la france, l'allemagne et l'acier (1932-1952). de la

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HAL Id: tel-00442332 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00442332 Submitted on 21 Dec 2009 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. LA FRANCE, L’ALLEMAGNE ET L’ACIER (1932-1952). DE LA STRATEGIE DES CARTELS A L’ELABORATION DE LA CECA Françoise Berger To cite this version: Françoise Berger. LA FRANCE, L’ALLEMAGNE ET L’ACIER (1932-1952). DE LA STRATEGIE DES CARTELS A L’ELABORATION DE LA CECA. Histoire. Université Panthéon-Sorbonne - Paris I, 2000. Français. <tel-00442332>

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  • HAL Id: tel-00442332https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00442332

    Submitted on 21 Dec 2009

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestine au dpt et la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publis ou non,manant des tablissements denseignement et derecherche franais ou trangers, des laboratoirespublics ou privs.

    LA FRANCE, LALLEMAGNE ET LACIER(1932-1952). DE LA STRATEGIE DES CARTELS A

    LELABORATION DE LA CECAFranoise Berger

    To cite this version:Franoise Berger. LA FRANCE, LALLEMAGNE ET LACIER (1932-1952). DE LA STRATEGIEDES CARTELS A LELABORATION DE LA CECA. Histoire. Universit Panthon-Sorbonne - ParisI, 2000. Franais.

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00442332https://hal.archives-ouvertes.fr

  • UNIVERSITE DE PARIS I (Panthon-Sorbonne) UFR dhistoire

    Institut Pierre Renouvin

    THSE pour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE L'UNIVERSIT PARIS I

    Discipline : HISTOIRE DES RELATIONS INTERNATIONALES

    prsente et soutenue publiquement le 13 dcembre 2000

    par

    Franoise Berger

    La France, lAllemagne et lacier (1932-1952)

    De la stratgie des cartels llaboration de la CECA

    Directeur de thse

    Monsieur le Professeur Ren Girault () Monsieur le Professeur Robert Frank

    Jury

    MM les Professeurs Grard Bossuat, ric Bussire, Michel Dumoulin, Robert Frank et Georges-Henri Soutou

    Cette thse a obtenu la mention

    Trs honorable, avec les flicitations du jury, lunanimit.

  • Ren Girault,

    en esprant avoir t digne de la confiance quil ma tmoigne

    en me confiant ce travail.

    mes parents,

    pour leurs encouragements affectueux.

    REMERCIEMENTS Je voudrais dabord rappeler la mmoire de Ren Girault qui ma accueillie dans son

    sminaire de lInstitut Pierre Renouvin. Jai pu ainsi admirer ses talents dorateur et de pdagogue, au cours de nombreuses sances de travail dans le cadre de la prparation de la matrise et du DEA, tout comme lors de nos rencontres pour la prparation de cette thse. Il reste un grand matre, un modle dans la mmoire de tous ceux qui lont frquent. Il nous manque cruellement aujourdhui.

    Je remercie vivement Robert Frank qui a accept dassumer le relais et de prendre en charge la fin de la direction de ma thse, dans les circonstances difficiles que lon sait. Son bienveillant accueil ma touche. Je remercie galement Denis Woronoff et ric Bussire qui mont invite prsenter mes travaux dans leurs sminaires de DEA. Cest un encouragement important pour le chercheur solitaire. ric Bussire et Michel Dumoulin mont galement convie participer leur colloque sur les cercles conomiques europens, qui sest tenu Arras et qui fut pour moi loccasion de connatre un peu mieux les historiens de la construction europenne. Quils sachent ma gratitude et le souvenir que ma laiss leur chaleureux accueil.

    Lors de mes recherches, jai eu loccasion de rencontrer de nombreuses archivistes qui

    mont galement guide, encourage, conseille. Je pense en particulier Madame Dijoux, des Archives financires, toujours accueillante et dgale humeur, tout le personnel du CARAN (Paris), des Bundesarchiv (Kln) et des archives de lAuswrtiges Amt (Bonn), pour leur accueil toujours comprhensif.

    Du ct des socits prives, je tiens remercier toutes ces entreprises qui mettent la disposition totale des chercheurs leurs archives. Que soient donc particulirement remercis les dirigeants des socits de Wendel et Schneider qui mont offert un large accs leurs archives verses au CARAN. Je dois ici prciser que je nai pu tudier quune faible partie de leur vaste et prcieux fonds darchives et que cest avec plaisir que jentreprendrai dautres recherches sur ces mmes fonds. Un grand merci galement aux responsables des archives Thyssen (Duisburg) et Mannesman (Dsseldorf), pour leur accueil amical. Des remerciements particuliers vont au Docteur Wessel, directeur des archives de la socit Mannesmann, qui offre un accueil hors pair aux universitaires quil accueille au sige de la socit. Les facilits matrielles qui sont accordes ici aux chercheurs permettent un travail dans les meilleures conditions, surtout en dplacement o lon apprcie particulirement laccs rapide et personnalis aux documents et les copies offertes. Tout cela est dun grand soutien pour le moral du chercheur qui en a souvent besoin ! Mille mercis donc ces quatre socits.

    Pour finir, je voudrais remercier tous ceux qui mont encourage autour de moi, plus

    spcialement Edwige Guiot, et mon pre qui a assur une relecture attentive de mon travail, tche ingrate sil en est, enfin ric qui a support, sept ans durant, mes tats dme de thsarde

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 2

  • Introduction Le secteur de lacier est un secteur conomique doublement prioritaire : base de lindustrie

    mais aussi fournisseur darmement, il est un enjeu de la puissance conomique et militaire, donc politique, des grands pays producteurs. Parmi ces derniers, la France et lAllemagne dominent, de lEntre-deux-guerres au dbut des annes 1950, le march de lEurope continentale. Mais la concurrence logique entre les deux pays se double du poids particulier qui pse sur leurs relations bilatrales au cours de cette priode, comme depuis la fin du XIXme sicle. La comptition entre les deux industries nationales saccrot dans les priodes de crise, mais leurs relations ne se bornent pas cette lutte commerciale. Face la concurrence europenne et mondiale, les industriels des deux pays savent aussi nouer des liens de solidarit pour dfendre leur position respective.

    Ainsi, si laxe franco-allemand a t le pivot de la construction europenne aprs la Seconde Guerre mondiale, la sidrurgie en fut lun de ses premiers terrains d'exprience, ds les annes 19201. Limportance conomique et stratgique de ce secteur avait dj conduit la formation, avant-guerre, d'un premier puis d'un second cartel international de l'acier, sur linitiative des matres de forges franais et allemands. Le rle de cette Entente internationale de lacier fut fondamental dans le contrle de la Grande Dpression qui toucha le secteur sidrurgique de plein fouet, mais de manire diffrente dans chacun des deux pays.

    Le dsastre militaire de 1940 plaa la sidrurgie franaise dans une situation de totale dpendance vis--vis de loccupant et annihila de longues annes defforts. Ce ne fut pourtant pas une totale parenthse dans les relations entre les deux sidrurgies qui, paradoxalement, se trouvrent rapproches, bien contre le gr franais, dans les circonstances douloureuses de la guerre. Ce ne fut pas non plus une rupture complte dans les politiques conomiques, car les gouvernements comme les entrepreneurs songeaient dj laprs-guerre et prparaient leurs plans.

    La dfaite allemande bouleversa, nouveau, la donne des deux secteurs, franais et allemand, et lanne zro pour lAllemagne correspondit aussi lanne zro pour sa sidrurgie. Dbarrasss dun puissant concurrent, les gouvernements de la Libration ont cru quils pourraient reconstruire et moderniser la sidrurgie franaise aux dpens dune industrie allemande brise tant par les bombardements que par loccupation allie et ses mesures drastiques de contrle et de dmontage. Pourtant, cinq ans presque jour pour jour aprs la reddition allemande, la France, par lintermdiaire de son ministre des Affaires trangres, offrait son ancien ennemi une place privilgie dans une Europe construire. Et cette construction allait commencer par les secteurs les plus sensibles, ceux du charbon et de lacier. En moins de deux ans, la politique de six tats volontaires conduisit la mise en place de la Communaut europenne du charbon et de lacier, premire pierre de l'difice de la Communaut conomique europenne.

    La priode choisie pour cette recherche dbute donc la date de la reconstitution du cartel de lacier, en 1932 aprs la crise, et sachve la ratification et la mise en route de la Communaut Europenne du Charbon et de lAcier, en 1952. La cration du premier cartel de 1926 et les effets de la crise de 1929 sur la sidrurgie, ont t cependant abords, pour comprendre les choix qui ont t faits ensuite. Vingt ans, cest une courte tranche de vie, mais

    1 Jacques Barity avait dj montr limportance de ce secteur dans les relations franco-allemandes aprs la Premire Guerre mondiale (Les relations conomiques franco-allemandes aprs la Premire Guerre mondiale, 10 nov. 1918- 10 janvier 1925. De lexcution la ngociation, Paris, 1977).

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 4

    dans lhistoire contemporaine de lEurope, cest dj du long terme, au regard des priodes de trouble traverses et des extraordinaires bouleversements quont vcus, au cours de cette priode, les populations franaise et allemande.

    VINGT ANS DE SIDRURGIE FRANAISE ET ALLEMANDE Il sagissait dabord de faire une prsentation de lvolution du secteur dominant que

    reprsente la sidrurgie, sur toute la dure, avec les alas propres chaque priode, dense dvnements. Un bilan comparatif a donc t entrepris, sur la production avant tout, mais aussi sur les aspects technologiques et humains.

    La principale difficult a t de trouver des sries statistiques compltes et stables. En effet, avant la guerre, la SDN ne publie pas des sries compares comme le font par la suite lONU mais aussi lOECE. Cependant, cette organisation publie des statistiques gnrales rtrospectives qui permettent une approche globale, mme si les chiffres ne correspondent pas toujours ceux rcolts dans les diffrents dossiers, franais et allemands, de la priode. La difficult est plus grande, voire insurmontable, quand il sagit dtudier lvolution de certaines catgories de produits sidrurgiques ou de suivre la production particulire des entreprises. Il est presque impossible de garantir la fiabilit totale des statistiques proposes, mme si celles-ci ont fait lobjet de confrontation entre plusieurs sources et de correction, quand cela savrait ncessaire. Pour les annes 1930 et les annes de guerre, la raison tient en partie la nature du rgime nazi et au fait que ces chiffres de production servaient sa propagande ou taient, au contraire, tenus secrets.

    Mais du ct des industriels franais, lhabitude nest pas non plus la transparence et la plupart des chiffres de production ou des bilans financiers sont alors tenus partiellement cachs. Les gouvernements franais des annes trente sont en gnral assez mal informs de lvolution des diffrents secteurs conomiques, car ils ne disposent pas dun service efficace de statistiques conomiques, et les industriels font le plus souvent, pour des raisons fiscales, de la rtention d'information. C'est Alfred Sauvy, responsable du service, qui, en 1938, va inaugurer une nouvelle conception du rle de ltat dans le domaine conomique en instaurant des enqutes statistiques obligatoires pour les industriels2. Cest ainsi que le rgime de Vichy trouvera le terrain prpar - bien involontairement - pour la collaboration conomique. On ne disposera donc pas, pour cette tude, de chiffres officiels trs fiables avant la guerre et la priode des hostilits ne fut pas non plus propice une transparence du systme.

    Les donnes utilises sont a priori les donnes originales, celles des services publics et des

    syndicats patronaux, mais comment savoir si elles nont pas t arranges, une pratique encore courante aujourdhui dans certains tats ? Cependant, dans le cas allemand, mme si quelques manipulations ont pu avoir lieu, lensemble des donnes fournies par les archives et les sources imprimes semble suffisamment cohrent pour que lon appuie un raisonnement dessus.

    Un autre lment rend galement difficile une interprtation convenable des chiffres : ce sont les variations presque continues du territoire du Reich entre 1936 et 1940, ainsi qu la fin de la guerre, qui augmentent les difficults dinterprtation. La Sarre, lAutriche, la Haute-Silsie, le territoire des Sudtes, le Protectorat (Bohme-Moravie), la Tchcoslovaquie, puis le Gouvernement gnral (Pologne), la Meurthe-et-Moselle, la Belgique, le Nord de la France, lAlsace et les Pays-Bas viennent progressivement sajouter dans les statistiques de production. Or, les donnes spares pour chaque territoire ne sont pas toujours disponibles, des regroupements sont souvent effectus, mais diffremment dune anne sur lautre, ce qui ne

    2 Hubert Bonin, Hist. conomique de la France depuis 1880, Paris, 1988, p. 87.

  • Introduction

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    permet pas, de faon fiable, de rapporter toutes les donnes au territoire tel quil tait avant les annexions.

    Enfin, un dernier lment explique des carts de donnes entre plusieurs sources. Il existe, dans cette priode, de petites diffrences de classement statistique entre les deux pays, et certains produits changent de catgorie au cours de la priode tudie. De ce fait, dun pays lautre, les catgories statistiques ne sont pas tout fait recouvrables, ce qui produit quelques variations, par exemple pour lAlsace-Lorraine entre 1939 et 1941, variations que lon a du mal quantifier. Cependant, ce dernier aspect des choses reste marginal car il porte sur de trs faibles diffrences.

    Quelques statistiques gnrales couvrant la priode 1929-1952 vont permettre, ds prsent,

    davoir lesprit la ralit de lindustrie sidrurgique dans les deux pays. Dans les annes 1950, on se situe alors un niveau de production totale de 150 millions de tonnes dacier brut, pour lensemble des pays producteurs, alors quau cours des annes 1930, la production a fluctu entre 40 et 100 millions de tonnes. Les parts respectives de la France et de lAllemagne ont beaucoup vari, mais la production allemande a souvent reprsent prs du double de la production franaise, en dehors de la Grande crise o leur niveau tait comparable (autour de 15 % du total mondial), tout comme en 1948 o elles se rejoignent galement (autour de 5 %).

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    en %

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    Allemagne

    Figure 1. Part allemande et franaise de la production mondiale dacier (1913-1955)3

    Le graphique comparatif entre les productions franaise et allemande dacier brut montre

    bien limpact de la crise mondiale sur la sidrurgie franaise, les difficults surmonter cette dpression et retrouver le meilleur niveau atteint en 1929 : on est encore trs loin de ces chiffres en 1938. Dans laprs-guerre, on constate que la France a du mal relancer son industrie et surtout sa consommation, ce qui nest pas le cas de lAllemagne.

    3 Calcul daprs archives allemandes (BA/ R 13 I/ 523-524-525), archives franaises (AN/ 139 AQ/ 60), INSEE (annuaire rtrospectif) et donnes OECE. Pas de total mondial pour les annes de guerre.

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 6

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    en milliers de tonnes

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    Figure 2. France et Allemagne : production compare dacier brut (1929-1960)4

    Par deux fois, les deux sidrurgies se situent sur un pied dgalit et la production franaise se retrouve trs rapidement submerge par un concurrent phnix qui renat de ses cendres. Cette situation a ouvert des espoirs, vite dus. Ces espoirs expliquent en partie, tout particulirement pour laprs-guerre, des tensions assez fortes, entre les deux pays. Quand la Communaut Europenne du Charbon et de lAcier (CECA) se met en uvre, les Franais ont abandonn lide de remplacer la sidrurgie allemande sur le march europen, mais ils gardent la prtention de conserver une galit de production, ce qui explique les investissements massifs que lon opre dans ce secteur. Mais une fois de plus, leurs illusions tombent vite au regard dune certaine stagnation de la production franaise face linexorable croissance de leur principal concurrent au sein du march commun. Cest lhistoire croise de ces deux sidrurgies, de leur relations, de leurs tensions et de leurs ententes qui sera mise ici en perspective avec les relations bilatrales des deux pays et lvolution plus globale du contexte international et europen.

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    80 000en milliers de tonnes

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    Figure 3. Production compare dacier avec lensemble des pays de la future Communaut

    4 Source OECE, Statistiques industrielles, 1964. France et Allemagne, hors Sarre. Ce sont des chiffres arrondis. Voir les donnes en annexes.

  • Introduction

    7

    UNE HISTOIRE SECTORIELLE ET BILATRALE La recherche prsente ici se situe donc dans le domaine de lhistoire des relations

    internationales conomiques. Son objectif global est danalyser la nature des relations franco-allemandes dans le secteur de la sidrurgie et de sinterroger sur le rle de ces relations, depuis le dbut des annes trente, dans llaboration de lide de coopration conomique europenne, ide mise en pratique partir de 1952 avec la cration de la CECA5. Longtemps, le patronat de la sidrurgie fut considr comme hostile au rapprochement europen de laprs-guerre, tant en France quen Allemagne. On en veut pour preuve la forte rsistance quil opposa au premier projet de communaut europenne, celle du charbon et de lacier. Cette tude consiste montrer, par une mise en perspective diffrente, sur un temps plus long, que ce type danalyse ne prend pas en compte toute la complexit de la question.

    Le secteur sidrurgique avait dj t analys par de nombreux auteurs, historiens et

    conomistes, franais, allemands et amricains, pour la plupart6. Des recherches avaient dj t effectues, ou taient en cours, sur les aspects institutionnels ainsi que sur les organismes professionnels (cartels de lavant-guerre, CECA et ngociations), ou sur des thmes proches mais sur des priodes rduites. Il s'agissait donc d'aborder un sujet dj bien clair, mais sous un angle d'approche diffrent, plac sur laxe franco-allemand exclusivement et permettant une tude des relations bilatrales travers les liens forts et les concurrences conomiques qui se sont manifests dans le domaine de l'acier7. Les deux directions de la prsente recherche ont donc t, dune part, une approche sur le terrain, au niveau des entreprises, des services publics et des hommes, en particulier des dcideurs, dautre part, une approche sur le long terme, de la crise des annes trente aux annes cinquante, priode si remplie dvnements forts quelle permettait, travers une tude du dtail des volutions de ce secteur, de cerner les tendances lourdes.

    Cette recherche me fut propose par le professeur Ren Girault dans le cadre plus large dun ambitieux programme international de recherches sur les constructions europennes, Identit et conscience europennes au XXe sicle , dont il eut linitiative en 1989. Aprs un premier bilan de mi-parcours8, une seconde tape de la recherche, largie, sest ouverte au moyen de nouveaux travaux de groupes, sous la direction de Grard Bossuat et de Robert Frank. Cest dans ce cadre que les travaux de recherche que je poursuivais ont pu sinscrire dans celles du groupe rflchissant sur les cercles et les milieux conomiques des annes vingt aux annes soixante, sous la responsabilit dric Bussire et de Michel Dumoulin9.

    Le problme de la sidrurgie franaise et de sa place en Europe, plus particulirement face

    lAllemagne, se pose en terme de puissance : dans les annes trente pour concurrencer une puissance militariste et garantir la paix, aprs la guerre pour craser dfinitivement cette ancienne puissance et lui ravir son rle conomique en Europe, dans tous les domaines, celui de la production d'acier tant le plus rvlateur puisque li galement la capacit d'armement. Les

    5 Le livre de rfrence sur cette communaut est celui de Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, Histoire de la haute Autorit de la Communaut europenne du charbon et de l'acier. Une exprience supranationale, Bruxelles, 1993. 6 Philippe Mioche, Werner Bhrer et John Gillingham sont les trois historiens qui se sont le plus consacrs cette question, mais de nombreux autres auteurs ont fait des publications ou des articles importants sur ce sujet. Que lon veuille bien se reporter la bibliographie thmatique (volume dannexes). 7 Le secteur du charbon, lui aussi partie prenante de la CECA, a t tudi, pour laprs-guerre, par Rgine Perron, Le march du charbon, un enjeu dans les relations Europe-Etats-Unis de 1945 1958, (thse EHESS, dir. P. Fridenson) Paris, 1993. 8 Ren Girault (dir.), Identit et conscience europennes au XXe sicle, Paris, 1994. 9 ric Bussire et Michel Dumoulin (dir.), Milieux conomiques et intgration europenne en Europe occidentale au XXe sicle, Actes du colloque dArras, dcembre 1996, Artois Presses Universit, 1998.

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 8

    relations franco-allemandes des annes trente aux annes cinquante ont donc t, en partie, conditionnes par les relations entre les sidrurgistes de ces deux pays et entre les deux gouvernements propos de ce secteur de la production10. C'est le poids relatif de ces diffrents acteurs qui sera analys, en observant dans quelle mesure les dcisions de politique extrieure au cours de cette priode ont t orientes par ce problme et par les hommes qui en avaient la charge.

    Certains sujets abords dans cette thse avaient donc dj t dvelopps dans diverses contributions, mais au-del de la ncessit, pour certains passages, de faire les rappels qui semblaient indispensables au suivi et la comprhension globale du dveloppement, la volont qui sest affirme au long de ce travail a t dapporter un clairage la fois diplomatique et conomique, en effectuant un incessant va et vient entre les points de vue et objectifs privs et publics, rellement indissociables dans la ralit des vnements internationaux. Cest pourquoi je me suis avant tout intresse ce perptuel mouvement de pression des pouvoirs publics sur les intrts privs, et vice-versa, les uns tant dominants dans certaines priodes et la faveur de certains vnements, la tendance sinversant dautres moments.

    Ltude sur le long terme, des annes trente aux annes cinquante, devait permettre de reprer les grandes lignes des politiques gouvernementales, les grands choix qui avaient t faits, de voir aussi si lon retrouvait les mmes groupes de pression, voire les mmes dcideurs et comment leurs positions avaient volu. Je me suis efforce galement d'analyser avec la mme profondeur les points de vue allemand et franais, pour dgager les diffrences de conceptions et de pratiques dun ct du Rhin l'autre. Il sagit donc ici de la construction dune rflexion sur ces liens entre les industriels de la sidrurgie, les diplomates et les hommes politiques des deux pays, dans une priode o les bouleversements furent tels en Europe quelle prsente un vritable concentr des changements fondamentaux du XXe sicle.

    Comment les sidrurgies franaises et allemandes se sont-elles respectivement insres dans

    un processus de construction europenne, dabord dinitiative prive, comme les cartels, puis dinitiative publique, comme la CECA ? Comment, aux diffrentes poques, ont-elles support - ou initi - les diffrentes adaptations ncessaires ? Ont-elles pti des nouvelles structures ou en ont-elles au contraire bnfici ? Il s'agissait donc de s'interroger sur le rle respectif des groupes industriels privs et des politiques conomiques des deux tats dans cette construction europenne, sur les diffrentes initiatives prises en ce domaine et leurs consquences pratiques. Il convenait de se demander comment s'tait effectu le lien entre l'avant et l'aprs-guerre, si les bases constitues dans les annes trente avaient servi de support au grand lan des annes cinquante ou si celui-ci n'tait que le fruit des politiques gouvernementales de laprs-guerre, de part et d'autre du Rhin.

    Comment et pourquoi est-on pass d'une organisation prive, le cartel de lAcier, des stratgies publiques qui ont abouti la formation de la CECA ? Quel a t ensuite le rle des relations franco-allemandes dans cette volution ? On pouvait a priori supposer quil avait t fondamental puisque les Franais et les Allemands formaient la base du cartel d'avant-guerre et quen 1950, la proposition Schuman s'adressait d'abord lAllemagne. Quelles taient les motivations, dans chaque pays, des dcideurs, privs et politiques ? Est-ce que ce fut une dmarche positive ou ngative ? Comment est-on pass dune volont de dmantlement de la sidrurgie allemande la proposition franaise de 1950 ? Les pressions extrieures, en particulier celle des Amricains, furent-elles dterminantes ?

    La rponse ces premires questions ncessitait une tude compare des deux secteurs, des politiques publiques et surtout des deux milieux professionnels. Le problme des hommes a

    10 Deux thses rcentes, de rfrence, se sont intresses, dune manire plus gnrale, aux relations conomiques franco-allemandes, avant la Seconde Guerre mondiale, pour lune, aprs cette mme guerre, pour lautre : Sylvain Schirmann, Les relations conomiques et financires franco-allemandes (24 dcembre 1932- 1er septembre 1939), (thse de lUniversit de Strasbourg I, dir. R. Poidevin), 1994, 425 p. ; Sylvie Lefvre, Les relations conomiques franco-allemandes de 1945 1955 (thse de lUniversit de Paris IV, dir. G.H. Soutou), 1996, 921 p.

  • Introduction

    9

    sembl fondamental. A cette poque, les lites de la sidrurgie franaises et allemandes sont-elles comparables ? Ont-elles une culture et des pratiques communes ? Font-elles preuve dune forme de solidarit europenne ? Y a-t-il eu continuit des motivations des dcideurs ? Qui taient les principaux dcideurs avant-guerre et aprs-guerre ? Y a-t-il eu des liens entre eux ou au moins une certaine continuit des attitudes ? Pendant la priode des hostilits, des liens subsistent-ils entre sidrurgistes allemands et franais ? De quelle nature ? La priode nazie a-t-elle fondamentalement modifi les liens existants ? Mais pour rpondre ces questions, il fallait se garder de globaliser la position des acteurs, en particulier du patronat mais aussi des diffrents gouvernements successifs : sous ces entits se trouve en ralit un ensemble complexe de groupes ou d'individus parfois opposs dans leurs ides et dans leur recherche du pouvoir. En choisissant dtudier des cas prcis, il a t possible dindividualiser les ractions et les positions de ces entits.

    En ce qui concerne les choix des gouvernements, on peut se demander pourquoi cest une forme institutionnelle qui a t choisie, la CECA, et pourquoi on na pas laiss se reconstituer, peut-tre sous une forme plus contrle, les cartels davant-guerre qui avaient pourtant permis de sortir la sidrurgie de la crise. Ce trait saffirme comme un trait politique avant tout, mais en tait-ce vraiment llment moteur ? Pourquoi y avoir intgr une loi anti-trust qui ntait pas coutumire en Europe. La CECA aboutit-elle finalement une reconstitution de fait du cartel de l'acier ? Cest le reproche quon lui a fait, mais Jean Monnet s'est attach, dans sa formulation, dmontrer le contraire. Les sidrurgistes ont montr des ractions hostiles ce projet : taient-elles unanimes dans la profession et quels taient les points de blocage ?

    A travers cet ensemble de questions dans lexemple particulier de la sidrurgie franaise et allemande, et de ses liens, mergent des concepts plus gnraux dans le domaine des relations internationales conomiques. Quels taient les liens entre les socits prives et les tats ? Quand et comment ces relations jourent-elles un rle politique ?

    Au cours des changements successifs de gouvernements dans chaque pays, les relations entre les milieux patronaux et les milieux gouvernementaux ont subi dimportantes variations. Pourtant, si lon concentre son attention sur la priode nazie d'avant-guerre et les quelques annes qui la prcdent (environ 1930-1939) afin dobserver les consquences du changement de rgime en Allemagne sur les relations bilatrales industrielles, on pourrait tre surpris. Il a en effet sembl, lors de ltude des archives diplomatiques allemandes, que ce changement avait finalement eu peu de consquences, apparentes en tout cas. Travaillant sur les dossiers concernant la sidrurgie et plus particulirement les cartels, dans leurs liens avec la France, aucun changement de ton - apparent - ni de rorientation fondamentale de politique conomique na t relev, entre les annes 1930 et les annes aprs 1933. De mme, les liens entre le patronat sidrurgique des deux pays devaient tre examins dans cette optique. Il semble qu'il y ait un certain dcalage entre ce que l'on peut lire dans la presse de l'poque, reflet des opinions publiques des deux pays, et le travail quotidien des milieux conomiques qui poursuivent leurs activits, quelles que soient les circonstances politiques, sauf bien entendu dans la situation extrme de conflit o les liens sont inexorablement rompus.

    Au cours de la priode choisie, les relations franco-allemandes ont t au cur des

    problmes de l'Europe, et lindustrie sidrurgique a constitu un enjeu fondamental dans les moments de tension de l'avant-guerre, du second conflit mondial et dans la phase de reconstruction qui a suivi. On peut mme dire que, au cours de ces annes, la sidrurgie a conditionn les relations franco-allemandes. La faon dont ce problme a t rgl, par la pousse des groupes capitalistes privs ou par les pressions des gouvernements et des pays allis, les choix qui ont t alors effectus sont d'un grand intrt pour mieux comprendre les dbuts de la construction conomique europenne. Sil existait dj des tudes autour du sujet propos, la spcificit de lapproche choisie les compltera et devrait enrichir la connaissance de ce thme, qui a d'ailleurs t assez peu abord dans des tudes franaises11. Or, chaque cole historique 11 Le seul livre en franais qui couvre le sujet est celui de Henri Rieben, mais il est dj ancien (1954) et son auteur

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 10

    nationale se doit de proposer sa propre approche aux recherches internationales sur les mmes thmes. C'est le feu crois de ces diffrents clairages qui permet une plus efficace approche de la vrit historique, en tout cas de sa recherche et, dans le cas prsent, une modeste contribution une meilleure connaissance des relations franco-allemandes.

    LES MTHODES ET LES FONDS UTILISS Au regard de lobjectif premier de cette recherche, qui voulait faire apparatre les

    continuits et les ruptures entre les annes trente et les annes cinquante, on aurait pu considrer la priode de la guerre comme une parenthse si particulire que lon eut pu lexclure, dautant quelle alourdissait considrablement la tche entreprise. Le choix a pourtant t fait de sy intresser tout aussi prcisment et, malgr la situation trs singulire de la guerre, certains liens ont pu ainsi tre mis en vidence, liens rvlateurs des sociabilits antrieures et qui expliquent galement certaines attitudes de laprs-guerre.

    La prsentation chronologique semblait la mieux adapte, eu gard cette rupture fondamentale de la guerre. Cest ainsi que la premire partie de cette recherche sest intresse la concurrence et aux liens franco-allemands dans le secteur sidrurgique, en particulier travers la stratgie du cartel europen de lacier mais galement dans les relations quavaient tisses entre eux les matres de forge. Le temps de la guerre, qui en Allemagne peut tre considr comme dbutant en 1936, soit au lancement du Premier plan de quatre ans, fait lobjet de la deuxime partie. Enfin, la premire reconstruction des deux sidrurgies et les volutions rapides vers un dbut de construction europenne sappuyant sur ce secteur sont au cur de la troisime partie12.

    Lobjectif recherch ncessitait une approche sur le terrain, auprs des dcideurs, do le choix de proposer un nombre important de citations pour faire vivre les acteurs et suivre leurs proccupations au quotidien et celui dun passage ncessaire par quelques approches trs techniques.

    Le choix a t fait dun croisement des donnes publiques et prives afin quune multiplicit dapproches soit possible. Il ne sagit ni dune tude conomique stricto sensu, ni dune tude sociologique, quant aux dirigeants13. Pour le choix des entreprises, ce sont les plus reprsentatives en rang de production (part du march intrieur) mais aussi en coute dans la

    n'a sans doute pas eu accs toutes les archives aujourd'hui ouvertes ; de plus son point de vue nest pas tout fait impartial car il dfend en tout l'action de Jean Monnet dont il est un des plus fidles admirateurs. Un ouvrage dErvin Hexner avait donn une base trs solide ltude des cartels internationaux pour les annes de lavant-guerre, mais lui aussi, sans le recul que lon possde aujourdhui (1943). On dispose aussi des travaux en anglais de John Gillingham, et en allemand de Werner Bhrer et de Matthias Kipping, qui abordent tous ce mme thme, mais essentiellement sur laprs-guerre. Il n'y a que trs peu de choses sur la priode de la guerre, et Rieben est le seul avoir envisag l'ensemble de la priode. Enfin, sur la sidrurgie franaise, la rfrence est celle des travaux de Philippe Mioche qui sest aussi intress son ouverture europenne. On se reportera la bibliographie thmatique pour les rfrences de ces ouvrages. 12 Le sort de lAllemagne orientale, sous occupation sovitique aprs la guerre, ne sera que trs accessoirement voqu. Il nest pas sans intrt pour les annes de guerre, mais na plus aucune importance dans les liens qui se nouent nouveau aprs la guerre. De plus, je ne disposais pas pour mon tude de documents darchives de cette occupation, sans doute encore Moscou, mais dont on peut peut-tre esprer quune partie sera transfre aux archives de Potsdam qui sont actuellement en complte restructuration et dont les fonds se compltent peu peu de regroupements de documents disperss dans lex-RFA et dautres, rapatris de lextrieur. Mais lindustrie sidrurgique de la zone orientale ne reprsente quune trs faible partie de la production allemande qui est essentiellement concentre dans la Ruhr, et les conclusions que lon pourra tirer de ltude de la partie occidentale ont sembl tout fait suffisantes pour le sujet propos. 13 Type dtude que dailleurs, pour le ct allemand, Herv Joly a parfaitement accompli dans sa thse : Llite industrielle allemande. Mtiers, pouvoirs et politiques. 1933-1989, EHESS, Paris, 1993.

  • Introduction

    11

    profession et plus largement (par exemple dans les divers organismes syndicaux et dans les groupes internationaux) qui ont t choisies, quand la chose tait possible sur la dure. Une dernire condition et pas des moindres, fut celle de laccessibilit des archives. Il fallait dans certains cas des cls daccs : grce au professeur Raymond Poidevin, jai pu accder aux archives Mannesmann, mais je me suis heurt, par contre, un refus de la part de la firme Krupp14.

    La difficult, surtout du ct allemand, tait la grande dispersion des sources. En France, quelques regroupements ont t oprs au CARAN15, mais il y a malheureusement aussi beaucoup de fonds disperss. Le choix a donc t de faire un corpus vari et reprsentatif de fonds, puisant la fois du ct allemand et franais, et dans les sources prives comme publiques. Pour les entreprises, ont t choisies les plus importantes et les plus reprsentatives du secteur et qui, runies, reprsentent au moins 50 % de la sidrurgie de chaque pays. Cest ainsi que les exemples porteront sur les entreprises franaises de Wendel, Schneider et, plus accessoirement, Chtillon, Commentry et Neuves-Maisons, Denain-Anzin, Marine-Homcourt ; sur les entreprises allemandes Vereinigte Stahlwerke et Mannesmann, ainsi que ponctuellement Krupp.

    Parmi les difficults rencontres se trouvaient celle de la comprhension et de la traduction de certains aspects techniques. Les termes spcialiss de la sidrurgie ne sont pas toujours faciles dfinir prcisment, ils apparaissent rarement dans des dictionnaires, et plusieurs termes peuvent tre quivalents ou au contraire employs dans des sens diffrents selon le contexte ou lpoque. Le mme problme est encore plus difficile ct allemand et ce, dautant que les usages de vocabulaire ont volu depuis lpoque tudie, tout simplement parce que la sidrurgie daujourdhui nest plus beaucoup comparable, techniquement celle de lpoque. De ce fait, un mme mot peut avoir des sens diffrents selon les priodes16.

    La connaissance des personnages croiss au cours des vnements et au long des documents a constitu une autre difficult. Pour les hommes politiques, il existe en gnral un certain nombre douvrages de rfrence qui permettent de connatre les carrires des uns et des autres. Le parcours du combattant commence avec les personnes appartenant aux milieux conomiques, qui, hormis les plus clbres dentre elles, - et encore, la clbrit publique nest pas limportance relle au sein de ces milieux - nont pas laiss beaucoup de traces, en dehors de listes de noms dans des conseils dadministration ou des runions. Il a fallu faire appel, en ce qui les concernait, des croisements entre diverses donnes extraites des archives, de la presse et des travaux historiques divers. Parmi ces derniers, le plus prcieux pour la connaissance des milieux sidrurgiques franais a t le travail biographique de Philippe Mioche, inclus dans sa thse17. 14 On savait dj que Krupp avait bnfici de la main d'uvre de guerre pour ses usines. Les archives Mannesmann montrent que les Franais, en tant quouvriers qualifis, y ont t employs en nombre consquent, comme on pourra le voir dans les chapitres sur la guerre. Lentreprise sest aussi faite remarquer par certains agissements peu glorieux en France pendant la guerre, dont on trouvera galement les dtails dans lesdits chapitres. Enfin, en ce qui concerne les cartels, ses reprsentants ont toujours t prsents aux cts des autres membres et donc des Franais. Pourtant, quand au dbut de ces recherches, jai demand venir consulter les archives de Krupp Essen, on ma rpondu par une fin de non recevoir en affirmant que la firme navait rien dans ses archives qui concernant la France. Cest bien sr que je navais pas la bonne cl Je dplore, pour cette raison et pour dautres, que le gouvernement fdral ait rendu les archives de cette firme, dabord saisies par les Amricains et conserves un temps aux Bundesarchiv. Mais jai trouv par ailleurs dautres fonds qui faisaient en partie le relais des sources manquantes. Quoi quil en soit, il ntait pas possible dtudier toutes les archives disponibles, - dune quantit inhumaine ! -, et le fonds Krupp, vu sa taille, mriterait ultrieurement des recherches spcifiques, si on my autorise enfin. 15 Centre de consultation des archives nationales Paris. 16 Cest pourquoi il ma paru intressant de fournir des chercheurs ventuellement intresss par ce secteur conomique un lexique franco-allemand des termes techniques de la production dacier, que lon trouvera dans le volume dannexes. Dun point de vue pratique, le choix a t fait de ne pas traduire les noms des groupements et des diffrentes subdivisions conomiques, car il y a risque de confusion, la traduction en franais de certains noms serait trop proche dautres, pour ne pas prter confusion. 17 Philippe Mioche, La sidrurgie et l'tat en France des annes quarante aux annes soixante, thse de lUniversit de Paris-IV, 5 vol., 1418 p., 1992.

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 12

    Dans les archives publiques franaises, dune exceptionnelle richesse, ce sont les fonds du

    CARAN, du Ministre des finances et du Ministre des Affaires trangres qui ont fourni le principal support de cette recherche18.

    Aux Archives nationales taient disponibles la fois certains fonds du Ministre de lIndustrie, pour la guerre et laprs-guerre, dont les dossiers de la Direction de la sidrurgie, du Comit d'organisation de la sidrurgie et de lOffice des fers, fontes et aciers. Les nombreux documents disponibles couvrent la priode 1940-1948, ce qui permet de suivre les transformations de la politique conomique sous le gouvernement de Vichy et les rorganisations de la Libration. A cela sajoutaient les fonds de la Direction des affaires conomiques, pendant la guerre ; celui de la Commission consultative des dommages et des rparations et enfin celui de la Dlgation gnrale aux relations franco-allemandes, concernant les ngociations conomiques sous lOccupation. Jai consult aussi certains dossiers des archives des groupements professionnels, ceux du Comit des Forges, de la Chambre Syndicale de la Sidrurgie Franaise et du Conseil national du Patronat franais. Du ct des entreprises, jai dispos principalement du fonds de Wendel, particulirement riche19, du fonds Schneider, de celui de Marine-Homcourt, et de Chtillon, Commentry et Neuves-Maisons.

    Les archives des services allemands en France pendant la guerre ont t verses aux Archives Nationales. On y trouve les papiers des services centraux de Paris, mais aussi ceux des commandants militaires des rgions, en particulier de la France du Nord (et de la Belgique). Ce trs gros fonds contient des informations trs nombreuses et trs varies sur la France, essentiellement dans les domaines conomique et politique. Il fut trs prcieux.

    Le Ministre des Finances met galement disposition des chercheurs des fonds dexceptionnelle qualit et quantit. Ces documents furent trs apprciables car ils taient bien videmment cibls sur les aspects conomiques des relations extrieures. Jai pu trouver, dans la plupart des dossiers, les copies de documents envoys au Ministre des Affaires trangres par les ambassadeurs et les conseillers conomiques en poste en Allemagne ou dans dautres pays europens. Parfois on ne disposait dailleurs que de cette prcieuse et unique copie, non trouve au Quai dOrsay. En dehors des nombreux rapports diplomatiques sur la situation conomique allemande, le fonds de la Commission dArmistice de Wiesbaden, celui de la Mission des rparations et les dossiers sur les cessions de participations franaises, parmi dautres, se sont rvls indispensables.

    Le Ministre des Affaires trangres possde bien entendu lui aussi de nombreux cartons de documents sur lAllemagne, diffrentes poques, mais videmment un peu moins orients vers les questions conomiques et la sidrurgie, en dehors des dossiers sur la CECA et sur le Bureau de lacier. Certains dossiers sur lOccupation franaise en Allemagne et des copies de ceux de la Wilhelmstrae (Affaires trangres allemandes), pendant la guerre ont t trs intressants consulter.

    Les archives publiques allemandes sont trs disperses : chaque type darchives, une ville

    de destination diffrente20. Notre jacobinisme sy perd Mais chaque fonds rassemble des quantits de documents impressionnantes. Le terme de bureaucratie y prend tout son sens : pour la priode nazie, les avalanches de documents taient dj droutantes, mais avec la prparation et la mise en place de la CECA, ajoute au Contrle tripartite sur lAllemagne de lOuest et les diffrents organismes qui en sont sortis, on disparat sous les circulaires, tudes et notes de toutes sortes ! Dans ces conditions, la chasse linformation ne put tre que fructueuse.

    Le Ministre fdral des Affaires trangres (Auswrtiges Amt) Bonn a conserv des documents sur les questions conomiques en bien plus grand nombre que son homologue

    18 On trouvera le dtail des fonds et des dossiers consults dans le volume dannexes. 19 La publication par la socit de Wendel dun catalogue imprim des sources facilite grandement le travail. 20 Et, de plus, les socits ne versent pas leurs fonds aux archives fdrales, comme cela se pratique en France pour les archives nationales.

  • Introduction

    13

    franais, ce qui reflte, particulirement pour lEntre-deux-guerres, des proccupations diffrentes, dans le domaine des relations internationales. Les dossiers sur les cartels et sur la sidrurgie, en gnral, y sont abondants.

    Les Archives Fdrales Allemandes (Bundesarchiv) Coblence, dtiennent des dossiers essentiels dans le domaine conomique, pour toutes les priodes tudies, et qui sont particulirement abondants dans le domaine de la sidrurgie allemande. Elles comportent non seulement beaucoup de fonds publics mais aussi un grand nombre de fonds privs, dont ceux qui avaient t confisqus par les Allis aprs la guerre21. On y trouve les fonds du Ministre de lconomie (Reichswirtschaftministerium) avant et pendant la guerre, et des groupes de lindustrie (Reichsgruppe Industrie), avec de trs nombreux dossiers sur le groupe de lacier. Les archives fdrales renferment aussi les fonds complets des associations patronales successives de la sidrurgie (Wirtschaftgruppe Eisen und Stahl Industrieller et Wirtschaftsvereinigung Eisen- und Stahlindustrie) qui ont t fondamentales pour les recherches sur les annes trente et pour la priode de guerre. Ces dossiers comportent toutes les correspondances et les circulaires adresses aux diffrents membres, les articles des revues spcialises, en particulier ceux qui concernent les relations avec la France, et de trs nombreuses tudes et statistiques. Des comparaisons avec dautres documents consults dans les archives Thyssen ont pu tre faites et ont permis des recoupements fructueux. Enfin, ces archives disposent galement de trs nombreux dossiers sur le Plan Schuman (fonds de la Stahltreuhndervereinigung).

    Les archives prives allemandes relvent de chaque entreprise. Celles de la socit Thyssen (Duisbourg) sont extrmement intressantes et ce de plusieurs faons. Il s'agit dabord d'une des plus grandes et des plus anciennes entreprises sidrurgiques allemandes (Konzern Vereinigte Stahlwerke). Son histoire est, en France, beaucoup moins connue que celle du Konzern Krupp. Un de ses propritaires, dans les annes trente, Fritz Thyssen, est la tte du syndicat allemand de lacier. Il est aussi, ds les premires heures, proche du parti nazi. Par un coup de thtre il s'en loigne la dclaration de guerre et doit s'exiler22. Sa femme et lui-mme sont dchus de la nationalit allemande et tous leurs biens sont saisis. Les archives sont par l mme un peu incompltes durant la guerre car lentreprise est alors sous le squestre des Hermann Goeringswerke. Cet exil permet une rhabilitation prcoce de la famille Thyssen en 1953, date laquelle ses hritiers recouvrent leurs proprits. Mais cette entreprise n'a cess de compter au sein de lacier allemand, aprs la guerre, et ses responsables sont aussi les principaux dirigeants du syndicat patronal de l'acier. Ils participent donc toutes les ngociations avec les autorits d'occupation puis l'laboration de la CECA23. Ce rapide tableau explique la richesse du fonds Thyssen24 qui offre des documents sur la mise en place de la nouvelle entente europenne de l'acier, des enqutes sur les firmes sidrurgiques ltranger, un dossier spcial runi par la Commission britannique de contrle sur l'utilisation des travailleurs trangers dans les Vereinigte Stahlwerke au cours des annes 1939-1945, un fonds sur la Lorraine et le Luxembourg occups, des tudes de diverses socits sidrurgiques allemandes, des statistiques industrielles, le dossier sur les ordonnances du gouvernement militaire sur les cartels (1945-1952), sur les ngociations prparatoires la CECA, etc.

    Le second groupe slectionn a t le groupe Mannesmann (Dsseldorf) qui dispose, lui aussi, dun service darchives hors pair qui comprend ses fonds propres ainsi que quelques fonds issus de lancien Konzern des Vereinigte Stahlwerke, dont les dossiers privs de Ernst Poensgen, et ceux du Verein Deutscher Eisenhttenleute. Comme dans les fonds de la socit prcdente, jy ai trouv des dossiers trs complets sur tous les sujets abords, tant ceux concernant le fonctionnement propre de la sidrurgie allemande, son organisation professionnelle et patronale, 21 Mme si aujourdhui la politique semble tre plutt de restituer les archives prives des grands groupes qui peuvent en assurer la conservation, ce qui correspond soit une autre conception de la conservation que celle qui prdomine en France, soit une politique dconomie budgtaire de ltat fdral 22 Voir la biographie de Fritz Thyssen au chapitre 3. 23 exemple: Schwede, directeur pendant la guerre, participa au groupe de rflexion sur le plan Schuman, en 1950. 24 Malheureusement, certaines archives, en particulier des annes trente, concernant des socits franaises (par exemple au sujet de participations), sont encore fermes jusqu'en 2002.

  • La France, lAllemagne et lacier (1932-1952). 14

    aussi bien que les correspondances prives et syndicales, tout comme les dossiers sur les ententes avant la guerre, sur la main duvre trangre, pendant la guerre, sur la Sarre et la CECA, aprs la guerre.

    Cest dire au total que je disposais pour cette recherche de fonds surabondants et que ce ne

    fut pas l, la moindre des difficults. A travers ces documents darchives, jai dabord dcouvert un milieu que je ne connaissais pas et qui peut sembler austre, en particulier par ses aspects techniques invitables. Pourtant, au fil des cartons, dans les lettres et les comptes rendus de runions, jai vu bientt apparatre les hommes, et ce milieu de lacier sest progressivement anim.

    Liste des abrviations pour les fonds darchives

    Pour lanalyse dtaille de ces fonds darchives et des dossiers utiliss, on se reportera au volume dannexes.

    AA : Auswrtiges Amt AF : Archives des Finances AN : Archives nationales BA : Bundesarchiv

    MAE : Ministre des Affaires trangres MAN : Fonds Mannesmann THY : Fonds Thyssen

  • Premire partie

    Les annes de crise (1929-1939)

    La dcennie des annes trente est marque par la crise qui bouleverse les donnes

    conomiques mais aussi les rapports entre les nations et facilite la monte des idologies autoritaires en Europe. La sidrurgie, un secteur fondamental dans lconomie de cette priode, est touche de plein fouet mais, partir du milieu des annes trente, le rarmement progressif des diffrents pays dEurope occidentale va lui offrir de nouvelles possibilits.

    La crise dfait, dans un premier temps, les liens fragiles qui staient crs entre les producteurs europens, en particulier entre les Franais et les Allemands. Mais, trs vite, pendant que les diplomates sont aux prises avec une augmentation de la tension dans les relations bilatrales et les difficults financires de lAllemagne, les industriels tissent, nouveau, une toile protectrice, sous la forme dun nouveau cartel de lacier qui doit protger leur production des alas du march mondial.

    Une approche compare des organisations professionnelles, des entreprises et des hommes

    des deux pays permettra de mettre en valeur leurs motivations, leurs formes de pense, leurs mthodes daction et la faon dont ils peroivent leur concurrence mutuelle. Cette proximit de travail tait-elle relle ou artificielle ? A-t-elle dbouch sur une certaine forme de connivence ou du moins de comprhension ? Les industriels taient-ils pris dans un vritable rseau dinfluence europenne ou taient-ils simplement pragmatiques ?

    Alors que les conditions politiques changeaient si fondamentalement en Allemagne au cours des annes trente, on peut se demander si leurs relations ont pu rester de mme nature. Les sidrurgistes allemands ont-ils cherch profiter de cette nouvelle situation ou se sont-ils seulement adapts ? Ce sont l quelques-uns des problmes qui peuvent tre poss pour cette dcennie et que lon tentera dclaircir.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 16

  • CHAPITRE 1

    LTAT DE CHOC : 1929-1932

    En cette anne 1929, les problmes diplomatiques au sujet des rparations semblaient en

    voie dtre rsolus, la suite du plan Young, et les relations franco-allemandes paraissaient plus sereines, sous la saine influence de la politique de Briand. La crise conomique amricaine, qui touche bientt lAllemagne puis un peu plus tard la France, remet alors en cause lensemble de lquilibre europen. Pour les sidrurgies franaise et allemande qui vivaient royalement sur un rythme dexpansion rapide, cest un choc auquel le Cartel international de lAcier, conclu en 1926 entre les quatre principaux producteurs europens, ne rsiste pas.

    Au dbut des annes trente ressurgit une tension importante sur les relations internationales. A la suite de divers incidents graves, la Socit des Nations a dmontr son inefficacit, perdant ainsi la confiance gnrale. C'est une brche dans laquelle s'engouffrent les rgimes autoritaires pour mener progressivement le monde au rarmement et la guerre, tandis que les rgimes dmocratiques n'arrivent pas prendre les mesures ncessaires pour imposer la paix.

    L'Allemagne de Weimar, depuis les traits de paix et les contraintes qu'ils lui imposaient, a peu peu retrouv sa place dans le concert des nations, une place de grande puissance conomique. La politique extrieure de Stresemann sest rvle, cet gard, trs efficace. Mais les effets sociaux catastrophiques induits par la crise de 1929 profitent au parti national-socialiste allemand, qui n'tait pourtant encore que marginal cette date, ainsi quau parti communiste. Lavenir politique de lAllemagne est dsormais inquitant.

    A travers le quotidien des sidrurgistes des deux pays, on tentera d'valuer les craintes que pouvaient ressentir les milieux industriels allemands et franais face au bouleversement des donnes politiques qui ne pouvaient tre sans consquences sur les relations bilatrales, ou peut-tre leur absence d'apprhension, et leur point de vue sur les changements en cours.

    Depuis lvacuation de la Ruhr en 1925, les accords de Locarno et surtout depuis la politique de rapprochement mene par Briand, les relations franco-allemandes vivent des annes de srnit. La normalisation des relations sopre aussi lchelle des peuples : des associations dchanges sont cres, des rencontres de jeunes, de militants ou dindustriels sont organises. Un trait commercial a t sign le 17 aot 1927, un bon compromis1 travers lequel les deux pays saccordent mutuellement la clause de la nation la plus favorise. Ce trait savre efficace et rgit dsormais les relations commerciales bilatrales jusquen 1939.

    Cependant quelques points dombre persistent. Le problme des rparations avait presque t rsolu par la signature du Plan Young, en aot 1929, qui avait fix le solde de la dette allemande 110 milliards de marks, dont seulement 23 milliards exigibles inconditionnellement, le reste dpendant de lattitude amricaine vis--vis des autres dettes allies. Si la France est relativement satisfaite du rsultat obtenu, elle na pas russi faire accorder la clause de sauvegarde qui aurait permis la suspension de ses remboursements en cas de non-paiement par

    1 Ren Girault, Robert Frank, Turbulentes Europe et nouveaux mondes 1914-1941, Paris, 1988, p. 150.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 18

    les Allemands de leurs dettes la France. En Allemagne, cette solution est, de plus, loin dobtenir lunanimit de lopinion et des partis politiques2.

    La Sarre, conomiquement contrle par la France et intgre dans son espace douanier, est un autre point de litige entre les deux pays. Les Allemands nen font pas, ce moment-l, un but majeur de leurs relations diplomatiques, sans pour autant perdre cet objectif de vue. Mme si la sparation de la Sarre leur a fait perdre des mines importantes, en 1929, ils produisent plus de charbon quen 1913 dans le cadre des anciennes frontires3

    Les relations franco-allemandes sont donc globalement bonnes vers le mois de septembre 19294, car le Plan Young a mis fin un sujet de tension qui persistait depuis 1923, celui des rparations et a permis laccord sur lvacuation anticipe de la Rhnanie, dfinitive fin juin 1930. Cest le mois mme o Briand propose la tribune de la SDN une sorte de lien fdral 5 entre les nations europennes, ide qui sera mise en forme lanne suivante dans un mmorandum mais qui naura pas de suite, non seulement parce quil ne correspond pas aux relles vises allemandes, mais aussi parce que les nouvelles donnes de la conjoncture conomique et bientt politique vont bouleverser les relations europennes.

    Ces relations sont dautant plus dtendues que, dans chaque pays, les conditions conomiques sont excellentes.

    2 Ren Girault, Robert Frank, ibid., p. 151. 3 Pierre Lon (dir.), Histoire conomique et sociale du monde, t. 5, Paris, 1977, p. 227. 4 J.-B. Duroselle, Les relations franco-allemandes de 1918 1950, t. II, CDU, 1966, p. 92 et suiv. 5 Ren Girault, Robert Frank, ibid.

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    19

    LE SECTEUR SIDRURGIQUE LA FIN DES ANNES VINGT

    Les aspects techniques de la production Les industries du fer et de lacier forment des branches trs diverses. En amont, les hauts-

    fourneaux permettent dobtenir le matriau de base, la fonte, qui est coule dans les fonderies (de fonte, d'acier moul et de fonte mallable) ou recuite dans les diffrents types de fours pour obtenir de lacier brut. Lacier brut est ensuite tir et lamin et transform en tle, fil, profil ou tubes, pour lessentiel de la production. Cest cette premire transformation de lacier que lon nomme trfilage, laminage et tirage froid. Les produits obtenus sont les suivants :

    1 trfilage: fils d'acier de toute nature et la plupart des produits qui en drivent: cbles divers, chanes soudes, clouterie, crochets ardoise, gabions, grillage divers, liens, pointes, ressorts, ronces artificielles, toiles mtalliques, tringle pour pneumatiques, etc.

    2 tirage: barres d'acier de toute nature, pleines tires, comprimes, tournes, crotes, rectifies, profiles; Profils divers obtenus par pliage continu de feuillards en acier, lamins chaud ou froid.

    3 Laminage : feuillards d'acier lamins froid de toute nature. 6 Ces demi-produits sont livres aux industries de transformation, les industries

    mtallurgiques. Une autre production de grande importance est celle des aciers spciaux qui sont des alliages de lacier brut avec toutes sortes de mtaux, selon lusage auquel il est destin : chrome, nickel, molybdne, manganse, silicium, titane, etc. Ces aciers spciaux, plus lgers et plus rsistants aux hautes tempratures et la traction ou la torsion, sont destins en particulier aux armements mais aussi loutillage, lautomobile, la construction navale et celle de machines7. Les usines sont en gnral spcialises dans ce type de production pour lesquelles les fluctuations du march sont bien moindres car la demande est plus constante et la concurrence plus troite.

    Le secteur de la sidrurgie lourde ncessite de puissantes installations et fonctionne le plus souvent sous une forme intgre. Lintgration se fait habituellement par plusieurs types de combinaisons8. La premire est celle qui sopre partir des hauts fourneaux et qui peut tre complte par une association avec des mines de fer (sidrurgie sur le fer), des cokeries (sidrurgie sur le charbon), des fonderies de premire fusion ou des aciries. Il existe aussi une intgration partir des cokeries ou partir des cubilots9.

    Pour en finir avec les aspects techniques, il faut aussi voquer rapidement le problme de

    lapprovisionnement en charbon et en minerai qui est non seulement fondamental pour lindustrie sidrurgique mais qui explique bien des tensions diplomatiques ou des affrontements bilatraux.

    En ce qui concerne le charbon, bien que la production franaise, dans les annes trente, soit assez importante (54 millions de tonnes en 1929, 65 % originaire du Nord), elle savre largement insuffisante, en quantit mais aussi en qualit, pour satisfaire aux besoins de la sidrurgie franaise. Il faut donc importer et ces importations viennent alors traditionnellement 6 AN/ F 37/ 196/197 Dommages subis par la France et l'Union franaise du fait de la guerre et de l'occupation (1939-1945): part imputable l'Allemagne, tome IV/ A I 37. De nos jours, les techniques ont normment progress, on en est arriv la coule continue, cest--dire quil nest plus besoin de passer par les barres pour fabriquer des tles fines, lacier brut est directement transform en produit fini. Voir la notice technique, dans le volume dannexes. 7 B. Hedde dEntremont, Les aciers spciaux, Paris, 1968. 8 Henri Rieben, Des ententes des matres des forges au plan Schuman, Lausanne, 1954 p. 72. 9 Four cuve verticale cylindrique utilis pour la fusion de la fonte (Larousse). Se reporter galement au lexique des termes techniques, en annexe.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 20

    de la Ruhr, lAllemagne produisant la mme poque, 130 millions de tonnes de charbon10 dont plus de 90 % proviennent de Rhnanie-Westphalie.

    Un driv du charbon, le coke, est galement indispensable au cours des tapes de la transformation mtallurgique. Or pour des raisons qui tiennent sa qualit et sa teneur en carbone, le charbon franais (Nord et Centre-Est) nest quen partie cokfiable, celui de Lorraine, le lignite, ne ltant pas du tout, du moins jusquaux avances technologiques qui marqurent le dbut des annes cinquante et permirent enfin cette production. Il faut donc galement importer du coke de la Ruhr, cela tant moins coteux que dimporter du charbon que lon cokfie ensuite.

    Le minerai de fer franais, par contre, est trs abondant, la production tant de 50,7 millions de tonnes en 1929 dont 94,5 % proviennent de Lorraine. Les Allemands, nayant pas ou presque de ressources en minerai, nen produisent la mme poque que 6,3 millions de tonnes. La production franaise est largement excdentaire par rapport aux besoins et fait lobjet dune exportation en grande quantit11. Mais l encore, il y a plusieurs types de minerais, classs en fonction de leur teneur en phosphore. Selon les types daciers que lon veut fabriquer, il faut liminer peu ou prou ce phosphore. Lacier Thomas, usage courant, supporte un taux de phosphore assez lev (de lordre de 4 %) mais lacier Martin-Siemens, qui permet de produire les aciers rapides et les aciers spciaux, utiliss entre autres pour larmement, nen tolrent quune trs faible teneur. Le minerai de Lorraine, dit minette, a une teneur en phosphore qui ne permet pas, cette poque, de produire de lacier Martin.

    Si les changes de minette de Lorraine contre du charbon de la Ruhr ont t longtemps

    considrs comme logiques, les particularits techniques voques ci-dessus ont entran, de la part des Allemands, la recherche dune diversification de leurs approvisionnements. Le minerai de fer sudois, faible teneur en phosphore, a ainsi en grande partie relay progressivement le minerai franais. De plus, cette diversification allait aussi dans le sens des intrts diplomatiques.

    Une certaine particularit de la production et des changes Production de base par excellence, la sidrurgie mondiale est alors essentiellement domine

    par cinq grands pays producteurs : les tats-Unis (47,4 % de la production en 1929), lAllemagne (13,3 %), la Grande-Bretagne (8,3 %), la France (8 %) et lensemble Belgique-Luxembourg (5,6 %) qui, eux seuls, fabriquent 83 % dune production totale qui atteint 122 millions de tonnes en 1929. Les quatre pays fondateurs de lEntente Internationale de lAcier reprsentent 28,7 % du total mondial, avec une production de 35 millions de tonnes dacier brut.

    Depuis le dbut du sicle, la production allemande d'acier est quatre fois plus importante que la production franaise. Si la dfaite allemande entrane une rduction de moiti de cette production, en 1929 elle retrouve son niveau de 1913. La France, de son ct, a presque tripl le sien, tout en restant des niveaux de tonnages trs infrieurs aux tonnages allemands. C'est cependant son meilleur niveau de production de toute la priode.

    Ainsi, en 1929, la production mondiale poursuit son dveloppement acclr. Dans la plupart des tats, certains secteurs industriels ont cependant un peu plus de difficults que dautres suivre la croissance gnrale. Dans celui de lacier, la croissance nest que denviron 5 6 % par an en moyenne, soit une progression infrieure au niveau gnral de lindustrie. De plus, la rentabilit de ce secteur est un peu compromise par un surendettement important qui a partout pour consquence des capacits de production qui dpassent largement la demande. Mais le dveloppement de la demande automobile contribua pour beaucoup au redmarrage de la demande en aciers. Ainsi, les grandes nations productrices europennes russissaient maintenir 10 AN/ 62 AS/ 104. 11 Par exemple, pour 1932, la production tait de 32 millions de tonnes et la consommation de 16 millions de tonnes (BA/ B 109/ 352).

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    21

    une progression suprieure la moyenne : 7,5 % pour la France, 6,3 % pour lAllemagne, la Belgique et le Luxembourg. A laide de prts privs et daides directes ou indirectes des tats, ces industries augmentaient leurs dimensions et mettaient jour leurs techniques. La France avait repris le contrle des usines de Lorraine qui taient trs modernes, et lAllemagne, en partie dpossde de son quipement, avait renforc ses investissements et la concentration de lindustrie de lacier y tait trs forte12.

    0 20 000 40 000 60 000 80 000 100 000 120 000 140 000

    Allemagne

    France-Sarre

    Grande-Bretagne

    Belgique-Luxembourg

    tats-Unis

    Total des principaux pays sidrurgiques

    Total gnral mondial

    en milliers de tonnes

    ExportationProduction

    Figure 4. Production dacier brut en 192913

    Les principaux pays producteurs sont aussi les principaux exportateurs avec 80 % des ventes

    pour la France (Sarre comprise), lAllemagne, la Grande-Bretagne, le Luxembourg et la Belgique runis (et 92 % si lon ajoute les tats-Unis), qui ne reprsentent pourtant que 13,5 % de la production mondiale (84 %, avec les tats-Unis). Les quatre membres de lEIA contrlent eux seuls 60,8 % des exportations mondiales.

    La part des exportations sur la production totale est leve, sauf pour les tats-Unis (4,2 %). En 1929, le record revient la Belgique et au Luxembourg runis (64,5 %), la Grande-Bretagne vend prs de 39 % de sa production, la France, 31 % et lAllemagne 27 %.

    Le volume des exportations de produits sidrurgiques reprsente environ un sixime de la production totale, soit 20,5 millions de tonnes en 1929, sur un total de 122 millions de tonnes de production dacier. Aprs une progression trs rapide partir de 1924-1925, il avait atteint un palier presque maximal ds 1927.

    Ces pays sont aussi clients de leurs propres concurrents (56,4 % des importations totales) car certains ont un monopole de fait pour des spcialits particulires daciers ou ne produisent pas certaines qualits de produits en quantits suffisantes, pour certains alliages ou pour les tubes sans soudure, par exemple.

    12 Pierre Lon (dir.), Histoire conomique et sociale du monde, t.5, Paris, 1977, p. 171 ss. 13 Selon les sources, il y a quelques variantes sur les donnes, en particulier pour le total mondial. Pour la production, daprs AN/139AQ/60 et BA/R13/I/525 et AA/SP/45 pour lAllemagne et la Sarre, ainsi que OECE et INSEE (Annuaire rtrospectif) ; pour le commerce : BA/ R 13 I/ 613/ J.W. Reichert, Wandlungen im Welthandel von Eisen und Stahl. , Stahl und Eisen, n 27/ 1934, p. 711 ; pour la France, production (2 209 000 t) et vente Sarre (autour de 700 000 t) comprises.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 22

    La composition de ces ventes est trs diverse, les principaux produits changs par les six principaux pays producteurs tant les poutrelles et les barres marchandes (5,9 millions de tonnes) et les tles brutes (2,5 millions de tonnes) suivis des tles travailles (1,9 million de tonnes)14.

    Tubes en fonte2%

    Pices forges et autres

    1%

    Tubes et fer forg6%

    Matriel ferroviaire (dont rails et autres)

    9%

    Produits ferroviaires lamins

    1%

    Fils tirs et autres3%

    Fils lamins4%

    Tles travailles 10%

    Feuillards 3%

    Tles brutes13%

    Poutrelles et barres marchandes

    31%

    Demi-produits8%

    Fonte brute et dchets

    9%

    Figure 5. Structure des exportations sidrurgiques des principaux pays producteurs en 192915

    Sidrurgie franaise, sidrurgie allemande

    La production allemande

    L'Allemagne des annes vingt avait connu un dveloppement industriel acclr. Son industrie, artisanat compris, reprsentait alors 50 % de son P.N.B. Avec celle des tats-Unis c'tait, en 1929, celle qui avait la plus grande avance technologique, grce aux trs gros efforts de rationalisation qui avaient t raliss, parmi lesquels la mise en place du travail la chane et de nombreux perfectionnements techniques pour rduire les cots de production16.

    Depuis la fin de 1924, avec le retour la stabilit montaire, la reprise tait rapide, les investissements trs importants, et la croissance conomique tait de retour en Allemagne. Cette dernire est devenue un gros emprunteur sur le march financier international. La plupart des emprunts des annes 1925-1929, essentiellement des capitaux amricains, britanniques et nerlandais se sont conclus aux Pays-Bas (pour plus de 25 milliards de francs). Toutes les entreprises allemandes ont emprunt, et jusquaux municipalits ou aux congrgations17.

    Pour achever la restructuration de leur secteur, les entreprises sidrurgiques allemandes continuaient donc sendetter, comme lindiquent quelques montants demprunts impression- 14 Ces chiffres sont ceux qui concernent les 6 principaux pays exportateurs, soit un total de ventes de 18 902 358 tonnes de produits sidrurgiques. Sources : BA / R 13 I/ 613/ J.W. Reichert, ibid. 15 BA/ R 13 I/ 613/ J.W. Reichert, ibid. 16 G. Badia, J.M. Argels, Histoire de l'Allemagne contemporaine: Weimar et III Reich, 1987, p. 126 ss. 17 AF/ B 31 470 / Dossier rcapitulatif, 19 juillet 1932.

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    23

    nants pour certaines entreprises sidrurgiques18. Ces emprunts sont encore tous, en 1932, en cours de remboursement.

    Arbed (11 millions $ en 1926, 9, 450 millions en 1927, 5,5 millions en 1930); Gelsenkirchner Bergwerks (3, 750 millions $ en 1928); Gutehoffnungshtte (1 million $ en 1925) Harpener Bergbau (2,5 millions $ en 1929), Ilseder Htte (1 million en 26, 10 millions $ en 1928) ; Fr. Krupp (1 million $ en 1925 et 15 millions RM en 1927); Mitteldeutsche Stahlwerke (5 millions RM en 1925); Phnix AG (10 millions de F en 1930); Ruhrverband (3 puis 6 millions F en 1927, 3 millions $ en 1928; 10 millions F en 1930); August Thyssen Htte (700 000 $ en 1925).

    La production allemande de fonte est de 13,4 millions de tonnes, en 1929, celle dacier est de 16,2 millions de tonnes, soit une production journalire de 53 266 tonnes, dont la plus grosse part revient aux districts miniers de la Ruhr (13,2 millions de tonnes annuelles) qui produisent ainsi 81 % du total19. Le secteur sidrurgique allemand emploie au total 296 780 personnes, en 1928, dont 20 331 dans les 125 hauts-fourneaux en service et 157 989 dans les 1530 fonderies, les 85 aciries, quant elles, noccupant que 27 871 ouvriers et les laminoirs et forges, 89 926.

    Silsie3%

    Sieg-Lahn-Dill et Hesse suprieure

    2%

    Saxe4%

    Nord-est et centre

    8%

    Allemagne du Sud2%

    Rhnanie-Westphalie

    81%

    Figure 6. Production allemande dacier par rgion (1929)20

    18 AF/ B 31 470 / 19 juillet 1932, ibid. 19 AF / B 31 470. 20 AF / B 31 470.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 24

    Figure 7. Principales localisations de la sidrurgie allemande dans les annes trente21

    21 BA/ R 13 I/ 613 / J.W. Reichert, Die volkswirtschaftliche Bilanz der deutschen Stahlindustrie , confrence, 17 juin 1935.

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    25

    Une France qui a perdu de son clat mais qui vit une poque de prosprit La France des annes vingt tait loin d'avoir dvelopp des techniques de production

    comparables celles de son voisin allemand. Cependant, dans la sidrurgie et dans l'industrie textile, quelques patrons entreprenants ont dj innov22. La production industrielle franaise a globalement augment de 40 % depuis 1913. Un certain ralentissement de la production industrielle se fait sentir ds 1930, la France est cependant le dernier pays rsister la crise. Comme dans d'autres pays, si la production sidrurgique poursuit sa croissance, d'autres secteurs traditionnels, tels les textiles, rgressent23.

    Il avait fallu six ans aprs la fin de la guerre pour retrouver le niveau de production d'acier de 1913 et huit ans pour celle de fonte. En 1929, la production franaise de fonte est de 10,4 millions de tonnes et celle dacier de 9,7 millions de tonnes, dont 6,69 millions de tonnes dacier Thomas, 2,76 millions de tonnes dacier Martin et 150 000 tonnes dacier lectrique. En 1929, Il y a 154 hauts-fourneaux en activit et 66 inactifs24.

    0

    2 000 000

    4 000 000

    6 000 000

    8 000 000

    10 000 000

    12 000 000

    1913 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929

    en tonnes

    fonte brute

    acier brut

    Figure 8. Production franaise de fonte et dacier bruts25

    La sidrurgie franaise est une industrie gographiquement concentre. On peut estimer

    cependant que cette concentration est denviron la moiti de la concentration allemande. Au dpart concentre sur les rgions de production des sources dnergie et des matires premires, dans la rgion de Saint Etienne et dans le Nord-Pas-de-Calais, elle retrouve aprs le Trait de Versailles ses gisements de minerai de fer et ses entreprises de Lorraine, expropris aux industriels allemands26 par le gouvernement franais et revendus par ses soins aux sidrurgistes franais. Ces derniers acquirent galement des parts des entreprises allemandes du Luxembourg et la majorit des entreprises de la Sarre, lexception de celle de Rchling27.

    22 P. Milza, De Versailles Berlin, p. 39. 23 Pour lindustrie dans son ensemble, comme pour le secteur sidrurgique, il n'y a pas de statistiques officielles de production en France, dans les annes trente. Les sources patronales font cependant une bonne synthse de la production sidrurgique franaise et aussi de celle de ses principaux concurrents. 24 H. dAinval, Deux sicles de sidrurgie franaise, Paris, 1994. 25 AN/ 41AS/ 51: Bulletin du Comit des Forges de France n 4128 (24 juin 1930). 26 Qui, eux, perurent une indemnisation de leur propre gouvernement. 27 P. Lon (dir.), Histoire conomique et sociale du monde, t. 5, Paris, 1977, p. 228.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 26

    Centre6%

    Sud-Ouest1%

    Sud-est1%

    Ouest6%

    Est 2 Moselle,

    Haut et Bas-Rhin31%

    Nord18%

    Est 137%

    Figure 9. Rpartition de la production sidrurgique franaise par rgion (1929)28

    Au dbut des annes trente existe en France un certain quilibre entre les divers bassins

    franais29. Le groupe franais le plus important est alors celui de lEst, bas sur le gisement de minette de Lorraine30, il reprsente environ 68 % de la production nationale avec une gamme trs vaste de produits bnficiant de faibles cots de revient. Dans cette rgion, le dpartement de Meurthe et Moselle bnficie de meilleures conditions dapprovisionnement en charbon, dont on nimporte alors que 28 % (dAllemagne) alors quen Moselle, on est dpendant de ltranger 75 %.

    Le second groupe franais est celui du Nord, appuy sur la prsence du charbon et sur celle dune clientle locale consquente, avec 19 % environ de la part du march franais. Les fabrications taient essentiellement orientes vers le forgeage, le moulage et les produits lamins31 vendus sur place et en rgion parisienne, pour les entreprises de construction de machines et de charpentes.

    Enfin existent aussi quelques centres secondaires, comme la Normandie (Caen) et le Centre-Est (St Etienne) qui produisent 13 % du total franais. Cette dernire rgion est spcialise dans la fabrication daciers spciaux pour larmement. Un quilibre stait ainsi tabli entre les diverses rgions de production travers une certaine spcialisation qui tait, pour lessentiel, le rsultat des contraintes de transport et des disponibilits de combustibles32.

    28 BA/ R 13 I/ 613/ art. Reichert, Stahl und Eisen, 22 mars 1935. 29 AN/ F 12/ 10059 Direction de la sidrurgie, dossier de 12 pages + 10 pages dannexes (tableaux et graphiques) Des conditions actuelles de lindustrie sidrurgique franaise , non sign, 10 nov. 1941 (mention: texte remis au Majestic en nov. 1941). 30 Un minerai de fer assez pauvre mais exploitable grce des techniques mises au point vers la fin du XIX S. 31 (en 1938 poutrelles et fers marchands 336.000 t et tles 280.000 t). 32 AN/ F 12/ 10059 / Direction de la sidrurgie, Des conditions actuelles ,10 nov. 1941, op. cit.

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    27

    Production de minerai

    Gisement de charbon

    Industrie sidrurgique

    Figure 10. Principales localisations de la sidrurgie franaise dans les annes trente33

    33 BA/R 13 I/ 613/ J.W. Reichert, Standorts und verkehrsfragen der westeuropischen Eisenindustrie , Stahl und Eisen, 22 mars 1935. On remarque que sur la carte dorigine allemande, date de 1935, on dcoupe toujours lAlsace-Lorraine part

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 28

    Leffectif total de lindustrie sidrurgique, en 1929, est de 202 635 personnes, auxquelles il faudrait ajouter les 61 924 employs des ateliers dusinage. Les deux tiers des emplois se situent dans l'Est et dans le Nord. L'augmentation des effectifs a suivi l'augmentation de la production et les chiffres de 1929 sont les plus levs des annes vingt.

    Est 126%

    Sud-est5%

    Ouest9%

    Centre17%

    Sud-Ouest4%

    Nord22%

    Est 2 (Moselle,

    Haut et Bas-Rhin17%

    Figure 11. Rpartition des effectifs de la sidrurgie franaise en 1929 (ouvriers et employs)34

    Au troisime semestre de lanne 1929, lanalyse de la situation conomique de la France en

    gnral, et de la sidrurgie en particulier, connue travers les bilans des socits, est dans lensemble optimiste. On note cependant un lger flchissement.

    Nous pensons quil ne peut sagir que dune dpression momentane, car la France est encore loin, en effet, davoir atteint sa capacit de consommation en acier. La consommation dacier par tte dhabitant en France a t de 134 kg en 1927 et 169 kg en 1928. Mais dans tous les autres pays comparables, elle est notablement suprieure : 239 kg en Allemagne, 222 en Belgique, 221 en Grande-Bretagne, 431 aux tats-Unis. Si lon considre, dautre part, trois des principales industries consommatrices dacier, lindustrie du btiment, les chemins de fer, les chantiers navals, on constate que ces industries, aprs avoir travers ces dernires annes des priodes difficiles durant lesquelles leur capacit dabsorption de mtal tait limite, sont entres depuis quelques mois dans une phase dactivit plus normale. 35

    La stabilisation financire franaise de 1926 navait en fait port vraiment ses fruits quen 1928, mais elle avait permis un essor immdiat de lactivit conomique. On relve la sagesse de la mthode applique et son efficacit puisquelle a favoris la relance de la production franaise, toutes branches confondues. On parle alors de redressement rapide et complet 36, qui est pourtant un peu limit par les difficults de recrutement de la main duvre et la ncessit dans laquelle se trouve lindustrie franaise de faire appel en nombre de la main duvre trangre, pour dvelopper ses dbouchs intrieurs et extrieurs.

    Constatant que lindustrie mtallurgique a profit de la reprise, on se montre rsolument optimiste sur lavenir, malgr certains signes daffaiblissement de la demande extrieure. La chose est inquitante car la part des exportations est importante dans la sidrurgie des deux pays, malgr un large march intrieur.

    34 Effectif au 31 dcembre 1929, ensemble des services dpendant des usines (sauf mines, cokeries et carrires, ateliers d'usinage), AN 41 AS/ 51: Bulletin du Comit des Forges de France n 4128 (24 juin 1930). 35 AN/ 65AQ/ K136/ 1, Compagnie des forges et aciries de la Marine et Homcourt, rapport assemble ordinaire de nov. 1929. 36 AN/ 65AQ / K136 / 1, ibid.

  • Chapitre 1. Ltat de choc : 1929-1932

    29

    0

    10

    20

    30

    40

    50

    60

    1925 1926 1927 1928 1929

    % FranceAllemagne

    Figure 12. Part des exportations de produits sidrurgiques

    dans la production nationale (1925-1929)37 Dune anne lautre, la part des exportations varie beaucoup. Cest un peu tonnant et sans

    doute rvlateur de la forte concurrence que se font les pays producteurs, malgr les accords du secteur. On note, avant mme la crise, une chute nette des exportations franaises et une augmentation des importations. La France importe alors peu (122 200 t en 1927, 203 000 t en 1929), mais exporte par contre un tiers de sa production totale dacier (4 976 200 t en 1927). Ces exportations sont en diminution ds 1928 (- 10,9 %, et - 17,4 % lanne suivante : 3 660 000 t) alors quau contraire, en Allemagne, elles augmentent nettement entre 1928 et 1929 (+ 16,9 %, avec 4 292 519 t), tandis que les importations diminuent en plus forte part (-29,3 %, soit 1 356 798 t) 38.

    Les changes franais avec l'Allemagne sont en augmentation, au dtriment de ceux avec la Belgique et le Luxembourg. LAllemagne devient ainsi notre premier fournisseur (70 000 t en 1929) devant la Grande-Bretagne (65 000 t). elle est aussi notre premier client (902 000 t en 1929) devant la Belgique et le Luxembourg (853 000 t), puis la Grande-Bretagne39. Pour lanne 1929, la consommation dacier brut a t en France de 9,2 millions de tonnes, soit une consommation de 220,4 kg par habitant, ce qui est suprieur la consommation allemande pour la mme anne, qui na t que de 206,1 kg par habitant, soit un total de 13,1 millions de tonnes40.

    Les conditions de travail Les conditions de travail dans la sidrurgie allemande et dans la sidrurgie franaise sont-

    elles comparables ? En Allemagne, la fin des annes vingt, la journe de huit heures existait dj mais elle donnait lieu de nombreuses drogations, en particulier dans lindustrie du fer o lon autorisait 10 12 h de travail quotidien. Cest en 1928 quun dcret dcide de lapplication effective de la journe de 8 h de travail dans la mtallurgie. Cest donc la mise en place des fameuses 3 huit, cest--dire le travail des ouvriers en trois quipes, dans les usines feu continu.

    37 demi-produits et produits finis, sauf fils trfils et raccords pour tubes), daprs les chiffres donns par H. Rieben, Des ententes des matres des forges au plan Schuman, Lausanne, 1954. 38 Rsum d'aprs AN 41AS/ 51: Bulletin du Comit des Forges de France n 4134 (23 juillet 1930). 39 AN/ 41AS/ 51/ Bulletin du Comit des Forges de France n 4134 (23 juillet 1930). 40 AA/ SP/ 45.

  • Premire partie. Les annes de crise (1929-1939) 30

    Cette dcision () se base en principe sur le dcret du 16 juillet 1927 pour fixer 8 h la dure du travail dans les usines fours Thomas et Martin, marteaux et presses, laminoirs froid et chaud, et fours lectriques. Mais pour toutes les autres usines o lon travaille le fer, qui ne sont pas expressment dsignes dans le dcret du 16 juillet, elle maintient la dure antrieure du travail de 57 52 h. 41

    Les industriels allemands ragissent trs vivement ce dcret, menaant de fermer leurs usines si un accord nintervenait pas, mais le ministre ne cde pas. De Margerie, lambassadeur franais en Allemagne, y voit lpoque une explication politique.

    Divers milieux prtent aux mtallurgistes de tout autres raisons de provoquer un lock-out. Celui-ci laisserait sans travail environ 300 000 ouvriers appartenant une partie de la population aux ides trs avances, la faveur du mcontentement, des troubles communistes pourraient surgir. Les industriels y trouveraient aussitt un excellent prtexte pour rclamer nouveau lapplication de larticle 48 de la constitution sur les pleins pouvoirs, et la proclamation de ltat de sige. Inquiets en effet des derniers succs remports par les socialistes aux rcentes lections dans divers pays du Reich () Le parti nationaliste qui compte les reprsentants de la grosse industrie du fer parmi ses adhrents, se demande aujourdhui si les prochaines lections du Reichstag namneront pas lassemble une majorit de gauche, et si ses efforts pour conserver sa position actuelle au Reichstag ne seront pas vains. Ltat de sige permettrait aux nationalistes de reprendre la main et dinfluencer mieux leur gr un corps lectoral impressionn par la menace de quelque mouvement ouvrier communiste. 42

    On ne sait pas sil faut croire cette interprtation des mobiles des industriels, qui semble trs hasardeuse : ne serait-ce pas en effet une solution trs risque que de favoriser des mouvements de protestation ? Ces vnements montrent cependant que le gouvernement en place, sans tre oppos aux intrts conomiques privs, entend bien mener sa politique sociale sans la pression de ces derniers. Il sera dautant plus intressant dexaminer leur situation ultrieure et leurs relations avec le gouvernement national-socialiste partir de 1933. Les Franais ont donc quelque retard en matire de conditions de travail, puisque le systme des 3 huit ne se met en place quen 1936.

    La concentration dans la sidrurgie franaise et allemande Jusquen 1926, les industriels franais ont bnfici dune position lexportation de plus

    en plus favorable, suite la dvalorisation progressive du franc. Au cours de ces annes, on assiste un dbut de concentration horizontale dans la sidrurgie franaise, au moment du partage des socits sidrurgiques allemandes de la Lorraine libre. Cinq groupements de socits se crent cette occasion. Ds cette poque s'amorce galement une concentration verticale. On assiste dans tout l'entre-deux-guerres des prises de participations mutuelles entre socits qui resserrent progressivement les liens43. C'est le cas des plus grands groupes franais: Marine-Homcourt, Micheville et Pont--Mousson, les Aciries de Longwy et les Aciries du Nord-Est.

    En Allemagne, la situation conomique est trs diffrente de celle de la France. Elle s'appuie sur une structure industrielle fortement concentre, en particulier dans le secteur de l'industrie lourde. Lindustrie allemande est parvenue, au dbut des annes trente, un stade avanc de concentration (en 1927, 1,3 % des socits par actions dtiennent 46 % du capital total)44. Celle-ci est double puisque cohabitent et s'entremlent les Konzerne, systme d'intgration verticale, et les cartels nationaux, ententes qui lient entre elles des entreprises au mme stade de la production. La presque totalit de la production est ainsi mise sous contrle.

    41 MAE/ Eu 1