la magie en poitou. gilles de rais
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Huysmans-La Magie en Poitou. Gilles de Rais. (1899)TRANSCRIPT
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La Magie en Poitou (1899)
J.-K. Huysmans
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Gilles de Rais, dont lenfance est inconnue, naquit vers 1404, sur les
confins de la Bretagne et de lAnjou, dans le chteau de Machecoul, en
Bas-Poitou. Son pre meurt la fin doctobre 1415 ; sa mre se remarie
presque aussitt avec un sieur dEstouville et labandonne, lui et Ren de
Rais, son frre ; il passe sous la tutelle de son aeul, Jean de Craon,
seigneur de Champtoc et de la Sage, homme vieil et ancien et de
moult grand ge , disent les textes. Il nest ni surveill, ni dirig par ce
vieillard dbonnaire et distrait, qui se dbarrasse de lui, en le mariant
Catherine de Thouars, le 30 du mois de novembre 1420.
Lon constate sa prsence la cour du Dauphin, cinq ans aprs ; ses
contemporains le reprsentent comme un homme nerveux et robuste,
dune beaut et dune lgance rares. Les renseignements font dfaut sur
le rle quil joue dans cette cour, mais on peut aisment les suppler, en
se figurant larrive de Gilles, qui tait le plus riche des barons de
France, chez un roi pauvre.
A ce moment, en effet, Charles VII est aux abois ; il est sans argent,
dnu de prestige, et son autorit reste nulle ; la situation de la France,
extnue par les massacres, dj ravage quelques annes auparavant
par la peste, est horrible. Elle est scarifie jusquau sang, vide jusquaux
moelles par lAngleterre, qui, semblable ce poulpe fabuleux, le kraken,
merge de la mer, et lance, au-dessus du dtroit, sur la Bretagne, la
Normandie, une partie de la Picardie, lIle-de-france, tout le Nord, le
centre jusqu Orlans, ses tentacules dont les ventouses ne laissent
plus, en se soulevant, que des villes taries, que des campagnes mortes.
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Les appels de Charles rclamant des subsides, inventant des
exactions, pressant limpt, sont inutiles. Les cits saccages, les champs
abandonns et peupls de loups, ne peuvent secourir un roi dont la
lgitimit est douteuse. Il splore ; gueuse la ronde, vainement, des
sous. A Chinon, dans sa petite cour, cest un rseau dintrigues que
dnouent et l des meurtres. Las dtre traqus, vaguement labri
derrire la Loire, Charles et ses partisans finissent par se consoler, dans
dexubrantes orgies, des dsastres qui se rapprochent ; dans cette
royaut au jour le jour, alors que des razzias ou des emprunts rendent la
chre opulente et livresse large, loubli se fait de ces qui-vive
permanents et de ces sursauts et lon nargue les lendemains, en sablant
les gobelets.
Cependant, les armes anglaises se rejoignaient, inondaient le pays,
stendaient de plus en plus, envahissaient le centre. Le Roi songeait se
replier dans le Midi, lcher la France ; ce fut ce moment que parut
Jeanne dArc. Gilles de Rais, qui se trouvait alors la cour, fut charg
par Charles de la garde et de la dfense de la Pucelle. Il la suit partout,
lassiste dans les batailles, sous les murs de Paris mme, se tient auprs
delle Reims, le jour du sacre, o, cause de sa valeur, dit Monstrelet,
le Roi le nomma marchal de France, vingt-cinq ans !
Quelle fut la conduite de Gilles de Rais envers Jeanne dArc ? Les
renseignements font dfaut. M. Vallet de Viriville laccuse de trahison,
sans aucune preuve. M. Labb Bossard prtend, au contraire, quil lui
fut dvou et veilla loyalement sur elle, et il taie son opinion de raisons
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plausibles. Quoi quil en soit, aprs la capture et la mort de Jeanne, nous
perdons les traces de Gilles, que nous retrouvons enferm, vingt-six
ans, dans le chteau de Tiffauges.
La vieille culotte de fer, le soudard qui taient en lui, disparaissent.
En mme temps que les mfaits vont commencer, lartiste et le lettr se
dveloppent en notre hros, sextravasent, lincitent mme, sous
limpulsion dun mysticisme rebours, aux plus savantes des cruauts,
aux plus dlicats des crimes.
Car il est presque isol dans son temps, ce baron de Rais ! Alors que
ses pairs sont de simples brutes, lui veut des raffinements perdus dart,
rve de littrature trbrante et lointaine, compose mme un trait sur
lart dvoquer les dmons, adore la musique, ne veut sentourer que
dobjets introuvables, que de choses rares.
Il tait latiniste rudit, causeur spirituel, ami gnreux et sr, il
possdait une bibliothque extraordinaire pour ce temps, o la lecture se
confine dans la thologie et les vies de Saints. Nous avons la description
de quelques-uns de ses manuscrits : Sutone, Valre, Maxime ; dun
Ovide sur parchemin, couvert de cuir rouge avec fermoir de vermeil et
clef.
Tout cela cotait cher, moins pourtant que cette fameuse cour qui
lentourait Tiffauges et faisait de cette forteresse un lieu unique.
Il avait une garde de plus de deux cents hommes, chevaliers,
capitaines, cuyers, pages, et tous ces gens avaient, eux-mmes, des
serviteurs magnifiquement quips aux frais de Gilles. Le luxe de sa
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chapelle et de sa collgiale tournait positivement la dmence. A
Tiffauges, rsidait tout le clerg dune mtropole, doyens, vicaires,
trsoriers, chanoines, clercs et diacres, coltres et enfants de choeur ; le
compte nous est rest des surplis, des toles, des aumusses, des
chapeaux de choeur de fin-gris doubls de menu vair. Les ornements
sacerdotaux foisonnent ; ici, lon rencontre des parements dautel en
drap vermeil, des courtines de soie meraude, une chape de velours
cramoisi, violet, avec drap dor orfras, une autre en drap de damas
aurore ; des dalmatiques en satin pour diacres, des baldaquins, figurs,
oisels dor de Chypre ; l, des plats, des calices, des ciboires, martels,
pavs de cabochons, sertis de gemmes, des reliquaires parmi lesquels le
chef en argent de saint Honor, tout un amas dincandescentes
orfvreries quun artiste, install au chteau, cisle suivant ses gots.
Et tout tait lavenant ; sa table tait ouverte tout convive ; de
tous les coins de France, des caravanes sacheminaient vers ce chteau
o les artistes, les potes, les savants, trouvaient une hospitalit
princire, une aise bon enfant, des dons de bienvenue et des largesses de
dpart.
Dj affaiblie par les profondes saignes que lui pratiqua la guerre,
sa fortune vacilla sous ces dpenses ; alors, il entra dans la voie terrible
des usures ; il emprunta aux pires bourgeois, hypothqua ses chteaux,
alina ses terres ; il en fut rduit, certains moments, demander des
avances sur les ornements du culte, sur ses bijoux, sur ses livres.
Effraye de ces folies, la famille du Marchal supplia le Roi
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dintervenir ; et, en effet, en 1436, Charles VII sr, dit-il, du mauvais
gouvernement du sire de Rais , lui fit, en son grand Conseil, et par
lettres dates dAmboise, dfense de vendre et aliner aucune forteresse,
aucun chteau, aucune terre.
Cette ordonnance hta tout simplement la ruine de linterdit. Le
grand Pince-Maille, le Matre Usurier du temps, Jean V, Duc de
Bretagne, refusa de publier dans ses Etats ldit, quil fit notifier, en
sous-main, pourtant, ceux de ses sujets qui traitaient avec Gilles.
Personne nosant plus acheter de domaines au Marchal, de peur de
sattirer la haine du Duc et dencourir la colre du Roi, Jean V demeura
seul acqureur, et ds lors il fixa les prix. On peut penser si les biens de
Gilles de Rais furent possds bon compte !
Rduit aux abois, Gilles se laissa entirement endormir par la
passion de lalchimie et abandonna tout pour elle. Mais il est bon de
remarquer que cette science, qui le jeta dans la dmonomanie, alors quil
espra crer de lor et se sauver ainsi dune misre imminente, il laima
pour elle-mme, dans un temps o il tait riche. Ce fut en effet vers
lanne 1426, au moment o largent dferlait dans ses coffres, quil
tenta, pour la premire fois, la russite du grand oeuvre.
Nous le retrouvons donc pench sur des cornues, dans le chteau de
Tiffauges, et cest maintenant que va commencer la srie des crimes de
magie.
En se reportant son temps, il est facile de se figurer les
connaissances quil possde sur la manire de transmuer les mtaux.
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Lalchimie tait dj trs dveloppe un sicle avant quil naqut.
Les crits dAlbert le Grand, dArmand de Villeneuve, de Raymond Lulle,
taient entre les mains des hermtistes. Les manuscrits de Nicolas
Flamel circulaient ; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes
tranges, des pices rares, ne les ait acquis ; ajoutons qu cette poque,
ldit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la mort, les
travaux spagiriques, et que la bulle Spondent pariter quas non exhibent,
que le pape Jean XXII fulmina contre les alchimistes, taient encore en
vigueur. Ces oeuvres taient donc dfendues, et par consquent
enviables ; il est certain que Gilles les a longuement tudies, mais de l
les comprendre il y a loin.
Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable des galimatias,
le plus inintelligible des grimoires. Tout tait en allgories, en
mtaphores cocasses et obscures, en emblmes incohrents, en
paraboles embrouilles, en nigmes bourres de chiffres.
Il est bien vident qu Tiffauges, seul, sans laide dinitis, Gilles
tait incapable de tenter utilement des fouilles. A cette poque, le centre
hermtiste tait, en France, Paris, o les alchimistes se runissaient
sous les votes de Notre-Dame et tudiaient les hiroglyphes du
charnier des Innocents et le portail Saint-Jacques de la Boucherie, sur
lequel Nicolas Flamel avait crit, en de kabbalistiques emblmes, la
prparation de la fameuse pierre.
Le Marchal ne pouvait se rendre Paris sans tomber dans les
troupes anglaises qui barraient les routes ; il choisit le moyen le plus
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simple, il appela les transmutateurs les plus clbres du Midi et les fit
amener, grands frais, Tiffauges.
Daprs les documents que nous possdons, nous le voyons faire
construire le fourneau des alchimistes, lathanor ; acheter des plicans,
des creusets et des cornues. Il tablit des laboratoires dans lune des
ailes de son chteau, et il sy enferme avec Antoine de Palerme, Franois
Lombard, Jean Petit, orfvre de Paris, qui semploient, jours et nuits,
la coction du grand oeuvre.
Rien ne russit ; bout dexpdients ces hermtistes disparaissent,
et cest alors, Tiffauges, un incroyable va-et-vient de souffleurs et
dadeptes. Il en arrive de tous les points de la Bretagne, du Poitou, du
Maine, seuls ou escorts de noueurs daiguillettes et de sorcires. Gilles
de Sill, Roger de Bricqueville, cousins et amis du Marchal, parcourent
les environs, rabattent le gibier vers Gilles, tandis quun prtre de sa
chapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, o les manieurs de mtaux
abondent.
En attendant, Gilles de Rais, sans se dcourager, continue ses
expriences qui, toutes, ratent ; il finit par croire que dcidment les
magiciens ont raison, quaucune dcouverte nest, sans laide de Satan,
possible.
Et, une nuit, avec un sorcier arriv de Poitiers, Jean de la Rivire, il
se rend dans une fort qui avoisine le chteau de Tiffauges. Il demeure,
avec ses serviteurs Henriet et Poitou, sur la lisire du bois, o le sorcier
pntre. La nuit est lourde et sans lune ; Gilles snerve scruter les
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tnbres, couter le pesant repos de la campagne muette ; ses
compagnons terrifis se serrent, lun contre lautre, frmissant et
chuchotant, au moindre vent. Tout coup, un cri dangoisse slve. Ils
hsitent, savancent, en ttonnant, dans le noir, aperoivent, en une
lueur qui saute, La Rivire extnu, tremblant, hagard, prs de sa
lanterne. Il raconte, voix basse, que le Diable a surgi sous la forme dun
lopard, mais quil a pass auprs de lui, sans mme le regarder, sans
rien lui dire.
Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive. Cest
un trompette du nom de du Mesnil. Il exige que Gilles signe de son sang
une cdule dans laquelle il sengage donner au diable tout ce quil
voudra, hormis sa vie et son me , mais bien que pour aider aux
malfices, Gilles consente faire chanter dans sa chapelle, la fte de la
Toussaint, loffice des damns, Satan napparat pas.
Le Marchal commenait douter du pouvoir de ses magiciens,
quand une nouvelle opration quil tenta le convainquit que parfois le
dmon se montre.
Un vocateur, dont le nom est perdu, se runit, Tiffauges, dans
une chambre, avec Gilles et de Sill.
Sur le sol, il trace un grand cercle et commande ses deux
compagnons dentrer dedans.
Sill refuse ; poign par une terreur quil ne sexplique pas, il se met
frmir de tous ses membres, se rfugie prs de la croise quil ouvre,
murmure tout bas des exorcismes.
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Gilles, plus hardi, se tient au milieu du cercle ; mais, aux premires
conjurations, il frissonne son tour et veut faire le signe de la croix. Le
sorcier lui ordonne de ne pas bouger. A un moment, il se sent saisi la
nuque ; il seffare, vacille, supplie Notre-Dame la Vierge de le sauver.
Lvocateur, furieux, le jette hors du cercle ; il slance par la porte, de
Sill par la fentre ; ils se retrouvent en bas, restent bants, car des
hurlements sentendent dans la chambre o le magicien opre. Un
bruit dpes tombant coups drus (sic) et presss sur une couette se
fait entendre, puis des gmissements, des cris de dtresse, lappel dun
homme quon assassine.
Epouvants, ils demeurent aux coutes, puis quand le vacarme
cesse, ils se hasardent, poussent la porte, trouvent le sorcier tendu sur
le parquet, rou de coups, le front fracass, dans des flots de sang.
Ils lemportent ; Gilles, plein de piti, le couche dans son propre lit,
lembrasse, le panse, le fait confesser, de peur quil ne trpasse. Il reste
quelques jours entre la vie et la mort, finit par se rtablir, et il se sauve.
Gilles dsesprait dobtenir du diable la recette du souverain
magistre, quand Eustache Blanchet lui annona son retour dItalie ; il
amne le matre de la magie florentine, lirrsistible vocateur des
dmons et des larves, Franois Prlati.
Celui-l stupfia Gilles. Il avait peine vingt-trois ans et il tait lun
des hommes les plus spirituels, les plus rudits, les plus raffins du
temps. Quavait-il fait avant de venir sinstaller Tiffauges et dy
commencer, avec le Marchal, la plus pouvantable srie de forfaits qui
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puisse se voir ? Son interrogatoire dans le procs criminel de Gilles ne
nous fournit pas des renseignements bien dtaills sur son compte. Il
tait n dans le diocse de Lucques, Pistoie, avait t ordonn prtre
par lEvque dArezzo. Quelque temps aprs son entre dans le
sacerdoce, il tait devenu llve dun thaumaturge de Florence, Jean de
Fontenelle, et il avait souscrit un pacte avec un dmon. A partir de ce
moment, il avait d se livrer aux plus abominables des sacrilges et
pratiquer le rituel meurtrier de la magie noire.
Toujours est-il que Gilles sprend de cet homme ; les fourneaux
teints se rallument ; cette pierre des Sages que Prlati a vue, flexible,
cassante, rouge, sentant le sel marin calcin, ils la cherchent, eux deux
furieusement, en invoquant lenfer.
Leurs incantations demeurent vaines. Gilles, dsol, les redouble ;
mais elles finissent par tourner mal ; un jour Prlati manque dy laisser
ses os.
Une aprs-midi, Eustache Blanchet aperoit, dans une galerie du
chteau, le Marchal tout en larmes ; des plaintes de supplici
sentendent travers la porte dune chambre o Prlati voque le diable.
Le dmon est l qui bat mon pauvre Franois, je ten supplie,
entre, scrie Gilles ; mais Blanchet, effray refuse. Alors Gilles se
dcide, malgr sa peur ; il va forcer la porte, quand elle souvre et Prlati
trbuche, sanglant, dans ses bras. Il put, soutenu par ses deux amis,
gagner la chambre du Marchal, o on le coucha ; mais les coups quil
avait reus furent si violents quil dlira : la fivre saccrut. Gilles,
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dsespr, sinstalla prs de lui, le soigna, le fit confesser, pleura de
bonheur, lorsquil ne fut plus en danger de mort.
Ce fait, qui se renouvelle, du sorcier inconnu et de Prlati,
dangereusement blesss en une chambre vide, dans des circonstances
identiques, est relat dans des documents authentiques ; ce sont les
pices mme du procs de Gilles.
On peut se figurer combien le mystique qutait Gilles de Rais dut
croire la ralit du diable, aprs avoir assist de pareilles scnes !
Malgr ses checs, il ne pouvait donc douter et Prlati, moiti
assomm devait douter moins encore que sil plaisait Satan, ils
trouveraient enfin cette poudre qui les comblerait de richesses et les
rendrait mme presque immortels, car cette poque, la pierre
philosophale passait non seulement pour transmuer les mtaux vils, tels
que ltain, le plomb, le cuivre, en des mtaux nobles comme largent et
lor, mais encore pour gurir toutes les maladies et prolonger, sans
infirmits, la vie jusquaux limites jadis assignes aux patriarches.
Enfin, Prlati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui
entourent le Marchal, dclarent que pour amorcer Satan, il faudrait que
Gilles lui cdt son me et sa vie ou quil commt des crimes.
Gilles refuse daliner son existence et dabandonner son me, mais
il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme, si brave sur les champs
de bataille, si courageux quand il accompagne et dfend Jeanne dArc,
tremble devant le dmon, sapeure lorsquil songe la vie ternelle,
lorsquil pense au Christ. Et il en est de mme de ses complices ; pour
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tre assur quils ne rvleront pas les confondantes turpitudes que le
chteau cle, il leur fait jurer sur les saints Evangiles le secret, certain
quaucun deux nenfreindra le serment, car au Moyen Age, le plus
impavide des bandits noserait assumer lirrmissible mfait de tromper
Dieu !
La premire victime de Gilles fut un tout petit garon dont le nom
est ignor. Il lgorgea, lui trancha les poings, dtacha le coeur, arracha
les yeux, et il les porta dans la chambre de Prlati. Tous deux les
offrirent, dans des objurgations passionnes, au diable, qui se tut. Gilles,
exaspr, senfuit. Prlati roula ces pauvres restes dans un linge et,
tremblant, sen fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprs
dune chapelle ddie Saint Vincent.
Le sang de cet enfant que Gilles avait conserv pour crire ses
formules dvocation et ses grimoires, spandit en dhorribles semailles
qui levrent, et bientt de Rais put engranger la plus exorbitante
moisson de crimes que lon connaisse.
De 1432 1440, cest--dire pendant les huit annes comprises
entre la retraite du Marchal et sa mort, les habitants de lAnjou, du
Poitou, de la Bretagne, errent en sanglotant sur les routes. Tous les
enfants disparaissent ; les ptres sont enlevs dans les champs ; les
fillettes qui sortent de lcole, les garons qui vont jouer la pelote le
long des ruelles ou sbattent au bord des bois, ne reviennent plus.
Le peuple effar se raconte dabord que de mchantes fes, que des
gnies malfaisants, dispersent sa gniture, mais, peu peu, daffreux
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soupons lui viennent. Ds que le Marchal se dplace, ds quil va de sa
forteresse de Tiffauges au chteau de Champtoc, et de l au castel de La
Suze, ou Nantes, il laisse derrire ses pas des tranes de larmes. Il
traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En
frmissant, le paysan constate aussi que partout o se sont montrs
Prlati, Roger de Bricqueville, Gilles de Sill, tous les intimes du
Marchal, les petits garons ont disparu. Enfin, avec horreur, il
remarque quune vieille femme, Perrine Martin, erre, vtue de gris, le
visage couvert comme celui de Gilles de Sill dune tamine ; elle accoste
les enfants, et son parler est si sduisant, sa figure, ds quelle lve son
voile, est si habile, que tous la suivent jusquaux lisires des bois, o des
hommes les emportent billonns dans des sacs. Et le peuple pouvant
appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, la Meffraye, du nom
dun oiseau de proie.
Combien le Marchal gorgea-t-il denfants ? Lui-mme lignorait.
Les textes du temps comptent de sept huit cents victimes, mais ce
nombre est insuffisant, semble inexact. Des rgions entires furent
dvastes ; le hameau de Tiffauges navait plus de jeunes gens, La Suze,
nulle couve mle ; Champtoc, tout le fond dune tour tait rempli de
cadavres ; un tmoin, cit dans lenqute, Guillaume Hylairet, dclare
aussi quun nomm Du Jardin a ou dire quil avait t trouv audit
chtel une pipe toute pleine de petits enfants morts .
Aujourdhui encore, les traces de ces assassinats persistent. En
1889, Tiffauges, un mdecin dcouvrit une oubliette, et il en ramena
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des masses de ttes et dos !
Toujours est-il que Gilles avoua dpouvantables holocaustes et que
ses amis en confirmrent les effrayants dtails.
Les habitants des rgions qui avoisinent les chteaux du Marchal
savent enfin quel est linconcevable monstre qui enlve les enfants et les
gorge. Mais personne nose parler. Ds quau tournant dun chemin la
haute taille du carnassier merge, tous senfuient, se tapissent derrire
les haies, senferment dans les chaumires.
Et Gilles passe, altier et sombre, dans le dsert des villages
singultueux et clos. Limpunit lui semble assure, car quel paysan serait
assez fou pour sattaquer un matre qui peut le faire patibuler au
moindre mot ?
Dautre part, si les humbles renoncent latteindre, ses pairs nont
pas dessein de le combattre au profit des manants quils ddaignent ; et
son suprieur, le duc de Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de
lui extorquer ses terres.
Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus des complicits
fodales, au-dessus des intrts humains, venger les opprims et les
faibles : lglise. Et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean
de Malestroit, se dressa devant le monstre et labattit.
Jean de Malestroit, vque de Nantes, appartenait une ligne
illustre. Il tait proche parent de Jean V, et son incomparable pit, sa
sagesse assidue, sa fougueuse charit, son infaillible science, le faisaient
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vnrer par le Duc mme.
Les sanglots des campagnes dcimes par Gilles taient venus
jusqu lui ; en silence, il commenait une enqute, piait le Marchal,
dcid, ds quil le pourrait, commencer la lutte.
Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit
lvque de marcher droit sur lui et de le frapper.
Pour rparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de
Saint-tienne de Mer-Morte un sujet de Jean V, Guillaume le Ferron,
qui dlgue son frre Jean pour prendre possession de ce domaine.
Quelques jours aprs, le Marchal runit les deux cents hommes de
sa prison militaire et il se dirige leur tte, sur Saint-tienne. L, le jour
de la Pentecte, alors que le peuple runi entend la messe, il se prcipite,
la jusarme au poing, dans lglise, balaie dun geste les rangs tumultueux
des fidles et, devant le prtre interdit, menace dgorger Jean le Ferron,
qui prie. La saint sacrifice est interrompue, les assistants prennent la
fuite. Gilles trane le Ferron qui demande grce, jusquau chteau,
ordonne quon baisse le pont-levis et de force il occupe la place, tandis
que son prisonnier est emport et jet Tiffauges dans un fond de gele.
Il venait du mme coup de violer le coutumier de Bretagne, qui
interdisait tout baron de lever des troupes sans le consentement du
Duc, et de commettre un double sacrilge, en profanant une chapelle et
en semparant de Jean le Ferron, qui tait un clerc tonsur dglise.
Lvque apprend ce guet-apens et dcide Jean V, qui hsite
pourtant, marcher contre le rebelle. Alors, tandis quune arme
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savance sur Saint-tienne, que Gilles abandonne pour se rfugier avec
une petite troupe dans le manoir fortifi de Machecoul, une autre arme
met le sige devant Tiffauges.
Pendant ce temps, le prlat accumule, hte les enqutes. Son
activit devient extraordinaire ; il dlgue des commissaires et des
procureurs dans tous les villages o des enfants ont disparu. Lui-mme
quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnes, recueille les
dpositions des victimes. Le peuple parle enfin, le supplie genoux de le
protger et, soulev par les atroces forfaits quon lui rvle, lvque jure
quil fera justice.
Un mois a suffi pour que tous les rapports soient termins. Par
lettres patentes, Jean de Malestroit tablit publiquement l infamatio
de Gilles, puis, alors que les formules de la procdure canonique sont
puises, il lance le mandat darrt.
Dans cette pice libelle en forme de mandement et donne
Nantes, le 13 septembre de lan du Seigneur 1440, il rappelle les crimes
imputs au Marchal, puis, dans un style nergique, il somme son
diocse de marcher contre lassassin, de le dbusquer.
Ainsi, nous vous enjoignons tous et chacun de vous en
particulier, par ces prsentes lettres, de citer immdiatement et dune
manire dfinitive, sans compter lun sur lautre, sans vous reposer de ce
soin sur autrui, de citer devant nous, ou devant lOfficial de notre glise
cathdrale, pour le lundi de la fte de lExaltation de la sainte Croix, le 19
septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis notre puissance et
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relevant de notre juridiction, et nous le citons, nous-mme, par ces
lettres, comparatre notre barre pour avoir rpondre des crimes qui
psent sur lui. Excutez donc ces ordres et que chacun de vous les
fasse excuter.
Et, le lendemain, le capitaine darmes Jean Labb, agissant au nom
du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom de lvque, se
prsentent, escorts dune petite troupe, devant le chteau de
Machecoul.
Que se passa-t-il dans lme du Marchal ? Trop faible pour tenir en
rase campagne, il peut nanmoins se dfendre derrire les remparts qui
labritent, et il se rend !
Roger de Bricqueville, Gilles de Sill, ses conseillers habituels, ont
pris la fuite. Il reste seul avec Prlati, qui essaie en vain, lui aussi, de se
sauver.
Il est, ainsi que Gilles, charg de chanes ; Robin Guillaumet visite
la forteresse de fond en comble. Il y dcouvre des chemisettes
sanglantes, des os mal calcins, des cendres que Prlati na pas eu le
temps de prcipiter dans les douves.
Au milieu des maldictions, des cris dhorreur qui jaillissent autour
deux, Gilles et ses serviteurs sont conduits Nantes et crous au
chteau de la Tour-Noire.
Aussitt que Gilles et ses complices furent incarcrs, deux
tribunaux sorganisrent : lun, ecclsiastique, pour juger les crimes qui
relevaient de lglise, et lautre civil, pour juger ceux auquels il
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appartenait ltat de connatre.
A vrai dire, le tribunal civil qui assista aux dbats ecclsiastique
seffaa compltement dans cette cause ; il ne fit, pour la forme, quune
petite contre-enqute, mais il pronona la sentence de mort que lglise
sinterdisait de profrer, en raison du vieil adage : Ecclesia abhorret a
sanguine.
Les procdures ecclsiastiques durrent un mois et huit jours ; les
procdures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour se mettre
labri derrire lvque, le Duc de Bretagne ait volontairement amoindri
le rle de la justice civile, qui dordinaire se dbattait mieux contre les
empitements de lOfficial.
Jean de Malestroit prside les audiences ; il choisit pour assesseurs
les vques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-L ; puis en sus de ces
hauts dignitaires, il sentoure dune troupe de juristes qui se relevaient
dans les interminables sances du procs. Les noms de la plupart dentre
eux figurent dans les pices de procdure ; ce sont : Guillaume de
Montign, avocat la cour sculire, Jean Blanchet, bachelier s lois,
Guillaume Groyguet et Robert de la Rivire, licencis in utroque jure,
Herv Lvi, snchal de Quimper, Pierre de lHospital, chancelier de
Bretagne, qui doit prsider, aprs le jugement canonique, les dbats
civils, assiste Jean de Malestroit.
Le Promoteur, qui faisait alors office de ministre public, fut
Guillaume Chapeiron, cur de Saint-Nicolas homme loquent et retors ;
on lui adjoignit, pour allger la fatigue des lectures, Geoffroy Piprain,
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doyen de Sainte-Marie, et Jacques de Pentcoetdic, Official de lglise de
Nantes.
Enfin, ct de la juridiction piscopale, lglise avait institu, pour
la rpression du crime dhrsie, qui comprenait alors le parjure, le
blasphme, le sacrilge, tous les forfaits de la magie, le tribunal
extraordinaire de lInquisition.
Il sigea, aux cts de Jean de Malestroit, en la redoutable et docte
personne de Jean Blouyn, de lOrdre de Saint-Dominique, dlgu par le
grand Inquisiteur de France, Guillaume Mrici, aux fonctions de Vice-
Inquisiteur de la ville et du diocse de Nantes.
Le Tribunal constitu, le procs souvre ds le matin, car juges et
tmoins doivent tre, selon lusage du temps, jeun. On y entend le rcit
des parents des victimes, et Robin Guillaumet, faisant fonction
dhuissier, celui-l mme, qui sest empar du Marchal, Machecoul,
donne lecture de lassignation faite Gilles de Rais de paratre. Il est
amen et dclare ddaigneusement quil naccepte par la comptence du
Tribunal ; mais, ainsi que le veut la procdure canonique, le Promoteur
rejette aussitt, pour ce que par ce moyen la correction du malfice ne
soit empche , le dclinatoire comme tant nul en droit et frivole ,
et il obtient du Tribunal quon passe outre. Il commence lire linculp
les chefs de laccusation porte contre lui ; Gilles crie que le pPromoteur
est menteur et tratre. Alors Guillaume Chapeiron tend le bras vers le
Christ, jure quil dit la vrit et invite le Marchal prter le mme
serment. Mais cet homme, qui na recul devant aucun sacrilge, se
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trouble, refuse de se parjurer devant Dieu, et la sance se lve, dans le
brouhaha des outrages que Gilles vocifre contre le Promoteur.
Ces prambules termins, quelques jours aprs, les dbats publics
commencent. Lacte daccusation, dress en forme de rquisitoire, est lu,
tout haut, devant laccus, devant le peuple qui tremble, alors que
Chapeiron numre, un un, patiemment, les crimes, accuse
formellement le Marchal davoir occis des petits enfants, davoir
pratiqu les oprations de la sorcellerie et de la magie, davoir viol
Saint-tienne de Mer-Morte, les immunits de la sainte Eglise.
Puis, aprs un silence, il reprend son discours et, laissant de ct les
meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont la punition, prvue
par le droit canonique, pouvait tre prononce par lglise, il demande
que Gilles soit frapp de la double excommunication, dabord comme
vocateur de dmons, hrtique, apostat et relaps, ensuite comme
sacrilge.
Gilles, qui a cout ce rquisitoire tumultueux et serr, pre et
dense, sexaspre. Il insulte les juges, les traite de simoniaques et de
ribauds, et il refuse de rpondre aux questions quon lui pose. Le
Promoteur, les assesseurs, ne se lassent point ; ils linvitent prsenter
sa dfense. De nouveau, il les rcuse, les outrage, puis, lorsquil sagit de
les rfuter, il reste muet.
Alors, lvque et lInquisiteur le dclarent contumace et
prononcent contre lui la sentence dexcommunication qui est aussitt
rendue publique.
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Ils dcident en outre que les dbats se poursuivront, le lendemain.
Ce jour-l, Gille de Rais comparut de nouveau devant ses juges.
Il se prsenta la tte basse et les mains jointes. Il avait, une fois de
plus, bondi dun excs un autre ; quelques heures avaient suffi pour
assagir lnergumne, qui dclara reconnatre les pouvoirs des
magistrats et demanda pardon de ses outrages.
Ils lui affirmrent que, pour lamour de Notre-Seigneur, ils
oubliaient ses injures et, sur sa prire, lvque et lInquisiteur
rapportrent la sentence dexcommunication dont ils lavaient frapp, la
veille. Cette audience, dautres, furent occupes par la comparution de
Prlati et de ses complices ; puis, sappuyant sur le texte ecclsiastique
qui atteste ne pouvoir se contenter de la confession, si elle est dubia,
vaga, generalis, illativa, jocosa, le Promoteur assura que, pour certifier
la sincrit des aveux, Gilles devait tre soumis la question canonique,
cest--dire la torture.
Le Marchal supplia lvque dattendre jusquau lendemain et
rclama le droit de se confesser tout dabord aux juges quil plairait au
Tribunal de dsigner, jurant quil renouvellerait ses aveux devant le
public et la Cour.
Jean de Malestroit accueillit cette requte, et lvque de Saint-
Brieuc et Pierre de lHospital, chancelier de Bretagne, furent chargs
dentendre Gilles dans sa cellule ; quand il eut termin le rcit de ses
fautes et de ses meurtres, ils ordonnrent quon ament Prlati.
A sa vue, Gilles fondit en larmes, et alors quaprs linterrogatoire,
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on sapprtait reconduire lItalien dans sa gele, il lembrassa, disant :
Adieu, Franois, mon ami, jamais plus nous ne nous entreverrons en
ce monde. Je prie Dieu quil vous donne bonne patience et connaissance,
et soyez certain, si vous avez bonne patience et esprance en Dieu, que
nous nous entreverrons en grande joie de Paradis. Priez Dieu pour moi,
et je prierai pour vous.
Et il fut laiss seul pour mditer sur ses forfaits, quil devait avouer
publiquement, laudience, le lendemain.
Ce fut, ce jour-l, le jour solennel du procs. La salle o sigeait le
Tribunal tait comble, et la multitude, refoule dans les escaliers,
serpentait jusque dans les cours, emplissait les venelles avoisinantes,
barrait les rues. De vingt lieues la ronde, les paysans taient venus
pour voir le mmorable fauve dont le nom seul faisait, avant sa capture,
clore les portes dans les tremblantes veilles o pleuraient, tout bas, les
femmes.
Le Tribunal allait se runir au grand complet. Tous les assesseurs
qui, dhabitude, se supplaient pendant les longues audiences, taient
prsents.
La salle, massive, obscure, soutenue par de lourds piliers romans,
se rajeunissait mi-corps, seffilait en ogive, lanait des hauteurs de
cathdrale les arceaux de sa vote qui se rejoignaient, ainsi que les ctes
des mitres abbatiales, en une pointe. Elle tait claire par un jour
dteint qui filtraient, au travers de leurs rsilles de plomb, dtroits
carreaux. Lazur du plafond se fonait et ses toiles peintes ne
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scintillaient plus, cette hauteur, que comme des ttes, en acier,
dpingles ; dans les tnbres des votes, lhermine des armes ducales
apparaissait, confuse, dans des cussons qui ressemblaient de grands
ds blancs, mouchets de points noirs.
Et soudain, des trompettes hennirent, la salle devint claire, les
vques entraient. Ils fulguraient sous leurs mitres en drap dor, taient
cravats dun collier de flammes par le collet orfraz, pav
descarboucles, de leurs robes. En une silencieuse procession, ils
savanaient, alourdis par leurs rigides chapes, qui tombaient, en
svasant, de leurs paules, pareilles des cloches dor fendues sur le
devant, et ils tenaient la crosse laquelle pendait le manipule, une sorte
de voile vert.
Ils flambaient, chaque pas, ainsi que des brasiers sur lesquels on
souffle, clairaient eux-mmes la salle, en refltant le ple soleil dun
pluvieux octobre qui se ranimait dans leurs joyaux et y puisait de
nouvelles flammes quil renvoyait, en les dispersant , lautre bout de la
salle, jusquau peuple muet.
Atteints par le ruissellement des orfrois et des pierres, les costumes
des autres juges paraissaient plus discords et plus sombres ; les
vtements noirs des assesseurs et de lOfficial, la robe blanche et noire
de Jean Blouyn, les simarres en soie, les manteaux de laine rouge, les
chaperons carlates, bords de pelleteries, de la justice sculire,
semblaient dfrachis et grossiers.
Les vques sassirent, au premier rang, entourrent, immobiles,
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Jean de Malestroit, qui, dun sige plus haut, dominait la salle.
Sous lescorte dhommes darmes, Gilles entra.
Il tait dfait, hve, vieilli de vingt annes, en une nuit. Ses yeux
brlaient dans des paupires rissoles, ses joues tremblaient.
Sur linjonction qui lui fut adresse, il commena le rcit de ses
crimes.
Dune voix sourde, obscurcie par les larmes, il raconta ses rapts
denfants, ses hideuses tactiques, ses meurtres imptueux ; obsd par la
vision de ses victimes, il dcrivit leurs agonies, leurs appels et leurs
rles ; il confessa quil avait arrach des coeurs par des plaies largies,
ouvertes, telles que des fruits mrs.
Et dun oeil de somnambule, il regardait ses doigts quil secouait
comme pour en laisser goutter le sang.
La salle atterre gardait un morne silence que lacraient soudain
quelques cris brefs ; et lon emportait, en courant, des femmes
vanouies, folles dhorreur.
Lui, semblait ne rien entendre, ne rien voir ; il continuait dvider
leffrayante litanie de ses crimes.
Puis, sa voix devint plus rauque ; il arrivait aux effusions
spulcrales. Il divulgua les dtails, les numras tous. Ce fut tellement
formidable, tellement atroce, que, sous leurs coiffes dor, les vques
blmirent ; ces prtres, tremps aux feux des confessions, ces juges qui,
en des temps de dmonomanie et de meurtre, avaient entendu les plus
terrifiants des aveux ; ces prlats quaucun forfait, quaucune abjection
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des sens, quaucun purin dme ntonnaient plus, se signrent, et Jean
de Malestroit se dressa et voila, par pudeur, la face du Christ.
Puis, tous baissrent le front, et sans quun mot et t chang, ils
coutrent le Marchal, qui, la figure bouleverse, trempe de sueur,
regardait le crucifix dont linvisible tte soulevait le voile avec sa
couronne hrisse dpines.
Gilles acheva son rcit ; mais alors, une dtente eut lieu ; jusquici il
tait rest debout, parlant comme dans un brouillard, se racontant lui-
mme, tout haut, le souvenir de ses imprissables crimes.
Quand ce fut termin, les forces labandonnrent. Il tomba sur les
genoux et, secou par daffreux sanglots, il cria : O Dieu, mon
Rdempteur, je vous demande misricorde et pardon ! Puis, ce
farouche et hautain baron, le premier de sa race, sans doute, shumilia. Il
se tourna vers le peuple et dit, en pleurant : Vous, les parents de ceux
que jai si cruellement mis mort, donnez, ah ! donnez-moi le secours de
vos pieuses prires !
Alors, en sa blanche splendeur, lme du Moyen-Age rayonna dans
cette salle.
Jean de Malestroit quitta son sige et releva laccus qui frappait de
son front dsespr les dalles ; le juge disparut en lui, le prtre seul
resta ; il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute.
Il y eut dans laudience un frmissement lorsque Jean de Malestroit
dit Gilles, debout, la tte appuye sur sa poitrine : Prie, pour que la
juste et pouvantable colre du Trs-Haut se taise ; pleure, pour que tes
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larmes purent les charnier en folie de ton tre !
Et la salle entire sagenouilla et pria pour lassassin.
Quand les oraisons se turent, il y eut un instant daffolement et de
trouble. Extnue dhorreur, excde de piti, la foule houlait ; le
Tribunal, silencieux et nerv, se reconquit.
Dun geste, le Promoteur arrta les discussions, balaya les larmes.
Il dit que les crimes taient clairs et apperts , que les preuves
taient manifestes, que la Cour pouvait maintenant, en son me et
conscience, chtier le coupable, et il demanda que lon fixt le jour du
jugement ; le Tribunal dsigna le surlendemain.
Et ce jour-l, lOfficial de lglise de Nantes, Jacques de
Pentcoetdic, lut, la suite, les deux sentences ; la premire, rendue par
lvque et lInquisiteur sur les faits relevant de leur commune
juridiction, commenait ainsi :
Le saint nom du Christ invoqu, nous, Jean, vque de Nantes, et
Frre Jean Blouyn, bachelier en nos saintes Ecritures, de lOrdre des
Frres Prcheurs de Nantes et dlgu de lInquisiteur de lhrsie pour
la ville et le diocse de Nantes, en sance du Tribunal et nayant sous les
yeux que Dieu seul...
Et, aprs lnumration des crimes, il concluait :
Nous prononons, nous dcidons, nous dclarons que toi, Gilles
de Rais, cit notre Tribunal, tu es honteusement coupable dhrsie,
dapostasie, dvocation des dmons ; que pour ces crimes, tu as encouru
la sentence dexcommunication et toutes les autres peines dtermines
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par le droit.
La seconde sentence, rendue par lvque seul, sur les crimes de
sacrilge et de violation des immunits de lglise, qui taient plus
particulirement de son ressort, aboutissait aux mmes conclusions et
prononait galement, dans une forme presque identique, la mme
peine.
Gilles coutait, tte basse, la lecture des jugements. Quand elle fut
termine, lvque et lInquisiteur lui dirent : Voulez-vous, maintenant
que vous dtestez vos erreurs, vos vocations et vos autres crimes, tre
rincorpor lglise, votre mre ?
Et, sur les ardentes prires du Marchal, ils le relevrent de toute
excommunication et ladmirent participer aux sacrements. La justice
de Dieu tait satisfaite, le crime tait reconnu, puni, mais effac par la
contrition et la pnitence. La justice humaine demeurait seule.
Lvque et lInquisiteur remirent le coupable la cour sculire,
qui, retenant les captures denfants et les meurtres, pronona la peine de
mort et la confiscation des biens. Prlati, les autres complices, furent en
mme temps condamns tre pendus et brls vifs.
Criez Dieu merci ! dit Pierre de lHospital qui prsidait les
dbats civils, et disposez-vous mourir en bon tat, avec un grand
repentir davoir commis de tels crimes.
Cette recommandation tait superflue.
Gilles envisageait maintenant le supplice sans aucun effroi. Il
esprait, humblement, avidement, en la misricorde du Sauveur ;
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lexpiation terrestre, le bcher, il lappelait de toutes se forces, pour se
rdimer des flammes ternelles aprs sa mort.
Loin de ses chteaux, dans sa gele, seul, il stait ouvert et il avait
visit ce cloaque quavaient si longtemps aliment les eaux rsiduaires
chappes des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait err,
sanglot, sur ses propres rives, dsesprant de pouvoir jamais tancher
lamas de ses effrayantes boues. Et, foudroy par la grce, dans un cri
dhorreur et de joie, il stait subitement renvers lme ; il lavait lave
de ses pleurs, sche au feu des prires. Le meutrier stait reni, le
compagnon de Jeanne dArc avait reparu, le mystique dont lme
sessorait jusqu Dieu, dans des balbuties dadoration, dans des flots de
larmes !