la concurrence des patrimoines : la vieille ville de tyr …
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J.-C. DAVID, S. MÜLLER CELKA Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux
identitaires. 2ème atelier (27 novembre 2008) : Identités nationales et recherche archéologique : les aléas du processus de
patrimonialisation (Levant, pays du Golfe, Iran). Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la
Méditerranée, Lyon, 2008. http://www.mom.fr/2eme-atelier.html.
LA CONCURRENCE DES PATRIMOINES :
LA VIEILLE VILLE DE TYR À L’ÉPREUVE DE L’ARCHÉOLOGIE ?
Maud MOUSSI
RESUME Il s’agira ici de démontrer le rapport de concurrence frontale qui s’est instauré entre les deux catégories de
patrimoine que sont le patrimoine archéologique d’une part, le patrimoine bâti « vernaculaire » de l’autre. Nous nous attacherons à en montrer les fondements historiques en démontant les étapes de construction du paradigme patrimonial à Tyr et notamment la connivence idéologique entre les archéologues et l’Etat jusqu’au années 60.
La matrice touristique et patrimoniale du Liban construite par les voyageurs occidentaux orientalistes dès le XIXe siècle, par les archéologues puis par l’historiographie chrétienne après l’Indépendance en 1943, a réduit le champ des hauts-lieux nationaux aux ruines des civilisations antiques. A ce stade le patrimoine se comprenait encore comme âthar (vestiges antiques) plutôt que comme tourâth (héritage, mœurs et traditions). De ce fait, le palmarès des hauts-lieux de la ville de Tyr semble avoir été condensé en une topographie extrêmement dépouillée et résumée, excluant de fait la vieille ville arabe et ottomane du champ de l’historicité légitime et, plus encore, de celui de la patrimonialité. Nous pourrions présenter les effets urbains du principe de protection « sanctuariste » qui a accompagné de telles représentations : planification, servitudes, expropriations, expulsions…
A la faveur de quels processus le rapport de force s’inverse-t-il aujourd’hui globalement à l’avantage du patrimoine « bâti » de la vieille ville ? Quel nouvel ordre patrimonial a fait advenir la medina au rang de « fétiche » ?
La controverse autour des fouilles archéologiques lors de à la reconstruction du Centre ville de
Beyrouth polarise souvent la question de l’archéologie et du patrimoine au Liban. Pourtant les villes
secondaires offrent aussi des situations certes souvent moins spectaculaires mais décisives pour comprendre
le rôle séculier et temporel de l’archéologie dans l’espace public libanais et dans les processus de
patrimonialisation.
Nous appréhendons ici un phénomène de patrimonialisation à l’échelle d’une ville secondaire du Sud
du Liban (Tyr-Sour), à travers sa généalogie, d’abord, puis par ses effets territoriaux. Nous présenterons ici
une patrimonialisation incomplète et paradoxale car vecteur simultané d’une sacralisation du domaine
archéologique mais d’une réduction du domaine bâti hérité (que nous appellerons un peu trop rapidement
vieille-ville ou medina 1). Nous nous attarderons ainsi sur le produit territorial de cette patrimonialisation :
un rapport de concurrence entre deux formes de patrimoines : archéologique et bâti.
Nous nous saisissons ici d’une ville qui en dépit de sa forte charge symbolique et historique - fétiche
du patrimoine national libanais - est longtemps restée en marge de la dynamique de reconstruction
1 Evacuant par là les débats terminologiques sur l’opportunité du terme medina hors du Maghreb.
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nationale, relevant de la région du Jabal ‘Amel ou Sud Liban, majoritairement chiite, notoirement
marginalisée dans le processus de développement national.
Et pourtant, labellisée patrimoine mondial pendant la guerre en 1984 puis objet d’une campagne
internationale de sauvetage par l’Unesco, c’est quasi exclusivement au titre de sa richesse archéologique que
cette ville est généralement appréhendée. Les trois phases de fouilles menées dans les années 1960 à Tyr ont
révélé une zone résidentielle et les fondations d’une cathédrale croisée sur le site originellement insulaire de
Tyr, d’autre part une nécropole romaine et byzantine, un arc de triomphe, un hippodrome et un aqueduc sur
la « partie continent ». Ces « objets » archéologiques résument ainsi l’iconographie promotionnelle et
touristique immédiatement disponible sur Tyr. D’autre part, le mythe de Tyr, « reine des mers », « cité
phénicienne », a longtemps saturé l’imaginaire associé à ce haut lieu, soubassement d’un mythe qui a fini
par exclure la vieille ville et les éléments bâtis non antiques du champ du patrimoine.
Pour comprendre ce phénomène, il peut être utile de décentrer l’analyse sur l’histoire des institutions
libanaises du patrimoine, ce que propose de privilégier Richard (1992) afin de profiter à la fois des vertus
heuristiques de la sociologie des sciences et de l'histoire des idées. Ce positionnement permet en effet
d’observer la dimension instrumentale de l’archéologie : comment a-t-elle a pu modeler l’appareil territorial
local et entrer en contradiction avec l’enjeu de conservation de la vieille ville ?
A cet égard, le cas de Tyr s’avère assez paradigmatique en cela qu’il a reçu un fort investissement
dans le domaine archéologique alors qu’il a connu des formes d’euphémisation, voire de mépris pour le
patrimoine urbain bâti, jusqu’à une période très récente du moins. En effet, cette situation de déséquilibre
entre sacralisation de l’identité archéologique de Tyr et minoration de son patrimoine bâti est en réalité
historiquement datable et prend son terme dans les années 2000 à Tyr, notamment avec l’éligibilité de Tyr à
un programme de la Banque Mondiale qui érige le patrimoine bâti comme principal vecteur de
développement.
« L’histoire du patrimoine participe, à des degrés divers, de la destinée matérielle des œuvres et des
objets, de la représentation d’une communauté, enfin de l’interprétation du passé, inlassablement tissée dans
une fondamentale étrangeté des traces et des restes. Elle est le fruit de procédures officielles et
d’arrangements plus ou moins tus, de protocoles et d’expertise, mais aussi d’opportunités et d’échecs, de
rivalités et d’incompréhensions. (…) Ecrire cette histoire [du patrimoine], c’est tenir ensemble plusieurs
histoires pour mieux comprendre la construction du sens de l’identité » 2.
RÉGIMES HISTORIQUES DU PATRIMOINE : L’EMPIRE DE L’ARCHÉOLOGIE
Comprendre cette inégalité de traitement entre patrimoine archéologique et medina nécessite
d’examiner et mobiliser les fondements historiques de la construction du paradigme patrimonial à Tyr, en
premier lieu desquels les imaginaires d’authenticité, les régimes d’historicité qui ont encadré les pratiques
de valorisation ou au contraire de dépréciation de la vieille ville. En effet : « De la même façon que
l’injonction mémorielle a naguère permis à Pierre Nora de penser les lieux de mémoire nationaux, la vive
2 Poulot 1998.
3
actualité de la patrimonialisation invite à interroger la construction de cette forme d’obligation à l’égard de
la présence matérielle du passé » 3.
La gestation d’une conscience patrimoniale à Tyr emprunte beaucoup aux représentations des
voyageurs occidentaux orientalistes et aux premiers antiquaires. Dès avant le Mandat, le premier arrêté de
1884 appliqué à l'ensemble des provinces de l'Empire Ottoman fait montre d’une tonalité muséologique et
antiquisante, pour beaucoup imputable à l’influence européenne 4. Sinou 5 note que le regard
spécifiquement patrimonial qui se construit dans une relation mémoriale dans la première moitié du XIXème
siècle reste encore réservé aux vestiges des civilisations antiques et de celles ayant produit des monuments
suffisamment anciens et suffisamment pérennes pour en véhiculer le souvenir.
Selon Briquel-Chatonnet et Gubel (1998), l’intérêt et la curiosité pour ce type d’archéologie sont animés par
un tropisme européen qui « réévalue le miracle grec » et œuvre à « découvrir les éventuelles racines
orientales de l’Europe ».
Ces représentations signalent aussi l’influence historique d’un système de références européen qui a
présidé à la désignation de Tyr comme haut-lieu de l’archéologie. La puissante et ancienne exigence de
préservation des sites archéologiques aurait aussi à voir avec le projet de légitimation historique de la
présence européenne en « Orient », tel qu’il est décrit par Oulebsir (1996) pour l’Algérie. Les archives
des temps pionniers de la recherche archéologique au Moyen-Orient révèlent bien cette connivence qui
s’établit très vite entre grands constructeurs du Mandat et agents archéologiques si l’on comprend que la
recherche archéologique fut comprise comme l’un des bras armés de la légitimation de la présence française
en Syrie-Liban et un champ de lutte idéologique entre différentes forces colonisatrices de la région. Par là,
sans se soucier des aberrations historiques et géographiques et faisant fi de l'opinion de la population, le
Liban est décrété phénicien d'origine et la Syrie voisine araméenne selon Davie (1999), une construction
volontariste de la mémoire nationale (et non pas une histoire critique et analytique) qui recevra un soutien
officiel.
Dans l’édification de cette obsession archéologique, la mission de Renan (1884) en Phénicie se
révèle certainement un épisode décisif, inaugurant une série de voyages qui paraissent animés par le
souvenir culturel que représentent pour l'Occident les civilisations phéniciennes et romaines mais
témoignent finalement d’une volonté assez superficielle de bouleverser la connaissance. Déjà, les premiers
antiquaires semblaient suivre un cheminement légendaire voire biblique, aspirant à remplir un rôle
d’exégètes de l’espace. Les voyageurs, perpétuant, sans doute, l'observation du souvenir culturel que
représentent pour l'Occident les civilisations phéniciennes et romaines, tendant à décrire une topographie
avant tout livresque et insaisissable de la « Reine des Mers ». Pour Tyr, l’examen de ces textes révèle la
forte surreprésentation des références aux espaces phéniciens fabuleux disparus, spéculatifs ou légendaires,
(fascination durable pour le temple phénicien de Melquart, de Salomon…). L’écho semble plus être de
nature politique, voire « psychologique » 6, que scientifique.
3 Poulot 2007. 4 Hanssen 1998. 5 Sinou 2001. 6 Ciasca 1997.
4
Aussi, chez la plupart des voyageurs, la visite de Tyr donne lieu à une description dont on peut se
demander si elle est issue d'une expérience réelle ou de réminiscences livresques. Comme l’observe Augé
(2003) pour Athènes, « la ville semble (…) condamnée à survivre aux projections [mythologiques] qu’elle a
suscitées » et l’archéologie à laquelle ces voyageurs aspirent serait une recherche du déjà-su. Aussi, depuis
la seconde moitié du XIXème siècle, toute l’histoire de Tyr dérivait de connaissances très datées avec un
voyage qui prenait alors la forme d’une simple vérification dont le but était tributaire des mythes, en
particulier phéniciens.
Ce sont ces mythes préalables qui semblent ordonner l’intérêt porté au patrimoine de Tyr, (qui en
semble encore largement tributaire), indépendamment de la réalité et de la matérialité archéologique de la
zone. Tyr, en tant que cité phénicienne, va être placée sur l’agenda de la recherche européenne et la
construction de Tyr comme « haut lieu archéologique » doit beaucoup à cet intérêt circonstancié.
A la veille de la première guerre mondiale, la relation entre l’État et l’archéologie n’est plus une
association passagère, circonstancielle et liée à des évènements politiques exceptionnels. Elle revêt un
caractère de permanence qui va s’incarner dans le programme de planification de fouilles mis en place, dont
Tyr sera l’un des sites. Ici, c’est « le patronage de l’Etat [ici colonisateur] [qui] assigne aux fouilles
archéologiques une finalité qui prédétermine le choix des objets, des villes regardés » 7 . Ainsi, dans ce
système de références, le volet « arabe » de l’identité tyrienne ne retient pas l’attention au même titre que sa
dimension archéologique et antique.
Plus remarquable peut-être est la reconduction de ce prisme et de ces routines patrimoniales après
l’Indépendance en 1943. Un processus de transfert de l’expertise s’y observe. Dans cet État nouvellement
indépendant, les archéologues et historiens auraient été formés dans le même système de valeurs apporté par
la colonisation. Le dispositif juridique et les orientations mis en place sous le Mandat persistent ainsi sous
l’effet d’une logique jugée « éminemment élitiste, sélective et extra territoriale (exogène) » 8.
En dépit de la volonté affichée de respecter la formule « Ni Orient, ni Occident » qui a servi de
leitmotiv au Pacte de 1943 s’attachant à rétablir l'équilibre entre les Chrétiens et les Musulmans du Liban,
on observe une reprise rhétorique de l’objet « Phéniciens », pourtant un artefact colonial et européen. En
effet, après la seconde guerre mondiale, la République Libanaise émerge comme une résurrection de la
Phénicie antique : on parle d’une « République marchande arrachée aux Montagnes », truisme qui
s’accommodera particulièrement bien de la vogue des discussions sur la Phénicie animée par des historiens
chrétiens (tel Charles Corm dans la Revue phénicienne (1919), puis le magazine Phenicia (1938-1939), qui
trouvera des prolongements chez M. Chiha (1891-1954) et les conférences du Cénacle (1946-1975). En ces
temps où, comme le remarque Beydoun (2000, p. 29.) : « les nationalismes, au faîte de leur virulence,
pouvaient difficilement se passer de noces solennellement célébrées d’une assise territoriale et d’un mythe
des origines, la Phénicie semblait toute trouvée ». Salame-Sarkis (1987) observera par ailleurs que
l’instrumentalisation de ce passé phénicien permet d’asseoir une histoire estimée ininterrompue depuis la
plus haute antiquité, en dépit d’une chronologie et d’une terminologie mal affinées. Après avoir été un
temps envisagé comme une base possible pour construire un mythe fondateur trans-communautaire sous le
Mandat 9, ce passé phénicien sera vu par ses zélateurs comme un moyen de particulariser, différencier et
7 Oulebsir N. 1996. 8 Gravari-Barbas, Guichard-Anguis 2003. 9 Jaloul 2008.
5
isoler culturellement le Liban par rapport à son environnement régional arabe, et d’en user comme d’une
« machine à exclure » 10, se campant dans une position de déni de l’arabité. Ainsi, on voit la première
édition de La Civilisation Phénicienne du Docteur Georges Contenau (1928), de 1927, devenir la référence
des partisans chrétiens du phénicianisme, qui était bien initialement mu par un « rejet de l’arabité doublé
d’un tropisme européen » 11 dressé contre l’arabisme des Sunnites qui, dans le même temps, recherchaient
un argument d’autorité de très grand poids dans l’ouvrage de René Dussaud (1928) 12.
Dans ce cadre historiquement situé, le mythe de Tyr (indépendamment des fouilles, qui y sont très
réduites alors) est conçu comme l’une des paraboles de ce délire de la filiation phénicienne du Liban qui
tend à dominer l’historiographie officielle du Liban d’alors. Ce mythe primordial réduit alors d’autant le
champ des hauts-lieux nationaux aux ruines des civilisations antiques, phase canonique surreprésentée dans
les discours, référence identitaire sublimée.
On remarquera l’écart remarquable entre ces représentations, à l’impact social scandant l’action
publique, et l’objectivité historique consacrée par l’absence quasi totale de vestiges phéniciens dégagés à
Tyr. Maynor Bikai (1992) remarque combien « it is ironic that we know relatively little about that period »
et combien les vestiges phéniciens sont rares, alors que la célébrité de cette cité tient à cette période (1200-
539 av. J.-C.).
Ce hiatus entre l’influence culturelle du mythe et la matérialité des vestiges se vérifie encore dans le
document de classement de Tyr au titre de patrimoine mondial de l’Unesco comme bien n° 299 le 2
décembre 1984. Il fait émerger des critères dont la discrétion rappelle ceux des récits de voyageurs : « Pour
célébrer cette cité, il suffisait de rappeler quelques évènements qui l’associaient aux grandes étapes de
l’histoire de l’humanité » 13. Il s’ensuit un compendium des hauts-faits canoniques liés à la ville de Tyr tels
que l’invention de l’alphabet, de la pourpre, la construction du temple de Salomon à Jérusalem grâce au roi
Hiram de Tyr, la fondation de comptoirs prospères comme Cadix, Utique, Carthage, la résistance épique à
l’invasion d’Alexandre. Les allusions à la déception de Renan face à un temple de Melquart introuvable
résonnent pareillement.
La fixation de ces images relève du procès d’amplification, de l’affabulation. L’histoire doit se
comprendre à la lumière d’un passé métaphorique. Si l’image de Tyr est historicisée, les spécialistes de
l’archéologie notent le « considérable écart entre le corpus savant, c’est à dire l’état de la connaissance (…)
par les historiens, et cet ensemble de réminiscences historiques composées en un récit où (…) abondent les
clichés » 14. Mais il faut ajouter que malgré cette médiocre portée scientifique, on repère une mise à forme
qui possède une cohérence interne certaine. Cette histoire « écoutée aux portes de la légende » est bien le
fruit d’une déformation mais qui « bien loin d’être à stigmatiser, doit se traiter en élément significatif
majeur : l’étude des représentations (…) se nourrit justement de la reconnaissance de cette distance entre le
contenu de l’image et la référence du discours scientifique normatif » 15.
10 Beydouna 1999. 11 Jaloul 2008. 12 Pour légitimer leur appartenance à une entité historique et géographie politique élargie, parfaitement concordant avec les aspirations à une l'unité arabe, dont le rêve avait été caressé quelques années plus tôt au cours de l'épopée de L'Emir Faycal, du moins de la Grande Syrie 13 ICOMOS, 1984. 14 Lussault 2001. 15 Ibid.
6
Silberman (2001) souligne combien peut être instructive l’étude de la représentation sociale (et
imaginaire) des monuments, telle qu’elle est modelée dans la conscience publique par le flux des touristes,
et surtout la vulgarisation des découvertes archéologiques, en informant de l’impact social des récits
construit idéologiquement.
Par la suite, dans les années 60, la connivence idéologique établie entre archéologie et État se
réforme pour s’installer entre les archéologues nationaux libanais et l’Etat National sur de nouveaux
soubassements idéologiques. A ce stade, le territoire dont relève Tyr, le Sud Liban, demeurait encore l’objet
d’une marginalisation exceptionnelle entretenue par l’État, un ostracisme qui expliquerait la rareté des
initiatives publiques depuis le XIXème siècle, son rattachement tardif à l’espace national, le maintien des
chefferies traditionnelles signifiant l’incurie des initiatives des réformes ottomanes. En réaction à cette
situation, s’ouvre une période qui tranche par son volontarisme et son ambition d’intégration nationale des
périphéries. Le mandat du président Fouad Chéhab 16 (1958-64) concrétise l’essentiel des efforts en portant
essentiellement sur l’affermissement administratif et en œuvrant au renforcement de la présence de
l’appareil d’État, processus immédiatement ralenti dès le mandat suivant de Charles Hélou. Au regard des
recherches entreprises, la naissance d’un urbanisme planifié et du programme de fouilles extensif de la
Direction Générale des Antiquités (qui en est contemporain) nous semble justement signer une des
implications volontaires de l’État pour y assurer son propre rétablissement. Dans ce cadre, les excavations
de Tyr des années 1960 nous paraissent avoir « été appelée[s] à jouer un rôle dépassant largement la
promotion de la connaissance de la civilisation antique » 17. Derrière ce projet apparemment apolitisé des
fouilles archéologiques extensives à Tyr, plusieurs interlocuteurs préfèrent déceler la démonstration de la
force de frappe archéologique d’un État en constitution. La recherche archéologique à Tyr de cette époque
trouve comme un écho dans le projet « culturaliste » 18 développé par l’État libanais de l’époque, avec une
résonance particulière sous la présidence de Fouad Chéhab. Ces objectifs de démonstration de la
souveraineté nationale et de la capacité scientifique se sont trouvés incarnés par la création de cet espace
d’intervention inédit démontrant que l’archéologie a, là aussi, une dimension instrumentale certaine.
Cette ambitieuse reconquête paraît avoir été servie par une « garde prétorienne » 19 de technocrates et
fonctionnaires dévoués à la chose publique et détachés des réseaux partisans, des modèles de vertu
bureaucratique dont l’archéologue de Tyr est un idéal type. Le discours typique de la période de Fouad
Chéhab insiste sur la récompense du mérite, valorisant une morale du labeur, une éthique du droit et du
service public. Constituée en dehors des réseaux partisans, elle aurait tenté d’orienter l’action vers un but
collectif, comme le patrimoine, et non particulier comme dans le cas de l’attitude partisane. L’archéologue
de Tyr - Maurice Chéhab devenu Directeur du Département Libanais des Antiquités - semble avoir été
enrôlé dans cette mission « temporelle » pour devenir l’un des émissaires de ces valeurs caractéristiques des
années 60. Formé par les Jésuites, poursuivant l’œuvre muséale initiée sous le Mandat Français 20, il semble
ensuite avoir exalté à travers ses fouilles à Tyr, outre une ambition évidente de promotion de la
connaissance, un projet de civilisation que nos interlocuteurs évaluent à l’aune d’un registre qui emprunte
16 Fouad Chéhab, à ne pas confondre avec Maurice Chéhab, l’archéologue de Tyr. 17 Zucconi 1996, p. 288. 18 Ingels 1999, p. 93. 19 Ingels 1999. 20 Décrit par Kaufman 2004 comme un vecteur du phénicianisme moins dévot, mais plus efficace, du phénicianisme au sein du discours public (rédacteur régulier de la revue Phénicia)
7
aux valeurs de l’effort le volontarisme, une implication quasi sacerdotale, un modèle de vertu
bureaucratique en somme.
Les sites archéologiques tyriens paraissent ainsi aussi avoir été désignés comme les condensés d’une
démarche politique qui consistait à recouvrer symboliquement la souveraineté de l’État et la chose publique
dans les territoires qui lui échappaient.
Par ailleurs, ce renvoi dos à dos de l’archéologie et de la construction étatique répond bien au
mécanisme de stabilisation de l’État moderne tel que Foucault le conceptualise, considérant que ces états
modernes en construction convoquent et fondent leur stabilité sur le savoir et en incorporant des
professionnels détenteurs d’une compétence scientifique et technique en clivage avec les institutions
traditionnelles.
Plus encore, c’est toute la genèse du complexe touristique libanais d’avant-guerre qui a été en jeu
dans le dégagement et la mise en valeur des vestiges à Tyr 21. Tyr a été projetée comme une vitrine
touristique majeure conçue comme pôle d’animation touristique à destination essentiellement d’un public
allogène. Le ministère du tourisme classera par la suite Tyr pour sa « voie urbaine », en tant que
démonstration physique du « cycle de la vie dans une cité antique », réduisant par là le profil touristique de
Tyr à sa compétence et vocation archéologique.
Ces sites sont ainsi lus par de nombreux acteurs comme les vestiges d’une utopie politique : celle
d’un État moderne, souverain, planificateur et extraverti.
C’est donc à la faveur d’ambitions politiques, et d’enjeux nationaux, que l’archéologie, constituée
en science auxiliaire du politique, va participer de la compression de l’identité de Tyr à sa seule dimension
antique, préférence historique constituée au dépend d’une autre classe de patrimoine : la vieille ville bâtie.
21 Il est à noter que la Direction des Antiquités, avant d’être rattachée au Ministère de la Culture en 1994, dépendait du Ministère du Tourisme.
Fig. 1: La percée monumentale dans le tissu urbain (cliché
M. Moussi, janvier 2006).
8
UNE SACRALISATION INÉGALE : GRANDEUR ET MÉPRIS DES DIFFÉRENTS PATRIMOINES
De ce fait, le palmarès des hauts-lieux de la ville de Tyr semble avoir été dépouillé, condensé et
résumé, limité aux seuls objets et zones archéologiques, excluant la vieille ville arabe et ottomane du champ
de l’historicité légitime et empêchant initialement sa patrimonialisation.
Dans les représentations déjà, la vieille ville est en quelque sorte « euphémisée », quand elle n’est
pas victime d’un procès de déqualification. Cette tendance à dévaloriser la vieille ville est précoce et
transparaît dès les récits romantiques de Chateaubriand, Lamartine et d’autres voyageurs qui croient déceler
dans la médiocre physionomie actuelle de la partie « arabe » de la ville de Tyr les effets de la malédiction
pesant sur « la ville des vanités, (…) la plus misérable de toutes les villes de l'Empire ottoman » 22. Lors de
sa mission de Phénicie qui le conduit dans la vieille ville de Tyr, Renan (1923) regrette par exemple
« qu’aucune grande ville ayant joué pendant des siècles un rôle de premier ordre [n’ait] laissé moins de
traces que Tyr ».
Un examen en détail des générations de plans d’urbanisme révèle par ailleurs cet empire de
l’archéologique et le mépris symbolique dont la vieille ville a été l’objet jusqu’aux dernières années.
Dans la politique urbaine surtout, l’archéologie semble avoir monopolisé le sens du projet urbain.
Dans les discours de l’archéologue Maurice Chéhab et les plans directeurs des professionnels en charge de
la planification urbaine 23, fonctionnaires formés en France et ensuite rattachés aux valeurs de
l’administration chéhabiste qui les a promus « cadres » , on décèle une connivence assez fine sur le destin
souhaitable du tissu historique : l’extension de l’assiette des fouilles à l’ensemble de la vieille ville et la
constitution d’un parc archéologique étendu à toute la vieille ville habitée.
La recherche de la cité antique a plié le développement de la ville à sa propre logique puisque très
vite a été proposé le dégagement extensif et systématique de la vieille ville habitée (afin de l’offrir aux
investigations archéologiques et d’en faire un parc) et a été exprimée la volonté récurrente de lier les deux
sites archéologiques d'une manière claire en créant une promenade archéologique ininterrompue. De
manière sous-jacente la recherche de l’ancienne chaussée d’Alexandre sous la rue Hamra, la recherche du
temple de Melqart, ont été ainsi les topos soutenant les projets de développement et de planification.
En vertu du principe d’authenticité, la labellisation « patrimoine mondial » en 1984 a inauguré une
forme particulière de protection. « Partant du principe que la relation, de nature contemplative, qu’établit le
visiteur avec le lieu, exigerait un vide presque absolu » 24, cette mise en valeur va tendre à exclure tous les
signes non patrimoniaux (habitants, activités et constructions « parasites »), et ce dans l’optique d’isoler de
l’espace monumental et de contrôler les abords visuels du champ de fouilles, dans le principe au moins 25.
Cet ensemble de références, de normes et de pratiques routinières contribuerait à « stéréotyper les espaces
hérités » 26. On vérifie à Tyr de manière assez caricaturale la théorie de Choay (1992) qui affirme que
primitivement les archéologues ont contribué à « rendre pensable la muséification de la ville ancienne », à
22 Olivier 1801-1807, p. 56. 23 El Khoury 1964. 24 Sinou2001. 25 Il s’agit de mesurer les écarts à ce modèle théorique : la guerre a annulé la possibilité d’un contrôle effectif des informalités dans la zone, des immeubles illégaux assiégeant le site. 26 Mele 1998.
9
une mise sous cloche. On peut y lire un cas très abouti d’« abus monumental » 27, qui désigne des situations
où le signifié a déserté le signe, dans les zones en quelque sorte confites dans leur authenticité.
Dans la législation nationale, la vieille ville habitée a effectivement bénéficié par défaut d’un
périmètre de protection mais il faut observer que ce n’est pas en vertu de sa valeur historique qu’elle s’est
retrouvée ainsi classée, mais au titre de son caractère de réserve archéologique et de future zone de fouille.
Ce zonage impliquait de puissantes servitudes d’inconstructibilité, une forme de gel en somme, mais moins
dans l’optique de préserver l’esthétique de la vieille ville que pour ménager la perspective et l’attente d’une
expropriation, d’une expulsion de ses habitants, d’un rachat par la direction des antiquités, et, in fine de
destruction pour fouilles. A ce titre, l’ensemble de la vieille ville se retrouva affectée d’un zonage « à
fouiller ».
Ce type d’expropriation sur décision gouvernementale à raison archéologique a donné lieu à des
expulsions et destructions partielles dans la frange sud de la vieille ville, espace qui deviendra celui du site
croisé. Maurice Chéhab (1986) affirmait en effet qu’il fallait prévoir « l'éventualité qu'une partie [de la
vieille ville] puisse être déplacée pour pouvoir faire des fouilles ». La servitude archéologique se comporte
comme une atteinte physique à l’intégrité du tissu traditionnel car, aujourd'hui, le quartier historique
Manara, peu à peu dénudé pour étendre le champ de fouilles, a significativement rétréci et se limite à l'un
des deux fronts bâtis de l'ancienne rue principale. Cet ensemble d'habitations constitue la nouvelle façade
sud de la vieille Tyr, matérialisée par un mur construit pour les isoler des ruines adjacentes. Nous
constaterons d’ailleurs que si Manara signifie le « phare », cette appellation tend à disparaître pour être
remplacée par Hay El Kharab, « le quartier des ruines », qui évoque non pas les ruines archéologiques
adjacentes mais l'état de délabrement consécutif à l’abandon de ces maisons.
Ici le principe « sanctuariste », celui qui a ainsi présidé aux modalités de protection des sites
archéologiques appliqué à Tyr, nous parait alors déroger au principe d’intégrité patrimoniale, car la
muséification consécutive a généré des impacts contradictoires : en invoquant le potentiel archéologique de
la zone, ce sont des destructions ou dégradations massives qui ont été motivées. Ces ruines modernes ne
sont pas des objets de contemplation, ne présentent pas la valeur didactique ou scientifique requise pour
entrer dans le champ de la protection archéologique, il s’agit en réalité de nouvelles friches urbaines.
Toujours suite à une décision gouvernementale projetant un parc archéologique étendu à toute la
ville à partir de 1960, les habitants d’une partie d’un quartier de la vieille ville ont été expulsés dans la
perspective d’une expropriation massive. Comment a été interprété cet épisode d’expropriation dans le cycle
de vie du propriétaire ? Il est intéressant d’observer combien ces expropriations et les départs qu’elles
supposent ont entraîné le brouillage des systèmes économiques traditionnels, des équilibres de la sociabilité
locale et une déconstruction des valeurs personnelles. Sa rue principale était connue pour être celle « des
grandes familles» : Mamelouk, Baroud, Halawé, Charafeddine, dont les palais ont depuis été abandonnés,
voire squattés. La portée sociale de l’entreprise archéologique se mesure aussi à l’aune des effets ségrégatifs
consécutifs au tracé de la nouvelle rue Rivoli. Destinée à matérialiser et circonscrire la future limite du parc
archéologique de la vieille ville d’après le premier plan directeur de la ville (fig. 2), elle a contribué à fixer
physiquement une scission confessionnelle (et sociale), devenue une séparation physique entre quartiers
musulmans relativement paupérisés et chrétiens plus aisés, fracture qui ne lui préexistait pas.
27 Debray 1999.
10
Les enquêtes permettent de saisir ce ressentiment contre la disparition physique de cet ensemble
urbain et de l’idéal de civilité et de sociabilité qui lui était associé. C’est bien le sacrifice de la vieille ville et
de son passé communautaire qui a été consenti pour dégager la cité archéologique.
En cela, le cas de Tyr constitue un cas intéressant parmi les exemples nombreux de destruction du
patrimoine bâti au Liban. Ici, ce n’est pas un projet urbanistique moderniste ou d’assainissement hygiéniste
du tissu qui en est à l’origine mais bien le fait patrimonial qui a été compris dans une acception strictement
archéologique et ainsi a contribué à négliger et même condamner la vieille ville habitée à rester une
catégorie résiduelle, négligeable, et soumise au risque de l’archéologie.
Il apparaît que la conservation du patrimoine archéologique a été opérée à l’encontre du tissu vivant,
de manière exclusive et concurrentielle, et qu’ainsi le privilège du monument archéologique a annulé la
possibilité d’une conservation du patrimoine bâti.
INFLATION TYPOLOGIQUE ET CHRONOLOGIQUE DE LA NOTION DE PATRIMOINE
Ce tableau rétrospectif est aujourd’hui largement nuancé, voire infirmé, par l’actualité du patrimoine
à Tyr, qui tend au contraire à exhausser la vieille ville au rang de fétiche, de patrimoine et de nouvelle
« économie de la grandeur ».
Tyr offre un tissu bâti composé d’un plan régulier et orthogonal dans l’espace des souks 28, d’une
morphologie plus organique dans ses quartiers d’habitation composés de ruelles parallèles liant les quartiers,
segmentés en impasses et caractérisés par deux types d’habitation (simples masures de pierre, robustes,
28 Sa porte historique, ses rues parallèles, ses édifices publics khans, palais ou sérails…
Fig. 2 : Le premier plan directeur de la ville rédigé en 1964 (cartothèque de l’IFPO Beyrouth)
11
construites sur un étage et équipées de terrasses, ou habitation traditionnelle issue de la deuxième moitié du
XIXème siècle, et plus connue sous le nom de beit ).
Jusqu’à la dernière décennie on remarque le très faible nombre de classements de bâtiments ou de
mesures de protections zonales autres qu’archéologiques, et surtout la rareté des initiatives de restauration
qui témoignent du retard historique pris par Tyr en ce qui concerne la prise en compte du patrimoine urbain.
Les interlocuteurs relèvent la singularité du profil patrimonial de la ville de Tyr qui constituerait
encore une tête de circuit touristique à vocation exclusivement archéologique, au contraire de villes comme
Tripoli ou Saïda. Tyr n’aurait pas connu dans les années 1980-90 les phénomènes de patrimonialisation de
l’architecture traditionnelle que l’on observe par exemple à Beyrouth pour la maison aux trois arcs.
Plusieurs interlocuteurs justifient encore ce relatif désintérêt par une carence en ancienneté ; le bâti le plus
ancien de Tyr date de la reconstruction de 1750 qui a fait suite à un épisode de destruction générale.
Mais depuis la dernière décennie, les premières préoccupations relatives à la dégradation de la vieille
ville sont repérables : les instigateurs des nouveaux plans directeurs et acteurs publics commencent à
déplorer le fait que « s’aggrave l’insalubrité de l’ancien tissu et que, insatisfaits par ce phénomène, les
anciens habitants se trouvent contraints d’abandonner leurs maisons et de choisir des conditions meilleures
de logement dans les nouveaux quartiers » 29, agitant le spectre de la paupérisation des médinas, déplorant
les pratiques de squatt, la dévaluation foncière, la hausse des illégalités, l’exode des habitants d’origine et
leurs remplacement par de nouveaux arrivants principalement issus du monde rural pauvre, selon des
processus observés ailleurs. Depuis, les urbanistes n’auront de cesse de se poser la question de
l’anthropophagie de cette ville qui se dévore elle-même : assaut des constructions informelles menaçant les
sites, poussée du domaine archéologique en lisière de vieille ville. Surtout, des initiatives de restauration
émergent dans la vieille ville, et le terme de « patrimoine » commence à être appliqué au domaine de la
vieille ville.
A Tyr, la « lutte à mort » entre archéologie et vieille ville habitée, « darwinisme patrimonial »,
semble avoir pris fin au profit d’une définition élargie de la notion de patrimoine, étendu à la vieille ville.
Alors que la domination symbolique du patrimoine archéologique avait jusque là confiné à une confusion
29 PEK archi., 2003.
Fig. 3 : Une représentation de la
vieille ville de Tyr. Carte postale non
datée (don de la collection de Rabi
Shibli).
12
terminologique entre espace antique et espace patrimonial, la vieille ville de Tyr est identifiée désormais à
travers une double qualité : archéologique et historique.
L’histoire récente de la patrimonialisation à Tyr démontre surtout un renouvellement des normes
d’actions patrimoniales en rupture avec les pratiques conservatoires précédentes. Elles procèdent d’une
logique originale qui consiste à alléger la servitude et assouplir la contrainte de protection. L’action dans le
centre ancien s’attache aujourd’hui à pacifier les relations entre archéologie et développement, ce qui se
traduit concrètement par la libération de certains terrains jusque là gelés pour la fouille, la fin du zonage « à
fouiller » de l’ensemble de la vieille ville dans le nouveau code du bâti, des servitudes d’inconstructibilité
plus rares, des sites archéologiques en cours de réaménagement. Camillo Sitte ou Giovannoni opposent
souvent une option muséifiante qualifiée « d’archéologique » (qui surévalue l’authentique) à une alternative
plus organique. Dans ce cas-ci, le privilège du patrimoine bâti refuse effectivement son sacrifice au profit
d’une dénudation archéologique.
L’enjeu affirmé dans ces projets est bien de « décitadelliser » l’archéologie dans la ville et de
rompre avec la politique strictement archéologique qui aurait prévalu notamment avec l’Unesco. La
labellisation « patrimoine mondial » en 1984 témoignait alors du sentiment dominant dans les milieux
internationaux : entreprendre de défendre la cause du patrimoine de manière transcendante en dépit du
fait que « la prise de conscience des habitants vivant dans les quartiers historiques des villes arabes, à
l'égard de la valeur patrimoniale de leur environnement urbain, demeur[ait] très faible, sinon
inexistante » 30, initiative vécue localement comme un mépris pour les acteurs locaux, une coercition et une
des capacités d’action locale, municipale sur leur territoire. A l’heure actuelle, en contrepied, les projets
patrimoniaux affirment être centrés sur une mission de réconciliation des acteurs locaux avec leur
patrimoine, et ce avec une forte dimension participative 31. De manière surtout incantatoire, ces nouveaux
projets proposent notamment soutenir les municipalités et formulent de nombreuses injonctions à des
pratiques de gouvernance, du moins dans la déclaration d’intention initiale du projet. L’enjeu de ces
initiatives à Tyr semble autant de revaloriser le tissu ancien que de faire oublier le traumatisme et le ressenti
développé par la société locale à l’égard des anciennes pratiques de la Direction Générale des Antiquités et
de l’Unesco. Ce régime de justesse rénové aurait la propriété de conjurer l’ancien ordre juridique
patrimonial désavoué et déchu. Cette bifurcation est repérable à travers le projet Cultural Heritage and
Urban Developement (CHUD) mis en œuvre depuis 2000 par la Banque Mondiale 32, nouveau bailleur de
fonds influant dans la région. À prétention « totalisante », ce projet se caractérise par un effort de soutien
aux municipalités et de restauration de l’espace public, tant physique que symbolique, en proposant à Tyr
notamment un travail sur les activités commerciales, la réhabilitation du bâti, la protection du paysage et de
la côte, la mise en place d’études pour le développement urbain autour du cœur historique et, très
accessoirement, la conservation des sites archéologiques. Les deux khans aux portes de la vieille ville et les
palais mamelouks constituaient 33 par exemple les amarres du projet CHUD à son démarrage. Le
positionnement des acteurs du CHUD à Tyr les place délibérément dans le camp du patrimoine urbain, érigé
en nouveau pilier stratégique de la croissance et du développement (qui reste le créneau de la Banque
30 Bouchenaki 1995. 31 Dewailly - Molina 2004. 32 Bureau P. El Khoury 2003. 33 Plus maintenant, car ils leur réhabilitation est désormais assurée des acteurs privés.
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Mondiale) car le patrimoine urbain bâti détiendrait une plus-value sociale (et même touristique) plus
affirmée que le patrimoine archéologique. A la faveur du repositionnement rhétorique de cette grande
structure de patronage internationale sur le créneau culturel, le patrimoine bâti de la vieille ville de Tyr s’est
finalement constitué en nouvel avantage compétitif dans le marché. Et enfin, surtout, dans le discours de la
Banque Mondiale, le patrimoine urbain serait plus apte à susciter une adhésion de la société locale que le
patrimoine archéologique ; récent élément d’empathie, valeur qualifiante aux vertus développementalistes
plus affirmées.
Mais on peut s’interroger sur la suite et l’exécution de ces nouveaux projets labellisés « Banque
Mondiale », dont les invocations sont souvent en butte à un principe de réalité.
CONCLUSION
La figure de Tyr « haut-lieu » archéologique a surgi à la faveur de projets politiques historiquement
situés. Le discours et la recherche archéologique ont d’abord été enrôlés pour promouvoir
différentes visions historiques du Liban.
C’est aussi à travers cette histoire institutionnelle et règlementaire (la naissance de la discipline
archéologique et de l’urbanisme) que l’on peut appréhender les origines du paradoxe de la
patrimonialisation à Tyr : le rapport de concurrence frontale dans lequel ont été enrôlées les deux catégories
de patrimoine que sont le patrimoine archéologique d’une part, le patrimoine bâti « vernaculaire » de
l’autre, le premier exalté, le second minoré. La vieille ville de Tyr a ainsi été le théâtre de conduites
idolâtres en ce qui concerne son patrimoine archéologique, mais a paradoxalement été celui de pratiques
iconoclastes particulièrement zélées en ce qui concerne son patrimoine bâti.
Mais on remarquera combien les conditions politiques, idéologiques ont globalement inversé le
rapport de force à l’avantage du patrimoine « bâti » de la vieille ville, à la faveur d’un nouvel ordre du
Fig 4 : Restaurations récentes en lisière de site archéologique (cliché M. Moussi, 31 octobre 2008)
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patrimonial mondial ayant fait advenir la medina au rang de « fétiche ». C'est aussi « une invitation à
réfléchir sur le rapport mouvant entre le savoir historique et les diverses formes du débat public avec
lesquelles il lui faut de plus en plus négocier. Car tel est le second trait qui caractérise les conditions du
débat contemporain : il est, dans une très large mesure, devenu public et les historiens professionnels n'en
ont plus la maîtrise » 34.
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