jugement esthétique et ontologie musicale
DESCRIPTION
Jugement esthétique et ontologie musicaleAuthor(s): Alessandro ArboSource: International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, Vol. 45, No. 1 (June2014), pp. 3-1TRANSCRIPT
Jugement esthétique et ontologie musicaleAuthor(s): Alessandro ArboSource: International Review of the Aesthetics and Sociology of Music, Vol. 45, No. 1 (June2014), pp. 3-19Published by: Croatian Musicological SocietyStable URL: http://www.jstor.org/stable/23758164 .
Accessed: 02/10/2014 17:32
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp
.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].
.
Croatian Musicological Society is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access toInternational Review of the Aesthetics and Sociology of Music.
http://www.jstor.org
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014)1:3-19
Jugement esthétique et ontologie musicale
Alessandro Arbo Université de Strasbourg Marc Bloch 14 Rue René Descartes F-67084 STRASBOURG, France E-mail: [email protected]
UDC: 78.01 Original Scientific Paper Izvorni znanstveni rad Received: February 27, 2014 Primljeno: 27. veljace 2014. Accepted: March 4, 2014 Prihvaceno: 4. ozujka 2014.
0. Introduction
Depuis quelques années, la réflexion philoso phique a mis au point de nombreux modèles ontolo
giques susceptibles d'expliquer la nature et le fonc tionnement des œuvres musicales1. On s'est aussi
quelquefois demandé quelle était l'utilité d'une telle
enquête lorsque l'on fait de la musique l'objet d'un
questionnement esthétique, et notamment lorsqu'on
se propose d'examiner les appréciations que nous
portons sur elle dans des contextes réels. Selon cer
tains, une analyse ontologique n'a strictement rien à
nous apporter à ce sujet. Nous pensons que cette
position est trop radicale, et chercherons à montrer
pourquoi nous avons au contraire intérêt à en mener
une lorsque nous souhaitons éclairer nos manières
de comprendre et juger la musique aujourd'hui.
Résumé - Abstract
L'enquête ontologique est elle de mise lorsque l'on fait de la musique l'objet d'un
questionnement esthétique, et notamment lorsqu'on se
propose d'examiner les
appréciations que nous
portons sur elle dans des contextes réels? La réponse est souvent négative. Cet article vise à montrer comment nous avons au contraire intérêt à ne pas négliger un tel questionne ment. Pour ce faire, il déve
loppe une discussion sur la
signification qu'assume la recherche ontologique appli quée à la musique et un commentaire de quelques exemples susceptibles de faire émerger un point de
jonction entre esthétique et
ontologie. 1 Pour une bonne vision d'ensemble, voir la section 2. de
l'article d'A. KANIA, « The Philosophy of Music », in Stanford
Encyclopedia of Philosophy, Stanford, 2012, Internet : http://plato. stanford.edu/entries/music/#2.
Keywords: musical
ontology • musical work • aesthetic judgement
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014)1:3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
Pour ce faire, nous commencerons par discuter la signification et les objectifs de ce genre de recherche, pour passer ensuite à un commentaire de quelques
exemples susceptibles de faire émerger un point de jonction spécifique entre es
thétique et ontologie2.
1. Qu'est-ce que l'ontologie musicale ?
Qu'entend-on par « ontologie musicale » ? On désigne généralement par cette
expression une branche d'une discipline plus générale, l'ontologie, traditionnelle ment conçue comme l'étude de ce qui existe — une étude articulée en notions
dites « fondamentales » (comme matière, forme, entité, substance, propriété, rela
tion, etc.), et qui a constitué la base de toute enquête métaphysique. L'ontologie musicale, telle qu'on l'a le plus souvent pratiquée depuis quelques années, s'est donnée pour objectif de comprendre à quel type d'entité et à quelle(s) manière(s) d'être nous faisons allusion lorsque nous parlons des œuvres musicales. Elle
relance sans cesse la question : « S'il existe des œuvres d'art, quel est leur mode
d'existence, c'est-à-dire qu'est-ce qui fait d'elles ce qu'elles sont ? »3. Un pareil questionnement risque de susciter immédiatement quelques
perplexités. Un musicologue sera tenté de le trouver abstrait, sinon vain : à quoi bon se demander si les œuvres musicales existent ? Comme c'est une évidence, ne
convient-il pas plutôt de chercher à les comprendre ou à les juger ? Mais cette inter
rogation pourrait également se heurter au scepticisme des philosophes : est-t-il vrai ment sensé de parler de substance ou de propriétés et de recourir aux instruments
de la logique lorsqu'on a affaire à des objets aussi profondément enracinés dans le monde historique et social ? Nous commencerons par affronter les doutes du
philosophe (2.), pour tenter ensuite de répondre à ceux du musicologue (3.-4.-5.). Il convient avant tout de préciser qu'une ontologie de la musique, même si
elle peut puiser dans les notions fondamentales, se présente comme une ontologie « appliquée » : c'est-à-dire comme une discipline a posteriori (contrairement à la
métaphysique fondamentale, dont les principes sont a priori). Ce premier constat est nécessaire à la pertinence du discours, qui ne pourra pas coïncider avec une
simple analyse des catégories ou des notions concernées. Nous pouvons ensuite
nous engager dans deux voies4 : d'abord nous attaquer à la question de savoir a) si
2 Cet article a été conçu dans le cadre d'un projet plus ample développé au sein du « Groupe de recherches expérimentales sur l'acte musical » de l'Université de Strasbourg et partiellement présenté au colloque « Qu'en est-il du goût musical dans le monde au XXIe siècle ? », OICRM / Université de
Montréal, 28 février - 2 mars 2013. Les discussions avec les collègues des deux laboratoires m'ont
permis d'améliorer le texte, et je souhaite les en remercier vivement. 3 R. POUIVET, L'ontologie de l'œuvre d'art. Une introduction, Paris, Jacqueline Chambon, 1999, p. 10. 4 Nous suivons ici l'efficace présentation de R. POUIVET, Philosophie du rock. Une ontologie des
artefacts et des enregistrements, Paris, PUF, 2010, p. 19.
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1: 3-19
certaines choses dont nous parlons existent effectivement — ou si elles ne sont que des
prédicats ; et nous pouvons tenter de comprendre b) quel est le mode d'existence des choses que nous croyons exister. C'est surtout en b) que l'on retrouve beaucoup de
projets développés par les philosophes contemporains ; projets visant à com
prendre, par exemple, si les œuvres sont des entités idéales, mentales ou physiques,
ou quelles sont les manières d'être d'une improvisation par rapport à une œuvre,
ou quel est le statut ontologique d'une œuvre-enregistrement5.
Les démarches se partagent alors entre une vocation révisionniste, qui se
propose de corriger nos manières communes de penser les œuvres afin d'obtenir
un modèle rationnellement cohérent, ou descriptiviste, c'est-à-dire cherchant
avant tout à rendre compte de ce que nous croyons ou disons qu'elles sont6. On
peut considérer comme révisionniste, par exemple, la perspective phénoménolo gique de Roman Ingarden7, pour laquelle l'œuvre musicale est un objet intention
nel, ou celle nominaliste de Nelson Goodman8, qui nous invite à la considérer
comme une classe de concordance dans un système symbolique, ou encore le
platonisme de Peter Kivy9 ou de Julian Dodd10, tendant à montrer que nous avons
fondamentalement affaire à des entités idéales situées hors du temps et de l'espace.
Parmi les projets à vocation descriptiviste, on peut mentionner le platonisme modéré de Jerrold Levinson11, fondé sur la volonté de sauvegarder l'intuition
commune pour laquelle les œuvres sont créées à un moment donné de l'histoire
et peuvent donc naître et disparaître, les ontologies dites « populaires », comme
celle de Roger Pouivet12, ou la vision pluraliste de Stephen Davies13. Il semble plus difficile de caser à l'intérieur de cette dichotomie les perspectives pragmatistes, animées soit de la volonté (plutôt révisionniste) de montrer que les œuvres
5 Pour un aperçu de ces thématiques, voir A. Arbo et A. Bertinetto (éd.), Ontologie musicali, « Aisthesis. Pratiche, linguaggi e saperi dell'estetico », vol. 6, Special Issue 2013, Internet : http://www.
fupress.net/index.php/aisthesis/issue/view/1006. 6 Comme l'a observé S. DARSEL, De la musique aux émotions. Une exploration philosophique, Rennes,
PUR, 2010, p. 42, « ce qui fait la force de la première option, c'est la mise en évidence de principes
généraux et de procédés efficaces pour déterminer le mode d'existence et le critère d'identité d'une
œuvre ; celle de la deuxième, c'est sa proximité avec le sens commun et la prise en compte du type
d'objet considéré ». 7 R. INGARDEN, Qu'est-ce qu'une œuvre musicale ?, trad, de D. Smoje, Paris, Christian Bourgeois, 1989. 8 N. GOODMAN, Langages de l'art. Une approche de la théorie des symboles, trad, de J. Morizot, Paris,
Hachette Littératures, 2005. 9 P. KIVY, Introduction to a Philosophy of Music, Oxford, Clarendon Press, 2002. 10
J. DODD, Works of Music: An Essay in Ontology, Oxford, Oxford University Press, 2007. "
J. LEVINSON, « Qu'est-ce qu'une œuvre musicale? », in L'art, la musique et l'histoire, trad, de
J.-P. Cometti et R. Pouivet, Paris, L'éclat, 1988, p. 44-76. 12 R. POUIVET, Philosophie du rock. 13 S. DAVIES, Musical Works and Performances: a Philosophical Exploration, Oxford, OUP, 2001, et
S. DAVIES, « Ontologies of Musical Works », in Themes in the Philosophy of Music, Oxford, OUP, 2003, 30-46.
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014) 1: 3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
peuvent se concevoir comme événements ou types d'action14, soit du dessein
(descriptiviste) d'approfondir les concepts et les connaissances qui guident nos
pratiques musicales, considérées comme le principal étalon de définition de ce
que sont les œuvres15.
2. Existence et connaissance
Malgré l'ampleur et l'articulation souvent très fine des apparats conceptuels mis en œuvre par les modèles théoriques que nous venons d'évoquer, une focali
sation sur l'étude de nos croyances à propos de l'existence des choses a du mal à
ne pas « sonner faux » aux oreilles de qui s'attend à trouver grâce à l'ontologie un
fondement stable : comment nos croyances, soumises par définition à un forte
variabilité subjective, pourraient-elles nous l'assurer ? En quoi consistent exacte ment les faits sur lesquels les théories ontologiques ambitionnent de se fonder ?
Les auteurs ont souvent été chercher dans le sens commun un moyen de sur
monter cette difficulté : il s'agit, avant d'entrer dans un régime de discours ouver
tement théorique, de prendre au sérieux les intuitions qui inspirent nos manières
de parler des œuvres. L'enseignement de Wittgenstein, qui avait montré jusqu'à quel point le langage ordinaire, avec tous ses casse-têtes et la « rugosité » qui le
caractérise, peut être utile à l'enquête philosophique, est à l'origine de cette
démarche — même si les auteurs sont généralement allés bien au-delà de l'anti essentialisme sur lequel avait insisté la première réception de la pensée de ce
philosophe dans les contextes analytiques. Or, comme on l'a remarqué16, les intuitions qui émergent dans le langage or
dinaire ne sont sans doute pas aussi neutres, originaires ou partagées que l'on
pourrait de prime abord le supposer. Prenons celle qui touche au caractère « créé »
— et non simplement « découvert » — de l'œuvre sur laquelle a insisté Levinson.
Elle correspond à une manière très répandue de parler de l'œuvre musicale : nous
disons normalement que Schubert a créé ou composé un Lied à tel ou tel moment
de l'histoire ; il nous semblerait étrange de dire qu'il l'a découvert, comme Chris
tophe Colomb a découvert l'Amérique. Cependant, l'idée que la composition puisse se fonder sur une sorte d'ors inveniendi n'est pas aussi absurde qu'il n'y
paraît et se trouve au contraire au centre de certaines pratiques musicales. Et l'on
u G. CURRY, An Ontology of Art, London, Macmillan, 1989. 15 Cf. A. THOMASSON, « The Ontology of Art and Knowledge in Aesthetics », The Journal of
Aesthetics and Art Criticism, vol. 63 n. 3, 2005, p. 226 ; R. STECKER, « Methodological Questions about
the Ontology of Music », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 67 n. 4, 2009, p. 377. 16 Voir par exemple les arguments de J. YOUNG, « The Ontology of Musical Works: A
Philosophical Pseudo-Problem », in Frontiers of Philosophy in China, 6/2, 2011, pp. 284-297 et de M.
RUTA, « Is there an Ontological Musical Common Sense? », in Arbo et Bertinetto (éd.), Ontologie musicali, p. 67-86, Internet : http://www.fupress.net/index.php/aisthesis/article/view/14096.
6
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1:3-19
pourrait même aller plus loin — comme l'a fait Kivy17 — en soulignant que l'idée de l'artiste créateur n'est en fait pas aussi facilement généralisable qu'on le pense, dans la mesure où elle a une histoire qui ne commence qu'au XVIIIe siècle. S'il est vrai que l'idée de création a sans doute pour sa part un plus long passé, elle ne saurait pas non plus s'étendre à toute culture (comme on le sait, elle est étrangère
par exemple à l'antiquité grecque). En un certain sens, la « créatibilité » de l'œuvre musicale s'avère donc être plus un caractère mis en valeur par certaines théories
ontologiques inscrites dans un certain contexte culturel qu'une réalité repérable dans le sens commun. Il semble en fait que nous n'ayons aucun accès à une telle
réalité — ou, si nous prétendons l'avoir, cela ne peut être indépendamment des
catégories que nous utilisons dans notre propre cadre théorique. Les questions ontologiques ne s'occuperaient donc finalement que de choisir
une manière efficace de parler des œuvres musicales. C'est l'hypothèse relativiste
à laquelle parvient James Young18 : même si, à première vue, il n'y a aucun « fait »
véritablement susceptible de démontrer la plus grande véridicité d'un modèle par rapport à un autre, cette constatation (qui trouve son origine dans la critique de la
métaphysique de Camap) ne doit pas pour autant nous inciter à placer toutes les théories sur le même plan. De fait, une explication se révèle souvent plus apte qu'une autre à rendre compte de certains phénomènes ou d'un certain type
d'œuvre, comme nous l'a suggéré l'approche de Stephen Davies : s'il est vrai que le couple type/token se prête à expliquer aisément les dispositifs écrits fondés sur un système notationnel, il a visiblement du mal à expliquer la musique improvi sée19, ainsi que les œuvres électroacoustiques ou, plus généralement, les « œuvres
enregistrement », c'est-à-dire celles qui ne sont en principe pas destinées à une véritable exécution. Bref, si nous voulons nous en tenir à un programme de de
scription efficace, nous avons intérêt à examiner attentivement le mode de fonc
tionnement des dispositifs. Ce conseil nous paraît judicieux, même si sa conclusion, qui veut que toute
ontologie musicale se réduise à un pseudo-problème philosophique, ne nous convainc pas complètement. Il est vrai que, si nous partons de l'hypothèse que les œuvres musicales se présentent comme des entités socialement construites20, l'épis
témologie se taillera la part du lion : reconnaître une œuvre musicale dans un évé
nement sonore requiert des dispositions et des connaissances spécifiques. Cepen
dant, lorsque nous nous demandons comment de telles entités peuvent exister, nous
nous rendons compte que leur existence, même si elle dépend des sujets, n'en est
17 Cf. P. KIVY, « Platonism in Music : A Kind of Defense », Grazer Philosophische Studien, vol. 19,
1983, p. 109-129. 18
J. YOUNG, « The Ontology of Musical Works: A Philosophical Pseudo-Problem », p. 289. 19 Voir A. BERTINETTO, « Paganini Does Not Repeat. Musical Improvisation and the Type/
Token Ontology », Teorema, vol. 31 n. 3, 2012, pp. 105-126. 20 Cf. S. DAVIES, Themes in the Philosophy of Music, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 30.
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014)1:3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
pas pour autant subjective21. Car, pour que nous puissions parler d'œuvre musicale,
il faut bien qu'un acte soit enregistré dans le monde extérieur et non pas seulement
dans notre esprit. L'existence d'un tel objet, toute (fortement) liée à nos schèmes
conceptuels qu'elle soit, n'est pas non plus déterminée par la simple application d'une catégorie : il ne suffit pas de projeter une idée sur n'importe quel événement
pour se trouver en présence d'une œuvre musicale. L'hyper-constructivisme impli cite dans la pensée post-moderne, mais aussi dans les présupposés de certaines ex
périences faites par les avant-gardes musicales du siècle passé ont certes travaillé à
nous le faire croire. Mais je pense qu'aucun compositeur ne pourra jamais transfor
mer en œuvre musicale un arc-en-ciel ou un microbe — même s'il est certainement
capable de s'inspirer d'un arc-en-ciel ou d'un microbe, ou de les prendre comme
modèles pour en faire une. Essayez d'imaginer une berceuse qui dure 250 ans : un
tel objet ne pourrait pas exister en tant qu'œuvre musicale, car elle ne pourrait ja
mais faire l'objet d'une expérience de la part d'un homme. Qu'est-ce que cela signi fie ? Que, en un sens minimal, l'œuvre musicale, comme toute œuvre d'art, est un
objet social caractérisé par un fonctionnement esthétique ; et que, pour que ce der nier puisse se mettre en place, il est nécessaire qu'elle puisse être inscrite dans un cadre spatio-temporel à échelle humaine22. Notons au passage que la célèbre 4'33" de John Cage, en dépit de son caractère provocateur ou subversif, rentre parfaite ment dans ce cadre.
Il faut admettre toutefois qu'une modification dans nos connaissances pour rait déterminer des changements importants dans nos hypothèses sur les proprié tés constitutives d'une œuvre. Par exemple, une certaine fréquence que nous avi
ons reconnue comme l'un des éléments constitutifs d'une œuvre électroacous
tique, se révèle un jour, grâce à une découverte accidentelle, être une interférence
ou un bruit extérieur23. Nous détenons, dans ce cas, une connaissance qui nous
permet de revoir à la baisse les composantes sonores de l'œuvre — et peut-être à
la hausse ses qualités esthétiques. D'une manière similaire, la «découverte» de la
21 Cf. M. FERRARIS, Documentalità. Perché è necessario lasciare tracce, Roma-Bari, Laterza, 2009, p. 43-54.
22 Cf. les arguments de M. FERRARIS, Documentalità, p. 309. 23 C'est l'expérience qu'ont faite les chercheurs du laboratoire MIRAGE, de l'Université de Udine,
dans la restauration de la bande d'une oeuvre électronique de Luigi Nono, Y entonces comprendio (je remercie Angelo Orcalli et Luca Cossettini de m'avoir communiqué cette information) : une fréquence constante de 716 Hz s'est avérée être une interférence électromagnétique (voir L. COSSETTINI, « Tracce di un contrappunto a due dimensioni. Testi e registrazioni sonore nella musica elettronica di
Luigi Nono. Note per una critica delle fonti », in L. Cossettini (éd.), Luigi Nono : studi, edizione, testimonianze, Lucca, LIM, 2010, p. 21), peut-être produite par un ventilateur de l'époque. Si dans la restitution du document sonore elle a été sauvegardée, nous sommes néanmoins désormais conscients
qu'elle n'appartient pas (forcément) à l'œuvre — car rien ne prouve que le compositeur voulait vraiment l'inscrire dans les sons fixés sur le support. On parlera en ce cas d'erreur ou de défaut, pour signifier une « altération non intentionnelle du tissu sonore qui provient d'une évidente violation des lois du système technologique à l'intérieur duquel on opère » (L. COSSETTINI, « Tracce di un
contrappunto », p. 14).
8
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1: 3-19
notion d'harmonie-timbre nous a permis de revenir sur certains aspects d'une
Sonate ou d'un Quatuor de Beethoven : d'entendre, par exemple, la survenance
d'une qualité esthétique restée inaperçue dans ce que nous avions considéré pré cédemment comme un simple ornement ou un accompagnement de la ligne mé
lodique. Or ces changements sont sans doute très importants ; mais, encore une fois, il
ne faut pas pour autant en conclure que tout se réduit à une différence concep
tuelle ou catégorielle. Si une modification dans nos dispositions nous rend
capables de voir ou d'entendre plus correctement quelque chose, c'est bien parce
que ce quelque chose possède effectivement certaines propriétés (simplement, nous n'étions pas capables de les percevoir). Bref, nos catégories, en tant que telles, nous permettent, raisonnablement, de connaître les propriétés des choses, mais non
pas de les faire accéder à l'existence : penser l'inverse revient à confondre l'épistémo
logie avec l'ontologie — et faire ainsi indûment de l'œuvre musicale une notion
projective. Tout en reconnaissant que certaines propriétés esthétiques (comme le fait d'être gracieux, ironique, pompeux, etc.) appartiennent aux œuvres qui existent dans le monde extérieur, une perspective réaliste peut aisément admettre
une variabilité dans nos façons de les percevoir. On constate d'ailleurs que ces
variations ne sont pas le résultat d'un simple acte volontaire : elles dépendent de
l'application effective de nos dispositions, liées à un événement ou à un concours
de circonstances dans le monde social.
Il convient peut-être de commencer par reconnaître que toute œuvre musicale
possède, par définition, des propriétés esthétiques. Or le propre de celles-ci est
d'être extrinsèques ou relationnelles : elles valent pour quelqu'un qui est capable de les
reconnaître. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles soient nécessairement
conventionnelles. Il existe bien des propriétés qui, tout en étant extrinsèques, sont en
même temps réelles1*. Si je dis que la personne qui se trouve en face de moi a la pro
priété d'être mon oncle, cette propriété est bien réelle, même si quelqu'un pourrait ne pas la reconnaître et dire qu'il s'agit tout simplement d'un homme. Il en va de
même pour les propriétés esthétiques des œuvres musicales : nos manières de les
voir et/ou de les concevoir peuvent en effet changer et nous pourrions facilement
nous tromper dans l'identification de ce que nous croyons qu'elles sont. Mais pour
pouvoir tomber dans cette erreur, il faut déjà qu'elles puissent exister : si une perfor
mance de katajjaq est prise — il faudra ensuite voir si c'est à tort ou à raison — pour une œuvre musicale, c'est parce qu'elle pourrait déjà dans une certaine mesure
l'être, ce qui n'est pas le cas d'un orage ou d'un tournevis.
Quelle est alors la portée des questions ontologiques appliquées aux œuvres musicales ? La discussion que nous venons de mener nous permet déjà d'affirmer
qu'elles jouent un important rôle de régulation, en nous signalant la différence
1 Voir les arguments de R. POUIVET, Le réalisme esthétique, Paris, PUF, 2006, p. 168-170.
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014) 1: 3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
entre la réalité et nos schèmes conceptuels. En d'autres termes, elles nous montrent
que, même lorsqu'il est question d'un genre d'entités aussi particulier et dépen dant des sujets que peut l'être une œuvre musicale, le problème de l'existence ne se réduit pas à un problème épistémologique.
3. Critiques à l'ontologie musicale
Les critiques adressées aux travaux d'ontologie musicale ne concernent
généralement pas que le caractère invérifiable des faits auxquels elle se réfère,
mais visent plus encore les contenus d'une telle recherche et les objectifs qu'elle poursuit. Elles n'ont pas peu contribué à renforcer le sentiment de malaise que fait naître la distance qui sépare parfois la musique que nous écoutons des discours
théoriques que l'on peut construire sur elle (ou à partir d'elle) : à quoi bon une telle analyse ? Ne risque-t-elle pas de nous entraîner dans des discussions stériles,
sans grande retombée sur la réalité musicale ?
Pour répondre à ces perplexités, commençons par rappeler les deux grandes
problématiques sur lesquelles se sont focalisées les recherches :
1) qu'est-ce qu'une « œuvre musicale » (= quel type d'entité métaphysique est-elle) ?
2) quels sont les critères qui, dans un contexte donné, nous permettent de
reconnaître dans une entité (x) une (certaine) œuvre musicale ou une ins tance correcte de celle-ci25 ?
Ces deux questions paraissent au premier abord liées l'une à l'autre, mais
comment, exactement ? La formulation d'un critère d'identité reste à première vue « vide » si nous ignorons à quel genre d'entité il se réfère. Mais si l'on consi dère le fonctionnement des objets musicaux dans l'expérience d'un musicien
interprète ou d'un auditeur, on peut constater que les deux questions restent
indépendantes : nous pouvons savoir, et même parfaitement, comment identifier
un certain type d'œuvre musicale sans pour autant avoir élucidé sa nature. Une
telle autonomie apparaît en pleine lumière si nous nous plaçons aussi dans la
perspective des théoriciens : deux chercheurs peuvent avoir la même conception fondamentale de la nature des œuvres mais ne pas s'accorder sur leur mode
d'identification26. Il semble donc plus opportun d'admettre que les deux ques tions ne dépendent pas forcément l'une de l'autre (il ne s'agit du moins pas d'une
dépendance « forte », logique). Il est donc possible de développer une analyse
25 Dans les termes d'A. KANIA, « New Waves in Musical Ontology », in K. Stock and K. Thomson
Jones (éd.), New Waves in Aesthetics, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 20, repris entre autres par C. BARTEL, « Music Without Metaphysics? », British Journal of Aesthetics, 51/4, 2011, p. 384, 1) est le « débat fondamentaliste » (fundamentalist debate), 2) le « débat sur l'identité » (identity debate).
26 Comme l'a avec justesse remarqué C. BARTEL, « Music Without Metaphysics? », p. 385.
10
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1: 3-19
approfondie des critères d'identification d'un objet musical sans être obligé de déci der de la nature même de celui-ci (c'est-à-dire, si nous avons affaire à une entité ab
straite, un « type initié », un individuel abstrait, etc). Considérons 1) et demandons-nous quel est l'impact d'une telle question
lorsque nous nous proposons d'expliquer ce qui se passe dans nos expériences
évaluatives de la musique. Prenons, par exemple, la différence existant entre
l'explication de Kivy et celle d'Ingarden : le fait de savoir qu'une Sonate de Scar latti est une entité idéale (un type abstrait) plutôt qu'un objet (purement) inten tionnel peut-il influencer le jugement que nous portons sur elle ? Cela paraît, sinon impossible, du moins fort improbable. Notre appréhension de l'œuvre
pourrait éventuellement être affectée par la conscience qu'un type idéal demeure
toujours le même, alors que la notion d'objet intentionnel permet de justifier une certaine variabilité dans le temps historique. Mais voilà alors que nous abordons la question 2) plutôt que la 1). Car si, comme nous l'avons remarqué, il ne semble
pas possible de repérer des faits susceptibles d'établir la plus grande véridicité d'un modèle par rapport à un autre, le choix même dépend en fin de compte de la
façon dont un critère d'identification s'impose dans un contexte culturel donné. Mais d'autres influences sont peut-être possibles. On pourrait se demander, par
exemple, quel impact aurait le fait de savoir qu'une œuvre de Mozart est un type « découvert » plutôt que « créé ». Cette hypothèse pourrait effectivement inciter un auditeur à démystifier certains aspects liés à son origine. Mais cela n'aurait
probablement aucune influence sur le fait qu'il puisse la juger comme un chef d'œuvre ou comme une œuvre conventionnelle, relativement insignifiante ou peu
intéressante (il est clair que si tout ce que Mozart a écrit n'est pas un chef-d'œuvre,
cela n'est pas imputable à des raisons ontologiques). Nous pouvons peut-être à
présent mieux saisir notre problématique et
esquisser une première réponse. A la question de savoir si l'ontologie est néces saire ou au moins utile au jugement esthétique, nous pourrions dire : non, elle ne
l'est pas, lorsque nous prenons l'ontologie dans le sens 1) ; oui, elle l'est, si nous nous adressons au sens 2). Mais comment l'est-elle au juste ? Avons-nous vraiment
besoin, dans la plupart de nos expériences esthétiques, de posséder un critère d'identification ontologique ?
La réponse la plus négative qui a été donnée à cette question est peut-être
celle d'Aaron Ridley. Dans un article de 2003 (dont les arguments ont été repris et
développés l'année suivante dans un livre)27, Ridley a soutenu ouvertement que,
lorsque nous faisons de l'esthétique, c'est-à-dire lorsque nous nous occupons de la
valeur que les œuvres musicales peuvent assumer dans l'expérience que nous en
27 A. RIDLEY, « Against Musical Ontology », The Journal of Philosophy, 4 (2003), p. 203-230, et A.
RIDLEY, The Philosophy of Music. Theme and Variations, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004.
11
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014) 1: 3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
faisons28, l'ontologie ne nous est d'aucune aide, car elle ne nous apporte aucune
véritable connaissance. Plus précisément, Ridley a tenté de montrer que « toute tentative de préciser
les conditions de l'identité de l'œuvre doit être sans aucune valeur dans la
perspective de l'esthétique musicale »29. Prenons une exécution exécrable de la
Chaconne de Bach-Busoni : vous n'auriez aucun doute, continue Ridley, sur le fait
que la victime, ici, est bien la Chaconne. Car cette pièce demeure reconnaissable même quand elle est mal jouée : autrement, nous ne pourrions même pas dire que l'exécution est mauvaise. Bref, contrairement à ce que nous amènerait à penser le
critère d'identification que Goodman avait fait valoir pour les œuvres fondées sur un système notationnel, c'est-à-dire la conformité orthographique de l'exécution, des déviations importantes par rapport à la partition n'empêchent nullement l'auditeur de reconnaître dans l'exécution une mauvaise instance de l'œuvre, et
non une nouvelle œuvre. Des constats plus généraux découlent de ce fait : « dans
nos rencontres esthétiques ordinaires avec des performances de morceaux de
musique, notre première préoccupation, ou du moins l'une de nos préoccupa tions les plus importantes, est [de savoir] si la performance est bonne ou, si elle ne l'est pas, si elle est si mauvaise qu'elle mérite une sanction supplémentaire »30.
Bref, en tant qu'auditeurs, nous sommes attentifs à la valeur de ce que nous enten
dons, plus qu'à son identité :«[...] des questions sur l'identité de l'œuvre peuvent difficilement apparaître comme primordiales si nous sommes avant tout intéres sés par notre expérience esthétique de l'interprétation (rendition) de morceaux de
musique. Bref, si nous sommes en train de faire de l'esthétique, les questions onto
logiques occupent tout au plus une place secondaire »31.
3. Identité de l'œuvre et jugement esthétique
Les conclusions de Ridley ont suscité de vives réactions dans la communauté
scientifique. Plusieurs chercheurs ont formulé des contre-arguments finement
argumentés32. En tenant compte de ce débat, nous voudrions à notre tour tenter
de répliquer à ces critiques, pour mieux comprendre dans quelle mesure l'ontolo
28 À ce sujet, voir aussi les doutes exprimés par P. D'ANGELO, Estetica, Roma-Bari, Laterza, 2011,
p. 158-161. 29 A. RIDLEY, « Against Musical Ontology », Journal of Philosophy, vol. C/4, 2003, p. 203. Ridley
met ainsi en relief la vacuité de ce genre de recherches : « Quand vous est-il arrivé la dernière fois de vous demander sérieusement, après avoir écouté l'exécution (performance) d'une pièce musicale, —
live ou enregistrée — si l'exécution était une performance de cette pièce ? Ma suggestion est : jamais »
30 A. RIDLEY, « Against Musical Ontology », p. 207. 31 A. RIDLEY, « Against Musical Ontology », p. 207. 32 Voir A. KANIA, « Piece for the End of Time: In Defence of Musical Ontology », British Journal
of Aesthetics, 48 (2008), p. 65-79; R. POUIVET, Philosophie du rock, p. 74-94; C. BARTEL, « Music Without
Metaphysics? », p. 383-398.
12
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1: 3-19
gie peut contribuer à clarifier nos manières de faire l'expérience de la musique et de la juger.
Selon Ridley, il est inutile de se demander comment identifier ce que nous écoutons : nous le faisons déjà sans difficulté. Il nous faut plutôt nous concentrer sur notre réponse esthétique évaluative. Prenons alors par exemple un succès
comme Rimmel, du chanteur-auteur-interprète italien Francesco De Gregori33. Il
n'est nul besoin de beaucoup de réflexion pour savoir en quoi consiste ce que
nous allons évaluer : c'est une chanson, c'est-à-dire, en gros, une mélodie, une
grille harmonique et des paroles qui se prêtent à de multiples reprises. Il est néan moins vrai que lorsque nous visons un mode très commun de présentation de
cette chanson dans notre expérience, nous pensons plus particulièrement à la
chanson chantée par Francesco De Gregori. En quoi serait-ce étonnant ? A la diffé rence de ce qui se passe avec un Lied de Schubert, nous reconnaissons ses proprié
tés esthétiques à partir d'une instance particulière : c'est la chanson telle qu'elle a été
enregistrée sur un disque à un moment donné. Il convient de reconnaître que, en
tant qu'oeuvre, Rimmel se présente à nous, dans tous ses éléments constitutifs,
comme une œuvre phonographique qui possède beaucoup plus de qualités esthé
tiques que celles possédées par sa simple grille mélodico-harmonique34. On dira que tout cela n'est que détail. Mais, en un certain sens, la qualité du
résultat esthétique obtenu passe par ce détail : au moins une partie de la fascina tion exercée par cette chanson naît de la façon dont l'auteur la chante dans l'enre
gistrement auquel nous faisons référence. Cette chanson manifeste en effet
plusieurs propriétés esthétiques ; on dira, par exemple, qu'elle est intime ou ex
prime un certain intimisme. Or une telle propriété dépend certes de sa structure d'intervalles et d'harmonie ; mais elle découle également d'une façon de l'instan cier propre à la voix de De Gregori (son timbre et son chant) ainsi qu'à une certaine manière de l'enregistrer : car la chaleur et, pour ainsi dire, la pointe sucrée de sa
voix paraissent bel et bien liés à une prise de son et à un mixage35 qui valorisent, aussi efficacement qu'artificiellement, sa « signature » timbrique.
Il ne faut pas pour autant en conclure que l'exemple du Lied de Schubert soit
plus simple. Il convient d'abord de déterminer à quelle partition nous nous
référons (et pour quelles raisons) : la plus « courante », celle qui correspond à la tonalité originaire, la plus proche du manuscrit original, la première édition offi
cielle, la plus conforme aux corrections hélas portées par le compositeur, etc. Il
faudra ensuite, comme le sait tout musicologue (et critique musical) qui se res
33 Nous pensons notamment à la première plage de l'album homonyme (Rimmel, RCA 1975). 34 Nous avons réfléchi sur ces différences dans « L'opéra musicale fra oralità, scrittura e
fonografia », in A. Arbo et A. Bertinetto (éd.), Ontologie musicali, p. 21-44, Internet : http://www.fupress.
net/index.php/aisthesis/article/view/14094. 35
L'enregistrement et le mixage de ce disque, dans les studios de la RCA de Rome, sont signés
par Ubaldo Consoli.
13
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014) 1:3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
pecte, évaluer comment le chanteur et le pianiste ont « comblé » les « lacunes » ou
points d'indétermination que cette partition ou ce genre de partition — avec ses
spécificités, dues au degré de précision du système de notation adopté — laisse à
leur discrétion. À un certain moment elle peut nous signaler, par exemple, un
crescendo qui se termine avec une note en staccato, mais elle ne nous signale pas
comment le réaliser (une brusque augmentation du son et un arrêt trop sec seraient
perçus, dans le cas de cette œuvre, comme des choix de mauvais goût).
L'expérience esthétique d'une œuvre musicale, souligne Ridley, est éminem
ment évaluative. Nous en convenons. Mais qu'est-ce que cela signifie ? Qu'en
principe, lorsque nous assistons à un concert, nous sommes enclins à « répondre »
à ce que nous entendons par des réactions d'appréciation (qui peuvent être évidemment positives ou négatives). Mais comment de telles réactions se
présentent-elles ? Nous pouvons dire par exemple : « c'est beau », « c'était magni
fique », ou alors « c'était nul ». Or, dans ses Leçons sur l'esthétique, Wittgenstein a à
juste titre remarqué que, dans nos jugements esthétiques, des adjectifs comme
ceux que nous venons de rappeler ne jouent presque aucun rôle36. Pourquoi ? On
répondra qu'il s'agit d'une réponse trop primaire. Il faut que le goût soit développé. Voilà qui est juste, de même qu'il est juste d'insister sur la nécessité de l'appren
tissage et même, comme l'a souligné Wittgenstein, d'un certain « dressage ». Or
lorsqu'on réfléchit à la formulation des jugements, on se rend compte qu'y sont à l'œuvre des « jeux de langage » précis37. On constate alors aisément que la critique
musicale n'utilisera que très rarement des adjectifs comme « beau » ou « magni fique ». Une évaluation (correcte) d'une œuvre musicale requiert des compé tences, au nombre desquelles il faut sans doute placer l'observation de certaines
règles ; mais y figure certainement aussi la possession d'un (bon) critère d'identi fication de l'œuvre. C'est bien parce que nous concentrons notre attention, selon
les cas, sur ce que nous croyons être la chanson enregistrée par un cantautore ita
lien (et non un Lied de Schubert), une improvisation libre (et non l'improvisation sur un standard), ou une Sonate classique (et non une Sonate baroque), ou la perfor
mance d'un deejay (et non celle d'un rapper) que nous constatons l'émergence de
certaines propriétés esthétiques (plutôt que d'autres) dans ce que nous entendons.
Bref, pour évaluer une œuvre musicale, il faut maîtriser les critères de son
identification, mais cela ne nous oblige pour autant à avoir résolu au préalable la
question de sa nature. Nous souscrivons ainsi à une interprétation « faible » de la
priorité de l'ontologie sur l'esthétique38 : d'un point de vue méthodologique, la
36 L. WITTGENSTEIN, Leçons et conversations sur l'esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, trad, de J. Fauve, Paris, Gallimard, 1992, p. 19.
37 Y. MICHAUD, Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Jacqueline Chambon, 1999, a insisté d'une manière convaincante sur ce point.
38 C. BARTEL, « Music Without Metaphysics? », p. 385.
14
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014)1:3-19
deuxième a tout intérêt à tenir compte de l'analyse des critères d'identification
ontologique des objets sur lesquels elle se concentre. Et, à la lumière de ce que nous venons d'observer, nous pourrions ajouter que, même s'il est vrai que notre
réponse à un objet musical est liée à une sensation de plaisir et à un comportement identifiables à un niveau anthropologique général39, les réponses coïncidant avec un jugement esthétique ne peuvent pas faire l'économie d'une clarification de l'identité de l'œuvre.
4. Un exemple
Essayons à présent de mettre à l'épreuve cette conclusion à l'aide d'un
exemple. Michel, Maud et Jean assistent à une exécution musicale40. Il s'agit d'une
Sonate de Corelli, la VIII de l'op. 5, en mi mineur. Sur scène, trois musiciens : un
violoniste, un violoncelliste et un claveciniste. Au terme de l'écoute, nous leur
demandons de formuler un jugement sur ce qu'ils ont écouté. Voici leurs ré
ponses :
Michel — C'était parfait, mais un peu trop « posé » à mon goût. J'ai l'impression que cette musique est un peu froide. J'ai aimé surtout la dernière partie, elle m'a
réveillé mais cette musique ne me captive pas trop. Maud — Le jeu d'ensemble était plutôt réussi, mais, pour moi, l'accompagnement était trop scolastique. J'ai l'impression que le violoniste ne connaît pas vraiment l'art
de l'ornementation, cela a été ingénieux mais sans liberté, trop « carré ».
Jean — C'était clair, une harmonie essentielle et un bon jeu d'ensemble, cela sonnait de
façon convaincante.
En deux mots, on dira que le jugement de Jean est positif, ceux de Michel et de Maud plus nuancés. Jusque-là, pas de surprise, à chacun ses goûts. Notons
cependant que ces jugements diffèrent déjà en ce qu'ils ne visent pas le même objet. Michel trouve cette musique « plutôt froide » et « pas vraiment expressive ».
Maud rejoint quelque peu ce jugement, mais, pour elle, ce n'est pas l'œuvre de Corelli qui est en cause, mais plutôt la performance, c'est-à-dire une certaine
manière de l'instancier (avec un mode d'improvisation inadapté). Quant à Jean, il
paraît lui aussi s'être focalisé sur l'exécution, mais n'a pas remarqué les « manques »
qui la caractérisaient : ce qu'il a perçu, c'est un certain travail de construction de la
pièce de la part des musiciens.
39 Comme l'a souligné J. MOLINO, Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique, Arles, Actes sud, 2009.
40 Nous décrivons une expérience qui a effectivement été réalisée, même si les noms des
personnes ne correspondent pas.
15
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014)1:3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
Que démontre cet exemple ? Il révèle d'abord au grand jour la différence de
compétences des trois auditeurs. Notons que, si nous avons tendance à dire que le
jugement de Maud est le plus correct, c'est avant tout parce qu'elle prouve qu'elle maîtrise un critère d'identification de l'œuvre. Elle sait que lorsqu'on présente un trio sonate baroque, on utilise ordinairement aussi un instrument susceptible de bien réaliser la basse continue et, par ailleurs, on applique à la composition des dimi nutions liées à une pratique instrumentale particulière. Michel ne risque-t-il pas d'attribuer à l'œuvre des propriétés esthétiques qui appartiennent plutôt à cette exécution ? (une exécution qui, sans être forcément mauvaise, ne respecte pas les
règles que ce dispositif impose). Quant à Jean, il s'intéresse surtout à cette exécu
tion, tout en ne sachant pas repérer ses écarts par rapport au type d'exécution
réclamé par une telle œuvre. Son jugement ne peut être considéré comme correct
si nous nous proposons d'évaluer l'interprétation de l'œuvre de Corelli. Car,
comme le sait Maud, celle-ci ne coïncide pas, dans ce répertoire précis, avec les
notes écrites. Ces notes doivent évidemment être respectées ; mais elles doivent
aussi, en quelques endroits, être vues comme une trace sur laquelle s'exerce la
fantaisie du musicien. Une fantaisie qui est d'ailleurs tenue de se conformer aux
conventions d'improvisation de la musique baroque italienne. L'erreur de Michel se résume donc à ceci : il ne parvient pas à distinguer l'occurrence (le token) du
type (type). Pour ce qu'il en est de Jean, il présuppose (à partir de son expérience musicale préalable) que cette œuvre est correctement identifiée si l'exécution est conforme aux notes et aux valeurs indiquées par une partition donnée.
Voilà, observera-t-on, un discours plutôt conventionnel : il ne démontre rien d'autre que le fait que, pour savoir juger, il est nécessaire d'être compétent et de savoir replacer l'objet dans son contexte. Cela est vrai, mais il n'est tout de même
pas inutile de souligner que les compétences que nous visons ne se situent pas toutes au même niveau. Une compétence génériquement « musicale » (c'est-à-dire
technique, sémiotique et même expressive) ne suffit pas : la condition préalable à la formulation d'un bon jugement esthétique est une compétence particulière qui consiste à identifier en (x) un certain type d'œuvre. Cette identification semble nécessaire si nous voulons orienter correctement notre regard (ou plutôt notre
oreille) sur la (bonne) base de survenance41 des propriétés esthétiques. Cette condition ne garantit évidemment pas que le goût soit bien développé
(Maud pourrait quand même avoir raté quelques aspects importants de l'exécu
tion) : elle constitue une condition préalable, mais pas une condition suffisante. Autre ment dit : quand nous émettons un jugement de goût sur cette instance de l'œuvre,
nous devons savoir qu'une instance d'une œuvre de Corelli n'est pas seulement
une performance en (parfaite) adéquation à un set d'instructions définies par la
partition, mais coïncide plutôt avec une exécution qui implique une aptitude à
41 Sur cette notion voir J. EEVINSON, « Aesthetic Supervenience », in Music, Art & Metaphysics. Essays in Philosophical Aesthetics, Ithaca (NY), Cornell, 1990, p. 134-158.
16
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014) 1: 3-19
« arranger » ou à « adapter » ces instructions (réalisation de la basse continue, ornementation et improvisation).
On dira encore que ce genre de compétences est normalement le lot de ceux
qui pratiquent la musique baroque et même, de nos jours, d'un public assez large. Mais c'est justement là le problème : cet exemple nous semble trop « simple »
parce que ces compétences sont normalement acquises. Il suffit de changer d'objet pour que des difficultés émergent aussitôt. Par exemple, un musicien (ou un audi
teur) de formation « classique » pourrait être incapable de juger correctement
l'exécution d'un trio jazz : « ils ont joué du Coltrane, c'était comme sur le disque, mais je ne peux pas dire si cela sonnait bien, au moins en tant que musique de
Coltrane... ». En effet, d'un groupe qui se produit dans cette musique nous n'at
tendons pas qu'il respecte l'original à la lettre (au contraire, cette conformité —
normalement requise pour l'exécution d'une œuvre de Brahms — serait ici éven
tuellement perçue comme un défaut esthétique). Un critère d'identification encore
différent, lié au fonctionnement des cultures orales, nous permettra de reconnaître
la bonne base de survenance dans une improvisation faite sur un maquam arabe.
Essayez encore de vous demander quand un flamenco ou un rebetiko seront décla
rés réussis, ou quand un musicien indien aura réalisé d'une manière convaincante
un raga : la réponse dépendra au moins en partie de la capacité à identifier la bonne
base de survenance des propriétés esthétiques. Car celle-ci varie considérablement
d'une pratique musicale à l'autre : ce qui est à peine « toléré » dans l'une pourrait être très souhaitable dans une autre, ou encore interdit dans une troisième.
Pouvons-nous vraiment ramener aux gammes de la musique traditionnelle arabe
les propriétés esthétiques que nous visons dans un disque d'Anuar Brahem ?
Il me semble que ce type d'analyse n'est pas négligeable aujourd'hui. D'un
côté, comme on l'a souvent remarqué, les moyens de diffusion globale de la
musique ont fait sortir sa production du cloisonnement des genres : hybridations et contaminations sont à l'ordre du jour, et pas seulement dans ce que l'on appelle
la world music. La grande facilité avec laquelle nous avons accès à toute sorte de
musique sur Internet a pour contrepartie une multiplication extrême et même,
parfois, une confusion des critères esthétiques que nous appliquons aux diffé rents répertoires. Or, face à cette multiplicité, il ne faut pas nous faire d'illusions :
l'ontologie ne nous permettra certainement pas de défaire tous les nœuds. Seule,
sans doute, une grande familiarité avec ces différents répertoires ainsi qu'avec les
formes de vie auxquelles ils correspondent nous rendra capables de les évaluer
correctement. Mais, justement, au nombre de ces compétences figure notre
aptitude à identifier en quoi consiste l'objet de notre évaluation (une structure
sonore ? ce qui est instancié par une interprétation ? le résultat d'une improvisa tion ?) et surtout, comment elle fonctionne dans les contextes où nous en faisons
l'expérience. Les exemples que nous avons commentés montrent bien que des
17
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
IRASM 45 (2014) 1: 3-19 A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale
confusions dans les critères d'identification de l'œuvre déterminent des évalua
tions fausses ou mal formulées. Il s'agit de prendre clairement conscience qu'entre une symphonie de Brahms, une musique pour film de Morricone, une improvisa tion de musique iranienne, un disque des Pink Floyd, la présentation d'un
jazz-standard et un échantillon de noise music, les différences ne sont pas seule ment stylistiques mais touchent au mode de fonctionnement du dispositif musical.
5. Conclusion
Si une analyse ontologique nous permet d'établir en un sens fondamental le
caractère non projectif de la notion d'œuvre, l'étude des critères d'identification constitue une prémisse pour que notre jugement soit, sinon juste, du moins fondé,
puisqu'elle nous incite à affronter les différences de fonctionnement des disposi tifs. Nous espérons avoir ainsi montré l'intérêt d'une telle analyse pour la recherche musicologique. Encore devons-nous préciser qu'elle ne constitue qu'un
point de départ pour l'esthétique — du moins si nous sommes disposés à inclure dans cette discipline la critique et l'évaluation des œuvres. On pourrait dire que là où l'ontologie a (bien) fait son travail, celui de l'esthétique doit (à peine) commen cer. Montrer qu'entre les deux il existe néanmoins un réel point de jonction est
l'objectif que nous souhaitions atteindre avec cet article.
18
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
A. Arbo:
Jugement esthétique et ontologie musicale IRASM 45 (2014)1:3-19
Summary
Aesthetic Judgement and the Musical Ontology
Ontological models have been formulated recently from different philosophical
perspectives in order to explain the several modes of existence of musical works. The
relevance of such investigations in the context of taking music as an object of aesthetic
inquiry has sometimes been questioned, especially when considering the ways in which
music is actually apprehended by listeners. According to some scholars, ontology has
nothing to do with this topic. The present article aims to show in what sense it is appropriate not to ignore this field of investigation and its results. The meaning of ontological researches
on music is discussed and some examples are presented and commented on. The interest
of examining the criteria of identity of musical works is highlighted so as to understand the
formulation of aesthetic judgements in varying cultural contexts.
Sazetak
Esteticki sud i glazbena ontologija
U riovije vrijeme ontoloski modeli formulirani su iz razlicitih filozofijskih perspektiva kako bi objasnili nekoliko nacina postojanja glazbenih djela. Katkad je vaznost takvih istra
zivanja u koritekstu promatranja glazbe kao objekta estetickog ispitivanja bila dovedena u
pitanje, osobito kada bi se razmatrali nacini na koje slusatelji zaista shvacaju glazbu. Pre
ma nekim znanstvenicima ontologija nema veze s ovom temom. Cilj ovog clanka jest po
kazati u kojem je smislu neprikladno zanemarivati ovo podrucje istrazivanja te njegove re
zultate. U njemu se raspravlja o znacenju ontoloskih istrazivanja o glazbi te su predstavlje ni pojedini primjeri i komentari o njima. Interes za ispitivanje kriterija identiteta glazbenoga djela istaknut je tako da se postavljanje estetickih sudova razumije u razlicitim kulturalnim
kontekstima.
19
This content downloaded from 161.116.100.129 on Thu, 2 Oct 2014 17:32:58 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions