la concurrence des patrimoines : la vieille ville de tyr …

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1 J.-C. DAVID, S. MÜLLER CELKA Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux identitaires. 2ème atelier (27 novembre 2008) : Identités nationales et recherche archéologique : les aléas du processus de patrimonialisation (Levant, pays du Golfe, Iran). Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2008. http://www.mom.fr/2eme-atelier.html. LA CONCURRENCE DES PATRIMOINES : LA VIEILLE VILLE DE TYR À L’ÉPREUVE DE L’ARCHÉOLOGIE ? Maud MOUSSI RESUME Il s’agira ici de démontrer le rapport de concurrence frontale qui s’est instauré entre les deux catégories de patrimoine que sont le patrimoine archéologique d’une part, le patrimoine bâti « vernaculaire » de l’autre. Nous nous attacherons à en montrer les fondements historiques en démontant les étapes de construction du paradigme patrimonial à Tyr et notamment la connivence idéologique entre les archéologues et l’Etat jusqu’au années 60. La matrice touristique et patrimoniale du Liban construite par les voyageurs occidentaux orientalistes dès le XIXe siècle, par les archéologues puis par l’historiographie chrétienne après l’Indépendance en 1943, a réduit le champ des hauts-lieux nationaux aux ruines des civilisations antiques. A ce stade le patrimoine se comprenait encore comme âthar (vestiges antiques) plutôt que comme tourâth (héritage, mœurs et traditions). De ce fait, le palmarès des hauts- lieux de la ville de Tyr semble avoir été condensé en une topographie extrêmement dépouillée et résumée, excluant de fait la vieille ville arabe et ottomane du champ de l’historicité légitime et, plus encore, de celui de la patrimonialité. Nous pourrions présenter les effets urbains du principe de protection « sanctuariste » qui a accompagné de telles représentations : planification, servitudes, expropriations, expulsions… A la faveur de quels processus le rapport de force s’inverse-t-il aujourd’hui globalement à l’avantage du patrimoine « bâti » de la vieille ville ? Quel nouvel ordre patrimonial a fait advenir la medina au rang de « fétiche » ? La controverse autour des fouilles archéologiques lors de à la reconstruction du Centre ville de Beyrouth polarise souvent la question de l’archéologie et du patrimoine au Liban. Pourtant les villes secondaires offrent aussi des situations certes souvent moins spectaculaires mais décisives pour comprendre le rôle séculier et temporel de l’archéologie dans l’espace public libanais et dans les processus de patrimonialisation. Nous appréhendons ici un phénomène de patrimonialisation à l’échelle d’une ville secondaire du Sud du Liban (Tyr-Sour), à travers sa généalogie, d’abord, puis par ses effets territoriaux. Nous présenterons ici une patrimonialisation incomplète et paradoxale car vecteur simultané d’une sacralisation du domaine archéologique mais d’une réduction du domaine bâti hérité (que nous appellerons un peu trop rapidement vieille-ville ou medina 1 ). Nous nous attarderons ainsi sur le produit territorial de cette patrimonialisation : un rapport de concurrence entre deux formes de patrimoines : archéologique et bâti. Nous nous saisissons ici d’une ville qui en dépit de sa forte charge symbolique et historique - fétiche du patrimoine national libanais - est longtemps restée en marge de la dynamique de reconstruction 1 Evacuant par là les débats terminologiques sur l’opportunité du terme medina hors du Maghreb.

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Page 1: LA CONCURRENCE DES PATRIMOINES : LA VIEILLE VILLE DE TYR …

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J.-C. DAVID, S. MÜLLER CELKA Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux

identitaires. 2ème atelier (27 novembre 2008) : Identités nationales et recherche archéologique : les aléas du processus de

patrimonialisation (Levant, pays du Golfe, Iran). Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la

Méditerranée, Lyon, 2008. http://www.mom.fr/2eme-atelier.html.

LA CONCURRENCE DES PATRIMOINES :

LA VIEILLE VILLE DE TYR À L’ÉPREUVE DE L’ARCHÉOLOGIE ?

Maud MOUSSI

RESUME Il s’agira ici de démontrer le rapport de concurrence frontale qui s’est instauré entre les deux catégories de

patrimoine que sont le patrimoine archéologique d’une part, le patrimoine bâti « vernaculaire » de l’autre. Nous nous attacherons à en montrer les fondements historiques en démontant les étapes de construction du paradigme patrimonial à Tyr et notamment la connivence idéologique entre les archéologues et l’Etat jusqu’au années 60.

La matrice touristique et patrimoniale du Liban construite par les voyageurs occidentaux orientalistes dès le XIXe siècle, par les archéologues puis par l’historiographie chrétienne après l’Indépendance en 1943, a réduit le champ des hauts-lieux nationaux aux ruines des civilisations antiques. A ce stade le patrimoine se comprenait encore comme âthar (vestiges antiques) plutôt que comme tourâth (héritage, mœurs et traditions). De ce fait, le palmarès des hauts-lieux de la ville de Tyr semble avoir été condensé en une topographie extrêmement dépouillée et résumée, excluant de fait la vieille ville arabe et ottomane du champ de l’historicité légitime et, plus encore, de celui de la patrimonialité. Nous pourrions présenter les effets urbains du principe de protection « sanctuariste » qui a accompagné de telles représentations : planification, servitudes, expropriations, expulsions…

A la faveur de quels processus le rapport de force s’inverse-t-il aujourd’hui globalement à l’avantage du patrimoine « bâti » de la vieille ville ? Quel nouvel ordre patrimonial a fait advenir la medina au rang de « fétiche » ?

La controverse autour des fouilles archéologiques lors de à la reconstruction du Centre ville de

Beyrouth polarise souvent la question de l’archéologie et du patrimoine au Liban. Pourtant les villes

secondaires offrent aussi des situations certes souvent moins spectaculaires mais décisives pour comprendre

le rôle séculier et temporel de l’archéologie dans l’espace public libanais et dans les processus de

patrimonialisation.

Nous appréhendons ici un phénomène de patrimonialisation à l’échelle d’une ville secondaire du Sud

du Liban (Tyr-Sour), à travers sa généalogie, d’abord, puis par ses effets territoriaux. Nous présenterons ici

une patrimonialisation incomplète et paradoxale car vecteur simultané d’une sacralisation du domaine

archéologique mais d’une réduction du domaine bâti hérité (que nous appellerons un peu trop rapidement

vieille-ville ou medina 1). Nous nous attarderons ainsi sur le produit territorial de cette patrimonialisation :

un rapport de concurrence entre deux formes de patrimoines : archéologique et bâti.

Nous nous saisissons ici d’une ville qui en dépit de sa forte charge symbolique et historique - fétiche

du patrimoine national libanais - est longtemps restée en marge de la dynamique de reconstruction

1 Evacuant par là les débats terminologiques sur l’opportunité du terme medina hors du Maghreb.

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nationale, relevant de la région du Jabal ‘Amel ou Sud Liban, majoritairement chiite, notoirement

marginalisée dans le processus de développement national.

Et pourtant, labellisée patrimoine mondial pendant la guerre en 1984 puis objet d’une campagne

internationale de sauvetage par l’Unesco, c’est quasi exclusivement au titre de sa richesse archéologique que

cette ville est généralement appréhendée. Les trois phases de fouilles menées dans les années 1960 à Tyr ont

révélé une zone résidentielle et les fondations d’une cathédrale croisée sur le site originellement insulaire de

Tyr, d’autre part une nécropole romaine et byzantine, un arc de triomphe, un hippodrome et un aqueduc sur

la « partie continent ». Ces « objets » archéologiques résument ainsi l’iconographie promotionnelle et

touristique immédiatement disponible sur Tyr. D’autre part, le mythe de Tyr, « reine des mers », « cité

phénicienne », a longtemps saturé l’imaginaire associé à ce haut lieu, soubassement d’un mythe qui a fini

par exclure la vieille ville et les éléments bâtis non antiques du champ du patrimoine.

Pour comprendre ce phénomène, il peut être utile de décentrer l’analyse sur l’histoire des institutions

libanaises du patrimoine, ce que propose de privilégier Richard (1992) afin de profiter à la fois des vertus

heuristiques de la sociologie des sciences et de l'histoire des idées. Ce positionnement permet en effet

d’observer la dimension instrumentale de l’archéologie : comment a-t-elle a pu modeler l’appareil territorial

local et entrer en contradiction avec l’enjeu de conservation de la vieille ville ?

A cet égard, le cas de Tyr s’avère assez paradigmatique en cela qu’il a reçu un fort investissement

dans le domaine archéologique alors qu’il a connu des formes d’euphémisation, voire de mépris pour le

patrimoine urbain bâti, jusqu’à une période très récente du moins. En effet, cette situation de déséquilibre

entre sacralisation de l’identité archéologique de Tyr et minoration de son patrimoine bâti est en réalité

historiquement datable et prend son terme dans les années 2000 à Tyr, notamment avec l’éligibilité de Tyr à

un programme de la Banque Mondiale qui érige le patrimoine bâti comme principal vecteur de

développement.

« L’histoire du patrimoine participe, à des degrés divers, de la destinée matérielle des œuvres et des

objets, de la représentation d’une communauté, enfin de l’interprétation du passé, inlassablement tissée dans

une fondamentale étrangeté des traces et des restes. Elle est le fruit de procédures officielles et

d’arrangements plus ou moins tus, de protocoles et d’expertise, mais aussi d’opportunités et d’échecs, de

rivalités et d’incompréhensions. (…) Ecrire cette histoire [du patrimoine], c’est tenir ensemble plusieurs

histoires pour mieux comprendre la construction du sens de l’identité » 2.

RÉGIMES HISTORIQUES DU PATRIMOINE : L’EMPIRE DE L’ARCHÉOLOGIE

Comprendre cette inégalité de traitement entre patrimoine archéologique et medina nécessite

d’examiner et mobiliser les fondements historiques de la construction du paradigme patrimonial à Tyr, en

premier lieu desquels les imaginaires d’authenticité, les régimes d’historicité qui ont encadré les pratiques

de valorisation ou au contraire de dépréciation de la vieille ville. En effet : « De la même façon que

l’injonction mémorielle a naguère permis à Pierre Nora de penser les lieux de mémoire nationaux, la vive

2 Poulot 1998.

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actualité de la patrimonialisation invite à interroger la construction de cette forme d’obligation à l’égard de

la présence matérielle du passé » 3.

La gestation d’une conscience patrimoniale à Tyr emprunte beaucoup aux représentations des

voyageurs occidentaux orientalistes et aux premiers antiquaires. Dès avant le Mandat, le premier arrêté de

1884 appliqué à l'ensemble des provinces de l'Empire Ottoman fait montre d’une tonalité muséologique et

antiquisante, pour beaucoup imputable à l’influence européenne 4. Sinou 5 note que le regard

spécifiquement patrimonial qui se construit dans une relation mémoriale dans la première moitié du XIXème

siècle reste encore réservé aux vestiges des civilisations antiques et de celles ayant produit des monuments

suffisamment anciens et suffisamment pérennes pour en véhiculer le souvenir.

Selon Briquel-Chatonnet et Gubel (1998), l’intérêt et la curiosité pour ce type d’archéologie sont animés par

un tropisme européen qui « réévalue le miracle grec » et œuvre à « découvrir les éventuelles racines

orientales de l’Europe ».

Ces représentations signalent aussi l’influence historique d’un système de références européen qui a

présidé à la désignation de Tyr comme haut-lieu de l’archéologie. La puissante et ancienne exigence de

préservation des sites archéologiques aurait aussi à voir avec le projet de légitimation historique de la

présence européenne en « Orient », tel qu’il est décrit par Oulebsir (1996) pour l’Algérie. Les archives

des temps pionniers de la recherche archéologique au Moyen-Orient révèlent bien cette connivence qui

s’établit très vite entre grands constructeurs du Mandat et agents archéologiques si l’on comprend que la

recherche archéologique fut comprise comme l’un des bras armés de la légitimation de la présence française

en Syrie-Liban et un champ de lutte idéologique entre différentes forces colonisatrices de la région. Par là,

sans se soucier des aberrations historiques et géographiques et faisant fi de l'opinion de la population, le

Liban est décrété phénicien d'origine et la Syrie voisine araméenne selon Davie (1999), une construction

volontariste de la mémoire nationale (et non pas une histoire critique et analytique) qui recevra un soutien

officiel.

Dans l’édification de cette obsession archéologique, la mission de Renan (1884) en Phénicie se

révèle certainement un épisode décisif, inaugurant une série de voyages qui paraissent animés par le

souvenir culturel que représentent pour l'Occident les civilisations phéniciennes et romaines mais

témoignent finalement d’une volonté assez superficielle de bouleverser la connaissance. Déjà, les premiers

antiquaires semblaient suivre un cheminement légendaire voire biblique, aspirant à remplir un rôle

d’exégètes de l’espace. Les voyageurs, perpétuant, sans doute, l'observation du souvenir culturel que

représentent pour l'Occident les civilisations phéniciennes et romaines, tendant à décrire une topographie

avant tout livresque et insaisissable de la « Reine des Mers ». Pour Tyr, l’examen de ces textes révèle la

forte surreprésentation des références aux espaces phéniciens fabuleux disparus, spéculatifs ou légendaires,

(fascination durable pour le temple phénicien de Melquart, de Salomon…). L’écho semble plus être de

nature politique, voire « psychologique » 6, que scientifique.

3 Poulot 2007. 4 Hanssen 1998. 5 Sinou 2001. 6 Ciasca 1997.

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Aussi, chez la plupart des voyageurs, la visite de Tyr donne lieu à une description dont on peut se

demander si elle est issue d'une expérience réelle ou de réminiscences livresques. Comme l’observe Augé

(2003) pour Athènes, « la ville semble (…) condamnée à survivre aux projections [mythologiques] qu’elle a

suscitées » et l’archéologie à laquelle ces voyageurs aspirent serait une recherche du déjà-su. Aussi, depuis

la seconde moitié du XIXème siècle, toute l’histoire de Tyr dérivait de connaissances très datées avec un

voyage qui prenait alors la forme d’une simple vérification dont le but était tributaire des mythes, en

particulier phéniciens.

Ce sont ces mythes préalables qui semblent ordonner l’intérêt porté au patrimoine de Tyr, (qui en

semble encore largement tributaire), indépendamment de la réalité et de la matérialité archéologique de la

zone. Tyr, en tant que cité phénicienne, va être placée sur l’agenda de la recherche européenne et la

construction de Tyr comme « haut lieu archéologique » doit beaucoup à cet intérêt circonstancié.

A la veille de la première guerre mondiale, la relation entre l’État et l’archéologie n’est plus une

association passagère, circonstancielle et liée à des évènements politiques exceptionnels. Elle revêt un

caractère de permanence qui va s’incarner dans le programme de planification de fouilles mis en place, dont

Tyr sera l’un des sites. Ici, c’est « le patronage de l’Etat [ici colonisateur] [qui] assigne aux fouilles

archéologiques une finalité qui prédétermine le choix des objets, des villes regardés » 7 . Ainsi, dans ce

système de références, le volet « arabe » de l’identité tyrienne ne retient pas l’attention au même titre que sa

dimension archéologique et antique.

Plus remarquable peut-être est la reconduction de ce prisme et de ces routines patrimoniales après

l’Indépendance en 1943. Un processus de transfert de l’expertise s’y observe. Dans cet État nouvellement

indépendant, les archéologues et historiens auraient été formés dans le même système de valeurs apporté par

la colonisation. Le dispositif juridique et les orientations mis en place sous le Mandat persistent ainsi sous

l’effet d’une logique jugée « éminemment élitiste, sélective et extra territoriale (exogène) » 8.

En dépit de la volonté affichée de respecter la formule « Ni Orient, ni Occident » qui a servi de

leitmotiv au Pacte de 1943 s’attachant à rétablir l'équilibre entre les Chrétiens et les Musulmans du Liban,

on observe une reprise rhétorique de l’objet « Phéniciens », pourtant un artefact colonial et européen. En

effet, après la seconde guerre mondiale, la République Libanaise émerge comme une résurrection de la

Phénicie antique : on parle d’une « République marchande arrachée aux Montagnes », truisme qui

s’accommodera particulièrement bien de la vogue des discussions sur la Phénicie animée par des historiens

chrétiens (tel Charles Corm dans la Revue phénicienne (1919), puis le magazine Phenicia (1938-1939), qui

trouvera des prolongements chez M. Chiha (1891-1954) et les conférences du Cénacle (1946-1975). En ces

temps où, comme le remarque Beydoun (2000, p. 29.) : « les nationalismes, au faîte de leur virulence,

pouvaient difficilement se passer de noces solennellement célébrées d’une assise territoriale et d’un mythe

des origines, la Phénicie semblait toute trouvée ». Salame-Sarkis (1987) observera par ailleurs que

l’instrumentalisation de ce passé phénicien permet d’asseoir une histoire estimée ininterrompue depuis la

plus haute antiquité, en dépit d’une chronologie et d’une terminologie mal affinées. Après avoir été un

temps envisagé comme une base possible pour construire un mythe fondateur trans-communautaire sous le

Mandat 9, ce passé phénicien sera vu par ses zélateurs comme un moyen de particulariser, différencier et

7 Oulebsir N. 1996. 8 Gravari-Barbas, Guichard-Anguis 2003. 9 Jaloul 2008.

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isoler culturellement le Liban par rapport à son environnement régional arabe, et d’en user comme d’une

« machine à exclure » 10, se campant dans une position de déni de l’arabité. Ainsi, on voit la première

édition de La Civilisation Phénicienne du Docteur Georges Contenau (1928), de 1927, devenir la référence

des partisans chrétiens du phénicianisme, qui était bien initialement mu par un « rejet de l’arabité doublé

d’un tropisme européen » 11 dressé contre l’arabisme des Sunnites qui, dans le même temps, recherchaient

un argument d’autorité de très grand poids dans l’ouvrage de René Dussaud (1928) 12.

Dans ce cadre historiquement situé, le mythe de Tyr (indépendamment des fouilles, qui y sont très

réduites alors) est conçu comme l’une des paraboles de ce délire de la filiation phénicienne du Liban qui

tend à dominer l’historiographie officielle du Liban d’alors. Ce mythe primordial réduit alors d’autant le

champ des hauts-lieux nationaux aux ruines des civilisations antiques, phase canonique surreprésentée dans

les discours, référence identitaire sublimée.

On remarquera l’écart remarquable entre ces représentations, à l’impact social scandant l’action

publique, et l’objectivité historique consacrée par l’absence quasi totale de vestiges phéniciens dégagés à

Tyr. Maynor Bikai (1992) remarque combien « it is ironic that we know relatively little about that period »

et combien les vestiges phéniciens sont rares, alors que la célébrité de cette cité tient à cette période (1200-

539 av. J.-C.).

Ce hiatus entre l’influence culturelle du mythe et la matérialité des vestiges se vérifie encore dans le

document de classement de Tyr au titre de patrimoine mondial de l’Unesco comme bien n° 299 le 2

décembre 1984. Il fait émerger des critères dont la discrétion rappelle ceux des récits de voyageurs : « Pour

célébrer cette cité, il suffisait de rappeler quelques évènements qui l’associaient aux grandes étapes de

l’histoire de l’humanité » 13. Il s’ensuit un compendium des hauts-faits canoniques liés à la ville de Tyr tels

que l’invention de l’alphabet, de la pourpre, la construction du temple de Salomon à Jérusalem grâce au roi

Hiram de Tyr, la fondation de comptoirs prospères comme Cadix, Utique, Carthage, la résistance épique à

l’invasion d’Alexandre. Les allusions à la déception de Renan face à un temple de Melquart introuvable

résonnent pareillement.

La fixation de ces images relève du procès d’amplification, de l’affabulation. L’histoire doit se

comprendre à la lumière d’un passé métaphorique. Si l’image de Tyr est historicisée, les spécialistes de

l’archéologie notent le « considérable écart entre le corpus savant, c’est à dire l’état de la connaissance (…)

par les historiens, et cet ensemble de réminiscences historiques composées en un récit où (…) abondent les

clichés » 14. Mais il faut ajouter que malgré cette médiocre portée scientifique, on repère une mise à forme

qui possède une cohérence interne certaine. Cette histoire « écoutée aux portes de la légende » est bien le

fruit d’une déformation mais qui « bien loin d’être à stigmatiser, doit se traiter en élément significatif

majeur : l’étude des représentations (…) se nourrit justement de la reconnaissance de cette distance entre le

contenu de l’image et la référence du discours scientifique normatif » 15.

10 Beydouna 1999. 11 Jaloul 2008. 12 Pour légitimer leur appartenance à une entité historique et géographie politique élargie, parfaitement concordant avec les aspirations à une l'unité arabe, dont le rêve avait été caressé quelques années plus tôt au cours de l'épopée de L'Emir Faycal, du moins de la Grande Syrie 13 ICOMOS, 1984. 14 Lussault 2001. 15 Ibid.

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Silberman (2001) souligne combien peut être instructive l’étude de la représentation sociale (et

imaginaire) des monuments, telle qu’elle est modelée dans la conscience publique par le flux des touristes,

et surtout la vulgarisation des découvertes archéologiques, en informant de l’impact social des récits

construit idéologiquement.

Par la suite, dans les années 60, la connivence idéologique établie entre archéologie et État se

réforme pour s’installer entre les archéologues nationaux libanais et l’Etat National sur de nouveaux

soubassements idéologiques. A ce stade, le territoire dont relève Tyr, le Sud Liban, demeurait encore l’objet

d’une marginalisation exceptionnelle entretenue par l’État, un ostracisme qui expliquerait la rareté des

initiatives publiques depuis le XIXème siècle, son rattachement tardif à l’espace national, le maintien des

chefferies traditionnelles signifiant l’incurie des initiatives des réformes ottomanes. En réaction à cette

situation, s’ouvre une période qui tranche par son volontarisme et son ambition d’intégration nationale des

périphéries. Le mandat du président Fouad Chéhab 16 (1958-64) concrétise l’essentiel des efforts en portant

essentiellement sur l’affermissement administratif et en œuvrant au renforcement de la présence de

l’appareil d’État, processus immédiatement ralenti dès le mandat suivant de Charles Hélou. Au regard des

recherches entreprises, la naissance d’un urbanisme planifié et du programme de fouilles extensif de la

Direction Générale des Antiquités (qui en est contemporain) nous semble justement signer une des

implications volontaires de l’État pour y assurer son propre rétablissement. Dans ce cadre, les excavations

de Tyr des années 1960 nous paraissent avoir « été appelée[s] à jouer un rôle dépassant largement la

promotion de la connaissance de la civilisation antique » 17. Derrière ce projet apparemment apolitisé des

fouilles archéologiques extensives à Tyr, plusieurs interlocuteurs préfèrent déceler la démonstration de la

force de frappe archéologique d’un État en constitution. La recherche archéologique à Tyr de cette époque

trouve comme un écho dans le projet « culturaliste » 18 développé par l’État libanais de l’époque, avec une

résonance particulière sous la présidence de Fouad Chéhab. Ces objectifs de démonstration de la

souveraineté nationale et de la capacité scientifique se sont trouvés incarnés par la création de cet espace

d’intervention inédit démontrant que l’archéologie a, là aussi, une dimension instrumentale certaine.

Cette ambitieuse reconquête paraît avoir été servie par une « garde prétorienne » 19 de technocrates et

fonctionnaires dévoués à la chose publique et détachés des réseaux partisans, des modèles de vertu

bureaucratique dont l’archéologue de Tyr est un idéal type. Le discours typique de la période de Fouad

Chéhab insiste sur la récompense du mérite, valorisant une morale du labeur, une éthique du droit et du

service public. Constituée en dehors des réseaux partisans, elle aurait tenté d’orienter l’action vers un but

collectif, comme le patrimoine, et non particulier comme dans le cas de l’attitude partisane. L’archéologue

de Tyr - Maurice Chéhab devenu Directeur du Département Libanais des Antiquités - semble avoir été

enrôlé dans cette mission « temporelle » pour devenir l’un des émissaires de ces valeurs caractéristiques des

années 60. Formé par les Jésuites, poursuivant l’œuvre muséale initiée sous le Mandat Français 20, il semble

ensuite avoir exalté à travers ses fouilles à Tyr, outre une ambition évidente de promotion de la

connaissance, un projet de civilisation que nos interlocuteurs évaluent à l’aune d’un registre qui emprunte

16 Fouad Chéhab, à ne pas confondre avec Maurice Chéhab, l’archéologue de Tyr. 17 Zucconi 1996, p. 288. 18 Ingels 1999, p. 93. 19 Ingels 1999. 20 Décrit par Kaufman 2004 comme un vecteur du phénicianisme moins dévot, mais plus efficace, du phénicianisme au sein du discours public (rédacteur régulier de la revue Phénicia)

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aux valeurs de l’effort le volontarisme, une implication quasi sacerdotale, un modèle de vertu

bureaucratique en somme.

Les sites archéologiques tyriens paraissent ainsi aussi avoir été désignés comme les condensés d’une

démarche politique qui consistait à recouvrer symboliquement la souveraineté de l’État et la chose publique

dans les territoires qui lui échappaient.

Par ailleurs, ce renvoi dos à dos de l’archéologie et de la construction étatique répond bien au

mécanisme de stabilisation de l’État moderne tel que Foucault le conceptualise, considérant que ces états

modernes en construction convoquent et fondent leur stabilité sur le savoir et en incorporant des

professionnels détenteurs d’une compétence scientifique et technique en clivage avec les institutions

traditionnelles.

Plus encore, c’est toute la genèse du complexe touristique libanais d’avant-guerre qui a été en jeu

dans le dégagement et la mise en valeur des vestiges à Tyr 21. Tyr a été projetée comme une vitrine

touristique majeure conçue comme pôle d’animation touristique à destination essentiellement d’un public

allogène. Le ministère du tourisme classera par la suite Tyr pour sa « voie urbaine », en tant que

démonstration physique du « cycle de la vie dans une cité antique », réduisant par là le profil touristique de

Tyr à sa compétence et vocation archéologique.

Ces sites sont ainsi lus par de nombreux acteurs comme les vestiges d’une utopie politique : celle

d’un État moderne, souverain, planificateur et extraverti.

C’est donc à la faveur d’ambitions politiques, et d’enjeux nationaux, que l’archéologie, constituée

en science auxiliaire du politique, va participer de la compression de l’identité de Tyr à sa seule dimension

antique, préférence historique constituée au dépend d’une autre classe de patrimoine : la vieille ville bâtie.

21 Il est à noter que la Direction des Antiquités, avant d’être rattachée au Ministère de la Culture en 1994, dépendait du Ministère du Tourisme.

Fig. 1: La percée monumentale dans le tissu urbain (cliché

M. Moussi, janvier 2006).

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UNE SACRALISATION INÉGALE : GRANDEUR ET MÉPRIS DES DIFFÉRENTS PATRIMOINES

De ce fait, le palmarès des hauts-lieux de la ville de Tyr semble avoir été dépouillé, condensé et

résumé, limité aux seuls objets et zones archéologiques, excluant la vieille ville arabe et ottomane du champ

de l’historicité légitime et empêchant initialement sa patrimonialisation.

Dans les représentations déjà, la vieille ville est en quelque sorte « euphémisée », quand elle n’est

pas victime d’un procès de déqualification. Cette tendance à dévaloriser la vieille ville est précoce et

transparaît dès les récits romantiques de Chateaubriand, Lamartine et d’autres voyageurs qui croient déceler

dans la médiocre physionomie actuelle de la partie « arabe » de la ville de Tyr les effets de la malédiction

pesant sur « la ville des vanités, (…) la plus misérable de toutes les villes de l'Empire ottoman » 22. Lors de

sa mission de Phénicie qui le conduit dans la vieille ville de Tyr, Renan (1923) regrette par exemple

« qu’aucune grande ville ayant joué pendant des siècles un rôle de premier ordre [n’ait] laissé moins de

traces que Tyr ».

Un examen en détail des générations de plans d’urbanisme révèle par ailleurs cet empire de

l’archéologique et le mépris symbolique dont la vieille ville a été l’objet jusqu’aux dernières années.

Dans la politique urbaine surtout, l’archéologie semble avoir monopolisé le sens du projet urbain.

Dans les discours de l’archéologue Maurice Chéhab et les plans directeurs des professionnels en charge de

la planification urbaine 23, fonctionnaires formés en France et ensuite rattachés aux valeurs de

l’administration chéhabiste qui les a promus « cadres » , on décèle une connivence assez fine sur le destin

souhaitable du tissu historique : l’extension de l’assiette des fouilles à l’ensemble de la vieille ville et la

constitution d’un parc archéologique étendu à toute la vieille ville habitée.

La recherche de la cité antique a plié le développement de la ville à sa propre logique puisque très

vite a été proposé le dégagement extensif et systématique de la vieille ville habitée (afin de l’offrir aux

investigations archéologiques et d’en faire un parc) et a été exprimée la volonté récurrente de lier les deux

sites archéologiques d'une manière claire en créant une promenade archéologique ininterrompue. De

manière sous-jacente la recherche de l’ancienne chaussée d’Alexandre sous la rue Hamra, la recherche du

temple de Melqart, ont été ainsi les topos soutenant les projets de développement et de planification.

En vertu du principe d’authenticité, la labellisation « patrimoine mondial » en 1984 a inauguré une

forme particulière de protection. « Partant du principe que la relation, de nature contemplative, qu’établit le

visiteur avec le lieu, exigerait un vide presque absolu » 24, cette mise en valeur va tendre à exclure tous les

signes non patrimoniaux (habitants, activités et constructions « parasites »), et ce dans l’optique d’isoler de

l’espace monumental et de contrôler les abords visuels du champ de fouilles, dans le principe au moins 25.

Cet ensemble de références, de normes et de pratiques routinières contribuerait à « stéréotyper les espaces

hérités » 26. On vérifie à Tyr de manière assez caricaturale la théorie de Choay (1992) qui affirme que

primitivement les archéologues ont contribué à « rendre pensable la muséification de la ville ancienne », à

22 Olivier 1801-1807, p. 56. 23 El Khoury 1964. 24 Sinou2001. 25 Il s’agit de mesurer les écarts à ce modèle théorique : la guerre a annulé la possibilité d’un contrôle effectif des informalités dans la zone, des immeubles illégaux assiégeant le site. 26 Mele 1998.

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une mise sous cloche. On peut y lire un cas très abouti d’« abus monumental » 27, qui désigne des situations

où le signifié a déserté le signe, dans les zones en quelque sorte confites dans leur authenticité.

Dans la législation nationale, la vieille ville habitée a effectivement bénéficié par défaut d’un

périmètre de protection mais il faut observer que ce n’est pas en vertu de sa valeur historique qu’elle s’est

retrouvée ainsi classée, mais au titre de son caractère de réserve archéologique et de future zone de fouille.

Ce zonage impliquait de puissantes servitudes d’inconstructibilité, une forme de gel en somme, mais moins

dans l’optique de préserver l’esthétique de la vieille ville que pour ménager la perspective et l’attente d’une

expropriation, d’une expulsion de ses habitants, d’un rachat par la direction des antiquités, et, in fine de

destruction pour fouilles. A ce titre, l’ensemble de la vieille ville se retrouva affectée d’un zonage « à

fouiller ».

Ce type d’expropriation sur décision gouvernementale à raison archéologique a donné lieu à des

expulsions et destructions partielles dans la frange sud de la vieille ville, espace qui deviendra celui du site

croisé. Maurice Chéhab (1986) affirmait en effet qu’il fallait prévoir « l'éventualité qu'une partie [de la

vieille ville] puisse être déplacée pour pouvoir faire des fouilles ». La servitude archéologique se comporte

comme une atteinte physique à l’intégrité du tissu traditionnel car, aujourd'hui, le quartier historique

Manara, peu à peu dénudé pour étendre le champ de fouilles, a significativement rétréci et se limite à l'un

des deux fronts bâtis de l'ancienne rue principale. Cet ensemble d'habitations constitue la nouvelle façade

sud de la vieille Tyr, matérialisée par un mur construit pour les isoler des ruines adjacentes. Nous

constaterons d’ailleurs que si Manara signifie le « phare », cette appellation tend à disparaître pour être

remplacée par Hay El Kharab, « le quartier des ruines », qui évoque non pas les ruines archéologiques

adjacentes mais l'état de délabrement consécutif à l’abandon de ces maisons.

Ici le principe « sanctuariste », celui qui a ainsi présidé aux modalités de protection des sites

archéologiques appliqué à Tyr, nous parait alors déroger au principe d’intégrité patrimoniale, car la

muséification consécutive a généré des impacts contradictoires : en invoquant le potentiel archéologique de

la zone, ce sont des destructions ou dégradations massives qui ont été motivées. Ces ruines modernes ne

sont pas des objets de contemplation, ne présentent pas la valeur didactique ou scientifique requise pour

entrer dans le champ de la protection archéologique, il s’agit en réalité de nouvelles friches urbaines.

Toujours suite à une décision gouvernementale projetant un parc archéologique étendu à toute la

ville à partir de 1960, les habitants d’une partie d’un quartier de la vieille ville ont été expulsés dans la

perspective d’une expropriation massive. Comment a été interprété cet épisode d’expropriation dans le cycle

de vie du propriétaire ? Il est intéressant d’observer combien ces expropriations et les départs qu’elles

supposent ont entraîné le brouillage des systèmes économiques traditionnels, des équilibres de la sociabilité

locale et une déconstruction des valeurs personnelles. Sa rue principale était connue pour être celle « des

grandes familles» : Mamelouk, Baroud, Halawé, Charafeddine, dont les palais ont depuis été abandonnés,

voire squattés. La portée sociale de l’entreprise archéologique se mesure aussi à l’aune des effets ségrégatifs

consécutifs au tracé de la nouvelle rue Rivoli. Destinée à matérialiser et circonscrire la future limite du parc

archéologique de la vieille ville d’après le premier plan directeur de la ville (fig. 2), elle a contribué à fixer

physiquement une scission confessionnelle (et sociale), devenue une séparation physique entre quartiers

musulmans relativement paupérisés et chrétiens plus aisés, fracture qui ne lui préexistait pas.

27 Debray 1999.

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Les enquêtes permettent de saisir ce ressentiment contre la disparition physique de cet ensemble

urbain et de l’idéal de civilité et de sociabilité qui lui était associé. C’est bien le sacrifice de la vieille ville et

de son passé communautaire qui a été consenti pour dégager la cité archéologique.

En cela, le cas de Tyr constitue un cas intéressant parmi les exemples nombreux de destruction du

patrimoine bâti au Liban. Ici, ce n’est pas un projet urbanistique moderniste ou d’assainissement hygiéniste

du tissu qui en est à l’origine mais bien le fait patrimonial qui a été compris dans une acception strictement

archéologique et ainsi a contribué à négliger et même condamner la vieille ville habitée à rester une

catégorie résiduelle, négligeable, et soumise au risque de l’archéologie.

Il apparaît que la conservation du patrimoine archéologique a été opérée à l’encontre du tissu vivant,

de manière exclusive et concurrentielle, et qu’ainsi le privilège du monument archéologique a annulé la

possibilité d’une conservation du patrimoine bâti.

INFLATION TYPOLOGIQUE ET CHRONOLOGIQUE DE LA NOTION DE PATRIMOINE

Ce tableau rétrospectif est aujourd’hui largement nuancé, voire infirmé, par l’actualité du patrimoine

à Tyr, qui tend au contraire à exhausser la vieille ville au rang de fétiche, de patrimoine et de nouvelle

« économie de la grandeur ».

Tyr offre un tissu bâti composé d’un plan régulier et orthogonal dans l’espace des souks 28, d’une

morphologie plus organique dans ses quartiers d’habitation composés de ruelles parallèles liant les quartiers,

segmentés en impasses et caractérisés par deux types d’habitation (simples masures de pierre, robustes,

28 Sa porte historique, ses rues parallèles, ses édifices publics khans, palais ou sérails…

Fig. 2 : Le premier plan directeur de la ville rédigé en 1964 (cartothèque de l’IFPO Beyrouth)

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construites sur un étage et équipées de terrasses, ou habitation traditionnelle issue de la deuxième moitié du

XIXème siècle, et plus connue sous le nom de beit ).

Jusqu’à la dernière décennie on remarque le très faible nombre de classements de bâtiments ou de

mesures de protections zonales autres qu’archéologiques, et surtout la rareté des initiatives de restauration

qui témoignent du retard historique pris par Tyr en ce qui concerne la prise en compte du patrimoine urbain.

Les interlocuteurs relèvent la singularité du profil patrimonial de la ville de Tyr qui constituerait

encore une tête de circuit touristique à vocation exclusivement archéologique, au contraire de villes comme

Tripoli ou Saïda. Tyr n’aurait pas connu dans les années 1980-90 les phénomènes de patrimonialisation de

l’architecture traditionnelle que l’on observe par exemple à Beyrouth pour la maison aux trois arcs.

Plusieurs interlocuteurs justifient encore ce relatif désintérêt par une carence en ancienneté ; le bâti le plus

ancien de Tyr date de la reconstruction de 1750 qui a fait suite à un épisode de destruction générale.

Mais depuis la dernière décennie, les premières préoccupations relatives à la dégradation de la vieille

ville sont repérables : les instigateurs des nouveaux plans directeurs et acteurs publics commencent à

déplorer le fait que « s’aggrave l’insalubrité de l’ancien tissu et que, insatisfaits par ce phénomène, les

anciens habitants se trouvent contraints d’abandonner leurs maisons et de choisir des conditions meilleures

de logement dans les nouveaux quartiers » 29, agitant le spectre de la paupérisation des médinas, déplorant

les pratiques de squatt, la dévaluation foncière, la hausse des illégalités, l’exode des habitants d’origine et

leurs remplacement par de nouveaux arrivants principalement issus du monde rural pauvre, selon des

processus observés ailleurs. Depuis, les urbanistes n’auront de cesse de se poser la question de

l’anthropophagie de cette ville qui se dévore elle-même : assaut des constructions informelles menaçant les

sites, poussée du domaine archéologique en lisière de vieille ville. Surtout, des initiatives de restauration

émergent dans la vieille ville, et le terme de « patrimoine » commence à être appliqué au domaine de la

vieille ville.

A Tyr, la « lutte à mort » entre archéologie et vieille ville habitée, « darwinisme patrimonial »,

semble avoir pris fin au profit d’une définition élargie de la notion de patrimoine, étendu à la vieille ville.

Alors que la domination symbolique du patrimoine archéologique avait jusque là confiné à une confusion

29 PEK archi., 2003.

Fig. 3 : Une représentation de la

vieille ville de Tyr. Carte postale non

datée (don de la collection de Rabi

Shibli).

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terminologique entre espace antique et espace patrimonial, la vieille ville de Tyr est identifiée désormais à

travers une double qualité : archéologique et historique.

L’histoire récente de la patrimonialisation à Tyr démontre surtout un renouvellement des normes

d’actions patrimoniales en rupture avec les pratiques conservatoires précédentes. Elles procèdent d’une

logique originale qui consiste à alléger la servitude et assouplir la contrainte de protection. L’action dans le

centre ancien s’attache aujourd’hui à pacifier les relations entre archéologie et développement, ce qui se

traduit concrètement par la libération de certains terrains jusque là gelés pour la fouille, la fin du zonage « à

fouiller » de l’ensemble de la vieille ville dans le nouveau code du bâti, des servitudes d’inconstructibilité

plus rares, des sites archéologiques en cours de réaménagement. Camillo Sitte ou Giovannoni opposent

souvent une option muséifiante qualifiée « d’archéologique » (qui surévalue l’authentique) à une alternative

plus organique. Dans ce cas-ci, le privilège du patrimoine bâti refuse effectivement son sacrifice au profit

d’une dénudation archéologique.

L’enjeu affirmé dans ces projets est bien de « décitadelliser » l’archéologie dans la ville et de

rompre avec la politique strictement archéologique qui aurait prévalu notamment avec l’Unesco. La

labellisation « patrimoine mondial » en 1984 témoignait alors du sentiment dominant dans les milieux

internationaux : entreprendre de défendre la cause du patrimoine de manière transcendante en dépit du

fait que « la prise de conscience des habitants vivant dans les quartiers historiques des villes arabes, à

l'égard de la valeur patrimoniale de leur environnement urbain, demeur[ait] très faible, sinon

inexistante » 30, initiative vécue localement comme un mépris pour les acteurs locaux, une coercition et une

des capacités d’action locale, municipale sur leur territoire. A l’heure actuelle, en contrepied, les projets

patrimoniaux affirment être centrés sur une mission de réconciliation des acteurs locaux avec leur

patrimoine, et ce avec une forte dimension participative 31. De manière surtout incantatoire, ces nouveaux

projets proposent notamment soutenir les municipalités et formulent de nombreuses injonctions à des

pratiques de gouvernance, du moins dans la déclaration d’intention initiale du projet. L’enjeu de ces

initiatives à Tyr semble autant de revaloriser le tissu ancien que de faire oublier le traumatisme et le ressenti

développé par la société locale à l’égard des anciennes pratiques de la Direction Générale des Antiquités et

de l’Unesco. Ce régime de justesse rénové aurait la propriété de conjurer l’ancien ordre juridique

patrimonial désavoué et déchu. Cette bifurcation est repérable à travers le projet Cultural Heritage and

Urban Developement (CHUD) mis en œuvre depuis 2000 par la Banque Mondiale 32, nouveau bailleur de

fonds influant dans la région. À prétention « totalisante », ce projet se caractérise par un effort de soutien

aux municipalités et de restauration de l’espace public, tant physique que symbolique, en proposant à Tyr

notamment un travail sur les activités commerciales, la réhabilitation du bâti, la protection du paysage et de

la côte, la mise en place d’études pour le développement urbain autour du cœur historique et, très

accessoirement, la conservation des sites archéologiques. Les deux khans aux portes de la vieille ville et les

palais mamelouks constituaient 33 par exemple les amarres du projet CHUD à son démarrage. Le

positionnement des acteurs du CHUD à Tyr les place délibérément dans le camp du patrimoine urbain, érigé

en nouveau pilier stratégique de la croissance et du développement (qui reste le créneau de la Banque

30 Bouchenaki 1995. 31 Dewailly - Molina 2004. 32 Bureau P. El Khoury 2003. 33 Plus maintenant, car ils leur réhabilitation est désormais assurée des acteurs privés.

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Mondiale) car le patrimoine urbain bâti détiendrait une plus-value sociale (et même touristique) plus

affirmée que le patrimoine archéologique. A la faveur du repositionnement rhétorique de cette grande

structure de patronage internationale sur le créneau culturel, le patrimoine bâti de la vieille ville de Tyr s’est

finalement constitué en nouvel avantage compétitif dans le marché. Et enfin, surtout, dans le discours de la

Banque Mondiale, le patrimoine urbain serait plus apte à susciter une adhésion de la société locale que le

patrimoine archéologique ; récent élément d’empathie, valeur qualifiante aux vertus développementalistes

plus affirmées.

Mais on peut s’interroger sur la suite et l’exécution de ces nouveaux projets labellisés « Banque

Mondiale », dont les invocations sont souvent en butte à un principe de réalité.

CONCLUSION

La figure de Tyr « haut-lieu » archéologique a surgi à la faveur de projets politiques historiquement

situés. Le discours et la recherche archéologique ont d’abord été enrôlés pour promouvoir

différentes visions historiques du Liban.

C’est aussi à travers cette histoire institutionnelle et règlementaire (la naissance de la discipline

archéologique et de l’urbanisme) que l’on peut appréhender les origines du paradoxe de la

patrimonialisation à Tyr : le rapport de concurrence frontale dans lequel ont été enrôlées les deux catégories

de patrimoine que sont le patrimoine archéologique d’une part, le patrimoine bâti « vernaculaire » de

l’autre, le premier exalté, le second minoré. La vieille ville de Tyr a ainsi été le théâtre de conduites

idolâtres en ce qui concerne son patrimoine archéologique, mais a paradoxalement été celui de pratiques

iconoclastes particulièrement zélées en ce qui concerne son patrimoine bâti.

Mais on remarquera combien les conditions politiques, idéologiques ont globalement inversé le

rapport de force à l’avantage du patrimoine « bâti » de la vieille ville, à la faveur d’un nouvel ordre du

Fig 4 : Restaurations récentes en lisière de site archéologique (cliché M. Moussi, 31 octobre 2008)

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patrimonial mondial ayant fait advenir la medina au rang de « fétiche ». C'est aussi « une invitation à

réfléchir sur le rapport mouvant entre le savoir historique et les diverses formes du débat public avec

lesquelles il lui faut de plus en plus négocier. Car tel est le second trait qui caractérise les conditions du

débat contemporain : il est, dans une très large mesure, devenu public et les historiens professionnels n'en

ont plus la maîtrise » 34.

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