la géostratégie

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QUEST-CE QUE LA GOSTRATGIE ?

Lorsque le Sudois Rudolf Kjellen crait le concept de gopolitique, celui-ci ntait dans son esprit quun lment dun ensemble plus vaste destin analyser la politique sous tous ses aspects. Il prvoyait ainsi une dmo-politique, une co-politique, une socio-politique, une "krato-politique". autant par la faute du fondateur lui-mme que par celle de ces continuateurs, seule la premire partie de ce programme a survcu, au point de se transformer en discipline qui revendique, sinon son indpendance, du moins son originalit par rapport la gographie. Il ny a dailleurs rien l de surprenant. On ne manque pas de citations classiques suggrant que "la politique des Etats est dans leur gographie" et que la seule chose qui ne change pas dans lhistoire cest la gographie. Lexpansion territoriale est le ressort le plus puissant de lhistoire intertatique, les considrations conomiques et commerciales ne les supplantant vritablement qu lpoque contemporaine, aprs la seconde guerre mondiale sans cependant jamais les faire disparatre : mme le Japon, symbole de la puissance conomique triomphante, a encore un litige territorial avec son voisin sovitique comme le rappelle ici Elisabeth Fouquoire-Brillet. Trop troitement associe une conception organiciste de lEtat et donc des rgimes qui nont pas laiss un bon souvenir, victime aussi des bouleversements fantastiques induits par larme nuclaire qui ont pendant un temps fait croire une perte dimportance du facteur gographique, la gopolitique a connu aprs la deuxime guerre mondiale une lthargie dont ne parvenaient pas la tirer quelques efforts isols en Europe ou aux Etats-Unis1, mais surtout en Amrique latine2, rgion trop excentre pour exercer une relle influence. Sa redcouverte par des gographes, dans les annes 70, lui a redonn droit de cit. par un paradoxe amusant, ceux qui ont voulu ainsi rintroduire la dimension gopolitique dans une discipline gographique devenue aseptise se sentaient proches du marxisme. Ils ont ainsi contribu laver la gopolitique de sa souillure originelle3. Cest peu prs au mme moment que le Britannique Peter Taylor lance la revue Political Geography Quarterly en Angleterre (1975) et le Franais Yves Lacoste la revue Hrodote en France (1976). On remarque que le Britannique prfre se placer sous la vocation dune gographie politique qui peut revendiquer une longue tradition acadmique plutt que sous celle dune gopolitique qui lui parat peut-tre encore trop compromettante. De la mme manire, Hrodote ne deviendra officiellement "revue de gographie et de gopolitique" quaprs une maturation qui prendra prs de sept ans. Aujourdhui, on peut dire que la partie est gagne : il est acquis que la gopolitique na pas seulement pour objet lextension de lespace, mais dabord son organisation. A LA RECHERCHE DUNE DFINITION Trs logiquement, lapparition de la gopolitique a entran celle de la gostratgie. A vrai dire, le concept apparat encore plus tardivement, sans quon puisse lui attribuer de manire certaine un pre fondateur. Au dbut de ce sicle, on parle de gographie militaire4, sur le modle de la gographie politique. Elle cre son vocabulaire avec les ctes (rejointes 1

par les crtes, agrmentes le cas chant de contre-crtes), les couverts, les cheminements, les champs de tir... S'il est vrai que de tout temps la gographie a servi aussi faire la guerre5, sa diffusion a parfois t laborieuse : en 1870, les chelons subalternes franais n'avaient pas de cartes d'tat-major6 et l'impulsion dcisive est plutt venue des socits savantes et des chambres de commerce, dans un but commercial et politique plus que militaire. Mais trs tt la gographie militaire a acquis droit de cit dans les coles de guerre. Un certain nombre de stratges sy sont intresss ; Castex est lun des plus illustres, et sans doute celui qui a le plus essay de systmatiser cette dimension de la stratgie. Mais il dteste la gopolitique, dorigine allemande, et prfre sen tenir lappellation neutre de gographie7. Nicholas Spykman nemploie gure le terme dans ses deux livres classiques, qui contiennent dimportants dveloppements proprement stratgiques. Encore rcemment, celui qui a le plus contribu la rintroduction de la dimension gographique dans la pense stratgique amricaine, Colin Gray, sil recourt au concept de gopolitique, nutilise quoccasionnellement celui de gostratgie ; de la mme manire, Hrodote na jamais consacr de numro la gostratgie, laquelle ny occupe quune place somme toute rduite. On ne pourrait gure qualifier de gostratgique que le numro "points chauds" (2e trimestre 1980), crit sous le choc du coup de Kaboul - lditorial dYves Lacoste sur les diffrents niveaux danalyse du raisonnement gographique et stratgique reste une rfrence oblige), auquel on pourrait ajouter, un moindre degr, les numros sur la Mditerrane amricaine (3e trimestre 1982), les gopolitiques du Proche-Orient (2e-3e trimestre 1983), zone belligne sil en est et les gopolitiques de la mer (1er trimestre 1984), mis en chantier au lendemain de la guerre des Malouines. Yves Lacoste vient de ressortir le terme pour l'opposer celui de gopolitique d'une manire originale8 : il propose "de rserver le thme de gopolitique aux discussions et controverses entre citoyens d'une mme nation (ou habitants d'un mme pays) et le terme de gostratgie aux rivalits et aux antagonismes entre des Etats ou entre des forces politiques qui se considrent comme absolument adverses. Ainsi l'invasion du Koweit par Saddam Hussein relve de la gostratgie, qu'il s'agisse de son plan d'action ou des arguments qu'il a proclams pour justifier cette annexion. De mme, les raisons qui ont dcid les dirigeants amricains intervenir aussi rapidement et puissamment relvent elles aussi de la gostratgie. En revanche, relve, mon sens, de la gopolitique ce dbat qui s'est ensuite droul en France ou aux Etats-Unis en citoyens". Ainsi entendue, la gopolitique deviendrait une sorte d'tage noble rserv aux pays dmocratiques. Outre la difficult de discerner dans beaucoup de cas le caractre peu ou pas dmocratique de tel ou tel rgime, cette conception pose un double problme : 1) sur la nature mme du politique, qui n'est plus ici que "le dbat sur ce qu'il convient de faire, entre citoyens d'une mme cit, et plus largement entre habitants d'une mme nation, qui ne sont pas du mme avis", alors que Carl Schmitt avait propos comme critre du politique la dsignation de l'adversaire, et 2) sur la nature des relations intertatiques, qui ne seraient plus qu'une stratgie. Est-il possible de ramener la politique internationale une simple recherche de la puissance ? Mme si l'on admet cette conception, qui a eu des dfenseurs clbres (Hans Morgenthau en particulier), peut-on ramener la seule stratgie une panoplie de moyens qui dborde largement les seuls moyens conflictuels. La comptition conomique ou le rayonnement culturel peuvent tre intgrs dans des stratgies de puissance, mais vouloir en faire des stratgies par nature revient une fois de plus vider le concept de stratgie de son essence conflictuelle, qui se traduit fondamentalement (malgr toutes les rserves que lon peut et lon doit introduire),

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la diffrence de ce qui se passe en conomie par exemple, par un jeu somme nulle (ce que l'un gagne, l'autre le perd). Le groupe de gostratgie du Laboratoire de stratgie thorique de la FEDN propose ici un autre critre qui a le mrite de respecter la spcificit de la stratgie : la gopolitique raisonnerait en termes de zones d'influence alors que la gostratgie raisonnerait en termes de glacis. Il y a l une conception sans doute plus opratoire qui mrite d'tre approfondie. Elle prsente cependant encore un inconvnient. Elle se rfre par priorit une gostratgie du temps de paix, alors que le conflit par excellence est et reste la guerre. Il faut donc trouver une dfinition qui tmoigne de l'largissement de la gostratgie au temps de paix, sans oublier qu'elle trouve d'abord et surtout son application dans la guerre. Le Groupe de gostratgie a entam sur cette question centrale une rflexion dont l'article publi ici ne constitue qu'un premier tat. Ces controverses et ces interrogations fournissent une indication sur le caractre flou, sinon insaisissable, de cette discipline qui a manifestement du mal exister. Se distingue-telle vraiment de la gopolitique ? Lapothose de la gostratgie propose par Franois Gr pourrait aussi bien tre une apothose de la gopolitique. Ou nest-elle simplement, comme le propose Sbigniew Brzezinski, que le produit de la fusion de considrations stratgiques ou gopolitiques ?9 Aurait-elle seulement droit lexistence ? Lucien Poirier sinterroge sur la pertinence du concept : "lespace est lune des catgories usuelles de la pense stratgique, laquelle sinscrit dans la dimension "go". Dire gostratgie est tautologique" 10. Mais la mme objection pourrait peu ou prou tre adresse la gopolitique. Au contraire, Yves Lacoste estime ici que "toute stratgie nest pas gostratgie... dans la plupart des cas, les configurations gographiques ne sont pas la raison fondamentale daffrontements". Andr Vigari, dans un ouvrage capital, propose quant lui une dfinition fonde sur la mondialisation du systme international : la gostratgie est "lensemble des comportements de dfense aux plus vastes dimensions, et avec la plus grande varit des moyens daction" 11 Cette discussion nest pas acadmique. Elle tmoigne, et il faut sen fliciter, de la redcouverte dune dimension stratgique et mme purement militaire qui avait jusque l t "gomme", au profit de rivalits conomiques et de stratgies dissuasives ou indirectes. La guerre du Golfe a permis la sanguinaire Bellone de rappeler avec fracas son existence. A vrai dire, elle na jamais cess son activit : si la plupart des conflits du tiers-monde ont revtu des formes "non-conventionnelles" (guerillas), il y a eu aussi de vritables guerres selon la dfinition la plus classique, entre lInde et le Pakistan (1965, 1971), lInde et la Chine (1962), la Chine et le Vietnam (1979), lIran et lIrak (1980-1988) ou la Somalie et lEthiopie : compltement oublie, la guerre de lOgaden que nous prsente ici lamiral Labrousse a connu des siges, des perces, un front, des batailles de chars. Dans toutes ces guerres, lenjeu territorial a t dcisif ; la configuration du thtre doprations aussi. Sil nest pas question de faire de la gostratgie une "science" particulire, qui fonctionnerait indpendamment de la stratgie tout court, il nest peut-tre pas interdit, en parlant de gostratgie, de souligner cette dimension spatiale qui occupe effectivement la premire place (en concurrence avec la technique) dans la hirarchie des facteurs qui conditionnent la stratgie aussi bien avant que pendant le conflit. Il y a l une constante que nous retrouvons toute les poques de lhistoire militaire et qui continue faire sentir ses effets malgr lessor prodigieux des moyens de communication. Certes, nous nen sommes plus au simplisme des citations constamment ressorties sur limmuabilit des facteurs gographiques. Un certain nombre dauteurs ont bien montr que la gographie voluait en fonction la fois des transformations que lhomme fait subir la 3

nature (il suffit de songer louverture des canaux de Suez et de Panama) et des moyens de transport disponibles. La rgion arctique, auparavant dsert de glace, absolument inutilisable, est devenue aujourdhui une zone stratgique dimportance capitale : elle constitue le plus court chemin pour les bombardiers ou les missiles des deux super-puissances ; ses eaux glaces, auparavant impraticables, sont aujourdhui sillonnes par des sous-marins nuclaires indpendants de la surface. Ce nest quun exemple parmi dautres. Il ny a donc pas de situation fige pour lternit et chaque cas concret appelle une "stratgie sur mesure" pour reprendre lexpression de Sir James Cable12. LES COMPOSANTES DE LA GOSTRATGIE Lamiral Castex avait parl de "Sa Majest la surface" dvoreuse deffectifs 13. Celleci ferait sentir sa tyrannie des distances variables selon les moyens de circulation disponibles, mais avec des rsultats finalement semblables. Lerreur serait cependant de ne retenir que le facteur distance alors que celui-ci doit se combiner avec dautres pour faire sentir pleinement ses effets. On peut en premire analyse recenser quatre facteurs qui se combinent dans la dimension spatiale de la stratgie. Les distances Cest sans doute le facteur qui a connu le bouleversement le plus gigantesque lre contemporaine. On peut parler de dilatation de lespace stratgique qui en est vritablement arriv, aprs avoir absorb lintgralit de la sphre terrestre, se projeter au-del, donnant naissance une gostratgie de lespace esquisse ici par Isabelle Sourbs. Alors que la premire guerre mondiale avait encore t une guerre presque exclusivement europenne, la deuxime a vritablement t mondiale avec des thtres doprations se dveloppant sur des centaines, voire des milliers de kilomtres. Les troupes allemandes se sont enfonces lintrieur du territoire russe jusquau point culminant du Caucase, tandis que les avions japonais lanaient des raids contre Ceylan quelques mois seulement aprs leur raid sur Hawaii. La blitzkrieg offre un exemple particulirement remarquable de cette extension : en 1940, elle se droule des Ardennes belges la mer, sur 300 400 km, distance quun char en bon tat peut franchir sans panne majeure et avec un soutien logistique qui parvient tant bien que mal suivre. Ds lanne suivante, la guerre en Afrique et en Russie se dploie sur des espaces autrement plus tendus. Lorsque lAfrika Korps arrive au terme de sa fantastique chevauche, devant El-Alamein, il se trouve 2 200 km de sa base de dpart. En Russie, lobjectif de lopration Barbarossa se trouve 1 200 km vol doiseau de la ligne de dpart. Ces chiffres, dj considrables et mme normes sur une carte, prennent une toute autre signification sur le terrain. Le gnral Dietl na jamais pu franchir les 100 km qui sparaient la frontire norvgienne de Mourmansk. Une vision "olympienne" suggrait que les Russes taient aprs le coup de Kaboul "deux tapes du Tour de France" des "mers chaudes" (500 km entre le sud de lAfghanistan et le dtroit dOrmuz). Ctait oublier ce qutaient ces 500 km : "si les Kabout ou les milliers de ravins du Balouchistan sontdes accidents "mineurs" de la topographie, seulement reprsentables sur des cartes grande chelle, leur nombre est tel que le franchissement de ces tendues, o les routes sont rares, serait une opration plus longue et plus difficile quon ne le croit habituellement" 14.

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Largument vaut aussi, contrairement ce que lon pourrait croire pour laviation. Le rayon daction thorique na souvent que peu de rapports avec la ralit. Cest l lerreur fondamentale de Douhet et de ses disciples, qui avaient conclu un peu vite quavec un rayon daction de 600 km, on pouvait atteindre en partant des terrains daviation dItalie et du Dodcanse presque tous les points importants de la rgion mditerranenne15. Cest en vertu de ce raisonnement que Mussolini a refus la marine les porte-avions quelle demandait. La bataille du Cap Matapan (28 avril 1941) a constitu une dure punition. La dilatation du systme international lensemble de la plante est devenue aujourdhui un lieu commun : alors que la crise de 1929 avait mis deux ans pour atteindre lEurope, les paniques boursires se rpandent dune place lautre en temps rel, retardes seulement par le dcalage horaire. Il en va de mme dun point de vue stratgique, l'espace tant unifi par lapparition de moyens de transport qui permettent de frapper vite et loin. Lavion tend , sinon abolir, du moins fortement attnuer, la csure entre la terre et la mer16, et entre la ligne de front et larrire. Il nest plus aucun point du territoire ennemi qui ne soit expos une attaque arienne. Il serait cependant excessif den conclure, comme on le fait trop souvent, que la guerre moderne a accd des espaces et des vitesses jusqualors inconnues. Sans remonter jusquaux invasions des cavaliers Mongols, qui restent ce jour la dmonstration la plus terrifiante de guerre-clair, avec des effets ingals tant dans lespace (des rives de locan Pacifique jusquau coeur de la Hongrie !), que dans les rsultats (certains historiens nhsitent pas attribuer Gengis Khan plusieurs dizaines de millions de morts, une poque o la population mondiale natteignait pas le demi-milliard !), il faut rappeler que Napolon a conduit son arme du fin fond de lEspagne jusquau coeur de la Russie et que la vitesse de marche de la grande arme lors des campagnes de 1805 ou 1806 est peu prs la mme que celle de la blitzkrieg de 1940 : plusieurs dizaines de kilomtres par jour : lors de la poursuite de 1806 aprs Ina et Auerstaedt, linfanterie fait des tapes de 40 km, parcourant jusqu 120 km en 59 heures. Il ne faudrait pas non plus conclure trop rapidement, comme avait eu tendance le faire Castex, que loffensive spuise mcaniquement avec la distance. Albert Wohlstetter avait dnonc cette "illusion" en affirmant, de manire trop absolue, quelle navait jamais t vraie17. Ltirement des voies de communication est un danger potentiel, mais tout dpend une fois encore des moyens logistiques disponibles par rapport aux besoins des forces ; des troupes rustiques peuvent se contenter de peu : durant la campagne de 1806-1807 contre les Russes, des units de la Grande Arme survivent pendant plusieurs jours grce un dpt de hareng sal ; le soldat viet-minh se contentait de son bol de riz ; une troupe occidentale moderne naccepterait pas de telles conditions de vie, ou plutt de survie. Quimporte que les lignes de communication soient longues pourvu quelles soient sres et que les moyens existent. Sauf Stalingrad et dans le Caucase, la Wehrmacht a russi (tant bien que mal) acheminer son ravitaillement, et sa plus puissante offensive, celle de Koursk, a t monte trs loin lintrieur de la Russie. Les conditions climatiques Linfluence du climat sur les oprations militaires a t dmontre maintes reprises. En 1939-1940, Hitler doit reporter onze fois lordre dattaque lOuest en raison de circonstances mtorologiques dfavorables, qui interdisent notamment le plein emploi de laviation. Mais, malgr un hiver particulirement froid, les conditions climatiques ne sont 5

pas telles quelles interdisent toute activit : lAllemagne profite de ce retard pour pousser lentranement de ses troupes, qui aura fait de srieux progrs en mai 1940 ; les Franais, malheureusement pour eux, ne pourront pas en dire autant. Dans le dsert, les temptes de sable arrtent compltement les oprations pendant des heures, parfois pendant des jours. Le sable sinfiltre partout malgr les filtres et bloque les organes mcaniques. Les Amricains en feront encore lexprience au dbut des annes 80 avec les manuvres Bright Star en Egypte : les filtres des chars se rvlent inadapts au sable du dsert moyen-oriental, plus fin que le sable des dserts du Nevada ou du Colorado. La Russie constitue bien sr un cas extrme. la retraite de 1812 est un exemple rest clbre. Hitler fera une exprience semblable en 1941, comme le montre ici Jean-Baptiste Margeride. Larme allemande se heurte au problme de la boue au printemps et lors des pluies dautomne, de la poussire en t, et surtout du froid en hiver, froid tellement intense quil colle parfois au sol les chenilles des chars, au point dobliger les quipages recourir au fer souder et laisser tourner les moteurs toute la nuit. Le groupe darmes nord enregistrera des cas de soldats morts de manire particulirement horrible, le liquide rachidien gel pour avoir port directement leur casque sur la tte. Le nombre dhommes hors de combat par gelures, notamment aux pieds, atteindra dans certaines units des proportions effrayantes. Il ny a pas cependant, l non plus, de dterminisme absolu, ds lors que des troupes bien prpares et quipes peuvent rsister des froids intenses, souvent au prix de quelques prcautions lmentaires. Les soldats allemands du front de lEst apprirent ainsi trs vite quil ne fallait pas porter de bottes ajustes, mais les prendre trop grandes dune ou deux pointures, pour les bourrer avec de la paille ou du journal. A partir de lhiver 1942-1943, lintendance fournit la Wehrmacht dexcellentes tenues dhiver. Les nouveaux chars Panther et Tigre possdent, limage de leurs homologues sovitiques, des chenilles larges qui leur permettent dvoluer sur des terrains dtremps ou neigeux. Les combats continuent parfois au plus fort de lhiver, comme on le verra sur le front arctique. Bien entendu, il sagit le plus souvent doprations dampleur limite et un rythme moins rapide quen t. Mais Hitler montrera la fin de 1944 quune attaque massive, dpourvue il est vrai de couverture arienne, est possible dans les pires conditions atmosphriques : loffensive des Ardennes aurait pu russir sans la rsistance dsespre de quelques units amricaines isoles. La topographie Le relief dessine des voies naturelles d'invasion : troue de Fulda en Allemagne centrale au milieu du front de l'OTAN jusqu'en 1990 ; troue de Gorizia sur la frontire italienne ; passe de Khabar en Afghanistan emprunte par tous les grands conqurants depuis Alexandre... Il dtermine des "positions" quil faut prendre tout prix (la guerre de positions de 1914-1918 en a fait un usage abusif, au prix de pertes effroyables ; Vimy, le Mort-homme, les Eparges rapparaissaient rgulirement dans le communiqu).En sens inverse, les fleuves et les montagnes (surtout les deuximes) sont traditionnellement considrs comme des obstacles, difficiles franchir au point de fixer la ligne de front pendant des mois (le mont Cassin pendant la campagne dItalie). Mais il arrive aussi quon oublie de les garder convenablement (les Ardennes en 1940). Si lon y met le prix, il nexiste pas dobstacles infranchissables : Indiens et Pakistanais trouvent bien le moyen de saffronter pour un glacier du Siachen qui na jamais t habit car rigoureusement inhabitable.

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L'argument topographique vaut en priorit pour l'espace continental. Il n'a pas la mme valeur sur mer dans la mesure o il n'existe pas d'obstacles de relief sur lesquels le dfenseur pourrait s'appuyer : il en rsulte une diffrence fondamentale entre la guerre sur terre et la guerre sur mer, la supriorit intrinsque de la dfensive ne pouvant jouer dans la deuxime18. La guerre de positions sur mer, avec les dispositifs dfensifs (barrages dans les points de passage obligs) ou les routes patrouilles, a rarement donn des rsultats probants. Cela ne signifie pas pour autant que l'espace maritime soit partout uniforme : la configuration des ctes peut dterminer des points de passage obligs (dtroits). Par ailleurs, si la contrainte des vents, qui rendait souhaitable d'viter certaines zones, est aujourd'hui devenue caduque, d'autres spcificits du milieu marin ont pris de l'importance avec l'apparition de la guerre sousmarine : les zones d'anomalies magntiques ou de fortes thermoclines (diffrence de temprature entre diverses couches d'eau) sont favorables la discrtion des sous-marins ; la configuration des fonds peut favoriser ou rendre au contraire impossible la guerre des mines... La topographie n'est pas seulement physique, elle peut aussi tre humaine : les villes constituent toujours des objectifs prioritaires tant par leur importance symbolique (la prise de la capitale est souvent la marque de la victoire) que par leur fonction de noeuds de communications. En revanche, une ville en ruines offre un terrain idal pour la dfensive et peut fixer des effectifs trs importants : les batailles de Stalingrad, de Berlin, de Vienne ont vu des combats rue par rue, maison par maison, dune intensit qui n'a pratiquement jamais t atteinte en rase campagne. Ltat des voies de communication La mcanisation a donn une importance accrue ltat des voies de communication. Une arme moderne a besoin dinfrastructures qui doivent avancer en mme temps quelle. Lexcellent rseau routier, dense et bien entretenu, de lEurope occidentale, et spcialement de la France, a favoris loffensive allemande en 1940, comme il a contribu quatre ans plus tard la libration de la France. Ce facteur, capital pour la rapidit du mouvement, a fait dfaut en Afrique et en Russie. Dans le dsert, entre Tripolie et Alexandrie, en dehors de la route ctire, il nexistait que des tronons de piste et des zones trs tendues ntaient accessibles quaux vhicules chenills ou huit roues. Jean-Baptiste Margeride montre quelle importance ce facteur a pu avoir sur le front russe. Ces voies de communication ne sont pas seulement terrestres. Les infrastructures maritimes et ariennes ont galement une grande importance. En juin 1940, lengorgement des ports a t un lment supplmentaire contre le transfert de troupes en Afrique du Nord. En 1944, loccupation dAnvers a sauv la logistique allie qui prouvait les pires difficults du fait de la rsistance des poches de lAtlantique et de la lenteur de la remise en tat des grands ports compltement dtruits. Dun point de vue arien les avions de la seconde guerre mondiale, se contentaient le plus souvent de pistes gazonnes et il tait gnralement possible dinstaller des terrains de fortune. La possession de vritables arodromes tait cependant un lment important lors doprations ariennes ou aroportes de grande ampleur. Seule la saisie par les parachutistes allemands de larodrome de Maleme a vit que linvasion par la voie de lair de la Crte se transforme en dsastre. Aujourdhui, la maintenance des avions est tellement complexe que lusage darodromes lourdement quips est absolument indispensable. Naturellement, les 7

bases ariennes constituent des cibles privilgies et il est ncessaire de prvoir des installations de dgagement. Les Suisses, en particulier, ont organis un vaste rseau de substitution qui utilise les autoroutes comme pistes daviation. LE RAPPORT DE FORCES Les facteurs qui prcdent sont statiques, ils s'appliquent quels que soient les belligrants selon des combinaisons qui varient selon le type de guerre : le facteur distances est capital dans une guerre de mouvement, la topographie est dcisive dans une guerre de positions. Pour autant, ils ne jouent pas mcaniquement. Si les conditions de la guerre dans le dsert ou en Russie sont telles que c'est sur ces thtres que la guerre clair finalement rvl ses limites, c'est aussi l qu'elle a remport quelques uns de ses plus brillants succs avec les avances fulgurantes de Rommel ou les gigantesques manuvres d'encerclement du front de l'Est. Il est donc ncessaire de temprer ces facteurs statiques par un facteur dynamique, le rapport de forces. En 1940, la supriorit numrique allemande n'tait pas aussi grande que les Allis le croyaient, sauf en aviation ; la diffrence tait plutt stratgique et tactique. A partir de la fin de 1941, la parit approximative va inexorablement faire place un dsquilibre de plus en plus marque. L'Afrika Korps constitue un exemple caricatural : nglig par Hitler, qui ne songe qu'au front de l'Est, handicap par la matrise britannique de la mer, qui lui fait perdre une part (pas aussi massive qu'on l'a dit) de ses approvisionnements, il se dsintgre au fur et mesure de son avance, malgr la "remonte" en matriel pris l'ennemi. Durant l't 1942, son fer de lance, la 15e Panzerdivision, tombe 12 chars et 236 combattants pour un effectif thorique de 13 000 hommes. Cela n'empche pas Rommel de tenter une dernire fois de forcer le destin vers le Caire. A El Alamein, l'Afrika Korps n'aligne plus que 27 000 hommes, appuys par 50 000 Italiens dune valeur combattante douteuse, et disposant de 210 chars et 350 avions. En face, la VIIIe arme britannique a reu au cours des semaines prcdentes des renforts massifs en hommes et en matriels : elle peut mettre en ligne 230 000 hommes, 1 440 chars et 1 200 avions. Au cours de la bataille, elle continue en recevoir alors que son adversaire est abandonn lui-mme : alors quau dclenchement de loffensive britannique, le rapport des forces entre chars tait de 1 6, il sera une semaine aprs de 1 20. Cette fois, le gnie tactique de Rommel (d'ailleurs malade et absent lors du dclenchement de l'offensive britannique) est impuissant renverser le cours des choses. Il pourra seulement viter que la retraite se transforme en droute. Instruit par les expriences douloureuses de ces prdcesseurs, Montgommery se contentera de le raccompagner sur prs de 2 000 km jusqu' la frontire tunisienne sans jamais chercher le dborder ou l'accrocher. La guerre l'Est, prsente ici par Jean-Baptiste Margeride, offre une illustration particulirement clairante de cette combinaison de facteurs statiques et dynamiques qui fondent la stratgie. La gostratgie nous rappelle constamment l'importance dcisive des facteurs gographiques mais ceux-ci ne commandent pas par avance le dnouement d'une campagne. Cela est vrai en toutes circonstances, Jean-Pierre Poussou le montre avec l clat propos du Canada. Pour une gostratgie contemporaine Les bouleversements de l'art de la guerre obligent concevoir une gostratgie largie qui en vient presque considrer la plante comme un thtre d'oprations unique. Cela ne 8

veut pas dire que tous les thtres ont acquis la mme importance. Le thtre stratgique ocanien prsent par Pierre-Charles Gonnot reste relativement excentr et marginal. Au contraire, l'importance stratgique de l'Islande la jonction entre l'Arctique et l'Atlantique est telle que le pays n'a pu vritablement maintenir sa neutralit comme le montre Nathalie Blanc-Nol. Plusieurs auteurs, dont Yves Lacoste en France, ont insist sur la ncessit de bien distinguer diffrents niveaux de puissance que par commodit pdagogique l'on ramne souvent trois : le niveau mondial, le niveau rgional et le niveau local. C'est l'enchevtrement de ces diffrents niveaux qui rendent certaines situations particulirement complexes19. Lerreur est de ne retenir quun niveau, en ne considrant que les objectifs dun acteur alors quune stratgie est dabord le rsultat dune dialectique de volonts. Bernard Labatut montre ici que la gostratgie espagnole ne peut se rduire, comme certains lon fait, une soumission lOTAN. La mme dmonstration peut tre faite dans bien dautres cas20. Le Moyen-Orient est redevenu le point focal de la stratgie mondiale avec la coalition de la plupart des grandes puissances contre l'Irak et l'impressionnante dmonstration de la puissance amricaine qui en a dcoul. Le paysage gostratgique europen s'est trouv compltement boulevers du fait de la disparition d'un front central fig depuis plus de 40 ans21. La profondeur que gagne l'OTAN avec le retour de l'Union sovitique ses frontires internationales a pour corollaire la rsurgence de problmes rgionaux et locaux, notamment dans la poudrire des Balkans. En Asie, la dtente globale commence galement faire sentir ses effets, sur un rythme beaucoup plus lent qu'en Europe, mais certains problmes subsistent, rgionaux (rglement de la question du Cambodge, risque permanent de guerre entre l'Inde et le Pakistan) et locaux (guerillas des minorits en Birmanie, rsistance nationale au Tibet, secousses internes en Inde...). L'Amrique latine a elle aussi suivi le mouvement, avec la dtente trs nette entre le Brsil et l'Argentine ; en revanche, le problme des guerillas, s'il semble en voie de rglement du moins partiel en Colombie, demeure toujours aussi tragique au Prou. La guerre du Golfe, laquelle le prochain numro de Stratgique sera consacr, vient de faire ressortir l'cart irrmdiable entre les puissances qui peuvent faire la guerre selon un modle "technologique" et celles qui sont condamnes des moyens plus "rustiques". Le facteur gostratgique a cependant jou son rle : en ngatif pour la coalition allie, l'immensit des distances a oblig un effort logistique absolument inou, tandis que la duret du climat fragilisait les hommes et le matriel. En sens inverse, la topographie interdisait pratiquement l'Irak de pratiquer la dissimulation que la jungle avait tellement favorise durant la guerre du Vietnam. Il n'est pas certain que la gigantesque entreprise de dmolition amricaine se serait montre aussi efficace dans l'environnement vietnamien. Mme l'poque des armes guides avec prcision, de la furtivit et de la guerre lectronique, le facteur "terrain" reste une donne fondamentale quun belligrant ne peut ignorer qu' son dtriment. Herv COUTAU-BEGARIE

________ Notes:

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La si riche pense gopolitique (nord) amricaine reste peu prs inconnue en dehors de Spykman. G.R. Sloan, Geopolitics in United States Strategic Policy 1890-1897, New York, St-Martin Press, 1988, ne tient pas les promesses de son titre ; Weigert, Stefansson, Fifield et Pearcy, Renner... sont absents, Strausz-Hupe est furtivement mentionn dans la bibliographie. 2 Cf Herv Coutau-Bgarie, "Gopolitique thorique et gopolitique applique en Amrique latine", Hrodote, 1990-2. 3 Ce souci de "ddouaner" la gopolitique apparat trs clairement dans l'ditorial d'Yves Lacoste, "D'autres gopolitiques", Hrodote, 2e trimestre 1982 : "La gopolitique, ce nest pas seulement des considrations denvergure plantaire sur la stratgie des superpuissances, cest aussi les raisonnements qui peuvent aider rsister cette hgmonie". 4 Un bon exemple : Robert Villate, Les conditions gographiques de la guerre. Etude de gographie militaire sur le front franais de 1914 1918, Payot. 5 Pour reprendre (en lamnageant) la formule qui a servi de titre au livre-manifeste d'Yves Lacoste, La gographie a sert d'abord faire la guerre, Maspro, 1976, rdition avec une importante postface 1982. 6 Comme l'a fait remarquer Andr Meynier dans l'enqute sur la gographie lance dans les premiers numros d'Hrodote. 7 Cf le tome III de ses Thories stratgiques, 1933, et ses mlanges stratgiques, posthumes, 1976 8 Yves Lacoste, "L'Occident et la guerre des Arabes", Hrodote, n 60-61, 1er et 2e trimestres 1991 et infra dans ce numro. 9 Zbigniew Brzezinski, Game Plan. A. Geostrategic Framework for the Conduct of the US - Soviet Contest, New York, The Atlantic Mothly Press, 1986, p. XIV. 10 Lucien Poirier, Postface aux Transformations de la guerre du gnral Colin, 1979, p. 268. 11 Andr Vigari, Gostratgie des ocans, Caen, Paradigme, 1990. A la fois goconomie et gostratgie, ce livre est dcisif. Cest, sans contestation, possible louvrage de gostratgie maritime le plus important depuis les Thories stratgiques de Castex. 12 James Cable, "Une stratgie maritime sur mesure", paratre. 13 Amiral Castex, "Sa majest la surface", Revue de dfense nationale, 1959, repris dans les Fragments stratgiques, 1991, sous presse. 14 Yves Lacoste, "Les diffrents niveaux danalyse du raisonnement gographique et stratgique", Hrodote, 2e trimestre 1980, p. 4. 15 Cf Hummel et Siewert, La Mditerrane, Payot, 1937, pp. 276-278. 16 La gostratgie maritime, qui ne peut tre qu'effleure dans ce numro, fera l'objet d'un volume spcifique. 17 Albert Wohlstetter, "Illusions of Distance", Foreign Affairs, avril 1968, p. 243. Il est vrai quil prcisait aussitt que son raisonnement sappliquait en fait la puissance maritime. 18 Cf Herv Coutau-Bgarie, "L'ternel retour du dsarmement naval", Revue maritime, 1990-2. 19 Le cas coren, dont Georges Tan Eng Bok prsente une dimension qui na nulle part ailleurs dquivalent cette chelle, constitue un exemple particulirement remarquable. Cf Herv Coutau-Bgarie, gostratgie du Pacifique, Ifri-Economica, 1987, pp. 175-176. 20 Cf propos des pays dAmriques latine, Herv Coutau-Bgarie, Gostragie de lAtlantique Sud, PUF, 1985. 10

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Dcrit avec un grand luxe de dtails et dinformations dans Hugh Farington, Strategic Geography. NATO, the Warsaw Pact and the Superpowers, Londres, Routledge, 1989.

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