparurentauxcréneaux,ainsiquedesmainsgantéesetdespiedsbottés,puislesennemisfranchirentlemur.
Jebondisaupieddumantelet,surlequeljemetenais,etmeprécipitaiverslemur.
J’entendisletintementdel’acierdeSamoset,derrièremoi,lescrisdeshommes.J’aperçusPoisson,lejeunegarçon,courant,tenantàdeuxmainsunelanceau-dessusdesatête,puis
j’entendisuncrihorrible,longetplaintif,suividelachutebrutaled’uncorpssurledallage,toutenbas.«Empêchez-lesdemonter!»criai-jeàmeshommes.Ilsseprécipitèrentauxcréneaux.Àl’intérieur,nouscombattîmesceuxquiavaientescaladélemur.Unassaillantdescenditl’échelleconduisantauniveauinférieur.Puisilpoussauncri,lâchalesbarreauxettomba.LatêtedeTelimaapparutdansl’ouverture.Elleavait,entrelesdents,ladaguequej’avaisvue.Dans
lamaindroite,ensanglantée,elletenaitl’épéed’Amiralquej’avaisabandonnée.«Redescends!»luicriai-je.Luma et Vina montaient derrière elle. Elles ramassèrent des pierres, sur le sommet du donjon,
coururentauxcréneauxetlesprécipitèrentsurlesassaillants.Telima,déchaînée,tenantl’épéeàdeuxmains,frappa,par-derrière,unhommeaucou,etiltomba.
Puis un assaillant la désarma. Il leva sa lame, prêt à frapper, mais mon épée s’enfonça sous sonomoplategaucheetilpivotasurlui-mêmeavantd’avoirpufaireusagedesonarme.
Unhomme,deboutsurleparapet,tombaenhurlant,frappéparunepierreaussigrossequesatête,jetéeparlespetitesmainsdeLuma.Vina,munied’unbouclierpresquetroplourdpourelle,tentaitdecouvrirPoisson,tandisqu’ilcombattait.Jelevisabattreunhomme,puischercherunnouveladversaire.
Jejetaiunhommequejevenaisdefrapper,avantmêmequ’ilsoitmort,par-dessusleparapet,surunautre, qui gravissait une échelle d’assaut à laquelle il s’accrocha désespérément, de sorte qu’ill’entraîna,suivantungrandarc,danssachute.Undemesanciensesclaves,arméd’unehampedelance,fitbasculerunautreassaillant.
Samosplongeasalamedansl’ouvertureenformedeYd’uncasque,détournaunjavelotlancédanssadirection,puisaffrontal’acierd’unautrehomme.
Latrompettedelaretraitesonnaetnoustuâmessixhommestandisqu’ilstentaientdes’enfuir.Lesoufflecourt,couvertsdesang,nousnousregardâmes.«L’attaquesuivante,»ditSamosd’unevoixindifférente,«seraladernière.»Samosétaitvivant,toutcommemoi,Poisson,lestroisjeunesfemmeset,outreSandra,ladanseuse,
qui était restée à l’intérieur, cinq hommes, trois compagnons de Samos et deux de mes fidèles, unsimplemercenaireetunancienesclave.
Jeregardailedelta.Derrièrelesmurs,àl’intérieurdelademeure,retentissaientlesordres,lecliquetisdesarmes.Cette
fois-ci,nousn’attendrionspaslongtemps.J’allaiauprèsdeSamos.«Jetesouhaitetoutlebien,»dis-je.Il tournaversmoison lourdvisagecarréquisemblait toujours,àmesyeux,celuid’unprédateur.
Puisilsedétourna.—«Moiaussi,»dit-il,«jetesouhaitetoutlebien,Guerrier.»Il parut embarrassédem’avoir adressé cesparoles. Jemedemandai pourquoi ilm’avait appelé :
Guerrier.JeprisTelimadansmesbras.—«Quandilsreviendront,»dis-je,«cache-toiàl’intérieur.Si tucombats, tuserascertainement
massacrée.Quand ils te trouveront, soumets-toi. Ils t’épargnerontpeut-être.»Puis jeme tournaiversLumaetVina.«Vousaussi,»poursuivis-je.«Nevousmêlezpasdesaffairesdeshommes.»
Vinaregardalejeunehomme,Poisson.Ilhochalatête.
—«Oui,»dit-il.«Descends.»—«Moi,»déclaraTelima,«jetrouvequ’onmanqued’air,enbas.»—«Moiaussi,»ditLumaavecunsourire.—«Oui,»renchéritVinaavecfermeté.«Onmanqued’air,enbas!»—«Trèsbien,»dis-je.«Parconséquent,ilfaudravousattacheraupieddeséchellesavantl’assaut
suivant.»—«Jecrois,»intervintSamos,quiregardaitpar-dessusleparapet,«quenousn’enauronspasle
temps.»Les trompettes signalant un nouvel assaut retentirent. Nous entendîmes un bruit de course
précipitée,surledallage,aupieddudonjon.—«Descendez!»criai-jeauxjeunesfemmes.Ellesnebougèrentpas,biencampéessurleursjambes,dansleursvêtementsd’esclaves,obstinéeset
rebelles.—«Nousreconnaissonsquenoussommestesesclaves!»hurlaTelima.«Sinousneteconvenons
pas,bats-nousoutue-nous!»Uncarreaud’arbalètepassaau-dessusdenous.—«Descends!»criaPoissonàVina.—«Sijeneteconvienspas,»répliqua-t-elle,«bats-moioutue-moi!»Illuidonnaunrapidebaiserpuisretournaauprèsdescréneaux.Lesjeunesfemmesramassèrentdespierresetdesépées,puisprirentpositionprèsdenous.—«Aurevoir,monUbar,»ditTelima.—«Adieu,Ubara,»répondis-je.Avecdeshurlements terrifiants,descentainesd’hommesse rassemblèrentaupieddudonjon.Les
échelles d’assaut furent à nouveau dressées contre lesmurs. À nouveau, des grappins passèrent au-dessus du parapet. Et, de l’autre côté du donjon, sur le mur donnant sur le delta, se tenaient desarbalétriers qui, ne craignant plus rien du fait que nous n’avions plus de flèches, couvraient lesassaillants.
Nousentendîmesleshommesapprocher,del’autrecôtédumur,letintementdesépéesetdeslancescontrelemurverticaldudonjon.
Le chef des arbalétriers, debout sur les créneaux du mur donnant sur le marais, dirigeait seshommes.
Lesassaillantsapprochaientrégulièrement.Puis, avec stupéfaction, je vis un trait de lumière jaillir du delta, derrière lemur, et le chef des
arbalétrierstournoyersurlui-même,commefrappéparunemassed’armes,puistomber,inerte,aupieddumur.
«Tumefaismal!»s’écriaTelima.Jeluiserraislebras.Jemelevaid’unbond.«Nebougepas!»m’avertitSamos.Soudain,plusdecentgrappinspassèrentpar-dessuslemurdonnantsurledelta,secoincèrentdans
lesfissuresetlescordessetendirentsouslepoidsdeshommes.Unarbalétriersetournaversledeltaetfut projeté en arrière, tentant de porter lesmains à sa tête. Fichée aumilieu de son front, la pointearrêtée par lemétal de la partie postérieure de son casque, se dressait la hampe d’une flèche qui nepouvaitprovenirqued’ungrandarcdePaysan.
Lesarbalétrierss’enfuirent.Lesassaillantsapprochaienttoujours.Puis,descentainesd’hommesfranchirentlemurdonnantsurledelta.
«LesRenciers!»criai-je.Mais tous ces hommes avaient, sur le dos, un grand arc dePaysan.Dans un ordre parfait, ils se
mirentenligneendeçàduparapetdumurbordantledelta.Dansunmêmemouvement,leursflèchessefixèrentà lacorde,dansunmêmemouvement, lesarcsse tendirentpuisHo-Hak,deboutsur lemur,abaissalebrasavecuncriet,enunepluieoblique,undélugedetraitsauxplumesdemouettefilaversledonjon.Surlemur,prèsdeHo-Hak,setenaientThurnock,lePaysan,avecsonarc,etClitusavecsonfiletetsontrident.Uneclameurassourdissantes’élevadeséchellesd’assaut,leshommeshurlèrentdeterreur devant la mort, puis les échelles glissèrent et tombèrent, précipitant des corps sur ceux qui,massésaupied,attendaient leur tourdemonter. Inlassablement, la longuelignepostéeausommetdumurenvoyaundélugedeflèchesenboisdeTemàpointemétalliquesurlesassaillantsrassemblésaupieddudonjon.Etquandilss’éparpillèrentets’enfuirent,chaquearcherchoisitunecibleetraresfurentceuxquipurents’abriterailleursquesurlecôtédudonjonsituéàl’opposédesarchers.Puis,lesarcherscoururentsur lesmurs latéraux,bondirentsur les toits,afinque toute lacirconférencedudonjonsoitdans la ligne de tir de leurs projectiles et les jeunes femmes, avec l’aide des hommes, jetèrent despierressurceuxquitentaientdesecacherderrièreledonjon,desortequ’ilss’éparpillèrentànouveauets’enfuirent en direction de la demeure. Pendant un bref instant, j’aperçus Lysias, livide, les yeuxexorbités,avecsoncasqueornéd’unecrêteenpoilsdesleenet,àsescôtés,sonbandeaudeperlesdesorpduVosksurlefront,Henrak,leRencierquiavaittrahilessienspourl’ordePortKar.Puis,derrièreeux,dansunsomptueuxmanteaublancenfourruredesleenmarintacheté,l’épéeàlamain,jetantdesregardsdésespérésautourdelui,couraitunhommequepersonneneconnaissait.
«C’estClaudius!»s’écrialejeunegarçon,Poisson,quisetenaitprèsmoi.«C’estClaudius!»Ainsi,medis-je,voicidoncClaudius,régentd’HenriusSevariusquiavait,manifestement,tentéde
letuer.Lespoingsserrésdujeunegarçonreposaientsurleparapet.Puislestroishommes,suivisdequelquesautres,entrèrentdansmademeure.Surlemur,Thurnockagitasongrandarcau-dessusdesatête.«Capitaine!»cria-t-il.Clituslevaégalementlamain.Jelevaiégalementlamain,répondantàleursalut.Etjefissigne,également,àHo-Hak,leRencier.J’avaisconstatél’adressedeseshommesavecle
grandarc.J’étaisconvaincuque,ayantcomprislapuissancedugrandarcdanslemarais,lorsquejelesavais arrachés auxchasseursd’esclavesdespéniches, ils s’enétaientprocurés et les avaient adoptés,commelesPaysans.Àmonavis,lesRenciersneseraientplusàlamercideshabitantsdePortKar.Avecleurs armes et leur courage, ils seraient, peut-être pour la première fois, des hommes véritablementlibres,carilsseraientenmesurededéfendreleurliberté;ceuxquin’ensontpascapablesnesontpasvéritablementlibres,ilsontdelachance.
«Regarde!»s’écriaSamos.Du sommet du donjon, on découvrait le canal et les portes donnant sur la mer, au-delà du port
intérieurdemademeure.Deshommesquittaientmademeureencourantmais,surtout,surlecanal,lesramesluisantes,lemât
baissé,deuxnavires-tarnsapprochaient.—«C’estleVenna!»criai-je.«EtleTela!»DeboutàlaproueduVenna,unbouclieraubras,casqué,lalanceàlamain,setenaitTab.Ilavaitdûlaisserdériver lesnavires,supprimant jusqu’àlavoiledetempête,prenant lerisquede
détruire leVenna et leTela sur lamer démontée, afin de ne pas être poussé loin de PortKar, puis,lorsquelatempêtes’étaitcalmée,ilsavaientdûfairedemi-touretprendreàtoutevitesseladirectionduport.Lerestedelaflottesetrouvaitcertainementencoreàplusdecentpasangsausud.
—«C’estunmarinvéritablementdignedePortKar,»déclaraSamos.—«Aimes-tucetteCité?»demandai-je.Samosrépondit:—«C’estlàquesetrouvemaPierreduFoyer.»Jesouris.Les deux navires, leVenna et leTela, entrèrent dans le port intérieur puis firent demi-tour, leurs
archerstirantsurleshommesquicouraientsurlesquaisdansl’espoird’atteindrelesportes.D’autrestombèrentàgenouxetjetèrentleursarmes.Ilsseraientenchaînésetréduitsenesclavage.JeprisTelimadansmesbras.Ellepleuraitetriaitenmêmetemps.Puisjesaisis lacorded’ungrappinaccrochéàuncréneauetdescendiscontrelemurextérieurdu
donjon.PoissonetSamosmesuivirentaussitôt.Avecd’autrescordes, leshommesentreprirentde fairedescendre les jeunes femmes,avantde les
suivre.Aupieddudonjon,nousretrouvâmesThurnock,ClitusetHo-Hak.Nousnousétreignîmes.«Tuasbienretenulaleçondugrandarc,»dis-jeàHo-Hak.—«Taleçonétaitbonne,Guerrier,»réponditHo-Hak.ThurnocketClitus,accompagnésdeThuraetd’Ula,étaientallésdemanderdel’aideauxRenciers,
ennemistraditionnelsdeshabitantsdePortKar.EtlesRenciers,bizarrement,avaientacceptéderisquerleurviepourmoi.
Jemerendiscomptequej’ignoraisvraimenttoutdeshommes.—«Merci,»dis-jeàHo-Hak.—«Cen’estrien,»répondit-il,«Guerrier.»C’estdansdetelsriens,medis-je,querésidentnotrehumanitéetnotresens.—«Ilenrestetroisàl’intérieur,»nousavertitunmarin.AccompagnédeSamos,dePoisson,deThurnock,deClitus,deHo-Haketd’autres,j’entraidansla
demeure.Danslagrandesalle,entourésd’archers,setenaienttroishommes:Lysias,ClaudiusetHenrak.«Salut,Tab!»dis-je,luifaisantsigneenentrantdanslasalle.—«Salut,Capitaine!»répondit-il.Les trois jeunes femmes :Telima,Vina etLumaavaient été descenduesdudonjon et se tenaient
derrièrenous.Lysias, enme voyant, se jeta surmoi. Je contrai son attaque. L’affrontement fut violent. Puis il
tombaàmespieds,soncasqueroulantsurlesol,dusangsurlacrêteenpoilsdesleenquifaisaitdeluiunCapitaine.
«Jesuisriche,»ditClaudius,«jepeuxachetermaliberté.»—«LeConseildesCapitainesdePortKar,»déclaraSamos,«adescomptesàtedemander.»—«J’ailapriorité!»affirmaunevoix.NousnoustournâmesversPoisson,quiavaitl’épéeàlamain.—«Toi!»s’écriaClaudius.«Toi!»Samosregardaattentivementlejeunegarçon.PuisilsetournaversClaudius.—«Tuparaistroublé,»dit-il,«àlavuedecejeuneesclave?»JemesouvinsquelatêtedujeuneUbar,HenriusSevarius,étaitmiseàprix.Bienqu’ilfûtmarqué,malgrésoncollier,bienqu’ilfûtvêtudeshaillonsmisérablesd’unesclave,il
ressemblaitàunjeuneUbar.Cen’étaitplusunjeunegarçon.Ilavaitaiméetilavaitcombattu.C’étaitunhomme.
Claudius, avec un cri de rage, sonmanteau de fourrure de sleen tacheté tournoyant derrière lui,
fonditsurlejeunehomme,l’épéelevée,frappantsansrelâche.Lejeunehommerésistasanschercheràfrapper.—«Oui,»dit-il,«jenesuispasmauvaisàl’épée.Maintenant,combattons!»Claudiussedébarrassadesonmanteauet,prudemment,s’approchadujeunehomme.Claudiusétaitunexcellentescrimeurmais,quelquesinstantsplustard,Poissonreculaetessuyason
épéesurlemanteauabandonné.Claudiusvacilla,aucentredelagrandesalle,puistombaenavantets’abattitsurlesdalles.
«Remarquable,»ditSamos.«Claudiusestmort,tuéparunsimpleesclave.»Lejeunehomme,Poisson,sourit.«Celui-ci,»ditHo-Hak,montrantHenrak,«estunRencieretm’appartient.»Henrak,livide,leregarda.Ho-Haksoutintsonregard.«Eechiusestmortsurl’îlederence,»déclara-t-il.«Eechiusétaitmonfils.»—«Nemetouchepas!»s’écriaHenrak.Ilvoulutfuir,maisc’étaitimpossible.Ho-Hak, solennel et puissant, se débarrassa de ses armes. Il portait toujours, au cou, son lourd
collierdegalérienduquelpendaitunmorceaudechaîneauxmaillonsépais.Sesgrandesoreillesétaientcolléesàsoncrâne.
—«Ilaunpoignard!»criaLuma.Ho-Haks’avançaavecprudencesurHenrak,quitenaitlepoignardlevé.Quand Henrak frappa, Ho-Hak lui prit le poignet. Lentement, la grosse main de Ho-Hak, aux
musclesdurcis par denombreuses annéesdegalère, serra le poignet d’Henrak et le poignard tomba,rebondissantsurlesdalles.
PuisHo-HaksoulevaHenrakau-dessusdesatêteet,malgrésescrisetsesmouvementsbrusques,l’emportadehors.
Lentement,Ho-Hakgravitl’étroitescalierconduisantausommetdumurdonnantsurledelta,puiss’immobilisatoutenhaut,suruncréneau.Sedécoupantsurleciel,iltintunlongmomentHenrakau-dessusdesatête,puisilleprécipitadanslemarais.
Aupieddumur,ilyavaitcertainementdestharlarions.Lanuitétaittrèsavancée.NousavionsmangéetbugrâceauxprovisionsduVennaetduTela.Nousétions servisparTelimaetVina, toujoursvêtues enEsclavesdeCuisine.Le jeunehomme,
Poisson, était assis à nos côtés et se faisait servir.Midice, Thura etUla, bien que sans collier, nousservaientégalement.Aprèsnousavoirservis,lesjeunesfemmesprirentplaceànoscôtésetmangèrentavecnous.
Midiceévitaitmonregard.Elleétaittrèsbelle.EllesemitàgenouxprèsdeTab.«Jenepensaispas,»disaitTab,«quejepourraism’intéresseràunefemmelibre.»IltenaitMidice
parlesépaules.—«Danslapropriétéd’unPaysan,»ditThurnock,surladéfensive,commes’ildevaitsejustifier
d’avoiraffranchiThura,«onpeutfairetravaillerunefemmelibrebeaucoupplusqu’uneesclave.»Ildonnauncoupdepoingsurlatable.Thuraavaitdestalendersdanslescheveux.
—«Encequimeconcerne,»déclaraClitus,labouchepleine,«jenesuisqu’unpauvrePêcheur,etjen’aipaslesmoyensd’avoiruneesclave.»
Ularitetposalatêtesursonépaule,luiserrantlebras.—«Ehbien,»fitSamos,quimordaitdansuneailedevulo,«jesuisheureuxdeconstaterqu’ilya
encoredesesclavesàPortKar.»
TelimaetVina,quiportaientuncollier,baissèrentlatêteetsourirent.—«Oùestl’esclaveSandra?»demandai-jeàThurnock.—«Elleétaitcachéedanslasalledutrésordudonjon,»répondit-il.—«Celaluiconvientparfaitement,»fitironiquementTelima.—«Nesoyonspasmauvaiselangue,»relevai-je.«Alors,qu’as-tufait?»m’enquis-je.—«Nousavonsfermélaportedel’extérieur,»réponditThurnock.«Ellehurlaitetydonnaitdes
coupsdepoing,maisellenesesauverapas!»—«Trèsbien,»approuvai-je.Jelalaisseraisdeuxjours,sanseauninourriture,parmil’oretlesbijoux.—«Quandtulalibéreras,»ditTelima,«pourquoinelavendrais-tupas?»TelimaétaitGoréenne.—«Voudrais-tuquejelavende?»demandai-je.—«Oui,»réponditTelima.—«Pourquoi?»m’enquis-je.—«Animal!»répliquaTelimaavecunsourire.—«Dansmesbras,»expliquai-je,«elles’estrévéléeunevéritableesclave.»—«Danstesbras,»ditTelima,baissantlatête,«jeseraiplusesclavequeSandranepourrajamais
l’être.»—«Jedevraispeut-être,»fis-je,«vousmettreàl’épreuve.»—«Trèsbien,»admitTelima.«Mets-nousàl’épreuve.Jegagnerai!»Je ris et Telimame regarda sans comprendre. Je tendis le bras et l’attirai contre moi. Elle était
totalementGoréenne.Laregardantdanslesyeux,jedis:—«Dansdeuxjours,lorsqu’ellesortiradelasalledutrésor,j’affranchiraiSandraetluidonneraide
l’or,afinqu’ellepuissealleroùelleauraenviedeserendre.»Telimaparutstupéfaite.«Mais,»ajoutai-je,«jen’affranchiraipasTelima.»Sesyeuxexprimaientl’étonnement.Ellesedébattitdansmesbras.«Telima,»repris-je,«resteramonesclave.»Ellerit,metenditseslèvresetnouséchangeâmesunlongbaiser.«MonancienneMaîtresse,»conclus-je,«embrassebien.»—«Tonesclave,»ditTelima,«estheureusequesonMaîtrenelatrouvepasdésagréable.»—«N’est-ilpastempsquelesesclavesregagnentlescuisines?»demandaPoisson.—«Si,»répondis-je.Puisjem’adressaiàPoissonetVina.«Retournezauxcuisines,Esclaves,»
dis-je,«etjeneveuxpasvousvoiravantl’aube!»PoissonpritVinaparlebrasets’enalla.À l’entréeducouloirconduisantauxcuisines, il s’arrêtaet, tandisqu’elle riaiten l’embrassant, il
l’enlevadanssesbras,ellequiavaitétéDameVivina,quiauraitdûêtreUbaradeCos,maisn’étaitplusqu’uneesclavevêtued’unetuniquemisérable,avantdel’emporterdanslecouloir.Etj’étaispersuadéqueDameVivinaauraittrouvélacouchedel’UbardeCosmoinsdélectablequelacouvertureetlanattedePoisson,garçondecuisinedanslaMaisondeBosk,CapitainedePortKar.
—«Jevois,»ditHo-HakàTelima,«quetuportestoujourstonbraceletenor.»—«Oui,»réponditTelima.—«C’estgrâceàluiquejedevaist’identifier,»reprit-il,«lorsquetut’esenfuiedanslemarais.»Telimaleregardasanscomprendre.SamosposasongobeletdePaga.—«Àtonavis,»demanda-t-ilàTab,«queva-t-ilsepasser,maintenant,enville?»Tabregardalatable.
—«Eteocles etSulliusMaximus,»dit-il, «ontdéjà fui avec leursnavires et leurshommes.Ladernière place forte d’Henrius Sevarius est abandonnée. La Salle duConseil, bien que partiellementbrûlée,n’estpasdétruite.LaCité,apparemment,n’apassouffert.Laflottereviendracertainementdansquatreoucinqjours.»
—«Alors,»ditSamos,«laPierreduFoyerdePortKarnerisquerien.»Illevasongobelet.Nousbûmesàsontoast.—«SimonCapitainelepermet,»repritTab,«ilesttardetjevoudraismeretirer.»—«Va,»fis-je.Ilinclinalatêteets’enalla,suivideMidice.—«Ilneseraitpasprudent,»ditHo-Hak,«quelesRenciersrestentàPortKar.Nousallonspartirà
lafaveurdelanuit.»—«Jevousremercie,toiettonpeuple,»dis-je.—«Lesîlesderence,»répondit-il,«maintenantunies,t’appartiennent.»—«Jeteremercie,»dis-je,«Ho-Hak.»—«Nousnepourronsjamaisterembourser,»reprit-il,«cartunousasarrachésauxhommesde
PortKaretapportélegrandarc.»—«Jesuisdéjàlargementremboursé,»dis-je.—«Encecas,»déclaraHo-Hak,«nousnenousdevonsplusrien.»—«C’estexact,»fis-je.—«Ehbien,»ditHo-Hak,metendantlesmains,«soyonsamis.»Nousnousserrâmeslesmains.«Danslemarais,»dit-il,«tuasdesamis.»—«J’ensuisheureux,»luiassurai-je.Ho-Hak fit demi-tour et je regardai son large dos d’ancien galérien franchir le seuil. Dehors, il
rassemblaseshommes.Ilsallaientregagnerleursbarquesderence,amarréesaupieddumurdonnantsurledelta.
—«Avectapermission,Capitaine,»ditThurnock,regardantbrièvementThura,«ilesttard.»J’acquiesçaietlevailamain.ThurnocketClitus,accompagnésdeThuraetd’Ula,selevèrent.—«Bonnenuit,»dis-je,«amis.»—«Bonnenuit,»répondirent-ils.Ilnerestaitplus,danslagrandesalle,queSamos,Telimaetmoi.—«Lematinestpresquelà,»ditSamos.—«Lejourselèveradansmoinsd’uneahn,»répondis-je.—«Prenonsdesmanteaux,»décida-t-il,«etallonsausommetdudonjon.»Noustrouvâmesdesmanteaux,moiceluid’Amiral,puisnoussuivîmesSamos,danslacourdallée
situéederrièrelagrandesalle,puisjusqu’ausommetdudonjon.Depuis le sommet, nous aperçûmes, ici et là, les hommesdeTab, ceuxduVenna et duTela,qui
montaient la garde. La grande porte du port intérieur était fermée. Les Renciers, un par un,franchissaientlemurdonnantsurledelta.
Ho-Hak fut le dernier à passer et nous lui fîmes signe de lamain. Il répondit à notre salut, puisdisparut.
Lemaraisluisaitsouslestroislunes.TelimasetournaversSamos.«Ainsi,»dit-elle,«onm’alaisséequittertamaison.»—«Oui,» réponditSamos,«eton t’a laisséeprendre lebracelet enorafinqueHo-Hakpuisse
t’identifier,danslemarais.»—«Ilsn’ontmisquequelquesheuresàmeretrouver,»dit-elle.
—«Ilst’attendaient,»rappelaSamos.—«Jenecomprendspas,»avouaTelima.—«Jet’aiachetéealorsquetuétaispetitefille,»expliquaSamos,«aveccesidéesentêteetdans
cebut.»—«Tum’asélevéecommetafille,»dit-elle,«puis,lorsquej’aieudix-septans…»—«Oui,»repritSamos,«tuasétécruellementmaltraitée,puisont’alaisséet’enfuir.»—«Maispourquoi?»s’écria-t-elle.«Pourquoi?»— « Samos, » demandai-je, « le message que j’ai reçu, au Conseil, il y a des mois, venait-il
véritablementdetoi?»—«Oui,»réponditSamos.—«Maistul’asnié!»m’écriai-je.— « Nous ne pouvions guère parler des affaires des Prêtres-Rois dans les caves de la Salle du
Conseil,»meremontraSamos.—«LesPrêtres-Rois?»soufflaTelima.Jesouris.—«Oui,» fis-je. «Évidemment. » Je le regardai. «Mais, lorsque lemessagem’aété remis, tu
n’étaispasenville.»— « Exact, » répondit Samos. « J’espérais, grâce à cette ruse, pouvoir nier plus aisément toute
connexionentremoietlemessage,sicelas’avéraitnécessaire.»—«Parlasuite,tun’asjamaisessayéd’entrerencontactavecmoi,»fis-jeremarquer.—«Tun’étaispasprêt,»réponditSamos.«EtPortKaravaitbesoindetoi.»—«TuserslesPrêtres-Rois,»fis-je.—«Oui,»réponditSamos.—«Etc’estpourcetteraison,pourmeprotéger,moiquilesaibienservis,quetuesvenudansma
demeure?»—«Oui,»réponditSamos,«maisaussiparcequetuasbeaucoupfaitpourmaCité,PortKar.C’est
grâceàtoiqu’ellea,désormais,unePierreduFoyer.»— «Cela a-t-il tellement d’importance, pour toi ? » demandai-je. Samos était un larl, prédateur
crueletinsensible,unchasseur,untueur.—«Biensûr,»répondit-il.Nousregardâmesau loin.LespetitesembarcationsdesRenciersdisparaissaientdans lemaraisde
rence,souslestroislunesdeGor.Samossetournaversmoi.«Mets-toiànouveauauservicedesPrêtres-Rois,»dit-il.Jebaissailesyeux.—«C’estimpossible,»dis-je.«Jen’ensuispasdigne.»—«Tousleshommes,»repritSamos,«ettouteslesfemmes,onteneuxdesélémentsméprisables,
deschosescruellesetlâches,deschoseavides,vicieuses,égoïstes,deschoseslaidesquenouscachonsauxautreset,leplussouvent,ànous-mêmes.»
Nousleregardâmes.Nonsanstendresse,Samosposaunemainsurl’épauledeTelimaetl’autresurlamienne.«L’êtrehumain,»poursuivit-il,«estunmélangedecruautéetdenoblesse,dehaineetd’amour,de
ressentiment et de respect, d’envie et d’admiration. Il renferme, auplusprofondde lui, beaucoupdebassesseetbeaucoupdedignité.Cesontlàd’antiquesvérités,maisraressontceuxquilescomprennentvéritablement.»
Jeregardailemarais.—«Cen’estpasparaccident,»dis-je,«quej’aiétéinterceptédanslemarais.»
—«Non,»réponditSamos.—«Ho-Hakest-ilauservicedesPrêtres-Rois?»demandai-je.—«Ill’ignore,»ditSamos.«Mais,ilyabienlongtemps,alorsqu’ilvenaitdes’enfuirdesgalères
etétaitpourchassé,jel’aicachédansmademeure.Plustard,jel’aiaidéàgagnerlemarais.Detempsentemps,ilm’aprêtésonconcours.»
—«Qu’as-tuditàHo-Hak?»m’enquis-je.—«Quejesavaisqu’unhommedePortKartraverseraitbientôtlemarais.»—«Riend’autre?»demandai-je.—«Seulement,»répondit-il,«queTelimadevraitservird’appât.»—«LesRenciershaïssentleshabitantsdePortKar,»fis-jeremarquer.—«Oui,»fitSamos.—«Ilsauraientpumetuer,»ajoutai-je.—«J’enaiprislerisque,»ditSamos.—«Tuesgénéreuxaveclaviedesautres,»relevai-je.—«Desmondessontenjeu,»répliqua-t-il,«Capitaine.»J’acquiesçai.—«Misk,»repris-je,«lePrêtre-Roi,est-ilaucourantdececi?»— « Non, » répondit Samos. « Il ne l’aurait certainement pas permis. Mais, malgré toute leur
sagesse,lesPrêtres-Roisconnaissentmalleshommes.»Samoscontemplaitégalementlemarais.«Ilyaaussideshommesqui,coordonnantleuractionaveccelledesPrêtres-Rois,combattentlesAutres.»
—«QuisontlesAutres?»demandaTelima.—«Nem’interrompspas,Esclave!»ordonnaSamos.Telimasefigea.«Unjour,»reprit-il,«jeteparleraidetoutcela.»Samosavaitparléavecgentillesse,maisc’étaitunMarchandd’Esclaves.«Nouspensions, » expliquaSamos, «que tonhumanité s’affirmerait, que, confronté à unemort
ignoble,inutile,danslemarais,tusupplieraistesbourreauxdet’épargner.»Moncœursaignait.—«C’estcequej’aifait,»dis-je.—«Tuaschoisi,»reprit-il,«commedisentlesGuerriers,l’humiliationdelaservitudeàlaliberté
d’unemorthonorable.»Mesyeuxétaientpleinsdelarmes.—«J’aidéshonorémonépée,maCité.J’aitrahimesCodes!»m’écriai-je.—«Tuasdécouverttonhumanité,»affirmaSamos.—«J’aitrahimesCodes,»répétai-je.—«C’est dans de tels instants, » dit Samos, « que toute la vérité et toute la réalité ne sont pas
contenuesdanslescodes.»Jeleregardai.«Noussavionsque,situn’étaispastué,tuseraisréduitenesclavage.Parconséquent,pendantde
longuesannées,nousavionsattiséleshainesetlesfrustrationsd’unepersonnequin’attendraitplusquel’occasiond’apprendreàunGuerrier,àunhommeserendantàPortKar,lacruauté,l’humiliationetlesmisèresdel’esclavageleplusabject.»
Telimabaissalatête.—«Tum’asbienpréparéeàcerôle,Samos,»souffla-t-elle.Jesecouailatête.—«Non,»dis-je,«Samos,jenepuisservirànouveaulesPrêtres-Rois.Letravailétaittropbien
fait.J’aiétédétruit.Jenesuisplustelquej’étais.»
Telimaposalatêtesurmonépaule.Ilfaisaitfroidausommetdudonjon.—«Crois-tu,»demandaSamosàTelima,«quecethommeestdétruit?Qu’iln’estplustelqu’il
était?»—«Non,»réponditlajeunefemme.«MonUbarn’estpasdétruit.Ilestrestélui-même.»Jelaserraicontremoi,heureuxqu’elleeûtparléainsi.—«J’aicommisdesactescruelsetméprisables,»dis-jeàSamos.—«Toutlemondeestdanscecas.»—«C’estmoi,»soufflaTelima,«quinesuisplustellequej’étais.C’estmoiquiaiétédétruite.»Samoslaregardaavectendresse.—«Tul’assuivijusqu’àPortKar,»dit-il.—«Jel’aime,»affirma-t-elle.Jelaserraicontremoi.—«Vousn’avezétédétruitsni l’unni l’autre,»affirmaSamos. Il sourit.«Vousêtes tousdeux
intacts.Ethumains.»—«Trèshumains,»fis-je.«Trophumains.»—«DanslaluttecontrelesAutres,»déclaraSamos,«onn’estjamaistrophumain.»Cetteaffirmationmetroubla.«Désormais, vous vous connaissezmieux qu’auparavant et, de ce fait, il vous sera plus aisé de
connaîtrevossemblables,leurspouvoirsetleursfaiblesses.»—«Lejourestpresquelevé,»fitTelima.—«Ilyavaitundernierobstacle,»repritSamos,«pourtantvousn’avezpasencorevéritablement
comprislequel.»—«Qu’est-cequec’est?»m’enquis-je.—«Votreorgueil,»répondit-il.Ilsourit.«Lorsquevousavezperdul’idéequevousvousfaisiezde
vous-mêmes,lorsquevousavezprisconsciencedevotrehumanité,vousavezrenoncéàvosmythes,àvos chansons, vous n’avez plus accepté que la viande des animaux, comme si des individus aussigrandiosesquevousnepouvaientêtrequePrêtres-Roisoubêtesféroces.Votreorgueilexigeaitsoitlaperfectiondumythe,soitlaperfectiondesoncontraireleplusabject.Sivousn’étiezpasausommet,ilvousfallaitêtretoutenbas;sivousn’étiezpaslesmeilleurs,ilvousfallaitêtrelespires;silemythen’existaitplus,plusrienn’existait.»Samosbaissalavoix.«Ilyaquelquechose,»conclut-il«entrelesrêvesdespoètesetlesmorsures,lesreniflementsdesbêtesféroces.»
—«Quoi?»demandai-je.—«L’homme,»répliqua-t-il.Jeregardaiànouveaulepaysage,ducôtéopposéaumarais,contemplantPortKar.JevisleVennaet
leTela,dansleportintérieurdemademeure,laportedonnantsurlecanal,lestoitsdesbâtiments.Ilfaisaitpresquejour.—«Pourquoim’a-t-onattiréàPortKar?»m’enquis-je.—«Pourquetutepréparesàlatâche,»réponditSamos.—«Quelletâche?»demandai-je.—«Puisquetun’esplusauservicedesPrêtres-Rois,»réponditSamos,«ilestinutiled’enparler.»—«Quelletâche?»insistai-je.—«Ilfautconstruireunnavire,»ditSamos.«Unnaviredifférentdesautres.»Jeleregardai.«Unnavirecapabledefranchirlalimitedumonde,»expliqua-t-il.C’étaituneexpression,tiréedelaPremièreConnaissance,désignantuneligneimaginaire,situéeà
unecentainedepasangsàl’ouestdeCosetdeTyros,quelesnaviresgoréensnedépassaientpasoubiend’au-delàdelaquelleilsnerevenaientjamais.
Samos, bien entendu, connaissait aussi bien quemoi les limites de la Première Connaissance. Ilsavait,toutcommemoi,queGorestunesphère.J’ignoraispourquoileshommesnedépassaientjamaiscetterégionsituéeàl’ouestdeCosetdeTyros.Telima,naturellement,dufaitqu’elleavaitétéinstruitede laSecondeConnaissancedans laMaisondeSamos, savait égalementque la« limitedumonde»n’était qu’une expression imagée aux yeux duGoréen cultivé. Pourtant, dans un sens, lemonde desGoréens finissait là, tout comme, dans un sens, il se terminait à laChaîne desMontsVoltaï, à l’est.TellesétaientlesfrontièresoccidentaleetorientaledelaGorconnue.Àl’extrêmenordetàl’extrêmesudiln’yavait,aussiloinqu’onaille,queduventetdelaneige,surd’immensesétenduesglacées.
—«Quiconstruiraituntelnavire?»demandai-je.—«Tersites,»réponditSamos.—«Maisilestfou!»m’écriai-je.—«C’estungénie!»répliquaSamos.—«JenesuisplusauservicedesPrêtres-Rois,»dis-je.—«Trèsbien,»ditSamos.Ilnoustournaledosets’éloigna.«Jetesouhaitetoutlebien,»fit-il
par-dessussonépaule.—«Jetesouhaitetoutlebien,»répondis-je.BienqueTelimaeutunmanteau,j’ouvrismongrandmanteaud’Amiraletlerefermaisurelle,afin
que nous puissions en partager la chaleur. Puis, du sommet du donjon, au-delà de la Cité, nousregardâmesl’aube,derrièrel’étendueboueuseduGolfedeTamber,touchertendrementleseauxglacéesdeThassalaLuisante.
FIN
BibliographiedeJohnNorman
— Tarnsman of Gor, Le Tarnier de Gor (CLA-OPTA, Aventures Fantastiques N° 14, premièrepartie),1966,Ballantine
—OutlawofGor,LeBannideGor,AFN°14,secondepartie,1967,Ballantine—Priest-KingsofGor,LesPrêtres-RoisdeGor,AFN°20,premièrepartie,Ballantine—NomadsofGor,LesNomadesdeGor,AFN°20,secondepartie,1969,Ballantine—AssassinofGor,LesAssassinsdeGor,AFN°21,1970,Ballantine—RaidersofGor,LesPiratesdeGor,AFN°22,1971,Ballantine—CaptiveofGor,1972,Ballantine—HuntersofGor,1974,DAW-Books—MaraudersofGor,1975,DAW—TribesmenofGor,1976,DAW—SlaveGirlofGor,1977,DAW—BeastsofGor,1978,DAW—ExplorersofGor,1979,DAW—FightingSlaveofGor,1980,DAW—RogueofGor,1981,DAW—GuardsmanofGor,àparaîtreennovembre1981,DAWJohnNORMANaégalementécritd’autreslivresindépendantsducycledeGOR:—GhostDance,DAW—TimeSlave,DAW— Imaginative Sex, DAW, ce dernier volume n’étant pas de la fiction mais une étude sur la
sexualitémasculineetfémininequirévèleunenouvellevoieverslalibérationdessens.(C’estdumoinscequeprometl’éditeur!)
D.W.
4emedecouverture
De toutes les cités de Gor, aucune n'est aussi détestée que Port-Kar. C'est la ville de toutes lesturpitudes, de toutes les dépravations, le repaire des parias, des traîtres et des assassins. Détestée etcrainte, bien sûr. C'est à Port-Kar que prospèrent les équipages pirates les plus sanguinaires de laplanète, et partout sur la grandemerdeThassa, on redoute leurs galères de combat, qui rançonnent,pillentetrazzientdepuislanuitdestemps.
C'estpourtantlàqueserendTarlCabot,l'hommedelaTerredevenuunfaroucheguerriergoréen.Seul, secrètement, par la dangereuse route des marécages. Nul ne connaît ses intentions. D'ailleurs,peut-êtrelesignore-t-illui-même.VoirPort-Karetmourir?Encorefaut-ilyparvenirvivant…
[1]Enfrançaisdansletexte(N.d.T.).