la faim en soi, extraits
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La Faim en soi, extraits
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Préface du Pr P. Aimez 9
Introduction 19
1. Dedans dehors : soi et les autres 27
1. La relation entre le dehors et le dedans 28
2. Conflits avec les parents et retour dans l’œuf 32
3. De la culpabilité à la clandestinité 42.
4. Le pur et l’impur 44
5. L’identité sociale 45
6. La quête de l’absolu 48
7. Les relations amoureuses 53
8. L’argent 57.
Propositions pratiques 59 1. Le journal 59
2. Thème recherche personnelle, 60
La dépendance 62 1. La relation à la nourriture 62
2. Les choix alimentaires 63
3. Les aliments déclencheur 67
4. Les aliments inhibiteurs 68
5. Les aliments neutres, 69
6. Les zones de répit 70
7. La structure du milieu alimentaire 70.
Propositions pratiques 73 1. Plan de réadaptation progressive aux aliments
« interdits » 73
2. Comment déterminer vos besoins énergétiques ? 85
3. Calculez vos calories sur une semaine 88
4. Le carnet alimentaire est-il indispensable ? 89
5. Propositions d’objectifs pour le carnet alimentaire 94
6. Thème de recherche personnelle 97
Mise au point diététique et distorsions habituelles 99 1. Les attentes magiques et la culpabilité 99
2. Les régimes font grossir 103
3. Il est impossible de ne pas craquer 104
4. Comment se forme et s’élimine la graisse ? 104
5. Que sont exactement les calories ? 106
6. Sur l’inégalité des calories 107
7. Les associations d’aliments 108
8. Les calories négatives 109
9. Les médicaments 110
10. L’hypnose, les messages subliminaux, etc. 114
11. Le pondérostat 115.
Les discours intérieurs et la gestion des crises 117 1. L’intemporalité des crises 117
2. Les chimères, le doute et la raison 119
3. Il faut accepter ses crises 121
4. Pour limiter les crises, 123.
Propositions pratiques 126 1. L’approche sophrologique 126
2. Travail à réaliser en période d’accalmie 133
3. Travail à réaliser après les crises 138.
La peur de manquer, la peur de céder et les réactions d’évitement 141
1. Que sont les phobies 141
2. Le cercle vicieux de la peur et de l’évitement 143
3L’objet contre-phobique 145
4. Les scénarios inachevés 146
5. Les interprétations irrationnelles 146
6. Schéma de la boucle sans fin de la peur et de
l’évitement 148.
7. L’incubation 149
8. La désensibilisation systématique 149
9. L’immersion 150
10. La litanie 150
11. Technique de relaxation 150.
Propositions pratiques 153 1. Premier thème de recherche personnelle 153
2. Deuxième thème de recherche personnelle 154. —
3. Auto désensibilisation à la peur d’avoir faim 155
4. auto désensibilisation à la peur de manquer 157
L’affirmation de soi et les relations avec l’entourage 159 1. Plus nous voulons mincir, plus nous grossissons 159
2. La boulimie, l’anorexie et l’obésité ne sont pas des
maladies honteuses 161
3. La gestion des conflits 164
4. Agressivité, passivité, manipulation et assertivité 165
5. Le contrôle de soi 166
6. Les relations à l’entourage 167
7. Savoir demander de l’aide 169
Propositions pratiques 174
1. Thème de recherche personnelle 174
2. Qui influence votre comportement alimentaire 175
Les bénéfices secondaires 176
1. Qu’est-ce qu’un bénéfice secondaire ? 176
2. – Quelques exemples de bénéfices secondaires 178.
Propositions pratiques 185
Les émotions font-elles grossir ? 186 1. Le stress et le pondérostat 186
2. Les modèles expérimentaux 188
3. Le rôle antidépresseur du sucre et la glucido-
dépendance 190
4. La chimie pour guérir 91
5. Émotions et activités cognitives 192
Propositions pratiques . 194
Le travail sur le goût 198
1. Le goût nous met en relation avec le monde 198
2. La langue et les quatre saveurs de base 199
3. Le rôle des autres sens 201
Propositions pratiques 203 1. Le rôle du goût pendant les crises 203
2. Le seuil de perception des quatre saveurs de base 204
3. Le mélange des saveurs 204
4. La succession des saveurs et leurs interférences 205
5. Mise en évidence des stimulations chimiques 205
6. Identification de diverses odeurs 206
7. Analyse d’un aliment de crise 206
10. Mincir n’appartient qu’à vous 208
Annexes. 1. Table de composition des aliments 213
2. 2. Adresses utiles 226
3. 3. Bibliographie 229
Préface du Professeur Aimez. Quiconque, de nos jours, s’intéresse de près à la pathologie du
comportement alimentaire — que ce soit comme patient, chercheur
ou thérapeute — doit se déterminer à adopter le point de vue de la
complexité.
Autant l’esprit se révolte lorsque lui sont imposées des tâches
inutilement et stupidement compliquées (dont le type le plus parfait
est la tâche administrative), autant il peut s’exalter et s’enrichir à
s’efforcer de capter une réalité — humaine en particulier -
infiniment complexe.
L’ouvrage de J. —L. Yaïch n’esquive pas les difficultés liées à
l’exposition d’une matière — clinique, psychologique,
psychopathologique — aussi élaborée qu’un trouble du
comportement alimentaire. Qu’y a-t-il en effet de plus savant
(contrairement aux apparences), que l’anorexie d’une jeune-fille, la
boulimie d’une adolescente, l’obésité d’un adulte — construite
couche après couche selon un système d’adaptation et de défense
longuement mûri depuis l’enfance ?
Défi, paradoxes, contradictions, par conséquent, ne font défaut ni à
la réalité clinique ni au « corps » de cet ouvrage qui entraîne le
lecteur bien au-delà de la simple technique du savoir-manger ou du
vouloir-maigrir.
C’est peu de dire, en effet, que les comportements alimentaires de
l’homme obéissent à un déterminisme biopsychosocial. Encore faut-
il avoir éprouvé dans sa chair, comme patient, obèse, boulimique ou
anorexique, l’absence de toute séparation, de tout « Trait d’union »,
entre ce qui est biologique, psychologique ou socioculturel.
L’auteur, ancien obèse, ancien boulimique lui-même, a traversé ce
magma fusionnel ; son texte, parsemé de brûlantes scories, en porte
témoignage. La boulimie est un malheur et l’on saura gré à l’auteur
d’avoir écrit au plus près de sa souffrance passée.
Toutefois, la souffrance à elle seule n’explique rien, ne légitime rien.
Le détour par la connaissance est nécessaire et inévitable. L’ouvrage
possède donc une logique et une armature scientifiques
irréprochables. Il n’y manque, selon moi, qu’un bref rappel
introductif de la définition et des développements récents de la
pathologie du comportement alimentaire. Mais c’est là une lacune
aisée à combler et le lecteur me pardonnera d’y consacrer quelques
lignes, nécessairement ennuyeuses, assorties de quelques données
chiffrées également indispensables.
L’obésité, au siècle dernier, n’était encore que simple disgrâce : « La
duchesse de Harley, pouvait écrire Oscar Wilde, femme d’un naturel
admirable et d’un excellent caractère, aimée de tous ceux qui la
connaissaient, avait ces proportions amples et architecturales que
nos historiens contemporains appellent obésité lorsqu’il ne s’agit
pas d’une duchesse. »
Nul, sans doute, n’eût alors imaginé que cette dysmorphie susciterait
un jour un tel intérêt de la part des médecins, des chercheurs et, plus
curieusement encore, de la part des psychiatres et des sociologues.
Les données du « problème » obésité, il est vrai, ont radicalement
changé depuis un siècle ! En premier lieu, le nombre d’individus
affectés de surpoids ou d’obésité (cette dernière étant définie comme
un excès de poids de 20 % ou plus par rapport aux normes) n’a cessé
d’augmenter dans nos sociétés industrialisées.
Aux États-Unis, en 1984, 35 % de la population pouvait être classée
comme obèse (contre 7 % en 1930), soit 34 millions d’individus'. Or
l’obésité, surtout lorsque la surcharge adipeuse est de distribution
androïde (haut du corps et abdomen), constitue un indiscutable
facteur de risque des maladies cardio-vasculaires, du diabète, de
l’hypertension. D’où la sollicitude des professions médicales.
Toutefois l’obésité, dont les bases de prédisposition génétique sont
importantes et ont pu être récemment évaluées — à l’aide, en
particulier, d’études de concordance chez des jumeaux monozygotes
est aussi une création culturelle : aux États-Unis, l’obésité, comme
l’ont montré les travaux de Stunkard, est six fois plus fréquente dans
les basses classes socio-économiques que dans les classes les plus
fortunées. D’où l’intérêt des sociologues pour un tel phénomène de
classe.
Ce phénomène, à vrai dire, est plus complexe encore ! Par-delà les
prédispositions génétiques, les niveaux éducatifs et les conditions
économiques, intervient en effet la signification sociale, rituelle,
religieuse des comportements alimentaires ainsi que la symbolique
des silhouettes corporelles. D’où l’intérêt marqué des psychologues,
des psychiatres, des ethnologues pour des conduites aussi riches de
significations individuelles et collectives.
« Dans les pays pauvres, les pauvres sont maigres, et les riches sont
gros ; dans les pays riches, les pauvres sont gros et les riches sont
maigres » (Morley).
L’obésité apparaît ainsi comme un phénomène non seulement
hétérogène et d’étiologie plurielle, mais foncièrement inégalitaire.
Ce que nos sociétés, idéologiquement obsédées par l’égalité des
chances, ne manqueront pas de dénoncer : Nous sommes « des
mangeurs inégaux » (Apfelbaum) ! « Notre société fabrique des
obèses, et elle ne les tolère plus » (Trémolières).
Toutefois, le phénomène obésité — dans sa complexité — est lui-
même en voie d’être dépassé par un phénomène plus vaste encore :
l’obésitophobie. Cette fois, ce sont des pans entiers de population
qui sont concernés. Dans l’enquête Glamour de 1984, 41 % des
33000 femmes américaines interrogées étaient insatisfaites de leur
corps, 80 % souhaitaient maigrir ; 45 % de celles qui étaient
objectivement maigres se trouvaient trop grosses'. En 1969, déjà
Dwyer indiquait que 80 % des étudiantes d’une High School se
trouvaient trop grosses et qu’à tout moment 30 % d’entre elles
suivaient activement un régime amaigrissant. De nos jours, (1989),
environ un tiers des Américains, soit 80 millions de personnes
suivent un régime « amaigrissant », justifié ou non ! Et 57 % des
Françaises s’estiment trop grosses (contre 40 % seulement en 1979).
Cette obésitophobie culturelle galopante, doublée par la montée en
puissance d’un idéal de minceur corporelle, fascine les sociologues
qui assistent, comme Fischler, à la naissance d’une « société
lipophobe ».
Pour les professions de santé, le souci est autre : les études
épidémiologiques menées, depuis les années 30 jusqu’à nos jours,
en Suède (Theander), en Ecosse et en Angleterre (Kendell), à New
York de 1960 à 1976 (Jones), en Suisse de 1956 à 1975 (Willi et
Grossman) confirment toutes l’augmentation d’incidence de
l’anorexie mentale.
Quant à la boulimie, dont le premier cas clairement documenté a été
rapporté par Janet en 1903 et qui était encore pratiquement ignorée
il a une vingtaine d’années, elle touche actuellement, selon les
critères adoptés, de 1 à 4 % de la population féminine et
principalement les femmes jeunes : véritable épidémie, selon
certains observateurs !
C’est ainsi que l’on assiste en cette fin de millénaire, à côté du Sida
et des toxicomanies, à l’apparition et à l’extension d’une pathologie
nouvelle — au moins par sa dimension sociologique : la pathologie
du comportement alimentaire.
L’obésité, lorsqu’elle est liée à une hyperphagie de type compulsif
ou boulimique, l’anorexie restrictive, la boulimie normo-pondérale,
l’anorexie-boulimie, les restrictions alimentaires aberrantes,
chroniques ou épisodiques forment la trame continue de cette
pathologie comportementale dévastatrice.
Si les professions de santé s’intéressent déplus en plus au
phénomène anorexie-boulimie-obésité hyperphagique, c’est
d’abord en raison des conséquences somatiques désastreuses de ces
conduites alimentaires anarchiques : hyperlipido-protéinémies,
maladies cardio-vasculaires, troubles des règles et de la
reproduction, complications digestives, dentaires, endocriniennes,
rénales...
Psychiatres et psychologues, de leur côté, ont à faire face à une
avalanche de cas de dépressions, d’insomnies, d’échecs scolaires,
universitaires, conjugaux, de tentatives de suicide, plus ou moins
directement liés à des entreprises d’amaigrissement sauvage ou à
l’impossibilité avérée de ramener sous contrôle un comportement
alimentaire devenu chaotique ! Pour finir, 5 à 10 % d’anorexiques,
mais aussi nombre de boulimiques et d’obèses — comme le rappelle
épisodiquement la presse à sensation — paient de leur vie la
poursuite de ce mirage : la minceur à tout prix !
Face à cette pathologie montante, la masse de savoir et de
connaissances scientifiques accumulés pèse d’un poids certain.
Pourtant, il faut le reconnaître, postée à l’intersection, au carrefour
de divers champs disciplinaires, la pathologie des comportements
alimentaires conserve en partie un caractère énigmatique !
Il est temps, par conséquent, de prêter attention à une source
d’informations trop et trop longtemps négligée : celle qui émane des
intéressés eux-mêmes ! Anorexiques, boulimiques, obèses
hyperphages en savent long, en effet, sur le mal dont ils souffrent.
Souvent, il est vrai, l’intensité de leur souffrance exclut les mots qui
seraient nécessaires pour la dire. De plus, la peine de celui qui est
condamné à manger est, par définition, d’essence nostalgique et
préverbale.
Ceux, pourtant, qui sont revenus de l’enfer boulimique, de l’impasse
anorexique, de l’exil dans la citadelle du corps obèse, ceux-là ont
beaucoup à nous apprendre.
Certains, même, comme l’auteur sont passés dans le camp des
thérapeutes, mus par l’espoir d’apporter compréhension, chaleur et
allègement de leurs souffrances à leurs frères et sœurs en boulimie-
obésité-solitude.
C’est que l’empathie est de peu de secours sans un certain savoir, de
même que le savoir délivré seul n’est que mépris sans la sympathie
agissante.
L’auteur de cet ouvrage, répétons-le, sait de quoi il parle : « Je
voulais mincir pour sortir de la mort, de cette fascination où elle me
tenait. »
« Manger le monde c’est s’exposer à se confondre avec lui jusqu’à
s’y perdre. »
« Nous demeurons confrontés à la question, métaphysique s’il en
est, de notre place dans l’univers. Question du commencement et de
la fin, de notre refus de la mort, de notre recherche de fusion dans
l’amour, et des limites d’entre le monde et nous. »
L’ouvrage est parsemé de ces interrogations angoissées qui
fulgurent dans la conscience éveillée de tout mangeur divisé : car
c’est cette schize douloureuse qui donne son ton — majeur ou
mineur — à toute la pathologie du comportement alimentaire. « En
crise, je ne me reconnais pas », « c’est plus fort que moi »,
proclament les boulimiques à l’unisson.
Si l’anorexique restrictive a réussi — provisoirement — à faire taire,
à nier la part de soi qui veut manger, les boulimiques, beaucoup plus
nombreux (ses), « passent toute une vie écartelée entre deux êtres
qui se déchirent : celui qui mange, ce vieux démon qui entre et nous
possède, et puis l’autre, l’archange rédempteur, ce justicier vengeur
que l’on attend ».
En assimilant le moi qui mange au démon, l’auteur indique le sens
qu’il confère à ce combat démesuré et cependant dérisoire : Lumière
contre Ténèbres, Bien contre Mal.
D’autres versions de cet affrontement, pourtant, seraient possibles :
le moi qui mange affirme son appartenance au monde, à l’éros ; c’est
un moi soumis ; l’autre, qui ne mange pas, mais pense le monde, est
un moi révolté, démiurgique. Mais qu’importent ces polarités qui, si
aisément, s’inversent ! (De l’anorexie à la boulimie, du vide au
plein, de la révolte à la soumission, de l’amour à la haine.)
Celui — celle — qui vit en conflit permanent avec la nourriture,
donc avec son corps, entretient cette disjonction-
déchirure-antagonisme entre ses deux moi extrêmes. La souffrance
jaillit comme l’étincelle entre ces deux pôles de l’un écartelé.
Dédoublé, divisé, le sujet met alors les bouchées doubles, voire
triples ou quadruples lorsqu’il sent que son moi se fragmente plus
encore, se refend, s’éparpille, mais, contrairement au toxicomane, il
ne « s’éclate pas ». « En boulimie, écrit l’auteur, manger n’est pas
un plaisir mais une nécessité. »
Le « mangeur compulsif », voire « convulsif », comme le désigne
parfois Yaïch en un lapsus heureux, s’efforce de combler, de
remplir, de nier jusqu’au manque, pourtant constitutif de son être. Il
lui faut remplir le bol à ras, non seulement le gouffre digestif, mais
aussi la coupe de la vie qu’il s’ingénie à combler de dettes, de
désespérances, de disputes, de complications, de défis, d’échecs,
afin que, tout vide traqué, tout interstice comblé, il puisse enfin
s’essayer à dire : je. « Je » commence pour lui lorsque le vase
déborde, que le sel des larmes mêle son aigreur au barbouillement
écœurant du sucré !
L’anorexie — qui est une boulimie contrariée —, l’obésité
hyperphagique, la boulimie ne sont qu’étapes, longtemps
réversibles, interchangeables, de la mise en formes et en actes d’un
non-discours sur un manque-à-être. La disgrâce visible — le gros
corps — s’étoffe souvent d’une disgrâce cachée, humiliante : le
gavage solitaire. Ce qui se voit fait alors écran à ce qui se cache. Ce
qui se cache fait écran à ce qui peut se dire.
Quant à la maigreur de l’anorexique, elle viole le regard d’autrui
pour le forcer à voir ce que nul ne regarde de plein gré : la mort —
son ombre convoquée — plutôt qu’une vie non choisie.
Ces discours muets, ces figures allégoriques — corps - tonneau,
outre vide, danse macabre — sont les harmoniques d’un même
pathos, d’une souffrance sans nom et sans issue langagière. Seul
celui qui est déterminé à tendre l’oreille saura reconnaître le cri de
rage ou d’impuissance boulimique qu’étouffe le bâillon alimentaire.
L’auteur est de ceux-là. Il a parcouru lui-même les cercles
infernaux ; il souhaite guider à son tour ceux qui cherchent une
issue. Formé aux techniques comportementales, il propose un
itinéraire, tout hérissé de listes, de notes, d’évaluations, de tâches
graduées. Fil d’Ariane précieux pour qui veut sortir patiemment du
labyrinthe. L’ouvrage s’inspire également des acquisitions récentes
en psychologie cognitive : pensées dysfonctionnelles,
dichotomiques (tout ou rien, bon ou mauvais, permis ou interdit),
faussement attributives (« tout est de ma faute »), superstitieuses,
illogiques au point où j’en suis, autant continuer »), négatives (« je
n ’y arriverai jamais ») constituent le bagage commun des patients
qui entretiennent une relation conflictuelle avec la nourriture et le
corps. Tous sont des déprimés en puissance, sinon déjà de facto.
Enfin, la physiologie n’est pas négligée par l’auteur : il expose les
bases de l’équilibre pondérostatique et de la régulation des balances
mono-aminergiques et peptidiques cérébrales. Comment ne pas s’en
réjouir ? Une psychologie qui exclut le corps n’est rapidement plus
qu’une rhétorique bavarde.
Yaïch est « externaliste » ; il se rallie à la théorie, — jamais prouvée,
mais heuristique en son temps — de l’externalité : les obèses
seraient, plus que les non-obèses, sensibles aux stimuli « externes »
(nourriture, en particulier) et moins aux signaux internes.
En fait, extrayant la théorie de son corset scientifique, il lui donne
une portée philosophique « II me semble que cette approche doit être
élargie, nous souffrons d’un trouble plus profond où tout notre
système de référence au monde se trouve impliqué. »
Il est vrai le corps et son image — l’image du corps — sont la clef
de notre appropriation, et donc, en référence ultime, de notre vision
du monde.
L’obèse paraît moins conditionné aux signaux externes qu’incertain
de la frontière dedans/dehors. Sa quête d’amour inassouvie explore
ou refuse les limites, à commencer par celles du corps jusqu’où peut-
on manger sans que le corps n’explose ou n’implose ? De même,
beaucoup de boulimiques ont un poids normal, mais la question
dedans-dehors, bon objet-mauvais objet, mère bonne-mère toute-
puissante persiste, créant d’autres cheminements d’angoisse.
L ’ouvrage s’adresse ainsi, selon moi, à tous ceux qui sont
déterminés « à travailler à la fois sur un problème d’image et sur la
conscience d’être ».
Ambition qui dépasse de loin le pur et vain souci de maigrir.
Pierre Aimez.
Le Pr Pierre Aimez, nutritionniste et neuropsychiatre, exerce dans
un grand hôpital parisien. En 1983, il fut à l’origine de la création
du GEFAB (Groupe d’étude français de l’anorexie et de la
boulimie).
J’ai été boulimique et la violence de cette inclination m’a conduit à
connaître des périodes de ripailles suivies de cycles de restrictions
brutales. Je pouvais en quelques mois accuser des écarts de 50 à plus
de 100 kilos. J’ai accompli, entre 25 et 35 ans, au moins quatre fois,
ces fluctuations gigantesques avec, on s’en doute, la cohorte de
tourments qui les accompagne. Je ne compte pas les innombrables
tentatives où je perdais et reprenais « seulement » une ou deux
dizaines de kilos. Très souvent, j’ignorais mon poids exact, faute de
trouver une balance qui puisse me supporter, faute également de
vouloir vraiment le connaître. Au printemps 1981, je me suis pesé
sur la bascule d’une société de transport et j’ai vu, avec un sentiment
d’inquiétude mêlée d’une certaine fierté, l’aiguille monter aux
alentours de cent quatre-vingt-dix kilos.
- Satisfaction : tout de même, j’y suis bien parvenu. Contentement
juste voilé par le regret de n’avoir jamais su entamer mon deuxième
quintal.
- Vertige : mais comment en suis-je arrivé là ?
J’interprétais mon poids à la fois comme la preuve tangible d’un
destin singulier et comme l’impossibilité de le voir aboutir.
Cette aspiration à un avenir hors du commun, accompagnée d’une
totale impuissance à l’accomplir dans la réalité, se rencontre
fréquemment chez les obèses, les boulimiques ou les anorexiques.
Ils s’enferment, chacun à leur manière, dans une même quête
d’absolu. La volonté de mincir n’en est que l’aspect le plus
immédiatement visible. Ils goûtent à plus d’un artifice pour jouer et
rejouer leur existence, mais chaque fois leur vie est ailleurs et
s’éloigne d’un pas. Les rêves de grandeur alternent avec un
sentiment d’échec qui s’articule inéluctablement sur l’irréalité.
- Désir de subsister laisser ma trace, sortir de la mort lente, me
purifier. Courir après l’irrépressible appel d’un corps subtil, d’un
départ, d’un ailleurs. Histoires de sirènes et de marins solitaires
égarés sur les immensités. J’entends la corne de brume.
Je m’apprêtais à m’imposer encore une diète draconienne qui
m’aurait sûrement fait perdre puis retrouver une impressionnante
quantité de kilos lorsque j’entrepris, avec le Dr Apfeldorfer, une
thérapie à orientation comportementale et cognitive. Cet ouvrage est
largement influencé par cette recherche menée avec lui et par le
soutien qu’il continue de m’apporter en assurant aujourd’hui la
supervision clinique de mon activité de thérapeute.
Après la publication de mon premier livre (Kilos de plume, kilos de
plomb), où j’ai décrit au jour le jour le questionnement qui
accompagnait mon amincissement, je me suis trouvé tiré, propulsé
vers la représentation médiatique de « celui qui a réussi à perdre
presque cent kilos ». Un vague écho continuait toujours de battre en
moi, cherchant une issue, une place dans le monde où « il » fût à
demeure. Mais « il », c’était moi, vu par moi du dehors comme une
image fugitive légèrement déformée, séduisante et inquiétante à la
fois. Télés, journaux, photos publiées à grands renforts d’avant-
après. Bien sûr, j’en rajoutais lorsqu’on m’en demandait. L’autre
était toujours là, les bras un peu ballants, étourdi sur ses kilos perdus,
en quête d’une identité qui commençait à peine à s’ébaucher.
J’attendais beaucoup de la parution de ce livre. En fait, j’attendais
tout : la fin de la galère et de mes ennuis financiers, la fin de cette
inaptitude à vivre parmi les autres hommes, égaré en un lieu où je
m’étais endormi sur le rivage de mon extrême obésité. J’étais au
seuil d’une naissance. Le trouble que je sentais finirait bien par
s’éteindre, entraîné par ma nouvelle vie.
Sans le secours de ceux que j’aime, je n’aurais peut-être pas résisté
à la tentation d’une autre fuite, plus profonde cette fois et plus
définitive. J’étais devenu un modèle et je devais m’y conformer. Il
s’était fait ma seule identité, la seule en tout cas que le monde veuille
bien me reconnaître. La preuve d’une existence entièrement
recomposée sur un amas de graisse évanouie. Quelques kilos repris
auraient suffi à me faire complètement disparaître. Comment
masquer ce déchirement, ce regard extérieur que je portais sur moi-
même ? Yaïch reconnu pour un exploit qu’il ne reconnaît pas.
Mincir, malheureusement, ne permet pas de donner un sens à son
destin. Je n’étais pas encore au rendez-vous. J’attendais qu’un
miracle me ramène à la vie. Mincir pouvait même devenir le
contraire de mon sentiment d’être et signifier ma soumission à une
norme futile et imposée. Ce pouvait être l’abandon de ma capacité à
prendre forme pour d’autres valeurs enfouies dans un recoin de moi
que la graisse envolée n’avait pas su découvrir. La quête de l’absolu,
fût-elle cette fois celle de l’absolue minceur, ne me conduisait qu’au
vide.
Il me fallut un temps pour me recomposer.
Y suis-je vraiment parvenu ?
Je voulais mincir pour sortir de la mort, de cette fascination où elle
me tenait. Jadis, je pensais à elle tendrement tous les jours, mais
désormais je souhaitais m’extraire de cet endormissement, ne plus
être exclu, ne plus atermoyer mon heure alors que l’âge avançait. Et
je me suis retrouvé nu, confronté à cette peur toujours présente
d’entreprendre ma vie, à cette peur des autres. Mincir, c’était
prendre le risque d’être légitimé sans plus me reconnaître. Mon
image étrangère multipliée dans la presse ne pouvait que renforcer
mon trouble, me renvoyer au cœur de ma question : trouver les
limites entre le monde et moi, faire le tri entre ce qui pourrait être
mien et le reste, établir une relation claire entre le dehors et le
dedans.
C’est ici justement que débute notre propos.
Même si vous ne vivez pas l’ampleur des tourments que j’ai connue,
nous sommes atteints du même mal. Il n’y a rien de commun, a
priori, entre une frêle jeune femme boulimique de poids normal qui
alterne compulsions alimentaires, jeûnes, vomissements ou
exercices physiques démesurés et un obèse de cent quatre-vingt-dix
kilos. Rien de commun entre ce dernier et une anorexique
décharnée, alimentée sous perfusion sur son lit d’hôpital. Rien de
commun non plus entre une femme qui ne s’inquiète qu’au
printemps des trois kilos qu’elle perd rituellement avant l’été et une
autre qui mange tout au long de la journée, mais juste un peu chaque
fois. Pourtant les frontières ne sont pas toujours très claires sur une
palette de comportements qui va de l’anorexie à l’anorexie-
boulimie, en passant par l’obésité compulsive, ou à ce que l’on
considère parfois comme une catégorie spécifique : les glucido-
dépendants arrive d’ailleurs fréquemment qu’un même individu
migre au cours de sa vie d’un comportement à l’autre en traversant
parfois des périodes d’accalmie où tout semble provisoirement
rentrer dans l’ordre. Les tendances principales des uns se retrouvent
toujours à l’état embryonnaire chez les autres et les comportements
caractéristiques qui les séparent sont dus aux accidents de parcours
de leur histoire.
Le seul groupe qui pourrait être mis à part serait celui des obésités
dites constitutionnelles et génétiques. Mais même dans ce cas, les
tentatives d’amincissement successives et les échecs qui en
découlent finissent par induire des comportements compulsifs. Aux
États-Unis, des volontaires qui n’avaient a priori aucun problème
avec la nourriture ont été mis au régime pendant plusieurs mois. Une
impressionnante proportion d’entre eux a développé des
comportements compulsifs à la fin de l’expérience. Le seul critère
vraiment déterminant demeure, à mon sens, la perte de contrôle
ressentie plus ou moins fortement, peu importe la manière dont elle
intervient. Une anorexique n’est jamais totalement à l’abri d’une
boulimie sous-jacente et un obèse qui mincit peut devenir
anorexique.
La vie des anorexiques ressemble à celle de Don Quichotte. Elles 1
se battent contre leurs propres moulins à vent en se heurtant à
l’incompréhension du reste du monde ébahi devant ces phénomènes
étranges. Dans le meilleur des cas, elles trouvent un exutoire concret
à leur quête et accomplissent une mission investie sur une manière
de sainteté : elles nourrissent un destin, un sacerdoce. Dans le pire,
elles se désincarnent au sens propre du terme et se dévorent à en
mourir. Malgré quelques embardées du côté de l’anorexie, les
obèses se contentent souvent de développer un imaginaire très riche
où ils rêvent qu’un jour ils seront Don Quichotte, remisant alors, et
une bonne fois pour toutes, l’encombrante enveloppe du malheureux
Sancho Pança.
Schachter, un comportementaliste américain, a détaillé en son temps
la théorie de l’externalité. Les « externalistes » seraient, plus que
d’autres, sensibles aux stimuli externes, et sourds à ceux qui
viennent de l’intérieur. Ils mangeraient moins par faim (stimulation
interne) que poussés par la vue ou l’odeur de nourriture
(stimulations externes). Ils seraient particulièrement réceptifs aux
signaux venus du dehors, toujours prêts à se mettre en état
d’empathie et de perméabilité. Mais pouvons-nous réduire le mal
dont ils souffrent à un simple conditionnement aux stimuli
externes ? Il me semble que cette approche doit être élargie.
N’éprouvent-ils pas un trouble plus profond où tout leur système de
référence au monde se trouve impliqué ?
Le cabinet de thérapie du comportement alimentaire que j’ai ouvert
m’a permis de prolonger cette interrogation et d’en articuler les
liens.
C’est un bilan, l’enchaînement de ce travail, des réflexions et des
techniques utilisées pour le mener à bien que je présente ici. Il sera
illustré d’exemples, issus parfois de mon histoire personnelle,
parfois de celles des personnes que j’ai accompagnées en thérapie.
Ces quelques pistes, je l’espère, permettront au lecteur de trouver sa
propre voie et de commencer à résoudre quelques-uns de ses
problèmes.
On me reprochera peut-être d’avoir voulu tirer une théorie générale
de ma propre pathologie — je suis externaliste — et ce reproche sera
sans doute justifié. J’apporte un point de vue, vu à partir d’un point,
qui est le mien. Qui peut prétendre à autre chose ? Je ne crois pas
aux conceptions globalisantes. Peut-on échafauder des
raisonnements totalement dégagés de ses propres affects ? Le
véritable intérêt d’une théorie se révèle le jour où elle devient
caduque, poussée par de nouvelles observations, lorsque se
retournant sur le chemin parcouru avec elle, on voit où elle nous a
menés. Nous demeurons alors confrontés à l’incapacité de résoudre
autrement que par une nouvelle question la question
— métaphysique s’il en est — de notre place dans l’univers.
Question du commencement et de la fin, de notre refus de la mort
(ou des raisons que nous nous donnons pour l’accepter), de notre
recherche de fusion dans l’amour, et des limites d’entre le monde et
nous. Manger le monde c’est s’exposer à se confondre avec lui
jusqu’à s’y perdre et cette dérive devient alors le seul moyen de se
sentir exister.
La plupart des personnes qui viennent me consulter entretiennent
une relation obsessionnelle avec la nourriture. Il ne s’agit pas
nécessairement de perdre une impressionnante quantité de kilos,
mais il y a une douleur plus ou moins forte qui ne s’évalue pas en
termes de poids. Comme moi, hier, elles focalisent toute leur énergie
sur un seul mot mincir. Mincir comme une urgence, une obligation
absolue, qu’on ne saurait remettre en cause, sous aucun prétexte,
aussi rationnel soit-il. D’ailleurs ici, tout échappe à la raison.
Vouloir tuer une part de soi qui resurgit régulièrement de régimes
en renoncements dans un combat toujours renouvelé, passer toute
une vie écartelée entre deux êtres qui se déchirent : celui qui mange,
ce vieux démon qui entre et nous possède, et puis l’autre, cet
archange rédempteur, ce justicier vengeur que l’on attend.
Pourtant, ce combat inégal que nous ne savons traduire que par ces
mêmes mots, « maigrir, mincir, perdre du poids », n’est que le reflet
de la place que nous cherchons et que nous avons du mal à trouver
parmi les autres hommes. Le régime n’est que l’expression
malheureuse et sans suite de cette volonté : établir une autre relation
entre le monde et nous, construire les frontières qui nous échappent.
Pouvoir se dire enfin : c’est là que je commence.
Comment entreprendre et tenter de résoudre cette ambition ? Bien
des kilos perdus ne conduisent qu’à une impasse, le nouveau mince
ne se reconnaît pas, il regrossit, se désole en s’infligeant bientôt une
nouvelle punition. L’échec renforce l’échec et l’entraîne dans une
spirale sans fin. Il est probable que bien souvent nous ne mincissons
que poussés par la certitude inconsciente de pouvoir regrossir pour
reconquérir le songe du « quand je serai mince ». Comme un
prisonnier dans sa cellule, l’obèse dans sa graisse rêve à la liberté.
En rêve tout est possible : retrouver une place honorable dans le
monde, s’enquérir d’un amour absolu ou d’une passion sans limite.
Mais une fois dehors, les illusions se brisent sur la réalité. L’obèse
et le prisonnier n’ont pas d’autre issue que la récidive. A nouveau
enfermés, ils pensent qu’un jour le soleil brillera sans entrave.
Je ne crois pas qu’on puisse se sortir de cette glu en s’imposant
violences et privations. Nous devons entreprendre un long travail de
recherche qui aboutira souvent à des modifications profondes de
notre manière de vivre, à une remise en cause de la nature des
relations qui nous unit à nos proches et à l’affirmation d’un plus
grand pouvoir sur nos lendemains. Il est impossible de chiffrer
exactement le temps nécessaire. Cinq à six mois semblent un
minimum pour arriver à des résultats concrets, il faudra le plus
souvent un ou deux ans au cours desquels se succéderont avancées
et replis.
Le choix souvent posé entre maigrir ou accepter d’y renoncer est un
faux problème. Je vous propose de commencer par identifier les
mécanismes de la guerre — que ce combat se traduise par
d’incessantes fluctuations pondérales ou par d’autres violences —'
puis de tenter de faire la paix avec vous-même. Votre nouveau poids
sera dans la plupart des cas sensiblement plus bas que le maximum
atteint, mais pas forcément conforme à votre première attente. Il faut
bien un jour essayer de sortir de cette lutte entre soi et soi-même.
J’ai perdu 100 kilos, et je ne me suis pas reconnu. En quelques mois,
j’en ai repris une bonne quinzaine. Maintenant, après trois ans, je
commence à peine à découvrir ma capacité d’exister en tant
qu’homme. Je me sens aujourd’hui tout aussi éloigné de celui qui
survivait, empaqueté de graisse, explorant la lisière de ses deux
cents kilos, que de l’autre, celui qui poursuivait vaillamment des
modèles chimériques pour dévorer encore le monde, mais d’une
autre manière.
J’apporterai au cours de cet ouvrage quelques informations et
quelques pistes de travail. Les troubles du comportement
alimentaire sont comme on dit « multifactoriels » et chacun des
éléments qui les composent s’articule intimement avec les autres.
Nous ne pouvons pas dissocier l’aspect physiologique des questions
diététiques, ni la diététique de la psychologie, même si nous
donnons à cette dernière une priorité certaine. Je proposerai
également une méthodologie qui sera pour une large part
d’inspiration comportementale et cognitive, sans pour autant me
priver de l’apport d’autres courants qui me semblent
complémentaires.
Dedans/dehors : soi et les autres.
La théorie de l’externalité, évoquée plus haut, est extrêmement
limitée. Elle fut élaborée à partir d’observations concrètes sur la
sensibilité extrême de certains individus aux sollicitations externes
et leur difficulté à percevoir divers signaux venus de l’intérieur.
Mais cette théorie peut également être considérée comme le point
d’émergence d’un conflit plus global entre le dehors et le dedans.
C’est dans ce sens étendu que j’aborderai l’externalité et que
j’utiliserai ce terme au cours de cet ouvrage.
Il n’est pas dit que tous les « externalistes » développent des troubles
du comportement alimentaire. D’autres symptômes peuvent
apparaître en se substituant ou en complétant ces désordres, mais ils
ont toujours une étroite relation avec la quête d’une frontière
tangible entre le monde et soi.
Les externalistes ont une grande faculté d’identification et
d’adhésion aux éléments venus du dehors, mais, à un moment
donné, ils ne peuvent plus s’y reconnaître et se perdent. Par crainte
d’être rejetés, ils ont souvent cette capacité particulière de s’adapter
à la demande des autres et de leur renvoyer ce qu’ils attendent.
Ainsi, on les rencontre souvent dans des métiers de communication
où ils utilisent positivement toutes ces dispositions.
J’ai conseillé à tous mes patients de tenir un journal au cours de leur
thérapie. L’écrire est un précieux moment entre soi et soi-même.
Extrait du journal de Caroline Z.
Caroline a 36 ans. Elle se trouve souvent à la frontière de la boulimie
et de l’anorexie.
Il n’y a pas de cas individuels, c’est Martin qui m’a dit cela un jour
et j’ai adopté cette idée parce que je croyais en lui...
Je suis une inconditionnelle de Jean-Luc Godard, j’aime tout ce
qu’il dit, même quand je ne comprends pas, d’ailleurs j’aime bien
« ne pas tout comprendre », je lui fais confiance...
Je n’ai pas vraiment envie de m’occuper de moi, quand on s’occupe
de soi, c’est qu’on est malade. C’est de l’extérieur que doit venir ce
qui nous fait vivre...
La relation entre le dehors et le dedans
La nourriture établit un lien matériel immédiatement accessible
entre le dehors et le dedans. En mangeant, nous mêlons à notre
substance un élément extérieur qui nous transforme et nous
communique une certaine énergie toujours investie d’une
importante charge symbolique. L’acte en lui-même signifie déjà la
fusion et notre affinité à l’Univers. Nous vivons en consommant ce
qui a vécu, la vie se nourrit de la mort. Ce lien est d’autant plus
efficace qu’il nous renvoie aux schémas les plus anciens de notre
histoire. C’est par la bouche que le nourrisson découvre le monde.
Il puise ses premières forces au ventre de sa mère. Dans l’ordre des
choses, les parents meurent avant les enfants et, par nos ancêtres,
nous sommes issus de ce qui fut. La boucle est parfaitement ronde
du microcosme au macrocosme, du ventre rond jusqu’à l’espace
infini.
Au cours des premiers mois de notre existence, alors que nous étions
au fond du tout premier dedans, nous passions notre temps à manger.
Nous étions nourris par le placenta, mais nous avions déjà un réflexe
de succion que nous exercions durant quasiment tout notre temps de
veille. Nous étions dans la nourriture, nous étions presque la
nourriture. Elle était l’Univers et nous étions en lui. A la naissance,
premier déchirement, premier âge, premier dehors, nous pratiquions
encore sept tétées quotidiennes. Puis nous avons grandi et nous
sommes devenus de jeunes enfants petit déjeuner, dix heures, repas
de midi, goûter, dîner et au lit. Nous sommes aujourd’hui des
grandes personnes et les adultes se nourrissent d’ordinaire trois fois
par jour, mais pour nous, un certain nombre d’événements et de
relations de dépendance mal résolus sont venus perturber ce
cheminement tranquille1.
Le cercle de la famille représente une seconde enveloppe, un second
milieu fusionnel, un second dedans dont nous sortons en principe
progressivement à partir de l’adolescence. Si nous avons peur du
dehors, peur de nous affirmer dans le monde, nous utilisons un mode
de défense très archaïque qui nous conduit vers les schémas de la
petite enfance : nous mangeons et nous rêvons d’une autre vie où
« quand je serai mince » ressemble curieusement à « quand je serai
grand ». Et comme en rêve tout est possible, autant faire dans la
démesure et l’absolu. Nous reviendrons souvent sur cette quête d’un
objet hors d’atteinte qui s’articule toujours avec une névrose
d’échec. Elle nous renvoie vers une part de nous qui se sent
inexistante. Rêve de grandeur, désillusion, plein ou vide, fuite ou
fusion. Tout ou rien.
À l’adolescence, le cloisonnement se cristallise et l’on voit souvent
apparaître les premiers signes de compulsions alimentaires lorsque
le dedans — le cercle familial — nous étouffe un peu et que le
dehors nous inquiète encore.
Il existe toujours pour le nourrisson une confusion entre le plaisir
obtenu par l’absorption de nourriture et la personne (pas
nécessairement la mère) qui le lui procure. Cette confusion s’installe
chez tous les êtres humains sans exception, qu’ils développent par
la suite des tendances de type boulimique ou non. La différence
s’opère par la suite, lors de circonstances qui ont provoqué certaines
peurs nous conduisant à la recherche du premier état fusionnel.
Mêmes raisons, d’assez fréquentes prises de poids chez les jeunes
qui partent pour la première fois du domicile de leurs parents. Ils se
sentent alors déchirés entre le désir de séduire hors du champ
familial et la crainte de trop s’en éloigner. Envie d’entreprendre et
appréhension de ne pas y parvenir.
Les compulsions alimentaires se trouvent alors confortées par un
premier bénéfice devenir ou rester gros permet d’éviter les conflits
en écartant la séduction ou en la limitant à l’intérieur de frontières
déjà connues. Rester dedans (le cercle de famille), ou sortir dehors
pour mener sa vie. Ce premier décalage entre le dedans et le dehors
sera, comme nous le verrons, affermi par bien d’autres facteurs. La
nourriture n’est que la partie la plus visible de l’iceberg chez les
« externalistes » presque tous les circuits de relation dehors-dedans
sont perturbés, le rapport à l’argent, à l’amour, l’identité sociale...
Cette problématique est exacerbée par une « société du spectacle »,
une civilisation de l’image où la réalité s’éloigne vers la
représentation de modèles trompeurs, coupés de leur substance
humaine. Amour photographique, gloire ou renoncement, opulence
ou misère, beauté ou laideur, obésité ou extrême minceur. Certaines
publicités qui débitent des femmes en rondelles pour construire une
figure irréelle et parfaite nous permettent raisonnablement de penser
que nous vivons dans une société malade. Ainsi, dans un spot
télévisé louant les vertus d’un yaourt, trois femmes ont été utilisées
pour construire le corps exemplaire d’un être chimérique une pour
le ventre, l’autre pour les jambes et la dernière pour le visage et les
épaules. Il existe des agences qui proposent aux publicitaires des
mannequins-morceaux spécialisés dans les mains, le visage, les
fesses et même les doigts de pied.
Nous pourrions tout aussi bien parler, en nous plaçant sous un autre
angle de vue de « régression au stade oral ». La position théorique
a-t-elle ici une quelconque importance ?
Extrait du journal d’Albertine L.
Albertine mène une double vie. Prostituée à Paris, ou femme au
foyer en grande banlieue, entre son père, ses trois enfants, Lucien
son compagnon et un copain à la dérive qu’ils hébergent. Quand elle
travaille à Paris, elle se sent revivre, éprouvant à la fois un sentiment
de pouvoir et de liberté. Pouvoir de séduction sur les clients et cette
liberté que donne l’argent quand on n’en a jamais eu. Mais elle
souffre aussi d’une grande humiliation. Elle se retrouve sur le
trottoir. Pourtant la prostitution est la seule activité qui lui procure
un semblant d’identité sociale. À la campagne, elle s’occupe du
ménage, de ses enfants, de son père, et travaille parfois comme
intérimaire pour un salaire de misère dans une petite ville voisine.
Elle ne se sent plus rien de commun avec ce monde ordinaire et fade.
Femme de ménage, mère au foyer, intérimaire, prostituée ou femme
fatale ?
Je suis morte il y a très longtemps. De quoi suis-je morte ? Je suis
seule, personne ne peut me comprendre. Je ne peux me confier à
personne. J’ai parfois le sentiment d’être incompréhensible.
L’autre soir, j’ai regardé Super Sexy à la télé. Ça me faisait mal
quand je voyais des nanas minces. À la fin, je suis montée dans ma
chambre, je me suis regardée dans la glace. J’avais envie de couper
mes cuisses pour les rendre plus fines. J’ai imaginé un trait rouge
qui descendrait du haut de la cuisse jusqu’aux genoux. Je voyais un
trait de sang.
Ou encore...
Extrait du journal de Sarah S.
Sarah a 39 ans, secrétaire dans une grande entreprise, elle vit seule
avec son fils Paul, tout près de chez ses parents. Elle a été mariée,
au grand regret de ces derniers, avec un homme d’une autre religion
et d’une autre culture avec qui elle n’entretient plus que des relations
obligées.
Chez moi, je suis bien, je peux me balader en tee-shirt, je n’ai pas
peur de faire voir la chair molle qui bouge quand je marche. Dans
le métro, je prends de la place. Un soir d’hiver, j’étais assise, je
portais ma veste de fourrure et trois personnes ont changé de place
j’occupais trop la banquette, j’étais furieuse, j’avais envie de leur
cracher au visage devant l’air exaspéré qu’ils prenaient. Moi aussi,
il m’arrive d’être gênée dans le métro, par des gens qui puent la
transpiration ou qui prennent trop leurs aises, mais je pense ne
jamais avoir eu un tel regard.
Pour une grosse, s’habiller tient du marathon, les maisons
spécialisées, je n’ai jamais voulu y mettre les pieds. Ce n’est pas
pour moi, je ne veux pas. Je n’ai pas la coquetterie des femmes
minces, pourtant je trouve tous les dessous féminins adorables. Mais
l’idée de me voir avec des froufrous, dégoulinante de toutes parts,
m’horrifie. Alors je me dis que je n’aime pas, c’est tellement plus
simple.
J’ai revu hier la pub Pulco. Scandale ! Deux portraits de jeunes
minces et deux vieux gros. C’est tout simplement raciste, je vais leur
écrire.
Je hais l’injustice qui existe vis-à-vis des gros...
Conflits avec les parents et retour dans l’œuf.
La nourriture nous conduit vers le dedans, à la recherche d’un état
premier et fusionnel. Lorsque nous sommes en crise, nous aimons
bien les endroits clos, la lumière feutrée, le silence ou le repli
douillet au coin du lit.
Pour Jean-Jacques T., les compulsions alimentaires étaient
particulièrement apaisantes lorsque, après des courses méticuleuses
dans un hypermarché, elles s’accomplissaient bien à l’abri dans sa
voiture, au fond d’un parking souterrain et obscur. La voiture est
véritablement un œuf, le souterrain et l’obscurité deviennent la
représentation du ventre maternel. Il revivait alors ce vieil état
crépusculaire où ses sens étaient à la fois éveillés et endormis,
sensible aux bruits et aux odeurs, tout enveloppé dans l’univers des
demi-teintes.
Mais, après la crise, cette protection renvoie très vite aux premiers
échecs. Le jour reprend ses droits avec sa lumière crue et la tristesse
succède à la consolation. Nous avons, pour une courte pause, vécu
un instant d’éternité, sans temporalité, hors de tout et nous basculons
brutalement, désarmés, dans un présent que nous ne savons plus
affronter.
Extrait du journal de Jean-Jacques T.
Jean-Jacques a vingt-quatre ans, il est étudiant en architecture. Il a
quitté depuis trois ans le domicile de ses parents mais il dépend
d’eux financièrement et habite tout près de là dans un petit deux-
pièces.
Lundi dernier, alors que j’étais encore écrasé par le poids d’une
crise à peine achevée, on a sonné à ma porte. Cette intrusion venait
du bout du monde comme pour me rappeler que le monde existait.
Un monde violent et nasillard. Une sonnerie lointaine qui me
parvenait par vagues au fond du lit. Je laisse aller le temps.
Deuxième sonnerie, deuxième attente et je me pose. Les pas
s’éloignent sur le palier. Bourdonne ment, bourdon, bour... Assoupi
je réserve ma nuit. Mes yeux se tournent, animés d’une vigueur
distincte. Puis ils se bloquent.
Vaillance d’une latitude étrangère, éperdue.
Généralement, pour illustrer mon propos, je cite avec leur accord
des extraits du journal de certaines personnes qui sont ou ont été en
thérapie avec moi — bien entendu, leur nom, parfois leur âge et de
nombreux détails ont été transformés de manière à ce qu’il soit
totalement impossible de les identifier —, mais Michèle L. ne
ressent pas la nécessité de tenir ce journal. Je la retrouve chaque
semaine lors d’un entretien individuel depuis janvier. En juin, à la
veille des vacances, elle a subitement disparu après avoir annulé un
rendez-vous. Je n’ai plus eu de nouvelles jusqu’en octobre, date à
laquelle nous nous sommes à nouveau rencontrés.
Michèle n’est pas encore tout à fait entrée dans la vie, à vingt-sept
ans passés, elle partage son existence entre de longues périodes de
réclusion où elle travaille sa voix et quelques représentations qu’elle
donne ici ou là. Elle est chanteuse, et souhaiterait en faire
définitivement sa profession. Lors de notre premier entretien
d’octobre, j’apprends que ces derniers mois auront été
particulièrement chargés. En juin, au cours d’une visite médicale de
routine, on diagnostique un nodule sur son sein droit. Les analyses
confirment ses craintes, il s’agit d’un cancer. Son ami, Jean-Luc,
musicien, habite en province, mais il est avec elle le jour où elle
apprend cette nouvelle. Jean-Luc doit partir pour une tournée à
l’étranger, programmée de longue date, et ne pourra pas assister à
l’opération qui aura lieu à la fin du mois. Elle est désespérée,
confrontée, comme on s’en doute, à la peur de mourir, mais
curieusement, au niveau de son comportement alimentaire, Michèle
est animée par une détermination sans faille et ne vit aucun de ces
accès compulsifs qu’elle connaissait si bien. Elle perd régulièrement
du poids, sans empressement et sans panique. L’opération se passe
bien, elle sait maintenant que ses jours sont hors de danger. Elle
connaît parfaitement la forme de son cancer. Sur ce plan, elle reste
très rationnelle et ne se laisse aller à aucune distorsion négative.
Durant son séjour à la clinique, elle ne reçoit aucune nouvelle de son
ami, mais en rentrant chez elle, elle trouve un message sur son
répondeur lui annonçant que les vacances qu’ils avaient prévu de
passer ensemble sont annulées à cause d’un gala inattendu. Ses
doutes prennent corps et semblent cette fois encore se confirmer
après un très bref et cinglant entretien téléphonique : Jean-Luc ne
cherche que de mauvais prétextes pour s’éloigner. Mais elle fait face
à cette nouvelle avalanche, en y trouvant comme un regain
d’énergie. Le désespoir reste endormi, presque irréel, encore lové
dans un recoin de sa conscience. Elle va utiliser le temps de sa
convalescence pour achever de préparer une audition importante.
Quelques associations négatives apparaissent. « Pourquoi est-ce que
j’éloigne toujours les hommes ? » Alors qu’une autre personne
aurait pu se demander : « Pourquoi certains hommes confrontés à ce
type de situation ont-ils tendance à quitter leur femme ? » Le temps
passe, mais la discipline qu’elle projetait de s’imposer devient moins
rigide, elle a du mal à se mettre au travail. Certains souvenirs
reviennent : son grand-père lui disait qu’elle ne serait jamais bonne
à rien. Son père lui affirme qu’elle ne parviendra pas à réussir dans
le métier qu’elle a choisi, et paradoxalement il téléphone tous les
jours pour savoir si elle a commencé à réviser son répertoire. Rien
n’y fait, elle n’arrive pas à s’y mettre et commence à se dire que
véritablement elle n’y arrivera pas. En désespoir de cause, ses
parents qui passent des vacances à la montagne lui proposent :
« Puisque tu ne fais rien de bon à Paris, viens donc vivre quelques
jours avec nous, le grand air te fera du bien, ce sera déjà ça et au
moins nous serons ensemble. » Jusqu’ici, sur le plan de la nourriture
tout est parfait, elle se raccroche à la victoire qu’elle remporte
chaque jour sur ce terrain. À la montagne, en fait de grand air, elle
se retrouve dans un univers relativement confiné, à la fois protecteur
et contraignant. Ses parents se révèlent particulièrement attentifs et
aimants, presque trop. Elle mange un peu plus et n’arrive plus à
remplir son carnet alimentaire. Mais comme elle fait pas mal de
culture physique dans sa chambre, elle se dit que tout va encore très
bien. Pourtant Michèle commence à sentir comme un léger
glissement, un abandon qui se profile sans vouloir s’avouer,
camouflé derrière les excuses qu’elle se sent obligée de fournir à sa
conscience tourmentée.
Un samedi matin, sur un coup de tête, après quelques mots échangés
avec son père, elle décide brutalement de partir. Le soir, vers vingt
heures, elle arrive à Paris, seule au volant de sa voiture. Aucune
lettre de son compagnon dans la boîte, rien qu’un appartement vide,
plongé dans un certain désordre. Après avoir franchi le pas de sa
porte et s’être déshabillée, Michèle se trouve brutalement dans un
état quasi hypnotique qui la conduit vers son frigidaire, et dans son
frigidaire elle découvre un bon kilo de chocolat belge que ses parents
lui avaient offert. Son ami séjourne justement en Belgique. Après le
chocolat, elle trouve la glace qu’elle gardait pour les amis dans son
congélateur, incidemment elle y rencontre aussi une pizza et puis
dans le placard une boîte de biscuits juste avant le désespoir et le
sommeil. Elle a mangé tout cela allongée sur son lit, la pizza à peine
tiède posée sur un carton, la glace à même le pot. Elle s’est endormie
sans prendre la peine de débarrasser les vestiges de ces agapes.
Au cours de notre entretien, après avoir tenté de mettre au jour
quelques corrélations entre ces divers événements et débattu de
diverses distorsions cognitives, nous avons convenu qu’il était
préférable de ne pas chercher à mincir à tout prix en ce moment, de
laisser faire cette part d’elle-même qui cherchait à manger en lui
reconnaissant ses droits. En thérapie analytique, nous nous serions
sans doute arrêtés là. Peut-être même n’aurions-nous pas été aussi
loin le symptôme n’est-il pas la voie d’expression essentielle d’un
désir refoulé ? En y touchant, ne risquerions-nous pas de faire
s’écrouler tout un édifice de protections ? Ou pire encore de
provoquer un déplacement vers une autre manifestation plus
difficile à vaincre ? Ce reproche, pourtant fréquent à l’égard des
techniques comportementales, est assez mal fondé. Il est souvent
guidé par une vision schématique de ce type de travail. Les
comportementalistes « primaires » aujourd’hui se font rares et la
plupart d’entre eux utilisent leur technique en complément d’un
travail plus global. Ils refusent simplement de se soumettre à la
religion analytique qui repousse avec violence toute intervention sur
les symptômes sous peine de provoquer l’écroulement du Moi. De
toute évidence, il faut éviter de se livrer à une immixtion trop rapide
vers les symptômes tant qu’ils accomplissent sagement leur fonction
protectrice. Mais il arrive toujours en thérapie un moment où les
désirs basculent, alors qu’un certain nombre d’inerties
comportementales continuent de tourner pour leur propre compte.
La plupart des thérapeutes savent trouver la juste mesure de leur
ingérence. Les écoles s’opposent en théorie mais les pratiques se
ressemblent souvent. Bon nombre d’analystes sont un peu
comportementalistes sans le savoir.
Les mécanismes qui conduisent aux attitudes de type boulimique
sont spécifiques, et il paraît peu probable qu’une personne ayant
réussi à se débarrasser de cette glu, sombre vers une pathologie tout
à fait différente. On a décrit quelques rares cas de migration vers
l’alcoolisme qui renvoie à un prolongement de l’état antérieur sur
une nouvelle conduite addictive orale. Ce qui revient à dire, si l’on
s’exprime pudiquement, que la thérapie n’était pas encore terminée
ou plus prosaïquement qu’elle a franchement raté son but. Un
boulimique peut également devenir anorexique ou obèse. D’une
façon générale les déplacements de symptômes peuvent, si la
recherche n’est pas menée dans sa globalité, s’orienter vers des
comportements ayant une relation avec la problématique
« externale ». En devenant cleptomane, un boulimique peut se
remplir d’une autre manière d’éléments venus du dehors. En
devenant mythomane, il épouse autrement les modèles idéalisés qui
lui sont étrangers (inutile d’essayer d’intervertir vos comportements,
ça ne marche pas sur commande). Dans les cas où certains bénéfices
secondaires sont particulièrement importants, un symptôme
produisant des avantages similaires risque de se substituer au
précédent, par exemple une femme utilisant son obésité pour éviter
les relations sexuelles avec son mari pourra, sans comprendre
pourquoi, avoir des problèmes de vaginisme après avoir réussi à
stabiliser son poids.
Pour en revenir à Michèle, nous avons décidé, malgré les « dangers »
cités ci-dessus, d’intervenir sur sa manière de manger. Après un
débat, elle a choisi d’accepter ses crises', mais lorsque celles-ci se
produiront, elle tentera de se concentrer sur le goût des aliments et
sur le plaisir que l’on prend à manger,
Accepter ses crises est plus facile à dire qu’à vivre. Ce résultat n’est
souvent que le fruit d’un long travail sur la culpabilité autour duquel
s’articulent différentes techniques. Une piste que je propose parfois
consiste à rédiger, à l’avance, à froid un scénario, une négociation
entre les deux tendances qui se font jour (manger ou résister) en
respectant chacune d’entre elles. Celle qui résiste doit accepter les
raisons de l’autre, en exigeant tout de même une contrepartie sur
certains thèmes comme par exemple la conscience de manger, le
plaisir ou le développement du goût. Lorsqu’on y parvient, les crises
deviennent moins violentes, s’espacent peu à peu et deviennent
légales. Bien souvent le désir de manger est proportionnel à la
volonté de transgression. Voir à ce sujet le chapitre sur la gestion
des crises. Elle répétera, lorsqu’elle s’en sentira capable, les petits
exercices d’analyse du goût que nous avions déjà évoqués au cours
d’un précédent entretien. Tout cela peut apparaître comme une
réponse bien dérisoire et prosaïque face à la douleur et aux
tourments qu’elle traverse.
Il n’est pas étonnant que Michèle se soit remise à manger après les
événements qu’elle a vécus. Les premières corrélations qu’elle
établit spontanément ne me paraissent qu’accessoires (chocolat
belge, son ami est en Belgique, manger du chocolat serait une
manière de le retrouver). Il s’agit à mon avis tout au plus d’un
facteur émotionnel renforçateur et je l’invite à chercher d’autres
pistes. Si le chocolat n’avait pas été là, aurait-elle mangé ?
En fait, sa volonté d’exister en tant que femme adulte s’est
brutalement trouvée niée par le départ de son ami et l’attitude de son
père (pour l’instant, je ne sais rien de sa mère). Le père de Michèle
a-t-il vraiment envie que sa fille mincisse et lui échappe ? A-t-il
réellement envie qu’elle s’affirme par une réussite professionnelle ?
Les faits sont là, souvent identiques.
Extrait du journal d’Albertine L.
Soudain en mangeant, j’ai pensé que je me suicidais avec la bouffe.
Heureusement que j’ai choisi la bouffe, si c’était avec une seringue,
je serais déjà réellement morte. J’ai une telle difficulté à m’arrêter
de manger, je suis tellement mal dans ma peau. Je m’enferme dans
un monde où je tends des barrières, où je me méfie, où je doute de
tout. Je fuis Lucien de plus en plus. Je ne supporte plus qu’il râle
pour des broutilles. Tiens, quand je suis fatiguée mon écriture
penche, comme celle de ma mère. Quand j’étais enfant, je cherchais
à imiter cette écriture. Je lisais beaucoup pour oublier que j’étais
seule en attendant son retour. J’avais le sentiment de vivre avec une
étrangère. Je cherchais à tout imiter en elle pour lui plaire. J’avais
peur de ses réactions, de sa voix, peur qu’elle me batte. Maman me
dit que j’étais perpétuellement d’accord sur tout et n’importe quoi,
mais que je finissais toujours par n’en faire qu’à ma tête. Elle, par
contre, ne savait que dire non. Seuls mon père et ma grand-mère
Lucette m’ont réellement aimée. Mon grand-père aussi était un
brave type. Je me souviens d’un soir d’hiver où je l’accompagnais
pour acheter une galette des rois. Je devais avoir cinq ou six ans,
subitement j’ai ressenti une violente sensation d’abandon, je lui ai
serré la main très fort. Je revis encore cette même angoisse certains
soirs d’hiver, surtout quand il fait très froid...
À 16 heures j’ai commencé à avoir faim. J’ai fait beaucoup de
ménage et je suis énervée. Je me sens comme une droguée en
manque. Je me demande ce que je pourrais bien manger qui ne fasse
pas grossir. Il est 16 heures 45 et je me décide à écrire mon journal,
mais je n’ai rien à dire. Une sorte de solitude remonte du plus
profond de moi.
17 heures 15. J’ai bu un thé, ça va mieux.
18 heures. Je pense à ma mère et quand je pense à elle, je ressens
une certaine agressivité, peut-être même de la haine. Je lui en veux
de ne pas m’avoir aimée. C’est comme si elle m’avait volé ma part
de bonheur. Il est trop tard maintenant, je ne pourrais plus jamais
l’aimer. Je vis très bien sans elle, elle ne me manque pas. Il y a eu
une période, il y a cinq ans, où j’avais du dégoût en pensant que
j’avais été portée dans son ventre. Je n’aurais pas voulu être portée
par ce ventre-là. Je suis sûre que je ne m’y plaisais pas. Maman
s’est fait avorter plusieurs fois. Quand elle a su qu’elle était enceinte
de moi, elle a fait la gueule à mon père, il n’avait plus le droit de la
toucher. Elle a pris un tas de saloperies pour que je parte, je me suis
accrochée et je suis toujours là, à 34 ans. Mais je suis grosse et ma
mère est mince. Elle déteste tout ce que je fais, elle déteste tous les
gens que j’aime. Pour être heureuse, il faudrait que j’arrive à ne
plus la rencontrer, mais j’ai parfois besoin de la revoir. Je l’aime et
je la hais. Pendant des années je la voyais lire Nous deux ou des
romans-photo. Je crois qu’elle cherchait sa part d’amour et qu’on
ne peut pas donner aux autres ce que l’on n’a pas. Quel gâchis !
Heureusement que j’ai eu la grand-mère Lucette. On l’appelait
Lulu. J’ai refusé sa mort et je la fais toujours vivre dans mon cœur
et dans ma tête. Peut-être même dans mon corps puisque je suis
grosse comme elle. Je sais que dans un corps on ne peut vivre à
deux. Il faut qu’il y en ait une qui parte, mais si elle s’en allait je me
retrouverais seule au monde.
Pourquoi ai-je dit cela ? Je ne suis pas seule au monde, j’ai trois
beaux enfants que j’aime. Parfois j’ai le sentiment de ne pas leur
avoir donné assez d’affection et d’amour.
Très souvent, les prises alimentaires vécues sur un mode compulsif
se trouvent renforcées par la reproduction de certains schémas ou
situations de l’enfance que l’on cherche à retrouver mais que l’on
rejette comme un avilissement. En crise, on mange avec les doigts,
on choisit parfois des aliments du genre bouillies, des laitages ou
autres yaourts en y éprouvant un plus grand apaisement. Au-delà de
la consistance et du choix des aliments, il se pourrait bien,
notamment dans le cas des boulimies nocturnes, que nous
cherchions à retrouver les heures de nos premières tétées. On mange
davantage chez ses parents, ou dans des situations infantilisantes,
lorsque nos capacités d’adulte se trouvent remises en cause.
En milieu juif, il est un tabou que les moins croyants respectent
souvent, c’est la journée du Grand Pardon, le jeûne de Kippour où
l’on ne mange ni ne boit pendant vingt-quatre heures. Jean-Jacques
T. est juif. Depuis l’âge de seize ou dix-sept ans, il mangeait en
cachette ce jour-là. Lorsqu’il a quitté le domicile de ses parents et
jusqu’à une date assez récente, il continuait de dire à sa mère qu’il
respectait le jeûne. N’étant pas croyant, il estimait avoir trouvé la
meilleure solution : il évitait de lui faire une peine inutile tout en
restant indemne puisqu’il agissait à sa guise. Pourtant, aux alentours
de Kippour, ses compulsions augmentaient d’intensité sans qu’il
comprenne pourquoi. En agissant de la sorte, il perdait sa capacité à
être reconnu comme un être adulte que l’on aurait aimé malgré et
avec ses différences. Il a donc expliqué à sa mère qu’il mangeait
pour Kippour en tentant de lui dire que son comportement
n’oblitérait en rien son affection pour elle, ni le respect de ses
croyances.
Extrait du journal de Sarah S.
Mon frère parle d’une ancienne copine maintenant bien en chair et
dit « Quelle bobonne, sa mère doit avoir honte. » En disant ces mots,
il est vraiment ordurier. Maman intervient. C’est vrai qu’un jour je
lui ai lancé au visage qu’elle avait honte de moi. Elle s’était
défendue en disant que non, elle n’avait jamais eu honte de moi,
mais elle a rajouté que mon poids avait été un vrai calvaire pour
ELLE !
Et pour MOI alors ?
Moi aussi, parfois j’ai honte, quand elle est chez moi et fait visiter
mon appartement, j’ai l’impression que c’est sa propriété. Elle a eu
l’idée de ceci, elle a fait cela, je n’existe pas. C’est ELLE, ELLE,
ELLE. Elle souffre de mes kilos, elle n’a pas mérité cela... Comme
si moi je l’avais mérité. Même lorsque j’ai une sciatique toute bête,
elle dit qu’ELLE n’avait vraiment pas besoin de ça. Sa perfection
en tout m’agace. C’est pourtant vrai qu’elle a bien réussi à sortir de
sa condition de petite juive miséreuse. J’ai hâte qu’elle parte en
vacances, j’ai souvent commencé des régimes lorsque ma mère
n’était pas là et cela se passait bien. C’était même foudroyant.
Je me souviens de peu de chose de ma petite enfance. Il y a des
images, un placard où j’avais installé mes jouets dans la chambre,
un magasin où l’on faisait des vêtements sur mesure, des fausses
jupes. Le bistrot d’en bas avait une porte communicante avec le hall
de notre immeuble. J’allais y chercher des bouteilles d’eau de Vittel.
Je ne manquais de rien, mais il me manque encore l’essentiel... Un
jour, j’ai gribouillé partout dans ma chambre on ne m’aime pas, on
ne m’aime pas et je me suis fait engueuler, ce qui ne changeait rien
au problème. Je me souviens que maman me faisait peur, je la
craignais et je la crains encore, même si c’est différent. Je redoute
toujours ses silences, ses bouderies interminables. Elle est capable
de rester des jours entiers à faire la gueule et ça me rend furieuse.
Il serait légitime de s’interroger sur le fait que les boulimiques sont
plutôt des femmes. La boulimie est souvent une maladie liée au
sentiment de non-existence et il est sans doute plus facile pour un
homme de se sentir exister dans le monde où nous vivons. De plus
les femmes changent d’objet sexuel au cours de leur existence pour
tous les nourrissons le premier être aimé est la personne qui les
nourrit. En passant de leur mère à leur femme, les hommes vivent
une continuité. Les filles sont obligées de s’adapter lorsqu’elles
choisissent un compagnon. Elles entrent alors en compétition avec
leur mère et culpabilisent cet état. La nourriture serait l’expression
d’une recherche de fusion avec la mère, puis de rejet brutal de sa
rivale. Les obèses sont souvent de « bonnes » filles tant qu’elles sont
rondes. L’amincissement arrive souvent durant une période de
révolte. Les anorexiques et les boulimiques entretiennent
généralement en permanence des relations plus conflictuelles avec
leur mère.
De la culpabilité à la clandestinité
Il est honteux de manger en public. En tout cas c’est ce que pensent
la plupart des personnes qui se cachent pour le faire. Notamment
quand la nourriture sort d’un cadre bien codifié et reconnu. Il faut
prendre garde au lieu, à l’heure et à la quantité consommée. Tout
comme on accepte cette forme de sexualité qu’est la tendresse, elle
sera ressentie comme coupable si elle se manifeste avec trop
d’empressement en des lieux, à des heures et dans des proportions
inhabituelles.
La crise est un moment profondément narcissique où le mangeur vit
un instant en vase clos, suspendu entre l’autodestruction et
l’onanisme. La crise ne souffre pas d’autre regard que le sien. Et
encore, ce regard est chargé d’une telle culpabilité qu’il se mêle aux
discours normatifs de l’enfance et tend à s’oublier lui-même. Dans
un demi-sommeil, il perçoit une voix qui revient et lui répète
invariablement quelque chose qui ressemble à « si tu continues
comme ça... », une voix qu’il ne veut pas entendre, une voix qu’il
n’entend plus. Elle l’accompagne vers un état de quasi-
dédoublement. Il rejette alors vers une zone inconsciente un certain
nombre d’activités liées à la nutrition. On mange sans le savoir parce
qu’on ne veut pas savoir que l’on mange.
Cet état de dédoublement ne s’est sans doute jamais exprimé de
façon aussi forte que pour cette autre jeune femme, Geneviève,
professeur de philosophie. Geneviève est mariée, mais ses boulimies
l’ont conduite à faire chambre à part. Depuis quelques mois, du lever
jusqu’au coucher, elle refuse de se nourrir. Le jour durant elle se
maintient dans un état d’anorexie totale, ne consommant que du thé
non sucré et de l’eau. Chaque soir, elle se couche, bien décidée à ne
pas reproduire la mécanique dont elle est prisonnière la nuit. Mais
le matin, lorsqu’elle ouvre les yeux, elle se rend une nouvelle fois à
l’évidence de ce qui s’est reproduit à son insu elle découvre autour
de son lit les emballages vides et les déchets épars d’une quantité
invraisemblable de nourriture consommée dans un état proche du
somnambulisme. La plupart des gens se contentent de lire en
mangeant, ou de regarder la télévision, ou de choisir des aliments
qu’on ne mâche pas et qui passent tout seul, ou encore plus
simplement de rêver en mangeant, mais elle, Geneviève, devient
totalement amnésique. Ces tendances qui sont particulièrement
sensibles chez les boulimiques se retrouvent en germe pratiquement
chez toutes les personnes qui entretiennent une relation difficile à la
nourriture.
Il est intéressant de noter que Michèle L., dont nous avons parlé un
peu plus haut, n’a éprouvé aucune compulsion alimentaire lorsque
son cancer s’est manifesté, alors qu’on aurait pu s’attendre à un
raisonnement du type « puisque tout est perdu, je me laisse aller aux
plaisirs de la chère ». Mais en boulimie manger n’est pas un plaisir,
c’est une nécessité. Nécessité souvent de revenir se protéger dans
l’enfance. Une première piste possible serait la suivante. Michèle se
sent coupable de tout ce mal de vivre et de son incapacité à le
résoudre. Le cancer n’est qu’une juste punition imposée par le sort
(ou par la transgression perpétuelle qu’est sa vie face au discours
canonique de son père). Une punition suffisamment forte pour que
la boulimie et le sentiment d’avilissement qui l’accompagne ne
soient plus nécessaires Certains pensent qu’il est possible de
construire son cancer. Je n’ai que peu d’éléments pour me prononcer
à ce propos. Mais, dans certains cas, cela ne me paraît pas totalement
invraisemblable. On imagine mal jusqu’où la culpabilité peut nous
conduire.
Extrait du journal de Sarah S.
Maman m’a toujours dit que j’avais de beaux cheveux... Quand je
n’ai pas le moral, je les coupe tout court. Lorsque j’avais si bien
maigri, j’avais tout à coup tout rasé, cela me faisait vraiment une
sale gueule car mon visage était plus long, j’avais l’air dur.
Le mangeur compulsif se sent toujours divisé en deux êtres ennemis
qui s’opposent dans un combat sans merci, il distribue sa vie en
périodes de régime purificateur ou d’avilissement dans la nourriture.
Et surtout, chacun de ces états efface le précédent. Les deux
antagonistes sont perçus comme une fraction autonome du moi. Un
moi adulte qui sait se contrôler et un moi enfant qui n’arrive pas à
diriger sa vie. Mais un chant affligé qu’il croyait endormi remonte
et lui murmure que le moi adulte est celui d’un gamin qui s’imagine
devenu grand.
Le pur et l’impur
Naïma M., une jeune femme marocaine de la seconde génération,
est issue d’un milieu musulman assez rigide. Elle gagne sa vie en
posant comme modèle pour des photos érotiques. Boulimique
mince, elle mange pour retrouver les valeurs qu’elle a le sentiment
de trahir et d’abhorrer tout à la fois. Elle se purifie des substances
ingérées en préparant un marathon et s’impose chaque matin une
course de plus de vingt kilomètres. Sa profession la renvoie sans
cesse au cœur de sa problématique séduire dehors ou dedans, mais
toujours pour une image étrangère.
Sophie S., comédienne, se purifie par de longues cures de jeûne
jusqu’à provoquer des états extatiques avant de sombrer encore de
désespoir en boulimie. Si nous décrivions son appartement, en
analysant la place qu’elle consacre à la nourriture, les lieux où elle
mange et les relations qu’elle y entretient avec son corps, nous
pourrions mettre en évidence à quel point son logement est un
premier filtre entre le dedans et le dehors où tout est conçu pour
favoriser la clandestinité. Sa cuisine a été transformée en
bibliothèque, il n’y a dans sa demeure aucune table libre, aucune
chaise. Elle ne peut se nourrir que de manière transgressive dans un
état de demi-conscience. L’organisation de la maison laisse souvent
apparaître les relations que l’on accepte d’entretenir avec le monde
extérieur.
Mais la transposition du cloisonnement pur-impur se retrouve
d’abord au niveau des choix alimentaires, il va parfois jusqu’à
établir une discrimination basée sur la couleur, la consistance ou la
valeur symbolique que l’on attribue à tel ou tel aliment. On trouve
souvent chez les boulimiques de vives répulsions alimentaires (voir
à ce propos le chapitre sur la relation à la nourriture).
L’identité sociale
Les externalistes sont parfois de « bons » enfants dont il faut
craindre à un moment donné une révolte cinglante. Ils se trouvent
souvent déchirés par une relation ambiguë à la norme, relation qui
oscille entre l’acceptation sans réserve et le refus complet. Dans les
deux cas, ils ne se définissent pas à partir de leurs propres désirs ou
émotions, mais pour ou contre ce qui vient du dehors. Comme s’ils
étaient à la fois spectateurs et acteurs de leur vie, ils ne se sentent
nulle part réellement « vrais ».
Françoise G. se souvient d’un jour de son enfance où sa mère lui a
demandé ce qu’elle voulait pour son anniversaire. La première idée
qui lui traversa l’esprit fut de demander un perroquet qu’elle avait
vu chez un marchand d’oiseaux. Mais l’expression de ce désir lui
parut trop incongrue, jamais sa mère n’accepterait de lui offrir cet
animal. Alors Françoise s’est interrogée sur ce que sa mère aimerait
qu’elle réclame. Elle a finalement demandé un cartable, symbole de
l’enfant sage.
Angèle est fille de militaire, ses parents se sont souvent déplacés au
cours de son enfance. À chaque rentrée scolaire, elle devait se faire
de nouvelles relations, trouver de nouveaux amis. Pour plaire, elle
feignait sans cesse d’épouser les valeurs ou les goûts de ses
interlocuteurs, quitte à se contredire d’une situation à l’autre, quitte
à ne plus savoir ce qu’elle pensait ou ressentait réellement. Si
Jacques aimait la réglisse, elle aussi aimait pardessus tout la réglisse,
mais avec Sophie-la-menthe, elle préférait bien sûr les bonbons à la
menthe, elle en offrait à tour de bras, méprisant par cette complicité
retrouvée tous ces stupides mangeurs de réglisse.
Lucienne L. est née en Algérie, elle a suivi ses parents en France
après l’Indépendance. Dans le milieu où elle vivait, le débat était
vif : on était passionnément pour ou contre l’Algérie française. La
plupart des membres de sa famille étaient pour, elle aussi. Seul son
père avait un avis plus nuancé, mais il n’était pas souvent à la
maison. Chez elle, elle se déclarait pour l’Algérie française et à
l’école, afin de ne pas déplaire à ses camarades, elle prétendait être
pour l’Algérie algérienne. Les discussions allaient bon train dans les
cours de récréation et elle finit par y trouver des arguments solides
pour étayer cette thèse. Au bout de quelques mois, elle ne savait plus
ce qu’elle pensait réellement, ayant le sentiment de mentir à tout le
monde.
Lorsque, pour éviter d’être rejetés, on se modèle sur l’acceptation
du voisinage, on finit par ne plus connaître ses propres valeurs. La
conscience d’une frontière entre le dehors et le dedans devient floue.
Nous nous sentons alors inhabités et nous mangeons pour retrouver
une âme.
On opte parfois, en alternance, pour des démarches inverses en
s’affirmant contre ou pour les valeurs du dehors – jamais par rapport
à soi-même -. L’acceptation est communément le fait des obèses (ce
n’est pas pour rien que l’on dit « un bon gros ») et le refus
systématique celui des anorexiques, des boulimiques ou des obèses
en phase anorexique. Un gros qui mincit cesse souvent d’être
« bon », ce qui le rend parfois redoutable.
La construction d’un personnage social ressenti comme étranger est
fréquente chez les externalistes. Ils ont le sentiment de ne plus
exister qu’au gré des représentations mouvantes qui se modèlent sur
les attentes de leur entourage. Rien ne les touche plus directement
puisque la seule chose que l’on puisse atteindre en eux est une
image. Malgré un vif besoin d’être aimé, lorsqu’on leur manifeste le
moindre intérêt, ils ont le sentiment que ce n’est pas eux que l’on
aime, mais cette reproduction de circonstance. Tout se passe dans
un monde d’images. Quand on se trouve vide, on cherche à se
remplir et le plus simple consiste à prendre quelque chose dehors
pour le mettre dedans. Ce système concerne souvent de façon plus
violente les boulimiques que les obèses lorsqu’ils expulsent
immédiatement l’objet absorbé.
Extrait du journal de Béatrice G.
Béatrice est une jeune femme de 36 ans qui travaille dans un
domaine assez pointu de la recherche en biologie. Elle vit seule.
Par quelle articulation la discussion est-elle venue, lors de notre
dernier entretien, sur le décalage entre l’être et le paraître ?... Je
me sens plus troublée que je ne le voudrais et me voilà pendant cette
séance à pleurer tant l’angoisse est forte d’être confrontée à ce
décalage, cette impression d’être une imposteuse. Quinze ans de ma
vie qui s’ouvrent en abîme de n’avoir jamais su (pu) adhérer à ma
profession, à mes études et d’en avoir pourtant fait mon identité
sociale. Cette distance incontrôlée et incontrôlable qui a parfois été
si forte que je me suis crue deux : moi voyant et moi actant. Mon
travail dans la recherche était une pente fatale puisque je pouvais
passer des jours à « maniper » sans parler à personne, restant tard
le soir dans des locaux déserts, sur un sujet inexplicable aux gens
« normaux », me posant des questions hors du monde qui me
mettaient hors communication. Mon Dieu que c’était confortable.
J’étais nulle au lycée. Que les profs nous connaissent
individuellement, nous et parfois notre famille, me révulsait.
L’arrivée à la fac a été une vraie libération. Enfin anonyme, enfin à
l’aise ! Personne ne connaît personne et partant personne ne parle
de vous quand vous n’êtes pas là, ce qui correspond pour moi à la
sécurité maximale. Combien de fois n’ai-je voulu que les gens
cessent de penser à moi sitôt hors de leur vue ? Qu’ils oublient mon
image, que je me dissolve dans leurs pensées. Comme dit Kodak, le
vol d’image est un crime. L’idée que les gens s’approprient quelque
chose de moi m’est odieuse. Garder une impression de moi est déjà
me prendre quelque chose. Mais dans le même temps, je voudrais
qu’on pense du bien de moi, que l’on m’aime...
Il est sans doute beaucoup plus dangereux d’amener quelqu’un à une
remise en cause trop rapide de son identité sociale que de travailler
sur les symptômes directement liés à la nutrition. Privé de son
support de relation avec le monde, il peut brutalement se trouver
suspendu dans le vide en cherchant désespérément à conceptualiser
un moi totalement dissous. C’est l’un des risques majeurs qu’il faut
apprendre à mesurer en thérapie.
La quête de l’absolu
Comme nous venons de le voir, les externalistes vivent souvent en
fonction de l’attente des autres et n’ont plus une conscience très
claire de la frontière qui peut exister entre eux et le monde. Cette
frontière s’éloigne et se perd dans un jeu de va-et-vient perpétuel qui
les conduit souvent à la recherche d’un objet idéal, parfait, absolu,
mais inaccessible. Ils finissent par croire qu’ils n’existent plus et se
sentent nuls, inefficaces, vides. C’est généralement le moment qu’ils
choisissent pour se fixer les plus grands desseins, évitant par là toute
confrontation au réel.
Extrait du journal de Juliette R.
Juliette est visiteuse médicale et gagne bien sa vie. À trente ans elle
vit avec un homme et des enfants qu’elle aime. Elle aurait, comme
on dit, tout pour être heureuse, mais elle ne trouve pas de sens à son
existence et, comme tant d’autres, elle ressent ce grand vide.
Moi, j’aurais voulu un grand destin, que ma vie soit une
merveilleuse aventure pleine d’espace et de lumière, où j’aurais
aimé côtoyer l’absolu. L’absolu de la beauté, l’absolu de la bonté,
l’absolu de l’absolu : Dieu. Mais lui n’a pas voulu de moi et m’a
faite petite au milieu des petits.
Il est 9 heures et je roule dans une Fiat merdique vers mon premier
médecin de la journée. Dehors c’est l’hiver, dedans aussi, j’ai mis
le chauffage à fond et pourtant j’ai froid.
Mon amour, toi qui fais la vie si douce et si légère, mes enfants si
tout le temps là pour me rappeler que je suis mère, parfois je fuis
pour vous échapper, pour n’être que moi seule et nue sur cette terre.
Je trouvais mon corps mince, mais depuis quelques jours je le trouve
décharné et inhospitalier ; j’ai envie de mettre mon gros corps,
comme on met un manteau, rentrer dans ma peau de moche, ne
rencontrer que des regards glauques posés sur moi, pour être le
moins femme possible et passer l’hiver dans mon pays à moi l’être
humain, moi l’âme avec ma misère et mon désespoir d’enfant...
La salle d’attente est remplie de monde, un monde grippé et
toussotant qui attend le grand docteur. Je scrute, j’observe : avec
lequel d’entre eux partagerai-je le grand secret de notre étonnement
à n’être que là, à n’être que ça alors que la terre est si grande,
l’homme si parfait et le monde si beau !... Le temps passe, enfin le
médecin m’appelle. Je lui déblatère mes conneries, il écoute...
écoute-t-il ?... Il me déblatère les siennes. Au revoir toi qui sais, toi
qui soignes. En parlant, je n’ai rencontré personne.
Je sors comme on met la tête hors de l’eau. Deux heures que j’aurai
passées dans ce trou minable à Villeneuve-Saint-Georges, c’est
moche et mes yeux à moi ont besoin de beauté, d’un peu de luxe, de
vert, de bleu. Ici c’est gris, sauf la boulangerie du coin, je la connais
pour m’y être arrêtée de nombreuses fois avant. En la voyant, en la
sentant, la faim et la peur me viennent en même temps. J’ai peur
parce que j’ai faim, j’ai faim parce que j’ai peur. Peur du premier
croissant qui va nourrir la bête toujours blottie partout et lui
redonner vigueur, faim du premier croissant qui m’habitera tout
entière quelques instants et mettra du plaisir à l’intérieur de moi.
Après tout, un croissant ça n’est que deux cents calories, j’y ai droit,
il faut mélanger le pur et l’impur, c’est la vie, les deux sont liés le
blanc, le noir, la nuit, le jour, la vie, la mort, le croissant et le vide.
- Deux croissants s’il vous plaît et... deux flans à la cerise.
Je prends mon air détaché de mère au foyer qui achète la pitance de
ses petits voraces. Devant et derrière moi des gens tout gris achètent
platement une baguette pour midi. Je les envie et je les plains. Dans
mes croissants, il y a de la fête, de la liberté et de la révolte, dans
mes croissants ça sent la vie. Dans leur pain, le quotidien, le
routinier, l’acceptation...
Manger en conduisant n’est pas chose facile, mais avec
l’expérience, on arrive à tout. La voiture d’à côté me regarde au feu
rouge... Je n’ai jamais compris pourquoi les gens ne mangent
jamais dans la rue, ils fument, ils s’embrassent, ils s’engueulent,
mais manger, ça les gêne, pourquoi ?
La radio passe un morceau de Ray Charles, je me laisse
envelopper... sensualité... Je repose le flan ou plutôt les miettes
flasques qui en restent sur le papier léger et bruyant... sensualité...
Ah oui, c’est vrai, femme, il faut plaire ! Mon corps, l’amour, ah oui,
c’est vrai ! Je baisse la vitre et jette le flan en passant près d’un
caniveau...
Plaire disent-ils... à mon père... à ma mère... à mon patron auquel
je dis toujours amen pour qu’il me foute la paix et me laisse
tranquillement rêver à ma vie. Plaire aux hommes pour les
dernières années qui me restent, à tous ces mecs froids, durs, sûrs
d’eux et de leur réussite qui frétillent à la moindre paire de fesses,
qui bronzent en été et skient en hiver, aiment les bagnoles et savent
tout de la dernière chaîne hifi, trompent leur femme et se croient de
grands baiseurs. Eux, me plaisent-ils, valent-ils un seul de mes kilos
si douloureusement perdus ?
Heureusement j’ai le mien, il sait que pour moi vivre est une
souffrance, il a construit autour de moi un mur d’amour et de gaîté
et nous rions ensemble.
J’arrive à la maison, ma grande n’est pas encore rentrée, chic, je
vais pouvoir goûter le silence, plus prosaïquement disons que je vais
être pénarde et faire ce qui me plaît à moi toute seule, c’est-à-dire
des tas de choses, mais inéluctablement, la première idée qui me
vient à l’esprit, c’est manger en ouvrant un bon bouquin qui me
fasse rencontrer un esprit rare qui me ressemble dans son isolement
et me dépasse dans son raffinement.
Je ferme la porte de la cuisine, ouvre celle du frigidaire et je choisis
deux saucisses, un morceau de fromage et un paquet de gâteaux au
chocolat acheté pour le goûter de la petite. Je m’assois, je lis, je
mange. Fusion avant que les autres ne rentrent, avant que la maison
ne soit envahie par leur amour, leurs bruits et leur normalité. Moi
la différente, la secrète malade, j’aurai tout vomi, tout oublié, tout
effacé et serai prête à leur ressembler.
Jean-Jacques T. est né dans une famille juive et il ressent, à sa
manière, profondément ce judaïsme. Pour les juifs, le Christ n’est
pas le Messie. Pas encore arrivé en ce monde, sa venue sera suivie
de l’avènement du paradis terrestre et tous les morts ressusciteront.
La place est donc à prendre, Jean-Jacques est postulant. Entre douze
et quinze ans, il traverse une crise mystique au cours de laquelle il
se surprend à croire qu’il deviendra le Messie. Pourquoi pas lui ?
Mais cette attente d’un destin supérieur au commun des mortels est,
comme de juste, accompagné d’un sentiment de totale impuissance.
Une incapacité complète à réaliser les choses simples que
parviennent à accomplir ses petits camarades. « Ils peuvent, mais
moi je ne sais pas. » Ils savent courir, grimper à la corde, parfois
écrire sans fautes d’orthographe et compter sans leurs doigts. Lui, il
ne connaît toujours pas sa table de multiplication et n’additionne que
les fautes d’orthographe.
Pour se libérer de la nourriture, il lui faudra faire le deuil de l’absolu
et apprendre à utiliser autrement toute cette énergie perdue dans une
guerre sans fin dirigée contre lui-même. Ce renoncement est souvent
ressenti comme une véritable démission, une abdication face à la
seule part « aimable » de soi-même, la seule tendance qui puisse
donner un sens à notre vie l’excès et la passion. On imagine souvent
que cette démarche passe par l’acceptation d’un quotidien terne et
sans relief. Il ne s’agit pas de trouver tout à coup excitant l’achat des
poireaux-pommes de terre pour préparer le potage du soir. Si vous
avez un tempérament fulgurant, il semble improbable que vous
puissiez vous en départir un jour. Mais la passion peut s’accomplir
au lieu de s’imaginer. Au cours de ce travail de deuil, il faudra
reconstruire une conscience plus claire du présent et développer sa
capacité à se projeter dans le futur. Accepter l’idée que nous avons
un avenir. Cette « résistance » est une étape presque obligée,
dernière manifestation des tout derniers remous d’un raisonnement
manichéen qui oppose encore sans nuance le tout au rien et le plein
au vide.
Barbara L. est serveuse dans un restaurant mais elle rêve de devenir
actrice. Une grande actrice. Elle travaille avec un groupe de théâtre
amateur. Un soir, deux hommes s’attablent au restaurant où elle
travaille, avant de passer commande, l’un d’eux déclare « Nous
sommes trois, mon ami, Lorca et moi. » Barbara intriguée
s’approche et aperçoit sur la nappe un livre de Federico Garcia
Lorca. Elle adore l’auteur et engage la discussion avec un certain
engouement. Puisqu’on l’y invite, elle s’assied même en leur
compagnie et passe très vite aux confidences. Elle parle de sa
passion pour le théâtre et de telle ou telle pièce qu’elle a jouée. Peut-
être se vante-t-elle un peu. Visiblement le courant passe entre eux
trois, si bien que l’un des consommateurs dévoile son identité et sort
une carte de visite qu’il tend à Barbara médusée. Comment ne l’a-t-
elle pas reconnu ? L’homme en question est un metteur en scène de
renom. « Nous sommes en train de monter un spectacle sur Lorca,
envoyez-moi votre curriculum vitæ et si vous voulez nous ferons
une audition la semaine prochaine. » Immédiatement Barbara trouve
qu’elle a été ridicule, ses propos sur Lorca devaient être incomplets
ou incohérents. Après avoir bredouillé une vague explication, elle
se réfugie dans la cuisine et n’en sortira plus de la soirée. Le
lendemain, elle s’oblige à rédiger un C.V., le glisse dans une
enveloppe et file à la poste. Arrivée au guichet, elle se rend compte
qu’elle n’a pas mis d’adresse sur sa lettre…
Chez elle, elle retrouve la carte de visite et part à nouveau en
direction d’une boîte aux lettres. En cours de route elle égare adresse
et enveloppe. Le scénariste est sur liste rouge, impossible de
retrouver sa trace.
Barbara rêve de faire du théâtre et de devenir Jane Fonda ou peut-
être Maria Casarès. Si elle confronte son rêve à la réalité, elle
s’expose à un échec et à la perte définitive de ses illusions. Plutôt
que de prendre ce risque, elle préfère attribuer au mauvais sort son
étourderie. Pour elle, faire le deuil de l’absolu ne doit pas être
obligatoirement celui du théâtre, mais celui de devenir, tout de suite,
une grande actrice ou rien. Lorsqu’elle parviendra à investir sa
passion dans la réalité, sur un travail de comédienne qui peut être
long, elle ne perdra plus d’enveloppe. Sans doute aussi ne sera-t-elle
plus boulimique.
On comprend l’apport des thérapies paradoxales de l’école de Palo
Alto lorsqu’on saisit que, paradoxalement, pour commencer à perdre
du poids sans reproduire cet éternel aller-retour entre « je prends et
je recrache » et « je mincis pour regrossir », il faut souvent
abandonner l’idée de l’absolue minceur et recentrer sa vie sur sa
capacité d’exister par d’autres valeurs. Il est relativement facile, à
l’aide des techniques comportementales, de faire diminuer les
symptômes boulimiques. Certains thérapeutes affichent sans
vergogne 99 % de réussite après seulement quelques mois de
traitement. Mais si le problème n’est pas envisagé dans son
ensemble, une fois les symptômes disparus, les sentiments de vide
et de non-existence perdurent avec leur cohorte de souffrances et
désormais sans recours possible à ce bon vieux système de défense
qu’était la nourriture.
Les relations amoureuses
De crainte que l’autre ne découvre les démons du néant cachés
derrière le système souvent très élaboré de représentations qu’ils ont
su mettre en place, les « externalistes » éprouvent parfois une peur
panique d’engager des relations affectives investies. Mais ils ne
peuvent formuler cette évidence qui les renverrait trop violemment
vers un sentiment de non-existence. Ils parlent de « charme rompu »
ou attribuent l’échec de leurs rencontres aux circonstances
malheureuses de la vie. Parfois ils affirment une farouche volonté
d’indépendance en déclarant que tout contact durable serait
synonyme de perte de liberté ou de remise en cause de leur intégrité.
Ils transforment alors leur besoin d’exil intérieur en idéologie
anticouple.
Il est fréquent de trouver des comportements sexuels apparemment
contradictoires chez certaines jeunes femmes boulimiques (les
hommes boulimiques ont souvent, à quelques nuances près, des
comportements identiques). Elles peuvent aller de l’abstinence
complète à une multitude de relations débridées, à la seule condition,
mais elle est impérative, que ces relations n’engagent aucune
implication affective tangible. Le tout s’accompagne généralement
de la recherche d’un grand amour fusionnel qui s’investit alors sur
un objet hors d’atteinte, un homme marié ou d’un milieu
socioculturel très différent ou habitant une contrée lointaine ou
encore sur un homme bien présent mais qu’elles font souvent fuir
car il craint d’être dévoré par leur exigence démesurée. Si elles
trouvent un partenaire répondant à leur demande et qui ne s’esquive
pas, ce sont elles qui s’éloignent en trouvant que l’objet de leur
amour manque singulièrement de relief. On pourrait résumer ce
mode de relation en deux mots la fusion et la fuite, successivement.
Elles peuvent éprouver de grandes amitiés non sexualisées qui
s’effondrent d’un seul coup, parfois à cause de raisons bénignes, un
simple quiproquo à partir duquel elles se sentent trahies ou
démasquées.
Extrait du journal de Sarah S.
La vraie première fois avait été calculée, pratiquement
chronométrée, avec Charles, dans le lit de mes parents. Romantisme
nulle part. Dès lors commence ma vie de grande débandade, les
aventures sans jour et sans lendemain. Je pensais toujours être
amoureuse, attachée à l’homme du moment, mais je me sentais très
vite dégagée. Je me sentais libre, plus aucun lien. Je ne prenais
aucun contraceptif, une vraie roulette russe. Mais un jour les règles
ne sont plus revenues, j’attendais un bébé, je ne savais pas de qui,
j’avais une vague idée. J’avais 20 ans, tout cela me semblait irréel.
Maman s’est occupée de tout. Avant d’aller avorter je me souviens
d’avoir dormi jusqu’au milieu de la matinée, c’était un lundi, je ne
réalisais pas, un bébé cela ne voulait rien dire. Je dormais bien,
c’est maman qui m’a réveillée pour y aller.
Après tout cela, j’ai recommencé la bringue, mais je prenais la
pilule. Plus de problème de bébé, juste la crainte d’un microbe, mais
ça se soigne. Enfin, à l’époque les microbes se soignaient. J’ai
chopé deux fois des bricoles, avec trois jours d’antibios, plus rien.
J’ai eu de la chance.
Est-ce la conséquence de mai 1968, le fait de me dire qu’une femme
libre pouvait vivre comme un mec ? J’aimais séduire et prouver que
même grosse je pouvais coucher. Mais quand arrivait le moment du
plumard, j’assistais, je calculais, j’étais témoin. Jouir par la
pénétration reste un mystère. Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois
avec un homme plus âgé, j ’ai pris mon pied, c’est arrivé comme ça,
c’était bon. Je me demande comment font toutes ces femmes qui
hurlent pendant l’amour.
Parfois, je voudrais seulement dormir avec quelqu’un, sans qu’il y
ait de rapports, juste de la chaleur, un parfum de peau. Pourtant, je
n’aime pas l’odeur de l’amour, cela me porte au cœur plein de
mystère et de contradictions.
Et encore, mais d’une autre manière...
Extrait du journal de Jean-Jacques T.
Je crois que je suis incapable de vivre avec une femme. Incapable
d’aimer ou d’être aimé.
Ma dernière histoire d’amour s’est terminée sur un goût
d’amertume et en plus, tout cela est entièrement de mon fait.
Comme chaque fois, j’ai cru que cet amour était unique. Comme
chaque fois, j’ai eu le sentiment d’aimer plus que je n’avais jamais
aimé. Françoise était tout, elle était de tous mes instants, de tout
mon être. Je ne vivais que pour elle, qu’à travers elle, que dans
l’attente de nos rencontres. Chacun de ses mots trouvait un écho sur
mes lèvres, chacun de ses gestes s’accordait à l’harmonie de notre
état. J’étais à elle comme elle était à moi. Nous avons vécu hors du
temps, hors de tout. Puis un jour, nous nous sommes revus en
présence d’autres amis alors que nous ne nous étions pas rencontrés
depuis plus d’une semaine. Cette attente m’avait été insupportable
et elle se trouvait encore prolongée par la présence d’intrus qui
différaient notre étreinte, son odeur contre moi. Ils ne se rendaient
même pas compte de l’incongruité de leur présence. Quand ils
furent partis, j’ai hésité un instant à enlacer Françoise. Elle m’a
souri, elle a eu, en s’approchant de moi, ce léger mouvement, ce
recul du visage que j’aimais tant, la tête un peu penchée sur le côté.
Je me suis senti étranger, brutalement. Le charme était rompu sans
que je comprenne pourquoi j’étais si lointain.
J’ai vu pour la première fois trois petits cheveux blancs qu’elle avait
juste au-dessus du front. Je l’ai serrée contre moi en faisant
semblant d’y croire, en espérant voir mon trouble se dissiper et mon
ardeur renaître. Mais j’étais ailleurs. Ces trois cheveux occupaient
mon esprit, envahissaient mon horizon à chaque baiser, à chaque
caresse, à chaque regard. Ils étaient là comme une preuve de non-
appartenance. J’en éprouvais une profonde répulsion.
Si je ne m’étais pas arrêté sur ses trois cheveux blancs, j’aurais sans
doute trouvé un défaut sur son nez ou sur ses dents ou sur ses mains.
Je crois que la peur était en moi et qu’elle aurait pu se saisir au
hasard de n’importe quel objet pour me faire fuir. Dans les mois qui
ont suivi notre séparation, j’ai bien dû prendre quinze kilos.
Nous voyons à quel point les relations aux autres interfèrent sur
notre comportement alimentaire et la « troublante » similitude qui
existe entre la fusion et la fuite, et les comportements du type « je
prends et je recrache, je grossis, je mincis ».
L’argent
Quelquefois les compulsions alimentaires alternent avec des
compulsions de dépense' et nous nous retrouvons animés d’une rage
d’acheter comparable à ce que peut être à d’autres moments notre
rage de manger. Suivant notre tempérament, les vêtements, les
gadgets électroniques ou toute autre babiole jouent le rôle que nous
avions habituellement dévolu à la nourriture absorber les valeurs du
monde extérieur. Mais ce remplissage n’était qu’illusoire et nous
ramène au vide. Comme les compulsions alimentaires, les
compulsions de dépense s’accompagnent parfois de bénéfices
secondaires. ceux-ci ont généralement trait à notre relation ambiguë
à la loi. Trop dépenser, c’est se faire gronder par le banquier, ou
provoquer l’intervention intempestive d’un papa ou d’une maman-
Zorro dont justement nous voudrions nous délivrer. Ces
compulsions se transforment parfois en cleptomanie.
Extrait du journal de Martine L.
Ma boulimie des objets et surtout ma peur de manquer de « choses »
étaient facilitées par le fait que je volais tout ce que je voulais (la
bouffe, les fringues, les livres, les disques, etc.), j’avais même volé
de la layette pour le cas où...
L’attrait du risque et la transgression de la Loi me satisfaisaient
pleinement et mon compte en banque n’était pas atteint. Nous
menions grand train et ma boulimie de dépenses était assouvie. Je
n’avais pas besoin de manger trop, car mes crises de « larcins » s’y
substituaient. Notre argent servait à faire des voyages, dans des
palaces bien sûr. J’étais pionne et prof, mon mari ne travaillait pas,
bien sûr. Mais un jour les clips magnétiques sont arrivés dans la
plupart des magasins... et voler n’était plus envisageable. J’ai donc
commencé à acheter tout ce que j’obtenais auparavant sans
dépenser d’argent. La première conséquence est que j’ai eu moins
de « choses », donc j’étais frustrée. L’engrenage des dettes a fait son
apparition ainsi que les interdits bancaires (trois à l’heure actuelle
dont un qui finit en octobre prochain). Je prends dix kilos.
Quand je volais, ça me permettait de donner à mes amis. Je
flambais. Un tel me disait « J’aimerais bien lire Un amour de
Swann », il avait le lendemain tous les tomes de « À la recherche du
temps perdu » dans La Pléiade. Cela le mettait automatiquement
dans une position de dépendance vis-à-vis de moi. Et comme ça, je
me faisais aimer d’une quantité phénoménale de gens différents.
Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait la quantité.
Je volais mes habits sans les essayer. S’ils ne m’allaient pas, je les
jetais. Je n’osais pas donner aux « pauvres » des habits neufs de
marque. D’où sentiment de culpabilité, de futilité, de nullité.
Tout ce que je faisais était « trop ». Je partais dans des projets
somptueux : apprendre l’hébreu pour déchiffrer les manuscrits de
la mer Morte. J’ai eu ma licence d’hébreu par correspondance et
avec mention bien. Je sais à peine parler l’anglais. N’importe quoi,
du moment que ce soit dans la démesure. Lorsque je n’avais plus
d’argent, je vendais mes livres et mes disques que je rachetais
aussitôt, dans le même état d’hébétement.
Ce type de comportement n’est pas systématique. Parmi mes
patients, j’observe ce phénomène à peu près une fois sur trois. Ce
pourcentage ne prétend à aucune rigueur et n’a pas été confronté à
d’autres données.