kaufmann, jean-claude - l'entretien compréhensif

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En vous souhaitant une trs bonne lecture, Tri & Lenw

Du mme auteurLa Vie HLM, usages et conflits, Les ditions Ouvrires, 1983. La Chaleur du foyer, Mridiens-Klincksieck, 1988. La Vie ordinaire, Greco, 1989. La Trame conjugale, analyse du couple par son ligne, Nathan, 1992. Sociologie du couple, Presses Universitaires de France, 1993. Corps de femmes, regards d'hommes, sociologie des seins nus, Nathan, 1995. Faire ou faire-faire ? Famille et services (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 1996. Le Cur l'ouvrage. Thorie de l'action mnagre, Nathan, 1997. La Femme seule et le Prince charmant, Nathan, 1999. Ego. Pour une sociologie de l'individu, Nathan, 2001. Premier matin. Colin, 2002. L'Invention de soi, 2004.

SOMMAIREINTRODUCTION 1. LE RENVERSEMENT DU MODE DE CONSTRUCTION DE L'OBJET 7 11

1. Le dbat mthodologique 1.1 L'industrialisation de la sociologie 1.2 L'artisan intellectuel 1.3 Dbat mthodologique et dbat thorique 1.4 La multiplicit des mthodologies de l'entretien 1.5 L'entretien impersonnel 1.6 L'analyse de surface 2. Une autre faon de produire la thorie 2.1 Qu'est-ce que construire l'objet ? 2.2 Thorie et technique 2.3 Le modle classique 2.4 La rupture progressive 2.5 La sociologie comprhensive 2.6 Thorie et terrain 3. La validit des rsultats 3.1 La cible des critiques 3.2 L'incomprhension du renversement 3.3 Les critres de l'valuation 3.4 Modle social et modle sociologique 3.5 Preuve immdiate et long terme 3.6 La saturation des modles 3.7 Les instruments complmentaires de validation2. COMMENCER LE TRAVAIL : RAPIDIT, SOUPLESSE, EMPATHIE

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1. Entrer dans le sujet 1.1 La question de dpart 1.2 La double fonction des lectures

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Sommaire

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1.3 Le temps des lectures 1.4 La compression de la phase exploratoire 1.5 Le regard sur soi 2. Des instruments volutifs 2.1 Le plan 2.2 L'chantillon 2.3 La grille 3. La conduite d'entretiens 3.1 Rompre la hirarchie 3.2 L'enqute dans l'enqute 3.3 L'empathie 3.4 L'engagement 3.5 Un jeu trois ples 3.6 Les tactiques 3.7 Une illustration3. LE STATUT DU MATRIAU

1.2 Imprgnation et motions 1.3 Les fiches 1.4 Deux exemples 2. Le frottement des concepts 2.1 Savoir local et savoir global 2.2 Variations et cas ngatifs 2.3 Le matriau pauvre 2.4 L'interprtation 2.5 La vie des concepts 2.6 Le fil 3. Quelques outils 3.1 Les phrases rcurrentes 3.2 Les contradictions 3.3 Les contradictions rcurrentes 5.TERMINER LE TRAVAIL 1. Le calendrier 1.1 La saturation du modle 1.2 L'inversion de la posture du chercheur 1.3 L'embellie finale 1.4 Le rangement des fiches 2. L'esthtique de l'objet 2.1 L'art du paquet 2.2 La structure interne 2.3 Le montage 3. L'criture 3.1 La lgret 3.2 L'honntet 3.3 Le style 3.4 La double audienceCONCLUSION

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1. Pourquoi les gens parlent 1.1 La construction de la ralit 1.2 Une situation exprimentale 1.3 Banaliser l'exceptionnel 1.4 Le rle de bon lve 1.5 L'envie de parler 2. Vrit et mensonge 2.1 Un reflet dform du rel ? 2.2 Les jeux d'influence en situation d'entretien 2.3 Les fables de vie 2.4 Les effets de vrit 2.5 Les explications indirectes 2.6 La diversit des contenus4. LA FABRICATION DE LA THORIE

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1. L'investigation du matriau 1.1 Le vrai dpart de l'enqute

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Bibliographie

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INTRODUCTIONMalgr des tentatives rptes, l'entretien semble rsister la formalisation mthodologique : dans la pratique il reste fond sur un savoir-faire artisanal, un art discret du bricolage. Quand une mthode est expose, c'est sous la forme d'un modle abstrait, beau mais difficilement applicable. Alors que les manires de faire rellement utilises se tapissent dans l'ombre, honteuses, comme coupables de ne se sentir gure prsentables. L'entretien est d'abord une mthode conomique et facile d'accs. Il suffit d'avoir un petit magntophone, un peu d'audace pour frapper aux portes, de nouer la conversation autour d'un groupe de questions, puis de savoir tirer du matriau recueilli des lments d'information et d'illustration des ides que l'on dveloppe, et le tour est presque jou : les dbrouillards se fiant leur bon sens peuvent parvenir ficeler une enqute qui ait une allure peu prs honnte. Les problmes se posent quand ils veulent rcidiver et amliorer : ce qui d'emble apparaissait facile rsiste au perfectionnement. Mystre d'autant plus angoissant que l'ombre du jury de matrise ou de thse se profile dans les mauvais rves : ne sont-ce pas l justement les questions qu'il adore poser ? Sur quels critres avez-vous construit votre chantillon ? Est-il reprsentatif ? Qui nous prouve que ce que vous dites est vrai ? Questions qui ne sont pas toujours les plus pertinentes mais dont on comprend qu'un jury les pose. Car son rle est d'tre le garant du srieux du travail. Or l'entretien est une mthode qui apparat molle, justement trop facile d'accs, suspecte a priori. L'apprenti-chercheur ouvre donc des manuels pour perfectionner ses outils. Et il dcouvre que le moindre sourire de l'enquteur influence les propos de l'interview : tout doit tre tellement tudi et contrl dans la conduite d'entretien qu'il devient trs dlicat de parler. Que l'analyse de contenu doit rpondre des rgles tellement exigeantes qu'il ne voit pas comment les appliquer. Impressionn, il perd confiance en lui. Conscient de

Introduction

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la distance qui le spare du modle, il est gnralement contraint d'adopter un double langage : il dissimule les procds qui lui ont permis d'avancer dans sa recherche et rdige un beau chapitre de mthodologie avec force citations, pour se protger des critiques. Cette situation n'est pas saine. Elle tire son origine d'un fait essentiel, qui n'a pas t compris : il n'existe pas une mthode unique de l'entretien mais plusieurs, si diffrentes entre elles que les instruments qu'elles proposent ont des dfinitions contradictoires. Les essais de gnralisation, aussi comptents soient-ils, ont pour effet de produire de la confusion en lissant ces contradictions. Voil pourquoi le perfectionnement de la mthode est si difficile. La dmarche propose ici rsout la difficult en ne traitant pas de l'entretien en gnral mais d'une mthodologie particulire : l'entretien comprhensif. Il s'agit d'une mthode la fois peu rpandue en tant que telle et trs proche d'autres mthodes sur de nombreux aspects : elle emprunte beaucoup des coles voisines. Elle emprunte d'abord aux diverses techniques de recherche qualitative et empirique, principalement aux techniques ethnologiques de travail avec des informateurs. Mais, et c'est l l'originalit de ce livre, les donnes qualitatives recueillies in situ sont concentres dans la parole recueillie sur bande magntique, qui va devenir l'lment central du dispositif. Elle emprunte donc aussi la technique habituelle de l'entretien semi-directif. Pourtant, les ethnologues seront dconcerts face cette mthode qui permet par exemple d'analyser les pratiques en utilisant la parole, et les spcialistes de l'entretien semi-directif seront surpris de constater le grand nombre d'inversions de leurs consignes habituelles (sur la neutralit, l'chantillon, etc.). Situ au croisement d'influences diverses, l'entretien comprhensif constitue en effet une mthode trs spcifique, avec une forte cohrence interne. Ce qui a pour effet de construire des frontires avec les courants voisins, malgr leur proximit. La spcificit de l'entretien comprhensif pose le problme de son utilisation : la logique d'ensemble doit tre comprise avant que tel ou tel lment soit utilis sparment, dans l'esprit de la mthode. Cette spcificit pointue m'a galement pos un problme pour la rdaction de ce livre en ce qui concerne les illustrations. Il aurait t possible de donner en exemple des

travaux proches. Mais le risque d'approximation et de dilution auraient alors t si grand qu'il aurait t difficile de faire ressortir la cohrence d'ensemble. Il m'a donc sembl prfrable de ne retenir que des travaux rpondant strictement l'esprit de la mthode. Or il se trouve que ce sont les miens. Ce n'est pas un hasard : les principes de l'entretien comprhensif ne sont rien d'autre que la formalisation d'un savoir-faire concret issu du terrain, qui est un savoir-faire personnel. Je me rapproche nouveau ici des ethnologues et de leurs journaux de terrain (dont beaucoup constituent des botes outils trs efficaces pour les jeunes chercheurs), avec simplement un degr de formalisation et de gnralisation plus lev. Certains pourront penser que je fais montre ainsi d'immodestie. D'autant qu' certains endroits je prfre employer la premire personne du singulier plutt que de gnraliser. Je pense sincrement que c'est du contraire qu'il s'agit : la crainte de gnraliser partir de manires de faire qui me paraissent trop personnelles. Les exemples sont tirs de deux enqutes (sur l'analyse du couple par son linge et sur la pratique des seins nus sur les plages) ayant dbouch sur la publication de deux livres : La Trame conjugale, et Corps de femmes, regards d'hommes. Dans la suite du texte, ils seront indiqus de la faon simplifie suivante : La Trame et Corps. En dette vis--vis d'autres courants mthodologiques, je le suis aussi vis-vis de courants thoriques : l'entretien comprhensif ne se positionne pas n'importe o dans le paysage intellectuel. Le qualificatif, comprhensif , donne dj une indication. Il faut le comprendre ici au sens wbrien le plus strict, c'est--dire quand l'intropathie n'est qu'un instrument visant l'explication, et non un but en soi, une comprhension intuitive qui se suffirait ellemme. L'objectif principal de la mthode est la production de thorie, selon l'exigence formule par Norbert Elias : une articulation aussi fine que possible entre donnes et hypothses, une formulation d'hypothses d'autant plus cratrice qu'elle est enracine dans les faits. Mais une formulation partant du bas , du terrain, une Grounded Theory pour reprendre l'expression d'Anselm Strauss, particulirement apte saisir les processus sociaux. Cette rapide description de la constellation thorique dans laquelle s'inscrit entretien comprhensif serait incomplte sans que soit dit un mot sur la Position du chercheur. Le modle idal en est dfini par Wright Mills : c'est

Introduction

1LE RENVERSEMENT DU MODE DE CONSTRUCTION DE L'OBJET1. LE DBAT MTHODOLOGIQUE1.1 L'industrialisation de la sociologieLa sociologie donne l'impression de devenir plus scientifique. Aprs un sicle de productions intellectuelles caractre gnral et souvent abstraites, ne sortant gure du domaine universitaire, le mouvement de spcialisation de la discipline provoque en certains domaines une professionnalisation remarquable. Le personnage du sociologue-expert s'installe dans la socit : il matrise un secteur trs pointu, et partage avec un groupe de responsables politiques, administratifs ou conomiques, le savoir et le langage technique permettant d'intervenir avec comptence au plus haut niveau. Symbiose si russie qu'il lui arrive de perdre quelque peu son me de chercheur en cours de route : en se fixant sur des questions sociales il oublie les questions sociologiques. Face cette monte de l'ingnierie sociale, le dbat thorique classique perd de sa vivacit et de son intrt : on comprend qu'il soit difficile de se passionner pour le concept d'anomie quand s'ouvre le vaste chantier de la lutte contre l'exclusion. cartele entre expertise spcialise et thorie abstraite, la sociologie a trouv une troisime voie : l'industrialisation de la production de donnes. Le consensus semble gnral : le thoricien comme l'expert, le pouvoir politique ou les mdias, ont besoin de donnes. Produire des donnes et les livrer avec une interprtation rudimentaire, un bref commentaire au plus prs des faits et des chiffres, semble donc devenu un mtier plein d'avenir : observatoires, agences, instituts et bureaux d'tudes se multiplient. Deux lments importants caractrisent ce nouveau mtier. Le premier est de rpondre aux critres de la production industrielle : les hommes sont interchangeables, les techniques impersonnelles, le fonctionnement collectif et intgr (le mouvement est si puissant que le CNRS et l'universit se sont dsormais aligns sur ces

celui de l'artisan intellectuel , qui construit lui-mme sa thorie et sa mthode en les fondant sur le terrain. Comme nous le verrons, l' imagination sociologique doit toutefois obir des rgles prcises. L'entretien comprhensif est tout le contraire d'une mthode improvise.

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Le renversement du mode de construction de l'objet

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critres pour constituer les laboratoires de recherche). Le second est la fuite en avant dans la sophistication des outils, la technique devenant l'instrument de l'objectivation scientifique au dtriment de la thorie. L'interprtation, perue comme contraire la neutralit garantissant l'objectivit, est rduite au minimum, la lecture de ce qui a dj t crit (except pour d'autres productions de donnes du mme type) est nglige au profit de la seule exposition des donnes. L'essentiel de l'effort est concentr sur la technique mthodologique, jusqu' produire une vritable obsession de la mthode pour la mthode, artificiellement spare de l'laboration thorique. Ceci explique qu'une certaine manire de pratiquer l'entretien de recherche, impersonnelle et refusant l'interprtation, ait russi s'imposer au point d'apparatre (abusivement) comme la seule mthode srieuse possible.

1.2 L'artisan intellectuelEn 1959, Wright Mills avait dj violemment dnonc cette volution qu'il observait aux tats-Unis, et qu'il considrait comme une drive. Pour cet auteur, le mthodologisme s'inscrit dans un mouvement de bureaucratisation de la socit, une rationalisation sans raison qui rduit l'impact des ides sur la marche des choses. Norbert Elias (1991a, p. 160) parle du rtrcissement de la perspective sociologique et de l' tiolement de l'imagination , dus la spcialisation et la technicisation. La porte sociale du dbat sur le rapport entre thorie et mthode est donc on le voit considrable. Pour combattre l' empirisme abstrait de la production de donnes brutes et du formalisme mthodologique, ainsi que la thorie livresque et la spcialisation borne, Wright Mills prend pour modles les grands auteurs classiques et prne une figure qui ne lui semble nullement prime : celle de l' artisan intellectuel . L'artisan intellectuel est celui qui sait matriser et personnaliser les instruments que sont la mthode et la thorie, dans un projet concret de recherche. Il est tout la fois : homme de terrain, mthodologue et thoricien, et refuse de se laisser dominer ni par le terrain, ni par la mthode, ni par la thorie. Car se laisser ainsi dominer c'est tre empch de travailler, c'est-dire de dcouvrir un nouveau rouage dans la machine du monde (1967, p. 127). 12

La place de l'artisan intellectuel dans l'avenir des sciences humaines et sociales mriterait d'tre dbattue : il serait sans doute trs prjudiciable qu'elle soit lamine par l'industrialisation de la production de donnes. Actuellement, cette posture demeure importante au moins dans un contexte particulier : celui de l'tudiant s'exerant son premier travail de recherche. Ce qui est en effet demand ce dernier est de fournir la preuve qu'il est apte construire un objet scientifique, qu'il est capable d'utiliser un certain nombre d'instruments dans un objectif prcis : faire progresser la connaissance en partant d'un terrain d'enqute. Tout cela par ses propres moyens (avec la seule aide de son directeur de recherche). Le maintien de la posture de l'artisan intellectuel pour les tudiants explique que l'enseignement des classiques reste fort l'universit, alors que leur utilisation disparat presque totalement dans les secteurs les plus spcialiss ou rservs la production de donnes. D'o la fracture maintes fois signale entre enseignement et mtiers de la sociologie. Dans une posture particulire, F apprenti-chercheur ne peut avoir accs aux diffrentes mthodes disponibles avec un gal bonheur. Les techniques trs formalises, de plus en plus introduites dans l'enseignement universitaire, brillent de tous leurs feux sducteurs et se prsentent lui comme des gages la fois de scientificit et de modernisme. Beaucoup sont tents. Beaucoup aussi sont dus. D'abord parce qu'elles requirent des moyens importants, dont ne dispose pas l'tudiant solitaire. Ensuite parce qu'il est surtout demand l'apprenti-chercheur de faire progresser la connaissance : or l'nergie dpense pour matriser la technique ne laisse gure de temps pour la thorie. Les mthodes adaptes un usage artisanal plutt qu'industriel permettent davantage d'apprendre construire l'objet scientifique dans toutes ses dimensions. L'entretien comprhensif entre dans cette catgorie. C'est un instrument souple, subordonn la fabrication de la thorie.

1.3 Dbat mthodologique et dbat thoriqueL'industrialisation de la production de donnes et la spcialisation grandissante ont incontestablement affaibli le dbat thorique : chacun s'intresse avant tout ses affaires et vite d'autant plus facilement la polmique que 13

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l'intrt diminue pour ce que fait le voisin. L'accumulation des rsultats devient compartimente et aseptise, parfaitement positive dans un monde de la recherche qui officiellement dnonce pourtant le positivisme. Bien qu'affaibli et condamn la discrtion, le dbat parvient malgr tout se mener, et mme progresser dans des directions nouvelles, releves par Philippe Corcuff (1995) : les articulations micro-macro, individuel-collectif, subjectifobjectif. L'auteur regroupe ces thmes dans une galaxie constructiviste , qui devient un point de rfrence essentiel dans le paysage intellectuel. Le paradoxe est que dans le mme temps un autre courant est port par l'air du temps, cette fois dans le domaine mthodologique (le formalisme impersonnel de la production industrialise des donnes), et qu'il est en dcalage absolu avec les thmes en vogue, car particulirement mal adapt aux analyses des articulations et des processus. En d'autres termes, une vaste polmique est en train de se dvelopper, mais de faon masque : les uns dployants leur bannire conceptuelle, les autres ne ferraillant (en apparence) qu'au nom du srieux de la mthode. En d'autres termes encore : le dbat de mthode est aujourd'hui un dbat thorique qui souvent s'ignore (et qui engage l'avenir de la discipline). Autour de la question de la place de la thorie, et du contenu de cette thorie. Le prsent livre s'inscrit dans ce dbat et prend clairement position. Pour une sociologie des processus, restant fermement arrime l'invention thorique.

1.4 La multiplicit des mthodologies de l'entretienL'entretien dans les sciences humaines et sociales a dj une longue histoire. Son origine est multiple : enqutes sociales du xixe sicle, travail de terrain des ethnologues, entretiens cliniques de la psychologie. Et il s'inscrit aujourd'hui dans une vaste nbuleuse de pratiques plus ou moins proches des critres scientifiques : tudes de motivation, interviews journalistiques, etc. De cette histoire trs riche deux lments peuvent tre souligns. Premirement une tendance accorder davantage d'importance l'informateur. l'entretien administr comme un questionnaire s'est progressivement substitue une coute de plus en plus attentive de la personne qui parle. L'apport de Cari Rogers (1942) a marqu une tape essentielle en ce sens ; l'entretien 14

comprhensif s'inscrit dans la poursuite de cette volution. Deuximement, et ceci brouille les cartes : la varit des mthodes est trs grande. Chaque enqute produit une construction particulire de l'objet scientifique et une utilisation adapte des instruments : l'entretien ne devrait jamais tre employ exactement de la mme manire. Pour les deux recherches qui nous serviront d'exemple tout au long de ce livre, les protocoles ont t trs diffrents. Dans l'analyse du couple par son linge, vingt mnages seulement ont t interrogs, pendant deux ans. J'ai pris le temps de plonger dans les histoires personnelles, de susciter les confidences, de fouiller le pass : la richesse du matriau est dans la densit complexe de la chair biographique. Dans l'enqute sur les seins nus, pour une mme dure de deux ans, trois cents personnes ont t interroges, beaucoup plus brivement, le plus souvent non dans l'univers intime mais dans celui plus ludique de la plage. Le style est nettement plus vif et incisif, les questions parfois abruptes ou sournoises : la richesse du matriau est dans la trs grande diversit des rponses sur les points de dtail les plus fins. La multiplicit des mthodes porte aussi sur la place occupe par les entretiens dans le dispositif de recherche. Il est assez frquent qu'ils se limitent tre un instrument complmentaire : entretiens exploratoires permettant de lancer et de cadrer une enqute ; entretiens d'illustration pour donner de la vie des dmonstrations trop sches ; entretiens croiss avec d'autres mthodes, notamment statistiques (Battagliola, Bertaux-Viame, Ferrand, Imbert, 1993). Lorsqu'ils sont utiliss de faon principale voire exclusive, la diversit des mthodes peut alors tre ramene deux ples : comprendre ou dcrire, mesurer. Dans le premier cas l'entretien est un support d'exploration ; dans le second une technique de recueil d'information (Gotman, 1985, p. 166). L'entretien support d'exploration est un instrument souple aux mains d'un chercheur attir par la richesse du matriau qu'il dcouvre. Ne pouvant se rsoudre abandonner ce filon, il devient sourd aux critiques qui l'assaillent, l'enjoignant faire preuve de davantage de rigueur et de mthode. Il n'est pas contre. Mais quand il essaie d'appliquer les instruments qu'on lui conseille, il perd la trace de son trsor. La technique du recueil d'information est au contraire un modle de vertu mthodologique. Hlas le bel instrument ne ramne qu'un matriau pauvre du point de vue du savoir 15

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Le renversement du mode de construction de l'objet

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sociologique. Comme si l'entretien (et plus largement le travail qualitatif) tait frapp d'une mystrieuse maldiction : entre le riche mais mou et le dur mais pauvre, il semble impossible de parvenir un juste milieu. C'est ainsi que depuis la premire cole de Chicago, celle de William Thomas et de Robert Park, le conflit des mthodes est scand par un lancinant mouvement de balancier, dessinant les modes du moment : un coup vers le mou, un coup vers le dur. Aprs une priode d'orgie qualitative, un curement se fait jour au vu de la licence ambiante, de la libert laisse chacun de faire un peu n'importe quoi. C'est l'heure des cours de mthode, de la discipline (et de l'affaiblissement de la productivit des enqutes). Puis des chercheurs redcouvrent la richesse du terrain, et font sauter les carcans qui brident la dcouverte. Le temps semblait la discipline, jusqu'au retournement (ou au retour aux sources ethnologiques ?) de Pierre Bourdieu dans La Misre du monde. Les critiques ne se sont pas fait attendre (Mayer, 1995). Il est vrai que les propositions du co-auteur plus orthodoxe du Mtier de sociologue ressemblent fort une incitation retourner vers le mou aprs une priode trop dure. Mais la critique formaliste est facile : l'important n'est-il pas qu'un chercheur ait le courage de proclamer sa conviction que nous ne savons pas couter la richesse contenue dans les entretiens ? Aujourd'hui le dbat est ouvert. Le dfi est de parvenir justement viter un nouveau retour vers une phase molle. Bien que le travail qualitatif contienne l'vidence une part d' empirisme irrductible (Schwartz, 1993), des principes de rigueur devraient pouvoir tre mis en vidence, qui permettent enfin de combattre le laisseraller tout en protgeant la richesse.

vement libre de ses questions. Par contre la situation d'entretien suscite une attention de plus en plus focalise, la chasse tant dclare toutes les influences de l'interviewer sur l'interview. La consquence est de tendre vers une prsence la plus faible possible de l'enquteur (la personnalisation des conduites d'entretien pose problme ; Blanchet, 1985, p. 9), une absence en tant que personne ayant des sentiments et des opinions. La retenue de l'enquteur dclenche une attitude spcifique chez la personne interroge, qui vite de trop s'engager : la non-personnalisation des questions fait cho la non-personnalisation des rponses. Le matriau aseptis recueilli de cette faon est idal pour une analyse de contenu elle-mme impersonnelle, o le chercheur tente de rduire autant que possible ses propres interprtations. L'ensemble pourrait prendre une place privilgie dans la production industrielle de donnes, notamment avec le dveloppement informatique des analyses de contenu. Le but vis, souligne Anne Gotman, serait alors celui d'une conduite d'entretiens et d'un traitement des donnes standardiss, pour qu'il soit possible de conduire tous les autres entretiens de la mme manire, afin de rduire au minimum les variations d'un entretien l'autre . Mais, conclut-elle, pour gagner en extension, on se condamne perdre en relief (Gotman, 1985, p. 173). L'entretien comprhensif, comme nous le verrons, s'inscrit dans une dynamique exactement inverse : l'enquteur s'engage activement dans les questions, pour provoquer l'engagement de l'enqut ; lors de l'analyse de contenu l'interprtation du matriau n'est pas vite mais constitue au contraire l'lment dcisif.

1.5 L'entretien impersonnelDeux points semblent aujourd'hui progresser dans la mthodologie de l'entretien. En vrit ils font surtout l'objet d'un consensus dans la plupart des manuels : la conduite d'entretien et l'analyse de contenu. Chacun des deux a ses spcialistes et ses techniques, qui se rejoignent dans un ensemble relativement cohrent : une conception impersonnelle et standardise de l'entretien. Les entretiens directifs, ayant fait la preuve de leur faible efficacit, sont dsormais trs peu utiliss ; il est donc conseill l'enquteur de rester relati16

1.6 L'analyse de surfaceL'opinion d'une personne n'est pas un bloc homogne. Les avis susceptibles d'tre recueillis par entretiens sont multiples pour une mme question, voire contradictoires, et structurs de faon non alatoire diffrents niveaux de conscience. La mthode de l'entretien standardis touche une strate bien prcise : les opinions de surface, qui sont les plus immdiatement disponibles. Matriau qui n'est pas en soi inintressant. Il est par contre prjudiciable de penser que l'analyse porte sur les profondeurs, ou pis encore, sur la totalit du 17

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contenu . Le terme d' analyse de contenu est d'ailleurs trs mal adapt pour les mthodes qui l'utilisent et dont la caractristique est de travailler sur le plus explicite et le plus apparent. L'ide de contenu elle-mme est problmatique, dans le mesure o elle laisse entendre qu'il pourrait tre livr de manire intgrale, comme un sac que l'on vide. Or il est trs important de bien comprendre que ceci est absolument impossible : tout entretien est d'une richesse sans fond et d'une complexit infinie, dont il est strictement impensable de pouvoir rendre compte totalement. Quelle que soit la technique, l'analyse de contenu est une rduction et une interprtation du contenu et non une restitution de son intgralit ou de sa vrit cache. Instruments adapts l'industrialisation de la production de donnes, les techniques standardises (et informatises) d'analyse de contenu sont sans doute promises se dvelopper. Mais elles sont pertinentes surtout pour un certain type de messages, dj codifis et explicites, comme les petites annonces ou, dans une moindre mesure, la presse (Cibois, 1985), le discours politique, la publicit. Le texte des horoscopes par exemple est un matriau idal : court et concis tout en constituant en lui-mme un systme clos, fini (Bardin, 1977, p. 72). Les entretiens au contraire sont non seulement d'une richesse et d'une complexit difficilement rductibles, mais ont la particularit de dissimuler l'essentiel dans les dtours et les biais de la conversation (Jullien, 1995), dans les rats de la parole claire (Poirier, Clapier-Valladon, Raybaut, 1983), dans les digressions incomprhensibles et les dngations troubles (Bardin, 1977, p. 94). L'analyse standardise de contenu ne rcolte que le plus manifeste (Michelat, 1975), quand ce ne sont pas les opinions flottantes , dont la seule fonction est de maintenir la communication verbale (Peneff, 1990, p. 85), ou les formes lexicales et syntaxiques, loin du contenu profond, lorsque les mthodes sont d'inspiration linguistique. La multiplication des techniques d'analyse de contenu n'est souvent que la projection sur la surface des textes de la prolifration des thories de la production du discours (Lger, Florand, 1985, p. 238). La technique la plus grossire tant celle du sac thmes , o le comptage des items produit un laminage et dtruit dfinitivement l'architecture cognitive et affective des personnes singulires (Bardin, 1977, p. 95). 18

Le problme est avant tout dans le mode de prsentation de la mthode. Comme le souligne Michel Messu : Si le recours la comprhension du sens ne saurait nos yeux tre en soi condamnable, propager l'illusion que l'on peut y chapper le devient (1991, p. 30). L'autre aspect condamnable des techniques standardises d'analyse de contenu (et plus largement des principes de l'entretien impersonnel) est de se prsenter comme les seules mthodes srieuses disponibles. Ce qui est doublement abusif. Parce qu'elles ne reprsentent qu'une manire particulire de conduire les entretiens et d'analyser le matriau, adapte seulement certains contextes et relativement peu employe, ne pouvant donc prtendre l'hgmonie. Et secondairement parce que la preuve de leur efficacit, mme dans ces domaines limits, n'est pas encore vraiment faite.

2. UNE AUTRE FAON DE PRODUIRE LA THORIE2.1 Qu'est-ce que construire l'objet ? Construire l'objet est une expression qui est devenue si courante en sociologie que chacun est souvent amen l'employer sans mme en saisir clairement le sens. Il est gnralement intressant de s'interroger sur de telles expressions ftiches d'une discipline. Particulirement concernant l'entretien comprhensif, qui propose un renversement du mode de construction de cet objet. L'expression vient en fait des sciences dures et de la thorie classique de la connaissance : l'objet est ce qui parvient tre spar de la connaissance commune et de la perception subjective du sujet grce des procdures scientifiques d'objectivation. Dans sa volont de fonder et de faire reconnatre la sociologie en tant que science, Emile Durkheim (1947) a t conduit mettre fortement en avant cette ide de la sparation d'avec le monde subjectif, de la chosification du social. Depuis, l'obsession de la rupture pistmologique et de l'objectivation n'a plus quitt la sociologie, et cela d'autant que la discipline n'arrivait pas atteindre une objectivation d'une qualit comparable celle qui est obtenue dans les sciences dures. C'est ainsi que les notions d'objet sociologique et de construction de l'objet sont devenues centrales et d'un usage banalis. 19

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Le renversement du mode de construction de l'objet

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2.2 Thorie et technique l'aide de quels instruments s'opre la sparation avec le sens commun el les perceptions subjectives ? Sur cette question, deux conceptions de la socio-j logie s'affrontent. Pour les uns, l'instrument prioritaire, sinon exclusif, est la technique mthodologique, la rigueur formelle, notamment sous la forme idale de la modlisation mathmatique. Pour les autres, la technique reste subordonne l'lment prioritaire de l'avance scientifique : l'hypothse, le concept, la thorie. Norbert Elias considre ainsi que le facteur dcisif de la prise de distance avec le savoir spontan est dans la manire de poser les problmes et de construire les thories (1993, p. 33). Prendre la technique comme critre dcisif de la scientificit ne touche pas au cur du problme (1991, p. 65), et constitue en fait une preuve de faiblesse de la sociologie, qui, subissant la pression idologique de modles mieux tablis, cherche ainsi se protger. La technique seule ne peut permettre de construire la distance ncessaire l'objectivation : elle n'en prend que l'apparence, mais l'objet reste plat. C'est la thorie qui lui donne du volume. tant bien entendu que, pour ne pas driver vers la spculation abstraite, elle doit procder par hypothses et procdures de vrification aussi rigoureuses que possible. 2.3 Le modle classique Les conceptions formalistes et techniques, plus scientistes que scientifiques , manquent presque toujours l'essentiel , en se fixant sur les signes extrieurs de la rigueur (Bourdieu, 1993, p. 903). Elles constituent une drive par rapport au modle classique de l'objectivation, qui intgre les deux lments : thorie et mthode. La construction de l'objet suit dans ce modle une volution bien codifie : laboration d'une hypothse (elle-mme fonde sur une thorie dj consolide), puis dfinition d'une procdure de vrification, dbouchant gnralement sur une rectification de l'hypothse. L'entretien comprhensif reprend les deux lments (thorie et mthode), mais il inverse les phases de la construction de l'objet : le terrain n'est plus une instance de vrification d'une problmatique prtablie mais le point de dpart de cette problmatisation. Les conceptions impersonnelles de l'entre20

tien, qui dominent actuellement dans les livres de mthodologie, se rapportent au contraire au modle classique (quand elles ne drivent pas vers le technicisme formel). Ceci explique l'importance des divergences entre ce type d'entretien et l'entretien comprhensif, qu'il est trs important de saisir pour viter les confusions. Dans l'entretien impersonnel, la problmatique est forme pour l'essentiel dans la phase initiale, puis le protocole d'enqute est fix comme instrument de vrification et de recueil des donnes : l'chantillon doit donc tre soigneusement labor, voire tendre la reprsentativit, la grille de questions standardise et stabilise, la conduite d'entretien marque par une rserve de l'enquteur. Enfin l'analyse de contenu tente de s'en tenir le plus strictement possible aux donnes, sans interprtation. En inversant le mode de construction de l'objet, en commenant par le terrain et en ne construisant qu'ensuite le modle thorique, l'entretien comprhensif change radicalement la dfinition de la plupart des techniques d'enqutes utilises dans l'entretien de type impersonnel.

2.4 La rupture progressiveLa rupture avec le sens commun, pour constituer l'objectivation scientifique, est souvent prsente en sociologie avec tambours et trompettes, d'une faon grandiloquente qui la positionne comme une rfrence sacre. Cette forme solennelle (qui, comme souvent, tmoigne d'une fragilit), est associe une conception radicale de la rupture : la sociologie est cense rvler un sens cach, compltement diffrent, dont les acteurs seraient totalement incapables d'avoir conscience, mme partiellement ; le discours scientifique idal est le contraire absolu du savoir commun, ce qui met en lumire son caractre de faux savoir, d'illusion. Une telle conception est l'arrire-fond ncessaire du modle classique : il faut raliser la rupture pour produire du savoir scientifique et le mode de construction de l'objet (hypothse puis vrification) ne permet de la raliser que de faon brutale. crits pistmologiques et mthodologiques font donc facilement l'unit autour de cette notion : l'objectivation consiste introduire une rupture nette, en opposition avec le savoir commun. Pourtant, dans ses dfinitions extrmes, elle ne rsiste pas preuve des faits : le savoir commun n'est pas un non savoir, il recle au 21

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contraire des trsors de connaissance (que ne sait gure exploiter le chercheur). De cette constatation, que le sociologue fait rgulirement ds qu'il retourne sur le terrain, sont ns des mouvements de contestation de la rupture pistmologique , notamment l'ethnomthodologie : savoir commun et savoir scientifique s'enchaneraient dans une parfaite continuit. Or, de la mme manire que le modle classique pousse une dfinition trop radicale de la rupture, l'opposition trop radicale ce modle dbouche sur une impasse : le savoir scientifique repose sur des principes particuliers, dont il faut rendre compte. Le dbat pistmologique reste bien entendu ouvert, et il dpasse le sujet de ce livre. Ces quelques lignes taient cependant ncessaires, car l'entretien comprhensif dfinit une modalit trs spcifique de la rupture, progressive, en opposition non pas absolue mais relative avec le sens commun, dans un aller-retour permanent entre comprhension, coute attentive, et prise de distance, analyse critique. L'objectivation se construit peu peu, grce aux instruments conceptuels mis en vidence et organiss entre eux, donnant voir le sujet de l'enqute d'une faon toujours plus loigne du regard spontan d'origine ; mais sans jamais rompre totalement avec lui. Ce qui permet de continuer apprendre du savoir commun mme quand la construction de l'objet atteint une dimension qui fait ressortir son caractre limit. Un tel mode de construction de l'objet est typique des mthodes qualitatives, qui sont confrontes la trs grande richesse informative du terrain : la problmatisation ne peut tre abstraite de ce foisonnement. Ce qui dveloppe une posture de curiosit, d'attente, d'ouverture, voire de passivit, dans les phases prliminaires de l'enqute (Schwartz, 1993). Anselm Strauss va mme jusqu' conseiller de se laisser imprgner par le terrain pour dcouvrir les premires hypothses. Je prfre personnellement partir avec une ide en tte, mais la suite est identique : l'objet se construit peu peu, par une laboration thorique qui progresse jour aprs jour, partir d'hypothses forges sur le terrain. Il en rsulte une thorie d'un type particulier, frotte au concret, qui n'merge que lentement des donnes. Ce qu'Anselm Strauss (1992) appelle la Grounded Theory, la thorie venant d'en bas, fonde sur les faits.

2.5 La sociologie comprhensiveLa perspective comprhensive a toujours t trs proche des questions poses la mthodologie qualitative : l'homme ordinaire a beaucoup nous apprendre, et les techniques formelles la base du travail de type explicatif ne parviennent rendre compte que d'une infime partie de ce savoir. Le terme de sociologie comprhensive, qui a actuellement d'autant plus les faveurs que sa dfinition reste vague, renvoie cependant des sensibilits diffrentes. Ds l'origine, Wilhelm Dilthey l'avait positionn en opposition radicale l'explication. La comprhension devient alors une pure saisie d'un savoir social incorpor par les individus : il suffit de savoir faire preuve de curiosit et d'empathie pour le dcouvrir. Cette conception a fait recette : elle est la base de courants organiss, et de tendances plus spontanes, qui prennent prtexte de l'aridit du formalisme mthodologique pour abandonner tout effort de rigueur, se laissant aller l'impressionnisme et l'intuition sans contrle. Except dans quelques phases du travail, un tel positionnement est une impasse pour les mthodes qualitatives, qui se condamneraient ne pas progresser et renforcer la suspicion leur gard. Au contraire elles ont tout intrt produire un effort continu, pour parvenir constituer une objectivation, mais selon des modalits diffrentes de celles des mthodes quantitatives. Elles peuvent pour cela s'appuyer sur une autre dfinition de la sociologie comprhensive, en fait la plus rpandue (Pugeault, 1995), qui est notamment celle qui fut labore par Max Weber en raction contre Wilhelm Dilthey. Pour Max Weber (1992), si comprhension et explication ont des points de dpart situs des ples opposs, la sociologie doit s'insurger contre l'ide qu'il s'agisse de deux modes de pense spars. La dmarche comprhensive s'appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dpositaires d'un savoir important qu'il s'agit de saisir de l'intrieur, par le biais du systme de valeurs des individus ; elle commence donc par l'intropathie. Le travail sociologique toutefois ne se limite pas cette phase : il consiste au contraire pour le chercheur tre capable d'interprter et d'expliquer partir des donnes recueillies. La comprhension de la personne n'est qu'un instrument : le but du sociologue est l'explication comprhensive du social.23

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2.6 Thorie et terrainLa question du rapport entre thorie et terrain est au cur de la sociologie comprhensive (et de la mthodologie qualitative). Dans la tradition des sciences humaines et sociales, est dfini comme thorique ce qui est abstrait (plutt sous la forme d'une architecture conceptuelle imposante que sous celle de l'hypothse naissante). Dfinition partir de laquelle la thorie drive souvent vers un art du langage : devient thoricien celui qui sait parler thorie et a une culture thorique. C'est ce que Wright Mills (1967) dnonce sous le nom de Suprme-Thorie , celle qui a oubli de rester un simple instrument aux mains du chercheur, dont l'objectif devrait toujours tre non pas la production de thorie pour la thorie mais la dcouverte, la capacit de rendre intelligible le social grce la thorie. Pour cela, il faut confronter rgulirement et de faon contrle les modles d'explication avec les faits : telle est la fonction de la mthode. La mthode, comme la thorie, est un instrument, qui devrait savoir rester souple, variable, volutif. Norbert Elias souligne un point important : la mthode volue historiquement, et le point crucial de l'volution est justement la confrontation critique entre thories et observations, mouvement pendulaire ininterrompu entre deux niveaux du savoir (1993, p. 35). Le dfaut (qui tend historiquement diminuer) est de sparer ces deux niveaux, ce qui produit d'un ct des spculations non fondes, de l'autre une connaissance empirique dsordonne et confuse. Le progrs de la mthode ne peut tre ralis que par une articulation toujours plus fine entre thorisation et observation. L'entretien comprhensif a l'ambition de se situer trs clairement dans cette perspective, de proposer une combinaison intime entre travail de terrain et fabrication concrte de la thorie.

l'entretien standardis, les outils peuvent en effet donner l'impression d'tre flottants, de varier selon les envies du chercheur, qui de plus, ne se prive pas d'interprter de faon personnelle le matriau. Rgulirement, la critique tourne donc autour de la mme question : qu'est-ce qui vous permet de dire cela, quelle est la validit scientifique de vos rsultats ? Critique lgitime, car il s'agit bien du point faible de la mthode, mais critique souvent mal pose et gonfle l'excs, par incomprhension du mode particulier de construction de l'objet. Il est d'ailleurs curieux de constater combien le traitement est diffrent quand un travail se prsente sous une forme thorique classique : la question de la validit des propositions est rarement pose. Au contraire, quand un chercheur se permet quelques interprtations un peu libres partir de ses observations (qu'elles soient qualitatives ou quantitatives, entretiens ou tableaux), elle surgit rapidement. Comme si la sparation des domaines, critique par Norbert Elias, tait encore tellement ancre dans les mentalits (la thorie lieu de la spculation, les donnes lieu de la mesure ou de la stricte description) que les interdits portent surtout sur les articulations (alors que c'est par l justement que peut progresser le mode de construction de l'objet). De plus, la pression prend une forme spcifique : elle porte non pas sur le fond des rsultats mais sur les instruments, exigeant que des preuves techniques soient fournies comme garantie du srieux du travail. Olivier Schwartz s'lve contre cette volont de vouloir imposer un modle fort de rigueur mthodologique la recherche qualitative, ce qui mutilerait ses possibilits de dcouverte (1993, p. 266).

3.2 L'incomprhension du renversementDans diffrentes instances de jugement des travaux de recherche, il est frquent que les dbats tournent l'aigre quand il est question de mthodologie qualitative. Primo parce que n'est pas tolr le degr de libert revendiqu Par Olivier Schwartz. Secundo parce que n'est pas compris le renversement du mode de construction de l'objet, y compris quand celui-ci parvient sortir de l'empirisme de faon nette. Sur le premier point, il est essentiel de saisir que les mthodes qualitatives ont davantage vocation comprendre, dtec25

3. LA VALIDIT DES RSULTATS3.1 La cible des critiquesPour qui ne saisit pas l'ensemble de la dmarche, l'entretien comprhensif, peut paratre suspect de manque de rigueur. Compar ce qui est connu de I 24

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ter des comportements, des processus ou des modles thoriques, qu' dcrire systmatiquement, mesurer ou comparer : chaque mthode correspond une manire de penser et de produire du savoir qui lui est propre. Sur le deuxime point, Anselm Strauss dnonce l'aveuglement de certaines critiques adresses la Grounded Theory. Dans le modle classique, une hypothse est avance, puis teste par un protocole d'enqute. Ce dernier doit donc tre particulirement rigoureux, car il joue le rle de garantie de la validit des rsultats. Dans le cadre des mthodes qualitatives produisant une thorie fonde sur les faits, ce test (outre qu'il est techniquement souvent impossible) n'a pas lieu d'tre, puisque le terrain est dj la contrainte initiale, que les hypothses lances ne sont pas formelles mais issues elles-mmes de l'observation : l'ordre des phases est renvers. Rsumons-nous. L'entretien comprhensif, comme les autres mthodes qualitatives, ne peut prtendre un mme degr de prsentation de la validit de ses rsultats que des mthodologies plus formelles, car il renferme une part d' empirisme irrductible . Ce serait une erreur de le pousser dans le sens du formalisme, car sa productivit inventive en serait diminue. Par contre il s'inscrit dans un autre modle de construction de l'objet, qui part d'une base solide, l'observation des faits, et doit trouver ensuite les lments spcifiques lui permettant d'viter les drives subjectivistes.

seul effet, trs dommageable, tant de dissuader les tentatives d'interprtation et de construction d'objet thorique. Les preuves sont chercher ailleurs. D'abord dans la cohrence de l'ensemble de la dmarche de recherche (Quivy, Van Campenhoudt, 1988, p. 225), la faon dont les hypothses sont appuyes sur des observations et articules entre elles, les gnralisations contrles. Ensuite dans l'analyse prcise du modle qui est dgag, et dans son adquation aux faits. Mme le modle thorique le plus parfait a ses failles, surtout quand il est confront aux donnes ( plus forte raison quand il s'agit de la fragile laboration d'un apprenti-chercheur). Enfin dans le jugement sur les rsultats plus concrets. L'valuateur est cens connatre le domaine investigu, les statistiques, les travaux recoupant le sujet. Il peut donc mettre en doute certaines propositions et demander des complments d'information.

3.4 Modle social et modle sociologiqueDeux niveaux de thorisation peuvent tre dgags : la modlisation sociale, qui dcrit un comportement ou un processus encore mal connus, et la modlisation sociologique, qui propose un nouveau groupe de concepts. Ces deux niveaux renvoient des instances diffrentes qui, moyen ou long terme, peuvent participer l'valuation de la validit des rsultats, en dehors des personnes ayant officiellement pour fonction de juger. Le modle social est susceptible d'tre discut dans les instituts de production de donnes, mais aussi dans les mdias ou dans des dbats publics. L'homme ordinaire est en effet comptent pour dire si ce qui est dit de lui correspond ou non ce qu'il en sait. Certes l'homme ordinaire n'a pas toujours raison. Mais si une majorit d'hommes ordinaires se prononce contre la vracit d'un modle social, il est fort probable que ce dernier doive tre revu. Le modle sociologique, s'il a belle allure et de la chance, a pour sa part un long avenir de critiques et de tentatives d'invalidation qui s'ouvre devant lui : plus il aura l'audace de briller au firmament des modles, plus il subira les assauts. Le rythme de la critique des modles sociologiques est gnralement plus lent. Dans La Trame, je dgage un modle social, l'entre progressive en couple, et un modle sociologique, la dynamique de la mmoire du corps. 27

3.3 Les critres de l'valuationDans le modle classique, le protocole d'enqute joue en lui-mme le rle de preuve : la sanction est donc immdiate et la communaut scientifique peut juger de la validit du test. Dans l'entretien comprhensif, les hypothses sont tires de l'observation, ce qui est une bonne garantie de dpart, mais pas une garantie l'arrive : le chercheur peut en effet se laisser aller des interprtations abusives, qu'il sera difficile de dceler. Difficile mais pas impossible : le jugement de la validit des rsultats d'un travail qualitatif exige une attention trs prcise, sur le fond. L'important est de comprendre que les instruments techniques offrent peu de garanties, contrairement au processus classique hypothse-vrification, car ils ne jouent pas le rle de test. Il ne sert donc rien de s'acharner sur eux, le 26

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Autour du premier, de nouveaux chiffres ne cessent d'tre diffuss et des enqutes diverses d'tre lances : chacun peut ainsi juger de faon plus prcise de la validit du modle. Le second hlas n'a pas eu (ou trs peu) le bonheur de connatre le firmament des modles, et est ainsi protg des assauts : l'valuation thorique n'a donc pas jou, mais elle peut se dclencher tout instant. Il est d'ailleurs frquent qu'elle prenne son temps pour se dvelopper, avec des dcalages de plusieurs annes, voire de dizaines d'annes.

3.6 La saturation des modlesLa validit des rsultats est juge sur leur prsentation publique, par les personnes qui prennent connaissance de la recherche. Avant d'arriver ce stade, le chercheur a cependant lui-mme une premire ide sur cette validit : il sait, ou croit savoir, si ce qu'il dit est solide ou fragile. Certes l'impression de solidit peut n'tre qu'une illusion, reposant sur une croyance en des thses non fondes. Mais il existe des instruments pour la tester : le principal est la saturation des modles. Ces derniers sont dgags progressivement de l'observation. Au dbut ils sont trs flous et sans cesse remis en cause par de nouvelles observations. Puis ils deviennent plus nets et se stabilisent, les faits confirmant les grandes lignes et prcisant des points de dtails ; jusqu'au moment o il est possible de considrer qu'il y a saturation : les dernires donnes recueillies n'apprennent plus rien ou presque. ce stade le chercheur a dj prouv par lui-mme la validit des rsultats, grce cet instrument interne ; il ne lui reste plus qu' travailler l'argumentation et la prsentation publique, confirmer en recoupant avec d'autres sources. Il est trs rare qu'une recherche dbouche sur la mise en vidence d'un seul modle : elle est plutt constitue d'un cheveau d'hypothses, concepts et modles, situs des niveaux trs divers. La saturation ne peut donc porter sur l'ensemble, et il est mme assez frquent qu'un modle central ne parvienne pas tre satur. Ceci ne constitue pas une contre-indication la publication. Mais le chercheur doit alors trouver la forme adapte, exposer ses rsultats avec prudence, en signalant qu'ils demandent tre confirms.

3.5 Preuve immdiate et long termeDans le cadre d'une recherche qualitative, la preuve de la validit des rsultats est difficile fournir de faon immdiate : ce n'est pas le test de validation qui est jug, mais la fiabilit des modles tirs de l'observation. Les modles sociaux demandent de nombreuses confrontations avec des instances trs diverses ; les modles thoriques ne bnficient que trs lentement d'une valuation et cette dernire est rarement substantielle. Pourtant, aprs des annes, ce qui tait apparu peu rigoureux et impressionniste certains, peut faire la preuve de son caractre construit et scientifique, quand la nouveaut des propositions est assimile par la communaut. C'est par exemple le cas avec le courant interactionniste, qui de plus est parvenu s'tablir dans la dure grce une cumulativit de ses rsultats (Schwartz, 1993). Le chercheur isol n'a pas toujours la chance de s'inscrire dans un courant aussi structur. son niveau, la notion de cumulativit est toutefois essentielle. L'valuation d'une recherche peut tre perue de trois faons : dans l'immdiatet de sa publication, dans le temps plus long de la critique thorique de cette recherche, et en la resituant dans l'ensemble d'une carrire. Ce n'est pas tant la recherche qui est alors value que la rputation du chercheur travers elle. Si de prcdents travaux ont montr avec le temps que ses interprtations taient fondes, la prdisposition lui faire confiance sera plus grande dans les recherches suivantes. Et inversement : le chercheur pris une fois en dfaut sera ensuite surveill de plus prs.

3.7 Les instruments complmentaires de validationL'essentiel de la validit vient de l'intrieur de la recherche et ne peut tre bien juge qu' long terme. Il y a l un aspect dlicat des mthodes qualitatives, notamment dans le cadre des instances officielles d'valuation : jurys, comits de lecture. L'apprenti-chercheur (comme le chercheur confirm d'ailleurs) a donc tout intrt utiliser autant que possible des instruments complmentaires de validation. En ce qui concerne les modles sociaux mis en vidence, il serait bien tonnant qu'il ne puisse disposer de statistiques ou 29

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d'autres enqutes sur le mme sujet ou un sujet voisin. Il est non seulement important de les confronter avec les rsultats de la recherche, mais aussi de le faire avec rigueur. Il est vraisemblable en effet que les conclusions ne soient pas parfaitement identiques. Plutt que de taire les diffrences, les analyser permet de prciser et de valider le modle. Quant l'objection bien connue : II n'existe rien sur mon sujet de recherche , il n'est pas exagr de dire qu'elle est toujours fausse. Tout sujet a une infinit de liens tranversaux avec d'autres sujets : il suffit de dgager ces liens pour pouvoir utiliser des donnes disponibles. Une tentation frquente est de tenter de produire des statistiques en utilisant le matriau qualitatif, pour donner un vernis de srieux la recherche : untel fera un tableau double entre ou une typologie dtaille sur la base d'un chantillon de 15 personnes, tel autre tablira un pourcentage au centime prs. Ces tentatives ne sont pas toujours condamnables : quelques proportions peuvent donner une indication utile. Mais elles doivent rester prudentes et conserver un caractre secondaire. Et en aucun cas elles ne peuvent jouer le rle de renforcement de la validit des rsultats. Les utiliser en ce sens produit gnralement l'effet contraire : les mesures construites sur du sable sont facilement critiques, entranant dans leur chute des analyses qui auraient parfois mrit un meilleur sort. Les mthodes qualitatives ont pour fonction de comprendre plus que de dcrire systmatiquement ou de mesurer : il ne faut donc pas chercher leur faire dire plus qu'elles ne peuvent sur le terrain qui n'est pas le leur. Par contre les rsultats doivent tre rgulirement croiss et confronts avec ce qui est obtenu par d'autres mthodes, notamment statistiques. L o l'entretien comprhensif creuse pour dcouvrir les processus l'uvre, la scne doit tre situe avec prcision, dans un paysage dj connu grce des enqutes diverses. Ceci porte un nom : le cadrage d'une recherche. Bien cadre, l'enqute qualitative peut prendre davantage de libert, et donc tre plus inventive. En ce qui concerne les modles sociologiques, le croisement est oprer avec des productions de mme niveau, c'est--dire des textes thoriques : c'est le jeu classique des rfrences. L'erreur habituelle consiste accumule! un maximum de rfrences, d'auteurs bien en vue, utiliss comme cautions par le seul fait d'tre cits, mme si c'est dans le dsordre et plus ou moins 30

propos. L'idal est au contraire de n'employer que des rfrences adaptes, au moment prcis o elles sont utiles dans une dmonstration. La rfrence est un lment de validation, mais elle doit autant que possible tre utilise en mme temps comme un instrument faisant progresser l'argumentation : sa fonction de garantie de la validit, moins extrieure et plaque, n'en sera que plus forte. Reste un dernier lment de preuve : la prsentation des donnes partir desquelles ont t labores les hypothses. C'est souvent celui qui est mis en avant, notamment sous la forme de longues citations d'entretiens. Or, comme nous le verrons, ces dernires ont un effet nfaste et affaiblissent la construction de l'objet. La validit d'un modle tient beaucoup plus la cohrence des enchanements, la justesse d'illustration d'une hypothse, la prcision d'analyse d'un contexte : la finesse des articulations entre thorie et observation. Il est toutefois conseill de fournir autant que possible quelques instruments de contrle. Il est utile par exemple que les enqutes puissent tre situs chaque fois qu'ils sont cits, surtout quand les entretiens ont t approfondis, auprs d'un chantillon rduit. Ainsi, dans La Trame j'ai ralis un index biographique qui permet de faire une lecture transversale du livre, en suivant l'histoire de chaque personnage. Un tel contrle transversal est un bon moyen pour viter la manipulation d'extraits d'entretiens et les commentaires abusifs : gare aux interprtations de la p. 162, peu compatibles avec celles de la p. 27 !

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COMMENCER LE TRAVAIL : RAPIDIT, SOUPLESSE, EMPATHIE1. ENTRER DANS LE SUJET1.1 La question de dpartLe travail d'enqute commence par le choix d'un sujet. Tous les sujets sont possibles : n'importe quel aspect de la socit, qu'il soit banal, insignifiant, trange, mystique ou politis, peut donner lieu une investigation sociologique : un sujet en apparence mauvais peut dboucher sur une bonne recherche. Mais il est des sujets meilleurs que d'autres : il y a donc tout intrt bien rflchir au thme de dpart. Le sujet idal est clair et motivant : le chercheur sait o il va et il a envie d'y aller, parce qu'il a l'intuition qu'il peut y avoir l matire dcouverte. Dfinir un thme ne suffit pas : trs vite il est indispensable de rflchir aux limites, car le premier danger de la recherche est de partir dans tous les sens, de se perdre dans les sables, et de rendre ainsi impossible toute construction d'objet. Pour combattre ce risque, la dfinition de limites est un garde-fous lmentaire. L'arme principale est toutefois intrieure : elle est constitue par l'architecture conceptuelle qui est au cur de l'objet en construction : c'est elle qui tient l'ensemble et vite les drives et les clatements. Certains travaux sont plutt descriptifs : les limites extrieures jouent alors un rle primordial. D'autres prennent davantage une dimension thorique : c'est le cur conceptuel qui devient dans ce cas le principe d'unit. Souvent ils sont entre les deux : ce qui oblige le chercheur faire intervenir les deux principes d'unit et les combiner entre eux. Ce qui est plus facile dire qu' faire. Car l'cheveau conceptuel est en progression continue et il n'a aucun gard pour l'unit du terrain, qu'il brise chaque avance. Dans ce processus volutif de construction de l'objet partir des faits, le chercheur doit donc sans cesse oprer des choix et sacrifier l'un des deux principes d'unit au nom de l'autre. Le conflit d'influence a un espace Privilgi : le plan. Les titres des parties et des paragraphes sont en effet une 33

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bonne indication pour savoir lequel des deux principes a battu l'autre et si la victoire a t crasante. Quand le chercheur ne comprend pas ce mcanisme deux composantes, cartel, il a tendance ragir sur un mode dfensif pour masquer l'clatement. Le rsultat est qu'il perd la matrise de la construction, et se laisse craser par le poids du matriau. La matrise de la construction de l'objet est au centre de tout, et cela ds les premiers instants de la recherche. Il ne suffit donc pas de choisir un thme, mme s'il est clair et motivant. Trs vite il faut lui associer une ou plusieurs hypothses, une question de dpart. C'est partir d'elle, et non du terrain en lui-mme, que le contenu thorique va prendre du volume. Anselm Strauss propose de s'immerger d'abord dans les faits pour mieux la choisir. C'est une dmarche possible. Mais elle exige mon avis une grande exprience ; elle est donc dconseille aux dbutants. Car le terrain est si riche qu'il a vite fait de noyer le chercheur, d'abord merveill par tant de richesse, puis incapable de la dominer. Il me parat donc plus judicieux d'avoir ds le dbut une ide en tte, qui jouera le rle de guide vitant de se perdre. Il est mme tout fait possible de partir d'une hypothse, d'une question, pour dfinir ultrieurement un sujet et un terrain. Mme si la suite peut rserver bien des surprises, une petite avance est ainsi prise au dpart dans la comptition continuelle entre le chercheur qui veut dominer le matriau (en construisant une architecture conceptuelle), et le matriau qui dans son processus d'accumulation tend sans cesse l'engloutir. Dans La Trame, mon ide de dpart, la mmoire du corps, est reste la mme jusqu' l'arrive. Guide solide donc, d'autant plus utile que le terrain au contraire (nous le verrons plus loin) a subi de grandes variations. Dans Corps, le terrain, dfini de faon plus rigide, n'a pas vari. Par contre l'hypothse de dpart a t totalement infirme par l'enqute. Avais-je donc choisi une mauvaise hypothse ? Je ne le pense pas, car une hypothse mme fausse (mieux vaut souvent une hypothse fausse que pas d'hypothse du tout) peut tre dans certains cas un bon instrument de travail. Ceci mrite d'tre dtaill. Mon ide de dpart tait la question de la distance au rle. Quel est le lien entre un rle, structure sociale, et l'individu qui l'occupe ? Quelle est la nature de la distance et est-elle importante, comment fonctionne-t-elle ? Y at-il un individu l'intrieur des rles, distinct des rles ? J'avais lu Erving 34

Goffman, et constat combien la question l'avait obsd, sans qu'il parvienne des conclusions stables. La question tait claire et j'avais envie de savoir : il ne restait plus qu' trouver un thme et un terrain d'enqute. Il me fallait un rle de petite taille pour tre facilement observable, dans un contexte prcis, et en mme temps un rle fragile, contest, pour voir l'uvre la distance au rle dans toute son amplitude. C'est ainsi que j'ai choisi la pratique des seins nus sur les plages. Hlas le dpouillement des premiers entretiens fut dsastreux pour l'hypothse. Paralllement le matriau tait trs riche sur d'autres points, non prvus au dpart, notamment les normes implicites de comportement. J'aurais pu alors abandonner la question de la distance au rle, sans que les dgts causs par cet chec soient importants. Mais je n'avais toujours pas de rponse cette question et j'tais incapable de la chasser de mes penses : rgulirement, elle me revenait en tte quand je dpouillais le matriau. Une hypothse qui entre en disgrce provoque chez le chercheur qui croyait en elle des sentiments dsagrables ; il la sent mourir. Il existe toutefois deux sortes de mort pour les hypothses : l'une dfinitive, l'autre simple prlude la rincarnation dans une vie nouvelle. La mienne tait de la seconde espce. Et la passion revint aprs la tristesse : si le matriau tait si pauvre c'tait parce qu'il fallait chercher dans la direction oppose : la distance au rle est introuvable car elle n'existe pas (ou seulement par dfaut, quand la prise de rle est difficile). L'individu constitue son autonomie dans les transitions, en passant d'une prise de rle une autre. Mais l'instant o il occupe un rle, il cherche le faire pleinement : plus il y parvient, plus sa libert s'largit (alors que la contrainte sociale s'appesantit quand il y a distance). La reprsentation d'un individu existant l'intrieur des rles tait impossible saisir de faon concrte car il fallait la remplacer par son contraire : des rles non pas l'extrieur mais l'intrieur, incorpors par l'individu, concept nouveau en sociologie. Mme infirme, l'hypothse de dpart n'tait donc pas un mauvais choix puisque qu'elle dboucha sur la mise en vidence d'un nouveau concept.

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1.2 La double fonction des lecturesII n'est pas de recherche sans lectures. Car aucun sujet n'est radicalement neuf, et aucun chercheur ne peut prtendre pouvoir se passer du capital de savoir accumul. Deux types de lecture sont ncessaires. Le premier a pour but de dresser l'tat du savoir sur la question traite. Il tend surtout recueillir des donnes, les cumuler et les croiser, pour mettre au point le cadrage de l'enqute. Son principe est concentrique : ce qui se rapproche le plus du cur du sujet doit tre trait d'une manire intensive ; tout ou presque est lire. La consultation des banques de donnes est ici prcieuse. Les choix de lecture deviennent au contraire plus libres mesure que les donnes s'loignent du centre. Le principe du second type de lecture est totalement diffrent : le but est non pas la synthse du savoir acquis mais la problmatisation, le nouveau savoir construire dans la recherche. Pour avancer en ce sens il faut un instrument essentiel : un groupe d'hypothses fortes et bien articules, sans lequel l'objet ne pourra prendre du volume. Les lectures peuvent fournir les hypothses qui font dfaut. Mais si l'on suit le principe concentrique, la rcolte sera obligatoirement pauvre et peu innovante, alors que l'on cherche justement du nouveau. la diffrence du savoir descriptif, l'objet thorique ne se construit pas par accumulation. Il ne prend forme au contraire que par un effet de dcentrement (Gauchet, 1985). C'est trs souvent par des lectures apparemment lointaines qu'un tel dcentrement peut se dclencher et devenir productif : les ides s'enchanent les unes aux autres et donnent des pistes de lecture surprenantes, qui ouvrent en retour sur une vision indite du sujet trait. Le point de dpart de la formation d'une hypothse est trs souvent le reprage d'une analogie dans un contexte diffrent de celui qui est trait (Geertz, 1986). Ce qui explique pourquoi il faille faire preuve de la plus grande audace dans les choix de lectures, pour dcouvrir des transversalits imprvues. La rflexion ne doit cependant pas en rester au reprage d'analogies. L'analogie en elle-mme est improductive, et des rapprochements abusifs peuvent mme introduire des confusions. Par contre le dtour par un contexte diffrent, o l'on voit l'uvre un concept la fois connu et dfini d'une autre manire, procure un regard neuf, afft et enrichi, sur son propre terrain. 36

1.3 Le temps des lecturespans le modle classique de la construction de l'objet, ou dans celui de la thorie fonde sur les faits, le temps consacr la lecture est sensiblement identique, mais il ne se situe pas aux mmes moments de la recherche. Dans le modle classique, le gros de la lecture est obligatoirement au dbut, pour laborer le corpus d'hypothses qui sera ensuite test par l'enqute. L'entretien comprhensif l'inverse ne ncessite qu'un groupe d'hypothses de dpart, la problmatisation s'oprant ensuite de faon progressive dans la confrontation avec les faits. Il est donc inutile de prolonger exagrment la phase de lecture initiale. Car le premier contact avec le terrain, dgageant de fortes intuitions (Bertaux, 1988), chamboule immdiatement et profondment les premires ides : la problmatisation solide ne commenant vraiment qu'avec l'enqute, ce serait du temps perdu. Un excs de lectures au dbut peut mme dans certains cas devenir nfaste : le chercheur a besoin d'un instrument souple pour faire lever la pte thorique et non d'une architecture trop lourde, qui crase les faits au lieu de les faire parler. Il est donc prfrable de lire juste ce qu'il faut dans les premires phases, pour avoir une ide des acquis du savoir, cadrer la recherche, et disposer de quelques questions assez travailles pour bien la lancer. Le dosage est toutefois diffrent selon les personnes : ceux qui ne se sentent pas suffisamment arms de questions pour affronter le terrain doivent poursuivre leur travail de lecture. Sitt le processus de la construction d'objet enclench, la lecture ne doit pas tre oublie. Un corps--corps singulier entre les seules ides du chercheur et les faits qu'il observe ne peut dboucher que sur un rsultat pauvre. Or l'analyste, plong dans l'infinie richesse du concret, a une impression contraire : il peut donc se laisser aller l'autosuffisance. De la mme faon que la gloutonnerie livresque (Quivy, Van Campenhoudt, 1988, p. 10) est une erreur au dbut, l'abstinence est un pch par la suite. Le chercheur doit s'alimenter rgulirement, surtout quand lui viennent des fringales de savoir au vu d'hypothses nouvelles, excitantes mais mal dgrossies. Et ceci jusqu' la fin du travail. En particulier dans la phase de pr-rdaction, quand la mise en ordre prparatoire l'acte final dcouvre des zones de carence. Mieux que 37

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de simplement les combler, des lectures appropries peuvent alors irriguer les donnes exposes ailleurs et consolider l'ensemble.

1.4 La compression de la phase exploratoireDans le modle classique, la phase exploratoire est essentielle, car c'est elle qui permet de dfinir le corpus thorique. Il arrive souvent que le choix de ce modle ne soit pas totalement assum, la contrainte mthodologique poussant le chercheur standardiser les instruments malgr lui. Il prouve alors un plaisir redoubl dans la phase exploratoire, et une frustration quand il doit en sortir. L'entretien exploratoire est une technique tonnement prcieuse , elle constitue une des phases les plus agrables d'une recherche : celle de la dcouverte, des ides qui jaillissent (Quivy, Van Campenhoudt, 1988, p. 61). Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt, auteurs d'un manuel conforme au modle classique, ressentent tout ce qui est perdu dans la standardisation de l'entretien, que par ailleurs ils conseillent. Leur conclusion est pleine de bon sens, de leur point de vue : allongez la phase exploratoire. Le mme bon sens conduit donner l'avis oppos pour l'entretien comprhensif : diminuez la phase exploratoire. Car le bonheur de la dcouverte et des ides qui jaillissent dans la confrontation avec le terrain, le chercheur doit normalement pouvoir le connatre de la mme manire dans la plupart des autres priodes de la recherche : la phase exploratoire n'est pas fondamentalement diffrente de ce qui va suivre. Et la faire durer trop longtemps pourrait avoir pour effet de retarder la mise en place plus structure de l'enqute. Dans le cadre de l'entretien comprhensif, cette phase est uniquement justifie par quelques aspects techniques, la mise au point d'instruments, principalement de la grille de questions, qui a besoin d'tre exprimente une ou deux fois, puis critique, avant d'tre vraiment rdige. Il y a tout intrt ce que ces prambules soient les plus brefs. Une des erreurs les plus frquentes dans les premires recherches est de mal grer leur droulement, en commenant toujours trop tard chaque tape. Le temps perdu au dbut est le plus pnalisant, car il se rpercute en chane et produit ce rsultat inluctable : les phases les plus cruciales sont bcles la hte (souvent un important matriau accumul n'est exploit que trs partiel38

lernent pour cette raison). L'ide d'une vritable phase exploratoire est donc dangereuse dans le cadre de l'entretien comprhensif. Elle devrait se rsumer quelques tches : les lectures pralables, une bauche d'chantillonnage, une premire rdaction de la grille, puis son essai auprs d'une ou deux personnes. Au contraire il faut entrer dans le vif du sujet le plus vite possible et combattre les temps morts et les longueurs des dbuts. La lenteur viendra par la suite : pour le moment le rythme idal est soutenu, l'objectif tant d'attaquer le travail de terrain le plus vite possible.

1.5 Le regard sur soiLa particularit de l'entretien comprhensif est d'utiliser les techniques d'enqute comme des instruments souples et volutifs : la bote outils est toujours ouverte et l'invention mthodologique est de rigueur. La construction de l'objet aussi est en volution permanente, avec des ralentissements, des impasses, des acclrations ; la gestion des phases et des rythmes dpend de ces soubresauts. En mme temps qu'il conduit les investigations et qu'il rflchit aux hypothses, le chercheur doit donc continuellement avoir un regard port sur l'conomie gnrale de l'avance des travaux. Rgulirement il dresse un bilan et se pose les mmes questions : o en suis-je ? faut-il que j'acclre ou que je ralentisse, que je change d'outils ou de direction de recherche ? S'il ne le fait pas, il perd la matrise des vnements. L'entretien comprhensif requiert au contraire un autocontrle permanent, une gestion du droulement des oprations, des dcisions continuelles. La russite de l'ensemble tient beaucoup la qualit de ces dernires ; le travail du chercheur emprunte parfois l'art du stratge.

2. DES INSTRUMENTS VOLUTIFS2.1 Le planOutre le retard aux diffrentes phases, le risque le plus grand est l'parpillement, le matriau qui fuit entre les doigts, interdisant de pouvoir construire l'objet thorique. Les contraintes extrieures, qui poussent la dlimitation 39

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du terrain et au regard sur soi, sont des aides utiles ; l'essentiel est toutefois l'intrieur : le groupe d'ides autour duquel tout va prendre forme. Il faut un fil pour enfiler les perles. J'utilise personnellement une technique inhabituelle pour vrifier l'existence de ce fil et amliorer sa qualit : je dresse un plan de rdaction ds la phase exploratoire. Un vrai plan, avec parties et sous-parties, articul, travaill comme s'il devait tre prsent un jury, comme s'il devait ne plus changer. En vrit il change ; il ne cesse mme de changer jour aprs jour. Parfois sur des dtails, des ajouts, des prcisions. Parfois par de vritables rvolutions quand une hypothse centrale est remise en cause. Ce plan volutif que j'ai toujours sous la main est mon guide, le support papier des progrs du groupe d'hypothses. Sa prsence rapproche me rappelle galement l'obligation d'autocontrl et de matrise des vnements. Le premier plan n'est pas facile rdiger. Il implique une entre rapide dans le vif du sujet (mais c'est justement cela qui est recherch). Il comporte galement un risque pour qui n'aurait pas compris le principe de l'utilisation souple des instruments : qu'il soit considr comme un plan dfinitif, qu'il rigidifie les dveloppements futurs, et empche les dcouvertes. Pour donner une ide, il n'est gure plus de 10 ou 20 % de mon plan initial qui se retrouve l'arrive. De mme que la rdaction d'un plan, la dfinition d'un titre ds le dbut joue la fois le rle de guide et de vrification de la cohrence de l'objet. Si le titre est impossible trouver, complexe, tiroirs, c'est la preuve qu'il reste du travail de mise au point. Bien entendu par la suite, le titre aussi volue, en parallle l'volution de la recherche.

2.2 L'chantillonLa constitution de l'chantillon est juste titre une des pices matresses de l'entretien standardis : il doit tre soit reprsentatif ou s'approchant de la reprsentativit, soit dfini autour de catgories prcises. L'analyse de contenu ayant lieu en surface, la validit des rsultats dpend en effet pour beaucoup de la qualit de l'chantillonnage. Il n'est pas rare d'ailleurs que les catgories de classement des opinions donnent lieu des corrlations, comme 40

dans les mthodes quantitatives. Dans l'entretien comprhensif, ces corrlations sont rarement utilises et font seulement fonction d'indices, le matriau tant le point de dpart d'une nouvelle enqute, d'une investigation en profondeur rvlant la complexit des architectures conceptuelles singulires. Face une telle complexit et une telle richesse, le caractre significatif des critres classiques (ge, profession, situation familiale, rsidence) devient moins oprant : ils fixent le cadre mais n'expliquent pas, alors que l'histoire de l'individu explique. La constitution de l'chantillon devient alors un lment technique moins important. Ce qui ne signifie pas qu'il puisse tre form n'importe comment. L'erreur viter est la gnralisation partir d'un chantillon mal diversifi : par exemple parler du comportement des Franais alors que l'on n'a interrog que des jeunes, voire uniquement des tudiants. L'idal (quand ce n'est pas une catgorie prcise qui est vise) est donc de pondrer les critres habituels (ge, profession, etc.) comme pour un chantillon reprsentatif, tout en sachant qu'en aucun cas un chantillon ne peut tre considr comme reprsentatif dans une dmarche qualitative (Michelat, 1975). Il n'est d'ailleurs pas justifi de pousser cette pondration l'extrme, surtout pour les petits chantillons. Rien n'assure que le seul agriculteur slectionn parlera comme les agriculteurs qu'il est cens reprsenter : exiger de plus qu'il soit clibataire, qu'il ait entre 30 et 40 ans et qu'il habite en Bourgogne, rend encore plus improbable le caractre reprsentatif de son propos. L'important est simplement d'viter un dsquilibre manifeste de l'chantillon et des oublis de grandes catgories. La dmarche qualitative allant bien au-del du recueil d'opinion, les individus et les groupes qui constituent l'chantillon ne sont pas uniquement slectionns par rapport aux caractristiques supposes de leurs propos : ils peuvent aussi jouer un rle plus dynamique dans l'enqute. Dans Corps, l'essentiel de l'chantillon est constitu de personnes trouves et interroges sur la plage (une valuation trs approximative des grandes catgories ayant t effectue sur la base d'une observation pralable). Il y a pourtant une disproportion nette, et qui a t voulue : deux cents femmes pour une centaine d'hommes. La comprhension des perceptions fminines tait en effet au cur de l'enqute : il est tout fait possible de produire des effets de loupe Partir du moment o les opinions ne sont pas traites plat. Par ailleurs, ces 41

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entretiens en situation ont t complts par des entretiens de professionnels de la plage (plagistes, CRS, commerants), et des entretiens raliss au domicile de personnes ne frquentant pas ce type de lieu. L'importance numrique de ces deux groupes aurait pu tre trs diffrente, sans que les rsultats soient changs. une condition : que celui qui parle soit toujours situ lors de l'analyse du matriau. Plus ce principe est respect, plus la constitution de l'chantillon peut tre effectue avec souplesse. Le travail s'effectue plusieurs niveaux de rflexion parallles. Toute investigation du matriau doit se doubler en permanence d'une analyse des conditions de production du discours : qui est celui qui prononce ces phrases et pourquoi les prononce-t-il ainsi ? C'est d'ailleurs pourquoi les critres classiques utiliss pour constituer un chantillon reprsentatif sont vite dpasss : chaque instant de dpouillement du matriau apporte de nouveaux lments de cadrage, infiniment plus nombreux, plus prcis et plus riches. Cette attitude rflexive, le croisement permanent entre travail sur le fond, regard sur les conditions de production du discours, et regard sur l'conomie gnrale de la construction de l'objet, prend toute sa dimension dans une perspective volutive ; plus le chercheur avance, plus les lments de cadrage s'affinent. Le mouvement donne l'apparence d'tre cumulatif pour les dtails, mais il est plein de surprises pour les hypothses centrales : les rebondissements et retournements ne sont pas rares. Au niveau des histoires de vie, les dtails accumuls peuvent ainsi prendre brusquement un sens nouveau (notamment quand une logique identitaire qui avait t mise en vidence se rvle tre secondaire). Au niveau de la progression de l'objet, des changements importants peuvent ncessiter une.reformulation de l'chantillon en cours d'enqute : il faut en effet toujours essayer de trouver les personnes susceptibles d'apporter le plus par rapport aux questions poses (Rabinow, 1988). Dans La Trame, le schma initial de l'chantillon avait t constitu de faon trs simple : vingt mnages diversifis selon l'ge et la catgorie sociale. La question de dpart tait prcise et de niveau thorique : la mmoire du corps. Le choix d'tudier des couples tait en fait un lment de mthode : pour comprendre comment des significations s'inscrivent dans des gestes, il semblait intressant de prendre des petites units intimes o se42

confrontent quotidiennement des manires de faire diffrentes. Le protocole d'enqute jouait cette carte au maximum : entretiens spars de l'homme et de la femme, puis relev de toutes les ambiguts et zones d'ombre, rdaction d'une grille personnalise autour des contradictions conjugales, enfin entretiens avec les deux conjoints runis pour s'expliquer sur ces contradictions. Hlas la premire vague d'interviews (six mnages) produisit beaucoup de dception : les couples se livraient trs peu, par phrases brves et banales. Je dcidai alors un changement de tactique, en utilisant l'chantillon. Les six couples interrogs taient des mnages installs, ayant dj pris leurs habitudes : j'mis l'ide que des couples en cours de formation, vivant plus directement les diffrences des manires dans la mise en place de leur organisation, auraient davantage dire. Le principe de l'chantillon fut donc chang, et huit jeunes couples furent interrogs. La tactique choua : les jeunes ne disaient gure plus (parce qu'il est trs difficile d'exprimer ce qui est profondment inscrit dans le corps). La solution n'tait pas dans la phase d'enqute, mais dans l'analyse du matriau, ce que j'allais comprendre plus tard : les phrases banales peuvent dire beaucoup quand on parvient les faire parler. L'chec n'tait toutefois pas total : le dtour par les jeunes couples m'avait fait dcouvrir un processus social passionnant et d'actualit, le nouveau mode d'entre en couple. Une pause s'imposait dans la recherche, et s'ouvrait une priode de bilan et de doute. cet instant, tout tait devenu incertain, l'objet comme le protocole d'enqute. L'issue fut trouve dans un compromis entre niveau social et niveau sociologique : l'objet fut recompos autour de deux lments de niveau diffrent, le couple et la mmoire du corps, avec le couple comme dominante ; le style de rdaction fut dfini un niveau moins thorique. La grille de questions fut revue, enrichie sur l'aspect conjugal ; l'chantillon ayant t dsquilibr, les six derniers entretiens furent effectus auprs de mnages plus anciens pour corriger ce dsquilibre. Cette histoire d'un chantillon ne constitue pas bien videmment un modle suivre ; son caractre mouvement est d une suite de difficults et d'checs qu'il est prfrable d'viter quand c'est possible. Mais tout dpend de ce que l'on trouve ou ne trouve pas, de l'avance de l'enqute, de la construction de l'objet ; l'chantillon n'est qu'un instrument. Un dernier mot sur l'chantillon : j'emploie ce terme parce qu'il est large43

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ment employ. Il est cependant mal adapt dans une optique qualitative, car il porte en lui-mme l'ide de la reprsentativit et de la stabilit. Dans l'entretien comprhensif, plus que de constituer un chantillon, il s'agit plutt de bien choisir ses informateurs.

2.3 La grilleLa grille de questions est un guide trs souple dans le cadre de l'entretien comprhensif : une fois rdiges, il est trs rare que l'enquteur ait les lire et les poser les unes aprs les autres. C'est un simple guide, pour faire parler les informateurs autour du sujet, l'idal tant de dclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple rponse aux questions, tout en restant dans le thme. En d'autres termes : d'oublier la grille. Mais pour y parvenir, il faut qu'elle ait t au pralable totalement assimile, rdige avec attention, apprise par cur ou presque. Certains chercheurs laborent leur grille de faon trs gnrale, voire sous forme de thmes. Je prfre une suite de vraies questions, prcises, concrtes. Car elles fournissent des outils plus affts. Je les rdige en direction d'un informateur fictif, en tentant de m'imaginer ses ractions et ses rponses, ce qui permet d'augmenter la prcision. Les ractions et les rponses de l'informateur rel seront bien entendu diffrentes, mais il suffira d'adapter dans le cadre de l'entretien. La suite des questions doit tre logique (il est utile de les ranger par thmes) et l'ensemble cohrent : le coq--l'ne et le pot-pourri doivent tre systmatiquement combattus. Pour une raison qui est rarement prise en compte : l'informateur gre son degr d'implication dans l'entretien, et celuici dpend en grande partie de la confiance qu'il fait l'enquteur. Des questions sans suite, ou des questions surprenantes non justifies, lui donnent immdiatement une indication ngative (de Singly, 1992). Ce qui l'incite d'autant plus ne pas trop s'engager que les changements de thmes ne lui en laissent pas le temps. Les premires questions ont une importance particulire, car elles donnent le ton (ce n'est qu'ensuite que la dynamique de conversation s'envole et peut faire oublier le reste de la grille) : elles seront donc presque toujours poses. 44

Des tactiques diverses sont possibles. On peut commencer par quelques questions simples et faciles, juste pour rompre la glace. Mais elles ne doivent pas tre trop nombreuses, car l'informateur s'installerait dans un style de rponses de surface. Une tactique inverse peut tre choisie. Dans la suite de l'entretien, l'informateur dispose de repres fournis par ses premires rponses, qui fixent trs vite un cadre et diminuent l'incertitude. Au contraire au dbut tout reste ouvert, et il est possible d'en profiter pour poser d'emble une question centrale, tester ce qui est dans les ttes avant que des guides de rponses soient fournis. Dans Corps, le choix fut intermdiaire. Les deux premires questions taient simples, descriptives, et le ton incitait une rponse rapide : Vous venez souvent sur cette plage ? Il y a beaucoup de femmes qui se mettent seins nus ici ? Puis changement de style de l'enquteur, locution lente et appuye, pour bien signifier l'importance et la difficult de la question suivan