kerbrat interaction 98

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Mme Catherine Kerbrat- Orecchioni La notion d'interaction en linguistique : origine, apports, bilan In: Langue française. N°117, 1998. pp. 51-67. Abstract Catherine Kerbrat-Orecchioni, The concept of interaction in linguistics: its origins, contributions and results We will first mention a number of reasons concerning why interactive orientations were so long to take hold in France. We will then touch upon some innovations that this new orientation has introduced as regards the object of analysis (prime importance of oral discourse in dialogue), the methodology (exclusively data-driven) and the facts considered relevant in the analyzed corpus. The study will end with an attempt to draw conclusions of the impact of interactive orientation on linguistic studies. Citer ce document / Cite this document : Kerbrat-Orecchioni Catherine. La notion d'interaction en linguistique : origine, apports, bilan. In: Langue française. N°117, 1998. pp. 51-67. doi : 10.3406/lfr.1998.6241 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1998_num_117_1_6241

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Page 1: Kerbrat Interaction 98

Mme Catherine Kerbrat-Orecchioni

La notion d'interaction en linguistique : origine, apports, bilanIn: Langue française. N°117, 1998. pp. 51-67.

AbstractCatherine Kerbrat-Orecchioni, The concept of interaction in linguistics: its origins, contributions and resultsWe will first mention a number of reasons concerning why interactive orientations were so long to take hold in France. We willthen touch upon some innovations that this new orientation has introduced as regards the object of analysis (prime importance oforal discourse in dialogue), the methodology (exclusively data-driven) and the facts considered relevant in the analyzed corpus.The study will end with an attempt to draw conclusions of the impact of interactive orientation on linguistic studies.

Citer ce document / Cite this document :

Kerbrat-Orecchioni Catherine. La notion d'interaction en linguistique : origine, apports, bilan. In: Langue française. N°117, 1998.pp. 51-67.

doi : 10.3406/lfr.1998.6241

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1998_num_117_1_6241

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Catherine KERBRAT-ORECCHIOM Groupe de Recherches sur les Interaelions Communicalives, CM RS-Univcrsité Lumière Lyon 2

LA NOTION D'INTERACTION EN LINGUISTIQUE : ORIGINES, APPORTS, BILAN

« J'ai observé peu de sujets aussi évidents qui aient été aussi rarement, ou du moins, aussi superficiellement analysés que la conversation ; et, vraiment, j'en connais peu d'aussi difficiles à traiter comme il le fau

drait, ni sur lesquels il y ait autant à dire » (J . Swift, in A. Morellct, 1995, p. 101) « On étonne toujours un peu, les conversationalistes. Des linguistes m'ont dit : "Pourquoi donc continuent-ils à faire des recherches sur les conversations, alors qu'on sait d'avance ce qu'ils ont à trouver ?" » (L. Quéré, 1985, p. 73)

Savoureux paradoxe : en 1710, l'auteur des Voyages de Gulliver se montre plus perspicace que bien des linguistes contemporains au sujet de ce qui devrait pourtant constituer pour eux un objet de prédilection : la conversation. Car il y a certes beaucoup de choses à dire sur cet objet, et quiconque s'est aventuré sur cette terre qui jusqu'à une période récente restait quasiment inexplorée sait quels fabuleux trésors elle recèle, et des plus insoupçonnables \

D'une part, il semble difficile de contester le fait que « parler c'est interagir » (J. Gumperz) ; que « l'interaction verbale est la réalité fondamentale du langage » (M. Bakhtine 2), et qu'on ne saurait donc espérer comprendre la véritable nature de ce langage sans porter une attention minutieuse et exigeante aux moyens qu'il met en œuvre pour parvenir à ses fins communicatives. Mais d'autre part, il est tout aussi incontestable que telle n'a pas été la préoccupation majeure de la linguistique moderne, en dépit des vigoureux rappels d'un Bakhtine, d'un Jakobson ou de quelques autres 3.

Il convient donc en premier lieu de s'interroger sur les raisons qui font que la linguistique a mis tant de temps à prendre au sérieux ce fait difficilement contestable, que le langage verbal a pour fonction première de permettre la

1. Nous avons constitué cette année une escouade d'étudiants chargés de décrire le fonctionnement des échanges dans divers types de magasins. Au retour de leur exploration de leurs corpus respectifs, tous ont eu ce cri du cœur : « ça alors, je n'aurais jamais cru que ça se passait comme ça ! »

2. Ou V. Volochinov, ou quelque autre membre du « Cercle de Bakhtine », dont le discours sur la polyphonie est lui-même comme on sait d'essence polyphonique...

3. Voir Les interactions verbales t. I, p. 12 et 56-7.

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communication interpersonnelle dans les diverses situations de la vie quotidienne ; ce qui implique que pour appréhender l'objet-langue, il faut d'abord s'intéresser à ses réalisations en milieu naturel, c'est-à-dire analyser de très près, sur la base d'enregistrement de données « authentiques », le fonctionnement d'échanges langagiers effectivement attestes. Or curieusement, il a fallu attendre en France les années 1980 pour voir certains linguistes recourir systématiquement à cette pratique descriptive, qui reste encore du reste minoritaire 4.

1 . Une implantation tardive

Les raisons de ce qui peut apparaître comme une sorte de dénégation de la vocation communicative du langage sont évidemment diverses. Passons sur les considérations d'ordre strictement technologique : l'invention du magnétophone ne date pas d'hier — cet engin propre à provoquer en linguistique « une révolution comparable à celle du microscope » dans d'autres domaines scientifiques, d'après ce que prophétisait Raymond Queneau... en 1955 5 ! Rappelons cette « évidence » et cette « difficulté » conjuguées qu'évoque Swift, et qui caractérisent en effet les conversations quotidiennes, lesquelles sont tout à la fois perçues comme triviales, et soupçonnées d'être d'une effroyable complexité (quand elles ne sont pas carrément admises comme échappant par leur caractère par trop insaisissable et anarchique à toute tentative de théorisation) : bref, le coût descriptif qu'elles exigent serait très excessif au regard du piètre prestige dont elles jouissent. Évoquons enfin quelques facteurs explicatifs attenant à l'histoire locale de notre discipline, ou plutôt des différentes disciplines concernées par la notion d'interaction :

• En France, la linguistique est fille de la philologie (pour qui la langue n'existe guère qu'à travers un corpus de textes écrits). Tradition passablement mise à mal au tournant de ce siècle par le raz-de-marée structuraliste — mais l'héritage saussurien ne s'est guère montré lui non plus favorable à l'interactionnisme, ramenant la langue à un système décontextualisé, et s'intéressant surtout à ses réalisations écrites (alors que le Cours de linguistique générale affirme et la primauté de l'oral, et le caractère social de la langue : l'histoire est bien connue, elle ne laisse pas moins d'étonner).

• En France toujours, la sociologie de ce siècle est essentiellement marquée par les conceptions de Durkheim, qui sont elles aussi assez éloignées des préoccupations interactionnistes 6. Aux Etats-Unis à l'inverse, se développe et s'affirme au cours des années 1920-1930, au sein du département de sociologie de l'université

4. Sauf évidemment dans certains domaines spécialisés, comme la dialectologie ou la socio- linguistique.

5. In Bâtons, chiffres et lettres, p. 88. 6. A la différence des conceptions de son adversaire malchanceux, que l'on redécouvre

aujourd'hui, G. Tarde — voir sur cette question Chiss et Puech 1997, pp. 107-128.

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de Chicago, une tout autre tradition, celle de l'« interactionnisme symbolique », dont E. Goffman, puis les ethnométhodologues H. Sacks et E. S chegloff (fondateurs de l'« analyse conversationnelle ») seront les héritiers directs 7. • Pour ce qui est de Г anthropologie , de V ethnologie et de Г ethnographie, deux choses méritent à cet égard d'être signalées 8 :

— Ala différence là encore de ce qui s'est passé outre-Atlantique (développement au début des années 1960 de l'« ethnographie de la communication », encore aujourd'hui fort vivace alors que ce courant est chez nous quasiment inexistant), l'ethnologie à la française, fortement marquée par le structuralisme de Lévi-Strauss, a privilégié certains types de phénomènes culturels comme les systèmes de parenté, les mythes et les rites (envisagés dans leurs formes les plus « cérémonielles »), mais elle ne s'est guère intéressée aux différentes formes — qui sont pourtant elles aussi « ritualisées », au sens quelque peu étendu que Goffman donne à ce terme — que peut prendre la communication interpersonnelle dans les divers types de sociétés humaines.

— En outre, l'ethnologie s'est pendant longtemps préoccupée uniquement de sociétés « exotiques » (à tous égards « éloignées »). Depuis peu toutefois, cette « ethnologie de Tailleurs » a vu se constituer à ses côtés une « ethnologie de l'ici », ou tout du moins du « proche » 9, l'émergence de cette ethnologie que l'on peut dire « endotique » ayant du reste pour effet de brouiller la frontière qui traditionnellement sépare ethnologie et sociologie, et de rapprocher ces deux disciplines de la linguistique, dès lors que les pratiques culturelles envisagées relèvent de la communication langagière l(). • Ajoutons à cela le caractère foncièrement « égocentrique » de la plupart des courants de la psychologie telle qu'elle est pratiquée en France ", et la faible

7. La conversation analysis s'inspire aussi d'une forme de sociologie pratiquée en Allemagne autour de A. Sohiïtz, sorte de phénoménologie de la vie quotidienne et de l'action sociale (voir Bange 1992). L'existence de ce courant, ainsi qu'une familiarité plus grande avec les recherches anglo-saxonnes, expliquent que les linguistes allemands se soient intéressés bien avant nous au fonctionnement des interactions.

8. Qui font qu'en France, il existe aujourd'hui encore un fossé difficilement franchissable entre l'anthropo-ethnologie et la linguistique — alors qu'au Mexique par exemple, la linguistique est généralement considérée comme une branche de l'anthropologie.

9. Cf. le développement dans les années 1980 de l'« ethnologie de la France » (voir là-dessus le « Que sais-je ? » de J. Cuisenier et M. Segalen).

10. Voir par exemple les deux volumes publiés en 1980 sous l'égide de M. de Certeau et titrés L'invention du quotidien : l'approche relève tout à la fois de la sociologie, de l'ethnographie, de la linguistique et de la sémiotique.

11. Un seul exemple, que j'emprunte à Flahaull (1989, p. 123) : une enquête effectuée par René Zazzo auprès de 300 personnes (pour la plupart des étudiants en psychologie) a montré que pour la quasi-totalité des sujets, la reconnaissance de soi par le petit enfant est située avant l'identification de la mère (alors que la vérité est tout autre : si la reconnaissance de la mère est extrêmement précoce, l'identification par l'enfant de sa propre image dans le miroir est nettement plus tardive), ce que Flahault commente ainsi : « Cette illusion — individualiste ou narcissique, comme on voudra — va dans le même sens que celle des philosophes du XVIIIe siècle qui voyaient l'homme originel d'abord indépendant et délié de ses semblables, accédant seul au sentiment de son existence, tel un dieu. »

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implantation de l'approche systémique développée aux USA par Bateson et ses héritiers (école de Palo Alto) : ces différents facteurs expliquent que la sensibilité interactionniste se soit épanouie chez nous si tardivement, et que la France ait été si longtemps sourde à cette « mouvance » — car il ne s'agit pas là à proprement parler d'un « domaine » scientifique homogène, mais plutôt de « courants aux eaux mêlées » (Bachmann et al. 1981), Winkin (1981) parlant quant à lui de « collège invisible » pour désigner l'ensemble fort disparate des recherches menées en « nouvelle communication ».

Toujours est-il qu'incontestablement, la notion d'interaction est une notion importée, et cela doublement, puisqu'elle l'est d'un point de vue à la fois géographique et disciplinaire : c'est dans le champ de la sociologie américaine que cette notion a reçu simultanément son statut théorique, et son efficacité descriptive. En matière d'interactionnisme, la linguistique française a pris le train en marche, avec une bonne décennie de retard. Mais ce retard à l'allumage, elle s'est ensuite employée à le combler à un rythme soutenu : à partir du début des années quatre-vingts, on voit en effet se multiplier les colloques, ouvrages et numéros de revues comportant dans leur intitulé les mots « interaction » , « dialogue », « conversation », « communication » (et même ce « communiversa- tion » osé par DRLAV 29), deux facteurs ayant sans doute favorisé ce développement tardif mais spectaculaire : d'une part, l'existence en France d'une tradition solide dans le domaine de la linguistique de renonciation (tradition illustrée entre autres par Ch. В ally, E. Benveniste et A. Culioli), les notions de « subjectivité » et d'« intersubjectivité » ayant en quelque sorte préparé le terrain de l'interac- tionnisme ; d'autre part, on peut considérer comme un facteur « négativement favorable » le fait que le modèle générati viste, dont les postulats sont en tous points aux antipodes de ceux de l'approche interactionniste 12, n'ait jamais occupé dans le champ linguistique français une position comparable à celle qui est encore aujourd'hui la sienne aux Etats-Unis — ces deux facteurs conjugués expliquant d'ailleurs que ce n'est pas dans les départements de linguistique qu'il faut chercher là-bas (où la linguistique de renonciation est quasiment inconnue, et la linguistique generative toujours dominante) les travaux d'analyse des conversations, mais dans les départements de sociologie, d'anthropologie ou de communication. Reste à voir ce que la notion d'interaction, importée donc, a apporté à l'analyse de la langue et du discours.

2. Les apports « Speaking is interacting » : la formule est de Gumperz (1982, p. 29), mais

tout adepte de l'approche interactionniste peut évidemment la reprendre à son compte. Elle signifie simplement :

12. On sait que c'est en réaction contre la conception chomskyenne du langage que s'est développée au début des années 1960, autour de D. Hymes et J. Gumperz, l'ethnographie de la communication (voir Les interactions verbales t. I, p. 49, pour un inventaire des principales différences entre les deux perspectives).

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— que l'exercice de la parole implique normalement plusieurs participants 13,

— lesquels participants exercent en permanence les uns sur les autres un réseau d'influences mutuelles : parler, c'est échanger, et c'est changer en échangeant.

Ces influences mutuelles sont plus ou moins fortes selon la nature de la situation communicative : dans les échanges en face à face, la pression du destinataire est maximale, et la moindre de ses réactions peut venir infléchir l'activité du « locuteur en place » ; mais cette pression est évidemment plus faible (même si elle n'est jamais totalement nulle) lorsque l'émetteur s'adresse à un destinataire absent. En d'autres termes : les différentes situations discursives ne présentent pas toutes le même degré d'interactivité (l'opposition oral/écrit jouant dans cette affaire un rôle important, sans être cependant le seul facteur pertinent).

L'approche interactionniste privilégie tout naturellement, sans pour autant exclure les autres formes de productions discursives, celles qui présentent le plus fort degré d'interactivité, comme les conversations. C'est-à-dire que cette approche nouvelle impose au linguiste de nouvelles priorités.

N.B. : le terme d'« interaction » désigne d'abord un certain type de processus (jeu d'actions et de réactions), puis par métonymie, un certain type d'objet caractérisé par la présence massive de ce processus : on dira de telle ou telle conversation que c'est une interaction (verbale), le terme désignant alors toute forme de discours produit collectivement, par l'action ordonnée et coordonnée de plusieurs « interac- tants ».

2.1. En ce qui concerne l'objet à analyser : priorité au discours dialogué oral.

• Dialogué : le dialogue étant admis comme la forme à la fois primitive et basique de l'exercice du langage, c'est à lui qu'il faut s'intéresser d'abord (au lieu de considérer le dialogue comme une espèce de monologue plus complexe, ce sont au contraire les discours « monologaux » que l'on considérera comme dérivés).

• Oral : il est bien évident que les formes écrites de production langagière ont dans nos sociétés une importance considérable, et qu'il existe entre les productions orales et écrites une sorte de continuum. Mais il n'en reste pas moins que c'est d'abord sous forme orale que se réalise le langage verbal, comme le terme de « langue » en porte lui-même la trace l4.

La linguistique moderne n'a d'ailleurs jamais cessé de le répéter. Mais on ne peut pas dire que les descriptions proposées se soient toujours conformées à cette affirmation de principe : « tout en visant le langage oral, le linguiste a toujours

13. Notons que cette propriété ne caractérise pas au même titre tous les systèmes sémioti- ques : il est par exemple beaucoup plus « normal » de chanter tout seul que de parler tout seul.

14. La métonymie de l'instrument sur laquelle repose le sens second de « système linguistique » ne fonctionne en effet que pour la réalisation orale de la langue.

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travaillé sur de l'écrit » (Véron 1 987, p. 208) — ou plutôt, presque toujours : on ne peut que renvoyer ici à l'ouvrage de C. Blanche-Benveniste et C. Jeanjean sur le français parlé, qui montre bien, citations édifiantes à l'appui, que le retard dont souffrent les études sur l'oral (en dépit de la multiplication de ces études à partir du début des années soixante) est corrélatif d'une dévalorisation obstinée de la langue parlée, et d'une assimilation inconsciente de la langue à sa variante écrite. Exemple tout récent (1997) : l'ouvrage collectif publié sous la direction de C. Fuchs, et intitulé La place du sujet en français contemporain ; on lit dans l'introduction que pour échapper à l'arbitraire des jugements d'acceptabilité, les auteurs ont travaillé à partir de corpus. Fort bien. Mais on découvre ensuite avec stupeur que les corpus en question relèvent tous de la langue écrite (articles de presse, œuvres littéraires). Sans doute l'entreprise est-elle éminemment légitime, et elle est du reste fort bien menée dans cet ouvrage. Mais ce qui est en l'occurrence surprenant et révélateur, c'est que tous les auteurs admettent comme allant de soi que le français contemporain, c'est le français contemporain écrit (il y aurait pourtant des choses intéressantes à dire sur la place du sujet à l'oral, où il y a fort à parier que le problème ne se pose pas tout à fait dans les mêmes termes).

Cette attitude quasi-réflexe d'assimilation de la langue à sa forme écrite apparaît surtout : • Dans le fait que la plupart des catégories grammaticales traditionnellement reconnues comme pertinentes s'appliquent mal au discours oral, l'exemple le plus évident étant la notion de phrase, dont tous ceux qui ont travaillé sur l'oral authentique s'accordent à reconnaître qu'elle est absolument inapplicable en la circonstance : c'est d'après Blanche-Benveniste et Jeanjean (1987, p. 89) une notion qui doit « sauter » lorsqu'on cherche à reconstituer la grammaire du français parlé 15, et il est indispensable de travailler à partir d'unités plus appropriées à l'organisation syntaxique de l'oral — elles parlent quant à elles de « configurations grammaticales », mais d'autres propositions similaires ont été faites, par exemple par M. -A. Morel, R. Bouchard, C. Hazaël-Massieux (notion de « période »), A. Berrendonner (notion de « clause »), ou J.-M. Debaisieux (notion d'« unité communicative »).

• Quelles que soient les incertitudes à ce sujet, il est certain que les considérations prosodiques ont vocation à jouer un rôle de premier plan dans la détermination de ces unités :

15. Constatation que l'on peut trouver un peu contradictoire avec l'affirmation plus générale selon laquelle « il n'y a pas de grammaire spéciale pour le français parlé ». La langue orale et la langue écrite obéissent-elles à une seule et même grammaire, ou à deux grammaires distinctes ? C'est là une question fort délicate — tout dépend de la façon dont on définit I'« identité » en question — , que nous ne trancherons pas ici (voir par exemple sur ce débat Travaux 13, 1995, du Cercle Linguistique d'Aix-en-Provence). Nous nous contenterons de mentionner que la grande majorité des énoncés dont sont faites les conversations naturelles ne ressemblent guère, en apparence du moins, aux phrases qu'engendrent les grammaires ; et que d'importantes différences ont été mises en évidence concernant le fonctionnement à l'écrit et à l'oral de certains morphèmes, comme « mais » (Cadiot et al. 1979), ou « parce que » (Debaisieux 1994).

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« L'intégration de l'intonation dans la définition même de l'unité de discours devrait être un préalable pour toute description de l'oral » (Fernandez 1994, p. 17).

Le temps n'est plus où l'on pouvait affirmer des faits prosodiques, avec G. Mou- nin et A. Martinet l6, qu'ils étaient — autre manifestation de ce superbe désintérêt pour l'oral — « marginaux », et « non directement linguistiques ». Les études se multiplient actuellement dans le domaine de la prosodie des conversations l7, et il ne semble plus possible de considérer comme « extérieures à la langue » les données « paralinguistiques ».

1N.B. Le problème est un peu différent s'agissant du matériel non verbal : les gestes et les mimiques jouent certes un rôle non négligeable dans le fonctionnement des interactions en face à face, et c'est avec tout le corps (et non seulement la « langue ») que nous conversons. La communication orale est « multicanale », et sa description doit idéalement rendre compte de l'ensemble des constituants du texte conversationnel, c'est-à-dire du « totexte » (J . Cosnier). Cela dit, il reste possible de dire beaucoup de choses pertinentes sur le déroulement d'une interaction sans disposer des données visuelles, et l'on ne peut pas exiger de linguistes la capacité de décrire finement les signes non verbaux, dont le fonctionnement est bien différent de celui des signes verbaux — précisons au passage que seules relèvent de la linguistique les interactions verbales, ou plutôt à dominante verbale, c'est-à-dire celles qui se réalisent principalement par des moyens linguistiques (par opposition aux interactions non verbales, comme la danse, ou la circulation routière).

2.2. En ce qui concerne la méthodologie : respect absolu des données, c'est-à- dire réhabilitation de Vempirisme descriptif, et souci de travailler à partir de corpus constitués d'enregistrements d'interactions autant que possible « authentiques » 18.

Or curieusement, cette exigence est relativement nouvelle. Dans les années soixante, hors de l'« hypothético-déductif » point de salut, et le rejet des corpus, le mépris des performances effectives, étaient justifiés théoriquement. Sans mauvaise conscience aucune, la communauté des linguistes admettait que leurs descriptions se fondent essentiellement sur des exemples fabriqués, ou tirés de leur propre mémoire de la langue. On sait pourtant la fragilité des jugements d'acceptabilité, et combien peut sembler arbitraire l'astérisque venant frapper

16. Respectivement in Clefs pour la linguistique (Seghers, 1968, p. 73) et Eléments de linguistique générale (A. Colin, 6e édition, 1974, jj. 101).

17. Voir entres autres le n° 66 (1987) des Etudes de Linguistique Appliquée ; les travaux menés à Aix-en-Provence (équipe « Parole et langage ») ou à Paris III (autour de M. -A. Morel et D. Delomier) ; et en langue anglaise, l'ouvrage récent publié sous la direction d'E. Couper- Kuhlen et M. Selting.

18. Etant bien entendu que la notion ď « authentique » est relative, et qu'il n'est pas interdit de recourir complémentairement à des énoncés « fabriqués » (cf. Les interactions verbales, t. I, pp. 69-73).

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des énonces tels quo « La pluie cesse un peu »,« Pierre a hier vendu sa voiture », ou « C'est mûrement que Paul a réfléchi à ce problème » (pour reprendre quelques exemples rencontrés dans la littérature).

Pour les conversationalistes au contraire, les attestations (si elles présentent un degré suffisant de généralité : il n'est évidemment pas question d'attribuer au système n'importe quel hapax) ont toujours le dernier mot ; et la règle d'or est toujours de préférer les faits à la théorie. Dans cette approche « commandée par les données » (data driven), les constructions théoriques doivent entièrement être mises au service des données empiriques, et non l'inverse ; ou comme l'énonce assez sarcastiquement Labov (1976, p. 277) :

« Les linguistes ne peuvent plus désormais continuer à produire à la fois la théorie et les faits. »

2.3. En ce qui concerne enfin les fails pertinents à observer dans les corpus soumis à analyse : émergence de nouveaux objets, traditionnellement négligés voire totalement « oubliés » en linguistique de l'écrit, mais qui deviennent « incontournables » dès lors que l'on s'occupe de production orales.

Il faudrait reprendre ici quelques-unes des fort nombreuses analyses menées dans les divers secteurs de la linguistique d'inspiration interactionniste pour montrer l'enrichissement considérable que cette nouvelle perspective a apporté aux études linguistiques. Dans le cadre de cet article, il faut nous contenter d'un inventaire rapide des principaux faits qui ont été réhabilités par cette approche, ou même carrément « habilités ».

2.3.1. Procédés qui permettent la construction progressive et collective du discours, « petits faits » dont l'importance dans le fonctionnement des conversations n'est plus à démontrer :

— reprises et reformulations, inachèvements et rectifications, bafouillages et « soufflages » ;

— tous ces « petits mots » dont Fernandez (1994) montre quel sort peu enviable la linguistique leur a jusqu'à une période très récente partout réservé, en dépit de leur nombre et de leur fréquence (en chinois cantonais par exemple, le stock des particules spécifiques de l'oral comprend, d'après Kwong 1990, une bonne centaine d'unités, et il en apparaît en moyenne dans les conversations une toutes les secondes et demie) : phatiques et régulateurs, ponctuants et appuis du discours, particules diverses, connecteurs en tous genres, et autres « Marqueurs de la Structuration des Conversations » l9 (en anglais « gambits » ou « discourse markers »).

19. Outre les études mentionnées dans Les interactions verbales (et en particulier les travaux menés dans le cadre de l'« école de Genève »), voir sur les reprises Rossari (1994), et sur les « particules énonciatives » Fernandez (1994).

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2.3.2. La dimension relationnelle

Dans son ensemble, la linguistique moderne s'est édifiée sur une conception informationaliste du langage — conception que l'on retrouve curieusement encore chez Crice (pour qui le but principal recherché dans les conversations est « une efficacité maximale de l'échange d'informations », cf. 1979, p. 62), ou Sperber et Wilson (pour qui ce qu'on communique essentiellement par le langage, ce sont des « pensées » et de l'« information », cf. 1989, p. 12). Or les discours naturels sont aussi tout autre chose, à savoir le Lieu où se construisent en permanence l'identité sociale, et la relation interpersonnelle, ainsi que nous le rappelle obstinément l'approche interactionniste.

Nombreuses sont en effet les études qui depuis deux décennies s'emploient à décrire comment se construit, dans et par l'interaction, une certaine relation entre les participants (de distance ou familiarité, d'égalité ou de hiérarchie, de connivence ou de conflit...), si nombreuses même que dans notre synthèse en trois tomes sur Les interactions verbales, il nous a semblé nécessaire de consacrer un volume entier à cette question des marqueurs de la relation interpersonnelle, ainsi qu'à un type d'investigation qui est apparu aux Etats-Unis à la fin des années soixante-dix, et a connu depuis un développement spectaculaire : je veux parler bien sûr de la réflexion concernant la politesse linguistique, amorcée par Goffman, et développée surtout par P. Brown et S. Levinson, dont la théorie fait aujourd'hui fureur dans le petit monde de la pragmatique interactionnelle.

Je dirai simplement à ce sujet :

— que cette théorie repose sur des notions incontestablement « importées », comme les notions de « territoire » et de « face », sur lesquelles sont venues se greffer les notions de Face Threatening Act (« РТА » : acte menaçant pour les faces), et de Face Flattering Act (« FFA » : notion complémentaire de la précédente, et qu'il est à mon avis indispensable d'introduire à côté de ces FTAs proposés par Brown et Levinson), la politesse s'identifiant dans cette perspective au face-work (« travail des faces »), et consistant plus précisément, soit à adoucir un FTA (ordre, critique, etc. : c'est la politesse négative), soit à produire, et éventuellement renforcer, un FFA (compliment, remerciement, etc. : politesse positive) ;

— que cette théorie rend à la description linguistique des services considérables, permettant d'expliquer un grand nombre de faits qui resteraient sinon mystérieux, par exemple et entre autres : la fréquence des formulations indirectes des actes de langage (à « Ferme la porte ! » on préfère très généralement « Est-ce que tu pourrais fermer la porte s'il te plaît ? » : c'est que le surcoût cognitif qu'une telle formulation impose au locuteur comme au destinataire est très largement compensé par le bénéfice psychologique qu'ils en tirent l'un et l'autre) ; ou bien encore, l'agrammaticalité de « Merci un peu », qui s'oppose à l'extrême fréquence de « Merci beaucoup / mille fois / infiniment », et que n'explique aucune considération syntaxique, ou sémantique, ou de type « orien-

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tation argumentative » : cette agrammaticalité ne peut être que de nature « so- ciopragmatique », tenant à une incompatibilité entre le caractère de « FFA » du remerciement, et la valeur restrictive de l'adverbe.

Dans le système de la langue sont ainsi inscrits un grand nombre de faits dont l'existence ne se justifie, et qui ne sont interprétables, que si on les envisage par rapport au système des faces et de la politesse — faits fort hétérogènes en apparence, et que la linguistique avait jusqu'ici traités en ordre dispersé (dans le cadre de la rhétorique classique, ou de la pragmatique contemporaine) ; mais qui se mettent soudain, si on les rapporte aux principes de la politesse, à faire système, en même temps que se dévoile leur profonde unité fonctionnelle : permettre une gestion harmonieuse delà relation interpersonnelle. Ce qui montre à la fois que le niveau de la « relation », dans les interactions surtout qui se déroulent en « face à face », est tout aussi important que celui du « contenu », puisqu'une bonne part du matériel dont sont faits les énoncés est dénuée de toute valeur informationnelle ; et que les règles de cette « rhétorique interaction- nelle » , bien que n'étant pas en elles-mêmes de nature linguistique, méritent bien d'être incorporées à la boîte à outils des linguistes, auxquels elles permettent de rendre compte efficacement d'aspects importants des langues et des discours.

2.3.3. Si les phénomènes de politesse, après avoir été relégués en coulisse (et généralement réduits aux formes d'adresse et à quelques formules), ont aujourd'hui conquis la place qu'ils méritent sur la scène linguistique, il est une autre composante « oubliée » du langage qui se trouve depuis quelques années projetée à son tour sous les feux de la rampe 20 : c'est la composante affective, à laquelle certains linguistes commencent enfin à s'intéresser — et ce n'est que justice, car la strate émotionnelle joue dans le fonctionnement des interactions humaines un rôle fondamental 2t, même s'il n'est pas très commode en effet de l'appréhender avec les outils linguistiques habituels.

3. Bilan

3.1. À un niveau plus théorique, il conviendrait d'envisager comment la perspective interactionniste remodèle les conceptions classiques de la communication, ou de la compétence. On se limitera ici à la façon dont elle envisage les processus complémentaires de production et ď interprétation des énoncés.

3.1.1. L'une des tâches delà linguistique est de chercher à comprendre comment les énoncés sont construits. Question à laquelle les conversationalistes répon-

20. Cf. (entre autres !) le colloque « Les émotions dans l'interaction » organisé à Lyon par le GRIC en septembre 1997.

21. A propos de la victoire aux échecs de l'ordinateur « Deep blue » sur l'humain Garry Kasparov, В. Latour écrit (dans Libération, 13 mai 1997) : « IMous préférons nous définir par les activités dans lesquelles nous sommes particulièrement mauvais : penser, calculer. Alors que nous ne pensons jamais à nous définir par des activités communes dans lesquelles nous sommes très bons : nous mettre en colère, courir à pied, dessiner » (soulignement ajouté).

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dent : dans les interactions en face à face (mais c'est là, répétons-le, la forme « prototypique » d'utilisation du langage), les énoncés sont construits collectivement 22 — formule qui doit être prise à la lettre : les études empiriques menées par les spécialistes d'analyse conversationnelle sont à cet égard convaincantes, qui nous donnent proprement à voir comment la construction des énoncés, loin d'être une activité individuelle comme une vision superficielle pourrait le laisser croire, est en réalité à chaque instant déterminée, guidée, infléchie par les réactions du ou des différents réccpteur(s), réactions auxquelles le locuteur s'adapte en « reformatant » au fur et à mesure son énoncé de manière à le rendre plus efficace dans l'interaction. On comprend alors combien le discours produit est le résultat d'un « bricolage interactif » incessant ; combien les fameux « ratés » de l'oral sont en réalité le plus souvent 23 fonctionnels, et combien « le désordre apparent du discours naturel », pour reprendre le titre d'un des chapitres de Goodwin (1981), n'est qu'apparent : il y a aussi à l'oral des régularités, qui sont simplement d'une autre nature que celles qui s'observent à l'écrit, parce que les conditions de production / réception y sont elles-mêmes d'une autre nature. Et si l'on a été si longtemps aveugle à ces régularités dissimulées sous l'apparent chaos, c'est sans doute pour s'être trop accoutumé à « accommoder » exclusivement sur le discours écrit.

3.1.2. Autre tâche de la linguistique : comprendre comment les énoncés sont compris. Pour la linguistique interactionniste :

— l'analyste doit rendre compte des interprétations effectuées au fil du déroulement de l'échange par tous les participants à l'échange communicatif, lesquelles interprétations peuvent fort bien ne pas coïncider ;

— les différents participants collaborent à l'interprétation des énoncés produits de part et d'autres, et négocient en permanence le sens qu'ils leur attribuent (ajoutons que pour l'analyse conversationnelle il s'agit non d'affirmer dans l'abstrait un tel principe, mais de dégager très précisément les procédures mises en œuvre par les participants pour mener à bien à cette construction interactive et intersubjective du sens) 24.

N.B. : Dans une conception se voulant « pure et dure » de l'interactionnisme, certains considèrent que l'interprétation qu'il convient d'assigner à un énoncé El, c'est et c'est seulement celle qui sert de base à l'enchaînement E2 25. Ce principe, baptisé par J. Mœschler « Principe d'interprétation dialogique » (désormais « PID »), me semble inacceptable pour différentes raisons, exposées dans Kerbrat-

22. Pour une conception interactive de la façon dont s'effectuent par exemple les choix lexicaux, voir le remarquable article de Brennan et Clark (1996).

23. Car il y a tout de même des limites à cette conception interactive des particularités du discours oral, cf. Les interactions verbales, t. I, pp. 44-5.

24. Pour une preuve expérimentale de la validité de cette conception « collaborationniste » de l'interprétation, voir Clark (1989).

25. Voir entre autres Mœschler (1986), Marandin (1987), Gregoři (1996). On trouvera des réserves exprimées contre ce PID dans Trognon (1989), et s'agissant du traitement de la question, une critique plus radicale dans Freed (1994).

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Orccchioni (1989). Le P1D est en effet à mon avis illusoire, el réducteur dans la mesure où son application scrupuleuse interdit à l'analyste de rendre compte d'un grand nombre de faits conversalionnellement pertinents. Par exemple, l'enchaînement est souvent d'un piètre secours pour déterminer si telle intervention initiative est à interpréter comme une question ou comme une assertion, vu que ces deux actes de langage peuvent fort bien prêter au même type d'enchaînement ; ou encore : lorsque l'on a affaire à des échanges du type (le cas est très fréquent) :

« T'en as un beau pull ! — C'est Nicole qui me l'a tricoté » « Super tes tasses ! — Je les ai trouvées en Bretagne »,

l'énoncé initial est traité comme une question indirecte (sur la provenance de l'objet loué). Est-ce à dire qu'il soit interdit à l'analyste de le considérer aussi comme un compliment ? Certes non : tout porte à croire en effet que le plus souvent, un tel énoncé est bien voulu et perçu comme un compliment, mais que pour des raisons attenantes au « face-work » 26, le destinataire fait comme si il interprétait l'énoncé comme une question : c'est une stratégie d'« évitement », dont personne n'est dupe, et qui ne prête même pas à négociation (on a ici affaire en quelque sorte à un « malentendu lexicalisé », c'est à-dire prévu par le code rituel). Mais ce n'est pas parce que le récepteur d'un compliment y fait la sourde oreille (en apparence : il ne le traite pas dans l'interaction), que le compliment n'est pas perçu par lui, donc qu'il n'agit pas d'une manière ou d'une autre dans le déroulement de l'interaction.

Pour conclure sur ce point, je dirai qu'on a affaire avec le PID à un nouvel avatar de cette attitude positiviste de méfiance envers l'interprétation dont il y a eu diverses versions au cours de l'histoire de la linguistique moderne, et qui réapparaît avec un nouveau visage en linguistique interactionniste, alors qu'on pouvait croire tombé ce tabou (car il faut bien pourtant, à un moment ou à un autre, effectuer le saut interprétatif, avec bien sûr suffisamment de garde-fous).

3.1.3. Ainsi l'approche interactionniste a-t-elle enrichi de façon notable la représentation que les linguistes se font des mécanismes de production et d'interprétation, et apporté de l'eau au moulin (ou du grain à moudre) à tous ceux qui se préoccupent, dans une perspective non nécessairement interactionniste d'ailleurs, de restituer au langage sa dimension temporelle, et de rappeler que le discours est un processus dynamique plutôt qu'un objet statique 27.

Mais dira-ton, et la langue dans tout cela ? En 1980 (L'énonciation, p. 203), n'ayant pas plus qu'aujourd'hui d'idée claire sur la distinction langue/ parole, j'écrivais :

« La "parole", ce n'est rien d'autre que l'ensemble des faits discursifs qui semblent, dans un état donné de la recherche, rétifs à la codification, irréductibles à des règles générales, c'est-à-dire rien d'autre qu'im résidu

26. Voir le dernier chapitre du t. III des Interactions verbales, chapitre entièrement consacré au cas de l'échange complimenteur.

27. Voir par exemple, dans une perspective surtout de production, les travaux de B.-1M. et R. Grunig ; et dans une perspective plus interprétative, ceux de M. Charolles, reflétant le souci de travailler « en temps réel » .

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provisoirement non codifiable, dont le domaine ne cesse de se réduire comme une peau de chagrin à mesure que progresse l'activité modélisatrice. »

Avec les développements de l'analyse conversationnelle, il est certain que ce « résidu » s'est encore réduit dans la mesure où des régularités nouvelles ont été dégagées, concernant de nombreux aspects du fonctionnement des conversations (règles organisant le système des tours de parole, et définissant le « script » des différents types d'interactions, mécanismes « réparateurs », règles d'enchaînement des « interventions » et des « échanges », principes de politesse, etc.). IViais en même temps et en un autre sens, la part de la langue s'est réduite, dans la mesure où celle-ci apparaît aujourd'hui comme un système « hétérogène et instable » (Blanche-Benveniste 1990, p. 11), comme un ensemble de virtualités négociables qui ne se fixent qu'au cours de l'actualisation discursive, comme un permanent « bricolage » à partir d'un matériau préexistant mais éminemment flexible.

N.B. : II est en effet évident, malgré ce que suggèrent certaines affirmations outran- cières, que tout ne se crée pas ex nihilo dans l'interaction. En d'autres termes, la position raisonnable en cette affaire se trouve quelque part entre ces deux conceptions extrêmes : (1) La seule réalité linguistique, c'est le discours actualisé. (2) La seule réalité linguistique, c'est le système abstrait, l'ensemble des « possibles de langue », que les énoncés attestés (les « possibles matériels ») peuvent fort bien ne pas refléter, comme l'énonce ainsi J.-C. Milner, repris et longuement commenté par Mœschler et Reboul (1994, p. 498 sqq.) :

« Le possible de langue et le possible matériel peuvent ne pas coïncider. »

Mais après tout, en quoi une phrase telle que la précédente (d'après le Petit Robert, l'emploi substantif de l'adjectif « possible » se limite à quelques expressions telles que « faire tout son possible » ou « dans la mesure du possible ») est-elle plus « grammaticale » que cet énoncé « authentique » qu'épinglent nos auteurs : « II neige et elle tient » ? Au nom de quoi faut-il considérer comme un « impossible de langue » cette anaphore associative ?

Plutôt que de tenter désespérément de dresser une frontière entre phrases « grammaticales » (seules dignes d'être prises en charge par la linguistique) vs « non grammaticales » (que l'on « refile » en quelque sorte à la pragmatique), mieux vaut reconnaître l'existence de différentes variantes de la langue, entre lesquelles le locuteur choisit en fonction du contexte discursif.

3.2. Pour conclure, je n'hésiterai pas à affirmer une fois encore que l'approche interactionniste me paraît plus pertinente que les approches plus « classiques » — plus pertinente, c'est-à-dire mieux adaptée à ce qui constitue l'essence même du langage verbal, en nous rappelant opportunément le caractère social des systèmes linguistiques 28, et leur vocation communicative : pour reprendre une

28. Affirmé vigoureusement par A. Meillet au début de ce siècle, mais aussitôt remisé aux

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formule de Labov, la linguistique ainsi conçue est une linguistique en quelque sorte « remise sur ses pieds ». On peut dans cette mesure considérer que l'introduction de la notion d'interaction opère un recentrement de la linguistique sur son objet propre. Or ce n'est généralement pas ainsi qu'est considérée l'approche interactionniste : au mieux, on lui accorde une position « périphérique » dans le champ des études linguistiques ; au pire, on l'accuse de trahison et de déviationnisme... 29.

De telles attitudes sont à mon avis symptomatiques de certains des fantasmes qui hantent notre discipline : fantasme du « noyau dur » et de la « périphérie molle » — où se trouvent confondues l'appréciation de l'objet, et celle des travaux sur l'objet : il est certain que les conversations se caractérisent, selon l'expression de Barthes et Berthet (1979, p. 3), par leur « mollesse formelle » (elles sont molles comme le sont les montres de Dali, ou pour prendre une autre comparaison, empruntée à David Lodge :

« La conversation est en somme une partie de tennis qu'on joue avec une balle en pâte à modeler qui prend une forme nouvelle chaque fois qu'elle franchit le filet » 30),

mais ce qui frappe lorsqu'on se plonge dans la lecture des écrits des spécialistes de l'analyse conversationnelle, c'est tout au contraire leur rigueur, et leur méticulosité presque maniaque. Fantasme aussi du cheval de Troie, ou du loup dans la bergerie : la notion d'interaction étant une notion « importée », elle risque d'entraîner la dissolution de notre belle discipline aux contours si nets dans l'affreuse « nébuleuse psychosociologique » (pour reprendre l'expression de Chiss et Puech, 1989, p. 29) — comme si le champ linguistique était une sorte d'enclos où se trouverait enfermé un troupeau de notions endogènes qu'il faudrait à tout prix protéger des agressions et contaminations venues de l'extérieur...

Il est de fait que l'introduction de cette notion bouscule quelque peu les découpages disciplinaires traditionnels — et c'est aussi d'ailleurs ce qui fait son charme : à l'instar de Colletta et de Nuchèze (1995, p. 5),

oubliettes par la communauté des linguistes (cf. Chiss et Puech 1997, p. 107 sqq.). 29. La linguistique interactionniste jouit aujourd'hui en France d'une certaine reconnais

sance institutionnelle (Université, CNRS). Notons toutefois que dans le dernier (1996) rapport de conjoncture du CNRS, supervisé par B. Fradin, si ce « domaine » est bien évoqué, on aurait pu s'attendre à ce qu'une place un peu plus importante lui soit accordée, étant donné que les objectifs de la linguistique interactionniste coïncident en tous points à ce programme général défini dans la déclaration liminaire, à laquelle on ne peut que souscrire : « La linguistique se situe du côté des sciences empiriques [...]. L'objectif des sciences du langage est de décrire comment l'agencement de certaines marques matérielles [...] permet aux hommes de produire de l'interprétation socialement partagée, ce processus de production du sens s'intégrant lui-même à des suites d'actions socialisées. »

30. Un tout petit monde, Paris, Rivages, p. 46.

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« nous aimons l'abondance même de ce champ, son ouverture gourmande sur l'anthropologie, son obstination dérangeante à se dessiner un espace non conventionnel dans le milieu finalement très conformiste des sciences du langage, son énergie à mettre de l'ordre dans le désordre... »

Mais ce n'est pas pour autant que la notion d'interaction menace la linguistique (d'ailleurs aujourd'hui rebaptisée, dans un appréciable souci d'ouverture, « sciences du langage ») de disparition : on est en linguistique dès lors que l'investigation se focalise sur les faits langagiers (dès lors par exemple que l'on recourt au contexte social pour élucider le fonctionnement des énoncés, et non l'inverse). Travaillant toujours sur des « marqueurs » et des « indices », c'est- à-dire sur des « signifiants » auxquels je cherche à faire correspondre des « signifiés », j'ai en tout cas personnellement toujours le sentiment, lorsque j'analyse des conversations, de « faire de la linguistique »... Notons en tout état de cause pour terminer que l'approche interactionniste, quelle que soit par ailleurs son originalité méthodologique, ne se démarque en rien des grandes tendances générales qui caractérisent aujourd'hui l'évolution des sciences du langage : intérêt pour les « processus » et les phénomènes d'« émergence », le « flou » et la « gradualité » ; reformulation des « règles » en termes de « régularités », de « tendances préférentielles », ou de « contraintes hiérarchisées » ; prise en compte de déterminations multiples et hétérogènes, ainsi que d'un « contexte » envisagé dans sa relation dialectique avec le « texte »...

En 1990, le cinéaste Pavel Lounguine faisait à Libération (14 mai, p. 46) cette confidence :

« J'ai étudié la linguistique mathématique à l'université de Moscou. Mais à vrai dire, tout ça était assez artificiel et faux, et j'ai fini par détester la linguistique, qui s'amuse avec les langues vivantes comme avec un cadavre. »

11 est permis de penser que Lounguinc aurait moins détesté la linguistique s'il en avait connu d'autres visages plus avenants, comme celui qu'offre l'approche interactionniste — qui considérant les langues comme des objets vivants, atteste du même coup de la joyeuse vitalité de notre discipline.

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