la case blanche : théorie littéraire et textes possibles

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LA LECTURE LITTRAIRE

REVUE DU CENTRE DE RECHERCHE SUR LA LECTURE LITTRAIRE DE LUNIVERSIT DE REIMS

LA LECTURE LITTRAIRE

THORIE LITTRAIRE ET TEXTES POSSIBLESActes du colloque dOlron (14-18 avril 2003) organis par le groupe de recherche Fabula

TEXTES RUNIS PAR M. ESCOLA & S. RABAU

PrsentationLa case blanche : thorie littraire & textes possiblesDescription systmatique des formes littraires, la potique ou thorie de la littrature a-t-elle affaire aux seuls textes du pass ou doit-elle embrasser tout le champ du possible ? Oprant un classement des formes attestes partir de critres logiques et rationnels, que peut-elle bien faire des cases blanches pour lesquelles elle ne dispose daucun exemple ? Et si elle ne doit pas se confondre avec le commentaire dun texte singulier, est-ce pour pouvoir imaginer tout texte rel comme un texte seulement possible ? En dautres termes : la fonction de la thorie nest-elle pas de dgager des possibles textuels, qui seraient traquer dans la bibliothque ou qui resteraient crire ? Cette chasse aux textes possibles reste encore ouvrir : de quel usage peuvent bien tre les possibles ainsi dgags ? Adresser la question des possibles la thorie littraire elle-mme, cest linviter (re)penser sa fonction et sa valeur propres. Les contributions runies dans le prsent volume le troisime publi par lquipe Fabula1 dans le prolongement des activits du site www.fabula.org sont lire comme autant dillustrations de la vitalit de cette question du possible en littrature. La question adopte en commun a eu aussi pour mrite de faire prendre lair aux diffrents intervenants qui se sont runis, une semaine du mois davril 2003, sur lle dOlron, La Vieille Perrotine , Centre de sjour CNRS, pour dbattre des propositions que reprend ici le texte introductif de M. Escola et S. Rabau. Car la question des possibles littraires nest pas une doctrine ; elle appelait et continue dappeler un dbat dont nous esprons seulement quil sera aussi salubre et vivace que lair marin quil nous fut donn de respirer alors aussi amical que nos discussions de bord de mer. On ne regardera donc pas les contributions ici rassembles comme des illustrations, encore moins comme des dmonstrations des thses dabord formules, mais comme autant de ractions, nengageant videmment que leurs auteurs, aux hypothses douverture. On a donc cherch lire les textes, crire leur histoire et lhistoire de leurs interprtations, en observant non seulement ce qui fut crit mais galement ce qui aurait pu, peut ou pourrait scrire.1 Aprs Frontires de la fiction, A. Gefen & R. Audet (ds.), Presses Universitaires de Bordeaux / ditions Nota Bene (Qubec), 2001, et Barthes, au lieu du roman, A. Gefen & M. Mac (ds.), Desjonqures / ditions Nota Bene (Qubec), 2002, le prsent livre constituant ainsi le troisime volume dune collection Fabula elle-mme itinrante .

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Thorie littraire et textes possibles

On a conjointement voulu interroger les enjeux pistmologiques, idologiques et esthtiques attachs ce versant singulier de la thorie littraire. On a tent aussi de suggrer de nouvelles pistes, en indiquant quelles pratiques pourraient tre demain celles de la thorie littraire et de son enseignement. Au lecteur dapprcier aujourdhui le dpaysement que procure toute spculation sur les textes possibles. Que soient ici remercis tous les quipiers, orateurs et auditeurs, qui ont particip au voyage, Vincent Jouve qui permet aujourdhui den publier la relation, et Michel Charles sans qui peut-tre nous naurions jamais largu les amarres.

Lquipe Fabula (de retour son port dattache) cole Normale Suprieure

Inventer la pratique : pour une thorie des textes possiblesJe nopposerais plus le scriptible au lisible comme le moderne au classique ou le dviant au canonique, mais plutt le virtuel au rel, comme un possible non encore produit, dont la dmarche thorique a le pouvoir dindiquer la place (la fameuse case vide) et le caractre. Le scriptible , ce nest pas seulement du dj crit la rcriture duquel la lecture participe et contribue par sa lecture. Cest aussi un indit, un incrit dont la potique, entre autres, par la gnralit de son enqute, dcouvre et dsigne la virtualit, et quelle nous invite raliser. Qui est ce nous , linvitation sadresse-telle seulement au lecteur, ou le poticien doit-il lui-mme passer lacte, je nen sais trop rien, ou si linvite doit rester invite, dsir insatisfait, suggestion sans effet mais non toujours sans influence : ce qui est sr, cest que la potique en gnral, et la narratologie en particulier, ne doit pas se confiner rendre compte des formes et des thmes existants. Elle doit aussi explorer le champ des possibles, voire des impossibles , sans trop sarrter cette frontire, quil ne lui revient pas de tracer. Les critiques nont fait jusquici quinterprter la littrature, il sagit maintenant de la transformer. Ce nest certes pas laffaire des seuls poticiens, leur part sans doute y est infime, mais que vaudrait la thorie, si elle ne servait pas aussi inventer la pratique ?1

Les lignes finales de Nouveau discours du rcit ont fait couler moins dencre que les questions dbattues par Grard Genette dans le mme ouvrage. Avec cette simple page pourtant, le propos du poticien prend soudain un tour diffrent : voici que, pour une part certes infime mais qui fait, selon G. Genette, la valeur de la thorie, la potique semble se trouver soudainement non pas en aval mais en amont des textes ; voici quelle ne sert plus mieux lire, mais bien produire ; quelle ne sintresse pas seulement aux textes existants mais ceux qui pourraient exister ; et qu la diffrence du commentaire, elle nest nullement tenue dtre une criture seconde. Voici quapparat incidemment, comme lesquisse dun programme, la force de proposition et dexploration inhrente la dmarche potique, sa capacit dire ce qui pourrait tre crit ou ce qui est peut-tre bien crit quelque part mais que lon ne connat pas encore. Voici que le thoricien se dit capable, non seulement de lire ce qui est, mais de produire un nouveau texte. Voil brouill le partage des tches entre lauteur inventeur et le thoricien lecteur.1 Genette, G. Nouveau discours du rcit, Le Seuil, Potique , 1983, p. 108-109.

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Inventer la pratique

Genette na pas seulement appel de ses vux cette invention de la pratique ; dune uvre lautre, il ne cesse, ponctuellement mais rgulirement, desquisser voire dcrire ces textes possibles que la thorie permettrait dinventer. Que lon songe seulement ce rcit homodigtique en focalisation externe dont Nouveau Discours du rcit interroge la possibilit et que, faute dexemple, il tente aussitt dbaucher : Le tintement de la glace sembla me donner une inspiration 2. Que lon se souvienne de ces passages plus troublants o le poticien prend la plume non pas par manire de parenthse, mais bien en droite ligne du travail : cest de la question du rapport entre narration extradigtique et rcit-cadre que nat, dans Nouveau Discours du rcit, lbauche dun authentique rcit-cadre pour la Recherche du temps perdu ( Dans un salon parisien trois hommes bavardaient devant la chemine 3). Cest la question thorique de lordre et du rythme narratif qui conduisit le mme G. Genette produire, propos du mme roman, le sommaire que lon sait : Marcel devient crivain 4 quune autre thoricienne corrigea pour plus dexactitude en un Marcel finit par devenir crivain 5. Cest dans un autre chapitre de Palimpsestes, consacr la transmtrisation, que se trouve encore esquisse une rcriture en alexandrins du Cimetire Marin , occasion de crer ce vers qui a le mrite de faire recommencer la mer une fois de plus que dans loriginal : La mer, la mer, la mer toujours recommence 6. On pourrait voir dans ces exemples autant de digressions ludiques ou illustratives en regard du propos thorique et, dans le cas de G. Genette, le signe dun lan cratif chez un thoricien trop timide pour crer et trop dou pour ne pas inventer. Or, ces passages ne sont nullement digressifs ; envisageant ce qui pourrait tre crit demain au lieu de se limiter la description et lanalyse de ce qui fut crit hier, G. Genette manifeste un trait qui concerne toute la potique moderne : parce quelle se pense et se pratique comme une description systmatique des formes littraires, parce quelle nentend pas classer les textes qui existent mais dresser a priori un tableau systmatique des formes littraires, la potique par la nature mme de son projet envisage toutes les possibilits dcriture en quoi elle se place en amont bien plus quen aval de la production littraire. La figure la plus explicite de cette position tient sans doute dans la fameuse case vide (dite parfois case blanche ou case aveugle ), qui se rencontre, pour la2 Ibid., p. 85-96. Il sagit dun nonc de James Bond transvocalis par Barthes, qui le dclarait pour sa part impossible. 3 d. cit., p. 65. 4 Palimpsestes. La littrature au second degr, Le Seuil, Potique , 1982, p. 280. Rd. Points , 1992, p. 341. 5 Ibid., n. 1. 6 Id., p. 312.

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jubilation du poticien, dans certains tableaux double entre. On se souvient que dans Le Pacte autobiographique, Ph. Lejeune dfinissait une case aveugle dans la typologie de lautobiographie : Le hros dun roman dclar tel, peut-il avoir le mme nom que lauteur ? [] Dans la pratique aucun exemple ne se prsente lesprit dune telle recherche. Rien nempcherait la chose dexister, et cest peut-tre une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intressants ? 7. Il ne fut pas le seul, comme on sait, le penser : la case blanche fut comprise comme un dfi, et en 1977, cest bien un thoricien devenu auteur pour loccasion qui vint la remplir : Doubrovsky avec un roman intitul Fils, par lui qualifi, selon une formule promise un bel avenir ditorial, d autofiction 8. Loin dtre uniquement un instrument danalyse des textes, la thorie vaut aussi, et peut-tre surtout, pour sa force de proposition, pour sa capacit explorer des voies nouvelles, ou au moins dessiner des chemins indits dans la bibliothque ou la mmoire de chaque lecteur.

Rhtorique : lternel retour du refoulLide dune thorie gnrale de la littrature oriente vers des textes encore natre nest pas toutefois une invention de la potique moderne. Avec la case blanche ou les textes esquisss par G. Genette, on aura reconnu une nouvel avatar de la tradition rhtorique. Car la rhtorique nest pas seulement un art de persuader mais une thorie des effets du discours destine ceux qui sont appels produire en retour de nouveaux discours. Par quoi, dans une optique rhtorique, le texte est trait comme un moyen et jamais seulement comme une fin. Et lon ne stonnera gure que lon doive aux fondateurs de la potique moderne la redcouverte dans les mmes annes de lancienne rhtorique. Ds larticle intitul Ancienne rhtorique, aide-mmoire (1970), Roland Barthes avait t sensible aux rapports troits que la potique entretient avec la tradition rhtorique9. G. Genette fut aussi des premiers, avant Nouveau Discours du Rcit, attirer lattention sur loubli par ses contemporains dune tradition rhtorique encore trs vivace au XIXe sicle ; dans un article moins frquent que dautres du mme auteur, Rhtorique et enseignement (1969)10, il rappelait comment lanalyse du texte littraire a perdu au XXE sicle toute dimension normative : sa finalit nest plus une7 Le Seuil, Potique , 1975, p. 31. 8 Sur ce cas dcole des changes entre thorie et pratique, voir V. Colonna, Autofiction & autres mythomanies littraires, Auch, ditions Tristram, 2004, p. 196 sq. 9 Initialement paru dans une livraison de Communications consacre aux Recherches rhtoriques ; uvres compltes, d. . Marty, Le Seuil, 2002, t. III, p. 527-600. 10 Figures II, Le Seuil, Potique , 1969 ; rd. Points , 1979, p. 23-42.

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imitation mais une description du texte dont le but ultime est de confirmer ou denrichir lhistoire littraire. Lexplication de texte, exercice emblmatique de ce tournant, est introduite en 1902 dans les programmes scolaires par Lanson et Brunet ; en 1908, le mme Lanson crit sans quivoque quil faut laisser lart et les procds dart ceux qui se sentent artistes (LArt de la Prose, 1908)11. Cette rflexion historique conduit G. Genette dfinir et opposer deux fonctions des tudes littraires : la fonction critique prend la littrature comme objet dtude, tandis que la fonction potique a pour finalit la production de la littrature. Alors que ces deux fonctions taient insparables au XIXe sicle, elles divergent au XXe sicle o les spcialistes de littrature ne produisent plus de textes. Seule exception ce clivage : les critures rflexives o la fonction potique conduit la fonction critique G. Genette cite ici les Romantiques allemands, Mallarm, Proust On peut se demander si, ds cet article de 1969, G. Genette ntait pas dj la recherche dun autre type de jonction entre fonction potique et fonction critique : prcisment celui que laisse apercevoir la fin de Nouveau Discours du rcit. Car, partir de Figures III, le travail de G. Genette nest manifestement pas loign de celui des anciens rhteurs. Mditons par exemple un extrait parmi dautres de lun ces manuels prparatoires (progumnasmata) lusage des jeunes lves, crit au IVe sicle de notre re par un rhteur post-aritotlicien du nom d Aphtonios ; le passage traite de lekphrasis :Lekphrasis est un discours descriptif qui met sous les yeux avec vidence ce quil montre. On dcrit des personnages, des actions, des choses, des moments, des lieux des animaux ou des plantes. Pour les personnges, voici lexemple dHomre qui crit dans lOdysse propos dEurybate : Il a de larges paules, le teint mat, et les cheveux boucls. On dcrit des actions telles quune bataille navale ou terrestre, comme le fait lhistorien. Des moments, comme le printemps ou lt []. Pour les lieux, on a lexemple de Thucydide qui dit que le port de Thesportie est Cheimerion (le temptueux ) et quil mrite bien son nom. Pour dcrire les personnages, il faut commencer par le dbut et finir par la fin, cest-- dire aller de la tte au pied. Pour les actions, il faut dire ce qui les a prcdes, puis les actions elles-mmes, puis ce qui les a suivies. Pour les moments et les lieux, il faut montrer ce qui les entoure et ce qui sy trouve compris. Les ekphrasis sont soit simples soit complexes. On a une description simple si on dcrit une bataille terrestre ou navale, une description complexe quand laction et le moment sont associs, comme lorsque Thucydide dcrit la bataille de nuit de

11 Cit par C. Reggiani dans Initiation la Rhtorique, Hachette Suprieur, Ancrages , 2001 ; sur le rle de Lanson, voir aussi C. Noille-Clauzade, Le Style, Flammarion, GFCorpus , 2004, p. 22-27 et p. 153-157.

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Sicile. Car en mme temps que la bataille dont laction est dcrite, le moment, la nuit, est dcrit.12

Aphtonios envisage clairement tous les cas possibles dekphrasis, sans sattacher commenter telle ou telle ekphrasis. Le texte littraire, convoqu sous forme de citation ou dexemple, nest pas ici lobjet dun discours mais plutt le moyen de produire dautres discours, en loccurrence dautres ekphraseis. DAristote Quintilien, la lecture des textes du pass na longtemps pas eu dautre fonction que de fournir des modles imiter, ou mme parfois, puisque aussi bien les textes sont pour le rhteur sans autre valeur que celle dexemples, ne pas imiter : ainsi Ennius ou Plaute que lauteur de la Rhtorique Herrenius cite pour donner un chantillon de ce que le bon orateur ne doit pas faire13. Dans lancienne rhtorique comme dans la potique des annes 1970 (aprs J.C.), le propos est systmatique et spculatif ; dans les deux cas, le texte est pris comme exemple dun propos plus gnral : l o le poticien identifie dans le texte un procd, le rhteur voit dans lexemple un modle imiter. Mais pour tous deux, le texte, et llucidation de son sens, nest pas une fin en soi. Une ligne de partage trs nette apparat toutefois entre le projet de la potique contemporaine et celui du rhteur : lexception des passages plus haut mentionns, le poticien moderne ne sadresse pas au producteur de texte et son discours nest ni prescriptif ni normatif. Ou, pour le dire autrement : la potique moderne fait lconomie de la question de la valeur, dont le propos rhtorique est pour sa part indissociable. Lecteur de G. Genette et de R. Barthes, Michel Charles est venu souligner comme eux la prsence souterraine de cette tradition rhtorique au sein de la nouvelle potique ; mais en faisant retour sur lhistoire de cette tradition pour reformuler lopposition entre rhtorique et commentaire, il y a dcouvert une dimension jusque-l inaperue : lge rhtorique a eu son commentaire. Dans LArbre et la Source et plus rcemment dans Introduction ltude des textes14 deux ouvrages o le projet du prsent colloque a trouv son origine et ses diffrents intervenants nombre de propositions12 Aphtonios, Progumnasmata in Spengel, L. (1853) Rhetores Graeci. Teubner. 13 Rhtorique Herrenius, II, 22 : ne Ennium et ceteros poetas imitemur, quibus hoc modo loqui concessum est : [suit une citation dEnnius] , de peur que nous nimitions Ennius et les autre potes qui il est permis de sexprimer de cette manire ; et II, 23 : Infirma ratio est quae non necessario ostendit ita esse quemadmodum expositum est, velut apud Plautum : [suit une citation de Plaute] , Une raison est mauvaise quand elle ne permet pas de dmontrer correctement la correction de la proposition, comme chez Plaute . 14 LArbre et la Source, Le Seuil, Potique , 1985 (M. Charles revient galement au tournant que constitue la pense de Lanson dans le chapitre sur la Scolastique moderne , p. 250 sq.) ; Introduction ltude des textes, Le Seuil, Potique , 1995 (voir notamment, p. 79 sq.).

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thoriques dbattre , il montrait quattitude de commentateur et attitude de rhtoricien prsupposent deux ides du texte trs diffrentes. Pour le commentaire (discours descriptif et interprtatif), le texte littraire est en effet ncessaire, car il sagit dexpliquer les choix de lauteur et par l mme den justifier la ncessit (le texte ne pourrait tre autre puisquil est celui dont je dois et peux rendre compte). Dans une approche rhtorique (discours normatif et prescriptif) en revanche, se profile toujours lide quun autre texte peut tre produit, que le texte tel quil est doit sapprcier comme le rsultat dun choix parmi dautres possibilits, quil est donc contingent (il aurait pu tre autre que ce quil est, et, partant, on peut limaginer autrement, et, le cas chant, lamliorer) Quand le travail du commentateur suppose un respect de lautorit du texte et de lauteur (le commentateur justifie le gnie de lauteur en montrant la ncessit de ses choix et donc de son texte), tout texte, pour le rhteur, est passible damendements ou tout au moins de variantes . Or, les deux attitudes nont pas toujours t exclusives lune de lautre : avant Lanson, avant lavnement du commentaire et loubli de la rhtorique, on a bien comment des textes littraires. Lge classique, par exemple, pratique une critique littraire qui ne se confond pas avec nos modernes exercices de commentaire. Tous les textes produits au cours des diffrentes querelles du Cid La Princesse de Clves ou Dom Carlos, en passant par Horace, Andromaque, Iphignie ou par les deux Brnice, pour sen tenir aux plus fameuses rvlent les vertus dun discours critique pour lequel le texte examin ne fait pas autorit : la critique consiste ici discuter les diffrentes options dont le texte est le produit, et donc rapporter le texte rel un horizon de textes possibles, laune desquels doivent sapprcier les choix de lauteur mais qui invitent aussi imaginer le texte autrement, en suggrant de possibles variantes peut-on donner un autre dnouement au Cid ? Chapelain, avec lAcadmie, en projette au moins deux ou trois autres ; la Princesse de Clves et-elle mieux fait de ne rien avouer son mari ? la fiction y perdrait beaucoup de son pathtique, mais qui sait si le lecteur ny trouverait pas dautres profits ; et que serait une Iphignie o la noire riphile irait trouver Calchas ds lacte III, comme elle en a dailleurs le projet ? La querelle de La Princesse de Clves (qui a un peu retenu G. Genette par ailleurs)15 offre un large chantillon de ces changes entre analyse et production : le sieur Du Plaisir , qui livre dans des Sentiments sur lhistoire une potique de la nouvelle galante avec un examen de La Princesse de Clves, se trouve tre aussi lauteur dune Duchesse dEstramne tout entire labore partir des possibles inscrits dans le chef-duvre de Mme de La Fayette ; la fiction, ici, est 15 Vraisemblance et motivation , Figures II, d. cit.

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lvidence conue comme une continuation de la critique par dautres moyens.16 Commenter un texte ne revient donc pas toujours en justifier tous les traits et quand, au dbut du XXe sicle, Valry oppose au point de vue du commentateur son point de vue de pote, conscient de la contingence du texte quil a produit et des amliorations quil aurait ou quil pourrait encore lui apporter17, cest finalement la tradition rhtorique quon voit encore revenir. Ce nest pas ici le lieu de dterminer le moment exact o cette rhtorique sest teinte, et celui o le commentaire a d apprendre (ou sest rform pour) en faire lconomie. Tandis que sur le plan des doctrines universitaires, Lanson offre, on la dit, un repre commode, la tentation est grande de voir dans le Romantisme le moment de rupture fondamental. Lavnement de lindividualit littraire, la nouvelle conception de lauteur ou du gnie interdisent apparemment de traiter les textes du pass comme de simples exemples imiter. Mais peut-on dire pour autant que la pense romantique interdit toute continuit entre la thorie des formes et la pratique littraire ? En repensant par exemple le roman partir de son origine mdivale, les Romantiques allemands sont sensibles la fusion du commentaire, de la rcriture et de la traduction dans un mme genre ; lhistoire du genre est pour eux celle de cette conjonction ; lcriture romanesque est la fois crative et interprtative, seconde au sens o elle rlabore une matire et en assure conjointement la comprhension ; et un Schelling pourra ainsi crire que [sa] thorie de lAntiquit est un roman philologique 18. Comme le montre ici mme Alain Brunn, la fonction de lauteur est pour les Romantiques une fonction critique : tait critique lge classique quiconque pouvait parler en auteur ; est auteur lge romantique quiconque parle en critique. En outre, le Romantisme est bien une thorie spculative, et lon se demandera si le roman philologique de Schelling, et plus largement lide romantique du roman, nest pas une manire de texte (seulement ?) possible Ainsi tout en constituant un moment de rupture, le romantisme permet paradoxalement aux gnrations suivantes de continuer associer la critique et16 Voir ldition des deux textes dans Nouvelles galantes du XVIIe sicle, d. M. Escola, GFFlammarion, 2004. 17 Valry, P. Au sujet du Cimetire Marin in Varits, p. 1496-1507 in uvres I. Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1957. Voir notamment p. 1506 : un auteur voit dans son uvre ce quelle dt tre, et ce quelle aurait pu tre bien plus que ce quelle est . 18 Schelling, Philosophie de la philologie (I, 220). Voir aussi les Fragment 115 & 117 de lAthneum, in Lacoue-Labarthe, P. et Nancy, J.-L. LAbsolu littraire. Paris, Le Seuil, 1989, p. 95 : Lhistoire tout entire de la posie moderne est un commentaire suivi du bref texte de la philosophie : tout art doit devenir science toute science devenir art ; posie et philosophie doivent tre runies ; La posie ne peut tre critiqu que par la posie. Un jugement sur lart qu nest pas lui-mme une uvre dart [] na pas droit de cit au royaume de lart .

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lesthtique. Toute luvre de Blanchot notamment est l pour en tmoigner. Le fait est toutefois que le XXe sicle a surtout retenu du romantisme la fonction critique et mtalittraire de la littrature mais non pas lide quun discours puisse tre aussi bien rcriture que commentaire, et moins encore lide dun mouvement inverse qui conduirait de la rflexion sur les textes la cration de textes. Cest pourquoi la rhtorique ne travaille que de manire souterraine la potique moderne. Pour le dire une dernire fois avec M. Charles, la potique est la version acceptable de la rhtorique ; ou encore notre potique est ce quune culture du commentaire peut intgrer en guise de rhtorique. 19

La traque des possiblesLe moment est peut-tre venu dintgrer davantage de rhtorique dans notre culture du commentaire, qui est sans doute mme den supporter un peu plus. Il est temps en effet de se demander srieusement, cest--dire systmatiquement, en quoi une rflexion gnrale sur le littraire engage par dfinition une attitude critique cratrice. Comme le disait peu prs Gide : il est bon de suivre sa pente pourvu que ce soit en montant. La case blanche des tableaux double entre de Ph. Lejeune ou de G. Genette nest sans doute que la face la plus spectaculaire de la prospection thorique des possibles. Il est vrai que le tableau double entre, simple combinatoire de deux critres thoriquement labors, est une machine idale pour concevoir des textes qui nexistent pas encore : il suffit, comme Ph. Lejeune ou G. Genette, de noter quune combinaison de critres reste en apparence indite, ne correspond aucun cas connu, pour passer du champ des textes crits lensemble des textes qui restent crire. Mais on peut choisir de ne pas se limiter la combinaison : les critres dfinitoires peuvent encore tre mls, voire faire lobjet dune fusion. Il est ainsi frappant de constater que les res dtudes du littraire telles que les a dfinies G. Genette louverture de Palimpsestes taxinomie apparemment contraignante : architextualit, paratextualit, mtatextualit, intertextualit, hypertextualit sont aussi autant dinvitations concevoir des mlanges indits. G. Genette le premier y invite quand il souligne la valeur mtatextuelle des pratiques lhypertextuelles alors mme quil vient de distinguer les deux catgories20. On pourrait, dans le mme lan, se demander quoi ressemblerait un mixte de mtatextualit et de paratextualit, et en proposer aussitt un exemple avec une prface critique allographe. On sera plus per19 LArbre et la Source, d. cit., p. 313. 20 Op. cit., p. 17.

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plexe en revanche devant lide dune possible hybridation entre architextualit et intertextualit ; se demander quoi ressemblerait le texte correspondant une telle fusion des critres, cest entrer dans une spculation sur des textes possibles : parce quon ne conoit pas ce que serait un discours sur le genre qui serait en mme temps allusion ou citation, il est tentant dimaginer ce discours, moins quon ne le dcouvre, oubli, dans quelque rayon de bibliothque. Toute prospection systmatique dun genre ou dun ensemble de textes, toute rflexion un tant soit peu gnrale, suppose dapprhender la littrature comme un champ de virtualits. Se demander, par exemple, ce quest un sonnet revient envisager un certain nombre de rgles, parfois arbitrairement dictes par des individus, et de traits formels et thmatiques propres au genre ; mais cest aussi spculer sur la possibilit de transgresser ces rgles ou de les combiner autrement. Toute description systmatique oriente aussi bien vers des textes attests que vers des textes qui ne sont pas encore, et le simple relev de rgles porte la possibilit de les renverser exprimentalement. Dans tous ces cas, la spculation se conoit donc comme une sorte de dfi lanc la pratique littraire. Et cest bien ainsi que lOulipo entendait la chose, comme Christelle Reggiani en fait pour nous la dmonstration. La traque des textes possibles peut sexercer encore non pas seulement sur les textes littraires mais sur les instruments du commentaire ou les notions que la philologie met en jeu dans sa pratique. Soit par exemple la notion dinterpolation largement utilise par les spcialistes de textes composs avant lge de Gutenberg. Dfaut du texte, que le savant se doit de reprer et de supprimer, linterpolation se dfinit comme lintervention dun tiers au sein dun texte crit par un autre : ainsi le rcit des Amours dArs et dAphrodite dans lOdysse fut-il longtemps considr comme interpol, inauthentique, ajout dun pote trop fantaisiste pour tre Homre21. Or, si lon accepte un instant de considrer linterpolation comme un acte dcriture et non comme un dfaut du texte, on est vite conduit rver une potique de linterpolation : que serait un texte qui ne scrirait que pour tre insr, anonymement de surcrot, dans le texte dun autre ? Que serait une intention dcriture, une production littraire qui ne se comprendrait que comme ajout et comme art de dissimuler son propos esthtique ou potique sous le manteau de lintention dautrui ? Faudra-t-il linventer ? On ne limitera pas non plus la qute des textes possibles par le caractre formel des critres mis en jeu. Traquer le possible, cest galement rflchir21 Voir S. Rabau, Interpolation/lacune : introduction in Thorie Littraire et Littrature ancienne : interpolation et lacune, Lalies 17, 1997, et dans la mme livraison : C. Hunziger, Comment dcider quun passage est interpol ? Les Amours dArs et dAphrodite : bilan bibliographique .

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sur le rapport du texte au sens et aux valeurs ; et par exemple chercher concevoir ce quest un mauvais texte ou un texte sans valeur, ce que pourrait tre une littrature thique ou au contraire amorale. On se posera plus loin la question avec Jean-Louis Jeannelle : quest-ce donc que la mauvaise littrature ? La traque aux textes possibles nest pas davantage tenue la loi de la synchronie : elle intresse galement, et non sans paradoxe, le projet mme de lhistoire littraire. Lhistoire littraire peut en effet se concevoir comme qute dun texte conu thoriquement, et la spculation thorique ouvre des pistes lenqute historique dont elle balise en quelque sorte le cheminement. Dans cette optique, lrudition se trouve en concurrence non avec la science mais avec la cration : si un texte dfini a priori nexiste pas, cest quil faut soit lcrire, soit le dcouvrir. Le travail rudit prend alors un nouveau tour : il nest plus la collecte de donnes indispensables mais rponse une demande prtablie ; il sert illustrer lhypothse, non llaborer ou la susciter. Cest prcisment cette forme particulire de curiosit que dfinit G. Genette quand il voque certaines virtualits apparemment dpourvus dinvestissement rel qui invitent plus de curiosit :Cette curiosit finit toujours par rencontrer quelque pratique atteste qui lui aurait autrement chapp, ou quelque hypothse vraisemblable qui nexige quun peu de patience, en vertu de linpuisable principe de Buffon : Tout ce qui peut tre est ou sera un jour, nen doutons pas : lHistoire a ses dfauts, mais elle sait attendre.22

En outre, la tche de lhistorien nest pas seulement de rendre compte de ce qui fut mais encore de ce qui a pu tre, voire de ce qui aurait pu tre et sans doute ne peut-on rendre compte de ce qui fut quen prenant en compte ce qui aurait pu tre ; comme lcrit ici mme M. Mac, tre historien cest tenter dexpliquer pourquoi cest ce possible-l qui a exist telle date et non tel autre la mme date . Dans cette perspective radicale, la tlologie ne serait plus un cueil pour la pense historique : on aurait montrer que telle forme ou tel genre aurait d natre dans un contexte donn alors mme quelle napparut que plus tard, ou jamais (cest--dire pas encore). Il resterait alors se demander, comme le fait ici Franois Hoff propos du roman policier dans lAntiquit, si ce type de texte na pas pris une forme inattendue ou ne sest pas fondu dans des discours autrement rpertoris. Enfin, si lattitude rhtorique que nous cherchons dfinir semble intresser essentiellement une approche globale du fait littraire, il nen reste pas moins quelle touche aussi le commentaire du texte singulier. Que peuton conserver de lattitude rhtorique dans lanalyse dun texte singulier ?

22 Palimpsestes, d. cit., p. 550.

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Cette interrogation est au centre du dernier ouvrage de Michel Charles, Introduction ltude des textes23 : comment concevoir un commentaire qui analyserait non seulement ce que lauteur a crit mais aussi ce quil aurait pu crire, ces textes abandonns dont le texte effectivement crit porte la marque ? Maya Lavault sessaie pour nous un tel commentaire sur quelques pages de la Recherche du temps perdu. Parmi les instruments dune rhtorique du commentaire proposs par M. Charles, la notion de dysfonctionnement est sans doute celle qui favorise le mieux un nouveau type de discours critique : elle consiste postuler dans tel ou tel segment textuel ou dans larchitecture mme du texte lexistence de plusieurs structures concurrentes entre lesquelles on peut observer du jeu ; ces accidents textuels ne sont pas de simples alas ou inadvertances, mais tmoignent, pour un il attentif, dun arbitrage auquel lauteur est sans cesse tenu entre plusieurs textes possibles entre plusieurs logiques ou continuations dans le cas dun texte narratif. Observer un dysfonctionnement, le circonscrire, et dployer partir de lui lventail des possibles textuels carts, cest encore se donner une chance dimaginer le texte autrement. Ce nouveau discours critique, mixte de rhtorique et de commentaire, invite donc une rflexion plus large sur la pratique hermneutique ellemme ; commenter, cest aussi expliquer pourquoi lauteur a fait tel choix plutt quun autre, et choisi par exemple de placer telle mtaphore et non telle autre tel moment de son texte et non tel autre. Paradoxalement, le moment o le commentateur justifie les choix de lauteur est sans doute le moment o il est au plus prs dadmettre que le texte aurait pu tre autrement On verra ce paradoxe luvre dans une page consacre Racine par P. Bnichou, quanalyse ici M. Escola : la diffrence entre le commentaire rhtorique et un commentaire canonique rside seulement mais le hiatus est riche denjeux, comme on le dira mieux bientt dans le refus de considrer le texte tel quil est comme ncessairement suprieur ce quil aurait pu tre. Sintresser dans un texte aux possibles carts par lauteur conduit encore, et trs logiquement, tudier les commentaires dont ce mme texte a t historiquement lobjet. Ici se profile lide que cest par le reprage des textes possibles dont un texte donn porte la marque que peuvent sexpliquer les interprtations successives auxquelles ce texte a donn lieu : gageons, par un autre paradoxe, que linterprtation dun texte, cette dmarche qui se voue (re)dire le texte comme ncessaire, nest peut-tre motive que par lobligation de nier dans ce mme texte ce qui fait quil aurait pu tre autrement. Tel est le sens de la relecture propose par Sophie Rabau dans le23 Le Seuil, Potique , 1995.

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prsent volume : tenir ensemble la ou les logiques dramatiques des Perses dEschyle et les commentaires auxquels la pice a historiquement donn lieu, cest aller dune forme de commentaire qui vise dissimuler linscription du possible une lecture qui entend rver ce quEschyle aurait pu crire. Le reprage des possibles dans le commentaire ne sert pas seulement une rflexion sur linterprtation mais aussi, plus simplement, une rverie ordonne sur les possibles hypertextuels dont le texte est porteur. Les tudes hypertextuelles sen trouveraient nettement inflchies : on ntudiera un hypotexte que pour y dfinir de possibles rcritures non encore tentes et que pourtant le texte premier porte en germe. Il est ainsi possible de dmontrer que lOdysse appelle depuis presque trente sicles un roman policier o Tlmaque serait le coupable et Ulysse la victime ; il est ainsi presque impossible de lire les Mille et une nuits ou Manon Lescault sans reprer les silences respectifs de Dunarzade et de Manon (quon saccordera trouver galement loquents). Et il est tout aussi tentant de lire les fables de La Fontaine de lil avec lequel lsope franais lisait ses lointains prdcesseurs grecs ou latins en cherchant y reprer les lments narratifs qui ne servent pas la moralit explicite, qui demeurent comme en suspens, au bnfice dune autre histoire, et donc dune autre morale24. Se profile finalement lide dune hypotextualit qui reprerait systmatiquement dans le texte non seulement les pistes qui auraient pu tre ou ont t historiquement suivies par tel ou tel auteur second ou, aussi bien, si lon accepte les prcdentes propositions, par tel ou tel interprte mais aussi celles qui restent suivre. En somme, le commentaire rhtorique ne lirait le texte que pour y dcouvrir ce quil aurait pu tre, quil nest pas finalement, mais quil deviendra peut-tre un jour sous la plume dun autre. O lacte critique ne se dpartirait pas dune continuelle invitation la rcriture.

Enjeux pistmologiquesMais quel est cet objet que jappelle texte et qui nexiste pas encore ou qui nexiste que virtuellement ? Et, corrlativement, quelle est cette thorie, dite littraire, qui pourrait bien porter parfois sur des objets dont lexistence est plus virtuelle que relle ? Cest le statut pistmologique de la thorie littraire, prise entre lobservation et la spculation, et la notion mme de texte que met en jeu une thorie des possibles littraires.

24 Voir M. Escola, Lupus in fabula. Six faons daffabuler La Fontaine, Presses Universitaires de Vincennes, 2004.

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Jusqu prsent, nous avons considr comme possible un texte concevable mais non encore crit ou dont on ne trouve pas dexemple. Mais le texte possible est parfois galement dfini comme un texte impossible. Ainsi chez Ph. Lejeune la case aveugle appartient lensemble des solutions impossibles , mais lauteur du Pacte autobiographique prcise immdiatement, comme on la vu, que rien nempcherait la chose dexister, et cest peut-tre une contradiction interne dont on pourrait tirer des effets intressants . Tout se passe donc comme si limpossibilit logique ntait pas incompatible avec la possibilit pratique, et cest cette question que Nancy Murzilli problmatise dans les pages qui suivent. Lartiste aurait le pouvoir de transformer le possible en rel mais aussi bien limpossible spculatif en possible pratique. En dautres termes, un texte impossible est toujours possible et un texte effectivement crit peut toujours avoir t dcrit un moment donn comme impossible.25 Cet hiatus entre le champ de la thorie et le champ de la pratique est peut-tre galement le symptme dune solution de continuit plus gnrale entre la spculation thorique et lobservation du fait littraire, dune hsitation de la thorie entre la dduction et linduction. La potique moderne se prsente souvent comme exclusivement dductive : partant de catgories a priori, le plus souvent des catgories linguistiques ou mtaphoriquement grammaticales, comme le mode en narratologie, elle en dduit des catgories taxinomiques et descriptives, invitant chercher dans la bibliothque des exemples propres illustrer ces catgories. Le modle linguistique fut dabord dominant : Vincent Debaene revient plus loin sur les rapports entre thorie littraire et structuralisme ; il a depuis t remplac par dautres modles, mais les sciences cognitives ou encore certaines thories physiques, comme celle du chaos, occupent une fonction similaire en ce quelles offrent un systme daxiomes, plus ou moins mtaphoriquement adapts la littrature, dont on attend quils autorisent une description systmatique. Ainsi dfinie la mthode thorique est spculative et cest en ce premier sens quelle pose des textes virtuels un moment donn de sa dmarche ; en outre, parce quelle peut fort bien ne pas trouver dexemples pour ses catgories, elle est toujours susceptible de se trouver devant une possibilit dcriture non encore ralise. Il nest pas certain toutefois que cette conception de la thorie littraire comme entreprise de dduction systmatique soit tout fait exacte, et Alexandre Gefen propose dans ce volume une analyse pistmologique de cette ambition que rend notamment sensible la vogue des tableaux double entre.

25 Pour de plus amples analyses, voir les pages Textes possibles de lAtelier de thorie littraire sur le site www.fabula.org.

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Pris que nous sommes entre lhabitude danalyser ce qui est et le projet de dduire tout ce qui peut tre, il est fort possible que nous nassumions pas toujours pleinement le caractre spculatif de la dmarche. Ainsi sexpliquerait que le thoricien renonce rarement dlimiter son corpus dans lHistoire, comme si, au moment o il dduit une description gnrale, il ne pouvait renoncer produire en mme temps une monographie historique. Une thorie des possibles prsenterait au moins lavantage de mettre en valeur ce mouvement de balancier entre induction et dduction, de clarifier le choix mme et surtout si lon peut choisir de ne pas choisir. Mais si nous admettons que la thorie littraire spcule son objet autant quelle lobserve, cest lexistence mme de cet objet qui se trouve remise en question : nous pensons que les textes existent, quils existent en tant quobjets concrets dans les pages des livres que lon froisse et dans les rayons des bibliothques que lon parcourt, quils existent galement comme ensembles dnoncs soumis nos exercices de comprhension. Des voix, de plus en plus insistantes, se font pourtant entendre pour insinuer quil se pourrait bien que le texte nexiste pas. Michel Charles et Pierre Bayard en font chacun la dmonstration, le premier quand il dfinit lexistence et lunit des textes comme des prjugs critiques 26, le second en notant que ce nest pas parce que deux critiques ont en face deux la mme dition de la mme uvre quils sont pour autant en train de discuter du mme texte. 27 Chez M. Charles et chez P. Bayard, cette proclamation dinexistence repose sur le constat quaucun lecteur, et a fortiori aucun commentateur, ne retient exactement dans sa lecture les mmes lments du texte, quil ne sarrte pas aux mmes difficults qui sont dailleurs, en grande partie, des difficults construites par le lecteur ou linterprte, quil ne prolonge pas de la mme manire les silences ou les inachvements du texte, enfin que tout commentaire construit pour un texte donn une cohrence qui suppose labandon de certains lments, des restes qui ne sont jamais exactement les mmes. Le texte nest pas un donn fixe, mais un objet construit et reconstruit par chaque lecture dont il est lobjet. La pratique du commentaire saccommode ncessairement mal de cette instabilit du texte. Lhermneute prsente son hypothse de lecture comme propre rendre compte de tous les lments du texte, idalement sans reste. Il pose en outre gnralement que les difficults quil rsout existent effectivement et objectivement dans le texte. Il met enfin lhorizon de sa dmarche ce que Charles nomme une mmoire absolue du texte : le commentateur entend rendre compte de tous les lments du texte sans26 Introduction ltude des textes, d. cit., p. 40 sq. 27 Enqute sur Hamlet, Paris, Minuit, 2002, p. 30.

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exception, et on ne commente bien quen mettant en rapport toutes les dimensions du texte. Une telle manire de lire prsuppose que tout dans le texte est ncessaire, que ce texte donc ne pouvait tre autrement ; de ce caractre de pleine ncessit, luvre reoit lautorit dont elle jouit dans une communaut donne. En somme le texte existe car il est ncessaire en chacune de ses parties et en sa globalit et, par l, fait autorit.28 Or une thorie des possibles littraires vient mettre mal cette ide du texte, peut-tre plus radicalement que le relativisme hermneutique voqu par P. Bayard. Premirement, on a dit quun commentaire rhtorique repose tout entier sur lide dune contingence du texte qui aurait pu ou pourrait encore tre autrement : il sagit donc non de justifier ltat prsent du texte existant mais de montrer quil porte en lui la trace des textes quil nest pas mais quil aurait pu tre. Ensuite, quand le thoricien dduit des catgories de manire spculative, il doit avoir une mmoire totale non du texte mais de ces catgories : le texte littraire nest pas alors lobjet dune vision densemble mais il est morcel selon les besoins de la thorie, ni plus ni moins que dans les manuels rhtoriques. Le texte vaut seulement, dans cette optique, dtre spculativement reconstruit par la spculation : tout texte rel nest jamais quun texte possible parmi dautres. Dira-t-on que cette dernire conviction, et cette ide du texte, ne vaut pas mieux que le prjug prcdent qui voulait que le texte existe de manire intangible ?

Pdagogie des textes possiblesAnticipons donc le prvisible anathme : si le texte nexiste pas, tout est donc permis ? Sil nest plus lgitime de croire en lexistence du texte, et si lon fait son deuil de son autorit, que pourra-t-on donc enseigner, et que faut-il esprer ? Un exemple permettra ici de mditer un peu prcisment cette possible pdagogie des possibles que plusieurs des contributions ici rassembles, et notamment celles dlose Livre, de Pierre Campion et Yvon Logat, appellent de leurs vux. Si est dsormais bien admise, au nom de considrations qui relvent certes de la seule histoire littraire, la ncessit dun apprentissage de la potique thtrale classique pour ltude des tragdies de Racine et Corneille, pourquoi faudrait-il valuer encore nos tudiants sur leur seule aptitude au commentaire dune unique tirade ? Tt ou tard, la contradiction ne manquera pas de se faire jour : valoriser les connaissances de potique que les tudiants manifestent dans leurs explications de28 Pour dautres dveloppements sur une approche thorique de lhermneutique, voir les actes dun prcdent colloque : M. Escola & B. Clment (ds.), Le Malentendu. Gnalogie du geste hermneutique, Presses Universitaires de Vincennes, 2003.

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texte ou commentaires composs , au titre seulement dun savoir contextuel historique, on pourrait bien en venir trs vite lide que lexercice le plus pdagogique, et si lon y songe bien le seul logique, lissue dun cours sur la tragdie classique, consisterait inviter les tudiants imaginer non pas sans doute une tragdie mais au moins une variante larchitecture dramatique labore par Racine et Corneille sur tel ou tel sujet Quil nest sans doute pas de meilleur moyen de vrifier lintelligence quun tudiant a acquise de la potique de la tragdie, cest--dire des diffrents principes qui ont autoris un dramaturge produire une version indite dun sujet partir des possibles de la tradition, quen linvitant lire Racine comme celui-ci a lu Euripide La chose aurait au moins, entre autres vertus, le mrite de la cohrence. 29 La cohrence, en loccurrence, na pas tre seulement historique, en ce quelle renouerait pour ltude de textes de lge classique avec une faon de lire qui fut celle de leurs contemporains : songeons plus prs de nous au statut qui est celui de nombre de fictions contemporaines, o le parti-pris fictionnel est indissociable dun propos mtatextuel Luvre posthume de Thomas Pilaster (Minuit, 1999) dric Chevillard, o la fiction dauteur croise le commentaire ditorial, ou au Vaillant petit tailleur (Minuit, 2003), du mme (?) ric Chevillard, qui se confond non pas avec une rcriture du conte mais avec la tentative de lui donner l auteur que les frres Grimm nont pas su tre ; ou encore Cinma de Tanguy Viel (Minuit, 2002), tentative d adaptation renverse dun film de Mankiewicz et continuation du commentaire par les moyens propres de la fiction. Est-il si difficile dimaginer un commentaire qui rapporterait ces fictions lventail des possibles dont elles viennent ? Et puisque Tanguy Viel nous en donne loccasion et lexemple : allons de la bibliothque au cinma, et demandons-nous ce quun thoricien des possibles pourrait avoir dire de la trilogie de Lucas Delvaux, Un Couple Cavale Aprs la vie, o chaque film nat des ellipses du prcdent, en nous offrant donc trois versions possibles de la mme histoire, traite qui plus est selon trois filtres gnriques diffrents ; on reviendra alors rviser nos classiques : le statut des personnages pisodiques dans les tragdies classiques est-il si diffrent de celui des personnages secondaires dans chacun des volets de la trilogie ? Ne peut-on29 Pour une approche similaire qui retrouve, travers une rflexion sur les nouvelles technologies, lide dune pdagogie fonde non sur linterprtation mais sur la rcriture des textes, voire leur interpolation, nous renvoyons aux travaux de M. Cornis-Pope ; voir en particulier M. Cornis-Pope & A. Woodlief, The Rereading / Rewriting Process : Theory and Collaborative On-line Pedagogy. Intertexts: Reading Pedagogy in College Writing Classrooms. Ed. Marguerite Helmers. Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates, Inc., 2003, p. 153-72 ; et, pour une approche plus gnrale, M. Cornis-Pope, Hermeneutics and Critical Rewriting : Narrative Interpretation in the Wake of Poststructuralism. London, Macmillan Press ; New York, St Martins, 1992.

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faire sortir , cest--dire projeter, une tragdie driphile du drame dIphignie, comme Lucas Delvaux a su donner dans Aprs la vie une histoire propre aux seconds rles du premier film ? Si le texte nexiste pas, tout nest donc pas permis : une thorie des textes possibles produira bien encore une forme de commentaire, en ce que, procdant lanalyse dun texte donn, elle tablira la grammaire de ses possibles propres pour projeter partir delle dautres textes comme autant de variantes logiquement possibles. Lexercice scolaire du commentaire peut de la sorte rejoindre certaines tendances de la cration contemporaine, et lenseignement des lettres se rconcilier par l avec cette tradition rhtorique qui la si longtemps anim. Cette perspective peut sembler toutefois sinon frustrante, du moins incomplte : si llve crit, est-ce dire que son matre ncrira pas et se contentera de proposer des directions dcriture ? Ou plus gnralement : qui peut avoir envie de relever les dfis lancs par la thorie ? qui plaira-t-il de rendre limpossible possible ?

Qui est ce nous ? ou le partage des tchesAlors mme quil dfinit la force virtuelle de la thorie, G. Genette pose clairement la question du sujet de lcriture : Qui est ce nous, linvitation sadresse-t-elle seulement au lecteur, ou le poticien doit-il lui-mme passer lacte, je nen sais trop rien . Trs vite, le thoricien sexclut du nous , comme sil hsitait au seuil mme du programme quil lance : Ce nest certes pas laffaire des seuls poticiens, leur part sans doute y est infime. On peut supposer, sans grande crainte de se tromper, que G. Genette ce stade de ses rflexions nenvisage pas srieusement quun poticien se mette crire. Mais si le poticien ncrit pas, qui crira ? Et pourquoi, au fond, le poticien ne finirait-il pas par devenir crivain ? Le thoricien sen tenant jusquici un discours qui tire ses effets de la dispositio de largumentation plutt que de son elocutio, cest donc lcrivain de prendre la plume pour relever les dfis thoriques que lui lance le thoricien. Lexemple de lautofiction fait seul exception la belle indiffrence des crivains pour les constructions de la thorie. Combien dcrivains pourraient dclarer avoir trouv la source de leur uvre dans une spculation thorique ? Quand bien mme on dcrirait la cration littraire comme un choix entre plusieurs possibles (plusieurs genres possibles, plusieurs histoires possibles, plusieurs combinaisons possibles), il nest pas certain que ce choix soit lobjet dun processus conscient, ni non plus que lcrivain ait besoin dune construction thorique pour laccomplir. Les tmoignages que livrent la fin de ce volume deux crivaines par ailleurs thoriciennes, Christine Montalbetti et Tiphaine Samoyault, semblent

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confirmer cette solution de continuit entre le travail thorique et la cration littraire. Lide quun crivain puisse venir mettre en uvre les constructions dun poticien heurte frontalement notre ide mme de la littrature depuis au moins le Romantisme : admettre quun crivain puisse trouver hors le gnie qui, par dfinition, lui appartient en propre, les sources de sa cration met mal lide de lindividualit de lauteur. Attendre de lcrivain quil applique une construction critique renverse, trop brutalement, le rapport entre la critique et le texte : car ce quattendrait alors de la pratique le thoricien, cest une forme de confirmation. Ce nest plus la rflexion qui rendrait compte de la beaut des textes mais la beaut des textes qui viendrait justifier la rflexion Inversion de la gnalogie de lautorit littraire qui reste assurment difficile admettre mais pour combien de temps ? La tradition rhtorique nous rappelle aussi cette vrit plus simple que le rhteur qui spcule sur les textes est bien souvent lui-mme un producteur de texte. Si nous ne pouvons admettre que lcrivain crive la suite du thoricien, pourquoi ne pas accepter que le thoricien crive lui-mme ? Nombre des contributions ici runies en tmoignent : les thoriciens sont capables de dcrire une uvre possible, notamment den imaginer la structure, voire den raconter quelques scnes, au mieux den inventer une ligne mais ils ne passent pas facilement lacte. La conception romantique de lauteur nest pas seule en cause : Platon diffrait de son ct rcrire Homre, donnant en prose seulement sa version de lIliade faute dtre pote, il ne prtend livrer quun peu prs 30. Comme si, ds Platon, le thoricien pouvait concevoir lide mais non pas vritablement crire avec les mots et le style de lcrivain. L aussi la voie de lelocutio semble ferme. Une rapide prise de recul historique pourrait nanmoins montrer que cette situation a t diffrente et quelle pourra, donc, voluer un jour. Dabord, comme on la rappel avec G. Genette, le partage entre fonction critique et fonction potique est relativement rcent et les critiques dHorace ou du Cid diffrent des modernes commentateurs, on la dit, en ce quils seraient susceptibles un autre moment de leur vie (voire de leur journe) dcrire une tragdie fort proche de celle quils blment ou dont ils font lloge. Ensuite, on ne saurait ngliger un des lieux o le thoricien et avant lui le rhteur est toujours susceptible dcrire sinon tout le texte, du moins des fragments du texte quil est en train de concevoir : il sagit de lexemple qui vient illustrer un propos thorique. Cest dans la Rhtorique Herrenius31, sur laquelle C. Noille-Clauzade nous propose plus loin de30 Cela donnerait quelque chose comme cela (eiche an de ps). Je parlerai sans utiliser de mtres car je ne suis pas pote (phraso de aneu metrou. Ou gar eimi poitikos) Platon, Rpublique, loc. cit., Nous traduisons. 31 Op. cit., IV, 1-10.

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revenir, que lon trouve pour la premire fois lide explicite que le rhteur doit crire lui-mme ses exemples, non seulement parce que des exemples forgs seront forcment mieux adapts au propos thorique, mais aussi parce que cest seulement en produisant des exemples que le matre pourra asseoir son autorit auprs de llve. Quand un G. Genette rajoute deux syllabes un vers de Valry ou quand il rcrit le dbut de La Recherche du Temps perdu, cest dans cette tradition de lexemple forg quil sinscrit. Cest peut-tre vers cette fusion entre texte critique et texte cratif que sorientera un jour, sur les pas de Borges (guid par P. Mnard), la thorie des possibles littraires. Entre un commentaire qui dcle les possibles dun texte et une rcriture qui exploite ces possibles, la distance nest pas si grande que veulent bien le dire les authentiques auteurs Les livres de P. Bayard indiquent lun des plus gais chemins quil sagisse de refaire lenqute dHercule Poirot pour savoir enfin qui a bien pu tuer Roger Ackroyd, ou quavec plus dambition on se propose damliorer les uvres rates.32 Deux autres textes de G. Genette, sur lesquels se referme (ou souvre ?) le volume de Figures IV (1999), font par dautres voies la mme dmonstration que commentaire et rcriture peuvent tre deux affluents du propos thorique. Dans le chapitre intitul Trois traitements de texte sont proposes trois rcritures de trois pages de Chateaubriand, Butor et Flaubert. Dans les trois cas, G. Genette suppose que lauteur aurait omis de biffer dans la version princeps des bribes labores dans ses brouillons. Ces rcritures se donnent ainsi comme une rflexion thorique applique et sur la critique gntique et plus largement sur la notion de variante ; elles offrent galement comme un complment la potique de lhypertextualit, puisque G. Genette avait omis de signaler dans Palimpsestes cette manire de rcrire ; enfin ces pages constituent un excellent exemple de commentaire rhtorique qui prend en compte, de facto, tout ce que le texte aurait pu tre autant que ce quil est. Quant au dernier texte du recueil, intitul Capriccio , il vient troubler, sans doute intentionnellement, le statut mme de louvrage : quelle peut bien tre la finalit exacte de cette description de Venise, dont G. Genette dit seulement quelle peut aussi se lire comme un pastiche nostalgique on devinera aisment de quoi ? Est-ce dire que G. Genette a ultimement franchi les bornes, quil cde au caprice dcrire aprs stre vou quelques dcennies durant au seul propos tho32 Qui a tu Roger Ackroyd ? et Comment amliorer les uvres rates?, Minuit, 1998 et 2000. Sur ce qui spare toutefois la dmarche de P. Bayard, adosse lhermneutique psychanalytique, dune thorie des textes possibles, voir les comptes rendus de ces deux ouvrages donns par M. Escola dans Acta fabula : P. Bayard contre H. Poirot. Derniers rebondissements dans laffaire Ackroyd (http://www.fabula.org/revue/cr/7.php) et Leau et le moulin (http://www.fabula.org/revue/cr/79.php).

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rique ? On retiendra plutt que cest au sein dun recueil de textes critiques que le poticien a choisi dinclure ce texte et que par l encore il marque le lien, en loccurrence assez mystrieux, entre la fonction critique et la fonction potique. M. Charles stait livr nagure au mme jeu, en affabulant, la fin de LArbre et la Source, une fiction de la mort de Bergotte, la fois commentaire et rcriture de Proust, et preuve par lexemple que de la rflexion thorique linvention, il ny a quun pas. Un pas franchir ou peut-tre encore une case blanche remplir : on a dit quau dbut de Palimpsestes, G. Genette sinterrogeait sur le possible recouvrement des pratiques hypertextuelles par la fonction mtatextuelle ; sil nous fallait, en un bel effort mtarflexif, dgager une case blanche de la thorie des possibles littraires, ce serait pour concevoir et dessiner ce mlange de commentaire, de rcriture et de thorie. Mais la case nest dj plus vraiment blanche, si lon accepte dy verser les quelques exemples prcdemment mentionns Une pratique serait-elle donc en train de natre de la spculation ? Et cette perspective, qui pour la potique reprsente un rve mais aussi lmergence dun nouveau paradigme, une suggestion comme le dit Genette (voire un capriccio ) mais aussi une nouvelle manire et de thoriser et de lire, contribuera-elle donner la thorie littraire une valeur, voire comme une beaut ? Cest bien possible. Ce nest en tout cas pas impossible Marc Escola et Sophie Rabau

Logique et ontologie de la case aveugle : sur le statut du possible en littratureLide dlaborer une thorie des possibles littraires partir dune recherche de cases aveugles soulve un certain nombre dinterrogations relatives au possible. Nous voudrions montrer que les chances dinventer des possibles littraires dpendent dune certaine position philosophique lgard du possible qui engage aussi le statut de la littrature.

Impossibilits logiques, possibilits rellesLa case aveugle dsignerait une impossibilit logique dans le cadre de la thorie littraire. Mais, nous savons, par exemple, que ce que Philippe Lejeune considrait, dans Le Pacte autobiographique1, comme une impossibilit logique, une contradiction interne de la thorie, savoir que le hros dun roman dclar comme roman puisse porter le nom de son auteur, est devenu une possibilit relle lorsque Serge Doubrovsky a relev le dfi thorique en crivant Fils2. Peut-on, ds lors envisager de tirer parti dimpossibilits logiques de la thorie pour se mettre en qute de possibles littraires ? Cest du moins ce que suggre Grard Genette dans Nouveau discours du rcit, en voquant la possibilit dun rcit homodigtique en focalisation externe, dans sa typologie des situations narratives, lorsquil crit :Il y a dans ce tableau une case vide, o pourrait venir se loger une sixime situation, celle dune narration homodigtique-neutre. Ce sixime type, Linvelt lvoque pour le rejeter, estimant quune telle construction thorique transgresserait les possibilits relles des types narratifs . Une telle abstention peut sembler la sagesse mme, mais je me demande sil ny a pas davantage de sagesse encore (toute diffrente, il est vrai) dans ce principe de Borges, quil suffit quun livre soit concevable pour quil existe . Si lon admet cette vue optimiste, ne serait-ce que pour sa force dencouragement, le livre en question doit bien exister quelque part sur les rayons de la bibliothque de Babel.3

1 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975; rd. PointsEssais , 1996. 2 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, d. Galile, 1977, rd. Gallimard, Folio, 2001. 3 Grard Genette, Nouveau discours du rcit, Paris, Le Seuil, Potique , 1983, p. 83.

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Largument de Linvelt semble suggrer que la thorie doit sen tenir une fonction descriptive des types narratifs rels, ou actuellement connus. Sa sagesse consiste ainsi refuser que la thorie puisse prcder la littrature. Mais en parlant de possibilits relles des types narratifs , il suppose que ces types narratifs sont ontologiquement fonds. Cela implique que toutes les possibilits des types narratifs sont dj inscrites dans le principe mme de leur dfinition que lon fait simplement correspondre aux possibilits dj prouves. On peut cependant se demander si les possibilits dune chose sont toutes impliques dans sa dfinition. La question est de savoir si lon peut, ici, confrer un statut ontologique une dfinition descriptive des situations narratives. La consquence, quentrevoit Genette, en serait une limitation du champ des possibilits encore inexplores de la narration. Linvelt confond une impossibilit logique de la thorie avec une impossibilit relle parce que rien dactuel ne correspond la case vide du tableau. Pourquoi ne pas envisager dintgrer la thorie ses propres impossibilits logiques, en pariant sur la possibilit quun jour la ralit elle-mme relve le dfi thorique ? Toutefois, ne franchit-on pas un autre saut ontologique, en sens inverse, lorsquon confre une existence, mme si elle reste de lordre du possible, ce qui est simplement concevable ? Dans la bibliothque de Babel, tous les livres possibles existent. Lorsquon met la main sur un livre encore inconnu, un possible est actualis. Si la thorie littraire prend appui sur limage dune bibliothque de Babel, elle peut sassurer que toutes les impossibilits logiques actuelles correspondent une ralit non encore actualise. Nous voudrions rflchir sur ce quimplique dun point de vue ontologique, limage dune bibliothque de Babel laquelle une thorie de la littrature pourrait donner accs de manire aussi bien prospective que rtrospective. Nous verrons quen dpend une certaine conception du possible, et que la question dune thorie des possibles littraires se pose en fait deux niveaux, de statuts ontologiques distincts. Lun de ces niveaux pourrait correspondre ce que lon appelle en philosophie un ralisme modal, et lautre lide dun possible sans aucune antriorit par rapport au rel.

Le monde thorique des possibles littrairesPour le thoricien inspir par la fiction borgsienne, la bibliothque de Babel contiendrait tous les livres crits et ceux non encore crits. Chaque livre y existerait au moins en puissance et le critique y aurait un accs privilgi. Sa tche ne serait plus seulement de thoriser sur ce qui est dj crit, mais de rvler les possibles que la pratique littraire devrait actualiser. Il aurait la libert dlargir son domaine daction du rel aux possibles. Le

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champ total de la littrature serait pr-dtermin. On aurait alors russi inclure dans le concept de littrature tout ce qui peut lui arriver. Cette bibliothque de Babel imaginaire sapparente une conception du possible traditionnellement reprsente par le ralisme modal. Le ralisme modal est la thse philosophique selon laquelle les concepts modaux correspondraient des ralits objectives. Pour Aristote, philosophe par excellence du ralisme modal, il y a du possible, parce que certains tres ou certaines proprits ne sont quen puissance, et non pas en acte. Le ralisme modal affirme la ralit du possible et dans le ralisme modal, la logique modale se fonde sur la notion dun possible ontologique. On y suppose lexistence dune structure ontologique prexistante o le possible est le nom quon pourrait donner un rel non encore ralis, mais dj l, en puissance dtre ralis, existant pour la pense. Cette structure ontologique prexistante correspond dans limage de la bibliothque de Babel, une universalit qui rsume en elle lessence de tous les possibles littraires quils soient raliss ou en puissance de ltre. Mais si, idalement, une telle universalit est concevable aprs tout, la fiction de Borgs nous permet de limaginer que peut-il en tre dans la pratique mme dune thorie littraire ? Lejeune dit, propos de limpossibilit thorique correspondant une case aveugle libre chacun de dclarer la chose possible, mais il faudra alors partir dune autre dfinition 4. Le problme est de savoir si une dfinition formelle peut impliquer un possible littraire. Cette question comprend aussi celle du rapport de la littrature avec la thorie littraire. supposer que lon puisse dfinir une littrarit , celle-ci peut-elle tre dfinie a priori ? Si tel tait le cas, cela supposerait, comme la indiqu Jean-Marie Schaeffer dans Quest-ce quun genre littraire ?, qu chaque dfinition formelle corresponde une essence dont il suffirait de dvelopper le programme interne en fonction de relations systmatiques avec une totalit appele littrature ou posie 5. Mais la thorie littraire peut-elle ainsi faire fi des conditions historiques, contextuelles, pragmatiques dans lesquelles une forme littraire prend naissance ? Il sagit de savoir quoi peut prtendre une thorie des possibles littraires. Une thorie littraire peut-elle lgitimement se situer en amont de la pratique littraire ? Peut-on lui confrer une fonction autre que descriptive ? Le statut dune case aveugle, si elle est le signe dun certain rapport du rhtorique au littraire, est-il celui dune rgle arbitraire ou dune forme a priori ? Il y a une diffrence entre le fait de chercher des structures communes, des fondements, des rgles a priori, ce quoi semble se prter la thorie littraire lorsquelle se prend au jeu des tableaux double entre, et le fait4 Op. cit., p. 33. 5 Jean-Marie Schaeffer, Quest-ce quun genre littraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 63.

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de poser des contraintes formelles ou des rgles arbitraires et dessayer de sy conformer, ce que font de nombreux crivains, et plus particulirement les oulipiens. Dans le premier cas, on incorpore un principe normatif aux processus linguistiques, indpendamment des usages quils sont susceptibles de prendre dans des uvres littraires donnes, ou encore, on prlve, sur une base empirique constitue par un horizon dusages et de rgles, lhistoire littraire, les conditions auxquelles ces usages et ces rgles seront subordonns. Dans le second cas, les rgles ne se fondent sur aucune structure ontologique pralable, cest lusage et la pratique qui crent le possible. Supposons quune thorie fonde sur le prsuppos de la case aveugle puisse dfinir a priori des possibles littraires. Peu importe quils soient actuellement dclars impossibles, toute impossibilit actuelle ne cacherait en fait quune possibilit en puissance dtre ralise. On peut se demander ce qui pourrait freiner limagination thorique puisquaucune contrainte relle, dordre pratique ou linguistique, ne saurait retenir llan possibiliste. Y aurait-il un critre susceptible de rglementer la prospection des possibles, sachant quaucune impossibilit ne saurait tre carte puisquelle ne serait impossible que provisoirement ? La question est alors de savoir si un tel critre a priori est pensable. La recherche dun critre a priori suppose denvisager toutes les cases aveugles afin de couvrir le domaine entier de la bibliothque de Babel. Or, une telle recherche impliquerait une rgression linfini. Nous nous heurtons ici la question des fondements dune thorie. Le problme sapparente celui de la recherche dun inconditionn ou dun noyau universel. Une prospection de ce genre ressemblerait au paradoxe de Cantor de lensemble de tous les ensembles, qui a conduit la crise des fondements logiques des mathmatiques au dbut du XXe sicle. Dans le cas de ce paradoxe, le seul moyen de parvenir un fondement ultime serait de supposer que le principe au fondement duquel il se trouve ne puisse lui tre appliqu. Il faudrait que lensemble de tous les ensembles ne puisse se contenir lui-mme. Cest l le paradoxe et lexemple concret de lchec de toute recherche de fondements6. Le problme de la recherche dun critre a priori ou dune case aveugle de toutes les cases aveugles est celui dune thorie qui ontologise le pur formel. Forger un concept ou une rgle a priori et vouloir ensuite que la ralit sy conforme, revient franchir un pas mtaphysique qui ne se justifie pas. On attribue des dfinitions la proprit de contenir la rgle qui6 Cest ce niveau de gnralit que lon pourrait trouver quelque parent entre la case aveugle en thorie de la littrature et la case vide du structuralisme. Pour le structuralisme, la case vide est ce qui rend possible le jeu, ce quon ne peut rellement dsigner, mais qui est au principe de toute structure. ce titre, le structuralisme nchappe pas au problme qui vient dtre voqu. Sur la question des rapports entre la case aveugle et la case vide du structuralisme, voir ici mme larticle de Vincent Debaene.

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dominera, a priori, ses applications. Mais peut-on imaginer une rgle a priori, qui rpondrait la fonction de rgle, sans jamais avoir t applique ? Le seul moyen denvisager une rgle a priori est peut-tre de lui reconnatre son caractre arbitraire. En outre, mme arbitraire, la rgle ne prend rellement sa valeur que dans son usage, car elle ne peut sajouter de lextrieur nos noncs et nos usages. partir du moment o la thorie ne se pense plus comme simplement descriptive, mais quelle veut fournir une structure qui comprendrait toutes les modalits, elle prend le risque dessentialiser le formel, et par l de se trouver face un choix de possibilits qui restent lies aux conditions de dpart. Cest ce qui se produit lorsquon tente dextraire dun ensemble de pratiques et dhabitudes de langage donns, un noyau de rgles ou de conditions auquel on voudrait attacher une fonction causale potentielle. Limpossibilit laquelle correspond une case aveugle au sein de la thorie dpend en effet dattendus thoriques eux-mmes fonction de pratiques qui entrent dans la constitution de nos catgories, des genres ou des styles. En dfinitive, les potentialits associes la case aveugle restent dpendantes de dfinitions pralables. Or, nos concepts, nos dfinitions ne sont pas exclusifs dautres concepts ou dautres usages. Et dans ce cas, les alternatives qui peuvent leur tre associes nentrent dans aucune case aveugle prtablie par la thorie, puisque le but est prcisment dimaginer dautres alternatives. Il sagit donc de savoir si une thorie potentielle pourra chapper au risque de se trouver limite par les conditions de dparts sur lesquelles elle se fonde et si, par dfinition, elle ne passera pas ct dun certain nombre de possibles. Si lentreprise de la thorie potentielle consiste chercher les conditions de possibilit de lensemble des textes ou des jeux littraires, la question de la possibilit est alors destine produire du ncessaire et la dmarche est celle dune interprtation causale. Mais l o le thoricien devait se faire attentif la richesse des possibles, linterprtation causale privilgie un modle unique. En remontant la chane des causes jusquau point de faire apparatre un a priori, une structure commune, une cause soustraite lordre des causes, il se prive invitablement dautres alternatives et dautres possibles. Wittgenstein suggrait quelque chose de cet ordre lorsquil disait ses tudiants :En philosophie, on se sent oblig de regarder un concept dune certaine faon. Ce que je fais, cest de suggrer et dinventer au besoin des faons diffrentes de le considrer. Je vous place en prsence dventualits auxquelles vous naviez pas song auparavant. Vous pensiez quil y avait une possibilit ou seulement deux tout au plus, mais je vous montre quil doit y en avoir dautres. En outre, je prouve quil tait absurde dattendre du concept quil se conforme ces possibilits restreintes.77 Ludwig Wittgenstein, Le Cahier brun et le Cahier bleu, trad. G. Durand, Paris, Gallimard, 1965.

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Mais ce type de pense non fondationnelle et non essentialiste, implique une autre manire denvisager le possible.

Inventer dautres possibilitsBergson, dans un essai intitul Le possible et le rel , dit propos dun interlocuteur qui lui demande comment il conoit la grande uvre dramatique de demain : Je vis bien quil concevait luvre future comme enferme, ds alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considration de mes relations dj anciennes avec la philosophie, avoir obtenu delle la clef de larmoire .8 Dans le mme texte, Bergson affirme que si nous remettons le possible sa place, lvolution devient alors tout autre chose que la ralisation dun programme ; les portes de lavenir souvrent toutes grandes : un champ illimit soffre la libert 9. Ici, la recherche des possibles ne prsuppose pas lexistence ontologique de virtualits non encore ralises. Le possible voqu na pas dantriorit sur le rel. Musil, dans LHomme sans qualits, suggre par la voix dUlrich, ce quon pourrait appeler ici une philosophie du possible :Un vnement et une vrit possibles ne sont pas gaux un vnement et une vrit rels moins la valeur ralit , mais contiennent selon leurs partisans, quelque chose de trs divin, un feu, une envole, une volont de btir, une utopie consciente qui, loin de redouter la ralit, la traite simplement comme une tche et une invention perptuelles.10

Nous entrevoyons prsent ce quil pourrait tre reproch une thorie littraire qui se prsenterait comme un programme raliser. Lide dun possible totalement contingent, ne reposant sur aucune ontologie prexistante, pourrait offrir dautres perspectives la thorie littraire en lui vitant les impasses que nous avons releves. Mais de quelle faon la thorie pourrait-elle envisager de dvelopper les potentialits de la littrature partir dune telle conception du possible ? Les travaux de lOulipo peuvent apparatre comme lillustration de cette conception du possible. La question des possibles littraires se situe peut-tre au cur mme de la notion oulipienne de potentialit11. Il ne sagit pas dun8 Henri Bergson, uvres, Paris, PUF, (3e d.) 1959, p. 1340. 9 Ibid. p. 1343. 10 Robert Musil, LHomme sans qualits, tome I, trad. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1956, 1982, p. 18, extrait du chapitre 4 intitul Sil y a un sens du rel, il doit y avoir un sens du possible . 11 Voir la contribution de Christelle Reggiani qui fait trs justement remarquer quil existe diffrentes acceptions de la notion de potentialit parmi les oulipiens. Je privilgie volontairement ici la version de Jacques Roubaud pour les perspectives quelle me parat offrir sur la question des possibles littraires.

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systme thorique dont le but serait de dcouvrir les structures a priori de notre langage, renfermant lavance les seules possibilits que nos usages nous permettent denvisager, mais dune mthode visant faire apparatre dautres usages et inventer dautres possibilits. Afin de renouveler les procds littraires, les oulipiens ont propos de se comporter vis--vis du langage comme sil tait mathmatisable : Lpuisement de la tradition, reprsente par les rgles, est le point de dpart de la recherche dune seconde fondation : celle des mathmatiques 12. Raymond Queneau explique que le but des travaux de lOulipo est de proposer aux crivains de nouvelles structures , de nature mathmatique ou bien encore inventer de nouveaux procds artificiels ou mcaniques, contribuant lactivit littraire 13. Les potentialits de la structure se situent dans sa ralisation, sous forme dobjet littraire. Elles ne sont pas impliques a priori dans la structure, comme sil suffisait ensuite de les dployer. La notion de structure na pas exactement la mme acception que pour le structuralisme ou pour toute pense fondationnaliste. Jaques Roubaud remarque quelle est un mode dorganisation attach la notion de contrainte14. la diffrence du sens quelle prend dans le structuralisme, elle ne reprsente pas la prminence de lordre signifiant par rapport au rel. Les possibles naissent de la confrontation de la libert de la structure avec les contraintes du milieu (linguistique et autre) dans lequel elle sinscrit15. Ici, nous navons pas affaire lactualisation de possibles en attente dtre raliss. Nous sommes en prsence dune possibilisation du rel plutt que dune actualisation du possible. La structure joue le rle doprateur du possible. Mais ce possible nest jamais prdtermin. Il se construit en mme temps quil construit le rel. Certes le classement systmatique des contraintes tabli par Queneau, dans la table de Queneef16, fait apparatre des cases vides quil importe, comme la fait remarquer Jacques Roubaud, de combler, par une quelconque alchimie oulipienne 17. Mais ce tableau nillustre pas un systme thorique qui aurait pour fin de justifier des pralables toute pratique dcriture. Comme le disait Queneau dans une prsentation de la Littrature potentielle, nous allons de lavant sans trop raffiner. Nous essayons de prouver le mouvement en marchant 18. Le seul moyen de faire une dmonstration oulipienne reste encore de composer un texte selon la ou les contraintes choisies. Rien ne permet de prdire12 Jacques Roubaud, La mathmatique dans la mthode de Raymond Queneau , Oulipo Atlas de littrature potentielle, Paris, Gallimard, Folio-Essais , 1988, p. 66. 13 Raymond Queneau, Littrature potentielle , Btons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, Ides , 1965, p. 321. 14 Op. cit, p. 67. 15 Jacques Roubaud, op. cit., p. 69. 16 Semblable la table de Mendeleev qui dispose les lments chimiques. 17 Op. cit, p. 56. 18 Raymond Queneau, op.cit, 322.

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les consquences de lnonc dune contrainte. Les possibles littraires ne sont pas antrieurs lactualisation dune contrainte par la pratique de lcriture. La contrainte ne rvle pas des possibles, elle les prescrit. La mthode reste purement formelle et arbitraire19. La potentialit oulipienne se situe en aval de la contrainte, dans le texte littraire, qui doit exprimer toutes les potentialits prescrites20. On voit par l ce qui distingue la mthode oulipienne dune thorie des possibles littraires qui se fonderait sur le prsuppos de la case aveugle. Les oulipiens sont tous, en mme temps, des crivains. Leurs travaux de recherche sont indissociables de leur pratique dcriture. Ces travaux montrent par eux-mmes que lactivit de conception des possibles littraires est semblable lactivit permettant den tendre les applications. On doit alors sinterroger sur la faon dont la thorie qui slabore, par dfinition, en dehors de toute application pratique peut semployer la recherche de possibles littraires.

Une littrature pense et pensanteSi les possibles littraires ne peuvent se loger a priori au sein dune thorie, ne lui accorde-t-on pas un pouvoir dmesur en lui confiant la charge dune prospection des possibles ? La thorie littraire peut-elle se soustraire aux contingences historiques, aux formes de vie, aux pratiques dans lesquelles sinscrivent les textes littraires ? La prospection thorique de possibles littraires privilgie la recherche de lois structurelles internes du langage par rapport une approche en terme dusages. Mais la littrature dans sa pratique mme conserve la libert dentriner ou non lexistence de structures a priori conues par rfrence des modles de rationalit thorique. Les dfis relever que reprsenteraient les impossibilits rvles par les cases aveugles sont issus du modle de rationalit thorique qui les ont engendres. Par consquent, les limites qui leur sont attaches sont celles que la thorie a pralablement fixes. Or, ni la rgle, ni la signification nexistent de manire informe ou virtuelle. Il ne suffit pas de dcider de lusage ou dtablir des rgles, car seul lusage peut dcider de la signification de la rgle. Luvre littraire nest pas lexemplification dun systme thorique sous-jacent. Laurent Jenny dans La Fin de lintriorit souligne lvnementialit propre de la littrature 21 :19 Les contraintes et les rgles de la potique traditionnelle sont galement arbitraires. Mais, le fait prcisment, quelles soient traditionnelles et fortement ancres dans lhistoire tend les placer au-del de larbitraire. Lhabitude et la rptition ont en quelque sorte transmu larbitraire en ncessit. 20 Jacques Roubaud, op. cit, p. 69. 21 Laurent Jenny, La Fin de lintriorit, Paris, PUF, Perspectives littraires , 2002, p. 14.

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Aussi spculatif quil se veuille, lart se doit dprouver ses spculations dans des exprimentations qui les avrent. L demeure son rel qui met parfois au dfi ses ides pralables. [] Lart se nourrit certes d ides , mais il ne saurait demeurer purement spculatif. Et cest finalement par leurs impasses ou par leurs russites formelles que se jugent les innovations esthtiques.22

Lexpression thorique de possibles littraires se heurte aussi, on le voit, leur mise en forme littraire. Les inventions littraires peuvent finalement diffrer de celles quaurait pu prvoir la thorie. Car les uvres sont le rsultat dun invitable rajustement de la thorie par leurs implications formelles. En outre, la question dune thorie des possibles littraires intresse aussi celle des conditions pragmatiques dans lesquelles la littrature prend naissance. La littrature ne se fait pas dans un pur royaume thorique dtach de nos usages ordinaires du langage, dun monde commun de croyances, de dsirs, de pratiques partags, dexpriences humaines partir desquelles peuvent aussi prendre corps les uvres littraires, bref dun hors-texte. Les possibilits littraires dpendent aussi de lenracinement pratique de la littrature dans une forme de vie. Dans le passage de Nouveau Discours du rcit voqu plus haut, Genette considre le fait que la case aveugle de son tableau nait pas encore trouv luvre qui lactualiserait dans la bibiliothque comme une simple donne de fait, qui ne rpond pas la question plus noble (plus thorique) : une narration focalisation externe rigoureuse est-elle possible ? 23. Le problme est quici la question thorique du possible dpend de lusage. La possibilit de nouveaux jeux de langage ne peut dpendre de possibilits que le concept dune chose contiendrait pralablement. En outre, pour reprendre les termes de Wittgenstein, il est absurde dattendre du concept quil se conforme ces possibilits restreintes. Genette voque le problme des impossibilits logiques dans le langage, et choisit un exemple susceptible de lui fournir une rponse : une phrase telle que le tintement de la glace sembla me donner une brusque inspiration est considre comme impossible ou absurde 24. La question, pour lui, est de savoir si lon peut noncer des propositions absurdes et si de tels noncs sont, pour le lecteur, acceptables en vertu de leur actuelle anomalie. Sa rponse est la suivante : ce que le sentiment linguistique, toujours en retard dune phrase, refuse aujourdhui, il pourrait bien laccepter demain sous la pression de linnovation stylistique 25. Il reste savoir en quoi consiste cette innovation stylistique. On ne peut en tout cas rien en dire tant que lnonc demeure dtach22 Ibid., p. 6. 23 Op. cit, p. 85. 24 Ibid., p. 87. 25 Id.

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de tout contexte. Et peut-tre que seule une mise en contexte, comme la mise en contexte fictionnelle, par exemple, peut engendrer linnovation stylistique dont parle Genette. Le tout tant de trouver la bonne. Mais nest-ce pas, prcisment, lart de lcrivain ? Une mise en contexte peut faire perdre son absurdit une proposition isole telle que Le tintement de la glace sembla me donner une brusque inspiration . On peut imaginer, par exemple, un personnage racontant un rve dans lequel il sest vu agir, dire Le tintement de la glace sembla me donner une brusque inspiration . La ncessit dun ancrage dans un contexte de pratiques partages montre que linnovation stylistique ne peut se concevoir a priori. Musil crivait : Quune possibilit ne soit pas ralit signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement implique len empchent, car autrement elle ne serait quune impossibilit 26. Il se pourrait que la recontextualisation de limpossibilit dbusque par la thorie en fasse apparatre des usages varis, dont peu correspondront en dfinitive celui que la thorie avait cru pouvoir inventer. Il parat ncessaire dadmettre, comme lexprime Laurent Jenny, que la littrature est la fois pense et pensante 27. Nous avons vu que la thorie ne peut injecter directement des possibles dans la pratique littraire, parce que les possibles ne sont pas pralablement contenus dans le concept dune chose. La thorie se heurte invitablement aux implications formelles des uvres littraires. Le thoricien doit donc accepter que la pertinence de ses catgories ne se rvle jamais quau moment de leur mise en usage et se laisser surprendre, voire contredire par des possibles que sa logique interne navait pu envisager. Il se pourrait quune thorie des possibles littraires ne puisse alors trouver une fcondit que de manire indirecte dans la pratique littraire, les inventions littraires seffectuant par un bouleversement de lordre thorique plutt que par son application. La thorie ne se situerait alors pas seulement en amont de lcriture mais aussi en aval dans un jeu historique de perptuelle rvision. Nancy Murzilli

26 Op. cit., p. 296. 27 Op. cit., p. 12.

Les thories non crites, du XVIIe sicle Aristote : la logique de lvitement en rhtorique et en potiquePour reprendre une mtaphore dAristote aussi lgante quconomique1, avanons pour commencer que la thorie littraire est un analogon de la philosophie : toutes deux travaillent dans le concept, elles uvrent des modles rationnels pour rendre compte ici de lcriture, et l, pour aller vite, de lhomme. Mais quest-ce quun systme conceptuel ?Une doctrine philosophique est au dbut une description vraisemblable de lunivers ; les annes tournent et cest un pur chapitre sinon un paragraphe 2 ou un nom de lhistoire de la philosophie.

Si la thorisation littraire est bien une branche de la philosophie, Borges nous rappelle la proximit entre un systme conceptuel et une description vraisemblable de lunivers, cest--dire, si lon comprend bien, une fiction. Ajoutons ici en guise de prambule : avec les thories non crites, engouffres dans les cases aveugles des discours doctrinaux labors, nous nous dportons du consensus vers les marges et du possible vers limpossible ; le lien fictionnel est alors simplement compliqu ; nous sommes en prsence dune description invraisemblable, et la thorie que nous ne pouvons ou ne voulons concevoir (i.e. voir), peut tre nomme thorie-fiction, dans lunivers de laquelle quelques rares crivains se sont installs, secrets confrres des auteurs de science-fiction. Cest donc un parcours (pistmologique) dans ce merveilleux thorique que le lecteur est ici convi.

Laveuglement dAverros : tragdia et comdia (Borgs)La case aveugle surgit parfois, sous le regard incrdule du thoricien, comme une limite son univers conceptuel, comme un impensable de sa thorie, comme une langue intraduisible : on aura reconnu lexprience psychologiquement prouvante dAverros (toujours selon Borges) :

1 Voir Aristote, Rhtorique I, ch. 1, 1354 a 1, d. M. Dufour et A. Wartelle, Paris, Les Belles Lettres (1938), 1991. 2 Jorge Luis Borges, Pierre Mnard, auteur du Quichotte, dans Fictions, Paris, Gallimard (1956, trad. 1957), 1981, p. 72.

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Les thories non crites, du XVIIe sicle Aristote

La veille, deux mots douteux lavaient arrt au seuil de la Potique. Ces mots taient tragdia et comdia . Il les avait dj rencontrs, des annes auparavant, au livre troisime de la Rhtorique ; personne dans lIslam nentrevoyait ce quils voulaient dire. En vain, il avait fatigu les traits dAlexandre dAphrodisie. En vain, compuls les versions du Nestorien Hunain ibn-Ishaq et de Abu Bashar Meta. Les deux mots arcanes pullulaient dans le texte de la Potique : impossible de les luder. [] Les muezzins appelaient la prire de la premire aube quand Averros rentra dans sa bibliothque. [] Quelque chose lui avait rvl le sens des deux mots obscurs. Dune ferme et soigneuse ca