l alphabet ’ de l’ espoir -...
TRANSCRIPT
L
L’ Alphabet de l’ Espoir
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T
L’ Alphabet de l’ Espoir
Les idées et opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO.
Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2007 par l’Organisation des NationsUnies pour l’éducation, la science et la culture7, Place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
Coordination : Martina Simeti Conception graphique : Gérald SanspouxPhotographies : François GaudierImprimé par l’UNESCO
Remerciements à : Namtip AksornkoolLinda Tinio
ISBN 978-92-3-204071-8
© UNESCO 2007www.unesco.org/publishingTous droits réservésImprimé en France
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T qFO GSQQAZEWN
L’ALPHABET DE L’ESPOIR
La clé du monde© Philippe Claudel, 2007.
Le nom des choses© Philippe Delerm, 2007.
L’Iran entre l’armée du pouvoir et les milices paramilitaires© Chahdortt Djavann, 2007.
L’instituteur© Fatou Diome, 2003, extrait de Le ventre de l’Atlantique, Editions Anne Carrière.
La valeur des mots© Marc Lévy, 2007.
Comment Pinocchio apprit à lire© Alberto Manguel, Guillermo Schavélzon & Asoc. Agencia Literaria.
Je m’appelle Nôm© Anna Moï, 2007.
De la valeur de l’alphabétisation© N. Scott Momaday, 2007.
Le chat alphabétisé© Eric Orsenna, 2003, extrait de Madame Bâ, Fayard.
L’alphabet de la misère © Gisèle Pineau, 2007.
Lire en pays dominés© Abdourahman A. Waberi, 2007.
Pondeuse de rêves© Wei-Wei, 2007.
Les idées et opinions exprimées dans cet ouvrage sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO.
Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2007 par l’Organisation des NationsUnies pour l’éducation, la science et la culture7, Place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
Coordination : Martina Simeti Conception graphique : Gérald SanspouxPhotographies : François GaudierImprimé par l’UNESCO
Remerciements à : Namtip AksornkoolLinda Tinio
ISBN 978-92-3-204071-8
© UNESCO 2007www.unesco.org/publishingTous droits réservésImprimé en France
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T qFO GSQQAZEWN
L’ALPHABET DE L’ESPOIR
La clé du monde© Philippe Claudel, 2007.
Le nom des choses© Philippe Delerm, 2007.
L’Iran entre l’armée du pouvoir et les milices paramilitaires© Chahdortt Djavann, 2007.
L’instituteur© Fatou Diome, 2003, extrait de Le ventre de l’Atlantique, Editions Anne Carrière.
La valeur des mots© Marc Lévy, 2007.
Comment Pinocchio apprit à lire© Alberto Manguel, Guillermo Schavélzon & Asoc. Agencia Literaria.
Je m’appelle Nôm© Anna Moï, 2007.
De la valeur de l’alphabétisation© N. Scott Momaday, 2007.
Le chat alphabétisé© Eric Orsenna, 2003, extrait de Madame Bâ, Fayard.
L’alphabet de la misère © Gisèle Pineau, 2007.
Lire en pays dominés© Abdourahman A. Waberi, 2007.
Pondeuse de rêves© Wei-Wei, 2007.
T A B L E D E S M A T I È R E S
qFOREWORDUNIPEDCOGSQQAZEWNfSXO q 08 /09 /2007 JO U R N É E IN T E R N AT IO N A L E D E L’ A L P H A B É T IS AT IO N
10
1 2
1 4
1 6
2 2
2 6
3 6
40
4 2
4 6
48
5 2
Phi l ippe Claudel
Phi l ippe Delerm
Chahdort t Djavann
Fatou Diome
Marc Lévy
Alberto Manguel
Anna Moï
N. Scott Momaday
Er ik Orsenna
Gisèle P ineau
Abdourahman A. Waber i
Wei-Wei
P R E F A CE
P R É F A C E Cette publication de l’UNESCO marque la Journée internationale de
l’alphabétisation 2007. L’UNESCO, institution chef de file et coordonna-
trice internationale de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabéti-
sation (2003-2012) exprime sa reconnaissance aux auteurs qui ont uni
leurs voix pour attirer l’attention sur les défis de l’alphabétisation dans
le monde actuel :
environ 774 millions d’adultes ne savent ni lire ni écrire ;
un adulte sur cinq dans le monde n’est toujours pas alphabétisé ;
les deux tiers d’entre eux sont des femmes ;
72,1 millions d’enfants ne sont pas scolarisés ;
faute de publications appropriées et de bibliothèques leur don-
nant accès à des matériels de lecture, les nouveaux alphabétisés
ne peuvent entretenir les compétences qu’ils ont acquises.
Agissons aujourd’hui ensemble pour construire un monde alphabétisé
où tous pourront jouir des avantages et des plaisirs que procure ce que
Scott Momaday appelle le « cadeau » de l’alphabétisation.
•
•
•
•
•
qFOREWORDUNIPEDCOGSQQAZEWNfSXO q 08 /09 /2007 JOURNÉE INTERNAT IONALE DE L’ALPHABÉT ISAT ION
Koïchiro Matsuura
Directeur général de l’UNESCO
Ce volume, qui fait partie d’une nouvelle collection publiée par
l’UNESCO, est un recueil de brefs textes en français rédigés par des
écrivains de renommée internationale. L’UNESCO veut ainsi plaider en
faveur de l’alphabétisation pour tous et d’un environnement alphabétisé
durable. Ces textes illustrent les possibilités, illimitées et surprenantes,
qu’offre l’écriture.
Ce livre est conçu comme un outil de mobilisation en faveur de l’alpha-
bétisation et de ses effets bénéfiques sur l’élimination de la pauvreté,
la réduction de la mortalité infantile, le ralentissement de la croissance
démographique, l’égalité entre les sexes ainsi que le développement
durable, la paix et la démocratie. Mais il met aussi en évidence le
bonheur de la lecture.
Cet ensemble de textes témoigne de la diversité des modes d’expression
des auteurs – femmes et hommes – et reflète le caractère pluriel de
la notion d’« alphabétisation » dans le monde complexe d’aujourd’hui,
où l’on apprend à lire et écrire pour des motifs divers et dans des contex-
tes différents mais toujours déterminés par la culture, l’histoire, la lan-
gue, la religion et la situation socioéconomique.
P R E F A CE
P R É F A C E Cette publication de l’UNESCO marque la Journée internationale de
l’alphabétisation 2007. L’UNESCO, institution chef de file et coordonna-
trice internationale de la Décennie des Nations Unies pour l’alphabéti-
sation (2003-2012) exprime sa reconnaissance aux auteurs qui ont uni
leurs voix pour attirer l’attention sur les défis de l’alphabétisation dans
le monde actuel :
environ 774 millions d’adultes ne savent ni lire ni écrire ;
un adulte sur cinq dans le monde n’est toujours pas alphabétisé ;
les deux tiers d’entre eux sont des femmes ;
72,1 millions d’enfants ne sont pas scolarisés ;
faute de publications appropriées et de bibliothèques leur don-
nant accès à des matériels de lecture, les nouveaux alphabétisés
ne peuvent entretenir les compétences qu’ils ont acquises.
Agissons aujourd’hui ensemble pour construire un monde alphabétisé
où tous pourront jouir des avantages et des plaisirs que procure ce que
Scott Momaday appelle le « cadeau » de l’alphabétisation.
•
•
•
•
•
qFOREWORDUNIPEDCOGSQQAZEWNfSXO q 08 /09 /2007 JO U R N É E IN T E R N AT IO N A L E D E L’ A L P H A B É T IS AT IO N
Koïchiro Matsuura
Directeur général de l’UNESCO
Ce volume, qui fait partie d’une nouvelle collection publiée par
l’UNESCO, est un recueil de brefs textes en français rédigés par des
écrivains de renommée internationale. L’UNESCO veut ainsi plaider en
faveur de l’alphabétisation pour tous et d’un environnement alphabétisé
durable. Ces textes illustrent les possibilités, illimitées et surprenantes,
qu’offre l’écriture.
Ce livre est conçu comme un outil de mobilisation en faveur de l’alpha-
bétisation et de ses effets bénéfiques sur l’élimination de la pauvreté,
la réduction de la mortalité infantile, le ralentissement de la croissance
démographique, l’égalité entre les sexes ainsi que le développement
durable, la paix et la démocratie. Mais il met aussi en évidence le
bonheur de la lecture.
Cet ensemble de textes témoigne de la diversité des modes d’expression
des auteurs – femmes et hommes – et reflète le caractère pluriel de
la notion d’« alphabétisation » dans le monde complexe d’aujourd’hui,
où l’on apprend à lire et écrire pour des motifs divers et dans des contex-
tes différents mais toujours déterminés par la culture, l’histoire, la lan-
gue, la religion et la situation socioéconomique.
Nos yeux se posent sur le monde, notre cœur bat comme bat le monde, nos mains caressent
les courbes du monde, nos rires chatouillent le monde et nos larmes le rendent tremblant,
mais le monde ne serait rien sans nos mots pour le dire, sans nos mots pour le croire, sans
nos mots pour le construire.
Petites lettres, grandes phrases, cailloux d’encre sur des déserts blancs de papier et
d’écran, signes de pierre, griffures et traces, lignes de sable, nous dessinons à la surface de
la terre un second paysage qui demeure et rappelle aux autres hommes les vérités et la
mémoire.
Car lire, c’est bien se souvenir de celui qui a vécu et qui a écrit. Et écrire, c’est bien
penser à celui qui viendra après nous se frotter dans les livres invisibles à nos paroles remuées,
toujours vivantes malgré notre mort, malgré le lointain de notre disparition.
Prends toutes ces lettres laissées par tous les hommes, ces lettres qui disent notre
humanité, prends-les dans ta poche, dans ta bouche, dans tes rêves, dans tes poings.
Garde-les comme les trésors qu’elles sont.
Ne laisse aucun homme te les voler, mais au contraire partage-les avec tous.
Aide celui qui hésite à les saisir, qui peine à les apprivoiser.
Sois son maître pour qu’il le devienne à son tour.
Fais de lui ton semblable.
Car la première de nos libertés est celle de la langue, langue dite, murmurée, écrite
et déchiffrée, langue amie, langue mère, langue douce, langue qui vient sous nos doigts, sur
nos lèvres et sous nos regards comme le grand miroir de notre humanité.
11L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Philippe Claudel
L a c l é d u m o n d e
P h i l i p p e C l a u d e l
FRANCEPhilippe Claudel est né en 1962
à Dombasle-sur-Meurthe (France).
Enseignant, scénariste et écrivain,
il s’inspire de son expérience de pro-
fesseur de français dans les prisons
pour écrire Le Bruit des trousseaux.
Il est également l’auteur de Trois
petites histoires de jouets, La Petite-
fille de monsieur Linh et Le Monde
sans les enfants. Son roman Ames
grises lui a valu le prix Renaudot
en 2003.
Nos yeux se posent sur le monde, notre cœur bat comme bat le monde, nos mains caressent
les courbes du monde, nos rires chatouillent le monde et nos larmes le rendent tremblant,
mais le monde ne serait rien sans nos mots pour le dire, sans nos mots pour le croire, sans
nos mots pour le construire.
Petites lettres, grandes phrases, cailloux d’encre sur des déserts blancs de papier et
d’écran, signes de pierre, griffures et traces, lignes de sable, nous dessinons à la surface de
la terre un second paysage qui demeure et rappelle aux autres hommes les vérités et la
mémoire.
Car lire, c’est bien se souvenir de celui qui a vécu et qui a écrit. Et écrire, c’est bien
penser à celui qui viendra après nous se frotter dans les livres invisibles à nos paroles remuées,
toujours vivantes malgré notre mort, malgré le lointain de notre disparition.
Prends toutes ces lettres laissées par tous les hommes, ces lettres qui disent notre
humanité, prends-les dans ta poche, dans ta bouche, dans tes rêves, dans tes poings.
Garde-les comme les trésors qu’elles sont.
Ne laisse aucun homme te les voler, mais au contraire partage-les avec tous.
Aide celui qui hésite à les saisir, qui peine à les apprivoiser.
Sois son maître pour qu’il le devienne à son tour.
Fais de lui ton semblable.
Car la première de nos libertés est celle de la langue, langue dite, murmurée, écrite
et déchiffrée, langue amie, langue mère, langue douce, langue qui vient sous nos doigts, sur
nos lèvres et sous nos regards comme le grand miroir de notre humanité.
11L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Philippe Claudel
L a c l é d u m o n d e
P h i l i p p e C l a u d e l
FRANCEPhilippe Claudel est né en 1962
à Dombasle-sur-Meurthe (France).
Enseignant, scénariste et écrivain,
il s’inspire de son expérience de pro-
fesseur de français dans les prisons
pour écrire Le Bruit des trousseaux.
Il est également l’auteur de Trois
petites histoires de jouets, La Petite-
fille de monsieur Linh et Le Monde
sans les enfants. Son roman Ames
grises lui a valu le prix Renaudot
en 2003.
13L’ALPHABET DE L’ESPOIR
La violence est toujours un manque de vocabulaire. De tous temps, et partout dans le
monde, c’est quand les mots n’ont pu se faire entendre que la haine s’est installée. Le défi,
l’arrogance, la brutalité ne sont que cette absence, et les pleurs et les cris.
« Quand on connaît le nom de choses, on les possède », dit joliment Gilles Vigneault.
En le paraphrasant à peine, on pourrait ajouter : quand on connaît le nom des choses, on se
possède. On se domine alors, et on s’invente, et on peut donc se rencontrer. Trouver ses
mots. Ce n’est pas seulement l’affaire des poètes ou des romanciers : chacun en a le désir
secret et chacun a le droit de s’approcher avec les mots d’une petite musique intérieure qui
pourra exprimer, avec le meilleur et le pire, les troubles, les émois, les choses minuscules que
l’on n’ose pas dire parce qu’elles semblent dérisoires. Mais les mots sont amis avec les choses
de la terre, ils aiment s’approcher des sensations les plus banales, les plus simples : c’est là
que les frontières enfin s’effacent, avec les mots c’est là qu’est le royaume à partager.
L e n o m d e s c h o s e sPhilippe Delerm
P h i l i p p e D e l e r m
FRANCEPhilippe Delerm est né en 1950 à
Auvers-sur-Oise (France). Il est pro-
fesseur de lettres au collège Marie
Curie à Bernay. Auteur de plusieurs
romans et recueils de nouvelles
dont La Première Gorgée de bière et
autres plaisirs minuscules et La
sieste assassinée. Il peint les petits
bonheurs et les petits riens de la vie
avec succès.
13L’ALPHABET DE L’ESPOIR
La violence est toujours un manque de vocabulaire. De tous temps, et partout dans le
monde, c’est quand les mots n’ont pu se faire entendre que la haine s’est installée. Le défi,
l’arrogance, la brutalité ne sont que cette absence, et les pleurs et les cris.
« Quand on connaît le nom de choses, on les possède », dit joliment Gilles Vigneault.
En le paraphrasant à peine, on pourrait ajouter : quand on connaît le nom des choses, on se
possède. On se domine alors, et on s’invente, et on peut donc se rencontrer. Trouver ses
mots. Ce n’est pas seulement l’affaire des poètes ou des romanciers : chacun en a le désir
secret et chacun a le droit de s’approcher avec les mots d’une petite musique intérieure qui
pourra exprimer, avec le meilleur et le pire, les troubles, les émois, les choses minuscules que
l’on n’ose pas dire parce qu’elles semblent dérisoires. Mais les mots sont amis avec les choses
de la terre, ils aiment s’approcher des sensations les plus banales, les plus simples : c’est là
que les frontières enfin s’effacent, avec les mots c’est là qu’est le royaume à partager.
L e n o m d e s c h o s e sPhilippe Delerm
P h i l i p p e D e l e r m
FRANCEPhilippe Delerm est né en 1950 à
Auvers-sur-Oise (France). Il est pro-
fesseur de lettres au collège Marie
Curie à Bernay. Auteur de plusieurs
romans et recueils de nouvelles
dont La Première Gorgée de bière et
autres plaisirs minuscules et La
sieste assassinée. Il peint les petits
bonheurs et les petits riens de la vie
avec succès.
Jusqu’en 1921, avant le régime des Pahlevi, l’Iran était un pays entièrement rural. Plus de 98 %
des Iraniens étaient analphabètes ; aucune fille n’était scolarisée. Les religieux, très puissants
pendant le règne des Kadjars, s’opposaient à l’alphabétisation des filles sous prétexte qu’elles
pourraient, en l’occurrence, écrire des lettres d’amour.
Riza Chah, puis son fils, ont entrepris de moderniser le pays, avec le concours de l’Occi-
dent. À partir des années 1960, la scolarisation est devenue gratuite et obligatoire pour filles
et garçons jusqu’à l’âge de 16 ans. Muhammad Riza Chah a créé l’armée du savoir ; les
jeunes bacheliers des deux sexes avaient le choix entre le service militaire et le service civil,
ce dernier consistant à alphabétiser les paysans vivant dans les villages.
Depuis la révolution islamique, l’analphabétisme gagne du terrain en Iran, un pays
par ailleurs très riche. Les milices paramilitaires recrutent des centaines de milliers de
mineurs dès l’âge de 10 ou 12 ans. Kalachnikov à l’épaule, ils ont pour mission de servir
l’islam. Les enfants des milieux pauvres ou ruraux ont d’autres soucis que d’apprendre à lire
et à écrire. Les films des cinéastes iraniens comme Bahman Gobadi ou Mohsen Makhmalbaf
en témoignent.
La tragédie de l’analphabétisme est due à l’absence d’une vraie volonté politique,
d’une vraie politique éducative.
L’analphabétisme touche aussi les immigrés pauvres dans les pays occidentaux.
Lorsque, à l’âge de 23 ans, je suis arrivée en France, je ne parlais pas un mot de cette langue.
Sans savoir lire ni écrire, ni même parler, j’ai pu ressentir pendant les premiers mois, ce que
peut être l’éprouvant désarroi d’un analphabète.
15L’ALPHABET DE L’ESPOIR
L ’ I r a n e n t r e l ’ a r m é e d u s a v o i r e t l e s m i l i c e s p a r a m i l i t a i r e s
Chahdortt Djavann
C h a h d o r t t D j a v a n n
I R A NChahdortt Djavann est née en Iran
en 1967. Elle grandit à Téhéran
pendant la Révolution. Après être
passée par Istanbul, elle arrive à
Paris en 1993, où elle étudie l'an-
thropologie à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales. En
2002, elle publie son premier roman,
Je viens d’ailleurs. Un an plus tard,
elle se fait remarquer par des pam-
phlets, dont Bas les voiles !, qui
dénoncent l’endoctrinement reli-
gieux en Iran.
Jusqu’en 1921, avant le régime des Pahlevi, l’Iran était un pays entièrement rural. Plus de 98 %
des Iraniens étaient analphabètes ; aucune fille n’était scolarisée. Les religieux, très puissants
pendant le règne des Kadjars, s’opposaient à l’alphabétisation des filles sous prétexte qu’elles
pourraient, en l’occurrence, écrire des lettres d’amour.
Riza Chah, puis son fils, ont entrepris de moderniser le pays, avec le concours de l’Occi-
dent. À partir des années 1960, la scolarisation est devenue gratuite et obligatoire pour filles
et garçons jusqu’à l’âge de 16 ans. Muhammad Riza Chah a créé l’armée du savoir ; les
jeunes bacheliers des deux sexes avaient le choix entre le service militaire et le service civil,
ce dernier consistant à alphabétiser les paysans vivant dans les villages.
Depuis la révolution islamique, l’analphabétisme gagne du terrain en Iran, un pays
par ailleurs très riche. Les milices paramilitaires recrutent des centaines de milliers de
mineurs dès l’âge de 10 ou 12 ans. Kalachnikov à l’épaule, ils ont pour mission de servir
l’islam. Les enfants des milieux pauvres ou ruraux ont d’autres soucis que d’apprendre à lire
et à écrire. Les films des cinéastes iraniens comme Bahman Gobadi ou Mohsen Makhmalbaf
en témoignent.
La tragédie de l’analphabétisme est due à l’absence d’une vraie volonté politique,
d’une vraie politique éducative.
L’analphabétisme touche aussi les immigrés pauvres dans les pays occidentaux.
Lorsque, à l’âge de 23 ans, je suis arrivée en France, je ne parlais pas un mot de cette langue.
Sans savoir lire ni écrire, ni même parler, j’ai pu ressentir pendant les premiers mois, ce que
peut être l’éprouvant désarroi d’un analphabète.
15L’ALPHABET DE L’ESPOIR
L ’ I r a n e n t r e l ’ a r m é e d u s a v o i r e t l e s m i l i c e s p a r a m i l i t a i r e s
Chahdortt Djavann
C h a h d o r t t D j a v a n n
I R A NChahdortt Djavann est née en Iran
en 1967. Elle grandit à Téhéran
pendant la Révolution. Après être
passée par Istanbul, elle arrive à
Paris en 1993, où elle étudie l'an-
thropologie à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales. En
2002, elle publie son premier roman,
Je viens d’ailleurs. Un an plus tard,
elle se fait remarquer par des pam-
phlets, dont Bas les voiles !, qui
dénoncent l’endoctrinement reli-
gieux en Iran.
17L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Bien sûr que je me souviens de lui.
Monsieur Ndétare, instituteur déjà vieillissant. Avec une lame pour visage, des fourches
en guise de mains et des échasses pour l’emmener faire le fonctionnaire dévoué jusqu’aux
confins du pays, là où l’Etat se contente d’un rôle de figurant. Ndétare se distingue des
autres habitants de l’île par sa silhouette, ses manières, son air citadin, sa mise européenne,
son français académique et sa foi absolue en Karl Marx, dont il cite l’œuvre par chapitre.
Syndicaliste, il assure les fonctions de directeur de l’école primaire du village depuis bientôt
un quart de siècle, depuis que le gouvernement, l’ayant considéré comme un agitateur
dangereux, l’avait expédié sur l’île en lui donnant pour mission d’instruire des enfants de
prolétaires.
Bien sûr que je me le rappelle.
Je lui dois Descartes, je lui dois Montesquieu, je lui dois Victor Hugo, je lui dois Molière,
je lui dois Balzac, je lui dois Marx, je lui dois Dostoïevski, je lui dois Hemingway, je lui dois
Léopold Sédar Senghor, je lui dois Aimé Césaire, je lui dois Simone de Beauvoir, Marguerite
Yourcenar, Mariama Bâ et les autres. Je lui dois mon premier poème d’amour écrit en
cachette, je lui dois la première chanson française que j’ai murmurée, parce que je lui dois
mon premier phonème, mon premier monème, ma première phrase française lue, enten-
due et comprise. Je lui dois ma première lettre française écrite de travers sur mon morceau
d’ardoise cassée. Je lui dois l’école. Je lui dois l’instruction. Bref, je lui dois mon Aventure
ambiguë. Parce que je ne cessais de le harceler, il m’a tout donné : la lettre, le chiffre, la clé
du monde. Et parce qu’il a comblé mon premier désir conscient, aller à l’école, je lui dois
tous mes petits pas de french cancan vers la lumière.
La classe de monsieur Ndétare n’était jamais fermée. Mais je n’avais pas le droit d’y
entrer, je n’étais pas inscrite. Curieuse, surtout intriguée par les mots que prononçaient ses
élèves à la sortie des cours – leurs chansons mélodieuses qui n’étaient pas celles de ma lan-
gue, mais d’une autre que je trouvais tout aussi douce à entendre –, je voulais découvrir le
génie qui apprenait aux enfants scolarisés tous ces mots mystérieux. Alors, j’ai triché, j’ai
volé, j’ai menti, j’ai trahi la personne que j’aime le plus au monde : ma grand-mère ! Pardon,
bon Dieu, pardonnez-moi, mais c’était pour la bonne cause, sinon je n’aurais jamais pu lire
votre nom dans tous les livres saints. Merci !
L ’ i n s t i t u t e u rFatou Diome
SENEGALFatou Diome est née en 1968 au
Sénégal. Elle vit à Strasbourg
(France) depuis 1994. Elle est l'au-
teur d'un recueil de nouvelles La
Préférence nationale (2001) et de
deux romans, Le Ventre de l'Atlan-
tique (2003) et Ketala (2006), qui
ont connu un grand succès public.
Elle anime l’émission littéraire « Nuit
blanche » sur France 3 Alsace.
17L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Bien sûr que je me souviens de lui.
Monsieur Ndétare, instituteur déjà vieillissant. Avec une lame pour visage, des fourches
en guise de mains et des échasses pour l’emmener faire le fonctionnaire dévoué jusqu’aux
confins du pays, là où l’Etat se contente d’un rôle de figurant. Ndétare se distingue des
autres habitants de l’île par sa silhouette, ses manières, son air citadin, sa mise européenne,
son français académique et sa foi absolue en Karl Marx, dont il cite l’œuvre par chapitre.
Syndicaliste, il assure les fonctions de directeur de l’école primaire du village depuis bientôt
un quart de siècle, depuis que le gouvernement, l’ayant considéré comme un agitateur
dangereux, l’avait expédié sur l’île en lui donnant pour mission d’instruire des enfants de
prolétaires.
Bien sûr que je me le rappelle.
Je lui dois Descartes, je lui dois Montesquieu, je lui dois Victor Hugo, je lui dois Molière,
je lui dois Balzac, je lui dois Marx, je lui dois Dostoïevski, je lui dois Hemingway, je lui dois
Léopold Sédar Senghor, je lui dois Aimé Césaire, je lui dois Simone de Beauvoir, Marguerite
Yourcenar, Mariama Bâ et les autres. Je lui dois mon premier poème d’amour écrit en
cachette, je lui dois la première chanson française que j’ai murmurée, parce que je lui dois
mon premier phonème, mon premier monème, ma première phrase française lue, enten-
due et comprise. Je lui dois ma première lettre française écrite de travers sur mon morceau
d’ardoise cassée. Je lui dois l’école. Je lui dois l’instruction. Bref, je lui dois mon Aventure
ambiguë. Parce que je ne cessais de le harceler, il m’a tout donné : la lettre, le chiffre, la clé
du monde. Et parce qu’il a comblé mon premier désir conscient, aller à l’école, je lui dois
tous mes petits pas de french cancan vers la lumière.
La classe de monsieur Ndétare n’était jamais fermée. Mais je n’avais pas le droit d’y
entrer, je n’étais pas inscrite. Curieuse, surtout intriguée par les mots que prononçaient ses
élèves à la sortie des cours – leurs chansons mélodieuses qui n’étaient pas celles de ma lan-
gue, mais d’une autre que je trouvais tout aussi douce à entendre –, je voulais découvrir le
génie qui apprenait aux enfants scolarisés tous ces mots mystérieux. Alors, j’ai triché, j’ai
volé, j’ai menti, j’ai trahi la personne que j’aime le plus au monde : ma grand-mère ! Pardon,
bon Dieu, pardonnez-moi, mais c’était pour la bonne cause, sinon je n’aurais jamais pu lire
votre nom dans tous les livres saints. Merci !
L ’ i n s t i t u t e u rFatou Diome
SENEGALFatou Diome est née en 1968 au
Sénégal. Elle vit à Strasbourg
(France) depuis 1994. Elle est l'au-
teur d'un recueil de nouvelles La
Préférence nationale (2001) et de
deux romans, Le Ventre de l'Atlan-
tique (2003) et Ketala (2006), qui
ont connu un grand succès public.
Elle anime l’émission littéraire « Nuit
blanche » sur France 3 Alsace.
– Hé bien, elle va le savoir aujourd’hui !
Elle venait de rentrer de son jardin. Assise sur un banc, elle vidait son panier rempli
de légumes.
– Mais qu’as-tu encore fait ? Je t’ai cherchée partout, où étais-tu ?
– A l’école, répondit monsieur Ndétare.
– Mais enfin, quand m’obéiras-tu ? Combien de fois devrai-je te le répéter ? Cette
école n’est pas un endroit pour toi !
– Justement, Mme Sarr, c’est de ça que je suis venu discuter avec vous.
– Oui, je sais, elle n’écoute pas, cette fois-ci je vous assure qu’elle ne viendra plus vous
importuner.
– Non, non, ce n’est pas pour ça que je suis là. Je pense que vous devriez la laisser y
aller ; je suis venu vous demander son extrait de naissance afin que je puisse l’inscrire, si vous
le voulez bien.
Elle me regarda, stupéfaite. Les fonctionnaires, ici, on s’en méfie. On ne sait jamais
ce qu’ils peuvent aller raconter en haut lieu. Contrarier un instituteur, un auxiliaire de l’Etat,
surtout à cette époque où le gouvernement encourageait la scolarisation de masse, ça ne
venait à l’esprit de personne. Ndétare savait qu’il devait continuer à battre le fer :
– Vous savez, elle se débrouille très bien, et puis ce serait quand même mieux pour
elle. Dans un avenir proche, les illettrés ne pourront plus évoluer dans ce pays sans l’aide
d’un tiers. Avouez que c’est difficile de devoir demander à quelqu’un d’autre de vous
rédiger vos lettres, de vous remplir vos papiers, de vous accompagner dans les bureaux pour
la moindre démarche administrative. Et puis, têtue comme elle est, elle est capable de nous
réussir un certificat d’études.
Après un moment de silence, la doyenne lâcha son verdict :
– Bon, c’est d’accord. Au moins, plus tard, quand elle ira en ville toute seule, elle
pourra reconnaître les numéros de bus et lire les noms de rues. Ndakarou, notre capitale, est
devenue une ville de Toubab (1). Ça lui évitera de se perdre, comme il m’arrive parfois.
Cette réflexion n’eut aucun écho dans ma tête. Pour moi, cette dame qui m’apprenait
tout de la vie savait forcément lire et écrire. D’où qu’elle nous vienne, l’intime conviction
restera toujours plus poétique, plus forte et plus rassurante que la réalité.
J’ai triché : la maison de mes grands-parents était en face de l’école primaire. Lorsque
j’accompagnais ma grand-mère au jardin, je l’aidais sagement à arroser ses plantes, puis j’at-
tendais qu’elle fût occupée à soigner ses tomates, ses choux, ses oignons et autres légumes ;
feignant alors d’aller me reposer sous le cocotier à l’entrée du jardin, je m’éclipsais. Je déter-
rais mon ardoise cassée, ramassée à la poubelle, et mes craies – je cachais le tout sous un
talus devant le jardin – puis, je filais à l’école en douce.
J’ai volé : pour acheter de la craie, il me suffisait de dérober quelques piécettes à ma
grand-mère, elle mettait son porte-monnaie, une petite bourse en coton cousue main, sous
l’oreiller.
J’ai menti : lorsque je rentrais, des heures plus tard, j’inventais une histoire qui
révélait aussitôt ses failles, et la pauvre dame me répétait son sermon, trop habituel pour
m’inquiéter :
– Ah bon ! La prochaine fois tu m’avertiras, hein ! T’as compris ? Si tu t’avises de
recommencer, je te le ferai regretter. Entendu ?
A l’école, la classe de monsieur Ndétare, je vous l’ai déjà dit, n’était jamais fermée.
J’entrais ; il y avait une place vide au fond, je m’y installais, discrète, et j’écoutais. Il écrivait
des lettres ou des chiffres étranges au tableau et donnait l’ordre de recopier. Je recopiais.
Puis venait le moment où il appelait les écoliers au tableau à tour de rôle ; quand tous
étaient passés, moi aussi je décidais d’y aller à mon tour. Monsieur Ndétare s’offusquait,
ouvrait le compas géant de ses jambes et se dirigeait vers moi :
– Tu déguerpis tout de suite ! Allons, dehors, tu n’es pas inscrite !
Je sortais en courant. Dès qu’il se réinstallait derrière son bureau, je revenais prendre
ma place, à la dernière table. C’était encore l’époque de la méthode CLAD, l’instituteur
devait faire répéter aux écoliers des mots, des phrases que diffusait une radiocassette. Dès
que tous avaient fini, moi aussi je répétais spontanément, et le cirque recommençait. N’en
pouvant plus, monsieur Ndétare m’inscrivit au crayon en bas de sa liste officielle et, dès lors,
décida de me faire faire tous les exercices comme aux autres élèves. Il ne me chassait plus,
au contraire, il m’accordait une attention toute particulière. Voyant que je me débrouillais
bien, il me prit un jour par la main :
– Viens, on va voir ta grand-mère.
– Non, non ! Je ne veux pas, je ne peux pas ! Elle ne sait pas que je viens encore ici !
Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
1918
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - F A T O U D I O M E qFO GSQQAZEWNESXO
– Hé bien, elle va le savoir aujourd’hui !
Elle venait de rentrer de son jardin. Assise sur un banc, elle vidait son panier rempli
de légumes.
– Mais qu’as-tu encore fait ? Je t’ai cherchée partout, où étais-tu ?
– A l’école, répondit monsieur Ndétare.
– Mais enfin, quand m’obéiras-tu ? Combien de fois devrai-je te le répéter ? Cette
école n’est pas un endroit pour toi !
– Justement, Mme Sarr, c’est de ça que je suis venu discuter avec vous.
– Oui, je sais, elle n’écoute pas, cette fois-ci je vous assure qu’elle ne viendra plus vous
importuner.
– Non, non, ce n’est pas pour ça que je suis là. Je pense que vous devriez la laisser y
aller ; je suis venu vous demander son extrait de naissance afin que je puisse l’inscrire, si vous
le voulez bien.
Elle me regarda, stupéfaite. Les fonctionnaires, ici, on s’en méfie. On ne sait jamais
ce qu’ils peuvent aller raconter en haut lieu. Contrarier un instituteur, un auxiliaire de l’Etat,
surtout à cette époque où le gouvernement encourageait la scolarisation de masse, ça ne
venait à l’esprit de personne. Ndétare savait qu’il devait continuer à battre le fer :
– Vous savez, elle se débrouille très bien, et puis ce serait quand même mieux pour
elle. Dans un avenir proche, les illettrés ne pourront plus évoluer dans ce pays sans l’aide
d’un tiers. Avouez que c’est difficile de devoir demander à quelqu’un d’autre de vous
rédiger vos lettres, de vous remplir vos papiers, de vous accompagner dans les bureaux pour
la moindre démarche administrative. Et puis, têtue comme elle est, elle est capable de nous
réussir un certificat d’études.
Après un moment de silence, la doyenne lâcha son verdict :
– Bon, c’est d’accord. Au moins, plus tard, quand elle ira en ville toute seule, elle
pourra reconnaître les numéros de bus et lire les noms de rues. Ndakarou, notre capitale, est
devenue une ville de Toubab (1). Ça lui évitera de se perdre, comme il m’arrive parfois.
Cette réflexion n’eut aucun écho dans ma tête. Pour moi, cette dame qui m’apprenait
tout de la vie savait forcément lire et écrire. D’où qu’elle nous vienne, l’intime conviction
restera toujours plus poétique, plus forte et plus rassurante que la réalité.
J’ai triché : la maison de mes grands-parents était en face de l’école primaire. Lorsque
j’accompagnais ma grand-mère au jardin, je l’aidais sagement à arroser ses plantes, puis j’at-
tendais qu’elle fût occupée à soigner ses tomates, ses choux, ses oignons et autres légumes ;
feignant alors d’aller me reposer sous le cocotier à l’entrée du jardin, je m’éclipsais. Je déter-
rais mon ardoise cassée, ramassée à la poubelle, et mes craies – je cachais le tout sous un
talus devant le jardin – puis, je filais à l’école en douce.
J’ai volé : pour acheter de la craie, il me suffisait de dérober quelques piécettes à ma
grand-mère, elle mettait son porte-monnaie, une petite bourse en coton cousue main, sous
l’oreiller.
J’ai menti : lorsque je rentrais, des heures plus tard, j’inventais une histoire qui
révélait aussitôt ses failles, et la pauvre dame me répétait son sermon, trop habituel pour
m’inquiéter :
– Ah bon ! La prochaine fois tu m’avertiras, hein ! T’as compris ? Si tu t’avises de
recommencer, je te le ferai regretter. Entendu ?
A l’école, la classe de monsieur Ndétare, je vous l’ai déjà dit, n’était jamais fermée.
J’entrais ; il y avait une place vide au fond, je m’y installais, discrète, et j’écoutais. Il écrivait
des lettres ou des chiffres étranges au tableau et donnait l’ordre de recopier. Je recopiais.
Puis venait le moment où il appelait les écoliers au tableau à tour de rôle ; quand tous
étaient passés, moi aussi je décidais d’y aller à mon tour. Monsieur Ndétare s’offusquait,
ouvrait le compas géant de ses jambes et se dirigeait vers moi :
– Tu déguerpis tout de suite ! Allons, dehors, tu n’es pas inscrite !
Je sortais en courant. Dès qu’il se réinstallait derrière son bureau, je revenais prendre
ma place, à la dernière table. C’était encore l’époque de la méthode CLAD, l’instituteur
devait faire répéter aux écoliers des mots, des phrases que diffusait une radiocassette. Dès
que tous avaient fini, moi aussi je répétais spontanément, et le cirque recommençait. N’en
pouvant plus, monsieur Ndétare m’inscrivit au crayon en bas de sa liste officielle et, dès lors,
décida de me faire faire tous les exercices comme aux autres élèves. Il ne me chassait plus,
au contraire, il m’accordait une attention toute particulière. Voyant que je me débrouillais
bien, il me prit un jour par la main :
– Viens, on va voir ta grand-mère.
– Non, non ! Je ne veux pas, je ne peux pas ! Elle ne sait pas que je viens encore ici !
Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
1918
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - F A T O U D I O M E qFO GSQQAZEWNESXO
Je retournai à l’école chercher monsieur Ndétare, occupé à ranger son logement de
fonction. Il vint avec moi et expliqua mes résultats à ma grand-mère, avec moult éloges.
Regrettant sans doute la correction injuste qu’elle venait de m’administrer, elle fixa le sol et
supplia presque :
– Oh, vous deux, là, laissez-moi tranquille avec vos histoires d’école ! Je n’y comprends
rien moi. Je ne sais ni lire ni écrire, alors laissez-moi tranquille.
Son visage était triste. Je me mis à pleurer. Je voulais continuer à partager avec elle
mes histoires d’école, mon histoire tout simplement. « Ceux qui ont un bon guide ne se per-
dent pas dans la jungle », m’avait-elle dit un jour et, depuis, je ne voulais qu’elle comme
accompagnatrice. Je voulais mettre mes pas dans les siens. Elle m’avait ouvert la porte du
monde et fredonné ma première berceuse.
1 Toubab : façon d’appeler les “blancs” en Afrique de l’Ouest.
Elle partit dans sa chambre, ouvrit une malle et revint avec une liasse de papiers
qu’elle tendit à l’instituteur. Après un tri minutieux, celui-ci s’arrêta, perplexe :
– Vous avez deux petites filles qui portent le même nom ?
– Non. Pourquoi ?
– J’ai trouvé deux extraits du même nom, de la même année, mais le mois est diffé-
rent. La petite, c’est mars ou juin ?
– Elle est née au mois des premières pluies, juste au début de l’hivernage, l’année où
les étudiants ont saccagé la capitale.
Monsieur Ndétare sourit et prit congé très poliment.
Je continuai à suivre les cours, sans véritable inscription. A la rentrée suivante, un
parent qui allait inscrire sa propre fille abonda dans le sens de l’instituteur et aida ma grand-
mère à régulariser ma situation scolaire. Au pif, on se décida pour le mois des premières
pluies.
Petit à petit, ma grand-mère se passionna pour mes études. Je pensais toujours
qu’elle savait lire et écrire, tant elle surveillait mes révisions du soir devant la lampe-tempête.
Accoudée à la table du salon, je lisais mes leçons à haute voix, puis je fermais les yeux pour
essayer de les réciter. Dès qu’elle soupçonnait une hésitation, elle m’ordonnait fermement :
– Relis encore, plusieurs fois, et récite-moi ça mieux !
Alors, je recommençais, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle fût satisfaite de la flui-
dité de ma lecture et de ma récitation. Ce manège anima nos soirées pendant longtemps.
Un jour, revenant de l’école, je courus vers elle, mon cahier de composition ouvert à la
bonne page :
– Regarde, maman ! C’est le résultat de la composition !
Elle jeta un regard et m’envoya une beigne sans préambule.
– Mais pourquoi me gifles-tu ? Je suis la première de la classe et tu n’es pas contente !
– Arrête de mentir ! cria-t-elle, j’ai bien vu, il y a du rouge partout, ça veut dire que
ton résultat est mauvais !
– Mais non ! Mais non !
2120
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - F A T O U D I O M E qFO GSQQAZEWNESXO
F a t o u D i o m e
Je retournai à l’école chercher monsieur Ndétare, occupé à ranger son logement de
fonction. Il vint avec moi et expliqua mes résultats à ma grand-mère, avec moult éloges.
Regrettant sans doute la correction injuste qu’elle venait de m’administrer, elle fixa le sol et
supplia presque :
– Oh, vous deux, là, laissez-moi tranquille avec vos histoires d’école ! Je n’y comprends
rien moi. Je ne sais ni lire ni écrire, alors laissez-moi tranquille.
Son visage était triste. Je me mis à pleurer. Je voulais continuer à partager avec elle
mes histoires d’école, mon histoire tout simplement. « Ceux qui ont un bon guide ne se per-
dent pas dans la jungle », m’avait-elle dit un jour et, depuis, je ne voulais qu’elle comme
accompagnatrice. Je voulais mettre mes pas dans les siens. Elle m’avait ouvert la porte du
monde et fredonné ma première berceuse.
1 Toubab : façon d’appeler les “blancs” en Afrique de l’Ouest.
Elle partit dans sa chambre, ouvrit une malle et revint avec une liasse de papiers
qu’elle tendit à l’instituteur. Après un tri minutieux, celui-ci s’arrêta, perplexe :
– Vous avez deux petites filles qui portent le même nom ?
– Non. Pourquoi ?
– J’ai trouvé deux extraits du même nom, de la même année, mais le mois est diffé-
rent. La petite, c’est mars ou juin ?
– Elle est née au mois des premières pluies, juste au début de l’hivernage, l’année où
les étudiants ont saccagé la capitale.
Monsieur Ndétare sourit et prit congé très poliment.
Je continuai à suivre les cours, sans véritable inscription. A la rentrée suivante, un
parent qui allait inscrire sa propre fille abonda dans le sens de l’instituteur et aida ma grand-
mère à régulariser ma situation scolaire. Au pif, on se décida pour le mois des premières
pluies.
Petit à petit, ma grand-mère se passionna pour mes études. Je pensais toujours
qu’elle savait lire et écrire, tant elle surveillait mes révisions du soir devant la lampe-tempête.
Accoudée à la table du salon, je lisais mes leçons à haute voix, puis je fermais les yeux pour
essayer de les réciter. Dès qu’elle soupçonnait une hésitation, elle m’ordonnait fermement :
– Relis encore, plusieurs fois, et récite-moi ça mieux !
Alors, je recommençais, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle fût satisfaite de la flui-
dité de ma lecture et de ma récitation. Ce manège anima nos soirées pendant longtemps.
Un jour, revenant de l’école, je courus vers elle, mon cahier de composition ouvert à la
bonne page :
– Regarde, maman ! C’est le résultat de la composition !
Elle jeta un regard et m’envoya une beigne sans préambule.
– Mais pourquoi me gifles-tu ? Je suis la première de la classe et tu n’es pas contente !
– Arrête de mentir ! cria-t-elle, j’ai bien vu, il y a du rouge partout, ça veut dire que
ton résultat est mauvais !
– Mais non ! Mais non !
2120
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - F A T O U D I O M E qFO GSQQAZEWNESXO
F a t o u D i o m e
23L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Dans cette ruelle d’un village de nulle part, deux enfants se disputent ; la querelle n’est
qu’un jeu, un ou deux mots qui s’échangent pour marquer la différence. Les deux gamins
se regardent, se jaugent. A court de vocabulaire, l’un tend le bras pour faire peur à l’autre,
qui se dresse, avance les poings, et frappe. De compagnon de jeu, ils sont devenus ennemis,
et un adulte les sépare.
Si le chemin qui les conduit chez eux les éloigne l’un de l’autre, la pensée de chacun
ne peut quitter la petite ruelle où la rixe a eu lieu. L’un fulmine, l’autre crie à l’injustice. Le
premier revient sur ses pas, s’empare d’un caillou et le lance, la pierre file dans l’air et frappe
l’autre au front. L’enfant qui a lancé la pierre se sent vengé. Libre de sa colère, il regarde le
sang couler sur le visage de son camarade qui vacille. Maintenant la peur est autre, celle de
ce qu’il a fait. « Pourquoi ne pas avoir essayé de parler avec lui pour régler ton différend? »,
demande l’adulte. « Je n’avais plus de mots, je n’avais que mes mains », répond l’enfant
triste.
Dans les rues d’une ville à feu et à sang, deux clans s’opposent ; le sifflement des
balles a remplacé les sifflets des jeunes hommes qui saluaient une jolie fille quand le vent
soulevait un pan de sa jupe. A la tombée du jour, les explosions de mortiers ont remplacé
les bruits des terrasses de café, depuis longtemps couvertes de gravats.
Le tablier du pont qui réunit les deux rives de la cité est creusé de cratères. L’asphalte
luit d’un sang frais à peine noirci par le soleil, la pluie l’effacera demain. Au-dessus de la clé
de voûte, deux barricades séparent les factions rivales. Sur la grande place du village, les
vieux ne se souviennent plus du pourquoi de cette guerre, d’une telle haine. Assis sous quel-
ques arbres écorchés, ceux qui ne craignent plus la mort puisqu’ils ont tout perdu, se
contentent de soupirer, se souvenant qu’avant « tout le monde s’entendait bien ». Bien s’en-
tendre ! Cela fait des années qu’ici et là, les hommes ne se parlent plus.
S’entendre ! Ce verbe sonne comme un paradigme, et nous dit d’un seul mot qu’on
s’est parlé, s’est écoutés, s’est accordés. Ainsi va le sens des mots, d’être le reflet de nos sens
conjugués, la vue, l’odorat, l’ouïe, la sensualité. J’aime le murmure, lèvres fermées entrou-
vertes un instant sur une peau douce. J’exècre l’excavation où sont déchargés les cadavres
décharnés des charniers de Sarajevo. Amours et fureurs ne sont qu’une impalpable buée
sans les mots pour les concevoir.
L a v a l e u r d e s m o t sMarc Lévy
FRANCEMarc Lévy est né en 1961 à Bou-
logne-Billancourt (France). Après
une carrière d’architecte, il publie
en 2000 son premier roman, Et si
c'était vrai, traduit en une trentaine
de langues et adapté au cinéma par
Steven Spielberg. Il vient de publier
Les Enfants de la liberté.
23L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Dans cette ruelle d’un village de nulle part, deux enfants se disputent ; la querelle n’est
qu’un jeu, un ou deux mots qui s’échangent pour marquer la différence. Les deux gamins
se regardent, se jaugent. A court de vocabulaire, l’un tend le bras pour faire peur à l’autre,
qui se dresse, avance les poings, et frappe. De compagnon de jeu, ils sont devenus ennemis,
et un adulte les sépare.
Si le chemin qui les conduit chez eux les éloigne l’un de l’autre, la pensée de chacun
ne peut quitter la petite ruelle où la rixe a eu lieu. L’un fulmine, l’autre crie à l’injustice. Le
premier revient sur ses pas, s’empare d’un caillou et le lance, la pierre file dans l’air et frappe
l’autre au front. L’enfant qui a lancé la pierre se sent vengé. Libre de sa colère, il regarde le
sang couler sur le visage de son camarade qui vacille. Maintenant la peur est autre, celle de
ce qu’il a fait. « Pourquoi ne pas avoir essayé de parler avec lui pour régler ton différend? »,
demande l’adulte. « Je n’avais plus de mots, je n’avais que mes mains », répond l’enfant
triste.
Dans les rues d’une ville à feu et à sang, deux clans s’opposent ; le sifflement des
balles a remplacé les sifflets des jeunes hommes qui saluaient une jolie fille quand le vent
soulevait un pan de sa jupe. A la tombée du jour, les explosions de mortiers ont remplacé
les bruits des terrasses de café, depuis longtemps couvertes de gravats.
Le tablier du pont qui réunit les deux rives de la cité est creusé de cratères. L’asphalte
luit d’un sang frais à peine noirci par le soleil, la pluie l’effacera demain. Au-dessus de la clé
de voûte, deux barricades séparent les factions rivales. Sur la grande place du village, les
vieux ne se souviennent plus du pourquoi de cette guerre, d’une telle haine. Assis sous quel-
ques arbres écorchés, ceux qui ne craignent plus la mort puisqu’ils ont tout perdu, se
contentent de soupirer, se souvenant qu’avant « tout le monde s’entendait bien ». Bien s’en-
tendre ! Cela fait des années qu’ici et là, les hommes ne se parlent plus.
S’entendre ! Ce verbe sonne comme un paradigme, et nous dit d’un seul mot qu’on
s’est parlé, s’est écoutés, s’est accordés. Ainsi va le sens des mots, d’être le reflet de nos sens
conjugués, la vue, l’odorat, l’ouïe, la sensualité. J’aime le murmure, lèvres fermées entrou-
vertes un instant sur une peau douce. J’exècre l’excavation où sont déchargés les cadavres
décharnés des charniers de Sarajevo. Amours et fureurs ne sont qu’une impalpable buée
sans les mots pour les concevoir.
L a v a l e u r d e s m o t sMarc Lévy
FRANCEMarc Lévy est né en 1961 à Bou-
logne-Billancourt (France). Après
une carrière d’architecte, il publie
en 2000 son premier roman, Et si
c'était vrai, traduit en une trentaine
de langues et adapté au cinéma par
Steven Spielberg. Il vient de publier
Les Enfants de la liberté.
L’enrichissement du vocabulaire, la découverte d’autres mots, parfois d’un livre, d’une
autre voix que celles unifiées de leurs camarades, leur ouvre les portes d’une liberté qu’ils
ne soupçonnent pas eux-mêmes. Si vous saviez comme le sourire qui irradie le visage d’un
enfant libéré de cet étau est magnifique, à quel point la découverte des mots lui ouvre les
portes d’un monde ignoré d’eux, porteur d’espoirs, d’envie, et d’absolus, c’est là le sourire
d’une délivrance.
Et si tout ce que je dis ici n’était que portes ouvertes enfoncées, je le ferais quand
même, pour le seul bonheur de jongler avec des mots, comme un saltimbanque, côté pile
et côté face, et comme le fit un ministre cité par Prévert, écrire une belle phrase creuse et
tomber dedans.
Chaque mot acquis permet à l’homme d’exprimer sa pensée. Comment partager un
point de vue, exprimer une différence, s’affirmer, débattre, rendre justice, sans vocabulaire ?
Combien de conflits sont nés d’une incapacité à interpréter la volonté de l’autre, des autres ?
Sans mot, le désarroi devient colère, la colère se mue en rage et la rage en violences
incontrôlées.
Et puisque quelques lettres, (deux ou trois mille en Asie, me dit-on, moins de trente
en Occident) suffisent à former tous les langages humains, alors les mots sont bien le fon-
dement de toutes les cultures, de toutes les nations. Une part importante de l’identité
de l’homme naît de son langage, et celui qui en douterait n’aurait qu’à interroger ceux qui
luttent pour que survivent leurs dialectes.
Les armes ne suffisent pas aux dictateurs pour asservir leur nation. La censure des
mots, des écrits, qui conduit à celle de la pensée, leur est indispensable. Il leur faut brûler
les livres, interdire les journaux, exiler ou assassiner écrivains et philosophes.
Pas plus que les fusils ne réussissent seuls à faire vivre longtemps une dictature,
aucune démocratie ne survit longtemps à l’appauvrissement de son langage. Et pour com-
prendre la merveilleuse puissance du mot, face à toutes les autres puissances, il suffit de se
souvenir que dans toutes les langues et tous les dialectes du monde, l’homme a su inventer
avec quelques lettres, quelques signes, ou quelques syllabes, les fondements de sa culture
et de sa condition, dont l’espoir fait partie.
« Lorsque l’on donne de l’argent à un homme, il le dépense », disait un sage africain,
ajoutant : « lorsqu’on lui offre un livre, on lui donne un moyen de transmettre la connais-
sance, vecteur d’espoirs et de paix ».
Au cours des dernières années, je me suis déplacé dans de nombreux collèges, ceux
que l’on appelle parfois du bout des lèvres, des « collèges difficiles ». Je suis frappé de voir
comme les enfants y ont réduit leur langage, appliquant une même diction, limitant ainsi
leurs capacités individuelles à s’exprimer, laminant toute forme d’affirmation de leurs diffé-
rences, s’enfermant dans un ghetto de mots, chemin inéluctable vers celui d’un ghetto de vie.
2524
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - M A R C L É V Y qFO GSQQAZEWNESXO
M a r c L é v y
L’enrichissement du vocabulaire, la découverte d’autres mots, parfois d’un livre, d’une
autre voix que celles unifiées de leurs camarades, leur ouvre les portes d’une liberté qu’ils
ne soupçonnent pas eux-mêmes. Si vous saviez comme le sourire qui irradie le visage d’un
enfant libéré de cet étau est magnifique, à quel point la découverte des mots lui ouvre les
portes d’un monde ignoré d’eux, porteur d’espoirs, d’envie, et d’absolus, c’est là le sourire
d’une délivrance.
Et si tout ce que je dis ici n’était que portes ouvertes enfoncées, je le ferais quand
même, pour le seul bonheur de jongler avec des mots, comme un saltimbanque, côté pile
et côté face, et comme le fit un ministre cité par Prévert, écrire une belle phrase creuse et
tomber dedans.
Chaque mot acquis permet à l’homme d’exprimer sa pensée. Comment partager un
point de vue, exprimer une différence, s’affirmer, débattre, rendre justice, sans vocabulaire ?
Combien de conflits sont nés d’une incapacité à interpréter la volonté de l’autre, des autres ?
Sans mot, le désarroi devient colère, la colère se mue en rage et la rage en violences
incontrôlées.
Et puisque quelques lettres, (deux ou trois mille en Asie, me dit-on, moins de trente
en Occident) suffisent à former tous les langages humains, alors les mots sont bien le fon-
dement de toutes les cultures, de toutes les nations. Une part importante de l’identité
de l’homme naît de son langage, et celui qui en douterait n’aurait qu’à interroger ceux qui
luttent pour que survivent leurs dialectes.
Les armes ne suffisent pas aux dictateurs pour asservir leur nation. La censure des
mots, des écrits, qui conduit à celle de la pensée, leur est indispensable. Il leur faut brûler
les livres, interdire les journaux, exiler ou assassiner écrivains et philosophes.
Pas plus que les fusils ne réussissent seuls à faire vivre longtemps une dictature,
aucune démocratie ne survit longtemps à l’appauvrissement de son langage. Et pour com-
prendre la merveilleuse puissance du mot, face à toutes les autres puissances, il suffit de se
souvenir que dans toutes les langues et tous les dialectes du monde, l’homme a su inventer
avec quelques lettres, quelques signes, ou quelques syllabes, les fondements de sa culture
et de sa condition, dont l’espoir fait partie.
« Lorsque l’on donne de l’argent à un homme, il le dépense », disait un sage africain,
ajoutant : « lorsqu’on lui offre un livre, on lui donne un moyen de transmettre la connais-
sance, vecteur d’espoirs et de paix ».
Au cours des dernières années, je me suis déplacé dans de nombreux collèges, ceux
que l’on appelle parfois du bout des lèvres, des « collèges difficiles ». Je suis frappé de voir
comme les enfants y ont réduit leur langage, appliquant une même diction, limitant ainsi
leurs capacités individuelles à s’exprimer, laminant toute forme d’affirmation de leurs diffé-
rences, s’enfermant dans un ghetto de mots, chemin inéluctable vers celui d’un ghetto de vie.
2524
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - M A R C L É V Y qFO GSQQAZEWNESXO
M a r c L é v y
27L’ALPHABET DE L’ESPOIR
¿ Sabeis leer ?
… No por cierto
ni tal se probará que en mi linaje
haya personas de tan poco asiento
que se pongan a aprender esas quimeras
que llevan a los hombres al brasero
y a las mujeres a la casa llana.
Cervantès, La elección de los alcaldes de Daganzo.
J’ai lu pour la première fois Les Aventures de Pinocchio il y a bien des années, à Buenos-Aires,
quand j’avais 8 ou 9 ans, dans une traduction espagnole approximative illustrée des dessins
originaux en noir et blanc de Mazzanti. J’ai vu le film de Disney quelque temps après, et il
m’a mécontenté par les nombreux changements que j’y constatais : le requin asthmatique
qui avale Pinocchio était devenu Monstro la Baleine ; le grillon, au lieu de disparaître et de
réapparaître, avait reçu le nom de Jiminy Cricket et ne cessait de poursuivre Pinocchio de ses
bons conseils ; le maussade Gepetto s’était transformé en un aimable vieillard possédant un
poisson rouge nommé Cléo et un chat nommé Figaro. Et beaucoup des épisodes les plus
mémorables manquaient. A aucun moment, par exemple, Disney ne dépeignait Pinocchio
(comme l’avait fait Collodi dans ce qui était pour moi la scène la plus cauchemardesque du
livre) témoin de sa propre mort quand, après qu’il a refusé de prendre son médicament,
quatre lapins « d’un noir d’encre » viennent pour l’emporter dans un petit cercueil noir. Dans
la version originale, le passage de Pinocchio du bois à la chair représentait pour moi une
quête aussi passionnante que celle d’Alice s’efforçant de sortir du Pays des Merveilles ou
celle d’Ulysse cherchant à retrouver son Ithaque bien-aimée. Sauf à la fin : quand, dans les
dernières pages, Pinocchio est récompensé par sa métamorphose en « un beau garçon aux
cheveux châtains et aux yeux bleu clair », j’applaudissais et, pourtant, j’éprouvais une
étrange insatisfaction.
Je ne le savais pas alors, mais je crois que j’aimais Les Aventures de Pinocchio parce
que ce sont des aventures d’apprentissage. La saga du pantin est celle de l’éducation d’un
citoyen, cet ancien paradoxe d’un personnage qui souhaite entrer dans la société humaine
commune tout en s’efforçant de découvrir qui il est réellement, non tel qu’il apparaît au
regard des autres mais en lui-même. Pinocchio veut devenir un « vrai garçon » mais pas n’im-
porte quel garçon, pas une petite version docile du citoyen idéal. Pinocchio veut être celui
C o m m e n t P i n o c c h i o a p p r i t à l i r eAlberto Manguel
ARGENTINE
Alberto Manguel est né en 1948 à
Buenos Aires (Argentine). Il a vécu
en Italie, en Angleterre et à Tahiti,
avant de devenir citoyen canadien
et de s’installer en France. Initié à la
littérature par Jorge Luis Borges,
éminent polyglotte, Manguel est à la
fois essayiste, romancier, critique
littéraire et traducteur de renom.
Il est notamment l’auteur du Dic-
tionnaire des lieux imaginaires
(1998), considéré par Italo Calvino
comme un ouvrage « incontournable
de la littérature fantastique ».
27L’ALPHABET DE L’ESPOIR
¿ Sabeis leer ?
… No por cierto
ni tal se probará que en mi linaje
haya personas de tan poco asiento
que se pongan a aprender esas quimeras
que llevan a los hombres al brasero
y a las mujeres a la casa llana.
Cervantès, La elección de los alcaldes de Daganzo.
J’ai lu pour la première fois Les Aventures de Pinocchio il y a bien des années, à Buenos-Aires,
quand j’avais 8 ou 9 ans, dans une traduction espagnole approximative illustrée des dessins
originaux en noir et blanc de Mazzanti. J’ai vu le film de Disney quelque temps après, et il
m’a mécontenté par les nombreux changements que j’y constatais : le requin asthmatique
qui avale Pinocchio était devenu Monstro la Baleine ; le grillon, au lieu de disparaître et de
réapparaître, avait reçu le nom de Jiminy Cricket et ne cessait de poursuivre Pinocchio de ses
bons conseils ; le maussade Gepetto s’était transformé en un aimable vieillard possédant un
poisson rouge nommé Cléo et un chat nommé Figaro. Et beaucoup des épisodes les plus
mémorables manquaient. A aucun moment, par exemple, Disney ne dépeignait Pinocchio
(comme l’avait fait Collodi dans ce qui était pour moi la scène la plus cauchemardesque du
livre) témoin de sa propre mort quand, après qu’il a refusé de prendre son médicament,
quatre lapins « d’un noir d’encre » viennent pour l’emporter dans un petit cercueil noir. Dans
la version originale, le passage de Pinocchio du bois à la chair représentait pour moi une
quête aussi passionnante que celle d’Alice s’efforçant de sortir du Pays des Merveilles ou
celle d’Ulysse cherchant à retrouver son Ithaque bien-aimée. Sauf à la fin : quand, dans les
dernières pages, Pinocchio est récompensé par sa métamorphose en « un beau garçon aux
cheveux châtains et aux yeux bleu clair », j’applaudissais et, pourtant, j’éprouvais une
étrange insatisfaction.
Je ne le savais pas alors, mais je crois que j’aimais Les Aventures de Pinocchio parce
que ce sont des aventures d’apprentissage. La saga du pantin est celle de l’éducation d’un
citoyen, cet ancien paradoxe d’un personnage qui souhaite entrer dans la société humaine
commune tout en s’efforçant de découvrir qui il est réellement, non tel qu’il apparaît au
regard des autres mais en lui-même. Pinocchio veut devenir un « vrai garçon » mais pas n’im-
porte quel garçon, pas une petite version docile du citoyen idéal. Pinocchio veut être celui
C o m m e n t P i n o c c h i o a p p r i t à l i r eAlberto Manguel
ARGENTINE
Alberto Manguel est né en 1948 à
Buenos Aires (Argentine). Il a vécu
en Italie, en Angleterre et à Tahiti,
avant de devenir citoyen canadien
et de s’installer en France. Initié à la
littérature par Jorge Luis Borges,
éminent polyglotte, Manguel est à la
fois essayiste, romancier, critique
littéraire et traducteur de renom.
Il est notamment l’auteur du Dic-
tionnaire des lieux imaginaires
(1998), considéré par Italo Calvino
comme un ouvrage « incontournable
de la littérature fantastique ».
mêmes et du monde qui nous entoure. Ce troisième apprentissage est le plus difficile, le
plus dangereux et le plus puissant – et celui que Pinocchio n’atteindra jamais. Des pressions
de toutes sortes – les tentations par lesquelles la société le détourne de lui-même, les
moqueries et la jalousie de ses condisciples, l’indifférence de ses précepteurs – engendrent
pour Pinocchio une série d’obstacles quasiment insurmontables à l’acquisition de la lecture.
La lecture est une activité qui a toujours été considérée avec un enthousiasme mitigé
par ceux qui nous gouvernent. Ce n’est pas un hasard si, aux XVIIIe et XIXe siècles, on a pro-
mulgué des lois interdisant la lecture aux esclaves, même celle de la Bible car (soutenait-on
avec justesse), qui peut lire la Bible peut lire aussi un tract abolitionniste. Les efforts déployés
et les stratagèmes inventés par les esclaves dans le but d’apprendre à lire démontrent assez
la relation entre la liberté civile et les pouvoirs du lecteur, ainsi que la peur suscitée par cette
liberté et ces pouvoirs chez les princes de toutes sortes.
Mais dans une société soi-disant démocratique, avant de prendre en considération
les possibilités d’apprendre à lire, les lois de cette société ont l’obligation de satisfaire un cer-
tain nombre de besoins fondamentaux : alimentation, logement, soins de santé. Dans un
essai très émouvant écrit vers la fin de sa vie, Collodi a ceci à dire sur les efforts républicains
visant à instaurer en Italie un système d’instruction obligatoire : « A mon avis, nous avons
jusqu’ici pensé plus aux têtes qu’aux ventres des classes nécessiteuses et affligées. Pensons
maintenant un peu plus aux ventres ». Cinquante ans plus tard, Brecht déclarerait : « D’abord
le pain, ensuite la morale ». Pinocchio, pour qui la faim n’est pas une étrangère, est mani-
festement conscient de cette exigence primaire. Lorsqu’il imagine ce qu’il pourrait faire s’il
avait cent mille écus et devenait un homme riche, il se souhaite un beau palais avec une
bibliothèque « bourrée de fruits confits, de tartes, de panettoni, de gâteaux aux amandes et
de rouleaux feuilletés fourrés de crème fouettée ». Les livres, Pinocchio le sait bien, ne rem-
plissent pas un ventre vide. Quand les méchants compagnons de Pinocchio lui lancent leurs
livres à la tête en visant si mal que les livres tombent à la mer, un banc de poisson arrive en
hâte à la surface pour grignoter les pages détrempées et les recrache bientôt, en pensant :
« Ceci n’est pas pour nous ; nous sommes habitués à bien meilleure chère ». Dans une
société où les besoins fondamentaux des citoyens ne sont pas satisfaits, les livres sont piètre
nourriture ; mal employés, ils peuvent devenir mortels. Quand l’un des garçons lance sur
Pinocchio un gros Manuel d’arithmétique relié, au lieu de frapper le pantin, le livre heurte à
la tête un autre garçon et le tue. Non utilisé, non lu, un livre est une arme dangereuse.
En même temps qu’elle instaure un système destiné à satisfaire ces demandes
fondamentales tout en assurant l’instruction obligatoire, la société offre à Pinocchio des
qu’il est vraiment sous le bois peint. Malheureusement (parce que Collodi a arrêté l’éducation
de Pinocchio juste avant cette épiphanie), il n’y parvient jamais tout à fait. Pinocchio devient
un bon petit garçon qui a appris à lire, mais Pinocchio ne devient jamais un lecteur.
Dès le début, Collodi met en scène un conflit entre Pinocchio le rebelle et la société
dont il souhaite faire partie. Avant même d’être sculpté en forme de pantin, Pinocchio se
montre un morceau de bois révolté. Il n’accepte pasd’être « vu mais pas entendu » (la devise
du XIXe siècle pour les enfants), et il provoque une dispute entre Gepetto et son voisin
(encore une scène supprimée par Disney). Il pique ensuite une crise lorsqu’il découvre qu’il
n’y a rien à manger que quelques poires, et quand il s’endort devant le feu, qui lui brûle les
deux pieds, il compte que Gepetto (le représentant de la société) lui en sculpte de nou-
veaux. Affamé et estropié, Pinocchio le rebelle ne se résigne pas à rester sous-alimenté et
handicapé dans une société qui devrait lui procurer nourriture et soins de santé. Il est
conscient aussi, toutefois, que ce qu’il exige de la société doit avoir sa réciproque. Et c’est
ainsi qu’après avoir reçu à manger et des pieds neufs, il dit à Gepetto : « Pour te rembourser
de tout ce que tu as fait pour moi, je vais commencer l’école tout de suite ».
Dans la société de Collodi, l’école est le lieu où l’on commence à se montrer respon-
sable. C’est le terrain où l’on s’entraîne à devenir une personne capable de « rembourser »
les soins attentifs de la société. Voici le résumé qu’en fait Pinocchio : « Aujourd’hui même,
à l’école, je veux apprendre à lire ; demain j’apprendrai à écrire et après-demain à compter.
Alors, grâce à mon savoir, je gagnerai beaucoup d’argent et avec le premier argent que j’aurai
dans ma poche, j’achèterai à mon père un beau veston de laine. Mais, que dis-je, de laine ?
Je lui en trouverai un d’argent et d’or, avec des boutons de diamant. Et le pauvre homme le
mérite vraiment car, après tout, afin de m’acheter des livres et de me faire instruire, il reste
en bras de chemise… en plein hiver ! » En effet, afin d’acheter à Pinocchio un abécédaire
(essentiel pour aller à l’école), Gepetto a vendu son unique veston. Gepetto est un homme
pauvre mais, dans la société de Collodi, l’instruction exige des sacrifices.
La première étape, donc, pour devenir un citoyen, consiste à apprendre à lire. Mais
qu’est-ce que cela signifie, « apprendre à lire » ? Plusieurs choses.
D’abord, le processus mécanique d’apprentissage du code de l’écriture dans laquelle
est enregistrée la mémoire d’une société.
Ensuite, l’apprentissage de la syntaxe qui régit un tel code.
Troisièmement, l’apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code
peuvent, de façon profonde, imaginative et pratique, servir à la connaissance de nous-
2928
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
mêmes et du monde qui nous entoure. Ce troisième apprentissage est le plus difficile, le
plus dangereux et le plus puissant – et celui que Pinocchio n’atteindra jamais. Des pressions
de toutes sortes – les tentations par lesquelles la société le détourne de lui-même, les
moqueries et la jalousie de ses condisciples, l’indifférence de ses précepteurs – engendrent
pour Pinocchio une série d’obstacles quasiment insurmontables à l’acquisition de la lecture.
La lecture est une activité qui a toujours été considérée avec un enthousiasme mitigé
par ceux qui nous gouvernent. Ce n’est pas un hasard si, aux XVIIIe et XIXe siècles, on a pro-
mulgué des lois interdisant la lecture aux esclaves, même celle de la Bible car (soutenait-on
avec justesse), qui peut lire la Bible peut lire aussi un tract abolitionniste. Les efforts déployés
et les stratagèmes inventés par les esclaves dans le but d’apprendre à lire démontrent assez
la relation entre la liberté civile et les pouvoirs du lecteur, ainsi que la peur suscitée par cette
liberté et ces pouvoirs chez les princes de toutes sortes.
Mais dans une société soi-disant démocratique, avant de prendre en considération
les possibilités d’apprendre à lire, les lois de cette société ont l’obligation de satisfaire un cer-
tain nombre de besoins fondamentaux : alimentation, logement, soins de santé. Dans un
essai très émouvant écrit vers la fin de sa vie, Collodi a ceci à dire sur les efforts républicains
visant à instaurer en Italie un système d’instruction obligatoire : « A mon avis, nous avons
jusqu’ici pensé plus aux têtes qu’aux ventres des classes nécessiteuses et affligées. Pensons
maintenant un peu plus aux ventres ». Cinquante ans plus tard, Brecht déclarerait : « D’abord
le pain, ensuite la morale ». Pinocchio, pour qui la faim n’est pas une étrangère, est mani-
festement conscient de cette exigence primaire. Lorsqu’il imagine ce qu’il pourrait faire s’il
avait cent mille écus et devenait un homme riche, il se souhaite un beau palais avec une
bibliothèque « bourrée de fruits confits, de tartes, de panettoni, de gâteaux aux amandes et
de rouleaux feuilletés fourrés de crème fouettée ». Les livres, Pinocchio le sait bien, ne rem-
plissent pas un ventre vide. Quand les méchants compagnons de Pinocchio lui lancent leurs
livres à la tête en visant si mal que les livres tombent à la mer, un banc de poisson arrive en
hâte à la surface pour grignoter les pages détrempées et les recrache bientôt, en pensant :
« Ceci n’est pas pour nous ; nous sommes habitués à bien meilleure chère ». Dans une
société où les besoins fondamentaux des citoyens ne sont pas satisfaits, les livres sont piètre
nourriture ; mal employés, ils peuvent devenir mortels. Quand l’un des garçons lance sur
Pinocchio un gros Manuel d’arithmétique relié, au lieu de frapper le pantin, le livre heurte à
la tête un autre garçon et le tue. Non utilisé, non lu, un livre est une arme dangereuse.
En même temps qu’elle instaure un système destiné à satisfaire ces demandes
fondamentales tout en assurant l’instruction obligatoire, la société offre à Pinocchio des
qu’il est vraiment sous le bois peint. Malheureusement (parce que Collodi a arrêté l’éducation
de Pinocchio juste avant cette épiphanie), il n’y parvient jamais tout à fait. Pinocchio devient
un bon petit garçon qui a appris à lire, mais Pinocchio ne devient jamais un lecteur.
Dès le début, Collodi met en scène un conflit entre Pinocchio le rebelle et la société
dont il souhaite faire partie. Avant même d’être sculpté en forme de pantin, Pinocchio se
montre un morceau de bois révolté. Il n’accepte pasd’être « vu mais pas entendu » (la devise
du XIXe siècle pour les enfants), et il provoque une dispute entre Gepetto et son voisin
(encore une scène supprimée par Disney). Il pique ensuite une crise lorsqu’il découvre qu’il
n’y a rien à manger que quelques poires, et quand il s’endort devant le feu, qui lui brûle les
deux pieds, il compte que Gepetto (le représentant de la société) lui en sculpte de nou-
veaux. Affamé et estropié, Pinocchio le rebelle ne se résigne pas à rester sous-alimenté et
handicapé dans une société qui devrait lui procurer nourriture et soins de santé. Il est
conscient aussi, toutefois, que ce qu’il exige de la société doit avoir sa réciproque. Et c’est
ainsi qu’après avoir reçu à manger et des pieds neufs, il dit à Gepetto : « Pour te rembourser
de tout ce que tu as fait pour moi, je vais commencer l’école tout de suite ».
Dans la société de Collodi, l’école est le lieu où l’on commence à se montrer respon-
sable. C’est le terrain où l’on s’entraîne à devenir une personne capable de « rembourser »
les soins attentifs de la société. Voici le résumé qu’en fait Pinocchio : « Aujourd’hui même,
à l’école, je veux apprendre à lire ; demain j’apprendrai à écrire et après-demain à compter.
Alors, grâce à mon savoir, je gagnerai beaucoup d’argent et avec le premier argent que j’aurai
dans ma poche, j’achèterai à mon père un beau veston de laine. Mais, que dis-je, de laine ?
Je lui en trouverai un d’argent et d’or, avec des boutons de diamant. Et le pauvre homme le
mérite vraiment car, après tout, afin de m’acheter des livres et de me faire instruire, il reste
en bras de chemise… en plein hiver ! » En effet, afin d’acheter à Pinocchio un abécédaire
(essentiel pour aller à l’école), Gepetto a vendu son unique veston. Gepetto est un homme
pauvre mais, dans la société de Collodi, l’instruction exige des sacrifices.
La première étape, donc, pour devenir un citoyen, consiste à apprendre à lire. Mais
qu’est-ce que cela signifie, « apprendre à lire » ? Plusieurs choses.
D’abord, le processus mécanique d’apprentissage du code de l’écriture dans laquelle
est enregistrée la mémoire d’une société.
Ensuite, l’apprentissage de la syntaxe qui régit un tel code.
Troisièmement, l’apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code
peuvent, de façon profonde, imaginative et pratique, servir à la connaissance de nous-
2928
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
laquelle l’attribution des rôles – maître et élève – est censée suffire pour que l’instruction
se fasse. En tant que professeurs, ils ne servent à rien car ils ne se croient responsables
qu’envers la société, non envers leur élève.
En dépit de toutes ces contraintes – diversion, dérision, abandon –, Pinocchio réussit
à grimper les deux premiers échelons de l’échelle de l’instruction dans la société : l’appren-
tissage de l’alphabet et celui de la lecture superficielle d’un texte. Là, il s’arrête. Les livres
deviennent alors des endroits neutres où appliquer ce code savant afin d’en extraire à la fin
une morale conventionnelle. L’école l’a préparé à lire de la propagande.
Parce que Pinocchio n’a pas appris à lire en profondeur, à pénétrer dans un livre et à
l’explorer jusqu’à ses limites parfois hors d’atteinte, il ignorera toujours que ses aventures
personnelles ont de profondes racines littéraires. Sa vie (il ne le sait pas) est en vérité une vie
littéraire, un composite de récits anciens dans lesquels il pourrait un jour (s’il apprenait vrai-
ment à lire) reconnaître sa propre biographie. Et cela est vrai de tout lecteur digne de ce
nom. Les Aventures de Pinocchio font écho à une multitude de voix littéraires. C’est un livre
sur la recherche d’un fils par son père et sur celle d’un père par son fils (trame secondaire
de l’Odyssée que Joyce allait découvrir un jour) ; sur la quête de soi, comme la métamor-
phose matérielle du héros d’Apulée dans l’Ane d’or et la métamorphose psychologique du
prince Hal dans Henry IV ; sur le sacrifice et la rédemption enseignés dans les histoires
concernant la Vierge Marie et dans les sagas de l’Arioste ; sur des rites de passage archéty-
paux, comme dans les Contes de Perrault (que Collodi a traduits) et dans la commedia
dell’arte ; sur les voyages dans l’inconnu, comme dans les chroniques des explorateurs du
XVIe siècle et chez Dante. Parce que Pinocchio ne voit pas dans les livres des sources de révé-
lations, les livres ne le renvoient pas à son expérience personnelle. Vladimir Nabokov, appre-
nant à ses étudiants à lire Kafka, leur faisait remarquer que l’insecte en lequel Grégoire
Samsa est métamorphosé est en réalité un coléoptère ailé, un insecte pourvu d’ailes sous son
dos blindé, et que si seulement Grégoire s’en était aperçu, il aurait pu s’envoler. Et d’ajouter
alors : « Bien des Pierres et des Jeannes grandissent comme Grégoire, sans se rendre compte
qu’ils ont des ailes et qu’ils pourraient voler ».
De cela, Pinocchio non plus ne se rendrait pas compte s’il tombait sur La Métamor-
phose. Tout ce dont Pinocchio est capable, après avoir appris à lire, c’est de répéter comme
un perroquet le discours de son livre. Il assimile les mots vus sur la page mais ne les digère
pas : les livres ne lui appartiennent pas vraiment parce qu’il est encore, à la fin de ses aven-
tures, incapable de les appliquer à son expérience de lui-même et du monde. Le fait d’avoir
appris l’alphabet lui permet, au dernier chapitre, de renaître sous une identité humaine et
distractions qui l’en détournent, des tentations d’amusement sans réflexion et sans effort.
D’abord sous la forme du renard et du chat, qui disent à Pinocchio que l’école les a aveuglés
et estropiés ; ensuite avec la création du Pays des joujoux que Lucignolo, l’ami de Pinocchio,
décrit en ces termes flatteurs : « Il n’y a pas d’écoles, là ; il n’y a pas de maîtres ; il n’y a pas
de livres… Voilà le genre d’endroit qui me plaît ! C’est comme ça que devraient être tous les
pays civilisés ! » Les livres sont très justement associés, dans l’esprit de Lucignolo, avec la dif-
ficulté et la difficulté (dans le monde de Pinocchio comme dans le nôtre) a acquis un sens
négatif qu’elle n’a pas toujours eu. L’expression latine Per ardua ad astra (Par la difficulté
atteignons les étoiles) est presque incompréhensible pour Pinocchio (comme pour nous)
puisque nous sommes censés pouvoir tout obtenir au moindre coût possible.
La société n’encourage pas cette recherche nécessaire de la difficulté, ce surcroît
d’expérience. Lorsque Pinocchio, après ses premières mésaventures, accepte l’école et
devient bon élève, les autres gamins commencent à lui reprocher d’être ce que nous appel-
lerions « une andouille » et à se moquer de lui parce qu’il « écoute le maître ». « Tu parles
comme un livre imprimé », lui disent-ils. Le langage peut permettre au locuteur de rester à
la surface de la réflexion, en prononçant des slogans dogmatiques et des lieux communs en
noir et blanc, en transmettant des messages plutôt que du sens, en plaçant le poids épisté-
mologique sur l’auditeur (comme dans « Tu vois ce que je veux dire ? »). Ou bien, il peut
tenter de recréer une expérience, de donner une forme à une idée, d’explorer en profon-
deur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation. Pour les autres garçons,
cette distinction est invisible. Pour eux, le fait que Pinocchio parle « comme un livre imprimé »
suffit à le marquer comme un étranger, un traître, un reclus dans sa tour d’ivoire.
Enfin, la société place sur le chemin de Pinocchio un certain nombre de personnages
qui doivent lui servir de guides moraux, comme autant de Virgile, dans son exploration des
cercles infernaux de ce monde. Le grillon, que Pinocchio écrase contre un mur dans l’un des
premiers chapitres mais qui survit miraculeusement pour lui venir en aide bien plus tard dans
le livre ; la fée bleue, qui apparaît d’abord à Pinocchio comme une petite fille aux cheveux
bleus lors d’une série de rencontres cauchemardesques ; le thon, un philosophe stoïcien qui
conseille à Pinocchio, après que le requin les a avalés, « d’accepter la situation et d’attendre
que le requin nous digère tous les deux ». Mais tous ces « maîtres » abandonnent Pinocchio
à son propre malheur, peu désireux de lui tenir compagnie lorsqu’il semble perdu dans les
ténèbres. Aucun d’entre eux n’apprend à Pinocchio à réfléchir sur sa propre condition, aucun
ne l’encourage à découvrir ce que signifie son désir de « devenir un garçon ». Comme s’ils
récitaient des manuels scolaires sans faire appel à des lectures personnelles, ces figures
magistrales ne sont intéressées que par l’apparence académique de l’enseignement, dans
3130
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
laquelle l’attribution des rôles – maître et élève – est censée suffire pour que l’instruction
se fasse. En tant que professeurs, ils ne servent à rien car ils ne se croient responsables
qu’envers la société, non envers leur élève.
En dépit de toutes ces contraintes – diversion, dérision, abandon –, Pinocchio réussit
à grimper les deux premiers échelons de l’échelle de l’instruction dans la société : l’appren-
tissage de l’alphabet et celui de la lecture superficielle d’un texte. Là, il s’arrête. Les livres
deviennent alors des endroits neutres où appliquer ce code savant afin d’en extraire à la fin
une morale conventionnelle. L’école l’a préparé à lire de la propagande.
Parce que Pinocchio n’a pas appris à lire en profondeur, à pénétrer dans un livre et à
l’explorer jusqu’à ses limites parfois hors d’atteinte, il ignorera toujours que ses aventures
personnelles ont de profondes racines littéraires. Sa vie (il ne le sait pas) est en vérité une vie
littéraire, un composite de récits anciens dans lesquels il pourrait un jour (s’il apprenait vrai-
ment à lire) reconnaître sa propre biographie. Et cela est vrai de tout lecteur digne de ce
nom. Les Aventures de Pinocchio font écho à une multitude de voix littéraires. C’est un livre
sur la recherche d’un fils par son père et sur celle d’un père par son fils (trame secondaire
de l’Odyssée que Joyce allait découvrir un jour) ; sur la quête de soi, comme la métamor-
phose matérielle du héros d’Apulée dans l’Ane d’or et la métamorphose psychologique du
prince Hal dans Henry IV ; sur le sacrifice et la rédemption enseignés dans les histoires
concernant la Vierge Marie et dans les sagas de l’Arioste ; sur des rites de passage archéty-
paux, comme dans les Contes de Perrault (que Collodi a traduits) et dans la commedia
dell’arte ; sur les voyages dans l’inconnu, comme dans les chroniques des explorateurs du
XVIe siècle et chez Dante. Parce que Pinocchio ne voit pas dans les livres des sources de révé-
lations, les livres ne le renvoient pas à son expérience personnelle. Vladimir Nabokov, appre-
nant à ses étudiants à lire Kafka, leur faisait remarquer que l’insecte en lequel Grégoire
Samsa est métamorphosé est en réalité un coléoptère ailé, un insecte pourvu d’ailes sous son
dos blindé, et que si seulement Grégoire s’en était aperçu, il aurait pu s’envoler. Et d’ajouter
alors : « Bien des Pierres et des Jeannes grandissent comme Grégoire, sans se rendre compte
qu’ils ont des ailes et qu’ils pourraient voler ».
De cela, Pinocchio non plus ne se rendrait pas compte s’il tombait sur La Métamor-
phose. Tout ce dont Pinocchio est capable, après avoir appris à lire, c’est de répéter comme
un perroquet le discours de son livre. Il assimile les mots vus sur la page mais ne les digère
pas : les livres ne lui appartiennent pas vraiment parce qu’il est encore, à la fin de ses aven-
tures, incapable de les appliquer à son expérience de lui-même et du monde. Le fait d’avoir
appris l’alphabet lui permet, au dernier chapitre, de renaître sous une identité humaine et
distractions qui l’en détournent, des tentations d’amusement sans réflexion et sans effort.
D’abord sous la forme du renard et du chat, qui disent à Pinocchio que l’école les a aveuglés
et estropiés ; ensuite avec la création du Pays des joujoux que Lucignolo, l’ami de Pinocchio,
décrit en ces termes flatteurs : « Il n’y a pas d’écoles, là ; il n’y a pas de maîtres ; il n’y a pas
de livres… Voilà le genre d’endroit qui me plaît ! C’est comme ça que devraient être tous les
pays civilisés ! » Les livres sont très justement associés, dans l’esprit de Lucignolo, avec la dif-
ficulté et la difficulté (dans le monde de Pinocchio comme dans le nôtre) a acquis un sens
négatif qu’elle n’a pas toujours eu. L’expression latine Per ardua ad astra (Par la difficulté
atteignons les étoiles) est presque incompréhensible pour Pinocchio (comme pour nous)
puisque nous sommes censés pouvoir tout obtenir au moindre coût possible.
La société n’encourage pas cette recherche nécessaire de la difficulté, ce surcroît
d’expérience. Lorsque Pinocchio, après ses premières mésaventures, accepte l’école et
devient bon élève, les autres gamins commencent à lui reprocher d’être ce que nous appel-
lerions « une andouille » et à se moquer de lui parce qu’il « écoute le maître ». « Tu parles
comme un livre imprimé », lui disent-ils. Le langage peut permettre au locuteur de rester à
la surface de la réflexion, en prononçant des slogans dogmatiques et des lieux communs en
noir et blanc, en transmettant des messages plutôt que du sens, en plaçant le poids épisté-
mologique sur l’auditeur (comme dans « Tu vois ce que je veux dire ? »). Ou bien, il peut
tenter de recréer une expérience, de donner une forme à une idée, d’explorer en profon-
deur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation. Pour les autres garçons,
cette distinction est invisible. Pour eux, le fait que Pinocchio parle « comme un livre imprimé »
suffit à le marquer comme un étranger, un traître, un reclus dans sa tour d’ivoire.
Enfin, la société place sur le chemin de Pinocchio un certain nombre de personnages
qui doivent lui servir de guides moraux, comme autant de Virgile, dans son exploration des
cercles infernaux de ce monde. Le grillon, que Pinocchio écrase contre un mur dans l’un des
premiers chapitres mais qui survit miraculeusement pour lui venir en aide bien plus tard dans
le livre ; la fée bleue, qui apparaît d’abord à Pinocchio comme une petite fille aux cheveux
bleus lors d’une série de rencontres cauchemardesques ; le thon, un philosophe stoïcien qui
conseille à Pinocchio, après que le requin les a avalés, « d’accepter la situation et d’attendre
que le requin nous digère tous les deux ». Mais tous ces « maîtres » abandonnent Pinocchio
à son propre malheur, peu désireux de lui tenir compagnie lorsqu’il semble perdu dans les
ténèbres. Aucun d’entre eux n’apprend à Pinocchio à réfléchir sur sa propre condition, aucun
ne l’encourage à découvrir ce que signifie son désir de « devenir un garçon ». Comme s’ils
récitaient des manuels scolaires sans faire appel à des lectures personnelles, ces figures
magistrales ne sont intéressées que par l’apparence académique de l’enseignement, dans
3130
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
impartir à ses citoyens la connaissance de ses codes afin qu’ils puissent y devenir actifs ; mais
la connaissance de ces codes, outre la simple capacité de déchiffrer un slogan politique, une
publicité ou un manuel d’instruction primaire, donne à ces mêmes citoyens celle de mettre
la société en question, de découvrir ses défauts et de tenter de la changer. C’est dans le sys-
tème qui permet à une société de fonctionner que gît le pouvoir de la subvertir, pour le
meilleur ou pour le pire. De sorte que le professeur, la personne chargée par cette société
de révéler à ses nouveaux membres les secrets de ses vocabulaires communs, devient de fait
un danger, un Socrate capable de corrompre la jeunesse, quelqu’un qui doit, d’une part,
continuer inlassablement à enseigner et, de l’autre, se soumettre aux lois de la société qui
l’a placé à ce poste d’enseignant – se soumettre jusqu’à s’autodétruire, comme ce fut le cas
de Socrate. Un enseignant est toujours pris dans ce double nœud : enseigner de manière à
apprendre aux étudiants à penser par eux-mêmes, enseigner en fonction d’une structure
sociale qui impose sa loi à la pensée. L’école, dans le monde de Pinocchio et dans la plupart
des nôtres, n’est pas un terrain d’entraînement où devenir un enfant meilleur et plus accom-
pli, mais un lieu d’initiation au monde des adultes, avec ses conventions, ses exigences
bureaucratiques, ses accords tacites et son système de castes. Il n’existe pas d’écoles pour
anarchistes et pourtant, en un sens, tout professeur devrait enseigner l’anarchisme, apprendre
aux étudiants à s’interroger sur les règles et les règlements, à chercher des explications aux
dogmes, à faire face à des obligations sans céder aux préjugés, à exiger l’autorité de ceux qui
sont au pouvoir, à trouver un endroit d’où ils puissent exprimer leurs propres idées, même si
cela signifie une opposition et même, en définitive, l’élimination du professeur.
Dans certaines sociétés où l’activité intellectuelle possède un prestige qui lui est pro-
pre, comme dans de nombreuses sociétés primitives à travers le monde, il est plus facile
à l’enseignant (ancien, chaman, instructeur, gardien de la mémoire tribale) de remplir ses
obligations puisque la plupart des activités dans ces sociétés sont subordonnées à l’ensei-
gnement. Mais dans beaucoup d’autres, l’activité intellectuelle est dépourvue de tout pres-
tige : le budget alloué à l’éducation est le premier que l’on réduit ; la plupart de nos leaders
savent à peine lire ; nos valeurs nationales sont purement économiques. On rend hommage
du bout des lèvres à la notion de culture et on y célèbre les livres, officiellement, mais en
réalité, dans les écoles et les universités par exemple, toute l’aide financière qui peut être
obtenue est investie dans des équipements électroniques (ardemment encouragés par
l’industrie) plutôt que dans des imprimés, sous le prétexte consciemment erroné que le
support électronique coûte moins cher et est plus durable que le papier et l’encre. En consé-
quence, nos bibliothèques scolaires perdent rapidement un terrain essentiel. Nos lois
économiques favorisent le contenant de préférence au contenu, car le premier peut être
de contempler avec une satisfaction amusée le pantin qu’il a été. Mais, dans un livre que
Collodi n’a jamais écrit, Pinocchio doit encore affronter la société avec un langage imaginatif
que les livres auraient pu lui apprendre grâce à la mémoire, aux associations, à l’intuition, à
l’imitation. Passée la dernière page, Pinocchio est enfin prêt à apprendre à lire.
Cette expérience superficielle de la lecture qu’est celle de Pinocchio est exactement
opposée à celle d’un autre héros errant, ou plutôt d’une héroïne. Dans l’univers d’Alice, le
langage est rendu à la richesse de son ambiguïté essentielle et n’importe quel mot (si l’on
en croit Humpty Dumpty) peut être contraint de dire ce que son utilisateur veut dire. Bien
qu’Alice refuse des affirmations aussi arbitraires (« Mais "gloire" ne signifie pas "bel argument
sans réplique" », objecte-t-elle), cette épistémologie à l’usage de tous est la règle au Pays
des Merveilles. Alors que dans le monde de Pinocchio, le sens d’un mot imprimé est
dépourvu d’ambiguïté, dans celui d’Alice la signification de « Jabberwocky », par exemple,
dépend de la volonté du lecteur. (Il peut être utile de rappeler ici que Collodi écrivait à une
époque où les règles de la langue italienne étaient fixées pour la première fois à partir d’un
choix entre de nombreux dialectes, alors que l’anglais de Lewis Carroll était « fixé » depuis
longtemps et pouvait être ouvert et mis en question avec une relative sécurité.
Quand je parle d’apprendre à lire (au sens le plus plein, auquel j’ai déjà fait allusion),
je veux parler de quelque chose qui se trouve entre ces deux styles de philosophie. Celle de
Pinocchio correspond aux contraintes de la scholastique qui, jusqu’au XVIe siècle, était la
méthode d’enseignement officielle en Europe. Dans une salle de classe scholastique, l’élève
devait lire comme le dictait la tradition, en fonction de commentaires immuables acceptés
comme faisant autorité. La méthode de Humpty Dumpty est une exagération des interpré-
tations humanistes, un point de vue révolutionnaire selon lequel tout lecteur doit s’engager
dans le texte conformément à ses propres termes. Umberto Eco a utilement réduit cette
liberté en observant que « les limites de l’interprétation coïncident avec les limites du bon
sens » ; à quoi Humpty Dumpty pourrait bien sûr répliquer que ce qui est pour lui de bon
sens ne l’est pas nécessairement pour Eco. Mais, pour la plupart des lecteurs, la notion de
« bon sens » conserve une certaine évidence commune qui doit suffire. « Apprendre à lire »
consiste donc à acquérir les moyens de s’approprier un texte (comme le fait Humpty
Dumpty) et aussi de prendre part à l’appropriation des autres (comme aurait pu le suggérer
le professeur de Pinocchio). C’est dans ce domaine ambigu, entre possession et reconnais-
sance, entre l’identité imposée par d’autres et l’identité découverte par soi-même, que se
situe, à mon avis, le fait de lire.
Il existe un ardent paradoxe au cœur de tout système scolaire. Une société doit
3332
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
impartir à ses citoyens la connaissance de ses codes afin qu’ils puissent y devenir actifs ; mais
la connaissance de ces codes, outre la simple capacité de déchiffrer un slogan politique, une
publicité ou un manuel d’instruction primaire, donne à ces mêmes citoyens celle de mettre
la société en question, de découvrir ses défauts et de tenter de la changer. C’est dans le sys-
tème qui permet à une société de fonctionner que gît le pouvoir de la subvertir, pour le
meilleur ou pour le pire. De sorte que le professeur, la personne chargée par cette société
de révéler à ses nouveaux membres les secrets de ses vocabulaires communs, devient de fait
un danger, un Socrate capable de corrompre la jeunesse, quelqu’un qui doit, d’une part,
continuer inlassablement à enseigner et, de l’autre, se soumettre aux lois de la société qui
l’a placé à ce poste d’enseignant – se soumettre jusqu’à s’autodétruire, comme ce fut le cas
de Socrate. Un enseignant est toujours pris dans ce double nœud : enseigner de manière à
apprendre aux étudiants à penser par eux-mêmes, enseigner en fonction d’une structure
sociale qui impose sa loi à la pensée. L’école, dans le monde de Pinocchio et dans la plupart
des nôtres, n’est pas un terrain d’entraînement où devenir un enfant meilleur et plus accom-
pli, mais un lieu d’initiation au monde des adultes, avec ses conventions, ses exigences
bureaucratiques, ses accords tacites et son système de castes. Il n’existe pas d’écoles pour
anarchistes et pourtant, en un sens, tout professeur devrait enseigner l’anarchisme, apprendre
aux étudiants à s’interroger sur les règles et les règlements, à chercher des explications aux
dogmes, à faire face à des obligations sans céder aux préjugés, à exiger l’autorité de ceux qui
sont au pouvoir, à trouver un endroit d’où ils puissent exprimer leurs propres idées, même si
cela signifie une opposition et même, en définitive, l’élimination du professeur.
Dans certaines sociétés où l’activité intellectuelle possède un prestige qui lui est pro-
pre, comme dans de nombreuses sociétés primitives à travers le monde, il est plus facile
à l’enseignant (ancien, chaman, instructeur, gardien de la mémoire tribale) de remplir ses
obligations puisque la plupart des activités dans ces sociétés sont subordonnées à l’ensei-
gnement. Mais dans beaucoup d’autres, l’activité intellectuelle est dépourvue de tout pres-
tige : le budget alloué à l’éducation est le premier que l’on réduit ; la plupart de nos leaders
savent à peine lire ; nos valeurs nationales sont purement économiques. On rend hommage
du bout des lèvres à la notion de culture et on y célèbre les livres, officiellement, mais en
réalité, dans les écoles et les universités par exemple, toute l’aide financière qui peut être
obtenue est investie dans des équipements électroniques (ardemment encouragés par
l’industrie) plutôt que dans des imprimés, sous le prétexte consciemment erroné que le
support électronique coûte moins cher et est plus durable que le papier et l’encre. En consé-
quence, nos bibliothèques scolaires perdent rapidement un terrain essentiel. Nos lois
économiques favorisent le contenant de préférence au contenu, car le premier peut être
de contempler avec une satisfaction amusée le pantin qu’il a été. Mais, dans un livre que
Collodi n’a jamais écrit, Pinocchio doit encore affronter la société avec un langage imaginatif
que les livres auraient pu lui apprendre grâce à la mémoire, aux associations, à l’intuition, à
l’imitation. Passée la dernière page, Pinocchio est enfin prêt à apprendre à lire.
Cette expérience superficielle de la lecture qu’est celle de Pinocchio est exactement
opposée à celle d’un autre héros errant, ou plutôt d’une héroïne. Dans l’univers d’Alice, le
langage est rendu à la richesse de son ambiguïté essentielle et n’importe quel mot (si l’on
en croit Humpty Dumpty) peut être contraint de dire ce que son utilisateur veut dire. Bien
qu’Alice refuse des affirmations aussi arbitraires (« Mais "gloire" ne signifie pas "bel argument
sans réplique" », objecte-t-elle), cette épistémologie à l’usage de tous est la règle au Pays
des Merveilles. Alors que dans le monde de Pinocchio, le sens d’un mot imprimé est
dépourvu d’ambiguïté, dans celui d’Alice la signification de « Jabberwocky », par exemple,
dépend de la volonté du lecteur. (Il peut être utile de rappeler ici que Collodi écrivait à une
époque où les règles de la langue italienne étaient fixées pour la première fois à partir d’un
choix entre de nombreux dialectes, alors que l’anglais de Lewis Carroll était « fixé » depuis
longtemps et pouvait être ouvert et mis en question avec une relative sécurité.
Quand je parle d’apprendre à lire (au sens le plus plein, auquel j’ai déjà fait allusion),
je veux parler de quelque chose qui se trouve entre ces deux styles de philosophie. Celle de
Pinocchio correspond aux contraintes de la scholastique qui, jusqu’au XVIe siècle, était la
méthode d’enseignement officielle en Europe. Dans une salle de classe scholastique, l’élève
devait lire comme le dictait la tradition, en fonction de commentaires immuables acceptés
comme faisant autorité. La méthode de Humpty Dumpty est une exagération des interpré-
tations humanistes, un point de vue révolutionnaire selon lequel tout lecteur doit s’engager
dans le texte conformément à ses propres termes. Umberto Eco a utilement réduit cette
liberté en observant que « les limites de l’interprétation coïncident avec les limites du bon
sens » ; à quoi Humpty Dumpty pourrait bien sûr répliquer que ce qui est pour lui de bon
sens ne l’est pas nécessairement pour Eco. Mais, pour la plupart des lecteurs, la notion de
« bon sens » conserve une certaine évidence commune qui doit suffire. « Apprendre à lire »
consiste donc à acquérir les moyens de s’approprier un texte (comme le fait Humpty
Dumpty) et aussi de prendre part à l’appropriation des autres (comme aurait pu le suggérer
le professeur de Pinocchio). C’est dans ce domaine ambigu, entre possession et reconnais-
sance, entre l’identité imposée par d’autres et l’identité découverte par soi-même, que se
situe, à mon avis, le fait de lire.
Il existe un ardent paradoxe au cœur de tout système scolaire. Une société doit
3332
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
la pensée, à l’émotion, à l’intuition. Ce vocabulaire infini nous est ouvert si nous voulons
prendre le temps et faire l’effort de l’explorer et, depuis de nombreux siècles, il a forgé des
mots à partir de l’expérience afin de nous renvoyer cette expérience, de nous permettre de
comprendre le monde ainsi que nous-mêmes. Il est plus vaste et plus durable que la biblio-
thèque idéale de sucreries de Pinocchio parce qu’il la comprend, métaphoriquement, et
peut y mener, concrètement, en nous permettant d’imaginer comment changer une
société où Pinocchio meurt de faim, est battu et exploité, privé du statut d’enfant et sommé
d’être obéissant et heureux dans son obéissance. Imaginer, c’est dissoudre les barrières,
ignorer les frontières, subvertir la vision du monde qui nous est imposée. Même s’il ne put
faire accéder son pantin à cet état ultime de découverte de soi, Collodi avait deviné, je crois,
les possibilités de ses capacités d’imagination. Et même lorsqu’il affirmait la prééminence du
pain sur les mots, il savait bien qu’en fin de compte, toute crise de société est une crise de
l’imagination.
commercialisé de façon plus productive et paraît plus séduisant, et notre élan économique
dépend donc de la technologie électronique. Pour le vendre, nos sociétés font valoir deux
qualités principales : sa rapidité et son caractère immédiat. « Plus rapide que la pensée »,
affirmait la publicité pour un certain PowerBook : un slogan que l’école de Pinocchio aurait
sans nul doute adopté. L’opposition est valable, puisque la pensée exige du temps et de la
profondeur, deux qualités essentielles dans la lecture.
L’enseignement est un processus lent et difficile, deux adjectifs qui sont, en notre
temps, devenus des tares au lieu d’être des louanges. Il semble presque impossible,
aujourd’hui, de convaincre la plupart d’entre nous des mérites de la lenteur et de l’effort
délibéré. Et pourtant, Pinocchio n’apprendra que s’il n’est pas pressé d’apprendre et ne
deviendra un individu accompli que grâce à l’effort d’apprendre lentement. Que l’on se
trouve, comme Collodi, au temps des textes scolaires répétés par cœur ou, comme nous, à
celui d’une quasi-infinité de données régurgitées disponibles au bout de nos doigts, il est
relativement facile d’être superficiellement cultivé, de suivre un sitcom, de comprendre une
plaisanterie publicitaire, de lire un slogan politique, de se servir d’un ordinateur. Mais pour
aller plus loin et plus en profondeur, pour avoir le courage d’affronter nos peurs, nos doutes
et nos secrets cachés, pour mettre en question le fonctionnement de la société à notre
égard et à celui du monde, il nous faut apprendre à lire autrement, différemment, afin d’ap-
prendre à penser. Pinocchio peut devenir un garçon à la fin de ses aventures, mais tout bien
considéré, il pense encore comme un pantin.
Presque tout, autour de nous, nous engage à ne pas réfléchir, à nous contenter de
lieux communs, d’un langage dogmatique qui partage le monde clairement en blanc et noir,
bien et mal, eux et nous. C’est le langage de l’extrémisme, qui surgit de tous côtés
aujourd’hui, nous rappelant qu’il n’a pas disparu. A la difficulté de réfléchir aux paradoxes et
aux questions ouvertes, aux contradictions et à un ordre chaotique, nous réagissons avec le
cri séculaire de Caton le Censeur au sénat romain : Delenda Cartago! (Il faut détruire
Carthage) – ne pas tolérer l’autre civilisation, éviter le dialogue, imposer sa loi par l’exclusion
ou l’élimination. C’est un langage qui prétend communiquer mais qui, sous des déguise-
ments variés, se contente de brutaliser ; il n’attend d’autre réponse qu’un silence docile.
« Sois raisonnable et bon, dit la Fée bleue à Pinocchio à la fin, et tu seras heureux ». Bien des
slogans politiques peuvent être réduits à ce conseil malhonnête et inepte.
Passer de ce vocabulaire étroit correspondant à ce que la société considère comme
« raisonnable et bon » à un vocabulaire plus vaste, plus riche et, surtout, plus ambigu, est
terrifiant parce que cet autre domaine des mots est sans limites et équivaut parfaitement à
3534
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
A l b e r t o M a n g u e l
la pensée, à l’émotion, à l’intuition. Ce vocabulaire infini nous est ouvert si nous voulons
prendre le temps et faire l’effort de l’explorer et, depuis de nombreux siècles, il a forgé des
mots à partir de l’expérience afin de nous renvoyer cette expérience, de nous permettre de
comprendre le monde ainsi que nous-mêmes. Il est plus vaste et plus durable que la biblio-
thèque idéale de sucreries de Pinocchio parce qu’il la comprend, métaphoriquement, et
peut y mener, concrètement, en nous permettant d’imaginer comment changer une
société où Pinocchio meurt de faim, est battu et exploité, privé du statut d’enfant et sommé
d’être obéissant et heureux dans son obéissance. Imaginer, c’est dissoudre les barrières,
ignorer les frontières, subvertir la vision du monde qui nous est imposée. Même s’il ne put
faire accéder son pantin à cet état ultime de découverte de soi, Collodi avait deviné, je crois,
les possibilités de ses capacités d’imagination. Et même lorsqu’il affirmait la prééminence du
pain sur les mots, il savait bien qu’en fin de compte, toute crise de société est une crise de
l’imagination.
commercialisé de façon plus productive et paraît plus séduisant, et notre élan économique
dépend donc de la technologie électronique. Pour le vendre, nos sociétés font valoir deux
qualités principales : sa rapidité et son caractère immédiat. « Plus rapide que la pensée »,
affirmait la publicité pour un certain PowerBook : un slogan que l’école de Pinocchio aurait
sans nul doute adopté. L’opposition est valable, puisque la pensée exige du temps et de la
profondeur, deux qualités essentielles dans la lecture.
L’enseignement est un processus lent et difficile, deux adjectifs qui sont, en notre
temps, devenus des tares au lieu d’être des louanges. Il semble presque impossible,
aujourd’hui, de convaincre la plupart d’entre nous des mérites de la lenteur et de l’effort
délibéré. Et pourtant, Pinocchio n’apprendra que s’il n’est pas pressé d’apprendre et ne
deviendra un individu accompli que grâce à l’effort d’apprendre lentement. Que l’on se
trouve, comme Collodi, au temps des textes scolaires répétés par cœur ou, comme nous, à
celui d’une quasi-infinité de données régurgitées disponibles au bout de nos doigts, il est
relativement facile d’être superficiellement cultivé, de suivre un sitcom, de comprendre une
plaisanterie publicitaire, de lire un slogan politique, de se servir d’un ordinateur. Mais pour
aller plus loin et plus en profondeur, pour avoir le courage d’affronter nos peurs, nos doutes
et nos secrets cachés, pour mettre en question le fonctionnement de la société à notre
égard et à celui du monde, il nous faut apprendre à lire autrement, différemment, afin d’ap-
prendre à penser. Pinocchio peut devenir un garçon à la fin de ses aventures, mais tout bien
considéré, il pense encore comme un pantin.
Presque tout, autour de nous, nous engage à ne pas réfléchir, à nous contenter de
lieux communs, d’un langage dogmatique qui partage le monde clairement en blanc et noir,
bien et mal, eux et nous. C’est le langage de l’extrémisme, qui surgit de tous côtés
aujourd’hui, nous rappelant qu’il n’a pas disparu. A la difficulté de réfléchir aux paradoxes et
aux questions ouvertes, aux contradictions et à un ordre chaotique, nous réagissons avec le
cri séculaire de Caton le Censeur au sénat romain : Delenda Cartago! (Il faut détruire
Carthage) – ne pas tolérer l’autre civilisation, éviter le dialogue, imposer sa loi par l’exclusion
ou l’élimination. C’est un langage qui prétend communiquer mais qui, sous des déguise-
ments variés, se contente de brutaliser ; il n’attend d’autre réponse qu’un silence docile.
« Sois raisonnable et bon, dit la Fée bleue à Pinocchio à la fin, et tu seras heureux ». Bien des
slogans politiques peuvent être réduits à ce conseil malhonnête et inepte.
Passer de ce vocabulaire étroit correspondant à ce que la société considère comme
« raisonnable et bon » à un vocabulaire plus vaste, plus riche et, surtout, plus ambigu, est
terrifiant parce que cet autre domaine des mots est sans limites et équivaut parfaitement à
3534
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A L B E R T O M A N G U E L qFO GSQQAZEWNESXO
A l b e r t o M a n g u e l
37L’ALPHABET DE L’ESPOIR
À l’époque où je vécus, une concubine et fille de concubine nommée Essence de Printemps
vint au monde, sans doute entre 1775 et 1780. Par sa naissance, elle ne méritait nulle
considération et son nom ne fut calligraphié sur aucun registre de naissance. Son père,
un Lettré de la province de Nghê An située au sud du centre du Viêtnam, lui concéda son
patronyme : Hô.
Le roi entretenait cent vingt-six concubines, et à notre époque, même un étudiant
était autorisé à prendre « cinq concubines, sept épouses ».
Essence de Printemps se révéla bien plus tard, lorsqu’elle fit ma connaissance. Nous
fûmes, plus que des amants ou des époux, liés au-delà de la vie à travers les siècles. Lorsque
la mort terrassa prématurément son premier protecteur, le préfet Vinh Tuong, décédé au
bout de vingt-sept mois de vie commune, elle le remplaça par un commissionnaire qu’elle
surnomma Monsieur Crapaud, et d’autres.
Impertinente, elle l’était, révoltée contre les sinophiles et les misogynes de notre
pays. Après mille ans de domination chinoise, les hommes fidèles à la philosophie confucia-
niste se complurent dans un rôle phallocratique, appliquant à la lettre le Livre des rites de
Confucius. Il était répertorié, par exemple, sept raisons valables pour la répudiation d’une
femme : 1. si elle ne peut porter d’enfant, 2. si elle est adultère, 3. si elle manque de respect
à ses beaux-parents, 4. si elle répand des commérages, 5. si elle vole, 6. si elle est jalouse et
7. si une maladie la condamne à mort.
Marginalisée par sa condition de femme et de concubine, Hô Xuân Huong livra son
corps aux mains de mandarins, les maîtres de notre temps : hommes de lettres, hommes de
savoir, hommes de pouvoir qui nous gouvernaient. L’accès aux concours du mandarinat était
interdit aux femmes ; sur les 82 stèles du temple de la Littérature de Thang Long (1), les noms
des docteurs ès Lettres reçus aux concours entre 1442 et 1779 étaient des noms masculins.
Mais aujourd’hui, l’aura d’Essence de Printemps est grande, et à l’inverse, ses amants eussent
été anonymes sans les allusions qu’elle fit à leur existence. Face à une société qui réduisait
les femmes à un rôle de Lilliput, elle ne fut pas mandarine mais femme de lettres dotée
d’une arme puissante, un glaive dont je fus la lame.
Laissez-moi me présenter : je m’appelle Nôm. Je suis né au XIe siècle, au lendemain
de dix siècles de colonisation chinoise. Mon existence, longue d’un millénaire, ne fut pas sans
vicissitudes, et j’eus mes heures de gloire. Essence de Printemps ne fut pas l’unique poète à
J e m ’ a p p e l l e N ô mAnna Moï
V I ETN AMAnna Moï est un enfant de la guerre
du Viêtnam. Née à Saigon en 1955,
elle a longtemps vécu à Paris, à Tokyo
et Bangkok en travaillant comme
styliste. Auteur de cinq ouvrages de
fiction, elle a publié notamment Riz
Noir (2004), et Rapaces (2005). En-
trée en littérature en 2001 avec
L’écho des rizières, elle propose aux
lecteurs des récits poétiques et vio-
lents, hantés par la mémoire et
l’histoire de son pays.
.`
,
,,
37L’ALPHABET DE L’ESPOIR
À l’époque où je vécus, une concubine et fille de concubine nommée Essence de Printemps
vint au monde, sans doute entre 1775 et 1780. Par sa naissance, elle ne méritait nulle
considération et son nom ne fut calligraphié sur aucun registre de naissance. Son père,
un Lettré de la province de Nghê An située au sud du centre du Viêtnam, lui concéda son
patronyme : Hô.
Le roi entretenait cent vingt-six concubines, et à notre époque, même un étudiant
était autorisé à prendre « cinq concubines, sept épouses ».
Essence de Printemps se révéla bien plus tard, lorsqu’elle fit ma connaissance. Nous
fûmes, plus que des amants ou des époux, liés au-delà de la vie à travers les siècles. Lorsque
la mort terrassa prématurément son premier protecteur, le préfet Vinh Tuong, décédé au
bout de vingt-sept mois de vie commune, elle le remplaça par un commissionnaire qu’elle
surnomma Monsieur Crapaud, et d’autres.
Impertinente, elle l’était, révoltée contre les sinophiles et les misogynes de notre
pays. Après mille ans de domination chinoise, les hommes fidèles à la philosophie confucia-
niste se complurent dans un rôle phallocratique, appliquant à la lettre le Livre des rites de
Confucius. Il était répertorié, par exemple, sept raisons valables pour la répudiation d’une
femme : 1. si elle ne peut porter d’enfant, 2. si elle est adultère, 3. si elle manque de respect
à ses beaux-parents, 4. si elle répand des commérages, 5. si elle vole, 6. si elle est jalouse et
7. si une maladie la condamne à mort.
Marginalisée par sa condition de femme et de concubine, Hô Xuân Huong livra son
corps aux mains de mandarins, les maîtres de notre temps : hommes de lettres, hommes de
savoir, hommes de pouvoir qui nous gouvernaient. L’accès aux concours du mandarinat était
interdit aux femmes ; sur les 82 stèles du temple de la Littérature de Thang Long (1), les noms
des docteurs ès Lettres reçus aux concours entre 1442 et 1779 étaient des noms masculins.
Mais aujourd’hui, l’aura d’Essence de Printemps est grande, et à l’inverse, ses amants eussent
été anonymes sans les allusions qu’elle fit à leur existence. Face à une société qui réduisait
les femmes à un rôle de Lilliput, elle ne fut pas mandarine mais femme de lettres dotée
d’une arme puissante, un glaive dont je fus la lame.
Laissez-moi me présenter : je m’appelle Nôm. Je suis né au XIe siècle, au lendemain
de dix siècles de colonisation chinoise. Mon existence, longue d’un millénaire, ne fut pas sans
vicissitudes, et j’eus mes heures de gloire. Essence de Printemps ne fut pas l’unique poète à
J e m ’ a p p e l l e N ô mAnna Moï
V I ETN AMAnna Moï est un enfant de la guerre
du Viêtnam. Née à Saigon en 1955,
elle a longtemps vécu à Paris, à Tokyo
et Bangkok en travaillant comme
styliste. Auteur de cinq ouvrages de
fiction, elle a publié notamment Riz
Noir (2004), et Rapaces (2005). En-
trée en littérature en 2001 avec
L’écho des rizières, elle propose aux
lecteurs des récits poétiques et vio-
lents, hantés par la mémoire et
l’histoire de son pays.
.`
,
,,
Aujourd’hui, je suis posthume et je n’ai pas de regrets, sinon devant l’agonie de l’éty-
mologie, consanguine des idéogrammes. Mon déclin fut proportionnel à la montée d’un
script lisible de tous, cheville ouvrière d’une manufacture qui fit naître les nouveaux prin-
temps de la poésie et de la littérature. Comment m’en plaindrais-je ? L’ordinateur a bien
remplacé la machine à écrire, aussi belle fût-elle. Un outil n’existe qu’à travers son service,
et lorsqu’il devient obsolète, se coagule en vestige de musée ou de mémoire.
Pour ma part, j’ai de la chance. Une institution américaine à vocation de musée lin-
guistique me protège de l’oubli : la Fondation de préservation du Nôm. Elle fut créée par un
Américain (2), objecteur de conscience au Viêtnam. Ainsi, par un effet collatéral fortuit de la
guerre, fus-je sauvegardé par ceux-là mêmes qui tentèrent de détruire mon pays. Les mem-
bres de la Fondation mirent au point une police de caractères portant mon nom, et si vous
le souhaitez, pour une poignée de dollars, vous pouvez me télécharger.
1 Ancien nom de Hanoi2 John Balaban
m’utiliser pour consigner ses exquis petits sonnets. Un autre grand poète, Nguyên Du, fut
l’auteur d’une épopée de 3 254 vers, Kim Vân Kiêu, dans le script dont je porte le nom. Je
ferai observer, au passage, que le poète se contenta de renouveler un récit chinois plus
ancien, sordide, écrit pour les amateurs de voyeurisme : il mit en scène une femme qui paya
la dette de sa beauté en se vendant pour l’honneur d’un frère et d’un père. Souillée dans un
bordel, elle fut ensuite vendue comme concubine et servante à quantité de canailles.
Essence de Printemps, elle, joua sur un double registre : à la poésie classique écrite
dans une calligraphie sophistiquée, elle inocula ellipses, métaphores, jeux de mots et contre-
pèteries, accomplissant la seule tâche inaccessible à qui n’est pas un artiste : elle alloua aux
mots une portée auxiliaire au rythme, à la grammaire, à la syntaxe, ayant pour fonction uni-
que la libération de ses forces intimes. De manière similaire, un sculpteur, après avoir effrité
le marbre de son burin, aboutit à une œuvre qui le dépasse. J’étais le marbre qu’Essence de
Printemps cisela.
L’administration coloniale française me liquida officiellement en 1918 par décret au
profit du quôc ngu, ou « langue nationale ». Pas plus que moi, le quôc ngu n’est une lan-
gue. L’un et l’autre, nous n’en fûmes que les coulisses, des outils de transcription – calligra-
phique en ce qui me concerne, alphabétique dans le cas du quôc ngu. Langue du groupe
mon-khmer, le vietnamien n’est pas dérivé du chinois, en dépit d’une erreur populaire de
l’Occident convertie en vérité, même si des mots chinois furent massivement intégrés,
comme le français absorba un grand nombre de termes latins. Le vietnamien est doté de six
tons, quand le chinois n’en possède que cinq. Les érudits vietnamiens désireux de défaire la
cangue culturelle chinoise continuèrent, malgré tout, à en payer le tribut, empruntant à
l’empire du Milieu des idéogrammes qui leurs étaient familiers. Ils me calquèrent sur le
modèle chinois tout en l’édulcorant de traits additifs qui en assombrirent la compréhension.
Dès 1647, mon existence fut menacée. Le jésuite Alexandre de Rhodes aménagea
l’alphabet latin, l’ornementant de signes diacritiques à fonction phonétique qui permirent
de résoudre toutes les questions posées par les accents, les tons et les phonèmes particu-
liers de la langue, comme les u, o, a, ê, etc. En mon âme et conscience, je ne doutais pas que
Rhodes détînt là de puissants atouts. Mais il avait une faiblesse : il était catholique et ne pou-
vait s’imposer face à un système élitiste d’écriture réservé aux Lettrés, la caste supérieure
détentrice du Savoir. À la même période, les érudits s’enlisaient dans des querelles rhétori-
ques sur la prévalence de telle ou telle notation, faisant reculer dans une pénombre encore
plus dense l’écriture de la langue.
3938
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A N N A M O Ï qFO GSQQAZEWNESXO
A n n a M o ï
`
,
,
Aujourd’hui, je suis posthume et je n’ai pas de regrets, sinon devant l’agonie de l’éty-
mologie, consanguine des idéogrammes. Mon déclin fut proportionnel à la montée d’un
script lisible de tous, cheville ouvrière d’une manufacture qui fit naître les nouveaux prin-
temps de la poésie et de la littérature. Comment m’en plaindrais-je ? L’ordinateur a bien
remplacé la machine à écrire, aussi belle fût-elle. Un outil n’existe qu’à travers son service,
et lorsqu’il devient obsolète, se coagule en vestige de musée ou de mémoire.
Pour ma part, j’ai de la chance. Une institution américaine à vocation de musée lin-
guistique me protège de l’oubli : la Fondation de préservation du Nôm. Elle fut créée par un
Américain (2), objecteur de conscience au Viêtnam. Ainsi, par un effet collatéral fortuit de la
guerre, fus-je sauvegardé par ceux-là mêmes qui tentèrent de détruire mon pays. Les mem-
bres de la Fondation mirent au point une police de caractères portant mon nom, et si vous
le souhaitez, pour une poignée de dollars, vous pouvez me télécharger.
1 Ancien nom de Hanoi2 John Balaban
m’utiliser pour consigner ses exquis petits sonnets. Un autre grand poète, Nguyên Du, fut
l’auteur d’une épopée de 3 254 vers, Kim Vân Kiêu, dans le script dont je porte le nom. Je
ferai observer, au passage, que le poète se contenta de renouveler un récit chinois plus
ancien, sordide, écrit pour les amateurs de voyeurisme : il mit en scène une femme qui paya
la dette de sa beauté en se vendant pour l’honneur d’un frère et d’un père. Souillée dans un
bordel, elle fut ensuite vendue comme concubine et servante à quantité de canailles.
Essence de Printemps, elle, joua sur un double registre : à la poésie classique écrite
dans une calligraphie sophistiquée, elle inocula ellipses, métaphores, jeux de mots et contre-
pèteries, accomplissant la seule tâche inaccessible à qui n’est pas un artiste : elle alloua aux
mots une portée auxiliaire au rythme, à la grammaire, à la syntaxe, ayant pour fonction uni-
que la libération de ses forces intimes. De manière similaire, un sculpteur, après avoir effrité
le marbre de son burin, aboutit à une œuvre qui le dépasse. J’étais le marbre qu’Essence de
Printemps cisela.
L’administration coloniale française me liquida officiellement en 1918 par décret au
profit du quôc ngu, ou « langue nationale ». Pas plus que moi, le quôc ngu n’est une lan-
gue. L’un et l’autre, nous n’en fûmes que les coulisses, des outils de transcription – calligra-
phique en ce qui me concerne, alphabétique dans le cas du quôc ngu. Langue du groupe
mon-khmer, le vietnamien n’est pas dérivé du chinois, en dépit d’une erreur populaire de
l’Occident convertie en vérité, même si des mots chinois furent massivement intégrés,
comme le français absorba un grand nombre de termes latins. Le vietnamien est doté de six
tons, quand le chinois n’en possède que cinq. Les érudits vietnamiens désireux de défaire la
cangue culturelle chinoise continuèrent, malgré tout, à en payer le tribut, empruntant à
l’empire du Milieu des idéogrammes qui leurs étaient familiers. Ils me calquèrent sur le
modèle chinois tout en l’édulcorant de traits additifs qui en assombrirent la compréhension.
Dès 1647, mon existence fut menacée. Le jésuite Alexandre de Rhodes aménagea
l’alphabet latin, l’ornementant de signes diacritiques à fonction phonétique qui permirent
de résoudre toutes les questions posées par les accents, les tons et les phonèmes particu-
liers de la langue, comme les u, o, a, ê, etc. En mon âme et conscience, je ne doutais pas que
Rhodes détînt là de puissants atouts. Mais il avait une faiblesse : il était catholique et ne pou-
vait s’imposer face à un système élitiste d’écriture réservé aux Lettrés, la caste supérieure
détentrice du Savoir. À la même période, les érudits s’enlisaient dans des querelles rhétori-
ques sur la prévalence de telle ou telle notation, faisant reculer dans une pénombre encore
plus dense l’écriture de la langue.
3938
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A N N A M O Ï qFO GSQQAZEWNESXO
A n n a M o ï
`
,
,
En tant que poète, je ne peux pas imaginer la vie sans mots. La langue est l’élément par
lequel l’esprit vit, et c’est même la base du devenir humain.
C’est ce qui distingue l’Homme de toutes les autres créatures. Parler, lire et écrire,
éprouver le pouvoir, la beauté et la magie des mots – ce sont des cadeaux qui enrichissent
et anoblissent notre existence. Cela me paraît presque miraculeux de voir un enfant de deux
ou trois ans assimiler les complexités du langage. Mais les enfants prennent possession d’une
langue naturellement, comme un droit de naissance. Et cela devrait être aussi par droit de
naissance que l’enfant puisse apprendre à lire et à écrire, et par conséquent être à même
de découvrir les richesses du monde et de partager ces richesses avec les autres. Je crois de
tout mon cœur que chaque personne au monde a droit au cadeau de l’alphabétisation.
Nous devons fournir ce cadeau en donnant le meilleur de nous-mêmes afin d’assurer notre
humanité et rendre possible la réalisation d’un monde presque parfait.
41L’ALPHABET DE L’ESPOIR
N. Scott Momaday
D e l a v a l e u r d e l ’ a l p h a b é t i s a t i o n
N . S c o t t M o m a d a y
USAL’œuvre de N. Scott Momaday, ro-
mancier, érudit, peintre, graveur et
poète associe les techniques litté-
raires anglo-américaines modernes
aux traditions amérindiennes de
poésie et du conte. Il a reçu le prix
Pulitzer en 1969 pour son premier
roman, La Maison de l’aube. Afin de
préserver, protéger et transmettre
l’héritage culturel autochtone, il a
créé la fondation à but non lucratif
Buffalo Trust. Momaday a été nom-
mé Artiste de l’UNESCO pour la paix
en 2004.
En tant que poète, je ne peux pas imaginer la vie sans mots. La langue est l’élément par
lequel l’esprit vit, et c’est même la base du devenir humain.
C’est ce qui distingue l’Homme de toutes les autres créatures. Parler, lire et écrire,
éprouver le pouvoir, la beauté et la magie des mots – ce sont des cadeaux qui enrichissent
et anoblissent notre existence. Cela me paraît presque miraculeux de voir un enfant de deux
ou trois ans assimiler les complexités du langage. Mais les enfants prennent possession d’une
langue naturellement, comme un droit de naissance. Et cela devrait être aussi par droit de
naissance que l’enfant puisse apprendre à lire et à écrire, et par conséquent être à même
de découvrir les richesses du monde et de partager ces richesses avec les autres. Je crois de
tout mon cœur que chaque personne au monde a droit au cadeau de l’alphabétisation.
Nous devons fournir ce cadeau en donnant le meilleur de nous-mêmes afin d’assurer notre
humanité et rendre possible la réalisation d’un monde presque parfait.
41L’ALPHABET DE L’ESPOIR
N. Scott Momaday
D e l a v a l e u r d e l ’ a l p h a b é t i s a t i o n
N . S c o t t M o m a d a y
USAL’œuvre de N. Scott Momaday, ro-
mancier, érudit, peintre, graveur et
poète associe les techniques litté-
raires anglo-américaines modernes
aux traditions amérindiennes de
poésie et du conte. Il a reçu le prix
Pulitzer en 1969 pour son premier
roman, La Maison de l’aube. Afin de
préserver, protéger et transmettre
l’héritage culturel autochtone, il a
créé la fondation à but non lucratif
Buffalo Trust. Momaday a été nom-
mé Artiste de l’UNESCO pour la paix
en 2004.
Erik Orsenna
43L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Un mur blanc. Une moitié de grille fermée, l’autre manque. Une pancarte de guingois :
Ministère de la Justice
Séance le mercredi
Un vaste terrain vague s’offre à vous. Y règne la paix : des poules picorent, à l’ombre
d’un manguier, des hommes préparent le thé, trois carcasses de voitures habitées par des
tourterelles attendent sereinement le Jugement dernier. Au centre, un hangar. Sa porte bat.
On lui en voudrait presque d’avoir trouvé et réservé pour elle seule l’unique courant d’air de
toute la région.
Un couloir gris. Des feuilles de même couleur pendent aux murs. Elles doivent
n’attirer que peu l’attention des lecteurs éventuels. Les informations fournies, carrières,
droits à mutation, annonces de colloques sur le droit coutumier, concernent des dates très
anciennes, 23 janvier 1977, 16 décembre 1986… Les puaises rouillées ne résisteront plus
longtemps.
À main droite, successivement, trois bureaux. Secrétariat, greffe, présidence. À main
gauche, un panneau solennel : salle d’audience. Au fond, par une fenêtre ouverte, on peut
voir un potager protégé par un épouvantail portant robe noire et, sur la tête, un entonnoir
renversé.
Voilà le tribunal départemental de Bakel. L’usine à métamorphoses recherchée depuis
des années par l’administration française.
– Il y a quelqu’un ? Séré wano ?
Silence. Seulement troublé par les grincements de la porte battante et les murmures
lointains des faiseurs de thé.
– Je vais me renseigner.
– Merci, madame Bâ.
En marchant, elle se disait : un jour, je reviendrai ici, menottée. Et mes frères soninkés
me condamneront pour trahison.
– Alors ? dit Couture, sans impatience ni énervement.
L e c h a t a l p h a b é t i s é
FRANCEErik Orsenna, de l’Académie fran-
çaise, a enseigné l'économie à
l’Ecole normale supérieure, conseillé
plusieurs ministres, ainsi que le
président François Mitterand de
1981 à 1984, expérience relatée
dans Grand amour en 1993. Il est
l'auteur de sept romans et obtient le
prix Goncourt 1988 pour L'exposition
coloniale. Plus récemment, il a pu-
blié Madame Bâ et des ouvrages de
vulgarisation sur la langue française,
comme Les Chevaliers du subjonctif,
qui rencontrent un grand succès.
Erik Orsenna
43L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Un mur blanc. Une moitié de grille fermée, l’autre manque. Une pancarte de guingois :
Ministère de la Justice
Séance le mercredi
Un vaste terrain vague s’offre à vous. Y règne la paix : des poules picorent, à l’ombre
d’un manguier, des hommes préparent le thé, trois carcasses de voitures habitées par des
tourterelles attendent sereinement le Jugement dernier. Au centre, un hangar. Sa porte bat.
On lui en voudrait presque d’avoir trouvé et réservé pour elle seule l’unique courant d’air de
toute la région.
Un couloir gris. Des feuilles de même couleur pendent aux murs. Elles doivent
n’attirer que peu l’attention des lecteurs éventuels. Les informations fournies, carrières,
droits à mutation, annonces de colloques sur le droit coutumier, concernent des dates très
anciennes, 23 janvier 1977, 16 décembre 1986… Les puaises rouillées ne résisteront plus
longtemps.
À main droite, successivement, trois bureaux. Secrétariat, greffe, présidence. À main
gauche, un panneau solennel : salle d’audience. Au fond, par une fenêtre ouverte, on peut
voir un potager protégé par un épouvantail portant robe noire et, sur la tête, un entonnoir
renversé.
Voilà le tribunal départemental de Bakel. L’usine à métamorphoses recherchée depuis
des années par l’administration française.
– Il y a quelqu’un ? Séré wano ?
Silence. Seulement troublé par les grincements de la porte battante et les murmures
lointains des faiseurs de thé.
– Je vais me renseigner.
– Merci, madame Bâ.
En marchant, elle se disait : un jour, je reviendrai ici, menottée. Et mes frères soninkés
me condamneront pour trahison.
– Alors ? dit Couture, sans impatience ni énervement.
L e c h a t a l p h a b é t i s é
FRANCEErik Orsenna, de l’Académie fran-
çaise, a enseigné l'économie à
l’Ecole normale supérieure, conseillé
plusieurs ministres, ainsi que le
président François Mitterand de
1981 à 1984, expérience relatée
dans Grand amour en 1993. Il est
l'auteur de sept romans et obtient le
prix Goncourt 1988 pour L'exposition
coloniale. Plus récemment, il a pu-
blié Madame Bâ et des ouvrages de
vulgarisation sur la langue française,
comme Les Chevaliers du subjonctif,
qui rencontrent un grand succès.
– Venez dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour traiter de ces questions
techniques.
Le chat-machine à écrire nous regarda partir en ricanant. L’éventail de longues tiges
de fer portant les lettres ressemblait à une dentition. Un rayon de soleil l’éclairait : « Bonne
chance, le Français et sa complice. Si vous croyez aboutir à quelque chose, bonne chance ! »
La suite est doublement risquée. Risquée à raconter. Risquée à lire. L’humiliation tient
du miroir, du boomerang, de la maladie contagieuse. Celui qui humilie est à son tour humilié.
Et celle, honte sur elle, qui, comme Marguerite, humilie ses frères de peuple, est mille fois
maudite, dans les siècles des siècles.
Le calme du chasseur sûr de son fait. Qui prend plaisir, même, à retarder la capture.
Personne. Sauf un secrétaire perdu dans la contemplation de ses doigts. Revenez
mercredi, « o na mégni araba n’kota », c’est tout ce qu’il a su me dire. Nous avions bien rendez-
vous, pourtant. Allons nous installer dans la salle d’audience. Il y a forcément des sièges.
Plutôt des planches de bois faisant office de bancs. Sur l’estrade, des deux côtés du
bureau, le même monceau de dossiers qu’à la sous-préfecture, tout autant déchiquetés.
Une machine à écrire noire dormait sur une chaise, peut-être un chat, oui, un chat alphabétisé
grâce à une campagne de l’Unesco : son pelage s’était changé en clavier.
– Ils sont là.
– Que dites-vous ?
– Je les entends. Ils sont là. Et ils ont peur de vous. Ils sont deux, dans la pièce à côté,
et ils tremblent. Ils cherchent une défense. Sans la trouver. L’un d’eux répète : « Je te l’avais
dit, d’arrêter ». Et l’autre gémit : « Pourquoi ne me suis-je pas contenté de mon métier ? »
Derrière la poussière administrative, je sens sur lui une odeur de farine. Ce doit être un
boulanger.
– Vous êtes une sorcière, madame Bâ.
– J’ai quelques pouvoirs. Mon père était forgeron.
– Je le remercierai dans mon rapport.
Ils arrivent.
Deux hautes silhouettes, deux visages, l’un sévère, l’autre enchaînant des sourires
grimacés.
– Bienvenue ! Je suis le président du tribunal. Et voici mon greffier. Votre voyage a
été excellent ? Et comment va la famille ? Merveilleusement ? Et la santé ? Épatamment ?
Et le ministre Villepin ? Vigoureusement ? Et Jacques Chirac ? Supérieurement ? Ces bonnes
nouvelles nous réjouissent. Que pouvons-nous faire pour être agréables à la France ?
– Nous dire la vérité…
– Oh là là. La vérité est un bien vaste pays.
– La vérité sur vos jugements supplétifs.
4544
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - E R I K O R S E N N A qFO GSQQAZEWNESXO
E r i k O r s e n n a
– Venez dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour traiter de ces questions
techniques.
Le chat-machine à écrire nous regarda partir en ricanant. L’éventail de longues tiges
de fer portant les lettres ressemblait à une dentition. Un rayon de soleil l’éclairait : « Bonne
chance, le Français et sa complice. Si vous croyez aboutir à quelque chose, bonne chance ! »
La suite est doublement risquée. Risquée à raconter. Risquée à lire. L’humiliation tient
du miroir, du boomerang, de la maladie contagieuse. Celui qui humilie est à son tour humilié.
Et celle, honte sur elle, qui, comme Marguerite, humilie ses frères de peuple, est mille fois
maudite, dans les siècles des siècles.
Le calme du chasseur sûr de son fait. Qui prend plaisir, même, à retarder la capture.
Personne. Sauf un secrétaire perdu dans la contemplation de ses doigts. Revenez
mercredi, « o na mégni araba n’kota », c’est tout ce qu’il a su me dire. Nous avions bien rendez-
vous, pourtant. Allons nous installer dans la salle d’audience. Il y a forcément des sièges.
Plutôt des planches de bois faisant office de bancs. Sur l’estrade, des deux côtés du
bureau, le même monceau de dossiers qu’à la sous-préfecture, tout autant déchiquetés.
Une machine à écrire noire dormait sur une chaise, peut-être un chat, oui, un chat alphabétisé
grâce à une campagne de l’Unesco : son pelage s’était changé en clavier.
– Ils sont là.
– Que dites-vous ?
– Je les entends. Ils sont là. Et ils ont peur de vous. Ils sont deux, dans la pièce à côté,
et ils tremblent. Ils cherchent une défense. Sans la trouver. L’un d’eux répète : « Je te l’avais
dit, d’arrêter ». Et l’autre gémit : « Pourquoi ne me suis-je pas contenté de mon métier ? »
Derrière la poussière administrative, je sens sur lui une odeur de farine. Ce doit être un
boulanger.
– Vous êtes une sorcière, madame Bâ.
– J’ai quelques pouvoirs. Mon père était forgeron.
– Je le remercierai dans mon rapport.
Ils arrivent.
Deux hautes silhouettes, deux visages, l’un sévère, l’autre enchaînant des sourires
grimacés.
– Bienvenue ! Je suis le président du tribunal. Et voici mon greffier. Votre voyage a
été excellent ? Et comment va la famille ? Merveilleusement ? Et la santé ? Épatamment ?
Et le ministre Villepin ? Vigoureusement ? Et Jacques Chirac ? Supérieurement ? Ces bonnes
nouvelles nous réjouissent. Que pouvons-nous faire pour être agréables à la France ?
– Nous dire la vérité…
– Oh là là. La vérité est un bien vaste pays.
– La vérité sur vos jugements supplétifs.
4544
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - E R I K O R S E N N A qFO GSQQAZEWNESXO
E r i k O r s e n n a
47L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Il y a longtemps, j’ai été une maîtresse d’école impitoyable. J’avais 10 ans à peine et mon
élève devait approcher la soixantaine. J’étais arrogante du haut de ma bonne fortune. Je
savais lire et écrire. J’avais eu de la chance de naître dans un pays où l’école était obligatoire
dès 6 ans. Je ne mesurais pas encore cette chance. Mon élève était ma grand-mère. Une élève
têtue, bornée, qui rechignait, me semblait-il, à faire entrer les petites lettres de l’alphabet
dans sa vieille cervelle. « C’est trop tard, gémissait-elle. Ma tête est une savane aride. Mon
esprit est un panier percé. C’est trop tard… » Je me fâchais. Je voyais bien qu’elle voulait me
contrarier. « Tu vas apprendre ! C’est facile ! Allez ! », ordonnais-je, « répète : A ! A ! A ! »
J’avais eu la chance de grandir dans un temps où l’on ne forçait pas les enfants à entrer dans
les champs de canne. Je ne mesurais pas encore cette chance. Ma grand-mère avait regardé
ses voisins prendre le chemin de l’école. Là-bas, on chantait les mots tracés avec des lettres
de toutes formes et grosseurs, pareilles aux animaux qui peuplaient la terre, les mers et le
ciel. Ma grand-mère, à cause de la misère, on lui avait montré la route qui menait au champ
de canne à sucre. C’était là qu’on avait besoin de ses bras et de sa sueur et de son courage.
Et tant pis pour les lettres écrites à la craie sur le tableau noir. Tant pis pour les mots pendus
trop haut pour elle, inaccessibles, réservés aux élites.
Aujourd’hui, je pense à tous ces enfants, d’ici et d’ailleurs, qui n’iront jamais à l’école,
à cause de la misère, à cause des guerres, à cause de l’enfer quotidien. Je pense à tous ces
enfants. Ceux qui entrent chaque matin dans les champs. Ceux qui creusent des mines,
usent leurs mains et leurs yeux et leur innocence. Ceux qui ne vont pas à l’école parce qu’ils
servent d’esclaves, parce que leur corps est une marchandise convoitée. Ceux qu’on prostitue.
Ceux qui filent la laine et bâtissent des maisons. Ceux qui mendient du matin au soir, sous
le soleil et sous la pluie. Ceux qui marchent le long des routes pour de l’eau croupie et du
pain rassis. Ceux qui ne connaîtront jamais le bonheur de lire et d’écrire. Aujourd’hui, je sais
que j’ai eu de la chance.
L ’ a l p h a b e t d e l a m i s è r eGisèle Pineau
G i s è l e P i n e a u
FRANCEGisèle Pineau est née à Paris en
1956 de parents guadeloupéens.
Elle a vécu sa jeunesse loin de sa
terre d’origine. Pour elle la France
est le pays de l’exil. Le racisme et
l’intolérance subis chaque jour
nourriront plus tard son œuvre. Avec
son premier roman, La Grande Drive
des esprits (1993), Gisèle Pineau
impose son style et son regard sur la
condition des femmes antillaises,
dont elle dit la souffrance, les vio-
lences subies et les espoirs secrets.
47L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Il y a longtemps, j’ai été une maîtresse d’école impitoyable. J’avais 10 ans à peine et mon
élève devait approcher la soixantaine. J’étais arrogante du haut de ma bonne fortune. Je
savais lire et écrire. J’avais eu de la chance de naître dans un pays où l’école était obligatoire
dès 6 ans. Je ne mesurais pas encore cette chance. Mon élève était ma grand-mère. Une élève
têtue, bornée, qui rechignait, me semblait-il, à faire entrer les petites lettres de l’alphabet
dans sa vieille cervelle. « C’est trop tard, gémissait-elle. Ma tête est une savane aride. Mon
esprit est un panier percé. C’est trop tard… » Je me fâchais. Je voyais bien qu’elle voulait me
contrarier. « Tu vas apprendre ! C’est facile ! Allez ! », ordonnais-je, « répète : A ! A ! A ! »
J’avais eu la chance de grandir dans un temps où l’on ne forçait pas les enfants à entrer dans
les champs de canne. Je ne mesurais pas encore cette chance. Ma grand-mère avait regardé
ses voisins prendre le chemin de l’école. Là-bas, on chantait les mots tracés avec des lettres
de toutes formes et grosseurs, pareilles aux animaux qui peuplaient la terre, les mers et le
ciel. Ma grand-mère, à cause de la misère, on lui avait montré la route qui menait au champ
de canne à sucre. C’était là qu’on avait besoin de ses bras et de sa sueur et de son courage.
Et tant pis pour les lettres écrites à la craie sur le tableau noir. Tant pis pour les mots pendus
trop haut pour elle, inaccessibles, réservés aux élites.
Aujourd’hui, je pense à tous ces enfants, d’ici et d’ailleurs, qui n’iront jamais à l’école,
à cause de la misère, à cause des guerres, à cause de l’enfer quotidien. Je pense à tous ces
enfants. Ceux qui entrent chaque matin dans les champs. Ceux qui creusent des mines,
usent leurs mains et leurs yeux et leur innocence. Ceux qui ne vont pas à l’école parce qu’ils
servent d’esclaves, parce que leur corps est une marchandise convoitée. Ceux qu’on prostitue.
Ceux qui filent la laine et bâtissent des maisons. Ceux qui mendient du matin au soir, sous
le soleil et sous la pluie. Ceux qui marchent le long des routes pour de l’eau croupie et du
pain rassis. Ceux qui ne connaîtront jamais le bonheur de lire et d’écrire. Aujourd’hui, je sais
que j’ai eu de la chance.
L ’ a l p h a b e t d e l a m i s è r eGisèle Pineau
G i s è l e P i n e a u
FRANCEGisèle Pineau est née à Paris en
1956 de parents guadeloupéens.
Elle a vécu sa jeunesse loin de sa
terre d’origine. Pour elle la France
est le pays de l’exil. Le racisme et
l’intolérance subis chaque jour
nourriront plus tard son œuvre. Avec
son premier roman, La Grande Drive
des esprits (1993), Gisèle Pineau
impose son style et son regard sur la
condition des femmes antillaises,
dont elle dit la souffrance, les vio-
lences subies et les espoirs secrets.
49L’ALPHABET DE L’ESPOIR
« Lire et lire, puis écrire et écrire », voilà en deux fois deux mots le conseil que je donne aux
très nombreux jeunes djiboutiens ou, plus généralement, africains qui me demandent com-
ment l’on devient écrivain. Signalons au passage que plus de la moitié de la population
djiboutienne a moins de 16 ans, ce qui en dit long sur la responsabilité qui incombe à cha-
cun des membres de la société. Lire et écrire, telle est la voie pour ceux qui se proposent de
traquer, contre vents et marées, les passions de l’esprit. Il n'est pas inutile de rappeler que
nous sommes issus essentiellement (et non exclusivement) des cultures de l'oralité. Cultures
assez riches en poètes, chanteurs et autres colporteurs de « paroles douces comme la soie »,
les sheeka-xariiro chers aux regrettés Hassan Sheikh Moumine et Hamad La'ade.
A propos, ces deux grands hommes sont passés à la postérité‚ grâce au travail du lin-
guiste français Didier Morin du CNRS, toujours suspect, depuis plus de deux décennies, aux
yeux des autorités locales dont il devrait être logiquement un allié naturel parce qu’oeuvrant
pour la défense des langues et des cultures autochtones. Au pays de Qoryare (1), Qarshile et
des Dinkara (grâces leur soient rendues aussi), écrire est donc une chose récente, très
récente. Pour pouvoir écrire sereinement, il suffit de s'armer de patience, de travailler de
jour comme de nuit et pour cela de se soustraire à la chaleur amicale et bruyante du
mabraze (la pièce où l’on broute le khat dans chaque foyer) où la parole déliée, intelligente
ou rabâchée mais toujours volatile, fuse certes mais ne trouve malheureusement aucun
support pour s'accrocher ne serait-ce qu’au lendemain. Jusqu’à présent, très rares sont les
pages de cahier, les pellicules de film, les écrans de vidéo ou les espaces picturaux qui ont
pu conserver cette parole « mabrazienne » pour la transmettre aux générations futures.
Cela viendra un jour prochain, j'en suis convaincu. Ecrire et lire. Lire, beaucoup lire pour peut-
être écrire un jour. Ecrire, beaucoup écrire parce que ce que l'on vient de lire sur tel ou tel
sujet ne vous rassasie pas.
Comme beaucoup d'écrivains des jeunes nations de feu le Tiers-Monde, j'en suis venu
à l'écriture parce que ceux qui avaient écrit sur mon pays, mon peuple ou ma culture (je mets
désormais des guillemets de plomb à toutes ces notions) ne me donnaient pas toujours
entière satisfaction. On connaît désormais le regard suspicieux de Chinua Achebe à l’endroit
de l’œuvre, par ailleurs sublime, de Joseph Conrad. Pour ma part, je restais souvent sur ma
faim. Les aventures maritimes du sieur Henry de Monfreid, pour ne citer que lui, ne sont
mêmes pas dignes du plus puéril des enfantillages – les sheeka carruureed, comme l'on dit
en somali. Cependant, je ne prétends évidemment pas donner entière satisfaction à tous
L i r e e n p a y s d o m i n é sAbdourahman
A. Waberi
DJIBOUTIAbdourahman A. Waberi est né en
1965 à Djibouti. Il a quitté son pays
en 1985 afin de poursuivre des étu-
des en France. Auteur de romans,
essais et nouvelles, il brosse dans
son œuvre le portrait en kaléidos-
cope de sa région terrassée par les
convulsions politiques, les famines
et les guerres. Aux Etats-Unis
d’Afrique (2006), son troisième ro-
man, est un miroir tendu à l’Occi-
dent, une épopée et un pamphlet
qui renversent le monde et mettent
à mal nos préjugés.
49L’ALPHABET DE L’ESPOIR
« Lire et lire, puis écrire et écrire », voilà en deux fois deux mots le conseil que je donne aux
très nombreux jeunes djiboutiens ou, plus généralement, africains qui me demandent com-
ment l’on devient écrivain. Signalons au passage que plus de la moitié de la population
djiboutienne a moins de 16 ans, ce qui en dit long sur la responsabilité qui incombe à cha-
cun des membres de la société. Lire et écrire, telle est la voie pour ceux qui se proposent de
traquer, contre vents et marées, les passions de l’esprit. Il n'est pas inutile de rappeler que
nous sommes issus essentiellement (et non exclusivement) des cultures de l'oralité. Cultures
assez riches en poètes, chanteurs et autres colporteurs de « paroles douces comme la soie »,
les sheeka-xariiro chers aux regrettés Hassan Sheikh Moumine et Hamad La'ade.
A propos, ces deux grands hommes sont passés à la postérité‚ grâce au travail du lin-
guiste français Didier Morin du CNRS, toujours suspect, depuis plus de deux décennies, aux
yeux des autorités locales dont il devrait être logiquement un allié naturel parce qu’oeuvrant
pour la défense des langues et des cultures autochtones. Au pays de Qoryare (1), Qarshile et
des Dinkara (grâces leur soient rendues aussi), écrire est donc une chose récente, très
récente. Pour pouvoir écrire sereinement, il suffit de s'armer de patience, de travailler de
jour comme de nuit et pour cela de se soustraire à la chaleur amicale et bruyante du
mabraze (la pièce où l’on broute le khat dans chaque foyer) où la parole déliée, intelligente
ou rabâchée mais toujours volatile, fuse certes mais ne trouve malheureusement aucun
support pour s'accrocher ne serait-ce qu’au lendemain. Jusqu’à présent, très rares sont les
pages de cahier, les pellicules de film, les écrans de vidéo ou les espaces picturaux qui ont
pu conserver cette parole « mabrazienne » pour la transmettre aux générations futures.
Cela viendra un jour prochain, j'en suis convaincu. Ecrire et lire. Lire, beaucoup lire pour peut-
être écrire un jour. Ecrire, beaucoup écrire parce que ce que l'on vient de lire sur tel ou tel
sujet ne vous rassasie pas.
Comme beaucoup d'écrivains des jeunes nations de feu le Tiers-Monde, j'en suis venu
à l'écriture parce que ceux qui avaient écrit sur mon pays, mon peuple ou ma culture (je mets
désormais des guillemets de plomb à toutes ces notions) ne me donnaient pas toujours
entière satisfaction. On connaît désormais le regard suspicieux de Chinua Achebe à l’endroit
de l’œuvre, par ailleurs sublime, de Joseph Conrad. Pour ma part, je restais souvent sur ma
faim. Les aventures maritimes du sieur Henry de Monfreid, pour ne citer que lui, ne sont
mêmes pas dignes du plus puéril des enfantillages – les sheeka carruureed, comme l'on dit
en somali. Cependant, je ne prétends évidemment pas donner entière satisfaction à tous
L i r e e n p a y s d o m i n é sAbdourahman
A. Waberi
DJIBOUTIAbdourahman A. Waberi est né en
1965 à Djibouti. Il a quitté son pays
en 1985 afin de poursuivre des étu-
des en France. Auteur de romans,
essais et nouvelles, il brosse dans
son œuvre le portrait en kaléidos-
cope de sa région terrassée par les
convulsions politiques, les famines
et les guerres. Aux Etats-Unis
d’Afrique (2006), son troisième ro-
man, est un miroir tendu à l’Occi-
dent, une épopée et un pamphlet
qui renversent le monde et mettent
à mal nos préjugés.
et anglophones, d’Afrique, des Caraïbes, de l’Inde, de France ou du monde entier (de
Nuruddin Farah à Derek Walcott, de Mario Vargas Llosa à John Maxwell Coetzee, de Walter
Benjamin à Joseph Roth, de Michel Le Bris à Jacques Lacarrière, de Pierre Bergounioux à Tahar
Bekri) bref, ces viatiques qui m’enchantent et m’allègent du fardeau de la vie. Je ne soup-
çonnais pas un seul instant que certains de ces auteurs que j’admirais pussent devenir un
jour des connaissances, des collègues, mieux, des amis comme Nuruddin Farah. J’ai enjambé
allègrement la barrière qui sépare le lire et l’écrire. Lire et écrire, les deux rails de ma vie.
1 Qarshile et Qoryare sont deux chanteurs populaires. Dinkara est le nom d’un groupe de chanteurs célèbre à Djibouti
2 « Cristal », Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard, p. 65, 1998
ceux qui me lisent ou me liront. Je compte apporter simplement et modestement ma
contribution pour la partager avec tous, compatriotes, amis, hôtes de passage et étrangers
bien sûr. Pour moi, lire et écrire est bien plus qu'un divertissement : c'est participer – désolé,
je vais employer une grande formule – à l'édification de la Nation. Lire et écrire, c'est égale-
ment une manière de vivre. De dériver entre l’ici et l’ailleurs, deux lieux de plus en plus
fuyants, indistincts, brillants de mille feux paradoxaux. J’ai continué à avancer adossé à la
rambarde de l’écriture, à tituber dans les volutes de la poésie dite, traduite ou écrite, le plus
souvent en français. Je m’enfouissais dans les cendres de la langue de Paul Celan : « Ne cherche
pas sur mes lèvres ta bouche,/ni devant le portail l’étranger,/ ni dans l’œil la larme… » (2).
Ça parlait, ça remuait et ça consolait l’étudiant étranger que j’étais dans les années 1980
finissantes et que je n’ai cessé d’être.
C’est ainsi que je suis rentré à moins de 30 ans dans les programmes scolaires de mon
pays. C’est ainsi que les futurs bacheliers suent sang et eau sur mes nouvelles à la mi-juin,
lors des épreuves du baccalauréat qui, lui, est toujours, vingt-huit ans après l’indépendance,
français et homologué par l’académie de Bordeaux, de Rouen ou Besançon. Etrange vertige.
Que lire donc ? Moi, issu d’une famille pauvre et sans livres à l’exception d’un exem-
plaire du Coran tout déchiré et rarement ouvert, je n’ai rien lu ou presque chez moi. J’ai vécu
une enfance schizophrène entre deux mondes totalement séparés, écartelé entre la famille
et l’école. La lecture (en français, bien entendu) s’est faite d’abord à l’école primaire par le
truchement d’une institutrice sensible qui nous avait initiés au roman d’aventure en classe
de CM2. Eugène Sue et ses Mystères de Paris, le grand Alexandre Dumas (Les Trois Mous-
quetaires) et le chantre Victor Hugo (Les Misérables) furent nos premières prairies vertes.
Plus tard, j’ai lu dans le pêle-mêle de la vie tout ce qui me tombait dans les mains et arrivait
jusque dans mon bidonville : un exemplaire de Paris Match du mois dernier, un Nous Deux
mouillé par les larmes des copines, un Blek Le Roc usé, un Reader’s Digest chu d’on ne sait
plus où, un San Antonio ou un Gérard de Villiers si les dieux sont cléments. Adolescent, je
parcourais à pieds les deux ou trois kilomètres qui me séparaient de la seule bibliothèque du
pays, à savoir le Centre culturel français Arthur Rimbaud (CCFAR) situé dans la vraie ville.
Après avoir dévalisé les rayons des BD, je me suis attaqué aux lectures dites sérieuses, du
moins à cette époque de ma vie, qui comprenaient Albert Camus aussi bien que Christiane
Rochefort. Au lycée, je fis d’autres découvertes au « Club de lecture » tenu par mon professeur
de français et fréquenté essentiellement par des filles. Mes amis se destinant aux disciplines
sérieuses (maths, sciences physiques) méprisaient ouvertement mes lectures et mon clan
féminin. C’est seulement en France que je découvre pleinement les écrivains francophones
5150
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A B D O U R A H M A N A . W A B E R I qFO GSQQAZEWNESXO
A b d o u r a h m a n A . W a b e r i
et anglophones, d’Afrique, des Caraïbes, de l’Inde, de France ou du monde entier (de
Nuruddin Farah à Derek Walcott, de Mario Vargas Llosa à John Maxwell Coetzee, de Walter
Benjamin à Joseph Roth, de Michel Le Bris à Jacques Lacarrière, de Pierre Bergounioux à Tahar
Bekri) bref, ces viatiques qui m’enchantent et m’allègent du fardeau de la vie. Je ne soup-
çonnais pas un seul instant que certains de ces auteurs que j’admirais pussent devenir un
jour des connaissances, des collègues, mieux, des amis comme Nuruddin Farah. J’ai enjambé
allègrement la barrière qui sépare le lire et l’écrire. Lire et écrire, les deux rails de ma vie.
1 Qarshile et Qoryare sont deux chanteurs populaires. Dinkara est le nom d’un groupe de chanteurs célèbre à Djibouti
2 « Cristal », Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard, p. 65, 1998
ceux qui me lisent ou me liront. Je compte apporter simplement et modestement ma
contribution pour la partager avec tous, compatriotes, amis, hôtes de passage et étrangers
bien sûr. Pour moi, lire et écrire est bien plus qu'un divertissement : c'est participer – désolé,
je vais employer une grande formule – à l'édification de la Nation. Lire et écrire, c'est égale-
ment une manière de vivre. De dériver entre l’ici et l’ailleurs, deux lieux de plus en plus
fuyants, indistincts, brillants de mille feux paradoxaux. J’ai continué à avancer adossé à la
rambarde de l’écriture, à tituber dans les volutes de la poésie dite, traduite ou écrite, le plus
souvent en français. Je m’enfouissais dans les cendres de la langue de Paul Celan : « Ne cherche
pas sur mes lèvres ta bouche,/ni devant le portail l’étranger,/ ni dans l’œil la larme… » (2).
Ça parlait, ça remuait et ça consolait l’étudiant étranger que j’étais dans les années 1980
finissantes et que je n’ai cessé d’être.
C’est ainsi que je suis rentré à moins de 30 ans dans les programmes scolaires de mon
pays. C’est ainsi que les futurs bacheliers suent sang et eau sur mes nouvelles à la mi-juin,
lors des épreuves du baccalauréat qui, lui, est toujours, vingt-huit ans après l’indépendance,
français et homologué par l’académie de Bordeaux, de Rouen ou Besançon. Etrange vertige.
Que lire donc ? Moi, issu d’une famille pauvre et sans livres à l’exception d’un exem-
plaire du Coran tout déchiré et rarement ouvert, je n’ai rien lu ou presque chez moi. J’ai vécu
une enfance schizophrène entre deux mondes totalement séparés, écartelé entre la famille
et l’école. La lecture (en français, bien entendu) s’est faite d’abord à l’école primaire par le
truchement d’une institutrice sensible qui nous avait initiés au roman d’aventure en classe
de CM2. Eugène Sue et ses Mystères de Paris, le grand Alexandre Dumas (Les Trois Mous-
quetaires) et le chantre Victor Hugo (Les Misérables) furent nos premières prairies vertes.
Plus tard, j’ai lu dans le pêle-mêle de la vie tout ce qui me tombait dans les mains et arrivait
jusque dans mon bidonville : un exemplaire de Paris Match du mois dernier, un Nous Deux
mouillé par les larmes des copines, un Blek Le Roc usé, un Reader’s Digest chu d’on ne sait
plus où, un San Antonio ou un Gérard de Villiers si les dieux sont cléments. Adolescent, je
parcourais à pieds les deux ou trois kilomètres qui me séparaient de la seule bibliothèque du
pays, à savoir le Centre culturel français Arthur Rimbaud (CCFAR) situé dans la vraie ville.
Après avoir dévalisé les rayons des BD, je me suis attaqué aux lectures dites sérieuses, du
moins à cette époque de ma vie, qui comprenaient Albert Camus aussi bien que Christiane
Rochefort. Au lycée, je fis d’autres découvertes au « Club de lecture » tenu par mon professeur
de français et fréquenté essentiellement par des filles. Mes amis se destinant aux disciplines
sérieuses (maths, sciences physiques) méprisaient ouvertement mes lectures et mon clan
féminin. C’est seulement en France que je découvre pleinement les écrivains francophones
5150
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - A B D O U R A H M A N A . W A B E R I qFO GSQQAZEWNESXO
A b d o u r a h m a n A . W a b e r i
53L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Mon nom ? Hou Xialian.
Mon âge ? Soixante-sept ans depuis les dernières fleurs des pruniers.
Mon village ? Weijiachun, dans la province du Liaoning, près de la Mongolie inté-
rieure, au nord de la Chine.
Mes voisins m’appellent Hou Daxue, Hou l’universitaire, mais je ne suis jamais allée à
l’université. Je n’ai jamais fait d’études, supérieures ou primaires. Mes parents étaient trop
pauvres pour m’envoyer à l’école. Pourquoi ce surnom, alors ? Eh bien, parce que…
Tout a commencé au printemps de 1957 lorsque je me suis mariée avec Zhenming.
Non non, ce n’était pas un mariage arrangé, c’était moi qui avais choisi. De tous les garçons
qui étaient amoureux de moi, à l’époque, Zhenming n’était pas le plus beau ni le plus riche,
mais il possédait quelque chose que je n’avais pas : il savait lire !
Mon rêve, je lui ai confié la nuit des noces, était d’envoyer tous nos enfants à l’école,
de leur donner la chance de se construire un meilleur avenir…
Il a souri : « Combien tu en veux ? »
J’ai posé ma tête sur son épaule : « Une bonne poignée ».
Ils n’ont pas tardé à venir : Wenjie est né après le nouvel an de 1958 et Liyin, l’année
suivante. Puis nous avons eu Wenshan, Lihua, Liyue et Lining. Au total deux garçons et
quatre filles.
Zhenming était instituteur. Il était logé à l’école où il enseignait et ne rentrait à la mai-
son que pendant les vacances scolaires. Je devais donc tout faire toute seule : les champs,
la cuisine, le ménage… Notre maison étant exiguë, j’ai pensé la doter d’une salle d’études
pour que les enfants puissent avoir un espace bien à eux.
Pas d’argent pour payer les matériaux et les travaux ? Pendant l’hiver où il n’y avait
pas de travail aux champs, j’allais dans la montagne et en rapportais sur mon dos des pierres
que j’avais arrachées, morceau par morceau. Puis, à l’aide d’un moule en bois emprunté à
mon beau-frère, je faisais des briques en argile que je laissais sécher au soleil…
Les tables ? Rien de plus simple, mon mari les a bricolées avec des caisses en planches
P o n d e u s e d e r ê v e sWei-Wei
CH I N EWei-Wei est née en Chine en 1957.
Après des études de français, elle
séjourne à Paris, puis à Manchester
où elle vit actuellement. Elle écrit en
français et a publié La Couleur du
bonheur (1996), Le Yangtsé sacrifié
(1997), Fleurs de Chine (2001), Une
fille Zhuang (2006)..
53L’ALPHABET DE L’ESPOIR
Mon nom ? Hou Xialian.
Mon âge ? Soixante-sept ans depuis les dernières fleurs des pruniers.
Mon village ? Weijiachun, dans la province du Liaoning, près de la Mongolie inté-
rieure, au nord de la Chine.
Mes voisins m’appellent Hou Daxue, Hou l’universitaire, mais je ne suis jamais allée à
l’université. Je n’ai jamais fait d’études, supérieures ou primaires. Mes parents étaient trop
pauvres pour m’envoyer à l’école. Pourquoi ce surnom, alors ? Eh bien, parce que…
Tout a commencé au printemps de 1957 lorsque je me suis mariée avec Zhenming.
Non non, ce n’était pas un mariage arrangé, c’était moi qui avais choisi. De tous les garçons
qui étaient amoureux de moi, à l’époque, Zhenming n’était pas le plus beau ni le plus riche,
mais il possédait quelque chose que je n’avais pas : il savait lire !
Mon rêve, je lui ai confié la nuit des noces, était d’envoyer tous nos enfants à l’école,
de leur donner la chance de se construire un meilleur avenir…
Il a souri : « Combien tu en veux ? »
J’ai posé ma tête sur son épaule : « Une bonne poignée ».
Ils n’ont pas tardé à venir : Wenjie est né après le nouvel an de 1958 et Liyin, l’année
suivante. Puis nous avons eu Wenshan, Lihua, Liyue et Lining. Au total deux garçons et
quatre filles.
Zhenming était instituteur. Il était logé à l’école où il enseignait et ne rentrait à la mai-
son que pendant les vacances scolaires. Je devais donc tout faire toute seule : les champs,
la cuisine, le ménage… Notre maison étant exiguë, j’ai pensé la doter d’une salle d’études
pour que les enfants puissent avoir un espace bien à eux.
Pas d’argent pour payer les matériaux et les travaux ? Pendant l’hiver où il n’y avait
pas de travail aux champs, j’allais dans la montagne et en rapportais sur mon dos des pierres
que j’avais arrachées, morceau par morceau. Puis, à l’aide d’un moule en bois emprunté à
mon beau-frère, je faisais des briques en argile que je laissais sécher au soleil…
Les tables ? Rien de plus simple, mon mari les a bricolées avec des caisses en planches
P o n d e u s e d e r ê v e sWei-Wei
CH I N EWei-Wei est née en Chine en 1957.
Après des études de français, elle
séjourne à Paris, puis à Manchester
où elle vit actuellement. Elle écrit en
français et a publié La Couleur du
bonheur (1996), Le Yangtsé sacrifié
(1997), Fleurs de Chine (2001), Une
fille Zhuang (2006)..
Le troisième jour, je lui ai fait des raviolis.
Quand le soleil touche l’horizon, il a franchi le seuil en criant :
– Maman, je ne les ai pas mangés pour rien tes raviolis !
Mes yeux se sont remplis d’un coup de larmes. J’ai su qu’il avait réussi.
Deux mois plus tard, une lettre est arrivée : il a été pris par l’université de Pékin.
Après le départ de Wenjie, la vie au village est devenue encore plus difficile. Nous
avons tout vendu pour lui payer son voyage (1). Les frais des études des autres enfants s’éle-
vaient maintenant à plus de deux mille yuans par an. Une somme astronomique pour nous
dont le revenu annuel ne dépassait pas trois cents yuans. Nous n’avons pas tardé à être
criblés de dettes. Les voisins s’enfuyaient à toutes jambes dès qu’ils m’apercevaient de loin,
comme si j’étais une lépreuse, tellement ils avaient peur que je leur demande encore de
nous prêter de l’argent. Ils étaient très pauvres eux aussi mais n’auraient pas eu le cœur de
me le refuser.
Il faut trouver une autre solution, me répétais-je, désespérée, un moyen de gagner le
plus de sous possible, le plus vite possible.
C’est alors que le gouvernement s’est résolu à dissoudre les communes populaires, et
les terres ont été redistribuées aux paysans. Avant, les villageois travaillaient collectivement
et partageaient les récoltes. C'était l'époque de la grande marmite. Que vous travailliez bien,
travailliez mal, travailliez plus, travailliez moins, ça ne faisait pas de différence, vous aviez la
même chose dans votre bol. Désormais, la marmite collective cassée, chacun dispose de son
lopin, peut décider quoi cultiver, et vendre le surplus de sa production sur le marché libre.
Mieux encore, on est libre de faire ce qu’on veut. Les plus malins se sont lancés dans le com-
merce, l’artisanat, les transports de courte distance ; d’autres sont partis en ville vendre leurs
bras sur des chantiers de construction. Moi, j’ai monté un petit élevage en commençant avec
quatre-vingt-quatre poussins...
Cinq ans plus tard, nous avons remboursé toutes nos dettes.
L’été 1990, ma fille cadette a décroché une place à la Faculté de médecine du
Liaoning. Avant elle, Liyin était partie à l’Ecole des ingénieurs du Nord-Est, Wenshan à l’Ecole
des ingénieurs de Pékin, Lihua à l’Ecole normale de Fuxin et Liyue, à l’Ecole de banque du
Liaoning.
La maison est soudain devenue si grande, si vide. Le silence de la solitude me coupait
ramassées dans des boutiques. Une table par enfant, décorée d’un dessin que j’avais
découpé dans du papier rouge : chien, lapin, chat, oie, coq et cerf. Quand ils sont entrés
pour la première fois dans la salle… Oh ! Quatre décennies plus tard, j’ai encore leurs cris de
joie dans les oreilles. Je vois encore leurs petits visages rayonnants.
Wenjie et Liyin, d’abord, Wenshan et Lihua, ensuite, Liyue et Lining, enfin, tous sont
entrés à l’école. La scolarité, les fournitures et les livres, multipliés par six, coûtaient les yeux
de la tête. Nous n’avions que trente-cinq kilos de céréales par bouche par an, c’était à peine
si nous pouvions manger deux fois entre le lever et le coucher du soleil. Comment en sortir ?
Il y avait des bois de pins près du village et, plus loin, des steppes. Lorsque mes
enfants étaient encore trop jeunes, j’y allais seule cueillir des champignons et couper des
herbes. Quand ils étaient plus grands, ils venaient avec moi. Les herbes, une fois séchées, se
vendaient six yuans les cents kilos et les champignons secs, plus lucratifs, atteignaient deux
yuans le kilo.
Ils étaient formidables tous les six. Les grands s’occupaient des petits, les petits
aidaient les grands. Ils portaient des vêtements rapiécés, marchaient nu-pieds, mangeaient
des galettes de maïs aux oignons, faisaient leurs devoirs dans les cahiers qu’ils fabriquaient
eux-mêmes avec de vieux journaux recyclés, écrivaient avec des bouts de crayons dont les
autres ne voulaient plus et qu’ils rallongeaient en y attachant une baguette, mais ils me
ramenaient chaque année un bulletin excellent. J’étais tellement fière d’eux.
Bien sûr, il y avait des moments très très difficiles, des jours de doute et d’épuisement
physique complet… Mais aussitôt je me ressaisissais, m’accrochant de mes vingt doigts à
mon rêve : je ne peux pas laisser tomber mes enfants ; quoiqu’il arrive, il faut continuer. Mon
rêve faisait rêver mes enfants, et leurs rêves alimentaient le mien.
L’été 1978, Wenjie s’est présenté au concours national d’entrée aux écoles supérieures.
Une amie m’a prêté dix œufs et trois livres de farine de blé. Le premier jour du concours,
j’ai fait pour mon fils aîné un grand bol de nouilles.
Le soir, à son retour, il m’a chuchoté à l’oreille :
– Maman, je n’ai pas mangé tes nouilles pour rien.
Le lendemain matin, je lui ai fait des crêpes.
Il est rentré vers six heures de l’après-midi un sourire aux lèvres :
– Maman, je n’ai pas mangé tes crêpes pour rien, non plus.
5554
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - W E I - W E I qFO GSQQAZEWNESXO
Le troisième jour, je lui ai fait des raviolis.
Quand le soleil touche l’horizon, il a franchi le seuil en criant :
– Maman, je ne les ai pas mangés pour rien tes raviolis !
Mes yeux se sont remplis d’un coup de larmes. J’ai su qu’il avait réussi.
Deux mois plus tard, une lettre est arrivée : il a été pris par l’université de Pékin.
Après le départ de Wenjie, la vie au village est devenue encore plus difficile. Nous
avons tout vendu pour lui payer son voyage (1). Les frais des études des autres enfants s’éle-
vaient maintenant à plus de deux mille yuans par an. Une somme astronomique pour nous
dont le revenu annuel ne dépassait pas trois cents yuans. Nous n’avons pas tardé à être
criblés de dettes. Les voisins s’enfuyaient à toutes jambes dès qu’ils m’apercevaient de loin,
comme si j’étais une lépreuse, tellement ils avaient peur que je leur demande encore de
nous prêter de l’argent. Ils étaient très pauvres eux aussi mais n’auraient pas eu le cœur de
me le refuser.
Il faut trouver une autre solution, me répétais-je, désespérée, un moyen de gagner le
plus de sous possible, le plus vite possible.
C’est alors que le gouvernement s’est résolu à dissoudre les communes populaires, et
les terres ont été redistribuées aux paysans. Avant, les villageois travaillaient collectivement
et partageaient les récoltes. C'était l'époque de la grande marmite. Que vous travailliez bien,
travailliez mal, travailliez plus, travailliez moins, ça ne faisait pas de différence, vous aviez la
même chose dans votre bol. Désormais, la marmite collective cassée, chacun dispose de son
lopin, peut décider quoi cultiver, et vendre le surplus de sa production sur le marché libre.
Mieux encore, on est libre de faire ce qu’on veut. Les plus malins se sont lancés dans le com-
merce, l’artisanat, les transports de courte distance ; d’autres sont partis en ville vendre leurs
bras sur des chantiers de construction. Moi, j’ai monté un petit élevage en commençant avec
quatre-vingt-quatre poussins...
Cinq ans plus tard, nous avons remboursé toutes nos dettes.
L’été 1990, ma fille cadette a décroché une place à la Faculté de médecine du
Liaoning. Avant elle, Liyin était partie à l’Ecole des ingénieurs du Nord-Est, Wenshan à l’Ecole
des ingénieurs de Pékin, Lihua à l’Ecole normale de Fuxin et Liyue, à l’Ecole de banque du
Liaoning.
La maison est soudain devenue si grande, si vide. Le silence de la solitude me coupait
ramassées dans des boutiques. Une table par enfant, décorée d’un dessin que j’avais
découpé dans du papier rouge : chien, lapin, chat, oie, coq et cerf. Quand ils sont entrés
pour la première fois dans la salle… Oh ! Quatre décennies plus tard, j’ai encore leurs cris de
joie dans les oreilles. Je vois encore leurs petits visages rayonnants.
Wenjie et Liyin, d’abord, Wenshan et Lihua, ensuite, Liyue et Lining, enfin, tous sont
entrés à l’école. La scolarité, les fournitures et les livres, multipliés par six, coûtaient les yeux
de la tête. Nous n’avions que trente-cinq kilos de céréales par bouche par an, c’était à peine
si nous pouvions manger deux fois entre le lever et le coucher du soleil. Comment en sortir ?
Il y avait des bois de pins près du village et, plus loin, des steppes. Lorsque mes
enfants étaient encore trop jeunes, j’y allais seule cueillir des champignons et couper des
herbes. Quand ils étaient plus grands, ils venaient avec moi. Les herbes, une fois séchées, se
vendaient six yuans les cents kilos et les champignons secs, plus lucratifs, atteignaient deux
yuans le kilo.
Ils étaient formidables tous les six. Les grands s’occupaient des petits, les petits
aidaient les grands. Ils portaient des vêtements rapiécés, marchaient nu-pieds, mangeaient
des galettes de maïs aux oignons, faisaient leurs devoirs dans les cahiers qu’ils fabriquaient
eux-mêmes avec de vieux journaux recyclés, écrivaient avec des bouts de crayons dont les
autres ne voulaient plus et qu’ils rallongeaient en y attachant une baguette, mais ils me
ramenaient chaque année un bulletin excellent. J’étais tellement fière d’eux.
Bien sûr, il y avait des moments très très difficiles, des jours de doute et d’épuisement
physique complet… Mais aussitôt je me ressaisissais, m’accrochant de mes vingt doigts à
mon rêve : je ne peux pas laisser tomber mes enfants ; quoiqu’il arrive, il faut continuer. Mon
rêve faisait rêver mes enfants, et leurs rêves alimentaient le mien.
L’été 1978, Wenjie s’est présenté au concours national d’entrée aux écoles supérieures.
Une amie m’a prêté dix œufs et trois livres de farine de blé. Le premier jour du concours,
j’ai fait pour mon fils aîné un grand bol de nouilles.
Le soir, à son retour, il m’a chuchoté à l’oreille :
– Maman, je n’ai pas mangé tes nouilles pour rien.
Le lendemain matin, je lui ai fait des crêpes.
Il est rentré vers six heures de l’après-midi un sourire aux lèvres :
– Maman, je n’ai pas mangé tes crêpes pour rien, non plus.
5554
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - W E I - W E I qFO GSQQAZEWNESXO
Parfois des voisins viennent me voir avec une lettre qu’ils ont reçue de leurs enfants
qui travaillent en ville. Je leur offre un thé, déplie la lettre que je lis à haute voix, m’arrêtant
de temps à autre pour leur expliquer un mot ou une phrase qui leur échappe… J’écris des
réponses et des enveloppes pour eux, aussi.
Quoi ? Vous m’appelez plutôt Hou la pondeuse de rêves ? Hahaha… j’ai seulement
cru au possible…
1 A l’époque, les étudiants des écoles supérieures étaient logés et nourris par l’Etat.
le souffle. C’était étrange. Mon calme habituel semblait m’avoir quittée. J’allais d’une
chambre à l’autre, un torchon à la main, mais tout était luisant d’une propreté impeccable.
Je sortais mon panier à coudre mais une minute plus tard je me piquais le doigt et laissais
tomber l’aiguille. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit. Parfois je passais de
longs moments assise sur le bord du lit à regarder mes mains tannées, ridées, recouvertes
de durillons, déformées par le rhumatisme. Parfois je sortais jusqu’à l’entrée du village,
m’asseyais sur une pierre, et y restais jusqu’à la tombée de la nuit. Je me sentais inutile, usée
jusqu’aux os.
Un jour, le facteur m’a apporté une lettre de Wenjie. Il me l’a lue. Comme j’ai voulu
qu’il me la lise une deuxième, une troisième fois ! Mais je n’osais lui demander. Il devait porter
le courrier à d’autres villageois.
Après avoir raccompagné le facteur à la porte, je suis rentrée dans la chambre, mes
doigts crispés sur la lettre de mon fils. De longues minutes durant, je me regardais dans le
miroir : visage anguleux, regard tourmenté, cheveux poivre et sel. Tu as vieilli, soupirais-je.
Tout à coup, une idée a traversé mon esprit tel un éclair : mais… mais pourquoi n’apprends-
tu pas à lire, toi ?
Apprendre à lire ! A 52 ans ! Facile à dire, difficile à faire. Mais l’envie était trop forte.
C’était comme un appel venu du tréfonds de moi-même, impératif, irrésistible.
Je ressortais des cartons les vieux manuels de mes grands. Je copiais trait par trait les
mots usuels sur de petits carrés de papier que je collais sur la table, le tabouret, le lit, la houe,
la fauchette, le chapeau de paille, le théier, le panier à coudre, le pot de sel, la bouteille
de sauce de soja… Quand je rencontrais des mots nouveaux, je demandais aux écoliers du
village. Cinq caractères par jour, trois phrases par semaine, un texte par mois…
La veille du nouvel an de 1999, j’ai écrit six lettres, les premières de ma vie ! à chacun
de mes six enfants. Je venais d’avoir 60 ans.
Que font-ils aujourd’hui ? Ingénieurs, professeurs, médecin… Oui, ils veulent que je
vienne vivre avec eux, mais comment pourrais-je quitter mon village ? J’ai passé ma vie ici.
J’ai mes terres, ma maison, mon élevage, mes amies, mon mari (enfin !) qui, à la retraite,
m’aide à soigner les poulets. Je suis abonnée au Quotidien du Liaoning depuis plusieurs
années déjà. C’est comme une nouvelle fenêtre ouverte dans ma vie : je n’ai pas besoin de
parcourir le monde pour savoir ce qui s’y passe !
5756
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - W E I - W E I qFO GSQQAZEWNESXO
W e i - W e i
Parfois des voisins viennent me voir avec une lettre qu’ils ont reçue de leurs enfants
qui travaillent en ville. Je leur offre un thé, déplie la lettre que je lis à haute voix, m’arrêtant
de temps à autre pour leur expliquer un mot ou une phrase qui leur échappe… J’écris des
réponses et des enveloppes pour eux, aussi.
Quoi ? Vous m’appelez plutôt Hou la pondeuse de rêves ? Hahaha… j’ai seulement
cru au possible…
1 A l’époque, les étudiants des écoles supérieures étaient logés et nourris par l’Etat.
le souffle. C’était étrange. Mon calme habituel semblait m’avoir quittée. J’allais d’une
chambre à l’autre, un torchon à la main, mais tout était luisant d’une propreté impeccable.
Je sortais mon panier à coudre mais une minute plus tard je me piquais le doigt et laissais
tomber l’aiguille. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit. Parfois je passais de
longs moments assise sur le bord du lit à regarder mes mains tannées, ridées, recouvertes
de durillons, déformées par le rhumatisme. Parfois je sortais jusqu’à l’entrée du village,
m’asseyais sur une pierre, et y restais jusqu’à la tombée de la nuit. Je me sentais inutile, usée
jusqu’aux os.
Un jour, le facteur m’a apporté une lettre de Wenjie. Il me l’a lue. Comme j’ai voulu
qu’il me la lise une deuxième, une troisième fois ! Mais je n’osais lui demander. Il devait porter
le courrier à d’autres villageois.
Après avoir raccompagné le facteur à la porte, je suis rentrée dans la chambre, mes
doigts crispés sur la lettre de mon fils. De longues minutes durant, je me regardais dans le
miroir : visage anguleux, regard tourmenté, cheveux poivre et sel. Tu as vieilli, soupirais-je.
Tout à coup, une idée a traversé mon esprit tel un éclair : mais… mais pourquoi n’apprends-
tu pas à lire, toi ?
Apprendre à lire ! A 52 ans ! Facile à dire, difficile à faire. Mais l’envie était trop forte.
C’était comme un appel venu du tréfonds de moi-même, impératif, irrésistible.
Je ressortais des cartons les vieux manuels de mes grands. Je copiais trait par trait les
mots usuels sur de petits carrés de papier que je collais sur la table, le tabouret, le lit, la houe,
la fauchette, le chapeau de paille, le théier, le panier à coudre, le pot de sel, la bouteille
de sauce de soja… Quand je rencontrais des mots nouveaux, je demandais aux écoliers du
village. Cinq caractères par jour, trois phrases par semaine, un texte par mois…
La veille du nouvel an de 1999, j’ai écrit six lettres, les premières de ma vie ! à chacun
de mes six enfants. Je venais d’avoir 60 ans.
Que font-ils aujourd’hui ? Ingénieurs, professeurs, médecin… Oui, ils veulent que je
vienne vivre avec eux, mais comment pourrais-je quitter mon village ? J’ai passé ma vie ici.
J’ai mes terres, ma maison, mon élevage, mes amies, mon mari (enfin !) qui, à la retraite,
m’aide à soigner les poulets. Je suis abonnée au Quotidien du Liaoning depuis plusieurs
années déjà. C’est comme une nouvelle fenêtre ouverte dans ma vie : je n’ai pas besoin de
parcourir le monde pour savoir ce qui s’y passe !
5756
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T - W E I - W E I qFO GSQQAZEWNESXO
W e i - W e i
C o n c e p t i o n g r a p h i q u e G é r a l d S a n s p o u x B e l g i q u e
L’A
lph
abet
de
L’Es
poir
LE
SE
CR
IV
AI
NS
S’
EN
GA
GE
NT
Ce livre, hors commerce, propose des textes publiés à l’occasion de la Journée Internationale de l’Alphabétisation 2007.
Il vous est offert par l’UNESCO. Il ne peut être vendu.
Phi l ippe Claudel
Phi l ippe Delerm
Chahdort t Djavann
Fatou Diome
Marc Lévy
Alberto Manguel
Anna Moï
N. Scott Momaday
Er ik Orsenna
Gisèle P ineau
Abdourahman A. Waber i
Wei-Wei
L’ Alphabet de l’ Espoir
L E S E C R I V A I N S S ’ E N G A G E N T