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Jus PoliticumRevue de droit politique
Institut Villeypour la culture juridique et la philosophie du droit
Constitutionnalisme global
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Directeurs
Denis Baranger (Université Panthéon-Assas)
Olivier Beaud (Université Panthéon-Assas)
Directeur de la publication
Denis Baranger (Université Panthéon-Assas)
Fondateurs
Denis Baranger (Université Panthéon-Assas),
Armel Le Divellec (Université Panthéon-Assas),
Carlos-Miguel Pimentel (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)
Conseil de rédaction
Manon Altwegg-Boussac (Université du Littoral),
Denis Baranger (Université Panthéon-Assas),
Cécile Guérin-Bargues (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense),
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Conseil scientifique
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Assas), Jean-Claude Colliard † (Université Panthéon-Sorbonne), Vlad Constantinesco
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Ouest Nanterre-La Défense), Neil Walker (University of Edinburgh).
Secrétaire de rédaction
Élodie Djordjevic (Université Panthéon-Assas)
Assistant d’édition
Martin Hullebroeck (Université Panthéon-Sorbonne et Université Libre de Bruxelles)
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Jus Politicum – Revue de droit politique
no 19 (janvier 2018)
Le constitutionnalisme global .................................................................................................. 3
Avant-propos .......................................................................................................................... 5
Manon Altwegg-Boussac : Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la
discussion ? ......................................................................................................................... 7
Sabino Cassese : Existe-t-il une « constitution globale » ? ................................................. 19
Thomas Hochmann : Hans Kelsen et le constitutionnalisme global : Théorie pure du
droit et projet politique ..................................................................................................... 25
Pierre Auriel : La démocratie au-delà de l’État. La nécessité d’une constitution
internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen Habermas .................................... 41
Anne Peters : Le constitutionnalisme global : Crise ou consolidation ? ............................. 59
Gunther Teubner : Constitutionnalisme sociétal : Neuf variations sur un thème de
David Sciulli ...................................................................................................................... 71
Olivier de Frouville : Une théorie non constitutionnaliste de la Constitution
internationale .................................................................................................................... 95
Marie-Claire Ponthoreau : « Global Constitutionalism », un discours doctrinal
homogénéisant L’apport du comparatisme critique ....................................................... 105
Mikhail Xifaras : Conclusions ........................................................................................... 135
Archives : Charles Eisenmann : chroniques sur le IIIe Reich .......................................... 147
Olivier Beaud : Présentation des écrits de Charles Eisenmann ........................................ 149
Charles Eisenmann : Chronique de politique intérieure, 20 juin 1934 L’organisation
constitutionnelle du IIIe Reich : de Weimar à Postdam ................................................. 151
Charles Eisenmann : Chronique de politique intérieure, 20 novembre 1935 Le
gouvernement de l’Allemagne nationale-socialiste ........................................................ 161
Varia ....................................................................................................................................... 177
Julien Barroche : La citoyenneté européenne victime de ses propres contradictions :
de la nationalité étatique à la rationalité économique ................................................... 179
Thibault Carrère : Le droit constitutionnel au secours de la politique ? À propos d’un
ouvrage de Jeremy Waldron ........................................................................................... 229
Notes de lecture ..................................................................................................................... 245
Samy Benzina : Sylvie Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil
constitutionnel, Paris, LGDJ, 2016 ................................................................................ 247
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Thibault Carrère : Jack M. Balkin, Le constitutionnalisme américain. Au-delà de la
Constitution des origines et de la constitution vivante, Paris, Dalloz, 2016 .................. 261
Elina Lemaire : Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique
des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017 .......................................... 271
Pierre-Henri Prélot : Guillaume Richard, Enseigner le droit public à Paris sous la
Troisième République, Paris, Dalloz, 2015 .................................................................... 281
Mémoires ............................................................................................................................... 287
Louis Terracol : La doctrine constitutionnelle du régime de Vichy .................................. 289
Laure Weymuller : Le Conseil d’État face aux mutations du contrôle de
conventionnalité .............................................................................................................. 397
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Le constitutionnalisme global
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5
Avant-propos
es textes ici rassemblés sont issus d’un colloque international
intitulé « Le constitutionnalisme global » organisé par Denis
Baranger (Université Paris II Panthéon-Assas) et Manon
Altwegg-Boussac (Université du Littoral Côte d’Opale) dans le cadre de
l’Institut Michel Villey. Il a eu lieu les 29 et 30 mai 2017 à l’Université Pan-
théon-Assas. La publication des actes de ce colloque se poursuivra dans le
prochain numéro de notre revue.
Les organisateurs de ce colloque ont souhaité porter un regard critique
sur ces discours relatifs au « constitutionnalisme global » tout en contribuant
à leur meilleure connaissance. En associant l’histoire des idées, la théorie du
droit et les diverses disciplines du droit constitutionnel, du droit internatio-
nal et européen, ce colloque et les discussions qu'il a suscité, ont permis de
nourrir la réflexion autour des présupposés et enjeux de ces discours.
La publication de ces actes doit beaucoup au travail remarquable
d’Élodie Djordjevic et de Martin Hullebroeck. Les organisateurs du col-
loque tiennent à les remercier.
L
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7
Manon Altwegg-Boussac
LE CONSTITUTIONNALISME GLOBAL, QUELS ESPACES POUR LA DISCUSSION ?
uiconque se plonge dans le constitutionnalisme global risque
d’en revenir quelque peu décontenancé. Les termes de « consti-
tution » et de « constitutionnalisme » sont mobilisés à l’appui
d’une gamme complexe de concepts, de discours, de « théo-
ries » du constitutionnalisme global. Et l’on se surprend parfois à perdre cer-
tains repères. Il faut dire que les auteurs ne se situent pas toujours sur le
même terrain de discussion, soit parce que les niveaux de discours ne sont
pas les mêmes, soit parce que les disciplines impriment leurs propres termi-
nologies, concepts et habitudes. À cette « myopie conceptuelle1 », s’ajoute
une tension palpable qui imprègne un champ lexical parfois inquiétant. Par
exemple, le fait de présenter une alternative triviale entre sombrer dans
l’utopie, pour les kantiens et néokantiens, et basculer dans un discours apo-
logétique, pour les réalistes qui ne verraient que désordre et rapports de
forces2. Les uns et les autres s’attribuent réciproquement des « angoisses
3 » :
elles s’exprimeraient à la fois dans la « nostalgie des nations » – on crain-
drait l’abandon des notions de peuple et de l’État4 – et également dans un
« triomphalisme idéaliste5 » – on se tournerait vers l’horizon rassurant du
constitutionnalisme pour couvrir une réalité opaque6. En outre, une forme
1 N. WALKER, « Beyond the Holistic Constitution? », in P. DOBNER et M. LOUGHLIN, The
Twilight of Constitutionalism?, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 291-292.
2 M. KOSKENNIEMI, From Apology to Utopia. The Structure of International Legal Argu-
ment, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; M. KOSKENNIEMI, « Constitutional-
ism as a Mindset: Reflections on Kantian Themes About International Law and Globaliza-
tion », Theoretical Inquiries in Law, vol. 8, 2007, p. 9-13.
3 Le vocabulaire de l’angoisse est fréquemment utilisé, quelle que soit la position considé-
rée. Voir S. BENHABIB, « The New Sovereigntism ans Transnational Law: Legal Utopian-
ism, Democratic Scepticism and Statist Realism », Global Constitutionalism, vol. 5, 2016,
p. 109 (« angoisse souverainiste »). En un autre sens, voir G. TUSSEAU, « Un chaos consti-
tutionnel qui fait sens : la rhétorique du constitutionnalisme global », in B. FRYDMAN (dir.),
La science du droit dans la globalisation, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 179, 224.
4 Selon Mattias Kumm, une incompréhension « étatico-centrée » cache des choix politiques
(M. KUMM, « The Best of Times and the Worst of Times. Between Constitutional Trium-
phalism and Nostalgia », in P. DOBNER et M. LOUGHLIN, The Twilight of Constitutional-
ism?, op. cit., p. 205 sqq.). Voir aussi sur cette question N. WALKER, « Beyond the Holisitic
Constitution ? », op. cit., p. 292.
5 M. KUMM, « The Best of Times and the Worst of Times. Between Constitutional Trium-
phalism and Nostalgia », op. cit., p. 201-219.
6 Jean-Marc Sorel évoque l’effet « rassurant » du mot « constitutionnalisation » qui
« semble ressortir de la catégorie des concepts dont se saisit périodiquement le droit inter-
national comme justification de sa juridicité toujours mis en doute. Le mot rassure et juridi-
cise un domaine qui doute toujours de lui-même » (J.-M. SOREL, « Le paradigme de la
constitutionnalisation vu du droit international (2) : le côté obscur de la force », in
S. HENNETTE-VAUCHEZ et J.-M. SOREL (dir.), Les droits de l’homme ont-ils constitutionna-
lisé le monde ?, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 232).
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Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
8
d’incompréhension se dessine parfois entre ceux qui déplorent une simplifi-
cation à l’extrême des arguments du constitutionnalisme global7 et ceux qui
rejettent de vaines entreprises d’importation conceptuelle. Pour couronner le
tout, le projet d’une société mondiale semble pris au piège du relativisme :
géographiquement situé à l’Ouest, il serait teinté de penchants post-
coloniaux. En somme, cette immersion dans le « global » est à première vue
peu engageante, et de ce voyage obscur souvent on revient pâle ! Non seu-
lement la notion de constitution semble se perdre dans les méandres du dis-
cours (tout comme, ailleurs, celle de démocratie…), mais on s’aperçoit par-
fois qu’il faut se positionner : être « pour » ou être « contre8 » le « constitu-
tionnalisme global ». Et la tentation est forte de refermer ces portes, de re-
trouver ses classiques et son confort disciplinaire. Pour dépassionner ces
questions et ne pas faire du constitutionnalisme global une expression de
clivages indépassables (entre internistes et internationalistes, publicistes et
privatistes, utopistes et réalistes, entre l’Ouest et le reste du monde, etc.), il
fallait bien réunir les points de vue, et prendre au sérieux ce qui se présente
çà et là comme un « projet ».
Peut-on donc penser la constitution et/ou le constitutionnalisme au-delà
de l’État ? Cette question n’est pas nouvelle. Et il n’est pas futile de se de-
mander si, compte tenu de la densité de la production scientifique, il y a en-
core quelque chose à en dire. Pourtant, ce débat n’est pas de ceux que l’on
relate pour mentionner une controverse passée. Sa persistance tient à deux
raisons. La première réside dans sa dimension contextuelle : le discours du
constitutionnalisme global contient une charge historique et politique. Il ap-
paraît dans l’entre-deux guerres, quand émergent les formes institutionnelles
des organisations internationales, et connaît son apogée après la Seconde
Guerre mondiale, surtout dans les années 1990, à la fin de la guerre froide9.
Il y eut ainsi certains moments ponctuels de cristallisation de la thèse consti-
tutionnaliste autour de thématiques particulières : la Charte des Nations
Unies s’apparente-t-elle à une « constitution mondiale10
» ? Peut-on parler
d’une « constitution européenne11
» ? De même à propos de l’Organisation
7 « Scholars who criticize constitutionalist approaches frequently simplify and overstate the
constitutionalist argument, thus alienating the concept » (Th. KLEINLEIN, « Between Myths
and Norms: Constructivist Constitutionalism and the Potential of Constitutional Principles
in International Law », Nordic Journal of International Law, vol. 81, 2012, p. 80-81). Voir
aussi O. DIGGELMAN et T. ALTWICKER, « Is there Something Like a Constitution of Inter-
national law? A Critical Analysis of the Debate on World Constitutinalism », Zeitschrift für
ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 68, 2008, p. 624.
8 On remarque ainsi une forme de « prise en otage émotionnelle car être contre la constitu-
tionnalisation reviendrait à être contre les droits de l’homme » (J.-M. SOREL, « Le para-
digme de la constitutionnalisation vu du droit international (2) : le côté obscur de la force »,
op. cit., p. 218).
9 Pour retracer l’évolution de la « thèse constitutionnaliste », voir A.-Ch. MARTINEAU, Le
débat sur la fragmentation du droit international, Une analyse critique, Bruxelles,
Bruylant, 2015.
10 Notamment, B. FASSBENDER, « The United Nations Charter As Constitution of The In-
ternational Community », Columbia Journal of Transnational Law, vol. 36, 1998, p. 529.
11 J. WEILER et M. WIND (dir.), European Constitutionalism beyond the State, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003.
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Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
9
mondiale du commerce12
, ainsi que d’autres organisations supra- mais aussi
transnationales (Lex mercatoria, Lex Sportiva, etc.). Au-delà de ces pics
d’acuité, ces vingt dernières années auraient plutôt été celles d’une banalisa-
tion du discours, le global ayant traversé différents champs de la connais-
sance (sociologie, histoire, économie, anthropologie, etc.), mais aussi celles
de son enlisement : la littérature a été foisonnante, les formules et labels se
sont perfectionnés (multiniveaux, pluralisme ordonné, constitutionnalisme
« doux », différencialisme, etc.), dessinant en même temps des écoles de
pensées (comme celle de l’institut Max Planck ou l’école libre de
Bruxelles). Le dernier éditorial de la revue de Cambridge, spécifiquement
consacrée au « Global Constitutionalism », évoquait avec une certaine gra-
vité le contexte actuel de repli (« the collapse of the West ») du fait des nou-
veaux nationalismes, des formes usées de l’unilatéralisme et des menaces
idéologiques13
. Il insistait sur l’absence d’autre option que celle du constitu-
tionalisme global. Poser à nouveau cette question informe donc sur un cer-
tain moment du discours14
– un contexte particulier qui n’a rien d’anodin.
La seconde raison de la persistance de ce débat tient à sa nature essen-
tiellement doctrinale. Le mot « doctrinal » est ici volontairement employé
en un sens très large, c’est-à-dire susceptible d’engager une réflexion
d’ordres philosophique, théorique ou dogmatique. Que l’on songe au cos-
mopolitisme kantien adapté par Habermas, que l’on invoque le monisme de
Kelsen au nom d’une théorie « pure » du droit, ou encore que l’on se tourne
vers la sociologie teintée d’institutionnalisme de Scelle, la réflexion a été
largement balisée par des « théories » ou des « systèmes de pensée ». Les
auteurs contemporains tendent soit à s’y rattacher, soit à s’en détacher, par-
fois au profit d’une dogmatique élaborée et assumée. Ainsi, ce qui se joue
dans ces débats tient principalement au choix d’un discours : comme cela a
été relevé, les « désaccords ne sont pas empiriques15
». Certes, il n’est pas
impossible que des données juridiques soient instrumentalisées à l’excès
quand d’autres seraient volontairement tues, et cela dans l’unique but de lé-
gitimer des structures de pouvoir nationales, internationales, ou transnatio-
nales. Mais si l’on met de côté ces stratégies plus ou moins conscientes qui
12
J.L. DUNOFF, « Constitutional Conceits: The WTO’s “Constitution” and the Discipline of
International Law », European Journal of International Law, vol. 17, 2006, p. 647-675.
13 « There is no richly-conceptualised alternative ideology with potential global appeal
contesting the global constitutionalist grammar. The alternatives that exist take the form of
a motley configuration of ideologies and power structures that are unlikely to form the ba-
sis of stable new coalitions or significantly expand their appeal, as the following brief
analysis of anti-constitutionalist ideologies and the power structures that embrace them
seeks to make clear » (M. KUMM, J. HAVERCROFT, J. DUNOFF et A. WIENER (dir.), « Edito-
rial. The End of “the West” and the Future of Global Constitutionalism », Global Constitu-
tionalism, Editorial, vol. 6, 2017, p. 4).
14 David Kennedy évoque aussi un moment particulier du discours : D. KENNEDY, « The
Mystery of Global Governance », in J.L. DUNOFF et J.R. TRACHTMAN (dir.), Ruling the
World? Constitutionalism, International Law and Global Governance, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2009, p. 39.
15 M. KUMM, « The Cosmopolitan Turn in Constitutionalism: An Integrated Conception of
Public Law », Indiana Journal of Global Legal Studies, vol. 20, no 2, 2013, p. 605-628 ;
M. KUMM, « Constitutionalism and the Cosmopolitan State », NYU School of Law, Public
Law Research Paper No. 13-68, https://ssrn.com/abstract=2338547, p. 3.
https://ssrn.com/abstract=2338547
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Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
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nuisent tant à la connaissance qu’à la réflexion critique, il faut bien admettre
que les phénomènes juridiques eux-mêmes ne sont pas directement les en-
jeux des débats relatifs au constitutionnalisme global.
Tout bon observateur est confronté à des données potentiellement con-
tradictoires dont il a parfaitement conscience. Une lecture de cet état du
droit vient perturber la présentation classique du modèle westphalien de
l’État-nation. C’est ainsi chose commune de rappeler que de nouveaux sys-
tèmes de gouvernance, transcendant parfois la distinction entre public et
privé, concurrencent la prétention des États à conserver le monopole de la
législation, tout comme d’alerter sur le caractère supra-ou trans-étatique de
certains enjeux contemporains (environnement, migrations internationales,
etc.). En outre, tout juriste averti s’intéresse à ces processus de formalisation
croissants (conv. ESDH, Union européenne, ONU, OMC, etc.), à ces juris-
prudences nationales, européennes, internationales qui semblent « conver-
ger » vers la garantie des droits fondamentaux, isolant parfois un noyau im-
pératif (jus cogens, indérogeabilité des droits), ou encore relève-t-il un cer-
tain mimétisme dans les techniques argumentatives mobilisées par les tribu-
naux (le balancing, la proportionnalité, l’interprétation téléologique ou vi-
vante, etc.). Une autre lecture de cet état du droit conduit à des conclusions
inverses et à autant de contre-arguments. Ainsi en est-il des formes contem-
poraines d’unilatéralisme non couvertes par le droit international, de la
question des immunités étatiques16
, ou encore des replis nationaux. En un
mot, le système international repose toujours sur la compétence et le con-
sentement des États et en dernier lieu sur une légitimation de la décision par
le corps politique, « le peuple » ou « la nation ». Peu importe alors
l’acception fictive ou réelle de ces titulaires de souveraineté, puisque le sys-
tème se fonde sur l’affirmation incontestée selon laquelle la décision leur est
ultimement imputée. Le débat ne porte donc pas tant sur la bonne descrip-
tion d’un objet « constitution » qui existerait par nature, mais sur la manière
dont on choisit de l’identifier. Le concept de constitution ou de constitution-
nalisme global « ne peut pas être compris de manière appropriée s’il est
considéré comme un outil purement “analytique” ou “descriptif”. Il contient
des enjeux sous-jacents qui méritent de retenir notre attention17
». Puisqu’il
s’agit avant tout de discours et de manières de dire, la production acadé-
mique n’est pas près de s’éteindre.
Encore faut-il savoir de quoi l’on parle et donner quelques points de re-
pères. Sommairement, ces discours, bien qu’extrêmement variés, ont pour
point commun de se prononcer en faveur de l’importation du registre con-
ceptuel de la constitution ou du constitutionnalisme pour décrire les rapports
juridiques existants au-delà (et en-deçà) de l’État. Ils se présentent de ce fait
16
Cour internationale de justice, Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ;
Grèce Intervenant), arrêt du 3 février 2012, CIJ Recueil 2012, p. 99. Sur cette question voir
notamment : Ch. BEAUCILLON (dir.), « L’immunité juridictionnelle des États face aux vio-
lations graves des droits de l’homme. À propos de l’affaire Allemagne c. Italie », IREDIES
Working Papers Series, no 1, 2017, https://www.univ-paris1.fr/fileadmin/IREDIES/ Cou-
vertures_publications/Breves_1_Immunites_et_droits_de_l_homme.pdf
17 O. DIGGELMAN et T. ALTWICKER, « Is there Something Like a Constitution of Interna-
tional law? A Critical Analysis of the Debate on World Constitutionalism », art. cité,
p. 631.
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Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
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comme une proposition conceptuelle que le champ lexical employé illustre
largement : les auteurs font référence à un « appel18
», un « état d’esprit19
»,
un « global turn20
» ou un « cosmopolitan turn21
», un « agenda acadé-
mique22
». Pour le constitutionnaliste, un tel changement conceptuel en-
gendre des basculements sérieux. Véronique Champeil-Desplats en donne la
mesure : « Repenser aujourd’hui, à partir d’une perspective de constitution-
naliste, la dissociation entre l’État et la constitution implique donc de procé-
der à un certain nombre de déplacements des cadres conceptuels qui se sont
construits depuis plus d’un siècle » ; la question est de savoir « comment et
à quel prix épistémologique23
? ».
Or, la discussion académique sur le constitutionnalisme global souffre
de certaines impasses. Qu’y a-t-il de commun en effet entre une position
kelsénienne presque axiomatique, la nécessité pratique exprimée par la phi-
losophie de J. Habermas24
, une théorie sociologique des constitutions sans
l’État, et une dogmatique élaborée, plus ou moins prescriptive ? À première
vue, peu de chose. Pourtant si les oppositions sont fortes, c’est bien que ces
positions se rencontrent quelque part, ou qu’elles choisissent de ne pas se
rencontrer à un endroit particulier – ce qui revient à peu près à la même
chose. Pour ne pas réduire ces divergences à une simple opposition de pré-
misses, ou de manières de dire, il est important d’identifier les espaces dans
lesquels la discussion est possible. Tel a été le projet du colloque organisé
par l’Institut Villey les 29 et 30 mai 2017 et dont la publication des actes
dans cette revue traduit le contenu. Plusieurs difficultés ayant trait au mou-
18
C. SCHWÖBEL, « The Appeal of the Project of Global Constitutionalism to Public Interna-
tional Lawyers », German Law Journal, vol. 13, p. 1-22.
19 M. KOSKENNIEMI, « Constitutionalism as Mindset: Reflections on Kantian Themes
About International Law and Globalization », op. cit., p. 9-36.
20 M. XIFARAS, « Après les Théories Générales de l’État : le Droit Global ? », Jus Politi-
cum, no 8, http://juspoliticum.com/article/Apres-les-Theories-Generales-de-l-État-le-Droit-
Global-622.html.
21 M. KUMM, « The Cosmopolitan Turn in Constitutionalism: On the Relationship between
Constitutionalism in and beyond the State », in J.L. DUNOFF et J.R. TRACHTMAN (dir.), Rul-
ing the World? Constitutionalism, International Law and Global Governance, op. cit.,
p. 258.
22 A. PETERS, « The Merits of Global Constitutionalism », Indiana Journal of Global Legal
Studies, vol. 16, no 2, p. 402.
23 V. CHAMPEIL-DESPLATS, « Constitutionalization Outside of the State? A
Constitutionalist’s Point of View », in J.-P. ROBÉ, A. LYON-CAEN et S. VERNAC (dir.),
Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System, New York,
Routledge, p. 161. Dans le même sens, voir O. DIGGELMAN et T. ALTWICKER : « What ex-
actly is it really about? What purpose is served by endorsing the concept? Why is it so suc-
cessful among legal scholars? » (O. DIGGELMAN et T. ALTWICKER, « Is there Something
Like a Constitution of International Law? A Critical Analysis of the Debate on World Con-
stitutinalism », Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, vol. 68,
2008, p. 642).
24 Sur cette position, voir l’article de P. Auriel, « La démocratie au-delà de l’État. La néces-
sité d’une constitution internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen Habermas »,
dans cette même livraison de Jus Politicum.
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Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
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vement des concepts, aux niveaux des discours, devaient être dépassées afin
de laisser émerger les questions.
Le mouvement des concepts. Peut-on adapter les concepts de constitu-
tion et de constitutionnalisme pour les dissocier de l’État-nation ? La ré-
ponse à cette question suppose d’emblée d’écarter certains arguments :
l’argument essentialiste – l’objet constitution a une réalité propre que le
concept permettrait de révéler –, l’argument circulaire – la constitution est
autre chose que ce que l’on dit qu’elle est, parce qu’on a choisi de la définir
autrement – et enfin l’argument idéologique – utiliser sciemment le mot
« constitution » et ses dérivés pour leurs seules connotations positives. Ces
trois écueils mis de côté, rien n’empêche, sur le plan ontologique, de propo-
ser un concept désigné par un terme qui serait ailleurs employé autrement.
Olivier Jouanjan écrit à propos de l’Union européenne qu’« il n’y a pas
d’interdit conceptuel à appliquer le mot “constitution” à l’Union euro-
péenne, ni pour désigner l’état actuel du système, ni pour qualifier un texte
futur. La dénotation n’est pas fixée par une quelconque autorité ou structure
du monde objectif25
». Mais cela ne veut pas dire que l’on peut « tout
faire26
», du moins si l’on aspire à proposer une grille de lecture attrayante et
à une réception du discours chez les juristes. Certains obstacles se présen-
tent. Ils sont notamment liés aux usages habituels du concept. Il va de soi
qu’une proposition conceptuelle ne doit pas « trop s’écarter, à moins d’une
bonne raison, du langage et des concepts juridiques courants » sauf à dé-
ployer « une argumentation qui démontre que la nouvelle proposition est
mieux adaptée à la démarche de la science du droit27
». Puiser dans le re-
gistre constitutionnel n’a rien de farfelu au regard du vocabulaire utilisé par
certains acteurs juridiques, comme en témoigne la référence à un « traité-
constitution » européenne, ou à une « charte constitutionnelle28
» ; et le dé-
veloppement des mécanismes de garantie des droits fondamentaux abonde
en ce sens29
. Toutefois, cette simple correspondance terminologique avec le
langage-objet n’est pas suffisante : le juriste ne doit pas non plus « être dupe
des idéologies qu’il véhicule ». La difficulté tient à ce que, dans la littérature
doctrinale classique, le concept « traîne avec lui cette connotation
tique30
». À quoi bon cette dissociation entre État et constitution qui semble
dès lors contre-intuitive et porteuse de confusion ?
Si l’emploi du terme de « constitution » a pu exercer un certain attrait
pour décrire des systèmes juridiques trans-, et internationaux, c’est que
l’association entre constitution et État, outre le fait qu’elle ne se soit pas im-
25
O. JOUANJAN, « Ce que donner une Constitution à l’Europe veut dire », Cités, vol. 13,
no 1, 2003, p. 14.
26 V. CHAMPEIL-DESPLATS, « Constitutionalization Outside of the State? A
Constitutionalist’s Point of View », in J.-P. ROBÉ, A. LYON-CAEN et S. VERNAC (dir.),
Multinationals and the Constitutionalization of the World Power System, op. cit., p. 167.
27 G. TUSSEAU, Les normes d’habilitation, Paris, Dalloz, 2006, p. 51-53.
28 Cour EDH Loizidouc c. Turquie, 23 mars 1995, 15318/89.
29 Sur cette question, voir S. HENNETTE-VAUCHEZ et J.-M. SOREL (dir.), Les droits de
l’homme ont-ils constitutionnalisé le monde ?, Bruxelles, Bruylant, 2011, 308 p.
30 O. JOUANJAN, « Ce que donner une Constitution à l’Europe veut dire », art. cité, p. 14.
-
Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
13
posée d’emblée31
, a été entachée par d’autres variations conceptuelles de la
notion de constitution. Pour en donner un aperçu non exhaustif, on oppose
l’approche formelle de la constitution – comme ensemble de normes qui
fonde la validité d’autres normes et susceptible d’être modifiée selon une
procédure spéciale de révision constitutionnelle – et l’approche matérielle,
qui isole une substance particulière. On distingue encore la conception de la
constitution comme ensemble de normes et celle de la machine autonome
intégrant un ensemble de rouages minutieusement élaborés de manière à li-
miter le pouvoir. Une autre déclinaison sépare le « constitutionnalisme »
comme mouvement d’idées philosophiques promouvant la limitation du
pouvoir et la protection de la liberté, et l’approche descriptive des constitu-
tions selon laquelle tout système juridique efficace suppose une constitution.
Il existe également d’autres conceptions de la constitution : la version dite
« néoconstitutionnaliste » selon laquelle elle contient un ensemble de va-
leurs objectives que les juridictions devraient garantir32
, ou encore la version
institutionnelle qui s’intéresse à une structure juridico-sociale orientée au-
tour de certains principes33
. Aucune de ces définitions n’est totalement
étanche ou exclusive des autres. Elles traduisent différentes propriétés et
conceptions parmi lesquelles il était possible de puiser des ressources argu-
mentatives.
De nombreuses typologies tout à fait éclairantes ont permis de réperto-
rier les diverses manières dont le registre constitutionnel a pu être utilisé par
les auteurs favorables à cette importation conceptuelle34
. Ceux-ci ont essen-
31
Concernant l’évolution historique du concept de constitution et notamment le passage du
pluriel au singulier, voir O. BEAUD, « L’histoire du concept de constitution en France. De la
constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’État », Jus Politicum,
no 3, http://juspoliticum.com/article/L-histoire-du-concept-de-constitution-en-France-De-la-
constitution-politique-a-la-constitution-comme-statut-juridique-de-l-Eltat-140.html.
L’auteur renvoie aux travaux de R. KOSELLECK, « Begriffsgeschichtliche Problem der Ver-
fassungsgeschichtsschreibung » (1981), réédité dans R. KOSELLECK, Begriffsgeschichten.
Studien zur Semantik und Pragmatik der politischen und sozialen Sprache, Berlin, Suhr-
kamp, 2006.
32 S. POZZOLO, « Neoconstitucionalismo y especificidad de la interpretación constitucio-
nal », Doxa, vol. 21, no 2, 1998, p. 339-353.
33 Cette approche est présente sous des formes variées. Pour ne donner que quelques
exemples : M. HAURIOU, « La théorie de l’institution et de la fondation. Essai de vitalisme
social », Cahiers de la Nouvelle Journée, no 4, La Cité moderne et les Transformations du
Droit, 1925 (réédition : M. HAURIOU, « Aux sources du droit, Le pouvoir, l’ordre et la li-
berté », Cahiers de la Nouvelle Journée, no 23, Aux sources du droit, 1933 ; réimpression :
M. HAURIOU, Aux sources du droit, Le pouvoir, l’ordre et la liberté (1925), Caen, Presses
Universitaires de Caen, 1986, p. 89-128) ; R. SMEND, Verfassung und Verfassungsrecht,
Munich, Leipzig, Duncker & Humblot, 1928 (réédition : R. SMEND, Staatsrechtliche Ab-
handlungen und andere Aufsätze, Berlin, Duncker & Humblot, 1994, p. 119-276) ;
C. MORTATI, La Costituzione in senso materiale (1940), préfacé par G. Zagrebelsky, Milan,
Giuffré, 1998.
34 Pour une cartographie de ces discours, voir V. CHAMPEIL-DESPLATS,
« Constitutionalization Outside of the State? A Constitutionalist’s Point of View »,
art. cité ; G. TUSSEAU, « Un chaos constitutionnel qui fait sens : la rhétorique du
constitutionnalisme global », art. cité ; O. DIGGELMAN et T. ALTWICKER, « Is there
Something Like a Constitution of International law? A Critical Analysis of the Debate on
World Constitutinalism », art. cité ; T. KLEINLEIN, « Between Myths and Norms: Construc-
tivist Constitutionalism and the Potential of Constitutional Principles in International
-
Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
14
tiellement retenu les acceptions formelle, axiologique et institutionnelle.
Ainsi, sans trop de difficultés, le langage de la constitution et du constitu-
tionnalisme a permis de décrire des processus de formalisation poussés
(l’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’homme,
l’Organisation internationale du travail, etc.), des mécanismes juridiction-
nels de garantie des droits fondamentaux35
, ou encore l’existence de « sys-
tèmes » autonomes, ou « régimes » transcendant la frontière entre public et
privé et fonctionnant selon une logique propre. D’aucuns regretteront une
dilution de la notion de constitution et l’abandon parallèle de l’équation
Constitution-État-Peuple. Mais, le cœur de ces débats ne se réduit évidem-
ment pas à une question terminologique.
Les niveaux des discours. Une autre difficulté potentielle touche les dif-
férents positionnements des auteurs dans la manière dont ils déploient leur
concept de constitution. Trois types de voies sont poursuivies. La première
raisonne par analogie et utilise le même concept de constitution pour dési-
gner plusieurs objets, qu’ils soient ou non nationaux. Il s’agit, en quelque
sorte, de « coller », un point de vue « interniste » à des phénomènes juri-
diques internationaux. La référence à une « communauté internationale36
»
ou à d’autres notions plus ou moins proches est destinée à identifier un sem-
blant de pouvoir constituant ou de corps politique. Si cette approche subsiste
dans le débat contemporain, elle s’avère franchement minoritaire, car sou-
vent critiquée pour ses penchants utopistes ou idéologiques. La deuxième
voie, que l’on peut appeler dogmatique37
, emploie un langage constitution-
nel modéré et tente de présenter l’articulation complexe entre systèmes na-
tionaux et supra- ou transnationaux. Très largement suivie, elle n’englobe
pas moins des approches nettement hétérogènes. La plupart d’entre elles
prennent soin de souligner que l’importation du langage constitutionnel de-
meure « imparfait » vis-à-vis du référentiel des constitutions nationales. À
défaut de « peuple » ou d’« État », il ne peut s’agir que d’une autre notion
de constitution épousant les contours de l’objet décrit. Le vocabulaire em-
ployé est donc prudent et minutieux : il fait référence à un processus de
« constitutionnalisation38
», ou à des « qualités constitutionnelles39
», ou en-
Law », art. cité ; K. MILEWICZ, « Emerging Patterns of Global Constitutionalization: To-
ward a Conceptual Framework », Indiana Journal of Global Legal Studies, vol. 16, no 2,
2009, p. 413-436.
35 E. DE WET, « The Emergence of International and Regional Value Systems as a Manifes-
tation of the Emerging International Constitutional Order », Leiden Journal of International
Law, vol. 19, no 3, 2006, p. 611-612.
36 « International community as a whole over those of individual states » (B. FASSBENDER,
« The United Nations Charter As Constitution of The International Community », Colum-
bia Journal of Transnational Law, vol. 36, no 3, 1998, p. 553). Voir aussi G. ARANGIO-
RUIZ, « The “Federal Analogie” and UN Charter Interpretation: A Crucial Issue », Europe-
an Journal of International Law, vol. 8, no 1, 1997, p. 1-28.
37 Le terme est ici employé sans connotation péjorative : A.-J. ARNAUD, J.-
G. BELLEY e a. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Pa-
ris, LGDJ, 1993, p. 188-190.
38 Sur cette notion, voir M. LOUGHLIN, « What is Constitutionalisation ? », in P. DOBNER et
M. LOUGHLIN (dir.), The Twilight of Constitutionalism?, op. cit., p. 59 ; A. PETERS, « Com-
pensatory Constitutionalism: The Function and Potential of Fundamental International
Norms and Structures », Leiden Journal of International Law, vol. 19, no 3, 2006, p. 579.
-
Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
15
core à des « régimes constitutionnels40
», à des « niveaux constitutionnels »
multiples41
, à une « small-constitution » distincte de la « big-
Constitution42
», ou à des « des éléments-types constitutionnels43
». À
l’inverse de la première voie, celle-ci rejette une position « étatico-centrée ».
En outre, certaines de ces approches assument ouvertement une position
prescriptive : l’utilisation du langage du constitutionnalisme permettrait,
dans une perspective critique, de « booster » la construction d’un espace in-
ternational conforme aux principes de limitation du pouvoir et de garantie
des droits44
. La troisième voie, nettement différente, conduit à construire un
concept de constitution à la manière d’une proposition de théorie du droit,
de théorie politique ou sociologique. Que la constitution soit définie comme
un contrat politique45
, comme un système moniste composé de normes de
production de normes dont la validité est présupposée par une norme fon-
damentale46
, ou encore comme la structure d’un système émergeant d’un
milieu social47
, ces différentes constructions ne se mesurent pas à l’aune de
leur correspondance avec le langage-objet, mais en fonction de leurs vertus
heuristiques. Elles se présentent comme des « théories de la constitution »,
que l’on peut choisir d’adopter si ce sur quoi elles proposent de mettre
l’accent nous intéresse.
La pluralité de ces niveaux de discours obscurcit les espaces possibles
de la discussion. Certaines confrontations semblent à première vue stériles.
Comment serait-il possible de confronter, par exemple, une affirmation pu-
rement théorique, et pour cette raison invérifiable, – le système juridique est
moniste et la constitution est identifiée au droit – à une position sciemment
critique et recherchant la transposition d’un projet constitutionnaliste à
l’échelle internationale ? La présence d’une teneur prescriptive de certains
39
J. TULLY, J.L. DUNOFF, A.F. LANG Jr., M. KUMM et A. WIENER, « Editorial. Introducing
Global Integral Constitutionalism », Global Constitutionalism, vol. 5, no 1, 2016, p. 2.
40 D. SCHNEIDERMAN, « Global Constitutionalism and International Economic Law: the
Case of International Investment Law », European Yearbook of International Economic
Law, vol. 7, 2016, p. 23-46.
41 N. WALKER, « Le constitutionnalisme multiniveaux », in M. TROPER et
D. CHAGNOLLAUD (dir.), Traité international de droit constitutionnel, t. 1, Théorie de la
Constitution, Paris, Dalloz, 2012, p. 441-462.
42 M. KUMM, « The Cosmopolitan Turn in Constitutionalism: On the Relationship Between
Constitutionalism in and Beyond the State », art. cité, p. 263.
43 « Constitution-like element » (E. DE WET, « The Emergence of International and Region-
al Value Systems as a Manifestation of the Emerging International Constitutional Order »,
art. cité, p. 611).
44 A. PETERS, « Compensatory Constitutionalism: The Function and Potential of Fundamen-
tal International Norms and Structures », art. cité, p. 591.
45 J. HABERMAS, The Divided West, part. IV, « The Kantian Project and the Divided West »,
chap. 8, « Does the Constitutionalization of International Law Still Have a Chance? »,
Cambridge, Polity, 2006, p. 115-193 ; J. HABERMAS, « The Constitutionalization of Inter-
national Law and the Legitimation Problems of a Constitution for World Society », Con-
stellations, vol. 15, no 4, 2008, p. 44.
46 H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962.
47 Sur la conception de Scelle, voir la contribution d’O. de Frouville pour cette même livrai-
son de la revue.
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Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
16
discours nourrit d’ailleurs une critique familière qui conduit à les discrédi-
ter, ou du moins à les fragiliser. Pourtant, un discours prescriptif ne se pré-
sente pas de la même manière s’il est assumé comme tel, et détaché d’autres
considérations, ou s’il est dissimulé derrière un discours descriptif. Ensuite,
les « théories » des constitutions n’affranchissent pas leurs auteurs de
l’exigence d’expliquer les raisons ayant justifié leur choix de délimitation de
l’objet – raisons qui ne s’épuisent pas dans la seule invocation de l’intérêt de
la science. Certes, l’élément prescriptif a une portée totalement différente
puisque dans un cas il se présente comme un prérequis scientifique, dans
l’autre cas, il se confond avec un projet politique. Mais cette frontière n’est
pas aussi nette qu’il y paraît et il n’est pas certain qu’il soit intéressant de ne
voir dans le débat autour du constitutionnalisme global qu’une simple oppo-
sition de niveaux de discours : il y aurait d’un côté les partisans de la
science qui ne chercheraient qu’à connaître, et donc à décrire, et les autres,
qui voudraient d’abord changer, et donc prescrire. Tout discours suffisam-
ment clair et conscient de ses présupposés invite à une discussion autour des
choix conceptuels opérés et des finalités recherchées.
Les questions. Plusieurs questions revêtent pour le constitutionnaliste
une acuité particulière. La première, patente, touche la théorie constitution-
nelle et politique. La notion de constitution ne devrait pas être détachée de
celle du pouvoir constituant, car elle en perdrait sa dimension politique es-
sentielle48
. Ce n’est certainement pas un hasard si de nombreux discours du
constitutionnalisme global se sont tournés vers l’œuvre des juridictions pour
observer, à travers les mécanismes de garantie des droits, une axiologie
constitutionnelle susceptible de supplanter l’appel à un corps politique49
.
Sans franchir ce pas, d’autres reprochent l’aspect fictionnel de la « souve-
raineté du peuple » dans la théorie classique et tentent de penser autrement
le problème de la légitimité50
. Il est révélateur, mais non moins étonnant, de
voir que les auteurs utilisent souvent la théorie des moments constitution-
nels, formulée par Bruce Ackerman, pour décrire des processus constitu-
tionnels au-delà de l’État51
. L’informalité de ces moments de fondation
48
D. GRIMM, « The Achievement of Constitutionalism and its Prospects in a Changed
World », in P. DOBNER et M. LOUGHLIN (dir.), The Twilight of Constitutionalism?, op. cit.,
p. 4-22, p. 10 : « The two elements of constitutionalism, the democratie element and the
rule of law, cannot be separated from each other without diminishing the achievement of
constitutionalism ».Voir N. WALKER, « Beyond the Holistic Constitution? », art. cité,
p. 294, qui qualifie cette approche de « culturaliste ».
49 M. POIARES MADURO, « Courts and Pluralism: Essay on a Theory of Judicial Adjudica-
tion in the Context of Legal and Constitutional Pluralism », in J.L. DUNOFF et
J.R. TRACHTMAN (dir.), Ruling the World? Constitutionalism, International Law and Glo-
bal Governance, op. cit., p. 356.
50 Mattias Kumm défend l’idée que la théorie constitutionnelle classique repose sur la fic-
tion de l’unité de la source alors que la constitution serait un ensemble de pratiques for-
melles et informelles structurée autour de grands principes (M. KUMM, « The Best of Times
and the Worst of Times. Between Triumphalism and Nostalgia », art. cité, p. 203). Voir
aussi, sur la notion de « citoyenneté », C. COLLIOT-THÉLÈNE, « La démocratie sans de-
mos », Paris, PUF, 2011, en particulier p. 187-193.
51 L’enjeu principal de l’œuvre de Bruce Ackerman est de produire un récit de l’histoire
constitutionnelle américaine permettant de « revitaliser » l’expression concrète du peuple
contre une lecture trop centrée sur l’œuvre de la Cour Suprême. Voir B.A. ACKERMAN, We
-
Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
17
constitutionnelle s’accommoderait sans doute aisément des modes
d’apparition des phénomènes juridiques sur la scène internationale. On peut
aussi y voir une stratégie destinée à impulser un levier politique quitte à
prendre le risque d’aller trop vite et trop loin en détachant davantage le lien
entre gouvernants et gouvernés. À cette première entorse à la théorie consti-
tutionnelle classique s’en ajoute une autre qui atteint cette fois la perception
« publique » du pouvoir. La naissance de nouveaux acteurs, spécialisés dans
des domaines autonomes et ordinairement classés dans la sphère privée
(économique, commercial, numérique, etc.), a nourri le thème de la « frag-
mentation52
» de la gouvernance. Contre l’« étatisme constitutionnel53
», le
recours à la notion de constitution pour décrire d’autres rapports que ceux
qui lient État et individus devient un horizon possible : la théorie du « cons-
titutionnalisme sociétal » en est un exemple abouti. Les « constitutions so-
ciétales » naissent de différents milieux, social, économique, etc., ou de
toute « institution » fonctionnant selon une logique de pouvoir propre, dis-
tincte du pouvoir politique. Ce glissement de la notion constitution vers le
« privé » ou le « social » soulève des perspectives à la fois attrayantes et po-
tentiellement inquiétantes. Si elle invite à percevoir l’articulation des mul-
tiples foyers du pouvoir, elle présente de faibles garanties pour ceux qui sont
attachés au fondement libéral de la limitation du pouvoir politique54
.
Enfin, s’opposent au sein de ce débat plusieurs options discursives.
D’un côté, celle qui donne une présentation plutôt cohérente, ordonnée de
son objet (le monisme ou le pluralisme ordonné55
, ou encore le néoconstitu-
tionnalisme). D’un autre côté, celle qui pointe au contraire l’aspect erra-
tique, indompté de cet objet. Un discours trop homogénéisant se heurte par-
fois au reproche d’être néfaste, parce qu’il servirait les intérêts d’une partie
the People, vol. 1, Foundations, Cambridge, Harvard University Press, 1991 (traduction
française : B.A. ACKERMAN, Au nom du peuple, Les fondements de la démocratie améri-
caine, traduit par J.-F. SPITZ et préfacé par P. WEIL, Paris, Calmann-Lévy, 1998). Cité par
exemple par S. BENHABIB, « The New Sovereigntism and Transnational Law: Legal Utopi-
anism, Democratic Scepticism and Statist Realism », Global Constitutionalism, vol. 5, no 1,
2016, p. 109-144.
52 M. KOSKENNIEMI et P. LEINO, « Fragmentation of International Law Postmodern Anxie-
ties », Leiden Journal of International Law, vol. 15, no 3 2002, p. 553-579 ;
M. KOSKENNIEMI, « Global Legal Pluralism: Multiple Regime and Multiple Modes of
Thought », conférence, Harvard University, 5 mars 2005, p. 3.
53 G. TEUBNER, Fragments constitutionnels : le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la
globalisation, Paris, Garnier, 2016.
54G. TEUBNER, « Constitutionnalisme sociétal : Neuf variations sur un thème de David
Sciulli », Jus Politicum, 19, janvier 2018 : « Quant à savoir si une telle autolimitation peut
réussir aussi dans d’autres sous-systèmes sociaux qui présentent des tendances semblables à
la totalisation, est l’une des questions les plus importantes du constitutionnalisme sociétal ».
La référence à une « méta-constitution » permet d’identifier des « normes de collision » en
mesure de résoudre les conflits entre les différentes constitutions sociétales.
55 N. WALKER, « The Idea of Constitutional Pluralism », Modern Law Review, vol. 65, n
o 3,
2002, p. 317-359. Joseph H.H. Weiler fait référence à une « tolérance constitutionnelle » :
J.H.H. Weiler, « On the Power of the Word: Europe’s constitutional iconography », Inter-
national Journal of Constitutional Law, vol. 3, nos
2-3, 2005, p. 184,
https://doi.org/10.1093/icon/moi015.
https://doi.org/10.1093/icon/moi015
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Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? – M. Altwegg-Boussac
18
du monde56
ou encore parce qu’il ne tiendrait pas compte des différentia-
tions culturelles, sociales, existantes57
. Au mieux, y voit-on une forme
d’auto-persuasion. Il y a certainement un relatif confort à hisser l’étendard
du constitutionnalisme, tout comme il y a certainement un autre confort à en
déconstruire les présupposés ; les fonctions recherchées sont, ici comme ail-
leurs, nettement différentes. S’il ne s’agit que de manières de dire, faut-il
vraiment prêter attention à ce débat ? Il se pourrait, comme le suggère David
Kennedy, qu’il nous montre finalement le peu de chose que nous savons de
l’exercice réel du pouvoir et de la manière dont cohabitent ses différentes
institutions ; le moment académique serait donc plutôt celui de l’inconnu
(unknowing) et de la « réinvention »58
. Que l’on adopte ou non les conclu-
sions de ces discours, une immersion dans cet « agenda » du global met né-
cessairement à l’épreuve nos représentations et cloisons disciplinaires.
Manon Altwegg-Boussac
Professeur de droit public à l’Université du Littoral Côte d’Opale
56
Concernant la perspective critique du constitutionnalisme global en matière de droit des
investissements, voir notamment D. SCHNEIDERMAN, « Global Constitutionalism and Inter-
national Economic Law: the Case of International Investment Law », art. cité.
57 M.-C. PONTHOREAU, « “Global Constitutionalism”, un discours doctrinal homogénéisant.
L’apport du comparatisme critique », Jus Politicum, 19, janvier 2018.
58 « Moments of both of great unknowing and of disciplinary reinvention » (D. KENNEDY,
« The Mystery of Global Governance », art. cité, p. 39).
-
19
Sabino Cassese
EXISTE-T-IL UNE « CONSTITUTION GLOBALE » ?*
I. L’ÉTAT EST-IL LE DOMICILE DU CONSTITUTIONNALISME ?
’État moderne a été pendant longtemps le domicile in-
contesté du constitutionnalisme », observait Neil Walker
en 20101. Mais cela n’est plus vrai aujourd’hui.
Le constitutionnalisme est un « modèle […] au sein et au-delà de
l’État », selon le programme du périodique « Global Constitutionalism.
Human Rights, Democracy and the Rule of Law », paru en 2012.
Plus de la moitié de l’ouvrage sur la « Sociology of Constitutions2 » di-
rigé par Alberto Febbrajo et Giancarlo Corsi (publié en 2016) examine la
transformation du constitutionnalisme classique et les rapports (dont
l’existence est contestée) entre le constitutionnalisme et la globalisation.
En février 2017, deux professeurs, l’un britannique et l’autre allemand,
ont publié le « Research Handbook on Global Constitutionalism », postulant
qu’« il est impossible de comprendre l’ordre international si l’on ne com-
prend pas la théorie constitutionnelle3 ».
* Allocution d’ouverture au colloque international sur « Le constitutionnalisme global :
Peut-on penser la constitution sans l’État ? », Paris, Université de Panthéon-Assas, Institut
Michel Villey, 29-30 mai 2017. Merci à Pasquale Pasquino pour ses commentaires.
1 N. WALKER, Beyond the Holistic Constitution, in P. DOBNER & M. LOUGHLIN (dir.), The
Twilight of Constitutionalism, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 291.
2 A. FEBBRAJO & G. CORSI (dir.), Sociology of Constitutions, Abingdon, Routledge, 2016.
3 A.F. LANG & A. WIENER (dir.), Handbook on Global Constitutionalism, Cheltenham,
Northampton, Elgar, 2017. Voir aussi A. VON BOGDANDY, « Constitutionalism in Interna-
tional Law: Comment on a Proposal from Germany », Harvard International Law Journal,
vol. 47, 2006 ; J. DUNHOFF & J. TRACHTMAN (dir.), Ruling the World: Constitutionalism,
International Law and Global Governance, Cambridge, Cambridge University Press,
2009 ; T. KLEINLEIN, « On Holism, Pluralism and Democracy: Approaches to Constitution-
alism beyond the State », European Journal of International Law, vol. 21, 4, 2010 ;
M. KOSKENNIEMI & P. LEINO, « Fragmentation of International Law? Postmodern Anxie-
ties », Leiden Journal of International Law, vol. 15, 3, 2002 ; G. AMATO, « Il costituzional-
ismo oltre i confini dello Stato », Rivista trimestrale di diritto pubblico, 2013, no 1, p. 1-8 ;
G. SILVESTRI, « Costituzionalismo e crisi dello Stato-nazione. Le garanzie possibili nello
spazio globalizzato », Rivista trimestrale di diritto pubblico, 2013, no 4, p. 905-919 ;
L.J. KOTZÉ, Global Environmental Constitutionalism in the Anthropocene, Ox-
ford/Portland, Hart Publishing, 2016 ; C. SCHWÖBEL, Global Constitutionalism in Interna-
tional Legal Perspective, Leiden, Nijhoff, 2011 ; C. TOMUSCHAT, « International Law: En-
suring the Survival of Mankind on the Eve of a New Century », Recueil des Cours, 281, 10,
1999 ; E. DE WET, « The International Constitutional Order », in International and Com-
parative Law Quarterly, 55, 1, 2006 ; N. GIBBS, « Human Rights, Symbolic Form, and the
Idea of the Global Constitution », German Law Journal, vol. 18, no 3, 2017, p. 511-532. Un
apport fondamental aux études sur le Constitutionnalisme global a été donné par Anne Pe-
ters, Mattias Kumm and Alexander Somek. Voir les articles ou parties des ouvrages sui-
« L
-
Existe-t-il une « constitution globale » ? – S. Cassese
20
On trouve une preuve supplémentaire du développement du constitu-
tionnalisme au-delà de l’État dans les renvois préjudiciels des cours consti-
tutionnelles nationales aux cours supranationales, comme celui de la Cour
constitutionnelle italienne à la Cour de Justice de l’Union Européenne dans
l’Ordonnance no 207/2013. L’Ordonnance établit que
la question préjudicielle soumise à la Cour de Justice est importante dans
les procédures devant la Cour Constitutionnelle, puisque l’interprétation
qui lui est demandée semble nécessaire pour établir le sens précis du droit
communautaire aux fins du contrôle de constitutionnalité que la Cour
Constitutionnelle conduira selon le principe de droit constitutionnel inté-
gré par le droit communautaire en question.
II. LE DÉVELOPPEMENT DU CONSTITUTIONNALISME GLOBAL : UN
PHÉNOMÈNE CONTESTÉ
Au niveau global, un processus de constitutionnalisation est actuelle-
ment en cours, comportant l’affirmation d’une société civile internationale,
la création d’une sphère publique globale, un nombre croissant de réseaux
transnationaux et la prolifération de tribunaux internationaux4.
Mais ce constat est contesté par ceux qui, tout en admettant qu’un ordre
juridique global existe, affirment que ce droit supérieur est de nature pure-
ment administrative, ou que les fondements constitutionnels d’un tel sys-
tème global sont à un stade élémentaire de développement. Selon un expert
en la matière, « l’état de droit, la division des pouvoirs et la légitimité dé-
mocratique sont au cœur du constitutionnalisme », mais ils ne sont pas pré-
sents dans l’espace global5. « Le constitutionnalisme offre un objectif va-
lable pour la gouvernance mondiale. Mais revendiquer son existence avant
de pouvoir la prouver crée plus de sceptiques que de partisans du constitu-
tionnalisme global6 ».
Un autre point de vue sceptique est celui de Dieter Grimm. Celui-ci a
observé que « [la] constitution est née comme constitution d’un État » ; a
admis qu’il y a actuellement une « relativisation de la frontière entre
vants d’A. Peters : « The Merits of Global Constitutionalism », Indiana Journal of Global
Legal Studies, vol. 16, no 2, 2009, p. 397-411 ; « Are we Moving towards Constitutionaliza-
tion of the World Community? », in A. CASSESE (dir), Realizing Utopia, Oxford, Oxford
University Press, 2012, p. 118-135 ; « Fragmentation and Constitutionalization », in
A. ORFORD, H. FLORIAN, The Oxford Handbook of the Theory of International Law, Ox-
ford, Oxford University Press, 2016, p. 1011-1031 ; « Global Constitutionalism », in Ency-
clopedia of Political Thought, Chichester, Wiley/Blackwell, 2015. Voir M. KUMM, « The
Cosmopolitan Turn in Constitutionalism: on the Relationship between Constitutionalism in
and beyond the State », in J.L. DUNOFF & J.P. TRACHTMANN (dir.), Ruling the World? Con-
stitutionalism, International Law, and Global Governance, op. cit., p. 258-324. Voir aussi
M. KUMM e. a., « The End of “the West” and the Future of Global Constitutionalism », in
Global Constitutionalism, vol. 6, no 1, 2017, p. 1-11 ; A. SOMEK, The Cosmopolitan Consti-
tution, Oxford, Oxford University Press, 2014.
4 S. CASSESE, The Global Polity. Global Dimensions of Democracy and the Rule of Law,
Sevilla, Global Law Press, Editorial Derecho Global, 2012, p. 63.
5 A. O’DONOGHUE, Constitutionalism in Global Constitutionalisation, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2014, p. 198.
6 Ibid., p. 248.
-
Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
21
l’intérieur et l’extérieur », parce que le droit externe est superposé au droit
national (de nombreux pays sont ainsi contraints de se conformer au droit
global) ; a ajouté que « la véritable question est de savoir si la réalisation du
constitutionnalisme peut être élevée au niveau supranational ». Toutefois, il
a conclu que, « pour le moment, l’État semble rester le seul cadre dans le-
quel peuvent s’affirmer la conformité aux limites d’un système et
l’autonomie protégée par les droits fondamentaux ». « La soumission au
droit d’une puissance publique exercée au niveau international restera tou-
jours au second plan par rapport à la réalisation du constitutionnalisme au
niveau national. Il n’y a pas les conditions qui permettraient de la reproduire
en dehors de l’État-nation7 ».
III. LA GLOBALISATION LANCE UN DÉFI AU CONSTITUTIONNALISME
Examinons la question plus en détail, en analysant les deux faces de la
médaille8.
Les caractéristiques du constitutionnalisme sont : (1) un ordre juridique
unitaire et une autorité centralisée ; (2) une communauté politique et un dia-
logue entre la société civile et ses gouvernants ; (3) un « pouvoir consti-
tuant » ; (4) un organe doté du pouvoir de légiférer ; (5) une hiérarchie
claire de normes ; et (6) des mécanismes pour assurer leur application.
Ces caractéristiques n’existent pas dans l’arène globale. Le domaine
global ne présente pas un seul système juridique, mais plutôt une grande
quantité de régimes indépendants ; par conséquent, il n’y a pas de
« centre ».
Il y a un espace global, mais il n’y a ni communauté globale9 ni dia-
logue entre les gouvernés et les gouvernants.
Il n’y a pas d’auteur global d’une constitution globale comparable à une
autorité dotée d’un pouvoir constituant10
. Il y a de nombreux « forums » ou
assemblées, mais non pas un parlement cosmopolite doté du pouvoir législa-
tif.
Et il n’y a pas de pouvoir de contrainte (qui puisse garantir le respect
des règles en faisant recours à la force).
7 D. GRIMM, Constitutionalism. Past, Present, and Future, Oxford, Oxford University
Press, 2016, p. 32-35, p. 322-323, p. 366, p. 344 et p. 376.
8 Voir M. SCHEININ, « United Nations Law: Substantive Constitutionalism Through Human
Rights versus Formal Hierarchy Through Article 103 of the Charter », in F. FABBRINI &
V.C. JACKSON (dir.), Constitutionalism Across Borders in the Struggle Against Terrorism,
Cheltenham, Northampton, Elgar, 2016, p. 15-16. Voir aussi D. GRIMM, Constitutionalism.
Past, Present, and Future, op. cit., 2016, p. 363, qui énumère les caractéristiques du consti-
tutionnalisme (la constitution comme un ensemble de normes juridiques qui disciplinent
l’établissement et l’exercice de la puissance publique avec une réglementation totale, le
peuple comme unique source légitime du pouvoir, le droit constitutionnel comme droit su-
périeur).
9 P. PASQUINO, « Costituzione e potere costituente : i due corpi del popolo », Rivista di Po-
litica, 4, 2016, p. 16 : chaque communauté politique a une constitution.
10 Ibid., p. 22.
-
Existe-t-il une « constitution globale » ? – S. Cassese
22
Examinons maintenant l’autre côté du problème. Plus de 3 % de la po-
pulation mondiale vit dans un pays autre que son pays natal. En 2016, on a
compté presque un milliard et demi de passagers sur les vols internationaux.
Dans le monde entier, la plupart des hommes et des femmes s’habillent de la
même façon. Le réchauffement et le terrorisme globaux font l’objet d’une
attention globale, non seulement de la part des gouvernements, mais aussi
des populations. Entre les ordres juridiques nationaux existent de nom-
breuses interférences et des procédures de coopération et
d’« accountability » horizontale. Peut-on en conclure qu’une société globale
et une opinion publique globale ont commencé à se développer ?
De nombreuses chartes, conventions ou traités globaux ou supranatio-
naux proclament et protègent un ensemble de droits humains, y compris le
« droit d’avoir des droits ». Ces normes sont organisées selon une stricte
hiérarchie. L’article 103 de la Charte des Nations Unies dispose que, « en
cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu
de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord inter-
national, les premières prévaudront ». Ces documents peuvent-ils être inter-
prétés comme étant de nature constitutionnelle ?
Certaines des organisations internationales les plus anciennes considè-
rent leurs instruments statutaires comme des constitutions. Par exemple, dès
sa création, l’Organisation Internationale du Travail a été régie par un do-
cument réglementaire de base appelé « Constitution ». Le Comité Interna-
tional Olympique, établi en 1908, a reconnu depuis 1921 que sa Charte est
approuvée sur la base de ses propres « droits constitutionnels11
». Au-
jourd’hui, l’Introduction à la Charte établit qu’elle est « un document de
base de nature constitutionnelle ». La volonté des fondateurs de ces organi-
sations devrait-elle ne pas être prise en considération, et ces documents ne
devraient-ils pas être classés au rang de constitutions ?
Presque tous les régimes globaux ont un corps de règles de base qui
gouvernent leur structure, leurs procédures et leur activité administrative.
Pourquoi, par conséquent, ne devrait-on pas reconnaître qu’il y a deux
droits, l’un supérieur et l’autre inférieur, le premier jouant le rôle que jouent
les constitutions dans les contextes nationaux ?
De nombreuses institutions globales de réglementation produisent une
vaste législation dans tous les domaines, adoptant des règles auxquelles doi-
vent se conformer les États et les personnes dans les États-nations. Ces insti-
tutions ont des pouvoirs législatifs bien développés, des procédures et des
organismes de résolution des conflits, et des exécutifs moins développés.
Malgré la fragmentation des institutions de réglementation, il y a des liens
qui s’établissent entre eux, et un ensemble croissant de règles administra-
tives communes. Peut-on reconnaître un ordre juridique en formation ?
Plus d’un dixième de ces régimes réglementaires ont établi des procé-
dures et des organes de contrôle du respect des règles, et la plupart de ces
organes peuvent être considérés comme des tribunaux. En effet, ils exami-
11
L’édition de 1921 était en français, et le terme employé était « prérogatives constitution-
nelles ». La Charte n’a été rédigée en anglais qu’en 1930.
-
Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
23
nent les décisions adoptées aux niveaux global et national pour vérifier
qu’elles respectent les règles supranationales et, dans certains cas, ils agis-
sent sur saisine émanant de tribunaux nationaux12
. Les juridictions natio-
nales acceptent que ces tribunaux supérieurs aient le dernier mot. Ce « dia-
logue des juges » peut-il être vu comme le premier pas vers un État de droit
global ?
S’il est vrai qu’un parlement cosmopolite n’existe pas, la société civile
est représentée au niveau global (pensons à la représentation tripartite – des
États, des travailleurs et des employeurs – au sein de l’Organisation Interna-
tionale du Travail) ou, pour le moins, elle est entendue par les autorités in-
ternationales dans des procédures de démocratie délibérative. Peut-on con-
clure qu’une dialectique entre pouvoirs publics globaux et société est en
voie de s’établir ?
Enfin, les organisations globales défendent, protègent et favorisent la
démocratie nationale. Peut-on en conclure que la démocratie n’est pas in-
connue des institutions globales ?
Ainsi, on peut conclure qu’une société globale a commencé à se déve-
lopper, qu’il y a des textes de nature constitutionnelle, une hiérarchie de
normes, une législation et des règles administratives communes, des tribu-
naux et un dialogue des juges, qu’une attention pour la démocratie au niveau
global est en train de se développer.
IV. CONSTITUTIONNALISME NATIONAL ET CONSTITUTIONNALISME
GLOBAL PRÉSENTENT DES DIFFÉRENCES
Voyons la dernière question : le constitutionnalisme global en dévelop-
pement est-il comparable au constitutionnalisme national ?
En premier lieu, l’histoire du constitutionnalisme global est très diffé-
rente de celle du constitutionnalisme national. Ce dernier s’est développé
comme un instrument de contrôle des pouvoirs exécutifs, tandis que dans
l’espace global, l’exécutif est encore au stade d’embryon. La nécessité
d’une autorité de contrôle n’est pas nécessaire en présence d’institutions dé-
pourvus du pouvoir d’exécuter.
Deuxièmement, le constitutionnalisme global n’est pas le droit interna-
tional qui se transformerait lentement en droit constitutionnel. Il est bien
plus riche, car il découle des interactions entre les traditions constitution-
nelles nationales et des interactions entre les systèmes juridiques globaux et
nationaux. La coopération, les emprunts et les transferts sont la règle dans
ce réseau extrêmement complexe d’interactions mutuelles. Le meilleur
exemple en est le dialogue des juges, l’interaction des tribunaux internatio-
naux et nationaux.
12
Selon C. THORNHILL, « The Sociological Origins of Global Constitutional Law », in
A. FEBBRAJO & G. CORSI (dir.), Sociology of Constitutions, London, Routledge, Taylor and
Francis, 2016, p. 103, le pouvoir judiciaire joue un rôle plus central dans l’espace global
que dans les ordres juridiques nationaux.
-
Existe-t-il une « constitution globale » ? – S. Cassese
24
Le niveau national n’est pas exclu du niveau supranational pour deux
raisons principales. L’une est l’ouverture vers le haut proclamée par les
constitutions nationales, que les Allemands ont appelée « Völker-
rechtsfreundlichkeit » (engagement envers le droit international), parce que
les articles 24 et 25 de la Loi Fondamentale Allemande contiennent une
clause qui rend les frontières de l’État perméables aux normes globales13
.
Des clauses semblables sont comprises dans de nombreuses constitutions
nationales, de celle de l’Afrique du Sud à celle de l’Italie.
Une autre forme d’ouverture agit dans la direction opposée, les institu-
tions constitutionnelles globales exerçant leur influence sur les ordres juri-
diques nationaux : un exemple en est donné par la Cour Européenne des
Droits de l’Homme, qui s’est prononcé sur les dispositions constitution-
nelles britanniques concernant les droits de vote des prisonniers. Il convient
donc de redéfinir le constitutionnalisme global comme un « trans-
constitutionnalisme ».
Ma conclusion est que si le constitutionnalisme signifie l’établissement
de limites pour restreindre le pouvoir et protéger les libertés, une progres-
sion vers le constitutionnalisme est en cours dans l’espace global.
Sabino Cassese
Professeur à la School of Government de l’Université Luiss de Rome. Il a
été professeur de l’Université d’Urbino, de Naples, de Rome La Sapienza. Il
a été Ministre pour la fonction publique du 50e Gouvernement de La Répu-
blique italienne présidé par Carlo Azeglio Ciampi. Il est professeur émérite
à l’École Normale Supérieure de Pise et Juge émérite de la Cour Constitu-
tionnelle italienne.
13
D. GRIMM, Constitutionalism. Past, Present, and Future, op. cit., p. 33. L’article 25 de la
Loi Fondamentale Allemande dispose que « les règles générales du droit international fe-
ront partie intégrante du droit fédéral. Elles auront la priorité sur les lois et seront une
source directe de droits et de devoirs pour les habitants du territoire fédéral ».
-
25
Thomas Hochmann
HANS KELSEN ET LE CONSTITUTIONNALISME GLOBAL :
THÉORIE PURE DU DROIT ET PROJET POLITIQUE
u vu de l’importance de son œuvre, de ses puissantes attaques
contre la plupart des auteurs de son temps, de sa façon un peu
vexante de dénier le caractère scientifique aux autres démarches
doctrinales, il n’est pas surprenant que Hans Kelsen soit la cible de nom-
breuses critiques. Elles se fondent souvent sur des caricatures de son œuvre,
ou font au moins fi d’un certain nombre des subtilités que présentent ses
constructions théoriques. Il est en particulier un reproche très fréquent qui
s’appuie sur une fausse évidence. Kelsen défend une conception « pure » de
l’étude du droit. Il s’agit de faire abstraction des données non-juridiques, en
particulier des opinions politiques, pour analyser les normes juridiques. Or,
il s’avère que Kelsen était un être humain, qui n’était pas exempt d’opinions
politiques. Il s’est même fortement engagé pour le libéralisme et la paix
mondiale, et a été proposé à trois reprises pour le prix Nobel de la paix1.
Évidemment, aucune contradiction n’est ici décelable. Kelsen n’a jamais nié
l’existence des valeurs ou des choix politiques, il a simplement plaidé pour
que ce type de conviction ne fausse pas l’étude du droit. Il critiquait le fait
que des auteurs présentent leurs préférences personnelles comme le droit en
vigueur. L’existence d’affinités entre ce projet scientifique et certaines pré-
férences politiques, en particulier en faveur de la démocratie2, n’implique
pas que le premier soit contaminé par les secondes.
Néanmoins, dès lors que Kelsen n’était pas un monstre froid mais un ci-
toyen engagé, il peut être tentant de chercher à déceler une contradiction
fondamentale dans ses écrits. Le donneur de leçon sur la pureté méthodolo-
gique aurait lui-même commis l’erreur qu’il dénonçait. Il aurait inséré ses
préférences politiques dans ses constructions théoriques et dans ses descrip-
tions du droit positif. Cette accusation est assez fréquente3, et elle concerne
1 Voir T. OLECHOWSKI, « Kelsen als Pazifist », in N. ALIPRANTIS et T. OLECHOWSKI (dir.),
Hans Kelsen: Die Aktualität eines grossen Rechtswissenschaftlers und Soziologen
des 20. Jahrhunderts, Wien, Manz, 2014, p. 127.
2 Voir par exemple T. OLECHOWSKI, « Kelsen als Pazifist », art. cité, p. 121 ; M. JESTAEDT,
« La science comme vision du monde : science du droit et conception de la démocratie chez
Hans Kelsen », in O. JOUANJAN (dir.), Hans Kelsen. Forme du droit et politique de
l’autonomie, Paris, PUF, 2010, p. 194 sq. Le « lien décisif » entre la conception kelsé-
nienne de la science du droit et sa défense de la démocratie est évidemment le « relativisme
axiologique » (ibid., p. 200). Voir aussi O. JOUANJAN, « Formalisme juridique, dynamique
du droit et théorie de la démocratie : la problématique de Hans Kelsen », in
O. JOUANJAN (dir.), Hans Kelsen. Forme du droit et politique de l’autonomie, op. cit., p. 38
et p. 42 ; et L. VINX, Hans Kelsen’s Pure Theory of Law. Legality and Legitimacy, New
York, Oxford University Press, 2007.
3 Elle apparaissait déjà sous Weimar. Voir les opinions de Heller et de Smend citées par
B. FASSBENDER, « Rezension : Jochen von Bernstorff. Der Glaube an das universale Recht.
Zur Völkerrechtstheorie Hans Kelsens und seiner Schüler », Die Friedens-Warte, Journal
A
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Hans Kelsen et le constitutionnalisme global – Th. Hochmann
26
souvent la théorie du droit international de Kelsen. En effet, le projet poli-
tique d’une société mondiale juridiquement organisée lui tenait particuliè-
rement à cœur. Il s’est ouvertement prononcé en sa faveur à de multiples re-
prises, par exemple à la fin de son cours prononcé à La Haye en 1926 :
« c’est cette organisation du monde en un État universel qui doit être le but
ultime, encore lointain d’ailleurs, de tout effort politique4 ». Afin de garantir
« la paix par le droit », il prit la peine de rédiger les statuts d’une organisa-
tion fédérative mondiale5.
Bien sûr, Kelsen a pu parfaitement distinguer les affirmations de théorie
du droit et les descriptions du droit positif d’une part, l’énoncé de ses objec-
tifs politiques d’autre part. Mais il est tentant de supposer que son analyse
du droit international a été infiltrée par ses préférences politiques. Telle est
la thèse suggérée de manière mesurée par Jochen von Bernstorff dans sa
thèse de doctorat6. En s’appuyant sur cet auteur et en s’en distinguant par-
fois, il est possible d’analyser les rapports entre la théorie du droit (et de la
science du droit) de Kelsen et son projet politique cosmopolite sous un
double aspect. D’abord, il convient de se demander si Kelsen a mis sa théo-
rie juridique au service de son projet politique (I). Ensuite, les éventuelles
frictions entre ces deux préoccupations majeures peuvent être recher-
chées (II).
I. LA THÉORIE PURE DU DROIT AU SERVICE DU PROJET POLITIQUE ?
La théorie pure du droit est sans aucun doute constructive : elle offre le
moyen de concevoir un objet d’étude et de l’analyser. Mais elle revêt aussi
et peut-être surtout un aspect négatif : elle est un puissant outil de destruc-
tion des concepts couramment utilisés par la doctrine. Elle met au jour les
idéologies qui se cachent derrière des constructions d’apparence neutre7.
Les écrits de droit international n’ont pas échappé à cet examen impitoyable
de Kelsen. Pour Jochen von Bernstorff, cependant, Kelsen s’est livré à une
analyse sélective des auteurs : afin de promouvoir son objectif politique, il a
of International Peace and Organization, 2003, p. 301 et T. OLECHOWSKI, « Hans Kelsen
als Mitglied der Deutschen Staatsrechtslehrervereinigung », in M. JESTAEDT (dir.), Hans
Kelsen und die deutsche Staatsrechtslehre, Tübingen, Mohr Siebeck, 2013, p. 25. Voir aus-
si, remarquant la fréquence des études qui s’interrogent sur la cohabitation chez Kelsen
d’une exigence de pureté intellectuelle et d’un fort engagement politique, C. KLETZER,
« Pure Cosmopolitism: The Theory and Politics of Kelsen’s Theory of International Law »,
Jurisprudence, 2012, p. 505.
4 H. KELSEN, Les rapports de système entre le droit interne et le droit international pu-
blic (1926), Recueil des cours de l’Académie de droit international, no 14, Martinus Nijhoff
Publishers, 1927, p. 326.
5 H. KELSEN, Peace Through Law, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1944,
p. 127 sq.
6 J. VON BERNSTORFF, Der Glaube an das universale Recht, Zur Völkerrechtstheorie Hans
Kelsens und seiner Schüler, Baden-Baden, Nomos, 2001 ; J. VON BERNSTORFF, The Public
International Law Theory of Hans Kelsen. Believing in Universal Law, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2010.
7 Voir O. PFERSMANN, « Kelsens Ideologiekritik », in N. ALIPRANTIS et
T. OLECHOWSKI (dir.), Hans Kelsen: Die Aktualität eines grossen Rechtswissenschaftlers
und Soziologen des 20. Jahrhunderts, op. cit., p. 55.
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Jus Politicum 19 – Janvier 2018 Constitutionnalisme global
27
choisi de ne soumettre à la critique que ses adversaires politiques. C’est ain-
si qu’il est parvenu à réconcilier deux buts apparemment contradictoires :
établir une méthode non politique d’étude du droit et promouvoir le projet
politique d’une société mondiale juridiquement organisée8. S’il est indé-
niable que Kelsen a critiqué les thèses de ses adversaires politiques (A), von
Bernstorff ne démontre pas en quoi il aurait fait grâce aux constructions
idéologiques qui lui convenaient (B).
A. La critique juridique des adversaires politiques
La présente contribution n’est sans doute pas le lieu de rappeler les
grandes lignes de la théorie du droit international de Kelsen. Réalisée par
mes soins, une telle entreprise ferait qui plus est sourire les spécialistes de
droit international et induirait les autres en erreur. Von Bernstorff, parmi
d’autres, montre bien comment Kelsen a débusqué derrière plusieurs con-
cepts établis les opinions nationalistes propagées par la plupart des interna-
tionalistes. Le terrain du droit international se prêtait particulièrement bien à
la critique kelsénienne des idéologies. En 1923, Josef Kunz, le fidèle élève
de Kelsen qui s’est sans doute le plus consacré au droit international9, souli-
gnait que la doctrine internationaliste était demeurée en retard par rapport
aux autres sous-disciplines juridiques. Elle a longtemps été « le dernier re-
fuge du droit naturel », et un des rares lieux où celui-ci apparaît encore de
manière ouverte. La doctrine internationaliste, ajoutait Kunz, se caractérise
également par ses liens avec la politique : de nombreux internationalistes ne
se préoccupent pas du contenu du droit international, mais de la manière de
défendre leur pays10
.
Un boulevard s’ouvrait donc pour la critique kelsénienne des idéologies,
comme il le remarque lui-même en ouverture de son ouvrage de 1920 con-
sacré au droit international11
, dont le sous-titre constitue la première appari-
tion de l’expression « théorie pure du droit »12
. « Le développeme