johnny, l'incroyable histoire

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Sommaire 01. Le grand absent .............................................................. 7 02. Cette femme à qui il doit tout ........................................ 27 03. L’idole des jeunes........................................................... 51 04. Les secrets d’une longévité hors norme : regards croisés .............................................................. 63 05. Johnny, entre enfer et paradis ....................................... 83 06. Johnny, le miraculé ....................................................... 107 07. Johnny, le flambeur ........................................................ 131 08. Toutes les femmes de sa vie .......................................... 151 09. Laeticia : ange ou démon ?............................................ 179 10. Le dernier round ............................................................. 211 L’abécédaire indiscret de J. H. ............................................. 225 La discographie de J. H. ....................................................... 269

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Page 1: Johnny, l'incroyable histoire

Sommaire

01. Le grand absent .............................................................. 702. Cette femme à qui il doit tout ........................................ 2703. L’idole des jeunes ........................................................... 5104. Les secrets d’une longévité hors norme :

regards croisés .............................................................. 6305. Johnny, entre enfer et paradis ....................................... 8306. Johnny, le miraculé ....................................................... 10707. Johnny, le fl ambeur ........................................................ 13108. Toutes les femmes de sa vie .......................................... 15109. Laeticia : ange ou démon ? ............................................ 17910. Le dernier round ............................................................. 211

L’abécédaire indiscret de J. H. ............................................. 225La discographie de J. H. ....................................................... 269

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Le grand absent

20 novembre 1989, cimetière de Schaerbeek, en

périphérie de Bruxelles, patrie de Jacques

Brel : en ce lundi, les larges allées du grand

cimetière communal sont désespérément désertes. Seuls

quelques Japonais se recueillent sur une tombe voisine,

celle de René Magritte, le peintre surréaliste belge.

Parcelle 10, pelouse 16, tombe 33 : dans la lumière

automnale, un homme s’avance seul derrière le cercueil

de son père. Vêtu d’un jean noir et d’une ample veste

grise, il remonte nerveusement son col, le regard dissi-

mulé derrière une paire de lunettes noires. Les rares

témoins présents ce jour- là diront plus tard avoir aperçu

des larmes couler sur son visage émacié.

Cet homme, c’est Johnny Hallyday – Jean- Philippe

Smet de son vrai nom –, venu assister aux funérailles de

son père, Léon Smet, mort à l’âge de quatre-vingt-

un ans. Pour permettre au chanteur d’être présent, l’en-

terrement a été retardé. L’artiste est arrivé à bord d’une

BMW, accompagné d’Adeline Blondieau, dix-huit  ans,

le regard bleu acier et la chevelure noir corbeau – sa

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Johnny, l’incroyable histoire

compagne de l’époque – et de ses quatre gardes du

corps. Peu de journalistes ont fait le déplacement et ils

sont maintenus à distance.

Johnny est épaulé par ses proches, mais il se sent

pourtant plus seul que jamais face au fantôme de cet

homme qui l’aura hanté toute sa vie… même s’il n’aura

fait que l’entrevoir à quelques reprises. L’un des rares

témoins présents ce jour- là raconte : « Il n’est resté

qu’une ou deux minutes face au cercueil mais, en rega-

gnant sa voiture, il paraissait complètement effondré.

Adeline l’a pris par la taille pour le soutenir 1. »

Ce jour de grande solitude a profondément marqué

Johnny, comme il le racontera beaucoup plus tard :

« Quand je suis allé à l’enterrement de mon père à

Bruxelles, il n’y avait personne. Je ne sais pas s’il avait

des amis, mais personne n’est venu. J’étais tout seul der-

rière le corbillard. Ça m’a fait peur. Je n’ai pas envie

qu’il y ait des milliers de gens à mon enterrement, mais

personne, c’est quand même terrible ! Je me suis dit :

“Heureusement que j’y suis allé, sinon il n’y aurait eu

vraiment personne.” Vous vous rendez compte ? Personne

pour vous emmener au cimetière, personne pour vous

accompagner dans la terre 2… » Dernier acte dans la vie

d’un père terriblement absent mais pourtant si présent.

Cette figure paternelle n’a eu de cesse, en effet, de

poursuivre Johnny. L’homme mais aussi l’artiste. Elle a

nourri les paroles de ses chansons, alimentant ces fameux

mythes « hallydéens » qui ont toujours saisi aux tripes un

1. Entretien avec Eddy Przybylski, journaliste belge du quotidien La Dernière Heure, juin 2011.2. Psychologies Magazine, avril 2006.

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Le grand absent

public fasciné par son héros, écorché vif… On ne compte

plus les textes qui, dans sa discographie, ont souligné

l’absence du père : souvenons- nous de « Je suis né dans

la rue 1 », en 1969 : « Je n’ai pas eu de père  / Pour me

faire rentrer le soir / Et bien souvent ma mère / Travaillait

pendant la nuit  / Je jouais de la guitare  / Assis sur le

trottoir  / Le cœur comme une pierre  / Je commençais

ma vie. »

Cette absence et ce manque originels ont peu à peu

contribué à forger l’image d’un homme sans racines,

voué à se faire tout seul, loin de l’affection et de la pro-

tection paternelles : « Je ne suis pas né milliardaire  /

Mais pas moi  / Non pas moi  / Je suis le fils de per-

sonne. » (« Fils de personne 2 »)

Pour avancer, Johnny n’a eu d’autre choix que

d’« inventer » la figure paternelle, une figure idéalisée

qui lui permettra de devenir cet autodidacte, solide et

fragile à la fois : « Je l’ai inventé tout entier / Il a fini par

exister / Je l’ai fabriqué comme j’ai pu / Ce père que je

n’ai jamais eu. » (« À propos de mon père 3 »)

En novembre  2010, alors que Johnny est hospitalisé

au Cedars- Sinai Hospital et plongé dans un coma artifi-

ciel, l’ombre du père surgit à nouveau, comme il l’a

confié à son ami, l’écrivain Daniel Rondeau 4 : « Dans la

nuit, on m’a donné de la morphine. Le médecin m’a

raconté plus tard que j’avais appelé mon père toute la

1. Album Rivière… ouvre ton lit, Philips, 1969. Paroles : Long Chris. Musique : Micky Jones et Tommy Brown.2. Album Flagrant délire, Philips, 1971. Paroles : Philippe Labro. Musique : John Fogerty.3. Album Rock’n Slow, Philips, 1974. Paroles : Michel Mallory. Musique : M arcel Benois.4. Le Journal du Dimanche, novembre 2010.

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Johnny, l’incroyable histoire

nuit. “Papa, viens me chercher. Papa…” Étonnant, tout

de même. Tu connais mes rapports avec mon père. Il

m’a laissé tomber quand j’avais six mois. Ma mère était

mannequin cabine chez Lanvin. Elle travaillait toute la

journée. Un soir, elle est rentrée chez nous, rue de

Cluzel, dans le IXe arrondissement de Paris, et l’on m’a

trouvé seul, simplement protégé par une couverture, sur

le plancher. Mon père avait vendu mon berceau, ses tic-

kets d’alimentation, et il était parti […]. Pourquoi dans

mon délire ai- je appelé mon père ? Peut- être finalement

parce que j’ai pensé à la personne qui m’a le plus man-

qué. […] J’aurais pu appeler ma mère qui a passé les

dernières années de sa vie à Marnes, mais non, c’est lui

que j’appelais : “Papa, viens me chercher…” »

Mais qui était donc ce Léon Smet ? Pour mieux com-

prendre Johnny, il convient de s’attarder un peu sur

cette figure paternelle, cet artiste « complet », à la fois

danseur, acteur et réalisateur, qui aura brûlé sa vie à

force d’errances et d’alcool, pour la finir à l’état de

quasi- clochard. Un marginal, parti subitement sans lais-

ser d’adresse, en abandonnant sa femme et son enfant

de huit mois : « Mon père, c’était un peu le sujet tabou.

Quand je posais des questions, on me disait : “On t’ex-

pliquera. Mais on ne m’expliquait jamais…” 1. »

Impossible d’appréhender la trajectoire intime du

rocker sans s’appesantir sur ce drame qui a fondé sa vie.

Cet abandon originel et toutes ces questions restées

sans réponse. Ajoutez à cela le contexte des années

1940, sur fond de guerre, d’Occupation et de secrets de

famille, et vous prendrez la mesure du mythe qui entoure

1. Canal+, « La nuit Hallyday », 11 juin 1993.

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Le grand absent

l’incroyable histoire de Johnny Hallyday, ce « vagabond

du rock », comme il aime à se qualifier, qui n’a cessé de

chanter la solitude, parfois jusque dans la caricature.

« L’enfance de Johnny a été cabossée. Quand on a vécu

ce qu’il a vécu, forcément, le regard sur la vie change,

forcément. Il a toujours eu en lui une pulsation malheu-

reuse. Et cette part de lui qui le pousse souvent à se

réfugier dans l’extrême jouissance, n’est, je pense, que

l’expression de ce combat contre la tristesse 1 », glisse le

journaliste Patrick Poivre d’Arvor, un complice de

longue date du chanteur.

La plus grande star de la chanson française des cin-

quante dernières années aurait- elle seulement percé si

elle avait été élevée dans une famille traditionnelle et

avait fréquenté les bancs de l’école comme tous les

autres gamins de son âge ? Il est permis d’en douter.

Revenons- en à Léon Smet. C’était donc d’abord un

artiste, un vrai. Né en 1908 dans la commune bruxel-

loise de Schaerbeek, ce beau garçon au charisme canaille

est diplômé du Conservatoire de Bruxelles, section art

dramatique. C’est d’ailleurs avec un numéro de danse,

de jonglage et de clown, qu’il connaît ses premiers suc-

cès dans la capitale belge. Quelques années plus tard,

on le remarque aussi (sous le nom de Jean- Michel Smet)

dans le rôle titre de Monsieur Fantômas, un film en noir

et blanc de vingt- quatre minutes, une curiosité que l’on

peut encore découvrir à ce jour sur Internet.

Dans le milieu bruxellois des années 1930, le beau et

brillant Léon, marié en premières noces à une certaine

1. Entretien avec Patrick Poivre d’Arvor, 15 janvier 2012.

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Johnny, l’incroyable histoire

Nelly Debeaumont, a la cote. Au Trou Vert, le cabaret

qu’il vient d’ouvrir et où se presse l’avant- garde locale,

on parle anarchisme et surréalisme. Les femmes affluent,

attirées par ce séducteur à la forte personnalité. Claude

Étienne, ancien directeur du théâtre du Rideau à

Bruxelles, le décrit en ces termes : « Il avait un certain

talent, de la présence, une gueule et un visage viril. Il

faisait même un peu mauvais garçon. Il avait une belle

voix et une conviction très grande 1. » Un portrait qui

n’est pas sans rappeler le futur Johnny Hallyday…

Mais ce poète de l’« ailleurs » se rêve un plus grand

destin. Début 1939, il met le cap sur Paris, accompagné

de sa nouvelle femme, Jacqueline, épousée tout aussi

promptement que la première. Il y lance une troupe de

théâtre. Sans succès. Qu’importe ! Dans les cabarets où

il cachetonne, le Bruxellois se distingue. C’est ainsi qu’il

croise et bluffe des débutants qui deviendront célèbres,

comme Mouloudji dont il devient l’ami, ou Reggiani

qui, bien des années plus tard, n’a rien oublié de ce

drôle d’énergumène qui se « levait à midi », « passait ses

journées à errer dans les rues » et qui, « la nuit, ne quit-

tait jamais le cabaret avant la fermeture » : « Quel

homme ! Il disait des textes du poète Henri Michaux

qu’il présentait avec un talent exceptionnel. Mais ça ne

m’étonne nullement qu’il soit devenu un vagabond. Il

était déjà « vagabondeux ». Malgré cela, il attirait les

femmes. Il avait les yeux bridés et l’on peut dire, en le

regardant bien, qu’il ressemblait à Johnny Hallyday. Cet

homme a probablement mal agi avec son fils, mais moi,

je le considérais comme un grand artiste. Et l’individu

1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, Fayard, 1990 (nouvelle édition enrichie en 2009).

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Le grand absent

que j’ai connu était charmant, adorable et animé d’une

extraordinaire tendresse 1. »

En 1940, Léon Smet est rattrapé par l’histoire et les

démons de l’alcool. Alors que les spectres de l’Occupa-

tion et de la Seconde Guerre mondiale se profilent, le

cabaret doit fermer. L’artiste errant, incapable de se

fixer, se découvre un penchant pour l’alcool. Il peut

toutefois compter sur le soutien sans faille de sa sœur

aînée, Hélène Mar, installée non loin de là, rue de la

Tour-des-Dames, avec son mari, Jacob Mar, et leurs

deux filles, Desta et Menen.

C’est cette « deuxième » famille qui, plusieurs années

plus tard, accueillera le petit Jean- Philippe Smet. Un

clan bientôt entaché par l’ombre de la collaboration.

Cette donnée historique, bien souvent occultée dans la

légende officielle de Johnny, marquera pourtant la petite

enfance de la future légende du rock.

Au centre de cet épisode se trouve Jacob Mar, un

homme au parcours romanesque, ponctué de mystères et

de zones d’ombre, qui épouse la Bruxelloise Hélène Smet

en 1923. Né d’un père allemand – pasteur protestant – et

d’une mère éthiopienne, ce métis grandit en Éthiopie et,

par son ascendance maternelle, est un authentique prince

d’Abyssinie. Contraint de quitter son pays en guerre, c’est

avec un titre honorifique de conseiller d’État qu’il gagne

l’Europe, à Paris d’abord, puis à Bruxelles, où il prend la

direction d’une société d’import- export. Il exerce parallè-

lement la charge de consul honoraire d’Éthiopie. Cet

homme d’affaires bien élevé, portant beau et parlant neuf

1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, Les éditions de l’Arbre, 2010.

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Johnny, l’incroyable histoire

langues, a donc tout du « notable » respectable, apprécié

pour son humour et son caractère affable.

Sa situation est pourtant fragile, sur fond de crise éco-

nomique (le krach de 1929 est passé par là), de déclas-

sement et de guerre (italo- éthiopienne d’abord, puis

européenne). En 1940, alors que la Seconde Guerre a

commencé, les choses se compliquent encore. Jacob

Mar, en raison de ses origines allemandes, est interné au

camp des Milles, près d’Aix- en- Provence 1, comme plu-

sieurs milliers de ressortissants allemands et autrichiens…

Il y passe quelques mois avant d’être libéré. Qu’arrive-

t-il ensuite ? Le mystère demeure mais, peu de temps

après, Jacob Mar fait ses débuts sur Radio Paris, deve-

nue un instrument de la propagande nazie dès juillet 1940,

dans une émission baptisée « Le quart d’heure colonial ».

Que faut- il voir dans sa démarche ? Une vraie volonté de

servir les intérêts allemands ? L’impossibilité de se sous-

traire à une demande des nouvelles autorités, eu égard à

sa nationalité ? La stratégie d’un rentier déclassé sou-

cieux de survivre dans une capitale rationnée ? Le fait est

que, pendant cinq ans, il vante sur les ondes le bien-

fondé de la doctrine nationale- socialiste, ce qui lui vau-

dra d’être arrêté au lendemain de la guerre. Si l’ombre

des heures noires de l’histoire plane sur le personnage, la

situation semble toutefois plus complexe qu’il n’y paraît,

comme le suggère le journaliste Eddy Przybylski 2 qui, au

début des années 1980, a mené une longue enquête de

voisinage, près de l’appartement familial de la Tour-des-

Dames, à Paris : « C’est un de ces nombreux condamnés

qui mériteraient sans doute que leur procès soit refait.

1. Journal Combat du 6 décembre 1946.2. Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.

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Le grand absent

Si, pour des raisons particulières, Jacob Mar a bien tra-

vaillé pour les Allemands, il a en parallèle couvert des

résistants notoires qui vivaient dans son quartier, comme

j’en ai recueilli le témoignage. » Il n’en demeure pas

moins que, en ce début des années 1940, Jacob Mar sert

bien la propagande de l’occupant nazi, qu’il en tire un

revenu appréciable en ces temps de disette, et qu’il en

fait même profiter ses proches… à commencer par un

certain Léon Smet, artiste à la dérive venu frapper à la

porte de sa sœur, Hélène.

Léon, qui avait toujours défendu des idées de gauche,

se met à flirter avec les médias allemands d’occupation,

en l’occurrence avec la Fernsehsender Paris, une chaîne

de télévision lancée spécialement à destination des sol-

dats germaniques soignés dans les hôpitaux. Tous les

jours, depuis un ancien dancing de la rue Cognacq- Jay

transformé en studio de télé, on y organise des jeux, on

y chante, on y déclame des vers. Du divertissement avant

l’heure, façon spectacle vivant, pour réconforter le moral

des troupes. On y croise des figures connues : Mouloudji,

par exemple, ou encore le comédien Jacques Dufilho,

ami de Léon Smet. Le boxeur Georges Carpentier y dis-

pense des conseils de crochets et d’uppercuts tandis que

le « mousquetaire » Henri Cochet y donne des cours de

tennis en direct. Il y a aussi Serge Lifar, maître de ballet

à l’Opéra de Paris, et proche de Desta et Menen, les

filles de Jacob et Hélène Mar, toutes deux danseuses

classiques. La Fernsehsender, c’était d’abord une bonne

planque, synonyme de travail bien payé… et qui pouvait

avoir son utilité puisque, à l’époque, le directeur de cette

télé expérimentale distribuait des certificats pour échap-

per au Service du travail obligatoire en Allemagne

Page 12: Johnny, l'incroyable histoire

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Johnny, l’incroyable histoire

(STO). Plus d’une centaine de personnes au total y ont

émargé. Léon Smet s’y sentait dans son élément : « Je

pouvais aider les jeunes artistes qui travaillaient avec

moi, leur donner des conseils, les guider dans leur choix

des textes. » Cet épisode trouble pourrait paraître anec-

dotique. Il aura pourtant une incidence importante dans

l’enfance de Johnny qui déclarera plus tard, dans l’une

des rares interviews évoquant ce sujet sensible : « Ils ne

m’envoyaient pas à l’école, par peur des représailles,

parce que le prince avait été collabo, et que ça se savait

un peu dans le quartier, en bas de la rue Blanche. Quand

j’ai eu l’âge de comprendre, ça m’a choqué 1. »

C’est dans ce contexte tourmenté des années 1940

que Léon Smet croise le chemin d’Huguette Clerc. Il est

alors séparé de sa deuxième épouse et vivote, partagé

entre un hôtel situé à deux pas du Bateau- Lavoir de

Picasso et les visites à sa sœur Hélène. Il a trente- quatre

ans lorsqu’il pousse la porte de la boutique de Mlle

Clerc, au pied de la butte Montmartre, avec en main les

tickets de rationnement de sa sœur. Avec son bagout de

showman, son regard bleu comme les océans et sa veste à

carreaux, le beau parleur ne tarde pas à séduire la jolie

crémière, qui deviendra plus tard mannequin cabine. Sur

le papier, pourtant, tout les sépare. Huguette Clerc a

quitté l’école à seize ans pour devenir coiffeuse, mais,

atteinte de pleurésie, elle n’exercera jamais. Foncièrement

gentille, voire naïve, elle ne résiste pas à la cour assidue

de cet homme fantasque qui l’emmène au théâtre, lui fait

découvrir l’agitation parisienne, et lui promet de divorcer

très vite de sa précédente femme pour l’épouser. Les

1. Libération, 5 mars 2011.

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Le grand absent

deux amoureux s’installent dans un meublé et entament

une surprenante mais bien réelle histoire d’amour, cou-

ronnée par la naissance d’un petit garçon.

Nous sommes le 15  juin 1943. Il est cinq heures du

matin 1 lorsqu’un car de police secours s’arrête devant le

domicile du couple, près de Pigalle, et emmène Huguette

jusqu’à la pimpante clinique Marie- Louise. C’est aux

environs de treize heures que vient au monde Jean-

Philippe, joli bébé de 3,5 kilos, né sous le signe des

Gémeaux. Son prénom a valeur de symbole : Jean,

comme Jeanne, le prénom de la maman d’Huguette.

Quant à Philippe, c’est un prénom très en vogue dans

ces années où l’État français est aux mains du maréchal

Pétain.

Le bonheur semble assuré, mais c’est sans compter

avec la cruelle désillusion qui attend la jeune maman de

vingt- deux ans à son retour de la maternité. Lorsqu’une

semaine après la naissance, son couffin sous le bras, elle

franchit les portes de son foyer, c’est pour constater que

Léon Smet, pourtant si ému à la clinique, a profité de

son absence pour vendre la layette et le lait du

nouveau- né. Un épisode presque tragi- comique, mais

annonciateur de l’enfance hors norme du rocker, certai-

nement pas « né dans la rue », comme le veut souvent la

légende, mais qui n’aura pas pour autant goûté à la sta-

bilité tranquille d’un foyer bourgeois…

Dans les mois qui suivent la naissance de Jean-

Philippe, la situation ne s’arrange guère entre Léon et

1. Les circonstances de l’accouchement sont racontées par Huguette Clerc à Jean- Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, dans Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.

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Johnny, l’incroyable histoire

son épouse. Le fantasque Belge se perd de plus en plus

dans la boisson, disparaît et réapparaît, au gré de ses

fréquentations. Huguette, désemparée, trouve refuge

chez sa belle- sœur Hélène, atterrée par l’inconstance de

son frère. Ironie tragique : le couple ne se recroise que

quelques mois plus tard… devant monsieur le maire.

Huguette – soutenue par sa belle- sœur – a convaincu

Léon d’accepter de se marier, pour que l’enfant ne soit

pas déclaré naturel… Elle veut lui éviter cette honte

suprême, tare sociale qu’elle connaît bien puisqu’elle-

même a été déclarée « fille naturelle », après que sa mère

eut refusé de se marier avec son « fiancé », un soldat

américain basé en France…

Quelques mois passent et Léon Smet disparaît, pour

de bon cette fois. Drôle de début dans la vie, décidé-

ment, pour Jean- Philippe Smet… Pourquoi son père

Léon a- t-il ainsi définitivement quitté le cercle familial ?

Pour les beaux yeux d’une belle de passage, une fois de

plus ? Ou tout simplement pour fuir ? C’est ce que sou-

tient Eddy Przybylski 1 : « C’est la thèse la plus probable

pour moi. Il a cherché à fuir Paris par crainte de repré-

sailles du fait de son travail à la Fernsehsender. Certains

de ses ex- collègues connaissaient des soucis avec le

Comité national d’épuration. Comme Serge Lifar,

notamment. Lui a sans doute préféré prendre les

devants, par précaution. Rien à voir à mon avis avec ce

fameux grand reportage qu’il serait parti faire en Espagne

au bras d’une journaliste fraîchement rencontrée comme

le voudrait une certaine légende… » Et, de fait, si Eddy

Przybylski retrouve sa trace en Espagne dans ces années

1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.

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Le grand absent

d’après- guerre, ce n’est pas dans la rubrique spectacle,

mais dans celle des faits divers puisque l’homme est

arrêté, puis expulsé pour vol et escroquerie, comme en

témoigne le consul de Belgique d’alors. C’est le début

de sa vraie déchéance sociale.

Désormais mère célibataire, Huguette pense qu’elle a

fait ce qu’il fallait faire en donnant un nom de famille à

son fils. Mais elle se heurte vite à la dure réalité du quo-

tidien : seule, courant après les contrats de mannequin,

elle doit régulièrement s’éloigner de Paris et manque de

temps pour s’occuper de son jeune enfant, ce qui n’est

pas sans conséquence. On frôle même la catastrophe

lorsqu’elle confie Jean- Philippe à un couple de paysans

normands, et qu’il avale quelques paillettes de soude

caustique. Il s’en sort finalement avec une grosse brû-

lure à l’œsophage et à la gorge qui l’empêchera de

gazouiller pendant plusieurs jours, et sera à l’origine

d’un zézaiement tenace qui le poursuivra de longues

années…

C’est dans ce contexte tourmenté que s’impose Hélène

Mar, la sœur aînée de Léon Smet et tante du jeune Jean-

Philippe. C’est une ancienne artiste, elle aussi, autrefois

actrice de cinéma muet. D’un grand courage, cette maî-

tresse femme, la cinquantaine, mène sa petite famille à

la baguette, au risque de paraître autoritaire et manipu-

latrice, ce que Johnny Hallyday contestera vigoureuse-

ment : « On a dit tout et son contraire concernant les

relations entre ma mère et ma tante, surtout à propos

des circonstances de mon “adoption” par la famille Mar.

[…] Ma tante Hélène n’a jamais monté de complot – pas

plus qu’elle n’a intrigué – pour m’arracher à ma mère.

De même, Huguette n’a jamais voulu m’abandonner ni

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Johnny, l’incroyable histoire

me confier à l’Assistance publique. Le processus de ma

prise en charge par Hélène Mar – femme de cœur – est

beaucoup plus compliqué et essentiellement dû aux rigu-

eurs d’une époque difficile et troublée. […] Encore une

fois, cet après- guerre était financièrement dramatique.

On ne vivait pas. On survivait 1. »

Par protection et aussi peut- être pour réparer les

fautes de son frère, tante Hélène se propose en tout cas

de veiller sur le petit Jean- Philippe, un chérubin qui

trouve très vite ses aises dans l’appartement de sa nou-

velle famille, situé rue de la Tour-des-Dames, dans le

quartier de la  Trinité. L’époux d’Hélène, Jacob Mar,

prend aussitôt ce nouveau fils sous son aile et le sur-

nomme Pipo, sans qu’on sache pourquoi. Il l’émerveille

par ses récits fabuleux.

Un an plus tard – nous sommes en 1945 –, une autre

déchirure éloigne radicalement Jean- Philippe de sa vraie

mère. Jacob Mar, du fait de ses fonctions sur Radio Paris,

est accusé de collaboration, arrêté et enfermé en atten-

dant son procès. Il écope de cinq ans de prison.

En 1946, Hélène choisit de s’exiler à Londres, où ses

filles – Desta et Menen – ont décroché un contrat de

danseuses étoiles à l’International Ballet. Toute la

famille – Jean- Philippe Smet compris – embarque pour

la Grande-Bretagne tandis qu’Huguette reste à Paris.

Officiel lement, c’est l’affaire de quelques semaines. La

maman ignore alors que cette parenthèse londonienne

durera quatre ans et que, en acceptant ce compromis, elle

laisse son fils partir pour toujours.

1. Johnny Hallyday, Destroy, volume 1, Michel Lafon, 1996.

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21

Le grand absent

En ce petit matin du printemps 1946, c’est donc un

enfant d’à peine trois ans qui, sous la protection de sa

famille d’adoption, débarque à la gare Victoria, au cœur

de Londres. Pour passer la frontière, à Douvres, on a

dû lui bricoler un faux passeport. La loi exigeait en effet

une autorisation parentale et son père restait bien sûr

introuvable. Ce faux document l’accompagnera ensuite

dans ses multiples voyages, jusqu’à l’âge de seize ans…

À Londres, la famille investit une chambre du Saint

Martin Hotel, sur Lane Street, au confort très sommaire.

Le quotidien de ces exilés, contraints de se tasser dans de

modestes pensions, est très précaire. Il remplit pourtant

d’une vraie chaleur affective les premières années de

Johnny : « À trois ans, je suis un petit marginal partageant

avec ma tendre famille d’adoption les joies et les infor-

tunes de la vie, les piaules minables et glacées dans des

hôtels de misère. C’est le temps de la débrouille, du mar-

ché noir et du trafic de tickets d’alimentation. Ma tante

mène les siens à la baguette avec un courage admirable.

Le soir, elle garde les gosses des bourgeois ; le jour, elle

m’apprend le chant et la musique. Avant même de savoir

lire, je connais par cœur la méthode de solfège Lemoine.

[…] Comme les enfants de la balle et les mômes malades,

je suis des cours par correspondance et parle l’anglais de

la rue », raconte- t-il dans son autobiographie 1. Et c’est

aussi avec beaucoup d’enthousiasme et de curiosité qu’il

découvre le monde du spectacle et participe – côté cou-

lisses – aux représentations de ses cousines.

Mieux, il fait même officiellement ses débuts sur scène

le temps d’une courte apparition dans une adaptation

1. Ibidem.

Page 18: Johnny, l'incroyable histoire

22

Johnny, l’incroyable histoire

anglaise de Caligula, la pièce d’Albert Camus. Il a alors

cinq ans et joue un petit enfant noir. Bien des années

avant Chicken, le rôle de mulâtre qu’il a tenu fin 2011, à

Paris, dans Le paradis sur terre, la pièce de Tennessee

Williams.

En 1948, dans ce tableau londonien à la Oliver Twist, et alors que le jeune Jean- Philippe n’a plus de nouvelles

de son père depuis longtemps, va se produire un événe-

ment décisif dans la vie du futur Johnny : la rencontre

avec Lee Ketcham, un danseur originaire de l’État de

l’Oklahoma, qui se fera bientôt appeler Lee Halliday, ins-

pirant son nom d’artiste à l’une des plus grandes stars

françaises des cinquante dernières années… Oklahoma,

c’est aussi le titre de la revue qu’il joue à l’époque avec

succès sur les boulevards. Comme la famille Mar, il habite

le même hôtel délabré sur Lane Street. Les circonstances

de la rencontre ont été relatées à maintes reprises. Ce

jour- là, Lee aurait ouvert le robinet de gaz de son chauffe-

eau et craqué une allumette, provoquant ainsi une énorme

explosion. Au milieu des gravats et dans la panique géné-

rale, Jean- Philippe serait alors apparu pour relever le

blessé. Héroïque, s’il en est, même si l’on ignore la part

de légende dans cette histoire.

Cet épisode marque en tout cas l’entrée en scène de

Lee Ketcham dans la tribu Mar. Cet Américain, bavard et

enjoué, a tout du vrai cow- boy, tout droit sorti d’un film

de John Wayne, avec sa chemise à carreaux, ses bottes

pointues et son stetson. Jean- Philippe s’est enfin trouvé un

modèle masculin, un premier héros, qui lui raconte des

histoires de cow- boys et d’Indiens et qui, cerise sur le

gâteau, lui offre même ses premières virées à moto. Lee

possède en effet une grosse Royal Enfield, sur laquelle il

Page 19: Johnny, l'incroyable histoire

23

Le grand absent

lui arrive aussi, à l’occasion, d’emmener les deux cousines

françaises – Desta et Menen – avec qui il sympathise très

vite. Plus particulièrement avec Desta, qui deviendra sa

fiancée puis, quelques années plus tard, sa femme.

Le trio de saltimbanques s’accorde même autour d’un

projet commun : regagner Paris et monter un trio de

music- hall. Les deux ballerines sont enthousiastes.

Hélène aussi, qui donne sa pleine bénédiction. Voilà

comment, en 1949, ce beau petit monde fait ses valises.

La famille Mar part en train, Lee en moto. Retour rue

de la Tour-des-Dames. Jean- Philippe Smet a six ans. Il

ignore toujours où se trouve son père et ne fait

qu’entr’apercevoir sa vraie mère. Une troisième vie,

déjà, commence pour lui, tout aussi mouvementée que

les deux premières. Après son enfance chaotique et la

virée londonienne, Jean-Philippe, au lieu d’aller à l’école

comme tous les enfants de son âge, sillonne bientôt

toutes les routes d’Europe aux côtés de cette famille de

saltimbanques décidément hors norme. Une bonne par-

tie de l’incroyable destinée de Johnny s’amorce déjà,

pré- écrite par Hélène : Jean- Philippe sera une « star »,

car la vieille dame le jure déjà à la cantonade : « Ce p’tit-

là, il est terrible… »

Dans ce destin déjà bien en marche, qu’est- il advenu

de Léon Smet, le père biologique ? Peu de choses, mal-

heureusement. Après la guerre, on perd sa trace. Le jour-

naliste Eddy Przybylski qui a longuement interviewé Léon

Smet à la fin de sa vie, a essayé de reconstituer son itiné-

raire 1 : « Il s’est exilé en Espagne. Là- bas, il a commis ses

premiers larcins, quelques vols et escroqueries diverses

1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.

Page 20: Johnny, l'incroyable histoire

24

Johnny, l’incroyable histoire

qui lui ont valu d’être expulsé. Il aurait aussi un temps

exercé un emploi de chef de production à Radio Alger.

Mais, dès la fin des années 1940, il est revenu à Bruxelles.

Et cette fois, c’en fut bien fini de sa carrière d’artiste.

L’homme a basculé définitivement dans l’alcool, les filou-

teries en tout genre et le vagabondage. »

C’est au début des années 1960, alors que Johnny

connaît la célébrité, que Léon se rappelle à son bon sou-

venir, et de façon pour le moins inattendue. Léon le

déserteur décide en effet d’attaquer son fils en justice

pour obtenir une pension alimentaire. En vain : il perd

son procès.

Le mauvais scénario se répète en 1965, alors que

Johnny effectue son service militaire en Allemagne. Il

raconte 1 : « Un jour, un gradé vient me voir : “Soldat

Smet, votre père vous attend devant l’entrée principale !”

Mon père ? Qu’est- ce que c’est que cette galère ? Mon

père, je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais vu. Tout ce

que je sais de lui, c’est qu’il m’a abandonné quand j’avais

huit mois. Je refuse d’y aller. “Soldat Smet, c’est un

ordre !” J’y vais. Je traverse la cour. Le planton ouvre le

portail… J’aperçois un grand type pas rasé, vêtu d’un

long manteau. Il a l’air fatigué. On se regarde. Il porte un

paquet sous le bras. En s’avançant vers moi, il enlève le

papier et sort un ours en peluche. Il me serre dans ses

bras en disant : “Mon fils !” Soudain, cinq ou six photo-

graphes, dissimulés derrière une voiture, font irruption et

nous mitraillent. Après vingt et un ans d’absence, Léon

Smet, mon père, avait vendu cinq mille francs à Ici Paris les retrouvailles avec son fils devenu star. Sans un mot,

1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.

Page 21: Johnny, l'incroyable histoire

25

Le grand absent

j’ai tourné les talons. Toute ma vie, j’avais rêvé de

retrouver mon père. Maintenant, il me faisait honte. »

L’épilogue de cette impossible rencontre se produit

quelques années plus tard, comme le raconte Johnny 1 :

« J’avais appris que mon père vivotait chez les uns, les

autres. J’ai décidé de l’aider, mais ce n’était pas facile. Je

l’ai fait venir à Paris. Je l’emmène chez Cerruti où je lui

paye trois beaux costumes, un chapeau, des chemises et

des cravates. Lui qui dormait à l’Armée du Salut, je lui

prends un appartement. La nuit même, il y met le feu

pour retourner dormir à l’Armée du Salut ; et le lende-

main, il retourne chez Cerruti pour essayer de revendre à

moitié prix les costumes que je lui avais achetés. Je me

suis dit : “Il n’y a rien à faire”, et j’ai baissé les bras. »

À maintes reprises, Johnny aura donc tenté de renouer

avec ce père absent et de l’aider, mais en vain. Il finit

même par renoncer à lui verser directement de l’argent et

préfère lui payer sa pension dans une maison de retraite,

à Bruxelles. C’est là que Léon a passé les dernières

années de sa vie, mi-clochard, mi-voleur. Alors que pour

la énième fois il venait d’être surpris en train d’essayer de

voler des bouteilles de vin rouge, dans un magasin de

quartier, il eut ces mots : « Dans ma maison de retraite,

le verre est tout petit quand il y a du vin à table. Alors… »

Léon Smet pouvait- il vraiment être sauvé ?

Du côté maternel, l’éloignement semblait moins iné-

luctable. Pendant l’exil de la famille Mar en Grande-

Bretagne, Huguette recevait régulièrement à Paris des

lettres lui annonçant que l’heure du grand retour de

1. Ibidem.

Page 22: Johnny, l'incroyable histoire

Johnny, l’incroyable histoire

Londres était encore repoussée. Un week- end, elle avait

rejoint son fils pour l’embrasser : il ne l’appelait déjà

plus maman. Elle était revenue sans lui car sa priorité

restait de trouver du travail. Grâce au poète Paul Eluard,

croisé lors d’un dîner, son horizon professionnel se

dégagea enfin. De grands couturiers firent appel à elle

et elle renoua enfin avec le bonheur grâce à sa rencontre

avec un publicitaire, Michel Galmiche, qu’elle épousa et

avec qui elle eut deux beaux enfants. Détail cocasse

– quand on sait les démêlés que connaîtra plus tard

Johnny avec le fisc – : ses deux demi- frères devinrent

par la suite contrôleurs des impôts !

Des années plus tard, alors que le jeune Jean- Philippe

avait neuf ans, Huguette confiera avoir essayé de le

reprendre : « Je voulais qu’on s’occupe de lui… Je suis

allée voir Mme Mar pour lui dire qu’on voulait le récu-

pérer. La rencontre a été cordiale. Mais Mme Mar s’est

montrée très persuasive. Elle a dit qu’il fallait d’abord

penser à sa carrière 1. » Résignée, Huguette s’est installée

à Montélimar, ne voyant plus que de loin en loin ce fils

en route vers le succès. Maigre consolation…

Pourtant, le fil n’était pas coupé. À la fin de sa vie, au

début des années 2000, Huguette renoue avec Johnny,

avec qui elle entretient à nouveau une relation forte. Le

chanteur l’invite systématiquement à ses premières et

l’accueille même un temps dans sa maison de Marnes- la-

Coquette, avant sa disparition en 2007. À Joy, sa

deuxième fille, il a d’ailleurs donné pour deuxième pré-

nom Huguette…

1. Dans Jean-Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.

Page 23: Johnny, l'incroyable histoire

27

2

Cette femme à qui il doit tout

L ondres, août 2011. Une grande bâtisse blanche en

lisière d’Hampstead Heath, quartier cossu de la

capitale britannique.

C’est ici que nous avons rendez- vous avec Lee

Halliday, l’homme qui fut tout à la fois le cousin, le

grand- frère et le père adoptif de Johnny Hallyday, « la »

figure masculine qui aura comblé le vide immense laissé

par la disparition de son vrai père, Léon Smet.

Sacré personnage que ce Lee Ketcham Halliday,

vieux lion fatigué, à la fois affable et méfiant, qui vit à

présent avec sa quatrième épouse à Londres, dans un

appartement en rez- de- jardin. Et quelle surprise de le

voir ainsi ressurgir du passé !

Lorsque nous l’avons appelé pour solliciter une entre-

vue, Lee nous a immédiatement surpris en formulant

cette étonnante requête : « Pourriez- vous m’apporter

deux boîtes de boules Quies ? » Conscient d’avoir

piqué notre curiosité, il s’explique avec un détache-

ment très british : « Ici, à Londres, je n’en trouve pas…

Page 24: Johnny, l'incroyable histoire

28

Johnny, l’incroyable histoire

Savez- vous que ces petites boules de cire m’ont sauvé

d’une surdité certaine ? Avec tous les décibels que j’ai

dû subir dans ma vie, rendez- vous compte, j’aurais pu

devenir sourd ! »

Lee, le fidèle. Celui qui a offert sa première guitare élec-

trique à Johnny, quand il avait quinze ans, une Jacobacci

Ohio en bois, à six cordes. Le conseiller avisé qui va suivre

la carrière de l’artiste pendant de longues années, bien au-

delà de l’enfance. Celui enfin qui inspire au jeune Jean-

Philippe Smet, un soir des années 1950, l’idée géniale de

prendre le nom d’artiste de Johnny Halliday…

« Ok, venez. Qui peut bien encore s’intéresser à toutes

ces vieilles histoires de toute façon ? » lâche dans le com-

biné le vieil homme de quatre- vingt- quatre ans, du fond

de son terrier londonien.

Qui se souvient encore en effet de ce fringant dan-

seur américain de l’après- guerre ? Sur Internet, une

rumeur de fans le donnait pour mort, ou reclus en

ermite au fin fond des États- Unis. Il serait soi-disant

fâché avec Johnny. La réalité est bien différente.

Interrogé sur ces rumeurs, Lee Halliday s’explique :

« Ces histoires de brouille sont des fadaises. Nous

sommes toujours en contact et nous nous parlons

régulièrement, même si, hélas, c’est souvent à l’occa-

sion de la disparition d’un être cher. Il y a deux ou

trois ans, j’ai passé quelques jours chez lui à Paris. Et

récemment encore, il m’a proposé de passer dans sa

villa de Los Angeles. Vivre en famille dans sa nouvelle

maison semblait le combler et il voulait que je vienne

voir ça. Mais les voyages, hélas, me sont aujourd’hui

interdits. » Leur dernier contact remonte au mois

Page 25: Johnny, l'incroyable histoire

29

Cette femme à qui il doit tout

d’août  2011, à l’occasion du décès de l’ex- épouse de

Lee, Desta, cousine de Johnny.

Quel parcours commun a ainsi façonné la complicité

des deux hommes ? La durée d’abord, comme le rap-

pelle Lee Halliday : « Nous avons quand même vécu

trente- cinq ans ensemble ! Entre nous, il y aura toujours

un lien indéfectible. J’ai cessé d’être son manager une

première fois à la fin des années 1960. Il lui fallait alors

du sang neuf. Mais je suis resté dans le circuit des mai-

sons de disques, en tant que directeur artistique. À cette

époque, je me suis occupé notamment d’Herbert

Léonard et de William Sheller. À la fin des années 1970,

j’ai retravaillé ponctuellement avec Johnny qui me l’avait

demandé. Et puis j’ai décidé de changer de vie, de quit-

ter définitivement le show business. Basta ! J’avais gagné

assez d’argent. J’avais fait le tour… »

À cette époque, alors divorcé de Desta, la fille d’Hélène

et de Jacob Mar, le cow- boy Lee rentre dans son

Amérique natale et s’installe dans une petite ferme de

l’Illinois. Mais il s’y sent comme un « étranger dans son

propre pays », et remet le cap sur Londres, cette ville

qu’il adore. Ce retour dans ce coin de la vieille Europe

est comme un retour aux sources, teinté de nostalgie.

Sur son ordinateur portable, des photographies sur-

gies du passé. Celles des enfants qu’il a eus avec Desta :

Michael, qui vit toujours en France, et Carol, sa fille

ethnologue qui travaille aujourd’hui pour l’Unicef, à

Addis- Abeba. Et puis Johnny, bien sûr. « Un gamin ren-

fermé qui ne se dévoilait jamais complètement », se sou-

vient Lee. On sent l’émotion pointer lorsqu’il évoque

ces années où la gloire est venue frapper à la porte de

Page 26: Johnny, l'incroyable histoire

30

Johnny, l’incroyable histoire

cette famille si atypique. « Si le succès de Jean- Philippe

a été fulgurant, cela faisait quand même une bonne

dizaine d’années qu’on y travaillait, et moi le premier. »

Un succès qui n’est donc pas arrivé par hasard. C’est

là une caractéristique essentielle de l’ascension de Johnny

Hallyday, comme le souligne le journaliste Eddy

Przybylski 1 : « Dans ce tournant des années 1950 et

1960, son triomphe n’a en fait rien de “spontané”.

Même si ses fans justifient souvent leur amour incondi-

tionnel par cette phrase entendue mille fois : “Johnny, il

nous ressemble vraiment. Il est comme nous…”, ce n’est

qu’une pure fiction. En réalité, Johnny n’a absolument

rien de normal, on pourrait même carrément le considé-

rer comme un extraterrestre. Depuis sa prime enfance,

tous les personnages qui ont gravité autour de lui ont eu

un destin de personnage de roman. Roman dont il est

lui- même devenu le héros. S’il arrive ainsi au sommet

de la gloire dès le début des années 1960, presque

encore adolescent, ce n’est donc absolument pas le fruit

du hasard. Il y a derrière tout cela une véritable straté-

gie, élaborée de longue date par son entourage. »

Il est frappant de constater à quel point Johnny

Hallyday a été « programmé » depuis l’enfance pour

devenir une star. Sa vocation, il ne l’a pas choisie, on l’a

choisie pour lui !

Repartons des débuts : la naissance du chanteur en

1943. Une année placée sous le signe du double aban-

don de ses parents naturels, dans le contexte troublé de

la guerre et de l’Occupation. C’est là qu’apparaît la

1. Entretien avec Eddy Przybylski, juin 2011.

Page 27: Johnny, l'incroyable histoire

31

Cette femme à qui il doit tout

femme providentielle, tante Hélène, la femme de Jacob

Mar, qui recueille cet enfant sans famille. Dès ce

moment, elle n’a qu’une obsession en tête : lui construire,

pierre par pierre, un destin d’artiste- star. Pourquoi ?

Parce qu’elle-même avait la fibre artistique. Et aussi

parce qu’une vieille gitane lui aurait confié un jour

qu’une étoile étincelante illuminerait la destinée de la

famille Mar…

À son grand désespoir, ce ne fut pas Léon Smet, ce

petit frère qu’elle avait quasiment élevé après le décès

de leur père et à la destinée duquel elle avait longtemps

cru. Et, malgré leurs qualités de danseuses, ce ne furent

pas non plus Desta et Menen, ses filles.

Non, ce fut… Jean- Philippe Smet, ce petit garçon

attachant à qui elle consacrera vingt ans de sa vie.

Comme le confirme Lee Halliday 1 : « Dans cette drôle

de tribu à quatre que nous formions, je jouais le rôle de

chef de famille. J’assurais l’entretien de l’enfant et de sa

tante, qui était ma belle- mère. Mais c’est elle qui s’oc-

cupait vraiment de lui au quotidien, sans jamais relâcher

son attention. Si Johnny est devenu une star, c’est

d’abord à cette femme qu’il le doit. Elle avait une vision,

un but ultime dont elle ne s’est jamais détournée. Elle

est allée jusqu’au bout. Johnny le sait bien… »

Juillet 1949. Après quatre années passées à Londres,

la famille Mar revient s’installer à Paris. Pour tous, le

choc est rude. Au n° 13 de la rue de la Tour-des-Dames,

Jacob Mar, mari d’Hélène, oncle de Johnny et chef de la

famille, vient tout juste de sortir de prison. Il n’est plus

1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.

Page 28: Johnny, l'incroyable histoire

32

Johnny, l’incroyable histoire

que l’ombre de lui- même. À court d’argent, le « prince »,

comme on le surnomme, a été contraint de vendre son

appartement de quatre pièces à la voisine couturière, et

de se replier dans son deux- pièces sur cour. L’espace est

étroit, le confort précaire. Il n’y a pas de salle de bains,

ni même de douche. On se lave à l’éponge, dans un

baquet. Le reste de la toilette, c’est une fois par semaine,

aux bains municipaux. L’atmosphère de la maisonnée

est donc pesante. Jacob, vieil homme impotent, n’est

pas forcément la personne la plus joyeuse de la terre. Il

passe ses journées dans son fauteuil, une canne à

la main.

Comme le racontera plus tard Johnny 1 : « Une rela-

tion bizarre va s’établir entre le “prince” et moi. Jacob

Mar, presque paralysé et diabétique, n’a pas droit aux

aliments sucrés. Chaque fois que nous sommes seuls, il

m’appelle :

— Pipo, donne- moi du chocolat ! Pipo, apporte- moi

un verre de vin !

Si je n’obéissais pas, il me menaçait de sa canne.

Alors, je m’exécutais. Il est mort presque trois ans plus

tard […]. Une réflexion entendue dans la famille m’a

fait croire que c’est moi qui l’avais tué en cédant à ses

envies de vin et de sucreries. Ce terrible sentiment de

culpabilité me poursuivra pendant des mois… »

Même écho critique du côté de Lee Halliday, pour

qui l’arrivée à Paris ne fut pas des plus simples. Il était

devenu « malade, acariâtre et hautain 2 », écrira- t-il à

1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, Michel Lafon, 2000 (pre-mière édition en 1964).

Page 29: Johnny, l'incroyable histoire

33

Cette femme à qui il doit tout

propos de Jacob Mar, son beau- père, avec lequel il

refuse de cohabiter. Devenu le nouvel homme fort de la

famille, Lee décide de s’installer dans une chambre, à

quelques encablures de là.

À cette époque, la priorité absolue de Lee est de

décrocher des contrats. Pour cela, il compte beaucoup

sur ce spectacle de danse qu’il a mis au point à Londres

avec Desta et Menen. Un numéro qui dure à peine un

quart d’heure. Le trio apparaît sur fond de Danse du sabre de Katchatourian, puis Lee exécute, seul, une

danse russe, laissant ensuite les deux cousines enflam-

mer l’assistance avec un french cancan endiablé. Un

blond au milieu de deux brunes, un final bondissant

mélangeant cancan et danse russe : l’effet est saisissant !

Il repose sur la vitesse d’exécution avec, en coulisses,

plusieurs changements de costume qui doivent se faire

en une poignée de secondes.

Le spectacle est fascinant pour le jeune Jean- Philippe,

qui donne parfois un coup de main. Du haut de ses six

ans, le petit garçon est subjugué par ce cousin « sensas »

qu’il présente bientôt comme son frère américain.

Quelques années plus tard, il poussera même le men-

songe jusqu’à s’inventer un père américain auprès des

journalistes ! Plus que tout, il aime le music- hall : l’in-

tensité de la scène, les lumières, l’ambiance des cou-

lisses, ces numéros fignolés à l’infini, ces applaudissements

qu’il faut arracher de haute lutte au public tous les soirs.

C’est de ce monde si particulier du spectacle, qui sera le

sien pendant toute son enfance, qu’il tire sans doute ce

fameux instinct, ce côté « bête de scène » que tous ceux

qui ont travaillé avec lui ont unanimement salué.

Comme le martèle Lee Halliday : « Le secret de la

Page 30: Johnny, l'incroyable histoire

34

Johnny, l’incroyable histoire

longévité de sa carrière artistique et de son succès, c’est

cette imprégnation de la scène qu’il a développée durant

toute son enfance. Il a tout observé, tout assimilé.

Comment jouer avec le public. Comment donner

chaque soir le sentiment de mettre son existence en jeu,

de vivre un moment unique. C’est la condition à rem-

plir si l’on veut être meilleur que les autres, décrocher

succès et fortune. Y compris les jours où l’on est blessé

ou malade 1… » Au début des années 1960, ce n’est pas

seulement un vague blouson noir à la mode du jour qui

triomphe, c’est d’abord un enfant de la balle, formé à

l’école de l’ancienne génération, celle du music- hall…

L’autre école, la communale, Johnny n’y mettra

presque jamais les pieds. C’est sa voisine institutrice,

Mme Mathieu, qui se charge de son éducation. Parfois,

c’est l’intraitable Hélène Mar qui prend le relais, parti-

culièrement sourcilleuse dès qu’il s’agit de surveiller

l’assiduité du jeune écolier, inscrit à des cours par cor-

respondance. Il faut dire que la famille passe alors l’es-

sentiel de son temps en tournée, loin de Paris, en France

ou à l’étranger. Partout où les emmène la Traction

Citroën de Lee.

Dans le domaine de l’éducation artistique, en

revanche, le petit Jean- Philippe est plutôt en avance. Il

est à bonne école. À peine sait- il lire et écrire que déjà

le solfège n’a plus beaucoup de secrets pour lui… Dans

la légende familiale, celle racontée par Lee Halliday 2, le

petit Jean- Philippe émet pour la première fois le souhait

de devenir chanteur à six ans, après avoir entendu

1. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.2. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.

Page 31: Johnny, l'incroyable histoire

35

Cette femme à qui il doit tout

Montand chanter « Les feuilles mortes ». En attendant,

c’est au violon qu’il joue ses premiers airs. La guitare,

ce sera pour plus tard… Il danse aussi, car sa tante le

destine alors à une carrière de danseur classique. Il lui

arrive même d’accompagner ses cousines lorsqu’elles

vont faire des pointes et des entrechats à l’Opéra de

Paris. Johnny Hallyday, petit rat de l’Opéra, un scoop ?

Il finira tout de même par renoncer à se présenter au

concours d’entrée.

Jamais son éducation artistique n’a été négligée. « À

l’étranger, lorsqu’on arrivait dans une capitale euro-

péenne, se souvient Lee, la première préoccupation de

sa tante était de lui trouver un professeur de musique

ou de danse, même si ce n’était que pour quelques

semaines. Chaque fois, elle nous répétait invariablement

que le professeur avait trouvé l’enfant exceptionnel. Elle

le faisait également travailler elle- même tous les jours 1. »

Ainsi, pendant toutes ces années, tante Hélène fait

tout pour que son neveu ne passe pas à côté de son des-

tin d’artiste, c’est une obsession… Elle brûle chaque

dimanche un cierge à l’église et va jusqu’à invoquer cet

argument pour convaincre sa belle- sœur Huguette, la

maman naturelle du petit Jean- Philippe, de ne pas

reprendre l’enfant. Cette dernière témoigne, dans les

années 1980, en parlant d’Hélène 2 : « Elle m’a dit : “Si

tu le récupères et que tu le mets en nourrice, il ne pourra

plus faire tout ça…” » Huguette se résigne : « Jean-

Philippe avait neuf ans. Il m’a dit : “Retourne- toi, ne

regarde pas, je vais te chanter quelque chose.” Quand il

1. Ibidem.2. Cité par Jean- Dominique Brierre et Mathieu Fantoni, Johnny Hallyday, histoire d’une vie, ouvr. cité.

Page 32: Johnny, l'incroyable histoire

36

Johnny, l’incroyable histoire

a eu fini de chanter, je me suis retournée et il était rouge

comme une tomate, plein d’émotion. J’ai craqué. Je me

suis dit que si je le reprenais à Hélène Mar, je risquais

de lui faire rater sa vie. » Une fois encore, Hélène a

imposé ses vues… « C’était une finaude, elle savait bien

entortiller les gens », avoue également Huguette, dans

cette unique interview.

Hélène Mar devient ainsi la tutrice officielle de son

neveu. La suite coule presque tout naturellement, mal-

gré quelques à- coups. En 1951, la famille passe plus

d’un an et demi en Italie, après avoir été arnaquée par

un organisateur véreux. Un coup du sort qui va pour-

tant faire basculer leurs vies. Celle de Johnny d’abord

qui, lassé du violon, échange son instrument contre une

guitare. La petite histoire veut qu’il ait troqué sa pre-

mière guitare auprès d’un fils de clown ! La vie du clan

aussi finit par se désagréger. Menen, une des filles

d’Hélène, s’enfuit au bras d’un chef d’orchestre améri-

cain croisé sur place dont elle s’est amourachée…

emportant avec elle les costumes et les partitions de leur

numéro. Menen mourra quelques années plus tard, dans

des circonstances tragiques, en mettant fin à ses jours.

En attendant, Lee et Desta se retrouvent le bec dans

l’eau. Pour survivre, ils doivent monter en urgence un

autre spectacle. Ils se cherchent alors un nom de scène.

Lee finit par trouver 1 : « Je me souvins alors du docteur

qui m’avait mis au monde. Il était généreux, il avait tou-

jours suffisamment d’espoir, de chance et d’argent.

J’avais le pressentiment que cet homme, qui protégeait

ma famille en Oklahoma, me porterait bonheur si je me

1. Lee Halliday, Lee Hallyday [sic] raconte Johnny, ouvr. cité.

Page 33: Johnny, l'incroyable histoire

37

Cette femme à qui il doit tout

plaçais sous sa protection. Je choisis donc son nom

(John Halladay, en réalité) pour renaître… » Le nom

« Halliday’s » (orthographié alors avec un « i ») apparaît

pour la première fois officiellement sur une affiche…

Un nom destiné à porter chance : de fait, la carrière

du danseur yankee repart en beauté avec un numéro de

danse acrobatique. Et les engagements pleuvent à nou-

veau. Non seulement les Halliday’s vont se refaire, mais

ils vont même décrocher un contrat de deux ans à La

Nouvelle Ève, un grand cabaret de Pigalle. Bien loin de

ces petits villages italiens où les poules venaient parfois

interrompre leur spectacle.

Retour donc à Paris, où Jacob Mar vient de s’éteindre.

Si Jean- Philippe ne fréquente toujours pas l’école du

quartier, il y mène pour la première fois une vie presque

réglée.

Desta et Lee travaillent la nuit. Jean- Philippe et sa

tante se lèvent tôt le matin. Il y a d’abord l’étude, tou-

jours par correspondance. Il y a aussi le marché de la

rue des Martyrs, les premiers westerns au cinéma de

quartier, les premières chansons de Georges Brassens à

la radio. Il aime notamment écouter « Le petit cheval

blanc ». De Georges Brassens, Johnny Hallyday dira

plus tard : « Je voyais en lui l’image du père idéal. Avec

son chat, sa pipe, sa moustache et son éternel pantalon

de velours, le grand Georges incarnait la sécurité. Il était

rassurant 1. » Durant cette période, le jeune Jean- Philippe

multiplie les leçons qui le font courir aux quatre coins

de Paris. À la guitare classique et au chant vient

1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.

Page 34: Johnny, l'incroyable histoire

38

Johnny, l’incroyable histoire

désormais s’ajouter la comédie. Sa tante ne cesse de lui

répéter qu’il est magnifique, qu’il connaîtra un destin

exceptionnel, au risque parfois de paraître un peu folle.

Un destin, d’accord. Mais lequel ? Le petit prodige

n’a même pas encore mué lorsque sa tante décide de

l’envoyer chez Maurice Chevalier, dans sa propriété

près de Paris, à Marnes- la- Coquette. Le grand artiste

juge prématuré de se prononcer sur les capacités du

jeune garçon. Johnny se souvient encore aujourd’hui de

cet illustre personnage 1 : « Le cuisinier nous avait pré-

paré des pâtes au beurre avec du gruyère dessus. À la

fin du repas, le maître d’hôtel vient demander à Maurice

Chevalier s’il peut servir le fromage. Le roi du music-

hall le regarde interloqué : “Voyons, Ernest, vous n’y

pensez pas ? Le fromage, nous l’avons déjà eu avec les

pâtes !” Cette réplique est restée gravée dans ma

mémoire avec autant de force que son fameux conseil :

“Petit, tu soignes ton entrée et ta sortie de scène. Entre

les deux, tu chantes !” » Pense- t-il toujours à Maurice

Chevalier lorsque, bien des années plus tard, lors d’un

méga- concert au Stade de France, il met en scène son

arrivée par les airs, en hélicoptère ou lorsque, pour sa

tournée « Jamais seul », il décide de faire son entrée

juché sur une boule géante en métal ?

En attendant, le jeune garçon rêve surtout de devenir

comédien. Il prend des cours de théâtre et tourne dans

quelques films publicitaires qu’on peut retrouver sur

Internet, notamment un pour la Samaritaine. Il apparaît

également à la télévision, dans une émission pour les

enfants, où il interprète un succès d’Yves Montand.

1. Ibidem.

Page 35: Johnny, l'incroyable histoire

39

Cette femme à qui il doit tout

Mieux encore, il est engagé comme figurant en 1954

pour tourner dans le film d’Henri- Georges Clouzot

Les  diaboliques. Il s’agit d’une adaptation du roman de

Boileau-Narcejac avec, dans les rôles principaux, Simone

Signoret et Paul Meurisse. Malheureusement, la plupart

des scènes que Johnny a tournées sont finalement cou-

pées au montage… Mais il ne se décourage pas pour

autant : « J’ai toujours cultivé le mensonge comme un

art très rare. Non pour le plaisir de mentir, mais surtout

pour inventer des histoires et voir si les grands y

croyaient. Comme un acteur. En vérité, je rêvais d’être

comédien 1. » « Cette obsession de faire carrière au

cinéma ne l’a plus jamais quitté », confirme Lee 2.

À l’aube de l’adolescence, c’est pourtant dans le

domaine musical qu’il va trouver sa voie. Il en est encore

à gratouiller quelques accords sur sa guitare, afin de se

constituer un semblant de répertoire, qu’il est déter-

miné à défendre sur scène le moment venu. Évidemment,

parmi ces morceaux figurent « Jeux interdits », ainsi que

« Les cavaliers du ciel », « Les cadets de Gascogne » et

« L’abeille et le papillon », d’Henri Salvador.

L’occasion de se produire sur scène se présente fina-

lement plus vite que prévu. Jean- Philippe Smet n’a en

effet que douze ans lorsqu’il interprète trois chansons,

au mois de mai 1955, dans un cabaret de Cologne, pro-

fitant d’un changement de costumes des Halliday’s.

Un an plus tard, il renouvelle l’expérience à

Copenhague. Deux fois par jour pendant trois semaines,

il monte sur scène, coiffé d’une toque de trappeur en

1. Ibidem.2. Entretien avec Lee Halliday, août 2011.

Page 36: Johnny, l'incroyable histoire

40

Johnny, l’incroyable histoire

raton laveur pour chanter « La ballade de Davy

Crockett », gros succès d’Annie Cordy. Il porte une

tenue de petit cow- boy envoyée par les parents de Lee

depuis leur Oklahoma natal : pantalon noir et chemise

western à col large. Johnny a raconté plus tard cette

première véritable expérience de la scène : « Soudain, le

trac, celui qui va devenir mon “meilleur ennemi” me

frappe par surprise. Le trou noir. Je n’ai que cinquante

pas à franchir, mais pour moi, c’est le vide, un précipice

insondable. J’ai mal au cœur, envie de pleurer, une peur

à crever […]. Horreur absolue : les paroles de mes chan-

sons se sont mystérieusement envolées. Et puis d’un

coup, je me suis souvenu du slogan que répète sans

cesse ma cousine Desta, une règle ultime de survie :

“Plutôt crever que d’arrêter !” » Alors, le public a

applaudi. Et en a redemandé. […] Et a encore applaudi

pendant trois semaines. À la fin du contrat, le directeur

de l’Atlantic Palace m’a remis une grosse boîte de cho-

colats et une petite enveloppe avec des billets à l’inté-

rieur. Mon premier vrai cachet de chanteur ! Cet argent,

je l’ai donné à ma tante Hélène, fier de pouvoir enfin

participer au budget de ma famille 1… »

Un vrai musicien est en train de naître. L’un de ses

musiciens, Michel Mallory, tient d’ailleurs à rétablir

cette vérité : « Johnny est un bon guitariste ! Je sais que

certains pensent qu’il ne fait que semblant de jouer sur

scène, mais c’est totalement faux 2. » Devenu accro à son

instrument, qu’il trimballe sur son épaule jusqu’au

square voisin de la Trinité, notre apprenti musicien a

définitivement renoncé au classique et improvise mainte-

1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.2. Michel Mallory, Johnny, vingt ans d’amitié, Archimbaud, 1994.

Page 37: Johnny, l'incroyable histoire

41

Cette femme à qui il doit tout

nant librement. C’est alors qu’il entend pour la première

fois ce nouveau courant musical qui débarque des États-

Unis : le rock’n’roll. La grande affaire de sa vie.

Une musique incarnée par le visage et le déhanché

d’Elvis Presley. Johnny le découvre en 1958, dans son

cinéma de quartier. Le film s’appelle Amour frénétique (Loving You en VO) et le King y incarne un personnage

dénommé… Deke Rivers. Johnny évoquera par la suite

l’impact immense ressenti devant ces images en

musique : « Le même choc que pour James Dean dans

La fureur de vivre. La même intensité que dégageait

Marlon Brando dans Sur les quais. […] La certitude

aveuglante que moi aussi je suis né pour chanter du

rock’n’roll. Elvis me montre la voie, me désigne l’ouver-

ture par où je dois passer si je veux m’imposer.

Désormais, j’ai trois alliés, trois héros, trois modèles.

Avec Dean, Presley et Brando, je tiens les personnages

clés de ma vie 1. »

Le compte à rebours peut commencer. Moins de trois

ans plus tard, Johnny sera une star…

Le rock monopolise désormais toute son énergie, et

toutes ses journées. Les parents de Lee lui envoient des

disques sortis aux États- Unis. Il en récupère également

auprès de soldats américains basés à Paris, contre force

bouteilles de calva. Chez lui, devant le miroir de son

armoire, il imite Elvis, guitare à la main. Quand il sort,

il fait le blouson noir avec sa bande de copains du square

de la Trinité. On y croise Jacques Dutronc, un voisin.

Des petits gars qui veulent se la jouer façon Fureur de

1. Johnny Hallyday, Destroy, ouvr. cité.

Page 38: Johnny, l'incroyable histoire

42

Johnny, l’incroyable histoire

vivre avec leurs chaînes de vélo et leurs poings améri-

cains. Ils se frottent aux Sactos, leurs homologues du

Sacré- Cœur. Un voyou, Johnny ? À l’époque, il est vrai

qu’il excelle dans deux disciplines : le vol de Vespa et le

chapardage de disques. C’est d’ailleurs en glissant une

pochette sous son blouson qu’il fait la rencontre d’un

certain Claude Moine, futur Eddy Mitchell. Ce dernier,

alors jeune employé d’assurances, a la manie d’appeler

tout le monde « Small », soit « Petit » en anglais. Vexées,

ses victimes se vengent en l’affublant en retour du sur-

nom de Schmoll. Johnny et Eddy ont vite fait de deve-

nir les meilleurs amis du monde. Mais c’est avec

Christian Blondieau, futur père d’une petite Adeline,

qu’il passe le plus clair de son temps. Christian est

comme lui un garçon cool, rock’n’roll. Ensemble, ils

écument les rayons de fringues western, toujours en

quête d’une veste à franges ou d’une chemise à car-

reaux. Plus tard, Christian se fera appeler Long Chris.

Mais pour l’heure, son surnom, c’est… Elvis. Il a fait

coller les cinq lettres, en gros, sur son blouson…

C’est à cette époque de montée en puissance de l’in-

fluence de la musique anglo- saxonne qu’un nouvel éta-

blissement « branché » ouvre sur les boulevards. Cet

établissement qui reste dans la mémoire de toute une

génération s’appelle le Golf Drouot, un club de jeunes

qui va vite attirer une foule de fidèles. La raison de ce

succès rapide ? Non pas l’insolite golf miniature qui lui

a donné son nom, mais plutôt le design dernier cri de

son juke- box de cent disques. L’endroit devient le bas-

tion de cette nouvelle avant- garde musicale. On y croise

plusieurs visages qui se feront un nom plus tard dans le

rock ou le yé- yé. Très vite, Jean- Philippe Smet en

Page 39: Johnny, l'incroyable histoire

43

Cette femme à qui il doit tout

devient l’un des piliers. Et tant pis si, pour entrer, il faut

s’acquitter d’un droit de cents francs de l’époque et si

une tenue correcte y est exigée. Même l’intraitable

Hélène Mar le laisse passer ses après- midi au Golf, alors

qu’il a seize ans à peine. Elle se permet quand même

d’appeler la direction pour lui faire dire que le « petit »

doit être impérativement rentré à vingt heures 1.

C’est dans un autre club situé non loin de là, le Club

des Panoramas – une salle de danse un peu vieillotte

recyclée en lieu pour les jeunes –, que notre apprenti

rocker saisit enfin l’occasion de tester son charisme de

chanteur sur un direct live. Il attrape une guitare et

reprend un titre d’Elvis : « Party ». Coup d’essai, coup

de maître : les filles écarquillent les yeux, fascinées. On

peut parler d’un « effet Johnny » immédiat, qui se

confirme les semaines suivantes, dans la même salle.

En coulisse, Lee Halliday s’active pour « vendre » son

Elvis à la française à tout son carnet d’adresses. Avec

Desta, ils ont renoncé à leur carrière, sa femme en est

même réduite à donner des séances de strip- tease pour

faire bouillir la marmite. Lee, de son côté, vend des

assurances aux soldats américains. Tous leurs espoirs

reposent donc désormais sur Jean- Philippe. En accord

avec Lee, le jeune homme a opté pour une stratégie

consistant à reprendre des tubes américains dans la

langue de Molière.

Il faut, dans un premier temps, remplir une condition

préalable à toute sortie de disque : trouver à Jean-

Philippe un vrai nom de chanteur, à consonance plus

1. Henri Leproux, directeur du Golf Drouot, dans Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.

Page 40: Johnny, l'incroyable histoire

44

Johnny, l’incroyable histoire

scénique, et de préférence anglo- saxonne, que celle de

son état civil. Autour de la table, avec Lee, Christian

Blondieau et l’incontournable Hélène Mar, ils cogitent.

Jean- Philippe Smet aurait- il fait la même carrière sous le

pseudonyme « John- Phil » ou « Johnny Rock », comme

cela fut envisagé ce soir- là dans le feu de la discussion ?

Dès le lendemain, Johnny Halliday (avec un « i ») exis-

tait officiellement.

Deuxième étape : lui trouver des contrats. Malgré

quelques cuisantes déconvenues, tout s’enchaîne très

vite.

En 1959, l’apprenti chanteur s’associe à un certain

Philippe Duval, un guitariste rock. À l’époque, c’est

encore une espèce rare ! Avec lui, Johnny se produit sur

des petites scènes, sans batteur, avec en tout et pour

tout un ampli, un projecteur et deux guitares. Le duo

écume les brasseries et les restaurants. Exercice difficile

que de séduire une clientèle qui s’est déplacée pour

dîner, et non pour écouter deux braves jeunes gens

essayant de singer Elvis Presley et Bill Haley !

Le déclic se fait au Robinson Moulin Rouge, un dan-

cing géré par un certain André Pouce, qui n’avait alors

pas encore tourné pour le cinéma. Johnny et Philippe y

jouent le samedi soir et le dimanche après- midi, en

mode soirée dansante. C’est là que les deux jeunes

musiciens ont une sorte de révélation : le rock, ça sert

d’abord à danser. À partir de là, tout devient possible.

Philippe Duval se souvient néanmoins d’un Johnny très

stressé 1 : « Johnny qui était très superstitieux, avait un

1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000.

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45

Cette femme à qui il doit tout

trac de fou et faisait son signe de croix avant de se pré-

senter sur scène. Il était totalement perturbé. »

Quelques semaines plus tard, c’est tout aussi trem-

blant que Johnny assiste à l’Olympia au concert de Gene

Vincent, rocker déjà mythique et considéré comme

maudit depuis qu’il a été victime d’un grave accident de

moto. Dans la salle, à ses côtés, on retrouve Hélène

Mar. Elle a tenu à accompagner son neveu et petit pro-

tégé, qui n’a toujours pas la permission de minuit ! « Je

suis sûre que tu peux faire aussi bien que ce garçon 1 »,

décrète la tante de soixante et onze ans, assurément la

spectatrice la plus âgée de la soirée.

À la fin de l’année 1959, Johnny auditionne pour

Pierre Mendelssohn, dont l’émission de radio « Paris

cocktail » est diffusée chaque samedi à 20 h 40 sur l’une

des trois stations du service public. Mendelssohn est lui

aussi un grand fan d’Elvis Presley. Voilà qui est de bon

augure pour notre rocker débutant alors âgé de seize

ans. Il est convoqué le 30 décembre 1959 au Marcadet

Palace, un grand cinéma parisien, pour une audition en

public diffusée en même temps sur les ondes.

L’événement étant d’importance, des costumes de scène

sont spécialement prévus, et Philippe Duval se vexe

lorsque Lee Halliday lui demande, pour l’occasion,

d’acheter le même costume que Johnny, mais en mat,

alors que le sien était brillant. « Tout à coup, on décré-

tait que je devenais un simple accompagnateur de

Johnny, et non plus la co-vedette. Mon nom ne serait

pas apparu sur l’affiche, bien que nous continuions à

1. Desta Halliday, Johnny Hallyday, l’enfance d’une star, Michel Lafon, 2000.

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46

Johnny, l’incroyable histoire

chanter ensemble […]. Il n’y avait pas de raison pour

que je sois mis à l’ombre », regrettera bien des années

plus tard le guitariste 1. Qu’importe. Ce soir- là, c’est en

costume rose cyclamen – il faut se remettre dans le

contexte de l’époque – que le jeune Johnny Halliday

enflamme l’assistance avec « Tutti frutti » et « Viens faire

une party », version française de « Party » de Presley.

Il  offre une prestation apparemment convaincante,

puisqu’il est engagé dans la foulée par le Marcadet

Palace pour l’intermède obligatoire que proposent alors

les cinémas entre les actualités et le grand film.

Mais surtout, la prestation radio de Johnny n’est pas

tombée dans l’oreille d’un sourd. Jil et Jan, deux

anciens chanteurs devenus auteurs à succès, le trouvent

excellent et lui conseillent d’enregistrer un premier

titre. Le jeune homme, assez intimidé, leur chante un

air de son cru à la guitare, sur lequel ses nouveaux

admirateurs mettent des paroles. Le résultat de cette

première collaboration donnera le titre « Laisse les

filles ». Le titre est proposé à la maison de disques

Vogue. Et… banco ! Dès son audition, Johnny se voit

proposer un contrat. Mais pas Philippe Duval, à qui

l’on signifie clairement ce jour- là que, pour lui, l’aven-

ture s’arrête là. « On s’est quittés un peu vivement, un

peu rapidement, mais sans s’engueuler. […] Très fran-

chement, je n’avais pas le niveau. Et j’avais l’épée de

Damoclès du service militaire. […] En tout état de

cause, je n’aurais pas pu être avec lui dans son ascen-

sion. Finalement, je n’ai, curieusement, rien regretté »,

témoignera- t-il plus tard 2.

1. À Daniel Lesueur, pour Jukebox Magazine, novembre 2000.2. Ibidem.

Page 43: Johnny, l'incroyable histoire

47

Cette femme à qui il doit tout

La suite fait partie de la légende. Le 16 janvier 1960,

Hélène Mar signe le premier contrat de Johnny, sans

prendre le temps de prévenir son père ou sa mère. Il fal-

lait faire vite. Et c’est le 12 février – date historique – que

sort très officiellement le premier disque de Johnny. Il

s’agit d’un 45 tours avec quatre titres : « T’aimer

follement », « J’étais fou », « Oh, oh, baby » et « Laisse les

filles ». Sur la pochette, la guitare que tient Johnny est

celle… de Jacques Dutronc. C’est en tout cas ce que rap-

porte Jean- Pierre Huster, frère de l’acteur Francis Huster,

qui joue à l’époque en groupe avec Jacques Dutronc, un

autre gamin de la Trinité : « Quand il a fait ce premier

45  tours, il est venu chez nous, dans le local où nous

répétions, pour nous emprunter nos guitares. Simplement

parce que les nôtres étaient plus belles que la sienne 1. »

Autre détail encore plus révélateur : sur la pochette,

Halliday, le patronyme d’artiste familial, s’écrit désor-

mais avec deux « y ». Une erreur d’imprimeur, paraît- il.

Mais personne ne s’en offusque, car nous sommes en

pleine période de déferlante rock, la musique anglo-

saxonne est reine, et la maison de disques n’en est pas à

un léger mensonge commercial prêt pour vendre son

Johnny. À l’image du texte sibyllin figurant au verso de

la pochette : « Américain de culture française, il chante

aussi bien en anglais qu’en français. » D’ailleurs, cela

amuse énormément le principal intéressé de se faire pas-

ser pour un pur produit américain, parlant à peine le

français…

Pour les journaux, Johnny, acteur- menteur à ses

heures, s’invente de multiples vies. Né dans l’Oklahoma,

1. Cité par Eddy Przybylski, Hallyday, les derniers secrets, ouvr. cité.

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48

Johnny, l’incroyable histoire

il prétend même avoir gardé des vaches dans le ranch à

quatre mille cornes de son père américain… Même topo

lors de sa première apparition télévisée, dans l’émission

« L’école des vedettes » – sorte de « Star Ac’ » de

l’époque – où il n’hésite pas à en rajouter dans l’exo-

tisme yankee. D’autant qu’il trouve des complices ce

jour- là : l’affable Aimée Mortimer, présentatrice de

l’émission, et sa marraine du jour, une certaine Line

Renaud, découvrent avec intérêt ce jeune rocker dont le

charme diabolique ne parvient pas à compenser une

absence totale de conversation. Paralysé par le trac, il ne

parvient qu’à bredouiller des « oui » et « non »

embarrassés.

Ce premier disque n’est pas un carton, loin de là. La

profession reste sceptique. « Une pâle copie de ce qui

existe déjà en Amérique », entend- on répéter ici et là. Et

surtout, le titre passe peu en radio. Lucien Morisse,

programmateur musical sur Europe n° 1, mari à l’époque

de Dalida, se laissera même aller à ce commentaire

acerbe sur les ondes : « C’est la première et dernière fois

que vous entendez ce chanteur. » La légende veut même

qu’il ait cassé le disque en direct…

La première apparition de Johnny, chez Aimée

Mortimer, va cependant faire décoller les ventes de son

disque. Johnny est avant tout un showman. Partout où il

apparaît et chante en live, il fait un tabac. Dès qu’il a sa

guitare entre les mains, il paraît comme transfiguré : il

oublie sa timidité, son visage se transforme, il est sou-

dain comme désinhibé, mu par une force sauvage.

L’effet est foudroyant auprès d’un public habitué

jusque- là à des chanteurs engoncés dans leur costume et

nettement plus timorés. La machine est lancée.

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Cette femme à qui il doit tout

Les ventes de Souvenirs, souvenirs, son deuxième

disque, grimpent en flèche. En cet été de 1960, Johnny

crée l’effervescence sur la Côte d’Azur, partout où il se

produit, comme au Vieux Colombier, à Juan- les- Pins.

Mais si Johnny atteint le statut d’idole en province, il

se heurte dans la capitale à d’irréductibles sceptiques

qui refusent de baisser la garde. À l’Alhambra, où il se

produit en septembre, la salle est divisée. Les specta-

teurs du balcon sont conquis : ils tapent du pied et

scandent son nom. Mais à l’orchestre, on fait la fine

bouche devant ce chanteur « bruyant », qui semble tout

droit sorti d’un cirque avec sa chemise à dentelles, et

qui en fait des tonnes. « Exhibition de mauvais goût »,

tranche L’Humanité dans son édition du lendemain,

tandis que Le Parisien évoque une « parodie burlesque »…

Simples à- coups dans une ascension fulgurante. Car

quelques mois plus tard, c’est le délire à tous les étages.

Et lorsqu’arrive ce fameux concert du Palais des Sports,

en février  1961, Hélène Mar a gagné. Son petit Jean-

Philippe est sur le point de devenir une idole, la figure

emblématique du rock’n’roll made in France… Et tant

pis si les arbitres des élégances prédisent à ce chanteur

qui se roule par terre un destin d’étoile filante.

Dans ces années 1960, sur fond de prospérité écono-

mique, de guerre d’Algérie et de guerre froide, l’image

juvénile de Johnny symbolise l’élan d’une jeunesse en

quête de liberté et de nouveauté : il sera le visage et la

voix de toute une génération.

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