la gloire de mon père

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La Gloire de mon père Je suis né dans la ville d'Aubagne sous le Garlaban couronné de chèvres au temps des derniers chevriers. Garlaban, c'est une énorme tour de roche bleue. Elle monte très haut dans le ciel de Provence, ce n'est donc pas une montagne, mais ce n'est plus une colline, c'est Garlaban. "Le laboureur et ses enfants." Mon père était instituteur public. Prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins. Il s'appelait Joseph. Sa voix était grave et plaisante et ses cheveux d'un noir bleuté ondulaient naturellement les jours de pluie. Un trésor est caché dedans. Il rencontra un dimanche une petite couturière qui s'appelait Augustine. Il la trouva si jolie qu'il l'épousa aussitôt. Je n'ai jamais su comment ils s'étaient connus car on ne parlait pas de ces choses là à la maison. Ils étaient mon père et ma mère de toute éternité, et pour toujours. L'âge de mon père , c'était 25 ans de plus que moi et ça n'a jamais changé. L'âge d'Augustine, c'était le mien, parce que ma mère c'était moi, et je pensais dans mon enfance que nous étions nés le même jour. Joseph! Sibella, prends ma place! Quand je pense que c'est toi qui m'as fait ça! Augustine. Sibella, Sibella. Je suis papa, et c'est un garçon! Pour le fils d'un instituteur, l'école c'est tout l'univers. Marcel! Mes souvenirs d'Aubagne sont peu nombreux, parce que je n' y ai vécu que trois ans car mon père brûlait les étapes. D'Aubagne, nous passâmes à Saint-Loup dans la banlieue de 1

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La Gloire de mon père

Je suis né dans la ville d'Aubagne sous le Garlaban couronné de chèvres au temps des derniers chevriers. Garlaban, c'est une énorme tour de roche bleue. Elle monte très haut dans le ciel de Provence, ce n'est donc pas une montagne, mais ce n'est plus une colline, c'est Garlaban.

"Le laboureur et ses enfants."Mon père était instituteur public.

Prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le moins. Il s'appelait Joseph. Sa voix était grave et plaisante et ses cheveux d'un noir bleuté ondulaient naturellement les jours de pluie.

Un trésor est caché dedans.Il rencontra un dimanche une petite couturière qui s'appelait Augustine. Il la trouva si jolie qu'il l'épousa aussitôt. Je n'ai jamais su comment ils s'étaient connus car on ne parlait pas de ces choses là à la maison. Ils étaient mon père et ma mère de toute éternité, et pour toujours. L'âge de mon père , c'était 25 ans de plus que moi et ça n'a jamais changé. L'âge d'Augustine, c'était le mien, parce que ma mère c'était moi, et je pensais dans mon enfance que nous étions nés le même jour.

Joseph!Sibella, prends ma place!Quand je pense que c'est toi qui m'as fait ça!Augustine.Sibella, Sibella.Je suis papa, et c'est un garçon!

Pour le fils d'un instituteur, l'école c'est tout l'univers.Marcel!

Mes souvenirs d'Aubagne sont peu nombreux, parce que je n' y ai vécu que trois ans car mon père brûlait les étapes. D'Aubagne, nous passâmes à Saint-Loup dans la banlieue de Marseille. Quand ma mère allait au marché, elle me laissait au passage dans la classe de mon père qui apprenait à lire à des gamins de 6 ou 7 ans. Je restais assis au fond, bien sage, et j'admirais la toute puissance paternelle.

Bien..Un beau matin, ma mère me déposa à ma place et sortit sans mot dire, tandis que mon père..

Non, c'est pas vrai.Qu'est-ce que tu dis?Maman ne m'a pas puni, tu n'as pas bien écrit.Qui t'a dit qu'on t'avait puni?C'est écrit là.Voyons, voyons, mais..tu sais lire?Oui!

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Voyons, voyons, mais...La ma man a pu ni son petit garçon qui n'était pas sage.Papa est fier de son petit garçon.Ca, ça veut dire que tu m'aimes bien.Tu n'as pas mal à la tête.Non.Quand a-t-il lu pour la dernière fois?Hier matin.Le couvercle d'une boîte de savon.Et depuis, rien?Et non, votre soeur ne veut plus.C'est pour son bien. Vous allez lui faire exploser la cervelle.Maman, je suis malade.Mais non, reprends donc de la tarte.Explosion cérébrale, c'est ridicule, voyons!Je ne veux plus que Marcel rentre dans une classe, ni même ouvre un livre

avant l'âge de 6 ans. Laisse-le encore un peu faire l'enfant.J'avais maintenant un petit frère, il s'appelait Paul.

On l'a trouvé dans un chou, m'avait affirmé Augustine. Mon père, lui, avait parlé d'une petite graine. Ces explications potagères avaient provisoirement étanché ma curiosité.

Allez Huhh.Cette année là, mon père fit un bond de comète, car de Saint-Loup, franchissant d'un seul coup les faubourgs, il fut nommé instituteur titulaire à l'école du chemin des Chartreux, la plus grande école communale de Marseille, Marseille.

Musique

Oh, je vais être en retard.Mais non, mais non. Il n'est pas huit heures... Attends.Ah non, demain, demain.. Je n'ai pas l'air un peu trop..Ah non, au contraire. Tu es magnifique!Magnifiquement nerveux, oui.. Augustine.Ca va très bien se passer, j'en suis sûre.Mais ces enfants de la ville, je me dis que..Quoi, ce sont toujours des enfants!Allez..Papa, où tu vas?A l'école.Pourquoi je ne vais pas à l'école moi aussi?Mais tu n'as pas encore l'âge, et puis tu sais bien que ça te fait mal à la tête.Non, ça ne me fait pas mal à la tête.Oh, non..Allez. File t' habiller, et n'oublie pas ta toilette!

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C'est fait.Oh le menteur. Montre voir tes mains!Je les ai oubliées dans ma chambre.Si tu me les ramènes, je veux qu'elles soient toutes propres, et toutes

blanches, hein. Sinon, nous n'irons pas promener avec tante Rose.Et pareil pour les pieds!Pour huit personnes prenez deux kilos de poisson: rascasse, ...............,

rouget, .................., saint-pierre, congre, merlan. Réunir l'oignon et le poireau finement ciselés dans une casserole pouvant aller en plein feu. Avec deux cuillerées à potage d'huile d'olive, chauffer doucement en remuant.

1er octobre 1900Asseyez-vous. Mes chers enfants, nous sommes entrés dans un siècle

fabuleux où les miracles, ceux nés de la science, seront quotidiens et apporteront de la joie aux plus pauvres, aux plus humbles. Les maisons auront le gaz, la lumière électrique, souvent même le téléphone.

Oooh.Voui, voui...ce téléphone qui fera que d'ici on pourra parler sans se

déranger, et sans crier, à des personnes qui habitent Aubagne ou même Aix-en-Provence.

Oh ben, fan de pied.Oui, monsieur, notre vingtième siècle sera un très grand siècle. Le

progrès est en marche. Bientôt la machine exécutera les travaux les plus pénibles, elle permettra sans doute de réduire à dix heures la journée de travail.

Ah ce serait bien ça!Et l'ouvrier aura un jour de repos par semaine; et guidé, et sauvé par

l'instruction, chacun aura sa place dans un monde qui respectera tous les hommes. Ce sont des choses que je ne répéterai plus, hein.. Prenez votre cahier: dictée.

Mon frère Paul était à présent un petit bonhomme de trois ans. Il était pensif, ne pleurait jamais, et jouait tout seul dans son coin. Augustine était toujours pâle et frêle, mais heureuse entre son Joseph, ses deux garçons et sa machine à coudre toute neuve. Cette prodigieuse invention moderne me permettait de l'aider dans ses travaux. Tante Rose, la soeur d'Augustine, trompait avec nous sa solitude de jeune vieille fille comme l'appelait Joseph pour la taquiner.

Paul non!Mais qu'est-ce que c'est? Un bigoudi. Aah, il avale tout ce qu'il trouve. La dernière fois c'était une longue lanière de lard. Marcel..Mais qu'est-ce que c'est?

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L'annuaire des chemins de fer. Mais qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir des enfants pareils?

Ce que tu as fait, ou plutôt ce que tu n'as pas fait! Rose, je t'en prie!Je sais bien que c'est Joseph avec ses idées, mais il n'empêche qu'un

mariage qui n'est pas célébré à l'église....n'est pas un vrai mariage! Et, à propos de mariage, il serait bien temps

de vous soucier du vôtre, ma chère Rose. « Vivez si m'en croyez, n'attendez à demain, cueillez des aujourd'hui les roses de la vie. »

Et pour l’Alsace Lorraine…, je ne vais tout de même pas les mettre en tricolore..mauve, la couleur du deuil!

Comme j’approchais de mes six ans, j’allais enfin à l’école, dans la classe enfantine que dirigeait Mademoiselle Guimard.

Bien, alors..a e i o u y Quand on sait on se tait! Petit singe savant!

Pendant que la marmaille ânonnait le B a Ba je restais muet, paisible et souriant. Je me racontais des histoires et je me promenais au bord de l’étang du parc Borely au bout du Prado de Marseille. Chaque dimanche ma tante Rose venait déjeuner à la maison et me conduisait ensuite au moyen d’un tramway jusqu’en ces lieux enchantés.Un beau dimanche je fus terriblement surpris lorsque nous trouvâmes un monsieur assis sur notre banc.A partir de ce jour, et je n’allais pas m’en plaindre, nos promenades au parc devinrent de plus en plus fréquentes. Ma tante m’avait confié, comme un secret, que ce monsieur était le propriétaire du parc Borely, que si nous disions un seul mot de lui, il le saurait certainement, et qu’il nous défendrait d’y retourner. Je savais que ses largesses ne lui coûtaient rien. Je n’en étais pas moins très reconnaissant et fier d’avoir un ami si riche.

Plouf…37 ans! 37 ans, tout de même, c’est bien vieux!Allons donc! J’aurai 30 ans à la fin de l’année. Je me considère comme

un homme encore jeune. Non, 37 ans, mais c’est la force de l’âge. Et puis, eh, Rose n’a plus 18 ans.

J’en ai 26. Et puis il me plaît, voilà..!Mais c’est l’essentiel, naturellement! Mais qu’est-ce qu’il fait à laPréfecture?Il est sous-chef de bureau.Euh….bureau de quoi?Je ne sais pas. Mais il gagne 220 francs par mois. Eh!Et il a une petite rente qui lui vient de sa famille, et il m’a dit que nous

pouvions compter sur 350 francs par mois!Eh bien ma chère Rose, je vous félicite! Mais, au moins, est-ce qu’il est

beau?Ah non, ça pour être beau il n’est pas beau!

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Oui, il est beau, il est superbe! Mais, Marcel!Non, voyons Marcel!

C’est à la suite de ces évènements que le propriétaire du parc Borely vint un jour à la maison accompagné de tante Rose.

Mon cher Joseph!Mon cher Jules! Comment allez-vous?

Ils revenaient tous les deux d’un beau voyage..Augustine!

Oui, le propriétaire sous nos yeux stupéfaits embrassa ma mère, puis mon père! Sa langue roulait les “ r ” comme un ruisseau roulait les graviers.

A présent je m’appelle l’Oncle Jules parce que je suis le mari de tante Rose.

Mon oncle Jules devint très vite mon grand ami, et comme je lui conseillais de faire construire une petite maison dans son admirable parc Borely, il m’avoua sur le mode badin qu’il n’en avait jamais été le propriétaire. Je découvris ce jour là que les grandes personnes savaient mentir aussi bien que moi, et il me sembla que je n’étais plus en sécurité parmi elles.

Prom, poropopom, Père DupanloupJoseph!Père Dupanloup monte en ballon..Jules et Rose vont arriver.Ah voui, monte en ballon, mais il avait le système si long qu’à 300 mètres

dans l’atmosphère..Joseph, tes plaisanteries sur les curés, fais les avec tes collègues si ça

t’amuse, mais pas ici! ..pas devant le Jules!Enfin Augustine! une chansonnette qui célèbre les exploits aéronautiques

du vénérable Père Dupanloup..Jules va à la messe, et alors?Tous les dimanches, je sais.Mais tu ne sais pas tout! Il communie deux fois par mois!Quoi, un homme qui entre dans notre famille, un homme de 37 ans et qui

a fait son Droit, hein!, un fonctionnaire de la République..Joseph!.. déjà que t’as pas voulu entrer dans l’église le jour de leur

mariage.. Ooooh!Jules pourrait se fâcher, et je le comprends!Mais..Il défendra à Rose de nous fréquenter.Voilà, ahaha, voilà, l’intolérance de ces fanatiques! La voilà! Est-ce que

je l’empêche moi, hein, d’aller manger son Dieu tous les dimanches. Est- ce que je te défends de fréquenter ta soeur, parce qu’elle est mariée à un

homme, pourtant instruit, qui croit que le créateur de l’univers descend en personne tous les dimanches dans 100.000 gobelets?

Hum!

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Et bien toute à l’heure, lorsque votre Jules arrivera pour déjeuner, je lui montrerai ma largeur d’esprit. Je le ridiculiserai par mon

libéralisme, et je ne lui parlerai ni de l’inquisition, ni de tous ces malheureux que l’église a envoyés au bûcher, et je ne dirai rien des papes empoisonneurs Borgias, ni de la papesse Jeanne, et même, tiens, même s’il essaye de me prêcher les conceptions puériles d’une religion aussi enfantine que les contes de ma grand-mère je lui répondrai poliment et je me contenterai de rigoler tout seul dans ma barbe!!Mais il n’avait pas de barbe, et il ne rigolait pas du tout.

Oui!Ah!J’ai pris un baba!Ah, Jules, quelle bonne idée!Augustine! Augustine!Joseph!Rose!Joseph! Humm!Oncle Jules!Et pas de bonbons, hein!Non, non, non!Merci Oncle Jules!Rose!Oui!Merci.Haha, vous travaillez le dimanche!Oui, oh, des broutilles!Il est vrai que vous autres instituteurs avez les vacances pour vous

reposer! Les grandes vacances!Oui, sans doute nous devrions remplacer pendant deux mois les

fonctionnaires épuisés par leur longue sieste et meurtris par les ronds-de- cuir.

Jules, Joseph!Oui, oui.Alors mon cher Jules, la matinée était bonne?Très très bonne. Je suis allé à la messe de 10 heures.Tiens, vous comprenez le latin?Assez pour prier mon cher Joseph.Je me demande parfois, mon cher Jules, si l’usage du latin n’est pas fait

pour cacher des choses aux fidèles ignorants.Un peu comme l’emploi de formules magiques chez les charlatans?Je ne vous le fais pas dire.A table..Hum, fichtre, c’est rudement bon. Ah, bravo à la cuisinière!Merci!Et goûtez moi ce nectar, il vient de mon Roussillon natal.

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Ah non, pas pour moi!Un verre!Non! Un verre de ce vin là contient 5 centilitres d’alcool pur, une dose

dont l’injection suffirait à tuer trois chiens de belle taille.Allons, ne me récitez pas les leçons de choses de votre école normale!

Elle est plus rigoriste que le séminaire. Allez, ne me refusez pas!Non, ma religion me l’interdit!Laissez-moi vous convertir!Alors un doigt hein!C’est un produit naturel, même les enfants pourraient en boire.Attention, ne bougeons plus! Mademoiselle Guimard un sourire. Ne

bougeons plus. Là. Bien.Trois années passèrent.

Attention, ne bougeons plus, s’il vous plaît, là. monsieur Arnaud, allons monsieur Arnaud, merci, bien, un sourire, ne bougeons plus.

Sachant que 20 kilos de pommes valent 100 francs. Combien valent deux kilos de pommes.

Je triomphais de la règle de trois. J’appris avec un joie inépuisable l’existence du lac Titicaca.

Mangiapan dehors.…..Louis X, dit le Hutin.

Et ces règles désolantes qui gouvernent le participe passé. Mais on ne s’instruit pas que devant le tableau noir. Ainsi mon voisin, un nommé Mongiapan nous fit part un jour d’un hypothèse pour le moins audacieuse. Il prétendait que les enfants sortaient du nombril de leur mère.

Du nombril, con.. L'autre jour, ma soeur Miette, la grande. Elle est tout chose en ce moment. Faut dire qu'elle fréquente.Mon frère Paul avait grandi. Il abordait le soir dans son lit la philosophie des Pieds Nickelés. J'aurais bien aimé vérifier avec lui l'hypothèse audacieuse de Mongiapan qui m'avait d'abord paru absurde.. mais, après un assez long examen de mon nombril, je constatais qu'il avait vraiment l'air d'une boutonnière, avec au centre une sorte de petit bouton. J'en conclus qu'un déboutonnage était possible, et que Mongiapan avait donc dit vrai. J'étais décidé à percer le grand secret. C'est en revenant un jeudi du marché que je fis une importante découverte. Je remarquais qu'Augustine avait changé de forme. Elle marchait le buste penché en arrière comme le facteur de la Noël.

Qu'est-ce qu'elle a notre Augustine sous son tablier?Attendez-moi les enfants, pas si vite.

Deux mois après, alors que nous avions célébré longuement la Chandeleur, trois jours durant chez la tante Rose à faire sauter les crêpes, nous trouvâmes un soir Augustine souriante, mais pâle et sans force dans le grand lit. Une petite soeur était née. L'hypothèse de Mongiapan me parut démontrée. J'embrassais ma mère tendrement en songeant à ses souffrances, au moment où il avait fallu déboutonner son nombril.La petite créature nous parut d’abord étrangère. Augustine lui donnait le sein, ce qui me choquait beaucoup et effrayait Paul.

Elle mange quatre fois par jour!

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L’oncle Jules et la tante Rose habitaient à la rue des Minîmes, un nouvel appartement doté de tout le confort moderne.

Et nous faisons la cuisine..au gaz, s’il vous plaît.. Oh..au gaz, mais toujours avec l’huile d’olive…Ah, ah..Et le téléphone mon cher Jules, c’est pour quand?Celui qui vous sonne comme un domestique.. Ah non, ce mal élevé

n’entrera pas chez moi, hein..Madame, elle est servie..Eh bien mon cher Jules, mais, vous menez grand train!Oh..Seriez-vous passé préfet?Oh non, Dieu m’en garde!Oui, of, je doute que….votre Dieu se mêle aussi de la carrière des

fonctionnaires…..Allez,à table..Oh, je meurs de faim..Eh oui, tu dois manger pour deux..

Je remarquais avec surprise que ma chère tante Rose se gonflait à son tour, et je conclus immédiatement à un prochain déboutonnage.

Les enfants de vieux, c’est toujours délicat.Ma soeur n’a que 28 ans.Pour un premier enfant, c’est déjà beaucoup. N’oubliez pas que son mari en a 40. 39!28 et 39 font 67,

Ce jour là nous allions voir un enfant de vieux.Tu comprends, il aura 67 ans, il sera tout rabougri, il aura des cheveux

blancs avec une barbe blanche.Comme celle de Grand-père?Oui mais, petite évidemment, plus fine, une barbe de bébé.Ca serait pas beau!Peut-être qu’il saura parler puisqu’il est si vieux! Alors, il nous racontera

d’où il vient.Non, non, non, non, regardez, regardez..Ho ho ho ho…

Mais nous fûmes tout à fait déçus. La tante Rose, quoique un peu pâle, avait l’air tout à fait reboutonnée. Il y avait auprès d’elle un bébé, un bébé sans barbe ni moustache.

Il a l’air bien jeune ce bébé!Qu’est-ce qu’il veut dire par là?Que ce bébé, il fait pas son âge.Viens, crapaud, j’ai besoin de toi.Pour quoi faire?Ah…ben, tu vas voir.

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Joseph, qu’est-ce que vous dites de ça?Je dis que vous avez un bien joli chapeau.Pas le chapeau.. la rascasse! Dix livres, un vrai monstre!Et vous avez posé… pour la photographie!Eh bien oui, un pareil exploit valait bien d’être immortalisé!Ha.. Vous avez posé, ha ha, avec un poisson..Ho, ho ho!Qu’il soit content d’avoir pris une belle pièce, je veux bien l’admettre,

mais se faire photographier avec un poisson, quel manque de dignité! De tous les vices, la vanité est décidément le plus ridicule. Sais-tu où je t’emmène?

Non.Dans la caverne d’Ali Baba.J’allais oublier vos chaises. Quelle heure est-il?Ca fait cinquante francs.Oh, oh.. c’est trop cher.C’est cher mais c’est beau. La commode est d’époque.Elle est certainement d’une époque, mais pas de la nôtre!Vous aimez tellement le moderne?Je n’achète pas pour un musée. Faites le tout pour trente-cinq francs.C’est pas possible.Pourquoi?Parce que je dois cinquante francs à mon propriétaire qui vient encaisser à

midi. Quelle heure est-il? Midi moins le quart. Alors si vous lui deviez cent francs vous oseriez me

les demander. Faudrait bien, où voulez-vous que je les trouve?Remarquez, si je lui devais quarante francs, je vous en demanderais

quarante. Si je lui devais trente, je vous en demanderais trente.Dans ce cas je reviendrai demain, quand vous l’aurez payé. Viens

crapaud.Ah non, c’est pas possible, il est midi moins le quart. Qu’est-ce que vous

voulez, vous êtes tombé dans ce coup là. C’est pas de chance, voilà! Mais, chacun son destin! Vous êtes jeune, vous êtes frais, vous êtes droit comme un I. Vous avez deux yeux superbes. Tant qu’il y aura des

aveugles et des bossus, vous n’aurez pas le droit de vous plaindre. C’est cinquante francs!

Allez Marcel, va me chercher les chaises.Oh, Paul, “Que fai”, viens ici.Papa, et moi, qu’est-ce que je fais?Oh, mais tu vas nous être très utile. Vois-tu, les outils ont une grande

malice. Dès qu’on en cherche un, il le comprend, et il se cache.Parce qu’ils ont peur des coups de marteau?Naturellement! Alors, toi, sur ce tabouret surveille les bien! Ca nous fera

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gagner beaucoup de temps.Papa!Ah, donne.Ah..Allez, zou! Et vous ne devinez pas pourquoi tout ce travail.Surtout que les enfants ne touchent pas à ces saletés!Oh..

Il faut dire qu’à cette époque les microbes étaient tout neufs puisque le grand Pasteur venait à peine de les inventer. Et notre mère les imaginait comme de très petits tigres prêts à nous dévorer par l’intérieur.

Ho, ho, ho, toutes ces saletés, comme dit votre mère, vont être la base d’un

mobilier rustique qu’elle ne se lassera pas de regarder.Rustique? C’est beau rustique. Et ça veut dire quoi?Eh, ça veut dire de la campagne. Et, comme justement votre mère a

besoin d’un peu de campagne, j’ai donc loué, de moitié avec l’oncle Jules, une villa dans la colline, et nous y passerons les grandes vacances.

Elle est où cette villa?Juste au bord d’un désert de garrigue qui va d’Aubagne jusqu’à Aix. Un vrai désert.Peut-être il y aura des chameaux. Ah, je n’en ai pas vu.Des rhinocéros.Ah, peut-être.

Mon père parlait, Paul l’interrogeait. Augustine nous aidait. Et moi dans ma tête, je me répétais des mots magiques.

Villa, colline, garrigue, cigales, désert.Marcel…Papa..Augustine..

Le matin du départ, dès huit heures nous étions déjà revêtus du costume des vacances, l’ouvrage d’Augustine. L’oncle Jules, en grand organisateur avait tout arrangé. Les deux familles feraient le voyage séparément. Lui, avait pu s’offrir un camion dedéménagement, nous devrions nous contenter d’un paysan et de sa charrette.

Excusez le retard. Je vendais mes abricots au marché. Ah, ces gens de la ville!…D’un peu plus je devais les payer pour qu’ils me les

achètent mes abricots!Monsieur Joseph!Ben, oui!Bonjour Monsieur.Bonjour Monsieur.Bonjour Monsieur.Bonjour Monsieur.Allez, on va charger vos antiquailles là..Allez zou.. Bon alors, c’est bien convenu, hein. Vous prenez votre

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tramway et on se retrouve au carrefour des quatre saisons. Vous saurez le chemin.

Ah, j’ai mon plan.Bien, Adieu.Allez, hue, carogne.Si des fois je tardais, vous trouverez là-bas une petite buvette.Oui, ben ça nous verrons, nous verrons, allez, il va falloir faire 9

kilomètres. C’ est beaucoup pour les enfants.Alors, c’est bon?Oui.Hue!C’est le village de la Treille?Ouai, ouai. Ah, on n’est pas encore rendu.Là haut il faudra que la dame descende et que nous nous poussions un

peu.La cale, la cale.Il faut frapper plus fort…?????Non, non, je veux pas.. Il faut lui crever les yeux…A lui!Me crever les yeux à moi? Qu'est-ce que c'est que ce sauvage? Je crois

qu'il faudrait mieux l'enfermer dans le tiroir.Non, non, je veux pas.Et voilà ce qu’il en coûte de vouloir crever les yeux aux gens. On finit

par les enfermer dans les tiroirs.Monsieur, je pense qu’il a dit ça pour rire.Même pour rire, c’est pas des choses à dire. Et juste le jour que je me suis acheté au marché une paire de lunettes pour le soleil.Tu pourras les mettre quand même!Malheureux, quand on a les yeux crevés, si on met des lunettes noires on y voit comme dans le derrière d’une taupe.Allez va, pour cette fois je te pardonne.

Vociférant, poussant, plaçant les cales, les ôtant, bâtonnant, nous atteignîmes enfin le village. Au milieu de la place la fontaine parlait toute seule.

Alors, personne ne boit?Allez les enfants! Rien ne remplace les vertus de cette eau pure,

désaltérante et gratuite! Et toi Augustine?Alors, nous sortîmes du village, et commença la féerie. Je sentis naître un amour qui devait durer toute ma vie. Un grand oiseau noir marquait le milieu du ciel, et de toutes parts, comme une mer de musique, montait la rumeur cuivrée des cigales.

Eh…celui-là, là, c’est Tête Rouge. Ca c’est Tête Ronde, et celui-là c’est le Taoumé. On lui dit aussi le Tubé.

Et qu’est-ce que ça veut dire?Ca veut dire qu’il s’appelle le Tubé et aussi le Taoumé.Mais quelle est l’origine de ce mot?L’origine? C’est qu’il a deux noms.Et alors?

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Et alors, vous aussi vous avez deux noms.Et moi aussi!Hue carogne!Moi, je suis, moi je suis né à Saint-Loup, est-ce que je suis d’ici?Un peu, un peu mais guère.C’est un couillon!Mais que fais-tu?Tu seras mieux qu’avec tes bottines!Mais gros bêta, on peut pas s’arrêter ici!Pourquoi? Nous les rattraperons!

Comme elle était petite maintenant!.. Elle avait l’air d’avoir quinze ans.Oh du thym! On va faire un civet merveilleux!Du thym…il vaut bien mieux du pèbre d’ail!Qu’est-ce que c’est?C’est comme une espèce de thym et en même temps comme de la menthe.Mais ça peut pas se dire, je vous en ferai voir! C’est qu’il en manque pas

des herbes par ici! Marjolaine, sage, romarin, fenouil. Le pèbre d’ail, vous le hachez fin, fin, fin, pour bourrer le ventre de la lièvre avec un gros morceau de lard. Quel délice!

Nous y sommes. Voilà la Bastide Neuve. Voilà la villa de nos vacances.Alors commencèrent les plus beaux jours de ma vie.

Aah..Aah, ha ha.

Prodigieuse lampe tempête. Lorsque je la vis brûler, brillante avec la sérénité d’une lampe d’autel, j’en oubliai ma soupe au fromage et je décidai de consacrer ma vie à la science.

La soupe, la plus belle conquête de l’homme.Non, c’est moi.Non, c’est moi.Non, c’est moi.Bon, plou plou plou la galine la galine, plou..Non, non, je te connais, tu vas encore tricher, alors c’est moi.Bon, mais demain ce sera moi.Demain ce sera toi.

Le chant des cigales et les parfums de la garrigue emplissaient d’un seul coup la chambre élargie.

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?Non, c’est le..Aah..

Ici le bonheur coulait de source, simple comme bonjour. Même l’abominable toilette devenait un jeu grâce à une invention géniale de mon père qui avait adapté un tuyau de caoutchouc au robinet de la cuisine. Ce “robinet du progrès”, comme on l’appelait étaitun luxe extraordinaire, un vrai miracle, car ici, c’était le pays de la soif. Un grosse citerne était accolée au dos de la maison, et il suffisait d’ouvrir le robinet de cuivre placé au-dessus de l’évier pour voir couler une eau limpide et fraîche.

Assez! Quand la citerne sera vide nous serons obligés de rentrer.

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Non…C’est fini oui, .. allez vite vous sécher! Vous allez attraper mal. Allez,

allez, allez…!Aah! Et dire qu’à Marseille il faut les supplier d’aller faire leur toilette!Ils t’obéissent?Ils font semblant au moins. Marcel surtout.Ah, il raconte joli celui-là.Non…Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?C’est là…C’est là que je voudrais vivre.Aah!..Hum, peau de pêche.Es-tu d’un débraillé, tu n’as pas honte?Oh, cocagne, je me suis mis à mon aise!En vacances c’est permis. Et tu feras bien d’en faire autant. Tiens,

comme ça.Mais je vais avoir l’air d’une …Oui, encore un bouton de moins, et tu danses à l’Alcazar.Oh..

L’oncle Jules avait décoré du titre de “bonne” une paysanne à l’air égaré qui venait l’après-midi faire la vaisselle et parfois la lessive, ce qui lui donnait l’occasion de se laver les mains. Il nous était défendu de sortir du jardin dont la clôture était réputée infranchissable. Mais nous eûmes tôt fait de démontrer le contraire. Alors la grande aventure commençait…

Halte là. Aux voleurs! Qui t’a permis de voler mes parpailloux?Parpailloux..Ils sont pas à toi.Si, rien qu’à moi. La preuve…on m’appelle Mont des Parpailloux,

Edmond des papillons.Alors, et si votre nom c’était Edmond des crottes de biques, elles seraient

aussi à vous?…Dis moi, qui c’est celui-là, l’insolent?C’est mon frère, c’est mon grand frère.Eh bien, vous valez pas cher tous les deux. Voleurs de papillons,

mauvaise graine. Vous allez finir au bagne.Aubagne, c’est là où mon frère il est né.Ca m’étonne pas.Et dites moi, qu’est-ce que vous fichez ici? Rien, Monsieur. On était

juste monté sur la colline.Quoi faire?Pour voir.Hein.Pour voir ce qu’il y a derrière.Ha ha ha, misère, depuis que l’homme est homme, c’est son idée fixe.

Voir ce qu’il y a derrière. Alors il fait la guerre, il fait des enfants,

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il fait des voyages, et même il se fait curé, tout ça pour voir ce qu’il y a derrière.

Dis, Monsieur, elles sont aussi à toi les cigales?Elles non, va, je te les laisse.Alors je peux les attraper.Avec ton épuisette?Mais oui..Eh bien, bon vent, à Noël t’es encore là! On voit bien que vous êtes de la

ville, hein.. Bon, je vais vous enseigner la méthode, approchez. Approchez, voilà, la cigale, c’est plus méfiant que..?? Dès

qu’elle sent votre présence elle s’arrête de chanter. Alors, tu peux toujours courir pour la rattraper. Le secret, c’est qu’elle s’habitue à vous, et qu’elle recommence à chanter. Elle recommence à chanter la fadade.

Ces cigales ne s’arrêtent donc jamais.Elles te dérangent peut-être.Tout de même, je croyais qu’elles se taisaient la nuit, c’est curieux.Sans doute, elles ont pris la lampe pour le soleil…Mais ce qui est curieux, c’est qu’on les entende aussi fort. On dirait que..Oh Mond, tu joues ou tu joues pas?Alors oh! On t’attend, c’est à toi.Bonjour Monsieur l’instituteur.Bonjour Messieurs.Ah, tu arrives oui! On t’espère..…alors..Eh, je joue d’un moment à l’autre.Oh..…Et alors, on t’attend.On t’espère, oh…Oh Mond, alors, quoi.. eh enfin.. bon..Ca va…suis pas sourd.T’es pas sourd mais…?..…Ah quand même…Allez, allons-y..Allez, allez, allez..…Le jeu de boules est une affaire trop sérieuse pour qu’on s’occupe d’autre

chose. Vous allez voir si je vais m’en occuper, moi, de vos boules. Vous allez voir…

Hou-hou, hou-hou..Et quoi encore?Vous entendez?Quoi? le coucou, et alors? Ecoute, tu joues ou tu joues pas.Le coucou en cette saison… Mais non, c’est Baptistin.

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Et qui est Baptistin?Baptistin, il me fait le guet. Voilà, alors, si c’est le coup que c’est

Baptistin, salut la compagnie.Pardon Messieurs, vous n’auriez pas vu un…Non.Nous cherchons un braconnier qui..Eh non..Merci bien Messieurs.., pour votre précieuse collaboration.Il n’y a pas de quoi.De rien…C’est toujours un plaisir.Au revoir…Mais vous m’aviez dit qu’il n’y avait pas de gibier dans vos collines..Hein.. du gibier.. non .. mais de la perdrix, de l’ortolan, de la lièvre, ça

oui… à condition de savoir les attraper.Ha ha ha ha ha …Malgré que vous êtes de la ville, vous pourriez peut-être faire équipe avec

notre François.. pour terminer la partie.Et alors… pas d’accord.. je suis sûr de perdre là, c’est pas du jeu ça.Oh oui papa, vas-y..vas-yJe veux bien essayer.Tu vois, il veut bien essayer.Ca se refuse pas..Bon, alors, vous tirez ou vous pointez?Mais comme vous voulez.Eh.. comme vous voulez.Moi j’ai plus de boules, là il faut tirer. Attention.. monsieur l’instituteur, ça ne s’apprend pas dans les livres

hein..Ha ha…Oh..C’est pas vrai..Poussez-vous là, poussez-vous.Oh.. Bravo..Là, il vous faut, voyez là..Non mais, j’ai vu, j’ai compris, j’ai compris.Ils vous ont adopté, bravo..Oh, si je n’avais pas gagné aux boules..Grâce au ciel, j’ai… ? pour vous à l’église.Si ça peut vous faire plaisir..Je vous en prie.Justement, mon cher Joseph, laissez-moi vous présenter Monsieur le curé.

C’était la première fois que je voyais mon père, face à face, avec l’ennemi sournois.Bonjour Monsieur.Monsieur l’instituteur, enchanté.Votre beau-frère me confiait que vous cherchiez des plants de tomate.

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Non.Si vous en voulez, j’en ai dans mon jardin.Merci.Vous en avez trouvé.Non, mais j’ai décidé de me passer de tomates cette année. Bonjour

Monsieur.Marcel, viens.Je lui fis entendre que son nom serait Vendredi, parce que c’était un

vendredi que je lui avais sauvé la vie.Marcel, viens voir. Oncle Jules, il fait la cuisine. Behh, ça sent mauvais.Oncles Jules, qu’est-ce que c’est?On les mangera froids?Non, on ne les mangera pas, ni ce soir ni jamais.Ben, alors pourquoi tu les fais cuire?C’est pour faire parler les petits garçons.Et voilà ce que je faisais cuire ce matin.Ce sont des bourres grasses.C’est pour quoi faire?Eh, des cartouches.Tu vas aller à la chasse.Mais oui.Avec l’oncles Jules?Mais oui.Tu as un fusil?Mais oui!Et tu vas tuer des éléphants?Allez, au lit.Et des rhinocéros? Et des girafes?Pourquoi il va tuer des éléphants, des rhinocéros et des girafes?C’est le cadeau de noces de mon frère aîné. C’est une arme espagnole. Et

le vôtre?Mon père présenta un grand étui jaune qu’il avait dû acheter à mon insu chez le brocanteur.

C’est mon père qui me l’a donné.Ayant ainsi transformé cette antique pétoire en souvenir de famille, il tira de cette dérisoire cartonnade un immense fusil.

Seigneur Dieu, c’est une arquebuse. Oh presque.. mais il paraît qu’il est très précis.Ah.. ce n’est pas impossible.Hou..Reste où tu es, ne bouge pas.Oh, oh oh oh...Deux livres de trop, mais bien en main, et il monte bien à l'épaule, hein.Préparons nos munitions.Que croyez-vous que nous allons trouver dans ces collines?Il faut bien tasser les bourres.

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D'abord des petits oiseaux.Oh, des tout petits oiseaux?Hum, une belle brochette de becfigues ma chère Augustine,En tout cas je te défends bien de tuer les canaris hein.Ho ho ho...Ni les canaris, ni les perroquets, c'est juré.Mais les culs-blancs et les ortolans!Hum, les ortolans, c'est délicieux.Voici la jaugette pour mesurer la charge.Elle est graduée en grammes et en décigrammes.Oui.et les grives? Vous nous permettez les grives?Oui..Mais, mais il y a beaucoup mieux. Dans les ravins du Taoumé existe le roi des gibiers... Devinez..Des éléphants?Paul, veux-tuallez.. au lit, allez..Non, je ne crois pas qu’il y ait des éléphants? Mais après tout, je n’en suis pas sûr. Alors, Joseph, trêve de plaisanterie, faites un petit effort. Le gibier le plus rare...La perdrix.Le plus beau.La perdrix rouge.Le plus méfiantLe lièvre.Allons Joseph, le gibier qui est le rêve du chasseur.Le faisan.Ah..Pff...Alors Joseph?Je ne sais pas.Allons, voyons,...Alors, le plus rare, Je cacarde, le plus beau, le plus méfiant...Non, je ne sais pas.La bartavelle!Qu’est-ce que c’est?Vous voyez... ce gibier est si rare que Joseph lui-même n’en a jamais entendu parler. La bartavelle, Mesdames et Messieurs, c’est la perdrix royale, et plus royale que perdrix car elle est énorme, et rutilante. La bartavelle, c’est presqu’un coq de bruyère. Ce n’est pas seulement..

L’oncle Jules avait parlé toute la soirée en savant et en professeur, tandis que mon père qui était examinateur au “Certificat d’Etudes”, qui jouait si bien aux dames, qui tirait si bien aux boules, l’avait écouté d’un air attentif, d’un air ignare même, comme un élève. J’étais honteux et humilié.

Qu’est-ce qu’il a l’oncles Jules?

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Il a la colique?Nous allons vérifier le groupement des plombs. Attention. Allez-y.

Mon père visa. Je tremblais qu’il ne manquât la porte. C’eut été l’humiliation définitive. Le coup avait frappé le milieu de la porte. Je ressentis une fierté triomphale et j’attendais que l’oncle Jules exprimât son admiration.

Mais ce n’est pas un fusil, c’est une passoire.Il l’a frappée en plein milieu.Pas mal tiré, mais l’envol d’une perdrix n’a rien de commun avec une porte de cabinet.Ha ha ha....Nous allons maintenant essayer les chevrotines. Tenez. Et vous Mesdames, bouchez-vous les oreilles. On ne plaisante pas avec la poudre. Vous allez entendre le tonnerre.Et vous serez bien votre crosse, hé..Allez, un, deux..C’est du bois dur, elles n’ont pas traversé.Ah, mais si nous avions eu des balles!

Heureusement ils n’en avaient pas eu. Car à travers la porte massacrée, nous entendîmes une faible voix. Elle disait, incertaine:

Je peux sortir maintenant?C’était la bonne.

Le chien : Oua, oua, oua...Le perdreau: Fla, fla, fla, fla...Un pas en arrière.. Le perdreau arrive: Fla, fla, fla, fla...

Epaulez, visez...fla, fla...Mais que font-ils?Le perdreau est à 10 centimètres.Pan, Pan, Boum, Boum, et voilà le coup du roi. Vous avez saisi?Oui.Mais c’est ton papa que j’interroge.Ca n’a pas l’air facile, hein.Vas-y papa!Je me cache derrière la haie. J’épaule mon fusil, c’est pas ça? J’épaule mon fusil. Venez avec moi.Un pas en arrière. Venez, venez.Ca n’a pas l’air facile, hein. Alors, je...Le chien, oua, oua.. Les perdreaux, fla fla fla...Le fusil, un pas en arrière, épaulez, 10 centimètres, Pan, Pan..Alors je me cache derrière la haie,...Visez, ne tirez pas...Le perdreau...10 centimètres, Pan, Pan....

Mon père préparait l’ouverture de la chasse avec une application si minutieuse et si humble que pour la première fois de ma vie je doutais de sa toute puissance. Il m’envoyait me cacher dans un buisson. J’avais ordre de fermer les yeux. Là j’attendais, les oreilles grandes-ouvertes, et attentif, au moindre craquement.

Tu m’as entendu venir?Pour ne pas le chagriner je répondais...

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Non, papa.et mes inquiétudes ne faisaient que grandir, car mon père, enfant des villes et prisonnier des écoles n’avait jamais tué ni poils, ni plumes.

Ca ne me plaît pas trop, moi, que papa aille à la chasse!Ah, pourquoi ça?Tu n’as pas vu comme l’oncle Jules est fier.C’est toujours lui qui commande et qui parle tout le temps.C’est pour apprendre à papa. Il fait ça par amitié!Non, je vois bien qu’il est rudement content d’être plus fort. Papa le gagne toujours aux boules. Mais là je suis sûr qu’il va perdre.La confiture, framboise ou mirabelle?Je trouve que c’est bête de jouer à des jeux qu’on ne sait pas.Moi je ne joue jamais au ballon parce que j’ai les mollets trop petits et que les autres se moqueraient de moi. Mais je joue toujours aux billes parce que je suis sûr de gagner.Mais, gros bêta, la chasse c’est pas un concours. C’est simplement une promenade avec un fusil. Et, si papa ne tue pas de gibier..S’il le tuait ça me dégoûtera,Ca me dégoûterait, je ne l’aimerais plus.Marcel, Marcel!Oh... mon Dieu, qu’ils sont beaux!C’est pas une veste, c’est trente poches cousues ensemble.Oh mon Dieu, les biberons!Douze kilomètres dans les collines, ce n’est pas excessif, mais ça fait tout de même une belle trotte.Moi, je porterai le déjeuner.Quel déjeuner?Le nôtre.Où ça?A la chasse!Mais Marcel!Moi, je n’ai pas de fusil. C’est tout naturel que je porte le déjeuner, parce que si vous le mettez dans un carnier il n’y aura plus la place pour le gibier. Puis moi, quand je marche, je ne fais pas de bruit. Puis vous n’avez pas de chien. Les perdrix, quand vous les aurez tuées, vous ne pourrez pas les retrouver. Tandis que moi, je suis tout petit, je me faufile à travers les broussailles.Marcel…Et puis, papa, papa…Viens ici..Tu as entendu ce que vient de dire l'oncle Jules. Nous allons faire douze

kilomètres dans les collines. Tu as de bien petites pattes pour marcher si longtemps.

Mais je suis léger moi, j'ai pas les grosses fesses de l'oncle Jules. Ca fait que je ne suis jamais fatigué.

Oh, oh, oh …. Je n'aime pas beaucoup qu'on se permette de critiquer mes

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fesses!D'abord si vous ne voulez pas m'emmener avec vous à la chasse, moi je

vais tomber malade. Déjà j'ai un peu mal au coeur.Marcel..Maman..Marcel..Voyons Marcel, calme-toi!Non, non, non, non.Vous lui en avez trop parlé, voilà…

Alors l'oncle Jules se montra grand et généreux.Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais à mon avis Marcel

a mérité de faire l'ouverture de la chasse avec nous.Jules..Il portera notre déjeuner comme il l'a proposé. Et il nous suivra bien

gentiment à dix pas derrière les fusils. C'est d'accord Joseph?Si vous êtes d'accord, alors moi aussi.Alors!Oncles Jules!Calme-toi, calme-toi!Seulement quoi?Il faudra pas en parler à Paul. Il est trop petit pour venir avec nous.Tu vas donc mentir à ton frère?Non, je ne lui mentirai pas, mais je ne lui dirai rien.Mais, s'il t'en parle?Alors là, je lui mentirai, parce que c'est pour son bien.Il a raison. Tu viens de dire une parole importante. , Il est permis de

mentir aux enfants lorsque c'est pour leur bien. Ne l'oublie pas!Moi, ce soir j'ai pas faim.Paul!.Mais, j'ai bien sommeil moi. Moi aussi, je peux avoir mal au coeur.

L'oncle Jules, ayant vanté l'appétit légendaire des chasseurs, je dévorais ma côtelette et redemandais des pommes de terre.

Mais, qu'est-ce qui te prend?Je prends des forces, pour demain..Ah.. que comptes-tu faire demain?Ben, l'ouverture..L'ouverture, aahh, ce n'est pas demain..demain c'est dimanche.Est-ce que tu crois qu'il est permis de tuer les bêtes du bon Dieu le jour du

seigneur?Hum, hummmm..C'est vrai que vous êtes une famille de mécréants, et voilà pourquoi cet

enfant a l'idée folle qu'on peut ouvrir la chasse un dimanche.Ah, Jules, je vous en prie, n'en profitez pas…Mais alors c'est quand?Lundi, après demain.Demain pour déjeuner il y a de la tarte aux abricots et de la crème

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fouettée.Maman, je peux lire un peu.Oui..Ils t'emmèneront pas.Où?A l'ouverture.Je n'ai jamais demandé à y aller.Tu n'es qu'un grand menteur. J'ai entendu tout ce que vous avez dit, tout

ce que tu as pleuré. Et même tu as promis qu'il faut me dire desmensonges. Et puis l'oncle Jules, il est encore plus menteur que toi.Pourquoi?Parce que l'ouverture c'est demain, je le sais. Maman a fait de l'omelette

aux tomates, elle les a mises dans des carniers, avec un grand saucisson, des côtelettes crues, du pain et du vin. Bonsoir.Etait-ce possible? Bien sûr il y avait l'abominable menteur du parc Borely. Mais papa, était-il le complice muet d'un complot dirigé contre son petit garçon? Et maman? Quelle fête se préparait sans moi? Eh bien, j'irai avec eux, malgré eux.

Paul, tu dors?Oui.

Moi, il ne fallait pas que je dorme. Sinon, ils partiraient sans moi. Ne pas dormir, garder les yeux ouverts. Ne pas dormir, ne pas dormir…

Marcel. Marcel, tu dors. Non.Ecoute, ils partent sans toi.Rappelez-vous Joseph, sanglier blessé.. arbre perché.J'y vais.Et maman.Ma chère petite maman, ils ont fini par m'emmener avec eux, ne te fais

pas de mauvais sang. Garde-moi de la crème fouettée, je te fais deux-mille bises.

Je compris que la chasse était commencée, et je me souvins aussitôt du conseil édicté par l'oncle Jules..c'était le plus sûr moyen d'éviter la charge du sanglier blessé. Et comme je ne voyais pas les chasseurs, je craignais alors que le monstre ne fût en train d'éventrer mon père et je priais Dieu, s'il existait, de le diriger plutôt contre mon oncle qui croyait au paradis et mourrait par conséquent plus volontiers.

Je l'ai eu… c'est un beau merle!Je tins conseil avec moi-même. Si je continuais à suivre la crête, juste au bord de la barre, je pourrais tout voir sans être vu.

Brrrr, brrrrrTaitaitaitaitaiii…Daidaidaidaidai..Vrrr, vrrrrrBrrrr, brrrrHa!Oh…et qu'est-ce que c'est?C'est une bécasse. Mettez la dans votre carnier. Et reprenez votre ligne..

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Ah voui..Allez, ..quand on a tiré, on recharge.Ah voui, voui..

L'oncles Jules venait de confirmer l'exactitude de ses récits de chasse. Il était temps que Joseph songeât à rattraper son retard. Un perdreau, c'était un perdreau.. Il y en avait toute une compagnie. Je décidais de les rabattre vers les chasseurs.

Allez, allez, allez…Oh…Oh.., enfin je vous l'ai déjà dit, chaque fois que vous avez tiré, vous

rechargez de suite. Il faut toujours recharger de suite chaque fois qu'on a tiré, allons…Et la perdrix..

Ah..Alors.. Chaque fois…

J'étais consterné par notre échec. C'était d'un comique navrant.Oh, vérifiez le canon, vérifiez que le canon ne soit pas bouché.. Enfin..

Lui, le maître d'école, allait-il rentrer bredouille tandis que l'oncle Jules serait tapissé deperdrix et de lièvres comme la devanture d'un magasin? Ah non, ah non, cela ne serait pas. Je lui enverrais tant de gibier qu'il finirait bien par tuer quelque chose. Que faire, fallait-il tout bêtement rentrer à la maison? Mais avais-je le droit d'abandonner Joseph seul avec son fusil ridicule derrière ses lunettes de myope pour aller lutter contre le roi des chasseurs? Puisqu'ils avaient contourné le pic par le bas, je les rencontrerais forcément en marchant droit devant moi.

Haha..Eh pas à chaque fois.

Pour les rejoindre, j'étais prêt à affronter ces hautes solitudes.Papa..

Il fallait me rendre à l'évidence, j'étais perdu! Je pensais à la merveilleuse intelligence du petit poucet, génial inventeur de la piste préfabriquée. Il était bien trop tard pour l'imiter, j'écoutais longuement la colline, je n'entendis qu'un silence de mort.

Ehpp là-bas, on ne doit pas toucher au bien des autres, c'est sacré.Je voulais juste regarder l'oiseau.C'est une bédouide. Tu ne serais pas voleur de pièges? Non.Tu as quoi dans ta musette?Rien.Eh puis, qu' est-ce que tu fais dans les parages?Je me promène.Ah, tout seul?Oui. mais.. non, je suis avec mon père et mon oncle.Et où sont-ils?Allez, dis-le que tu es perdu.Non... enfin, si, un peu.Tu es avec les chasseurs..Tu les as vus?Un béret et une casquette...

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Oui.Alors, ils sont par là, équipés comme pour partir à la guerre.Ils font l'ouverture.Les couillons, .. moi pour aller à la chasse, je ne demande pas la

permission.Et on ne te dit rien.Qui me dirait? Tous, ils ont font autant. L'ouverture, ha, c'est bon pour les gens de la ville. Allez, va les retrouver, mais je te préviens, ils sont loin.Ca va, je ne suis pas fatigué. Tu es sûr? Sinon, je te ramène avec moi.Non, je vais me débrouiller.Comme tu veux. Adieu.Eh.. Quoi?Je m'appelle Marcel, et toi.Lili, Lili des Bellons.

Je pensais que ce vautour ou ce condor pouvait voir en ce moment mon père et mon oncle en train de faire griller leurs côtelettes sur la braise de romarin car le soleil était au zénith. Je suivais toujours la direction indiquée par Lili, mais je constatais avec terreur que ce rapace décrivait maintenant un cercle dont j'étais le centre.

Aaaaaaaaaahhhhh. Mon cri sauvage ne parut pas intimider cet arracheur de lambeaux sanglants. Je cherchais des yeux, ces yeux qu'il devait crever de son bec recourbé, un refuge. Cette hutte de berger me rappela ma triste situation. Je pensais, je suis perdu au bout du monde, mais pour le moment personne ne s'inquiète à mon sujet, et les chasseurs me croient à la maison, et Augustine avec eux. Mais quand ils vont rentrer, quelle catastrophe, maman va peut-être s'évanouir. En tout cas elle va pleurer. Alors ils vont se mettre à ma recherche. Ils alerteront les paysans, les gendarmes. Quand la nuit sera tombée, je verrai peut-être au loin briller les torches de l'expédition. J'appellerai de toutes mes forces..

Au secours, au secours!!Mais ils ne m'entendraient pas. Et les sauveteurs s'éloigneraient sans me voir, à jamais, comme le bateau au large de l'île de Robinson. Mourir ou dormir, quelle différence.

Papa, oncle Jules. Il me sembla bientôt distinguer la rive d'un vallon, peut-être était-ce celui de ce matin. Je bondis de joie, lorsque soudain...Je crus que ce sang était le mien, et j'allais fondre en larme, lorsque je constatais que les volatiles étaient eux-mêmes ensanglantés. C'étaient des perdrix, mais leur poids me surprit. Mon coeur sauta dans ma poitrine, des perdrix royales.

Des bartavelles! Vous avez eu la prétention de faire un coup du roi en un doublé sur des bartavelles. Des bartavelles qui venaient vers moi.

J'ai pourtant vu voler des plumes!Oh moi aussi j'en ai vu voler de belles plumes, qui emportaient des

bartavelles à 60 kilomètres à l'heure, jusqu'au haut de la barre, où elles doivent bien se foutre de nous!

Il les a tuées, il les a tuées!! Toutes les deux, il les a tuées!!

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Et dans mes petits poings sanglants d'où pendaient quatre ailes dorées, je haussais vers le ciel la gloire de mon père en face du soleil couchant.

Baro, bartavelle, nom féminin, sorte de perdrix rouge vivant sur les hauts sommets dans les forêts de pins.

C'est tout? Que savons-nous de ses moeurs, de ses origines, de ses...Ben que veux-tu en faire?

Les plumer, et les vider, pour les rôtir pour ce soir.Mais, malheureuse, mais ce n'est pas de la volaille, c'est du gibier, et quel

gibier! Ah non non non , ce serait un crime que de les manger si tôt.

Mais, elles m'ont pourtant l'air à point. Ah non non non, crois-moi, il ne faut jamais perdre une occasion de

s'instruire, rien que ce nom de bartavelle, je suis sûr que Marcel serait très curieux d'en connaître l' origine. Nous profiterons des commissions pour les soumettre à une expertise. Au village, ils doivent en savoir plus long que bien des naturalistes.

Tu as besoin de ton fusil pour faire les commissions.Mais on ne sait jamais! Allons-y crapaud.Oh bonne mère, qui c'est qui vous a vendu ça?Oh, ça ne m'a coûté que deux coups de fusil.Un doublé!Un doublé de bartavelles.Voui..Aux innocents les mains pleines. Et ça s'est passé où ça?Au vallon de Lancelot à côté de Passe-temps.Eh ben, l'étonnant c'est que vous ayez pu les retrouver, parce que, même

mortes en l'air, ces bêtes là ça vole encore pendant 5 à 600 mètres.Le petit était sur la barre, c'est lui qui les a vues tomber.Ah, bravo..Bravo Pitchounet.Quand on n'a pas de chien, il faut avoir des enfants..Qui c'est qui vous a vendu ça?Ca ne m'a coûté que deux coups de fusil.Attends, l'une 1260 grammes, et l'autre 1530 grammes.Oh des perdrix royales. Le grand Saint-Hubert était avec vous!Le grand Saint-Hubert et mon calibre douze.Vous avez là un vieux mâle et une poule de deux ans. Je peux vous

certifier que cette perdrix n'est pas la Caccabis Rufa, mais la Caccabis Saxatilis.

Et en français républicain? Excusez-moi. C'est à dire la perdrix des roches, celle qu'on appelle la

perdrix grecque.Oh, je vois que votre ministère s'exerce jusque sur les volatiles.Les anges aussi ont des ailes, Monsieur.Ha, ha, ha...Le curé nous apprit qu'en vieux provençal bartavélo signifiait serrure

grossière, et que l'oiseau serait surnommé ainsi en raison de son cri

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grinçant.Ah, ha, ha, ha, .. Eh bien Marcel, Ah te voilà instruit sur les bartavelles ;es-tu satisfait? Oui papa, je crois qu'on peut les manger maintenant.Oh, oh, oh..Monsieur l'instituteur..Je voudrais bien garder un souvenir de cette

admirable réussite.Oh, monsieur le curé, un coup de chance ne mérite peut-être pas un si

grand honneur. Mais si, mais si. Allez...Prenez la pause.Oh, oh oh..

Je songeais en cet instant à Monsieur Arnaud qui avait pausé avec sa rascasse.« Se faire photographier avec un poisson », avait dit mon père, « quel manque de dignité! »

Attention.. La vanité...Ne bougeons plus, 1,2,3, parfait..A table.AAAhhh, Ohhhhh, Ohhh, Bravo...Humm, Huuum, hummmm, Huuuummm..Hum...Tiens une alouette.Ce ne serait pas plutôt un becfigue?Non, c'est Lili.Lili! Ah, oh oh, eh, nous avons de la compagnie.Mais tu le connais.Oui.Moi aussi je vous connais, c'est vous le calibre douze, celui des

bartavelles.Ah aha ha !Tu mangerais une côtelette avec nous ?Non, j'ai apporté de quoi.Oh..Oh, mais tu es un vrai braconnier.Moi, non, je suis des Bellons.Qu’est-ce que ça veut dire ?Ca veut dire que la colline, c’est le bien des gens d’ici. Ca fait hein,

qu’on n’est pas des braconniers.Ce qui manque le plus dans ce pays, ce sont les sources. Toi qui connais

tout, à part le puits du mûrier, y en a d’autres.Des sources, moi j’en connais sept.Sept ! Et où sont-elles ?C’est défendu de le dire.Et pourquoi donc ?Parce que..une source ça se dit pas.Même à moi ?Je voudrais bien, mais c'est défendu. Même dans les familles ça ne se dit

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pas. Y en a une que mon grand-père connaissait. Eh ben, il n’a jamais voulu la dire à personne.

Et alors comment le sais-tu?C’est quand on labourait le petit champ de blé noir au fond du Passe-

Temps .. Tous les jours, à midi, avant [de] manger, le grand-père disait,

« ne regardez pas où je vais » , et il partait avec une bouteille vide.Et tu ne regardais pas un peu ?Oh, bonne mère il aurait tué tout le monde; au bout d’un moment il

revenait avec une bouteille d’eau glacée.Mais, jamais, jamais vous n’avez rien vu ?A ce qu’ il paraît, quand il est mort il a essayé de dire le secret. Il a

appelé mon père, et il lui a fait : « la source, la source » et toc il est mort. Il avait attendu trop longtemps. Ca fait ..que c’est une source de perdue.

Eh ben, voilà un gaspillage un peu stupide.Mais quand même, peut-être elle fait boire les oiseaux.Je me dépêche, parce que l’orage n’est pas loin.L’orage..mais il ne pleuvra pas. Le temps est parfait pour la chasse.

Allons.S’il fallait qu’il boive tout ce qui va tomber, il pisserait jusqu’à la Noël.

Adieu.Adieu.Marcel, tu viens..Non, allez-y sans moi. Je vous retrouve à la maison.Ah..C’est des darnagas. Les gens de la ville leur disent bêtes croisées.Mais nous on leur dit darnagas parce que c’est un oiseaux imbécile.Qu’est-ce que c’est ?C’est des ............Té...l’orage...Allez zou, on a juste le temps.Il faudrait peut-être rentrer.Pas la peine, je sais un endroit où on ne se mouillera pas et où on verra

tout. Eh ben pour un de la ville, tu te débrouilles bien.

Maintenant, ça peut commencer...C'est beau !C'est beau, mais c'est couillon.Baisse-toi, et ramasse deux grosses pierres, tourne-toi tout doucement.C’est un vampire ?Non. C’est le grand Duc. Le gros hibou on lui dit. S’il nous attaque,

attention les yeux.Partons, il vaut mieux être mouillé qu'aveugle.On est perdu.Non, si tu restes avec moi. Té, donne ta main. Elle est là-bas ta maison.

Où ça ?

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Là-bas.Soyez tranquille Madame, mon Lili va le ramener votre Marcel.Les voilà !Ah, tu vois bien qu'ils ne sont pas perdus.Mon Dieu, oh mon Dieu, ils sont trempés. Mais comment ça se fait, tu es

tombé dans la mer ? Oh..Attention, mais attention ! Oh...Eh... ...Oh, les enfants ça craint pas l’eau. ... Surtout que c’est de l’eau du ciel.

Ils sont rouges comme des gratte-culs.Gratte-culs !Ça s’est calmé ! Allez, Lili ! Zou !Madame, le costume, je peux le garder ?Tu as pas honte dis !Ça, il faut le demander à Marcel !Oui, je te le donne Lili.Merci.

Lili savait tout ; le temps qu’il ferait, les sources cachées ; il me les révélait en échange de serments solennels, « croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer ». Il savait les ravins où l’on trouve les champignons, des salades sauvages, des pins amandiers, des prunelles, des arbousiers; il connaissait au fond d’un hallier quelques pieds de vigne qui mûrissaient dans la solitude des grappes aigrelettes mais délicieuses. Il prenait une branche bien sèche de clématite, il en coupait un morceau, et on pouvait le fumer comme un cigare. En échange de tant de secrets, je lui racontais la ville : les magasins où l’on trouve tout, les expositions de jouets à la Noël, les retraites aux flambeaux du 14 juillet, et la féerie de Magique City où j’étais monté sur les montagnes russes. J’imitais le roulement des roues de fonte sur les rails, les cris stridents des passagères, et Lili criait avec moi.

Teh, un choucas, c’est pour toi. Je ne serais pas étonné que l’on prenne quelques grives, parce qu’aujourd’hui c’est l’automne.

L’automne ? C’est l’automne ?Et alors ?

Ainsi les jours de vacances, toujours semblables à eux-mêmes dans ce pays de Provence, ne faisaient pas avancer le temps, et l’été déjà mort n’avait pas une ride.

L’automne..Profitons bien de cette soirée, parce que demain on commence à faire les

paquets.Qu’est-ce que tu dis ?Eh, je dis que les vacances sont finies.Finies? Quand?Maman..Eh, il faut partir après demain. Aujourd’hui c’est vendredi.Ce fut vendredi ! Et, nous partons dimanche matin.Marcel ! voyons Marcel...Tu sais bien que lundi c’est la rentrée des

classes.Tu as devant toi une année qui comptera dans ta vie. En juillet tu devras

te présenter à l’examen des bourses pour rentrer au lycée.

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Et puis au lycée tu apprendras le latin, et je suis sûr que ça va te passionner.

Les vacances étaient finies. Je ne voulus pas pleurer devant eux.Le premier qui ouvre les volets !Vas-y toi ! Tu as compris qu’on s’en va ? On n’ira plus à la chasse. Y

aura plus de cigales. Elles sont toutes mortes, alors.. Alors toi aussi tu es content que les vacances soient finies.Oui, et puis à la maison j’ai ma boîte de soldats.Alors pourquoi tu pleurais hier soir ?Je ne sais pas.Ils n’ont qu’à partir, eux, si ça leur plaît, mais moi, je reste ici.Mais comment vas-tu faire ?C’est facile. Cette nuit je fais mon baluchon. Je vais me cacher dans la

grotte. Tu sais celle de l’orage.La grotte du gros hibou.Oui.Tu le pourrais ?Tu ne me connais pas.J’aimerais bien moi que tu restes. Mais dans la colline, où vas-tu chercher ta vie ?Ma vie c’est hermite.Termite ?Mais non, hermite, c’est des gens qui se retirent du monde pour penser.Et comment ils mangent ?Y en a qui ne mangent pas, mais c’est spécial. Moi, je chercherai des

asperges, des escargots, des champignons. Tiens, je planterai des pois- chiches.

Tu sais les faire cuire ?J’apprendrai. Dis, je pense, puisque tu seras là-haut, je pourrais faire deux fois plus de

pièges. J’en apporterai la moitié à la maison et on pourra vendre le reste.

On pourrait vendre aussi les escargots au marché. Et le fenouil, l’herboriste en donne trois sous le kilo.Eh, avec tout cet argent on achètera des pièges à lapins.Si nous prenons une lièvre ça fera au moins cinq francs.Dis donc, à ce train là, d’ermite, moi je me fais millionnaire.Millionnaire, ça sert à quoi ?Eh ben, on a plein de sous.Eh alors, tu ne vas pas te manger dix côtelettes avec chaque repas. Comme disait mon grand-père on n’a qu’un trou du cul, alors..

Ce serait donc ma dernière soirée, mes derniers instants en famille. Je m’apprêtais à m’attendrir lorsque...

Mais c’est peut-être un vice chez moi, il me tarde de retrouver mes gosses, mon tableau noir !

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Et les bartavelles, qu’est-ce qu’il en faisait ce maniaque? Je vis bien qu’il clouait le cercueil des vacances et que rien n’y changerait rien.

Papa.Moi, ici, ce qui m’a manqué le plus, c’est le gaz. Mais franchement, je

me languissais de partir à cause du gaz. Tante Rose.Et moi, ce qui m’a manqué, ce sont des cabinets confortables, sans

fourmis, sans araignées et munis d’une chasse d’eau. Voilà donc à quoi il pensait ce grand buveur de vin, avec ses grosses

fesses. J’étais au comble de l’indignation, mais je constatais avec fierté que ma mère ne blasphémait pas mes chères collines. Je décidais de faire à elle seule un baiser d’adieu.

Mon cher papa, ma chère maman,Surtout ne vous faites pas de mauvais sang, maintenant j’ai trouvé ma

vocation ; c’est «ermitte». Pour mes études maintenant c’est trop tard

parce que j’ y ai renoncé. Moi, mon bonheur, c’est l’aventure. Il n’y a pas de danger, j’ ai emporté deux cachets d’ aspirine de usines du Rhône ; ne

vous affolez pas. Paul va être un peu jaloux, mais ça ne fait rien, embrassez-le bien fort pour son frère aîné.

Cher papa, occupe-toi de la santé de maman. Je penserai à elle tous les soirs. Je vous embrasse tendrement, et surtout ma chère

maman.Votre fils Marcel, l’ermite des collines.Post Scriptum : ne me cherchez pas, je suis introuvable.Je croyais que tu le ferais pas.J’ai décidé.Tu es formidable.Je pris du mieux que je pouvais l’air formidable, mais je n’ajoutais rien.C’est quoi ?Ça, c’est un bruit de la nuit. Remarque, ça fait toujours un peu peur.Qu’est-ce que c’est ?Le renard. Il rabat quelques bêtes vers sa femelle, alors il l’avertit.

Qu’est-ce qu’ il y a ?Y a pas à dire. T’es formidable. Y en a pas deux comme toi. Tu es

vraiment l’ermite des collines.Cette admiration stupéfaite qui flattait ma vanité me parut soudain inquiétante, et il me fallut faire un effort pour rester formidable. J’étais sur le point d’y réussir quand...

Oh, il y a une chose que nous avons oubliée.Quoi ?Et d’avoir oublié ça, ça me semble pas possible. Moi, j’aurais dû y

penser, mais toi aussi t’as oublié.De quoi tu parles ? Tu deviens fou ?Le gros hibou.Le grand Duc.

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Oui, celui qui a voulu nous crever les yeux. Je te parie douze pièges que sa femelle habite le...................avec lui.

On approchait de la grotte, et cette terrifiante nouvelle m’accabla.On a beau être formidable. Il y a des moments où le destin nous trahit.

Le hibou la nuit, c’est pire qu’un aigle. Quand ils sont deux....Nous aussi nous sommes deux.

Deux gros hiboux. Je les vis voler autour de ma tête. Alors, je fus d’autant plus formidable que je décidais de battre en retraite le moment venu.

Voici la Font Breguette.C’est ici qu’on viendra boire. La source ne tarit jamais. Elle donne au

moins 10 litres par jour.J’eus soudain l’inspiration que je cherchais depuis un moment.

Dix litres, tu plaisantes ? Pas du tout. Peut-être même quinze.Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec quinze litres d’eau ?Tu vas quand même pas boire tout ça ?Et pour me laver ?Pour se laver .........................ça suffit.Peut-être pour toi, mais moi il faut que je me savonne du haut en bas.Pourquoi, t’es malade ?Non, mais je suis de la ville. Ça fait que je suis tout plein de microbes.

Les microbes il faut s’en méfier.Qu’est-ce que c’est ?C’est des espèces de poux, mais si petits que tu ne peux pas les voir, et si

je ne me savonne pas tous les jours, ils vont me grignoter, et un de ces quatre matins tu me trouveras mort dans la grotte.

Ça alors, ça serait couillon.Mais c’est de ta faute. Si tu ne m’avais pas garanti qu’au Font Breguette

il y avait de l’eau tant qu’on en voulait, je n’aurais jamais tenté l’aventure.

Je ne savais pas. Des microbes, j’en ai pas. Je ne sais même pas comment ça se dit en patois un microbe.

A la peur des gros hiboux et des bruits de la nuit succéda alors la peur que mon père ait découvert ma lettre, et surtout qu’il en ait parlé à ma mère.

....................la chambre est allumée. Ils doivent être en train de s’habiller.Alors peut-être qu’ils n’ont rien vu. Allez, grimpe, vite. Allez, dépêche-

toi Marcel. Allez zou..J’ai mis la valise.................

Généreux comme il savait l’être, l’oncle Jules avait insisté pour louer une voiture à ses frais. Pas question que nous redescendions à pieds et sous la pluie avec armes et bagages.

Et n’oubliez pas.......................Marcel, viens prendre ton petit déjeuner. Non, j’ai pas faim.Marcel.Maman.

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Tu vas manger quelque chose, le voyage sera long, on ne s’arrêtera pas.Allons, allons Marcel, tu n’es pas un bébé. Dans la vie, il n’y a pas que

les amusements. Mois aussi, tu sais, je voudrais bien rester ici, et vivre dans la colline, même dans une grotte. Oui, oui, même tout seul,

comme un ermite.L’allusion à l’ermite me frappa, mais je compris que c’était une idée bien naturelle puisque je l’avais eue moi-même. Cette année tu auras beaucoup à faire, surtout pour l’orthographe. Il met deux « l » à affolé. Et je te parie que tu ne saurais pas écrire « ermite ».

Je sentis que je rougissais, mais je chassais aussitôt mon inquiétude. Il ne pouvait avoir lu la lettre puisque je l’avais retrouvée à sa place.

Tu devras donc fournir un travail très assidu, mais, si tu es sérieux, si tu fais des progrès, alors nous pourrons revenir ici en vacances.

C’est bien vrai ?Ça dépendra de toi.Maman.Oh Rose, allez.. attention...Lili..Alors, tu retournes à ta ville..Eh oui, mais on s’écrira..Et pourquoi on s’est pas connu plus tôt ? et que le meilleur c’est

toujours à la fin.Marcel, allez..Et fermez bien cette porte à clef.Oh, pour ce qu’on a laissé dedans..Enfin..Allez, crapaud, en voiture !Adieu petit Lili, et n’oublie pas le Certificat d’Etudes et qu’un paysan

instruit en vaut deux, ou trois.Adieu Marcel.Adieu.Allez Hue..

On m’emportait de ma patrie, et de douces gouttes de pluie pleuraient pour moi sur mon visage.

Attendez, attendez Monsieur l’instituteur. Un souvenir de vos vacances.Oh merci.Au revoir Monsieur le curé.Dieu vous garde.Oh oh oh... !Oh par exemple !Ah c’est beau.. que c’est ressemblant..En effet, le tirage est très réussi.. Vous savez que c’est du papier au citrate

d’ argent qui a la propriété singulière de noircir à la lumière. Oui, oui, oui,

Ah ah, le tirage est excellent, quoique, sans doute en raison de la hauteur du soleil, j’ ai le nez un peu long.

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Aaah !Moi je ne trouve pas non.Ah, la mise au point est parfaite, ce qui prouve que ce curé connaît bien

son affaire. Ah, puisque nous en avons trois épreuves, j’ai bien envie

d’en envoyer une à grand-père, pour qu’il voie combien Marcel a grandi.Oui, il était tout fier de son exploit. Oui, il enverrait une épreuve à grand-père, et il montrerait l’autre à toute l’école, comme l’avait fait Monsieur Arnaud.

J’avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d’humanité ; je sentis que je l’en aimais davantage. Et dans mes petits poings sanglants d’où pendaient quatre ailes dorées, je haussais vers le ciel la gloire de mon père en face du soleil couchant.

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