la colonisation agraire des wolof et des toucouleur … · prendre eux-mêmes en main la filière...

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La colonisation agraire des Wolof et des Toucouleur dans la forêt classée de Pata (Sénégal, Haute-Casamance) I Les conditions juridiques de la colonisation La prise de possession de la forêt de Pata en Haute-Casamance par des paysans-colons wolofs, toucouleurs et bambaras venus du Saloum entre 1978 et 1998, permet d’observer les conditions juridiques et agraires du front pionnier de l’arachide. Cette colonisation profite des liens noués entre les hommes politiques et les confréries, notamment les confréries mouride et tidiane, et du flou juridique de la zone prise entre régime domanial, forêt classée et occupation spontanée. Elle se traduit par le défrichement, la création de villages de colonisation, les santhies, par l’absorption quasi complète des villages et hameaux antérieurs des éleveurs peuls, et par une morphologie agraire de type radioquadrillée qui divise le sol de façon régulière mais sans recourir à un schéma géométrique rigide. Cet exemple illustre très bien le type de colonisation spontanée par “occupation”, tolérée mais sans garantie de l’État, mise en œuvre au niveau du groupe de migrants. La situation créée est toujours marquée par des incohérences juridiques persistantes. Localisation de la forêt de Pata, au sud de la Gambie et du fleuve du même nom

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 La colonisation agraire des Wolof et des Toucouleur 

dans la forêt classée de Pata (Sénégal, Haute­Casamance)  I 

Les conditions juridiques de la colonisation  

  La prise de possession de la forêt de Pata en Haute-Casamance par des paysans-colons wolofs, toucouleurs et bambaras venus du Saloum entre 1978 et 1998, permet d’observer les conditions juridiques et agraires du front pionnier de l’arachide. Cette colonisation profite des liens noués entre les hommes politiques et les confréries, notamment les confréries mouride et tidiane, et du flou juridique de la zone prise entre régime domanial, forêt classée et occupation spontanée. Elle se traduit par le défrichement, la création de villages de colonisation, les santhies, par l’absorption quasi complète des villages et hameaux antérieurs des éleveurs peuls, et par une morphologie agraire de type radioquadrillée qui divise le sol de façon régulière mais sans recourir à un schéma géométrique rigide. Cet exemple illustre très bien le type de colonisation spontanée par “occupation”, tolérée mais sans garantie de l’État, mise en œuvre au niveau du groupe de migrants. La situation créée est toujours marquée par des incohérences juridiques persistantes.

Localisation de la forêt de Pata, au sud de la Gambie et du fleuve du même nom

Présentation de la colonisation agraire dans la forêt de Pata La colonisation de la forêt de Pata, dans la région du Fouladou en Casamance, est le résultat d’un front pionnier arachidier de second niveau puisqu’elle a été conduite par des paysans originaires du Saloum qui avaient eux-mêmes colonisé cette région au cours du XXe siècle, principalement dans les années 1920-19401. Les causes générales de cette colonisation en Casamance sont d’abord la « saturation foncière » du Saloum parce que cette région avait pris une part prépondérante dans la croissance des surfaces cultivées en arachide (p. 83), part qui a encore été accrue lors de la concession de la forêt de Mbégué à la confrérie mouride en 1991, cette forêt de 45 000 ha étant située au Saloum2. Ensuite, c’est la crise de l’économie de l’arachide, avec une baisse de fertilité qui fait que « le Saloum est devenu un espace fini dans les années 1980 » (p. 84). Enfin, la colonisation est également due au désengagement brutal de l’Etat, qui jusqu’en1984 soutenait l’agriculture (semences, matériel). La crise a conduit les agriculteurs du Saloum à prendre eux-mêmes en main la filière de l’arachide. À ces causes générales se sont ajoutées des causes circonstancielles, notamment la sécheresse de 1983 et 1984, provoquant une disette dans beaucoup de villages. La région du Fouladou, parce qu’elle bénéficie d’une pluviosité suffisante et de terres neuves, paraissait une réponse à la crise. Sur 46 communautés existant dans le Saloum, 30 ont fourni des migrants. Ne sont restées en dehors du phénomène migratoire que les villages Serer du nord-ouest, où l’attache à la terre est forte, et les Terres Neuves de l’est du département de Kaffrine, colonisées dans les années 70 et où la saturation de l’espace n’était pas aussi prononcée. Les choix politiques nationaux interviennent également pour expliquer le phénomène de colonisation. Les années 70 sont celles d’une relance des politiques de développement et d’aménagement. Par exemple, depuis 1972, la colonisation agraire du Sénégal oriental était assurée par la Société des Terres Neuves, qui agissait dans le cadre des zones pionnières créées par la loi de 1964. La concession de forêts classées à des confréries avec déclassement (Mbégué en 1991) ou la tolérance d’occupation sans déclassement comme dans le cas de la forêt de Pata font partie des politiques d’encouragement au développement du front pionnier sénégalais. Les Wolof ont joué un rôle moteur dans la colonisation arachidière, le développement d’une attitude pionnière, et, entre autres pour ces raisons, ils sont présentés comme des consommateurs extensifs d’espace et des défricheurs par rapport aux Serer, présentés comme des agriculteurs intensifs et plus achevés. Mais il existe un paysan traditionnel wolof, et on ne peut pas réduire les Wolof uniquement à des colons séduits par l’appel de la confrérie mouride et peu soucieux des conséquences écologiques de leurs actions (p. 53-56). La colonisation de la forêt de Pata date des années 1980. La forêt avait été classée en 1950, comme terre vacante et sans maître, parce que non occupée en permanence et versée dans le domaine privé de l’Etat. Elle couvrait 73 000 ha et formait, avant le défrichement, la plus grande forêt de Haute-Casamance. C’est une forêt claire, avec herbacées et mares, occupée par les éleveurs peuls qui l’intègrent à leur espace naturel.

                                                        1 Dans le Saloum, une dizaine de groupes avaient participé à la colonisation arachidière. Dans les années 1943-1944 on pratiquait même le recrutement forcé des navétane, ce qui faisait débat au sein même des autorités coloniales. 2 Voir l’étude que j’ai consacrée à cette entreprise : G. Chouquer, Morphologie agraire de la concession de la forêt de Mbégué (Sénégal, Kelkom Diaga), 2010. http://www.formesdufoncier.org/pdfs/Etude-Mbegue.pdf

La colonisation a été l’œuvre deux ethnies principales, les Wolofs et les Toucouleurs et, de façon très ponctuelle, par une troisième, celle des Bambaras.

Répartition des villages ou santhies selon les ethnies

Ces paysans ont été envoyés dans le cadre des missions de colonisation que se donnent les confréries musulmanes. La principale, la confrérie tidiane, a réparti les Wolof et les Toucouleur au centre et au sud de la forêt de Pata. La seconde, la confrérie mouride a installé des populations Wolof au nord de la zone forestière. Une troisième confrérie, celle des Niassènes, est intervenue de façon restreinte en fondant deux villages dans le centre-est de la forêt.

Répartition des fondations de villages ou santhies selon les confréries musulmanes

Le rythme de la colonisation La colonisation agraire a commencé avec la fondation en 1978 du santhie de Medina Mandakh, au nord-ouest de la forêt. Ce santhie restera l’unique fondation pendant cinq ans, avant que la migration ne se développe et que les fondations se suivent, désormais avec un rythme annuel. Ainsi, deux villages sont fondés en 1983, deux autres en 1984, etc. On observe une nouvelle phase de fondations entre 1987 et 1989, aboutissant à la création d’une quinzaine de santhies. Enfin, après une pause de 1989 à 1994, la colonisation reprend jusqu’en 1998 avec une dizaine de fondations. J’ai rassemblé les données sur la carte suivante, mais avec quelques difficultés car la carte synthétique publiée par Mamady Sidibé à la page 122 (c’est la figure 11 de son ouvrage) ainsi que les 13 vignettes de la page 92 qui donnent la chronologie des fondations ne sont pas précises. On ne peut pas superposer cette carte des santhies sur Google Earth, ce qui ne facilite pas l’identification des villages. Je n’ai pas trouvé de carte topographique récente de cette zone et j’ai donc dû me contenter des noms de villages apparaissant en légende de la mission publiée sur Flash Earth, avec toutes les réserves que ce genre d’informations peut appeler.

Ensuite, par comparaison approximative avec la carte de Mamady Sidibé et en procédant de proche en proche, j’ai identifié les santhies. Des erreurs sont possibles ou même probables notamment dans la partie méridionale de la forêt3. Enfin, dans une dizaine de cas, j’ai localisé des villages ou des hameaux dont je n’ai pas trouvé le nom, ou encore de villages qui tombaient entre deux noms de la carte de M. Sidibé, sans que je puisse choisir lequel convenait : j’ai alors adopté un désignation arbitraire, de X-1 à X-9, afin de pouvoir les nommer dans la suite de l’article.

Le rythme et la progression spatiale des fondations de santhies entre 1978 et 1998.

                                                        3 La figure 23 de l’ouvrage de Mamady Sidibé, reprenant une figure de S. Fanchette publiée en 1999, peut expliquer la mauvaise qualité topographique des cartes produites dans cet ouvrage : je suppose, vu le caractère approximatif des limites, qu’il s’agit de cartes élaborées sur une mission insuffisamment définie (Landsat ou autre) et que la carte de localisation des villages a été faite par lecture des couleurs de pixels et non par identification des formes réelles comme on l’aurait fait en photo-interprétation classique, ce qui conduit à des localisations erronées si le résultat n’est pas corrélé avec une carte ou une mission photographique de moyenne altitude.

Les modalités juridiques et politiques du front pionnier de Pata Juridiquement, les conditions de fondation et de maintien d’un santhie sont des plus ambiguës, car elles sont dans un certain vide au niveau des normes juridiques, et très largement réglées par des accords plus ou moins légaux. — L’espace est dans le domaine national, défini par la loi de 1964, et, en outre, c’est une forêt classée. De ce fait, l’espace ne devrait pas pouvoir être approprié si ce n’est à la suite d’une procédure de déclassement qui n’a pas été engagée ici. Mais après négociation avec les autorités, c’est l’administration des Eaux et Forêts qui autorise la création d’un santhie. Théoriquement l’article R 51 du code forestier interdit le défrichement du domaine forestier de l’Etat. Comme l’administration n’a ou prétend n’avoir qu’une connaissance imparfaite des limites de la forêt classée, elle peut jouer sur cette ambiguïté pour tolérer l’installation. Ensuite, toujours selon les enquêtes de terrain de Mamady Sidibé, pour tourner la difficulté, un président de Conseil rural conseille aux colons de dire aux Eaux et Forêts qu’ils sont éleveurs et que la part cultivée n’est que de l’agriculture de subsistance : ainsi la législation sur les forêts classées peut être tournée. Dans ces conditions, les pratiques de corruption sont inévitables. — Après la colonisation des paysans du Saloum, il n’y a aucune raison de conserver le classement de la forêt de Pata. Or le gouvernement ne s’engage pas dans la voie du déclassement et de la redéfinition juridique. La raison est qu’il est pris dans les logiques de compromis qu’il a exploitées, et qui l’ont conduit à transmettre de fait aux confréries maraboutiques des pans entiers du pouvoir régalien. En ne prononçant pas le déclassement, l’État conserve un régime de domanialité dont les confréries bénéficient de fait. Car le déclassement reviendrait à reconnaître que les autochtones autant que les migrants doivent avoir des droits, à les préciser, et, surtout, cela reviendrait à avouer que la colonisation (mouride, tidiane ou niassène) s’est réalisée avec la complicité tacite de l’État pour enfreindre la loi de 1964 sur le Domaine national. — De ce fait, l’État sénégalais ferme les yeux sur l’occupation et intervient même pour en faciliter le déroulement. Gouverneurs et préfets, par exemple, annulent des amendes ques les agents des Eaux et Forêts avaient imposées. Cette ambiguïté est mise à profit par les Conseils ruraux qui en viennent à délivrer eux-mêmes des autorisations de défrichement sans aucune valeur légale, bien que les migrants n’aient pas vraiment de considération pour les instances locales. — L’installation d’un santhie est une décision des communautés de départ, les villages du Saloum, sous l’impulsion des confréries. Les colons utilisent la structure maraboutique pour négocier les conditions d’installation ; en effet, les marabouts sont les seuls à oser procéder à une installation pour des raisons religieuses, car il faut affronter la prétendue magie noire des autochtones peuls. Le marabout placé à la tête d’un groupe de colons s’associe toujours à un marabout local, afin de suivre à la lettre ses recommandations : où s’installer ; quel jour arriver ; quels sacrifices effectuer et comment les faire ; quelles offrandes faire ; quellles prières collectives entreprendre une fois le site retenu (p. 96). À Touba Tiéckène, le marabout local enjoignait de trouver trois arbres enlacés dont deux de la même espèce. Tout ceci explique qu’on ait pu parler de la forêt de Pata comme « espace des marabouts » puisque les 3/4 des santhies leur sont dus.

— La fondation d’un santhie résulte, au moins au début, d’une négociation avec les occupants peuls, le fait important à souligner étant que les Peuls ne s’opposent pas à la colonisation et mettent en œuvre une hospitalité réelle. Mais, dans la plupart des cas, les anciens occupants finissent par se plaindre, dénonçant les mensonges (comme de se présenter sous une autre fonction que la sienne ou de ne pas respecter les promesses faites) et les infractions par les colons, la principale étant le non respect des limites de terroir décidées d’un commun accord et le grignotage des pistes de déplacement des troupeaux. Incohérences La situation de l’ancienne forêt de Pata est, du fait de cette histoire, marquée par plusieurs ambiguïtés juridiques : — Alors qu’on est dans une forêt classée, le schéma observé est celui d’un front pionnier toléré. Les catégories de la loi de 1964 sont donc prises à défaut. La logique aurait voulu qu’on considère le front pionnier comme un processus et non comme une classe de terres, or on en a fait une catégorie. Or il est vain de décider à l’avance qu’il existe des terres pionnières si le front pionnier n’est pas régulé et si le front pionnier peut déborder sur une forêt classée. — La forêt étant classée, toutes les occupations sont en théorie illégales (Sidibé p. 150). Ni les Peuls, avant 1978, ni les Wolof, Toucouleur et Bambara, depuis cette date, n’ont formellement de droits. On se situe donc dans une colonisation agraire spontanée, en fait tolérée par le gouvernement pour des motifs politiques (les rapports avec les confréries) et économiques (la production arachidière). La base légale n’ayant pas été modifiée (à notre connaissance), la situation légale et la situation réelle sont aujourd’hui en complet décalage. — Dans ces conditions, sur quelle base légale les Peuls peuvent-ils revendiquer et se plaindre de la pression foncière destructrice pour eux que représente le défrichement massif de la forêt et la fondation d’une quarantaine de colonies agricoles ? — Etant donné le mode extensif d’occupation par les Peuls, les agriculteurs venus du Saloum se considèrent comme les premiers occupants de la forêt. On est donc dans un mécanisme d’appropriation par le premier occupant “agricole” et la première mise en valeur, classique des modes d’occupatio. — Ici, bien entendu, aucune forme d’immatriculation n’intervient4 et l’analyse ne peut se fonder sur le fait (souvent dénoncé ailleurs avec raison) que ce serait l’ancienneté et la fixité du titre colonial immatriculé qui expliqueraient la situation créée et le décalage. C’est la fixité des catégories domaniales de la loi qui doit être mise en avant, puisqu’elles ne correspondent plus aux réalités.

                                                        4 Quand Mamady Sidibé écrit (p. 22) : « Les notions de propriété ou d’immatriculation sur lesquelles repose la confiscation d’espaces par l’État, dans sa volonté de constituer son territoire et de le différencier de celui des populations, sont apparues avec la colonisation », on s’éloigne de la réalité locale. Ici, l’espace n’est pas immatriculé. Bernard Charlery de la Masselière écrit, dans la préface de l’ouvrage de M. Sidibé : « La terre, c’est d’abord celle de la forêt de Pata, dernier résidu de la mise en réserve coloniale devenue Domaine national, qui, avec la loi du même nom, donne encore à l’État sénégalais et à ses différentes composantes régionales ou locales l’illusion de pouvoir gérer les affectations foncières et possibilité d’entretenir ce despotisme décentralisé qui constitue une part de son mode de gouvernement. » (dans Sidibé 2005, p. 12).  

— Il sera très intéressant de savoir quel sort cette région connaîtra lorsque la réforme foncière en cours au Sénégal aura produit de nouvelles règles. Les questions posées pouraient être les suivantes : déclassera-t-on la forêt ? reconnaîtra-t-on l’installation des colons sans titres comme une installation pérenne ? leur donnera-t-on un titre et sous quelle forme ? ou maintiendra-t-on le régime domanial ? les considèrera-t-on comme des structures coutumières, bien que leur origine soit très récente et pionnière ? Les mécanismes des inégalités foncières Les colons importent une structure sociale qui est déjà stratifiée et qui repose sur le clientélisme politique et religieux. Le marabout vient avec ses talibé et fait jouer ses relations politiques pour obtenir des fonds (exemple du marabout tidiane fondateur du premier santhie à Medina Mandakh, qui a obtenu des fonds à la suite d’une « consultation maraboutique ») et pour avoir l’appui des administrations. Le processus de fondation est une façon d’accroître le pouvoir du marabout sur ses disciples. Le marabout répond de l’installation des colons et intervient ensuite en cas de problème. La colonisation des santhies est familiale, portant sur deux ou même trois générations, et dans le cadre d’une polygamie largement développée, puisque la religion musulmane autorise jusqu’à quatre femmes et que le nombre de femmes est un indice de richesse du paysan, ainsi qu’une réponse à la diversité des tâches. Les migrants ne sont pas que des agriculteurs. Certains sont aussi des éleveurs et le conflit pour l’usage de l’espace se joue entre trois groupes si l’on ajoute les éleveurs peuls qui sont sur place. Les travaux de Mamady Sidibé montrent que les occupations sont rapides, l’essentiel du défrichement des premiers marquages étant acquis dans les trois premières années (p. 151). L’occupation complète du terroir du santhie est achevée en sept années. Mais, dans ce schéma général, des différences sociales marquées sont visibles. Le migrant sans moyens (93 % des colons) ne peut compter que sur sa famille pour défricher et occuper l’espace. Il occupe de petites surfaces, de 19 ha en moyenne. Au contraire, les chefs de santhie et les borom barké (à l’origine « maître des bénédictions » ; désormais, on nomme ainsi un paysan d’un statut socio-économique important) occupent des surfaces supérieures à 50 ha et pouvant aller jusqu’à 91 ha (moyenne de 69 ha). Ils disposent de crédits importants et peuvent disposer de plus de dix personnes pour la mise en œuvre de leur installation. Ils utilisent notamment le travail des talibé de leur région d’origine (le Saloum), dans le cadre des rapports d’allégeance et de l’école coranique. Enfin, en finançant (à taux usuraire) les voyages de familles de colons pauvres, les plus riches créent des rapports de dépendance qu’ils vont pouvoir exploiter une fois sur place : ils font rembourser les sommes avancées par du travail additionnel, à leur profit. Pour le défrichement, on connaît aussi le recours à des saisonniers salariés. Les ndiap ou « attrapes » sont des réserves foncières que se constituent les colons les plus entreprenants et premiers venus, qu’ils défrichent sommairement afin d’en prendre possession, dont ils fixent les limites (par exemple en faisant des marques sur les arbres), afin de les mettre en valeur plus tard. Ces réserves foncières sont un moyen d’obtenir des allégeances, puisqu’après l’installation du fondateur et de sa famille, puis de sa famille élargie, on passe aux nouveaux migrants et aux dépendants qu’on dote grâce à ces accumulations foncières.

On voit que les concessions sont le fait des chefs de santhie et des plus riches colons qui se placent à la tête de la hiérarchie sociale locale. Leur justification est qu’ils considèrent l’occupation des ndiap comme un moyen de réaliser le devoir d’aide envers leurs confrères. Le recrutement des travailleurs saisonniers a également connu des changements liés à la raréfaction des terres accrue par la colonisation (Sidibé, p. 89-90). Depuis le milieu des années 1980, il y a plus de mbindane que de sourga, contraitrement à l’idée admise. Le mbindane est un saisonnier contractuel qui travaille pour le chef de carré (ndiatigué) pedant l’hivernage (en général les durées des contrats sobt de juit mois), moyennant un salaire payé à la fin de la campagne. Il ne reçoit pas de terres. Le sourga, en revanche, est un dépendant, qui, en échange de journées de travail saisonnier, reçoit un lopin de terre, de l’ordre de un ou deux hectares, ainsi que des semences et du matériel. Conflits fonciers Entre 1990 et 2000, pas moins d’une quarantaine de conflits fonciers ont été enregistrés, soit pour des questions de limites de terroir entre santhies, soit pour compétitions autour des ndiap, que de nouveux migrants cherchent à occuper, soit enfin entre colons et anciens occupants peuls. Ces conflits mettent en évidence l’absence d’autorité qui caractérise ces fronts pionniers. L’autorité des chefs de santhies, en tant que fondateurs, est difficile à maintenir, car l’accès à la terre est libre. En effet, ces chefs de santhie n’ont pas souhaité se plier eux-mêmes à des règles et ils ont laissé s’établir une situation non régulée. Les défrichements abusifs ne sont ni contrôlés ni interdits, parce que toute interdiction de défricher risquerait d’entraîner des conflits internes.

(à suivre) G. Chouquer, juin2015

Bibliographie Abd el KADER BOYE, Le régime foncier sénégalais, dans Ethiopiques, revue socialiste de culture négro-africaine, n° 14, avril1978 ; disponible à l’adresse : http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?article645 Mamady SIDIBÉ, Migrants de l’arachide, La conquête de la forêt classée de Pata (Casamance, Sénégal), ed. IRD, Paris 2005, 302 p.

Cet excellent ouvrage constitue la source documentaire de cette étude. Je me suis contenté de profiter de la mise en ligne des courvertures satellitales, pour développer une analyse de morphologie agraire qui ne se trouve pas dans l’ouvrage, et dont la réalisation aurait été sinon impossible, du moins nettement plus difficile à faire à la fin des années 1990- début 2000, en raison des conditions d’accès aux photographies aériennes, nettement moins favorable qu’aujourd’hui.