la linearite saussurienne en retrospection

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La prise en compte des manuscrits de Ferdinand de Saussure modifieconsidérablement les contours de la linguistique saussurienne telle que la dessine le Cours delinguistique générale, publié à titre posthume. Ce constat vaut tout particulièrement pour le conceptde « linéarité ». Son traitement dans le Cours de linguistique générale est des plus succincts. L’adjectiflinéaire n’intervient que deux fois et s’applique tantôt au signe, tantôt à la langue. L’objet del’article est d’exhumer les variations et la productivité d’une réflexion autour de la linéarité dont lapublication posthume de 1916 ne rend pas compte.On s’applique à observer, à partir des écrits manuscrits du linguiste et des cahiers de sesétudiants, la genèse, le développement et les variations terminologiques - « consécutivité »,« unispatialité » - que connaît ce concept dans la pensée saussurienne. Ce parcours conduira àisoler, dans les cahiers consacrés à la recherche des anagrammes, le passage où Saussure fait de lasuccession linéaire inhérente aux faits de langue « le principe central de toute réflexion utile surles mots ».

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    La linarit saussurienne en rtrospection1

    Pierre-Yves TESTENOIRE

    Universit Sorbonne Nouvelle Paris 3 UMR 7597 HTL

    Rsum : La prise en compte des manuscrits de Ferdinand de Saussure modifie

    considrablement les contours de la linguistique saussurienne telle que la dessine le Cours de

    linguistique gnrale, publi titre posthume. Ce constat vaut tout particulirement pour le concept

    de linarit . Son traitement dans le Cours de linguistique gnrale est des plus succincts. Ladjectif

    linaire nintervient que deux fois et sapplique tantt au signe, tantt la langue. Lobjet de

    larticle est dexhumer les variations et la productivit dune rflexion autour de la linarit dont la

    publication posthume de 1916 ne rend pas compte.

    On sapplique observer, partir des crits manuscrits du linguiste et des cahiers de ses

    tudiants, la gense, le dveloppement et les variations terminologiques - conscutivit ,

    unispatialit - que connat ce concept dans la pense saussurienne. Ce parcours conduira

    isoler, dans les cahiers consacrs la recherche des anagrammes, le passage o Saussure fait de la

    succession linaire inhrente aux faits de langue le principe central de toute rflexion utile sur

    les mots .

    Mots-clefs : Saussure - Jakobson linguistique gnrale Cours de linguistique gnrale -

    anagrammes manuscrits

    The Saussurian linearity in retrospection

    Abstract : Taking into account of the manuscripts of Ferninand de Saussure changes

    considerably the contours of saussurian linguistics as designed by the Cours de linguistique gnrale,

    published posthumously. This statement is true especially for the concept of "linearity". Its is

    addressed in a very succinct way in the Cours de linguistique gnrale. The adjective linear occurs only

    twice and applies sometimes to the sign, sometimes to the language. The object of the article is to

    exhume the variations and the productivity of a reflection about linearity of which the posthume

    publication of 1916 does not give full account.

    We observe, from the manuscripts writings of the linguist and the study books of the students,

    the genesis, the development and the terminological variations - "consecutivity", "unispatiality" -

    of this concept in the saussurian thought. This path leads to isolate, in the study books dedicated

    to the search of anagrams, the part in which Saussure makes the linear succession inherent in the

    facts of language "the core principle of all usefull reflection on words".

    Keywords : Saussure - Jakobson - general linguistics - Cours de linguistique gnrale - anagrams -

    manuscripts

    1 Cet article est paru pour la premire fois dans les Beitrge zur Geschichte der Sprachwissenschaft, 22,

    2012 : 149-170.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    1. Introduction

    Le concept de linarit occupe une place ambivalente dans la rception de la pense

    saussurienne. Daprs le Cours de Linguistique Gnrale dit titre posthume en 1916 par

    Charles Bally et Albert Sechehaye (dsormais abrg CLG), la linarit est, avec larbitraire

    du signe, lun des deux caractres primordiaux du signe linguiste. La centralit du concept ne

    se retrouve pas dans le destin du saussurisme au XXe sicle. La disparit de traitement rserv

    ces deux principes fondamentaux est patente : la linarit na pas connu la fortune de

    larbitraire ni suscit autant de controverses. De fait, la revendication dune linguistique

    saussurienne au XXe sicle repose sur un petit nombre daxiomes outre larbitraire du signe,

    les distinctions langue/parole, synchronie/diachronie, les notions de systme et de valeur

    dont la linarit ne parat pas faire partie. La fortune moindre de ce concept nest pas

    imputable la transmission chaotique des textes saussuriens. aucun moment de sa

    rception, il nest apprhend comme un principe structurant de la linguistique saussurienne.

    Dans les comptes rendus qui suivent les premires ditions du CLG, la linarit est peine

    voque2. Lors de la priode structurale, cest la question du signe et du systme qui est au

    cur des proccupations. La prise en compte, dans la seconde moiti du XXe sicle, des

    manuscrits autographes du linguiste3 ne change pas le sort rserv par la critique ce

    principe. La substitution progressive des manuscrits au CLG de Bally et Sechehaye comme

    texte de rfrence de la linguistique saussurienne maintient la linarit en marge de la

    rception de ldifice thorique. Cest que ce concept est peu travaill dans les notes

    autographes du savant genevois. Les termes linaire ou linarit napparaissent pas en

    tant que tels dans les notes manuscrites de linguistique gnrale dites ce jour4. Aussi les

    tudes saussuriennes rcentes, fondes uniquement sur ces documents, accordent une place

    rsiduelle au second principe du signe, loin de centralit que lui confrait le CLG5.

    Dans cette indiffrence toute relative6, la linarit a t lobjet de deux critiques

    successives, qui tmoignent de deux moments de la rception de Saussure. La premire mane

    de la phonologie structurale, la seconde de la dcouverte des manuscrits danagrammes. Lun

    des artisans de cette double critique est Roman Jakobson.

    La rfutation du second principe du signe saussurien est rcurrente dans ses crits de

    phonologie. Elle sappuie sur lacception dpasse du phonme quil analyse chez Saussure

    car elle ne reconnat pas la simultanit des traits distinctifs (Jakobson 1962 : 304-308, 419-

    420, 636 ; 1971 : 336, 357, 718 ; 1976 : 104-113 et Jakobson/Waugh 1980 : 27-28). Le

    raisonnement qui soutient le principe de la linarit du signifiant est plusieurs fois qualifi de

    cercle vicieux (Jakobson 1962 : 419, 636 ; 1976 : 106 et Jakobson/Waugh 1980 : 27).

    2 Ainsi dans les comptes rendus de Meillet, Vendryes, Schuchardt, Sechehaye et Bloomfield parus entre

    1916 et 1924 et runis dans Normand (1978), la linarit nest pas mentionne. Cest la dfinition de la

    langue, distincte de la parole, qui est surtout discute.

    3 La parution en 1957 des Sources manuscrites du cours de linguistique gnrale de Ferdinand de Saussure

    de Robert Godel marque un tournant dans lapproche de luvre saussurienne. La publication de ldition

    critique du Cours de Linguistique Gnrale de Rudolf Engler (1968-1974) et la dcouverte, en 1996, de

    nouveaux manuscrits constituent deux autres tapes importantes.

    4 On cherchera ainsi en vain lentre linarit dans lindex des Ecrits de Linguistique Gnrale.

    5 A titre dexemple, dans la rcente synthse de Loc Depecker qui se propose de Comprendre Saussure

    daprs les manuscrits, seules quelques lignes sont consacres la linarit et le terme est absent du

    glossaire des principales notions saussuriennes qui figure la fin de louvrage.

    6 De nombreuses tudes traitant du problme de la linarit chez Saussure existent : elles sont indiques dans

    la bibliographie.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    Jakobson voit dans cette croyance traditionnelle en la linarit la rmanence chez

    Saussure de lempirisme naf quil prte aux nogrammairiens (Jakobson 1962 : 419-420, 636

    et 1971 : 243).

    La dcouverte dans les annes 60 des manuscrits relatifs aux anagrammes fournit au

    linguiste un autre angle dattaque. Jakobson pointe, sur cette question, une contradiction

    interne la pense saussurienne : la pratique anagrammatique du savant genevois

    saffranchirait du principe de linarit expos dans le CLG. Se fondant sur les premires

    publications relatives aux anagrammes de Jean Starobinski, il crit : Lanagramme potique

    franchit les deux lois fondamentales du mot humain proclames par Saussure, celle du lien

    codifi entre le signifiant et son signifi, et celle de la linarit des signifiants. Les moyens du

    langage potique sont mme de nous faire sortir hors de lordre linaire (MF, p. 255) ou,

    comme le rsume Starobinski, lon sort du temps de la conscutivit propre au langage

    habituel (MF, p. 254) (Jakobson 1973 : 200)7.

    Ces deux critiques, souvent reprises ou partages, sont exemplaires des ambiguts

    quinduit le traitement trs succinct du second caractre primordial du signe dans le CLG.

    Discuter cette double objection ncessite un retour aux textes originaux o est dvelopp le

    principe saussurien de linarit. Dans cette entreprise, la lecture critique de Saussure par

    Jakobson, auquel le titre de cette tude rend hommage8, servira de fil directeur. Pour

    dterminer la pertinence des deux critiques formules, on sattachera dfinir la place de la

    linarit dans lenseignement de linguistique gnrale et dans la rflexion, linguistique,

    smiologique et potique, telle quon la trouve consigne dans les textes autographes du

    linguiste.

    2. La linarit dans les cahiers dtudiants

    Les occurrences du concept de linarit dans le CLG sont au nombre de deux. La premire

    figure dans le clbre chapitre sur la nature du signe linguistique , signe auquel Saussure

    reconnat deux caractres primordiaux : larbitraire de la relation signifiant / signifi et le

    caractre linaire du signifiant (Saussure 1967 : 103). La seconde mention apparat dans la

    deuxime partie consacre la linguistique synchronique o, pour introduire les notions de

    rapports syntagmatiques et associatifs, il est fait mention de ce second principe avec renvoi au

    passage prcit (Saussure 1967 : 170).

    Une premire difficult se fait immdiatement jour puisquil est question, dans le premier

    passage, de caractre linaire du signifiant et, dans le second, de caractre linaire de la

    langue. La difficult saccrot si lon sintresse aux cahiers dtudiants qui ont servi de

    source aux diteurs du CLG. En effet, daprs les cahiers dtudiants ayant assist aux trois

    cours, Saussure a successivement attribu, entre 1907 et 1911, un caractre linaire la

    langue, la chane de la parole, au signe linguistique et au signifiant. Ainsi, le CLG conserve

    une trace, non explicite, des variations que la linarit connat dans lenseignement

    saussurien. Il convient donc de rexaminer les diffrentes applications de ce concept, dont la

    synthse opre par Charles Bally et Albert Sechehaye ne rend quimparfaitement compte.

    Nous avons dj tudi le droulement chronologique des cours de linguistique gnrale

    et relev, partir des cahiers dtudiants, les occurrences du concept de linarit (Testenoire

    7 Le sigle MF dsigne le Mercure de France dans lequel parat la premire publication relative aux

    anagrammes : Starobinski (1964). Lide dune contradiction interne est reprise dans Jakobson/Waugh

    (1980 : 268-270).

    8 Le titre fait videmment rfrence larticle La thorie saussurienne en rtrospection crit en 1942 et

    publi titre posthume o Jakobson redfinit la distinction saussurienne langue / parole.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    2010). Si le substantif linarit qua retenu la postrit nest pas attest, ladjectif linaire

    revient plus dune fois dans les notes prises dans les trois cours. partir de ce relev, il

    sagira prsent dexaminer les enjeux thoriques de cette pluralit dusage dans

    lenseignement saussurien9.

    Dans le premier cours de linguistique gnrale (1907), les seules occurrences de ladjectif

    linaire apparaissent dans un dveloppement consacr aux units linguistiques :

    Toute syntaxe remonte un principe tellement lmentaire qu'il semble puril de l'voquer : c'est le caractre linaire de la langue, c'est--dire l'impossibilit de prononcer la fois deux lments de la langue. C'est ce qui fait que dans toute forme, il y a un avant et un arrire. Ce principe est donn par la nature mme des choses : je ne puis me reprsenter le mot que par une seule ligne forme de parties successives :

    |||||||

    Aussi bien l'intrieur dans le cerveau que dans la sphre de la parole. Je vois que dans les deux sphres il y a deux ordonnances correspondant deux sortes de relations : d'une part il y a un ordre discursif, qui est forcment celui de chaque unit dans la phrase ou dans le mot (signi-fer), puis un autre, l'ordre intuitif qui est celui des associations (comme signifer, fero, etc.) qui ne sont pas dans le systme linaire, mais que l'esprit embrasse d'un seul coup. (Saussure 1996 : 70-71)

    La linarit, mentionne ici pour la premire fois, est une proprit de la langue. Saussure la

    dfinit en ces termes : l'impossibilit de prononcer la fois deux lments de la langue .

    Cette proprit de la langue se dduit donc dun phnomne articulatoire. En outre, comme la

    remarqu Robert Godel, le schma de la ligne fragmente propos ici nest pas sans rappeler

    la reprsentation de la chane acoustique au dbut du mme cours (Godel 1957 : 203). Aussi

    paradoxal que cela puisse paratre, le caractre linaire de la langue se manifeste, dans un

    premier temps, sur le plan acoustico-articulatoire. On croit comprendre, mme si cela nest

    pas dit explicitement, que la linarit qui sobserverait sur le plan phonatoire serait une

    consquence de la linarit de la langue. Saussure insiste surtout sur les consquences

    grammaticales du caractre linaire de la langue. Ce principe serait la base des rapports

    syntagmatiques rapports des units dans le signe et des rapports syntaxiques rapports

    des signes dans la phrase10

    . Il serait perceptible dans les deux sphres de la langue et de la

    parole que la syntaxe mle inextricablement.

    En rsum, il y aurait bien, daprs ce texte, deux manifestations du caractre linaire de

    la langue : une manifestation acoustico-articulatoire l'impossibilit de prononcer ou

    dentendre simultanment deux lments de la langue voque implicitement, et une

    manifestation syntagmatique limpossibilit de combiner autrement que par successivit les

    units de la langue. Si la seconde se situe dans la langue comme dans la parole, la premire ne

    sobserve que dans la seconde sphre. Le caractre linaire de la langue est, en partie,

    dduit dun fait de parole.

    Ces deux manifestations du principe de linarit, moins quil ne faille parler de deux

    linarits, se trouvent abordes de manire distincte dans le deuxime cours. De nouveau, la

    question des units de la langue introduit, dans la leon de 1908, la premire mention de

    9 Par souci de clart et d'efficacit, un seul tmoin sera considr pour chaque cours : les cahiers dAlbert

    Riedlinger dans les ditions de Komatsu (Saussure 1996 et 1997) pour les deux premiers cours, ceux

    dEmile Constantin dans ldition de Mejia Quijano (Constantin 2005) pour le troisime.

    10 On sait que, pour Saussure, la frontire entre syntagme et syntaxe est poreuse. Dans le premier cours, il

    parle de la syntaxe intrieure du mot (Saussure 1996 : 96), quand il indique dans le deuxime cours que

    les faits de syntaxe tombent dans la syntagmatique (Saussure 1997 : 57).

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    ladjectif linaire. Il y a un caractre capital de la matire phonique non mis suffisamment

    en relief ; , remarque Saussure, cest de se prsenter nous comme une chane

    acoustique, ce qui entrane immdiatement le caractre temporel qui est de navoir quune

    dimension. Et il ajoute : On pourrait dire que cest un caractre linaire : la chane de la

    parole forcment se prsente nous comme une ligne et cela a une immense porte pour

    tous les rapports postrieurs qui stabliront. (Saussure 1997 : 20). Si, comme dans le

    premier cours, la linarit se trouve ngativement dfinie comme limpossibilit de toute

    simultanit La matire phonique sera toujours dans le mme sens et nadmet pas la

    simultanit de deux signes (Saussure 1997 : 21) , elle ne sapplique pas dans les deux

    passages la mme entit linguistique. En 1907, cest la langue qui revt ce caractre linaire

    alors quil est ici le propre de la chane acoustique de la parole. La linarit voque dans le

    premier cours, qui se manifestait aussi bien l'intrieur dans le cerveau que dans la sphre

    de la parole , nest mise en vidence ici que dans cette seconde sphre.

    La linarit grammaticale, quant elle, est traite ailleurs : dans le chapitre o est

    aborde la question des rapports associatifs et syntagmatiques. Les premiers seffectuent dans

    le cerveau des sujets parlants. Dans ce trsor intrieur qui quivaut au casier de la

    mmoire (Saussure 1997 : 52), ils se nouent hors dun ordre quelconque. Inversement, les

    rapports syntagmatiques, seffectuant dans le discours, dans la chane de la parole , sont

    soumis un ordre linaire :

    Il ny a pas deux moyens de faire un syntagme ; on ne peut faire des syntagmes que par une suite linaire. Ce qui est spatial doit tre traduit bien entendu avec une ide de temps, mais limage de lespace, tant parfaitement claire, peut tre substitue la notion de temps. (Saussure 1997 : 53-54)

    Indiffrents toute successivit temporelle, les rapports associatifs sont reprsents dans les

    cahiers dtudiants sous la forme verticale de listes de lxmes. Les rapports syntagmatiques

    reoivent, quant eux, la reprsentation horizontale, caractristique de la linarit.

    Dans le deuxime cours, Saussure ne dfinit aucune relation entre les deux lignes

    voques, celle des sons de la parole et celle entre les units de langue. Lune rsulte-t-elle de

    lautre ? On lignore. On ne sait pas davantage si la linarit de la chane de la parole a son

    quivalent dans la langue. Peut-on supposer, en somme, que le caractre linaire de la langue

    qui sobserve entre les units sobserve galement lintrieur des units ? Cest ce point que

    Saussure semble avoir trait avec la formulation, tant problmatique, dans le troisime cours,

    du caractre linaire du signifiant.

    En 1910-1911, le professeur nutilise pas ladjectif linaire pour qualifier la chane de la

    parole. Cependant, les nombreux schmas o la chane acoustique est reprsente par une

    ligne illustrent suffisamment limpossibilit de toute simultanit sur le plan acoustico-

    articulatoire. La seconde linarit des cours prcdents, la linarit syntagmatique est,

    quant elle, plusieurs endroits, raffirme11

    . Mais cest sur la formulation dune troisime

    linarit qu la suite du CLG, la postrit a insist. Celle-ci est place par le matre une

    position centrale de son expos, dans le chapitre intitul Nature du signe linguistique .

    11 Ainsi dans le chapitre IV sur les entits abstraites de la langue : Dans dsireux (en admettant qu'il y a

    deux units: dsir et eux) on ne peut pas dire eux-dsir.- Donc il y a un ordre qui est employ ici comme

    moyen. D'un ct nous constatons bien que cela rentre dans la condition fondamentale que la langue est

    linaire. (Constantin 2005 : 227-228). Ce principe est raffirm lorsque sont abords les rapports

    syntagmatiques dans le cadre de la linguistique statique : Les rapports qui appartiennent au syntagme par

    opposition l'autre genre de rapports qui viendra ensuite se droulent dans l'tendue, ont pour support

    l'tendue. - et la suite des units dans l'tendue laquelle n'a qu'une seule dimension et une seule direction.

    (Constantin 2005 : 278).

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    Deux principes fondamentaux du signe linguistique sont distingus. Au premier principe

    Le signe linguistique est arbitraire (Constantin 2005 : 221) Saussure accorde une

    primaut thorique : la place hirarchique de cette vrit-l est tout au sommet. Ce nest que

    peu peu que lon finit par reconnatre combien des faits diffrents ne sont que des

    ramifications, des consquences voiles de cette vrit-l (Ibidem). Le second principe, plus

    rapidement trait, concerne le caractre linaire du signe linguistique :

    Second principe ou seconde vrit premire. Le signe linguistique (image servant au signe) possde une tendue et cette tendue se droule dans une seule dimension. De ce principe-l dcoulent nombre dapplications. Il saute aux yeux. Si nous pouvons dcouper les mots dans les phrases, cest une consquence de ce principe. Il exprime une des conditions auxquelles sont assujettis tous les moyens dont dispose la linguistique.

    Cela dcoule de ce quil est acoustique (il se droule dans le temps qui na quune dimension linaire, une seule dimension). (Constantin 2005 : 222)

    Une quinzaine de jours plus tard, Saussure revient sur ce chapitre et introduit une nouvelle

    terminologie. Aux notions dimage acoustique et de concept il substitue celles de signifiant et

    de signifi. Cette mise au point terminologique est loccasion de prciser les deux principes

    fondamentaux du signe. Ce qui est arbitraire, note ainsi Saussure, est le lien unissant le

    signifiant au signifi . Quant au principe de linarit, sa porte est redfinie : elle ne

    sapplique plus quau seul signifiant qui, tant de nature auditive , a une tendue qui

    nest figurable que dans une seule dimension (Constantin 2005 : 238). Cette correction

    majeure est source dambiguts dans la rception de la linarit saussurienne. Les notes de

    Constantin indiquent que Saussure admet une confusion dans lattribution au signe dun

    caractre linaire (Ibidem). Il semble quil y a eu un raccourci que le professeur veut corriger :

    la linarit est une proprit du signifiant quil a tendue, par mtonymie, lensemble du

    signe linguistique. Lhsitation perceptible dans le chapitre sur la Nature du signe

    linguistique quant lacception exacte donner au terme de signe explique sans doute en

    partie ce raccourci :

    Cest une question que nous avouons ne pouvoir trancher Il faut savoir si lon veut appeler signe le total (combinaison du concept avec limage), ou bien si limage acoustique elle-mme peut tre appele signe. (la moiti plus matrielle)

    (Constantin 2005 : 221)

    Lintroduction, quelques jours plus tard, de la terminologie signe signifiant signifi

    dissipera la confusion.

    Pour problmatique quil soit, le caractre linaire du signifiant apparat mrement

    rflchi. Il nintervient, la place hirarchique cruciale qui lui est assigne, et dont se fait

    cho le chapitre Nature du signe linguistique du CLG, que dans les derniers mois de

    lenseignement de Saussure. La linarit du signifiant, dans la formulation de 1911, est prise

    dans un rapport de causalit avec les linarits cernes dans les cours prcdents. Elle est la

    cause de la linarit syntagmatique Si nous pouvons dcouper les mots dans les phrases,

    cest une consquence de ce principe (Constantin 2005 : 222) et la consquence de la

    linarit acoustico-articulatoire Cela dcoule de ce quil est acoustique (Ibidem).

    En somme, daprs les cahiers dtudiants du cours de linguistique gnrale, la linarit

    se dploie sur trois plans :

    Dans la sphre de la parole,

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    -une linarit due la nature acoustique de la substance du langage.

    Dans la sphre de la langue,

    -une linarit qui se manifeste au niveau du signifiant ;

    -une linarit qui se manifeste au niveau des rapports syntagmatiques.

    Parmi ces trois manifestations, cest la seconde qui fait lobjet de dbat. Roman Jakobson

    ne conteste ni la temporalit inhrente la substance acoustique du langage, ni la linarit du

    syntagmatique qui nexclut videmment pas les rapports associatifs de la langue (axe de la

    successivit et de la simultanit dans lidiolecte jakobsonien). Il rfute, en revanche, le

    principe de la linarit du signifiant car, dune part, il substantialiserait le signifiant et, dautre

    part, il oblitrerait laxe de la simultanit. Lobjection substantialiste met le doigt sur une

    ambigut des cours de linguistique gnrale dans la dfinition du signifiant12

    . Le signifiant

    revt un caractre linaire du fait de sa nature auditive , or il est par ailleurs dfini comme

    tant immatriel, psychique . Lambigut du troisime cours touche, en ralit, la nature

    mme du signifiant qui est dit aussi psychique que le concept qui lui est attach

    (Constantin 2005 : 216) alors quun peu plus loin Saussure distingue, au sein du signe, le

    signifiant comme terme le plus matriel et le signifi comme terme le plus psychique

    (2005 : 221). Comment une ralit psychique serait-elle soumise au temps ? La contradiction

    peut sexpliquer si lon songe que, pour Saussure langue et parole se supposent l'un l'autre,

    ne peuvent exister l'un sans l'autre (2005 : 237). Cest parce que le signifiant est

    lempreinte psychique du son (2005 : 220) quil est linaire.

    La seconde objection de Jakobson contre la linarit du signifiant suppose, quant elle,

    un glissement dterminant. Dans son argumentation, laffirmation de l'impossibilit de

    prononcer la fois deux lments de la langue qui soutient la dmonstration de la linarit

    chez Saussure devient, limpossibilit de prononcer la fois deux phonmes (Jakobson

    1962 : 419). Jakobson introduit dans lexpos de la linarit la notion de phonme, en

    attribuant ce terme la dfinition fonctionnelle des Praguois quelle na pas chez Saussure.

    Ainsi lobjection de la simultanit des traits distinctifs dplace le plan du dbat puisquelle

    revient contester, non pas la linarit du signifiant, mais la linarit des units de seconde

    articulation, seconde articulation que, du reste, Saussure na jamais perue. Il apparat ds lors

    que lobjection des phonologues contre la linarit saussurienne repose sur un malentendu

    puisquils rcusent une linarisation des phonmes, selon lacception de la phonologie

    structurale, que Saussure na pas formule.

    3. La linarit dans les textes de Saussure

    A la faveur de la dcouverte des manuscrits autographes du savant genevois, sest dveloppe

    lide dune suppose contradiction interne la pense saussurienne concernant la linarit.

    Deux aspects de luvre manuscrite de Ferdinand de Saussure ont paru mettre en cause le

    second principe du signe expos dans le CLG : la mtaphore de la lanterne magique,

    dveloppe dans les notes dites Item et les principes de la longue recherche des

    anagrammes. De ces deux aspects, il sera question tour tour.

    3.1 Luni-spatialit des Notes Item

    Le concept de linarit nest pas trait dans les manuscrits directement prparatoires aux

    leons du linguiste. La rflexion sur la temporalit propre la langue prend corps sous sa

    plume dans un ensemble de notes, vraisemblablement antrieures dune dizaine dannes aux

    12 Cette ambigut a t souligne par Michel Arriv (2007 : 56-61).

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    cours de linguistique gnrale. Dans ces notes, gnralement appeles Notes Item car chaque

    paragraphe est prcd de ladverbe latin, la reprsentation spatiale de la temporalit

    linguistique est travaille avec une grande mticulosit. Saussure sinterroge notamment sur la

    morphologie du signe linguistique, alors appel sme, et sur son caractre double : son

    caractre divisible quimplique le temps et son caractre synthtique quimplique la relation

    smiotique. Cest dans ce cadre quil dveloppe la mtaphore de la lanterne magique.

    Item. De la psychologisation des signes vocaux. A) Supposons que sur le mme disque de lanterne magique on donne successivement

    Disque vert jaune noir bleu bleu (de nouveau) rouge violet.

    Il rsulterait de l'ensemble de ces signes la quasi-impossibilit de se les reprsenter dans leur suite, ou 'comme une suite recolligible, faisant un tout'.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    entier sur lcran de droite gauche ou de gauche droite spatialement est une meilleure reprsentation pour nous du mot, lequel est cependant temporel. Le sme acoustique est fond en grande partie sur la cent fois plus facile mmorisation des formes acoustiques que des formes visuelles. (Saussure 1974 : 39)

    Saussure se met alors la recherche dune image pour penser le signe linguistique. Aux

    reprsentations coutumires du signe dans ses crits le ballon, le corps ou latome qui

    mettent en vidence le caractre associatif, colligible du signe , il cherche substituer une

    comparaison qui tienne compte de luni-spatialit. Il dveloppe, dans ses notes

    fragmentaires, celle de la ligne (ligne dcriture, darme, de montagne) comme transposition

    visuelle adquate de cette successivit des signes acoustiques compatible avec leur nature

    colligible. Loin de porter la contradiction au second principe du signe saussurien, la notion

    duni-spatialit cre loccasion de lhypothse de la lanterne magique prfigure celle de

    linarit expose devant les tudiants. Lexprience infructueuse de la lanterne magique nest,

    en effet, pas entirement perdue pour Saussure. Il saura se souvenir de la confrontation avec

    dautres systmes smiologiques. Ainsi la prise en compte des systmes de signes visuels qui,

    eux, admettent la simultanit interviendra rgulirement, en contrepoint, lors des

    dveloppements sur le principe de linarit des cours de linguistique gnrale13

    .

    3.2 Conscutivit ou non-conscutivit des anagrammes

    Le problme de la linarit est galement soulev par la recherche danagrammes que

    Saussure mne dans les posies grecque, sanscrite, germanique et latine entre 1906 et 1909,

    soit de manire contemporaine aux deux premiers cours de linguistique gnrale14

    . Pour

    mettre au jour ses anagrammes, le linguiste ne tient pas compte de la succession des lments

    phoniques de la chane parle. Lordre de ces lments nest pas tenu dtre identique entre le

    vers et le mot-thme , cest--dire le mot anagrammatis. En tmoigne cet extrait des

    manuscrits o le linguiste dcouvre lanagramme Myrmidones dans un vers latin de son

    contemporain, le pote italien Giovanni Pascoli :

    (Bibliothque de Genve (BGE), Ms. fr. 3969, fol. 19)

    13 Dans lexpos du second principe du signe linguistique, Saussure insiste ainsi sur ce qui le distingue

    dautres systmes smiologiques : Par opposition telle espce de signes (signes visuels par exemple)

    qui peuvent offrir une complication en plusieurs dimensions, le signe acoustique ne peut offrir de

    complications que dans lespace qui serait figurable dans une ligne. (Constantin 2005 : 223). Un souvenir

    encore plus prcis de la lanterne magique se fait jour dans le deuxime cours lorsquest aborde la linarit

    acoustique de la parole : Si nous sortons de la langue il peut ne pas en tre de mme pour dautres

    signes : ce qui sadresse lorgane visuel peut comporter une multiplicit de signes simultans ; je puis

    mme superposer un signe plus gnral qui serait le fond et dautres projets sur celui-ci. Toutes les

    directions et combinaisons sont possibles. Toutes les ressources qui peuvent rsulter de la simultanit

    seront ma disposition dans ce systme de signes. (Saussure 1997 : 21)

    14 Pour une prsentation approfondie des anagrammes, on consultera Starobinski (1971), Wunderli (1972a),

    Gandon (2002) et Testenoire (2013).

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    Saussure le note : Ces units qui recomposent le mot peuvent tre donnes en dehors dun

    ordre quelconque (BGE, Ms. fr. 3963/1, fol. 2). Les lments constitutifs de lanagramme

    sont des disjecta membra (Ibidem) que Saussure met contribution indpendamment de la

    succession phonique du vers. De ce point de vue, lanagramme, sans respecter lordre des

    vers, ne remet pas en cause luni-spatialit des Notes Item ou la linarit des cours entendues

    comme l'impossibilit de prononcer la fois deux lments de la langue . Le travail

    rptitif sur les vers a mme vraisemblablement contribu forger cette reprsentation par la

    ligne toujours horizontale dans les cahiers dtudiants du temps que prend lacte de parole.

    Lanagramme de Myrmidones illustre cette tension vers la linarisation de lapproche

    potique de Saussure. La spatialisation de lanalyse anagrammatique est perceptible dans le

    vocabulaire employ dans les manuscrits. Les vers sont un territoire explorer : il sagit de

    dterminer les limites dun espace , dun endroit ou encore dune aire (BGE,

    Ms. fr. 3963) spcialement dvolue lanagramme. Le jeu sur lordonnancement de la parole

    potique auquel convie Saussure passe dabord, en ce qui le concerne, par la vue15

    . Le

    dsordre de lexcution anagrammatique ne remet, en tout cas, pas en cause la nature

    unidimensionnelle du langage mise en vidence par la linarit.

    La relation de lanagramme avec le principe de linarit devient, en revanche, nettement

    plus problmatique si lon considre les procds combinatoires auxquels le linguiste a

    recours. Ceux-ci consistent, non en la simple juxtaposition dlments phoniques du vers non

    contigus, mais en leur fusion modifiante. Ainsi, pour obtenir la syllabe PRO dun mot-

    thme , Saussure procde parfois par fusion dune syllabe PO et dune autre RO. Ces

    procds combinatoires reoivent dans les cahiers, des justifications embarrasses : il est

    question dun principe dune confusion par loreille , au sujet duquel Saussure se doit de

    prciser : ce principe est plus ou moins clair dans ses limites, puisque [] en gnral une

    confusion nest pas claire (Saussure 2013 : 267). Par ce type de procd combinatoire,

    lanagramme repose sur la simultanit de plusieurs impressions acoustiques, en contradiction

    vidente avec le principe de non-simultanit des signes acoustiques mis en vidence dans les

    Notes Item et dans les cours de linguistique gnrale. La difficult na du reste pas chapp

    Saussure : il consacre un cahier au problme thorique soulev par ce jeu des anagrammes sur

    la conscutivit et luni-spatialit de la langue16

    . On y trouve notamment ce texte, lun des

    plus frquemment cits parmi ceux relatifs aux anagrammes, o Saussure sinterroge sur la

    notion de CONSCUTIVIT . La notion mise en valeur par lusage des majuscules est

    introduite avec les mmes prcautions oratoires qui accompagnent le principe de linarit

    dans les cours de linguistique gnrale : cest un principe vident et central de toute

    rflexion utile sur les mots .

    ~~~ Le principe du diphone revient dire quon reprsente les syllabes dans leur la CONSCUTIVIT de leurs lments. Je ne crains pas ce mot nouveau, vu que sil existait, ce nest pas seulement , cest pour la linguistique elle-mme, quil aurait les effets ferait sentir des plus effets bienfaisants.

    Limage vocale

    - . Que les lments qui forment un mot se suivent, et ne peuvent cest l une vrit quil vaudrait mieux ne pas considrer, en linguistique, comme une chose sans intrt parce quvident, mais qui donne davance au contraire le principe de central de toute rflexion quon fera utile sur les mots. Dans un domaine infiniment spcial comme

    15 En cela, les manuscrits danagrammes confirment locculocentrisme de Saussure perceptible dans

    lenseignement de linguistique gnrale, cf. Kim 2008.

    16 Pour une description gntique plus dveloppe de ce cahier, cf. Testenoire 2010.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    celui que nous avons traiter, cest toujours en vertu de la loi fondamentale du mot humain en gnral que peut se poser une question comme celle de la conscutivit ou non-conscutivit, et ds la premire

    Labstrait et le concret

    Peut-on donner cla tra par TAE par ta + te ( ) c'est dire inviter le lecteur non plus une juxtaposition dans la conscutivit, mais une moyenne des impressions acoustiques hors du Temps ? hors de lordre dans le temps quont les lments ? hors de lordre linaire qui est observ si je donne TAE par TA AE ou TA E, mais ne lest pas si je le donne par ta + te amalgamer ent hors du temps comme je pourrais le faire pour 2 couleurs simultanes (BGE, Ms. fr. 3963/1, fol. 2v, cf. Annexe 1)

    17

    Laffinit de ce texte avec la spculation des Notes Item autour de la lanterne magique saute

    aux yeux. La mention des 2 couleurs simultanes nest pas sans rappeler lhypothse des

    disques de couleur juxtaposs. Lalternative des Notes Item entre succession et juxtaposition

    nest plus considre dans une comparaison entre signes auditifs et visuels mais selon le

    traitement du facteur temps : les lments phoniques sont prendre dans la conscutivit

    ou hors du temps .

    la lecture de ce texte, de nombreux commentateurs ont considr que Saussure

    thorisait l une exception au principe de linarit expos dans les cours18

    . Cette exception,

    selon eux, tiendrait au domaine infiniment spcial daucuns diront la spcificit du

    langage potique que le linguiste reconnat dans lanagramme19

    . Cest ainsi quon a pu

    distinguer chez Saussure deux traitements temporels du signe acoustique : traitement

    normal de la linarit et traitement par moyenne, selon la mtaphore de la lanterne

    magique, propre aux anagrammes20

    . Or Saussure formule ici non pas une exception thorique,

    mais une hypothse. Les tournures restent interrogatives. Aux questionnements, soulevs par

    les anagrammes, sur la possibilit de substituer la conscutivit une moyenne des

    impressions acoustiques hors du temps , aucune rponse nest ici donne.

    Ce texte en outre nest pas lire seul : il a son pendant. Quelques pages plus loin, le

    problme de la conscutivit est repris. Les deux textes se rpondent de toute vidence.

    Comme pour marquer leur relation, Saussure commence par les mmes mots le principe du

    diphone , principe qui introduit la question de la conscutivit. Les textes se font galement

    cho par lusage des majuscules : la CONSCUTIVIT du premier texte rpond ladjectif

    17 La transcription des textes manuscrits adopte les conventions suivantes : les parenthses angulaires

    dsignent un ajout interlinaire ou marginal, les crochets [ ] un texte illisible, litalique rend les

    soulignements, les abrviations sont rsolues et les textes raturs sont conservs. On se reportera galement

    aux fac-simils des manuscrits reproduits, avec laimable autorisation de la Bibliothque de Genve, en

    Annexes.

    18 Sur la transgression du principe de linarit par lanagramme, cf. outre le jugement dj cit de Jakobson

    (1973 : 200), ceux de Starobinski (1971 : 46), de Wunderli (1972a : 78-84), de Lacan (1966 : 503), dAdam

    (1976 : 56), de Choi (2002 : 119 seq.), dArriv (2007 : 142-143) Il ny a gure que Rudolf Engler pour

    considrer que lanagramme ne pose pas de vritable problme la linarit : Que dire des procds

    rhtoriques, des jeux de mots, des anagrammes ? En tendant la thorie de la recollection aux signes et en

    tenant compte de laxe associatif, une explication ne sera pas trop difficile (Engler 1974 : 120).

    19 Commentant ce texte, Jean Starobinski note que la lecture anagrammatique de Saussure se dveloppe

    selon un autre tempo (et dans un autre temps) : la limite, lon sort du temps de la conscutivit propre

    au langage habituel (1971 : 46). Ce sont les moyens du langage potique [qui] sont mme de nous

    faire sortir hors de lordre linaire , ajoute Jakobson (1973 : 200). Peter Wunderli semble partager cette

    opinion : Il faudrait considrer labandon du principe de la linarit pour les anagrammes comme une

    libert ou une loi particulire, propre la langue et au discours potiques ; elle nabolit pas les donnes

    de la langue normale, bien au contraire, elle les complte (Wunderli 1972b : 44).

    20 Cest Francis Gandon (2002 : 150-161) qui a pouss le plus avant cette hypothse.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    LINAIRE. Le changement terminologique accompagne la rponse lnigme pose dans le

    premier texte : TAE = ta + te ? .

    Le principe du diphone, par une premier ct effet ou dans 1 premier sens, quivaut carter le principe du monophone comme lment capable dexprimer une portion quelconque

    Mais il ce principe a une seconde signification. Un diphone tablit, entre autres, que, par sa seule existence prsence devant nos yeux, consacre un ordre. Etant donns [ ] sparment P + I, on ne peut rien nest dtermin quant la suite IP ou PI. Etant donn PI, on possde hors de la donne de composition, un lment quil serait absolument faux de ne pas croire banal ou simplement

    Cest en effet

    Il est vrai que lon ne trouverait dans aucun manu livre sur les que la condition fondamentale de tout mot est de courir sur une LINAIRE

    Dabord : Le 2d sens du [ ], cest que lon ne peut pas constituer

    Chronisme des formes

    PAE par pa + pe

    TRA par ta + ra

    CLO par co + lo

    ou : PAE par pa + e pe

    Cas qui reviennent faire une combinaison anti-chronologiqueique des ou achronique des formes. Ce nest pas par une amalgame comme pourrait ltre celle dune figure peinte

    Jinsiste sur ce fait, non-seulement parce quil est de 1re importance pour les anagrammes, mais parce que cela correspond dune manire admissible ce que

    (BGE, Ms. fr. 3963/1, fol. 19v, cf. Annexe 2)

    Ce second texte apporte une rponse explicitement ngative la question laisse en suspens

    dans le texte prcdent : on ne peut pas constituer [...] TRA par ta + ra . Saussure reprend

    termes termes les lments des interrogatives du premier texte pour mieux les rcuser.

    Lhypothse dun amalgame est rfute, de mme quest rejete lanalogie avec la figure

    peinte du texte prcdent ou de la lanterne magique. Le linguiste ne justifie donc pas ici, sur

    le plan thorique, les combinaisons hors du temps auxquelles il a recours dans ses dcryptages

    anagrammatiques.

    Ce texte noppose pas seulement un dmenti catgorique lhypothse dun traitement

    linguistique hors du temps lgitim par Saussure. Il est aussi porteur dinnovations

    terminologiques capitales. Outre chronisme , visiblement quivalent de successivit ou

    de conscutivit , ladjectif linaire apparat. Ce terme dont cest, notre

    connaissance, la seule occurrence dans un crit de Saussure est introduit la fin dune

    phrase marque par ces blancs si caractristiques des manuscrits saussuriens21

    : Il est vrai

    que lon ne trouverait dans aucun manu livre sur les que la condition fondamentale

    de tout mot est de courir sur une . Mais au lieu de la ligne que lon

    sattendrait trouver, Saussure suspend sa plume et, aprs un espace, opte pour ladjectif. Le

    mot LINAIRE crit en majuscule fait cho la CONSCUTIVIT du texte prcdent

    auquel il semble vouloir se substituer. Le geste dcriture troubl dont les blancs gardent la

    trace traduirait ce moment de la dcouverte lexicale adquate pour ce principe de central de

    toute rflexion quon fera utile sur les mots voqu dans le premier texte.

    21 Cf. sur ce point ltude de Claudine Normand (2006 : 79-112).

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    De cette criture ttonnante dune pense qui cherche, le terme linaire semble

    merger comme une rponse lalternative prcdente : dans le temps ou hors du temps. Le

    mot-thme , quelle que soit son tranget, connat la condition fondamentale de tout

    mot : il est temporel. Le jeu des impressions acoustiques qui le fonde nadmet pas une

    simultanit de type chromatique. Comme dans les Notes Item, lanalogie des signes

    acoustiques et visuels est rejete. Lanagramme nest pas une lanterne magique.

    4. Conclusion

    Au terme de ce parcours, le concept de linarit apparat plus cohrent dans le cadre de la

    pense saussurienne que ses contempteurs ont pu le penser. Les deux objections formules par

    Roman Jakobson lobjection phonologique et celle dune contraction entre les anagrammes

    et le CLG reposent sur des malentendus dus, pour partie, aux vicissitudes de la transmission

    des textes saussuriens, pour une autre, au programme de lecture jakobsonien.

    Le principe de linarit connat certes des applications varies dans le droulement des

    trois cours de linguistique gnrale devant les tudiants. Langue, chane de la parole, signe,

    signifiant revtent successivement un caractre linaire . Lobservation des cahiers

    dtudiants rvle que, ds le premier cours, Saussure peroit une linarit dans la parole, qui

    explique pourquoi on ne peut prononcer simultanment deux lments, et dans la langue, qui

    conditionne les rapports syntaxiques et syntagmatiques. Mais ce nest que dans le dernier

    cours quil formule le principe de la linarit du signifiant comme lien entre ces deux

    phnomnes : la fois cause de la linarit syntagmatique ( Si nous pouvons dcouper les

    mots dans les phrases, cest une consquence de ce principe ) et consquence de la linarit

    acoustico-articulatoire de la parole ( Cela dcoule de ce quil est acoustique ).

    Les textes manuscrits, quant eux, confirment la centralit du concept de linarit dans

    la pense de Ferdinand de Saussure. Tout fonctionnement linguistique affranchi dune

    temporalit linaire est, dans ses crits, explicitement rejet. Cest le cas aussi bien de la

    comparaison avec la lanterne magique dveloppe dans les Notes Item que de lhypothse

    dune moyenne des impressions acoustiques hors du temps , envisage dans les cahiers

    danagrammes. Il est significatif, cet gard, que les seules occurrences connues de ladjectif

    linaire chez Saussure figure dans un manuscrit consacr cette recherche. Le travail des

    anagrammes accompagne la prise de conscience de limportance de la linarit comme

    condition fondamentale de tout mot . Non seulement les cahiers danagrammes ne rcusent

    pas la linarit du CLG, mais cest dans leur sein que ce principe semble prendre chez

    Saussure la place thorique quelle aura dans le troisime cours de linguistique gnrale.

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    Annexe 1 : BGE, Ms. fr. 3963/1, fol. 2v

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    Texto ! Textes et Cultures, Vol. XIX, n2 (2014)

    Annexe 2 : BGE, Ms. fr. 3963/1, fol. 19v

    Bibliographie

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