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PAUL PELCKMANS LA MORT DE TOI, UNE MORT INTERDITE 1 UNE LECTURE DE LA LETTRE VI, 11 DE LA NOUVELLE HI~LOISE Au dix-huiti~me si&le, nous dit-on, l'homme cesse d'etre le maitre de sa propre mort. Sa maitrise avait 6t6 6vidente aussi longtemps que la mort avait 6t6 une rEalit6 famili~re; la haute portEe eschatologique que le second moyen-fige aimait attribuer l'instant du decks n'avait fair que la renforcer. Maintenant, cette maltrise s'aliEne dans .la sollicitude de la famille en atten- dant de se perdre dans le savoir du mEdecin-deux instances enclines ~t cacher la vErit6 au mourant. Elles se la cachent aussi ~t elles-m~mes puisqu'au m~me moment, la mort perd son carac- t~re de rEalit6 quotidienne: elle va servir de prEtexte h des agonies-spectacles, de belles morts (prE)romantiques, ~t des deuils bruyants. Bref, elle se voit prise darts tout un rEseau de discours qui, s'ils la soulignent eomplaisamment, esquivent sa littEralitE-prEludant ainsi sur l'actuel tabou de la mort. La prEsente Etude cherche ~t relire le rEcit de la mort de Julie dans La nouvelle Hdlofse ~ h la lumi~re de cette mutation dans la sensibilit6 dont il est contemporain. On sait que, pour certains historiens des << mentalitEs >>, les sources littEraires sont plutEt suspectes. Aussi le texte littEraire est-il trop unique, trop hautement diffErenci6 pour se prater J Jc me r6f6rcrai surtout/L Ph. Ari6s, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du moyen-dge d nosjours, Paris, Scull, 1975; M. VovcJlr Mourir Autrefois, Attitudes collectives devant la Mort au 17~me M~vle, Paris, Gallimard/Julliard, 1975; J. V. den Berg, I-let menselijk lichaam II, Nijkerk, Callenbach, 1961. Mes r6f6rences renvoient ~ J. J. Rousseau, (Euvres completes t. 2, Paris, Gallimard 1964 (la Pl6iade).

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Page 1: La mort de toi, une mort interdite

PAUL PELCKMANS

LA MOR T DE TOI, UNE M O R T INTERDITE 1

UNE LECTURE DE LA LETTRE VI, 11 DE LA NOUVELLE HI~LOISE

Au dix-huiti~me si&le, nous dit-on, l 'homme cesse d'etre le maitre de sa propre mort. Sa maitrise avait 6t6 6vidente aussi longtemps que la mort avait 6t6 une rEalit6 famili~re; la haute portEe eschatologique que le second moyen-fige aimait attribuer

l 'instant du decks n'avait fair que la renforcer. Maintenant, cette maltrise s'aliEne dans .la sollicitude de la famille en atten- dant de se perdre dans le savoir du mEdecin-deux instances enclines ~t cacher la vErit6 au mourant. Elles se la cachent aussi ~t elles-m~mes puisqu'au m~me moment, la mort perd son carac- t~re de rEalit6 quotidienne: elle va servir de prEtexte h des agonies-spectacles, de belles morts (prE)romantiques, ~t des deuils bruyants. Bref, elle se voit prise darts tout un rEseau de discours qui, s'ils la soulignent eomplaisamment, esquivent sa littEralitE-prEludant ainsi sur l'actuel tabou de la mort.

La prEsente Etude cherche ~t relire le rEcit de la mort de Julie dans La nouvelle Hdlofse ~ h la lumi~re de cette mutation dans la sensibilit6 dont il est contemporain.

On sait que, pour certains historiens des << mentalitEs >>, les sources littEraires sont plutEt suspectes. Aussi le texte littEraire est-il t rop unique, trop hautement diffErenci6 pour se prater

J Jc me r6f6rcrai surtout/L Ph. Ari6s, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du moyen-dge d nosjours, Paris, Scull, 1975; M. VovcJlr Mourir Autrefois, Attitudes collectives devant la Mort au 17~me M~vle, Paris, Gallimard/Julliard, 1975; J. V. den Berg, I-let menselijk lichaam II, Nijkerk, Callenbach, 1961.

Mes r6f6rences renvoient ~ J. J. Rousseau, (Euvres completes t. 2 , Paris, Gallimard 1964 (la Pl6iade).

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A l'approche statistique ~t laquelle cette histoire aime soumettre ses documents pr6f6r6s: testaments, contrats, tableaux de g e n r e . . . On y ajoutera que la litt6rature, :oeuvre d'imagination dont le r6alisme n'est qu'une des possibilit6s, ne saurait appor- ter, sur la pratique quotidienne, que des t6moignages sujets caution.

N'emp~che que l'histoire des (~mentalit6s ~) est plus qu'un inventaire des gestes familiers du pass6: elle cherche aussi ~t interpr6ter ceux-ci, convaincue qu'ils rel~vent de quelques options de base, sorte de philosophic visc6rale d 'une 6poque - certains n'h6sitent pas de parler d 'un << inconscient collectif ~)3 - dont on peut supposer qu'elle informe 6galement l'imagina- tion litt6raire.

Toutefois le t ex te - le grand texte s ' en tend- n'est peut-~tre jamais exactement contemporain de sa propre date. ~ La litt6- rature semble ~tre capable de pressentir des fluctuations, des d6placements, de nouvelles aspirations de l'inconscient collectif dont la densit6 n'est pas (encore) sutfisante pour contrebalancer, au niveau des faits agis, le poids de la tradition devenue r6flexe - ou dont, plus modestement, ces fai ts agis ne r6alisent encore que des amorces. C'est ainsi qu'il m'a sembl6 que, plus claire- m e n t - sinon plus sfirement - les glissements dans l a , pratique ~) de la mort, l'image de celle-ci dans un des grands romans du si~cle permettrait de cerner l'enjeu profond de la mutation qu'on rep~re, h cette 6poque, un peu partout. Mieux que les spectacles des deuils ou des belles morts, le texte de Rousseau nous montre comment, dans ce 18}me si~cle voud gtla recherche du bonheur il s 'ayit ddj~ d'interdire la mort.

3 Voir notamment Ph. Ari6s, Inconscient eollectif et lddes claires in Essais pp. 221--223. I1 va de sol que le terme n'a ici aucune connotation jungienne, I1 figure aussi dans l'introduction de M. Vovelle, Ol). cit. p. 9.

4 Ph. Ari~s ne parle qu'incidemment des ~t annonces ~) proph6tiques des changements futures (Essais, p. 13) que peut eomporter la litt6rature. L'id6e de raft-anticipation marque surtout l'oeuvre du sociologue J. Duvignaud.

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LA MORT DE TOI 231

Nous montrerons d'abord comment Julie, si elle garde certes 'la maRrise de sa mort, se refuse pourtant h y inscrire la grande aventure individuelle qu'6tait la mort de .sol I1 y a lh un indice ,de la perturbation de cette vieille familiarit6 avec la mort dont notre modernit6 perdra le secret. Nous nous interrogerons ensuite sur les attitudes de la famille envers la mort: pour ~l'histoire des mentalit6s, l'6mergence de 1'~ intimit6 ~), de la sensibilit6 familiale est un aspect majeur du dix-huitibme si~cle.

Le savoir de la mort

Que l 'homme ait ~t6 longtemps le maRre de sa propre mort signifie en premier lieu qu'il 6tait cens6 en savoir l'imminence: .un certain pressentiment semble avoir 6t6 de r~gle, coincidence spontan6e de la proximit6 physiologique du d6c~s et de la con- science d'etre h l'agonie. On 6tait trop familiaris6 avec la mort pour ne pas reconnaRre sonapproche. Ce vieux savoir se retrouve clans notre texte-ce qui n'6tonne gu6re si l 'on salt la confiance que Jean-Jacques 6tait enclin ~t accorder ~t la v6racit6 de l'intro- spection. Julie est la premiere h se sentir mourir; dbs son retour

la maison, donc quelques heures ~t peine apr~s son accident, ~ elle se voit morte ~) (p. 705).

Aussi n'est-elle gu6re 6tonn6e lorsque son mari lui apprend le verdict du m6decin: ~ Croyez-vous me l'apprendre, dit-elle en me tendant la main ? Non, mort ami, je me sens bien: la mort me presse, il faut nous quitter ~) (p. 708).

Plus loin elle sera la seule ~t ne pas se laisser abuser par le faux espoir que suscite, chez ses proches, une am61ioration apparente de son ~tat (p. 732).

N6anmoins, cette vieille certitude intime est en voie de perdre de sa cr6dibilit6. Ainsi, Wolmar, constatant que Julie ~ se volt morte ~, t~che de croire qu'elle s'exag~re son mal. Loin d'etre un ph6nom~ne normal, le pressentiment de la mort est ainsi raval6 au rang des effets pathologiques de la souffrance. Julie elle-m~me pr6fbre attendre l'opinion du m6decin avant de com-

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m u n i q u e r ses appr6hensions ~ Claire: elle a peur d 'exposer sa cousine (( ~t recevoir ~t faux une si cruelle atteinte ~> (p. 708). 5

Dans les deux cas, la m6fiance ~t l '6gard du sentiment intime est li6e h 1'id6e, caract6ristique d 'une nouvelle sensibilit6, que la proximit6 de la mor t est forc6ment douloureuse.

Quand, au dix-neuvi~me si~cle, la voix int6rieure se verra discr6dit6e d6finitivement, le message fatal devra venir de l'ext6rieur. Ce sera la famille, puis, un peu plus tard, le m6decin qui d6t iendront d6sormais le savoir de la m o r t - que, souvent , ils se garderont bien de communique r au mourant . G

Not re texte ne saurait (encore) aller jusque l~t: commen t en effet 6voquer la r6signation sublime de Julie si e11e est cens6e ne rien savoir. On notera toutefois les h6sitations de Wolmar , d6j~t motiv6es par les raisons m~mes qui engagent au jourd 'hu i ~t taire la v6rit6: d6sir d'6viter des souffrances inutiles, crainte que la certitude n 'amoindr isse la r6sistance de l 'organisme:

Fallait-il contrister son Ctme, et lui faire h longs traits savourer la mort ?

Quel pouvait ~tre ~t mes yeux l'objet d'une pr6caut ion si cruelle 9 Lui annoncer sa derni6re heure, n'est-ce pas l'avancer? Dans un intervalle si court, que deviennent les d6sirs, l'esp6rance, 616ment de la vie? Est-ce en jouir encore que de se voir si pr6s du moment de la perdreg, Etait-ce h moi de lui donner la mort? (p. 707).

W o l m a r ne se sent d'ailleurs pas t rop stir de sa d6cision qu' i l se hate d 'ex6cuter ~ de peur d 'en changer )) (p. 708). Finalement , Julie lui 6pargnera l 'avertissement qui lui est si p~nible:

Je fis sortir tout le monde, et je m'assis; vous pouvez juger avee quelle contenance ? Je n'employai point avec elle les pr6cautions n6cessaires pour les petites ames. Je ne dis rien; mais e11e me vit, et me comprit h l'instant (p. 708).

5 Un peu plus loin, l'avis du mfdecin et le savoir de la malade se corroborent mutuellement: (tie m6decin ( . . . ) confirma ( . . . ) son jugement de la veille; la malade ( . . . ) continua ( . . . ) de penser commo lui, et il ne me testa plus aucune esp6ranee. )) (p. 710).

6 Ph. Ari~s, Le malade, lafamille et le mddecin in Essa i s . . . P. 198--209.

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LA MORT DE TOI 2 3 3

Finalement, le texte se refuse ~t ternir l'image id6ale de son h6roi'ne en la privant du savoir de sa mort. Toutefois, il ne rejette pas pour autant route cette strat6gie compliqu6e du mensonge ~ pieux ~ que la famille tiendra d6sormais ~t d6ployer autour de ses agonisants: cette strat6gie est 6voqu6e ~t propos de Claire. Qu'tm tel glissement soit possible ne tient pas seule- merit h ce que les deux personnages sont des doubles romanes- ques; au fond, la famille est toujours b6n6ficiaire autant qu'or- ganisatrice du mensonge ~ pieux ~r, de la convention tacite de vivre comme si de rien n'6tait. Peu importe d~s lors autour de qui la strat6gie s'organise - ou, plus exactement notre texte est &onnant dans la mesure off il lui donne un centre - artifice qui permet de d6crire une Julie sup6rieure h ce qui, normale- ment, est interaction entre le malade et son entourage. 7

Julie gardera donc la maitrise de sa mort. C'est aussi la raison pour laquelle le r61e du m6decin ne saurait rendre une extension fort considerable. Dans la soci~t6 bourgeoise qui entend 6viter les aventures, le discours m6dical a souvent servi ~t recouvrir les aspects tragiques de la vie d 'un savoir rassurant. Dans ce sens, son intervention dans l'internement asilaire off la folie devient maladie mentale a pattie li6e avec la m6dicalisation de la mort. s

7 C'est du constat de ce silence -- et de sa contestation -- qu'est n~e la ~ thanatologie ~); voir par exemple l'article de Gofer, The por- nography o f death in Eneountres, octobre 1955 et Avery D. Weisman, On dying and denying, New York, Behavioral Publications Inc., 1972. II est remarquable qu'un eonstat largement ant~rieur (1915) de Sigmund Freud, Considerations actuelles sur la guerre et sur la mort, n'a rencontr6 aucun ~cho.

8 Michel Foucault, I-Iistoire de la Folie dt l'Age classique, Paris, Galli- mard 1972 (26me ~d.) pp. 523--530. On notera que contrairement aux apparences, la m6dicalisation de la mort est contemporaine de l'interne- ment asilaire; seule l'insuffisance de l'outillage technique fait ici illusion (of. Jean Van den Berg, op. cit.).

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M6dicalisation ~t laqu.elle Julie se refuse: elle 61ude les soigne- ments que son m6decin se propose de lui faire subir. 9

Les derniers moments de la vie sont trop pr6cieux pour qu'il soit permis d'en abuser. Si vous ne pouvez prolonger la mienne, au moins ne l'abrdgez pas en m'6tant l'emploi du peu d'instants qui me sont laissds par la nature. Moins il m'en reste, plus vous devez les respecter. Faites-moi vivre ou laissez-tool: je saurai bien mourir seule (p. 706).

Belles paroles, que les d6bats r6cents au tour de l 'euthanasie et de la <~ N6m6sis m6dicale >>~0 risquent de nous faire lire c o m m e 6 tonnammen t modernes. En fait, il s 'agit d ' une at t i tude des plus traditionnelles que notre moderni t6 cherche jus tement ~ retrou- ve t ; d6j~, le Corpus Hippocraticum r ecommande cette discr&ion d u m6decin k l '6gard des maladies mortelles.

Julie, elle, n '6chappera pas enti~rement k la mor t m6dicalis6e - mais c 'est l~t un incident t rop lid ~ la sensibilit6 familiale

p o u r qu ' on puisse le traiter ici.

Mise en quest ion de la mort de soi

Jusqu' ici la mor t de Julie parai t se ra t tacher h un mod61e assez tradit ionnel; les rares instants textuels qui, au sujet du savoir de la mort , tendent ~ att6nuer la priorit6 de la mourante , son t certes r6v61ateurs mais ne font gu~re le poids. N 'emp~che que la mani6re dont Julie vit sa mor t s'61oigne net tement de la tradit ion, d ' o ~ l '6 tonnement du narra teur (Wolmar).

A part ir du second moyen-~ge, un nouveau type de mor t s '6tait impos6 - au moins aux hautes classes - qui, sans alt6rer la vieille familiarit6, avait for tement valoris~ l ' instant du d~c~s. Celui-ci passait d6sormais pour un tournan t d6cisif du destin

9 Le texte dit: ~ la malade ayant su qu'on allait la saigner du pied ~ (p. 706). Le m6decin n'a donc pas propos6 ~t Julie de se faire saigner, il a pris la d6cision pour elle -- d6tail anodin certes, mais earact6ristique de la mentalit6 m6dicale d'une 6poque qui, objectivant la maladie, apprend ~t ignorer le malade.

10 Ivan Illich, NOm~sis mOdieale, Paris, Seuil 1975.

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L A MORT DE TOI 235

individuel. Apr~s avoir &6, pendant des si~cles, la rencontre d ' u n chacun avec le destin collectif, il devenait ainsi le m o m e n t o 4 une individualit6 6tait cens6e se fixer pour l'6ternit& On allait m~me jusqu'~t admett re que, plus que sa condui te pass6e, l 'a t t i tude du mouran t pendant son agonie, d6cidait de son salut ou de sa damna t ion &ernelles. C'est ce que Ph. Ari6s appelle la mort de soi; il s 'agit d ' une att i tude qui, j u squ ' au dix-hui- ti6me si~cle, restera inscrite dans la sensibilit6 c o m m u n e c o m m e dans la pastorale des 6glises; le ~ Grand C6r6monial ~> baroque que M. Vovelle nous a restitu6 en est une variante ostentative; de cette mort de soi, on t rouvera des repr6sentations litt6raires jusque chez Marivaux (la mor t de Climal dans La vie de Marianne).

A u grand &onnement de Wolrnar, Julie ne semble pas songer ~t se pr6parer h la mor t comme ~t un momen t d6cisif. Toute son a t tent ion va ~t sa famille avec laquelle elle se plait ~t avoir des conversat ions presque mondaines.

Je priais en sant6: maintenant je me r6signe. La pri+re du malade est la patience; la seule pr6paration h la mort est une bonne vie; je n'en connais point d'autres. Quand je conversais avec vous, quand je me recueillais seule, quand je m'efforgais de remplir les devoirs que Dieu m'impose, c'est alors que je me disposais ~t paraitre devant lui; c'est alors que je l'adorais de toutes les forces qu'il m'a donn6es; que ferais-je aujourd'hui que je les eu perdues ?Mon ,qrne ali6n6e est-elle en 6tat de s'61ever ~t lui ? Ces testes d'une vie ~ demi 6teinte, absorb6s par la souffrance, sont-ils dignes de ]ui 8tre offerts ? Non, Monsieur, I1 me les laisse pour 8tre donn6s ~ ceux qu'il m'a fait aimer et qu'il veut que je quitte. (p. 715).

P o u r q u o i ce refus de la mort de soi ? Une premiere r6ponse qui vient tou t spontan6ment ~ l 'esprit - et qui t rouverai t sans peine des appuis darts le texte - dirait que cette valorisation d e l ' instant du d6c~s devait devenir inacceptable dans un si~cle qui cherchait ~t r6duire la religion ~t la mora le : <~ la seule pr6- p a r a t i o n . . . ~> D ' u n tel point de vue, la spiritualit6 de la m o r t de soi ne saurait plus &re que

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* l'opinion commode qu'il sufl~t d'un quart d'heure de repentir pour effacer cinquante ans de crimes. }) (p. 717).

Line telle spiritualit6 se situe en efret aux an t ipodes de l '6thisa- t ion du sacr6 propre aux Lumi~res. On a ainsi l ' impress ion que la m o r t de sol n 'es t plus ressentie que comme une de ces << impos- tures des pr~tres ~> que le dix-huit i~me si~cle a imai t d6noncer :

(, un catholique mourant n'est environn6 que d'objets qui l'6pou- vantent et de c6r6monies qui l'enterrent tout vivant. 11 Au spin qu'on prend d'~carter de lui les d~mons, il croit en voir sa chambre pleine. I1 meurt cent fois avant qu'on l'ach~ve, et c'est dans cet 6tat d'effroi que l'Eglise aime /t le plonger pour avoir meilleur march6 de sa bourse (p. 718).

L a m o r t de soi parai t ainsi r6cus6e e n t a n t que strat6gie d ' u n <( religion v6nale r> (p. 718). On notera toutefois que le p r&re est sur tou t accus6 d ' imposer un type de m o r t qui ell augmen te les t e r r e u r s - qui augmente des terreurs inh6rentes h la mor t en ran t que te!le. Les images en fon t foi: enterrer tou t v ivant , mour i r cent lois, (~ on >> l 'ach~ve - qui par son impr6cision sugg~re presque une figure de pratre-meurtr ier .

C'est donc bien la m o r t en t an t que telle qui s'est mise ~ faire

peur : si le texte reproche aux cu re s de la rappeler t rop crfiment, c 'est ~t elle qu ' i l s ' a t t aque - et n o n pas aux rel igions: ne nous fa i t -on pas r~ver d ' une religiosit6 qui ignorerai t la mor t ?

Je ne doute point que toutes ces sombres idles fomentent l'incr~du- lit6, et ne donnent une aversion naturelle pour le cure qui les nourrit. J'esp~re bien, dit-elle en me regardant, que eelui qui doit 61ever mes enfants prendra des maximes tout oppos6es, et qu'il ne leur rendra point la religion lugubre et triste, en y m~lant incessamment des pens6es de mort. (p. 718).

~I La peur d'gtre enterr~ vivant, I'incertitude des signes de la mort est une des hantises majeures du 18~me siScle (J. Van den Berg, pp. cit. ; M. Vovelle, pp. cit., p. 210). Comme la plupart des hantises, celle-ci relive d'un voeu inconscient, en l'occurence celui d'att~nuer l'irreversi- bilit6 de rinstant du d6c~s. On retrouve cette hantise dans notre texte: apr~s la fausse r6surrection de Julie, Wolmar pr6f6rera diff6rer son en- terrement, de peur de passer <~ dans tout le pays ~ pour ~ un marl parricide qui faisait enterrer sa femme en vie }>. (p. 737).

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Le pasteur de son c6t6 s'insurge attssi contre l'esprit faux qu'on donne au christianisme en n'en faisant que la religion des mourants, et de ses ministres des hommes de mauvais augure. (p. 717).

Que les 6glises elles-m~mes puissent r~cuser ainsi leur alliance avec la mort semble bien indiquer que le refus de la mort de soi rel6ve de mobiles plus profonds que l'anticl6ricalisme des Lumi6res.

II faut done faire un pas de plus, Darts la mort de soi, disions- nous, l 'homme croyait jouer son sort 6ternel sur son attitude

l'agonie. Qu'une telle croyance ait pu se r6pandre signifie d'abord qu'on ne craignait pas trop cette agonie, qu'on vivait toujours dans une robuste familiarit6 avec la mort. La mort de soi pr6suppose la certitude d'etre 6gal h soi-m~me ~t l'instant du d6c~s. Or, c'est cette certitude qui se voit compromise; au 18~me si~cle, l'agonie n'est plus simplement ta derni6re 6tape de la vie, elle est d6jh d6gradation, amoindrissement d'etre.

Distraite par le real, livr6e au d~lire de la fi~vre, (19. 715).

Julie ne se croit pas tenue d'approfondir une derni~re lois ses convictions religieuses: son ~ ~me ali6n6e ~) (p. 715) est incapable de pri~re. On congoit que Julie n'accepte pas de jouer son destin h un moment o4 elle se sent au-dessous d'elle-m~me.

Le raisonnement ne laisse pas d'etre &onnant. D'abord, il suffit de relire le texte pour se convaincre qu'en dehors des rares instants de d61ire, Julie ne semble gu~re affaiblie par son accident; elle-m~me dit qu'elle a <~ de la vigueur pour mourir ~r (p. 726). L'imminence de la mort amine ainsi Julie h se croire faible, done autoris6e ~ se d6gager de ses obligations reli- gieuses.

On y ajoutera que, dans La Nouvelle H~lo~se, la religiosit6 humaine est toujours pr6sent6e comme plus li6e ~t la faiblesse humaine qu'appropri6e ~t la grandeur de Dieu: un Dieu juste ne saurait tenir rigueur/t l 'homme de l'imperfection de sa foi, puisque l 'ayant cr66, il ne peut exiger de lui line foi plus pure que celle dont il l'a rendu capable.

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238 PAUL PELCKMANS;

Si Dieu n 'a pas 6clair6 ma raison au-del~t, il est clement et jus te ; pourrait-il me demander compte d 'un don qu'il ne m 'a pas fai t? (!o. 714).

De l~ ~ croire que le mourant, si affaibli soit-il, n 'a qu'~t prier darts la (faible) mesure de ses capacit~s, il n 'y a qu 'un pas - que le texte ne franchit pas. Aux abords de la mort , les raisonne- ments qui r6gissent la vie semblent ainsi devenir inop6rants; la mort ne parait gu~re en continuit6 avecla vie qui la pr6c~de.

Sous la contestation de la mort de sol, on pressent ainsi le d6p6rissement de la mort apprivois~e : l 'homme des Lumi~res se refuse ~ accorder une importance primordiale ~ un instant qu'il n'est plus capable d'assumer lucidement.

Mourir en famil le

Relisons les paroles de Julie que nous venons d ' ana lyser :

Ces testes d 'une vie ~t demi &einte, absorb6s par la souffrance sont-ils dignes de lui ~tre offerts ? Non, Monsieur, I1 me les laisse pour ~tre donn6s b. ceux qu'il m ' a fait aimer et qu'il veut que je quitte; je leur fais rues adieux pour aller ~t lui. C'est d 'eux qu'il faut que je m'occupe: bientSt je m'occuperai de lui seul (p. 715).

La mourante d6tourne (provisoirement) ses regards de Dieu pour les tourner vers sa famille. On sait que le dix-huiti~me si6cle a vu l'6closion du sentiment familial moderne: 12 la famille devient le lieu d 'un investissement affectif intense, insoup~onn6 jusqu'alors; d6sormais la vie priv6e, non-professionnelle de l 'homme moyen coincide avec sa famille.

La mort semble avoir subi l'infiuence de ce nouveau senti- ment familial; plut6t qu'aventure de l'~tre qui va ~t la rencontre de son 6remit6, elle sera d6sormais l 'adieu aux proches, C'est la mort de toi, v6cue le plus souvent comme (~ s6paration inad- mise ~>.lz

12 Ph. Ari~s, L'Enfant et la Vie familiale sous l 'Ancien R~gime, Paris Plon, 1960; Seuil, coll. U H ; co i l Points Histoire, 1975.

18 Ph. Ari~s, Essais . . . . , p. 74.

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LA MORT DE TOI 23~i

On remarque en effet que les agonies, pour se d6rouler d6sormais au sein d e la famille, n'en sont pas plus sereines. Cela vaut d'ab0rd, mat6riellement, au riveau de leur dur6e. A l'~re de la mort apprivois6e, la dur6e de l'agonie exc6dait rarement les quelques heures requises par les rites traditionnels. I1 en ira d6sormais bien autrement.

L'agonie de Julie dura quatre j o u r s - o u peut-~tre cinq. x~ Plus importante que cette dur6e, la lenteur du r6cit sugg~re une agonie interminable-effet accru encore par la cr6ation d 'une sorte de ~ suspense, de la mort: le verdict du m6decin se fair attendre: il ne se prononcera que <~ le troisi~me jour ~> (p. 706). Un peu plus loin, fausse alerte: un 6touffement dont Julie ~ se trouva si real qu'on crut qu'elle allait expirer ~ (p. 722); puis, la m~me soirde, une fausse am61ioration de son 6tat: ayant mang6 avec apl06tit, Julie n'a plus de fi~vre, ce qui suffit /~ rendre de l 'espoir/t tout le monde:

Si demain matin ~ pareille heure elle est encore dans le mSme 6tat, je r6ponds de sa vie. (p. 732).

14 Quatre si r on compte les nuits: 1) * vers le soir ~) (p. 706) - ~ le lendemain ~> (p. 706) 2) ~ h6bien donc, qu 'on lui tende un petit lit dans ma chambre ~

(p. 706) <~je me levai de bonne heure ~> (p. 710). 3) ~t elle cut un peu plus de repos cette nui t - lh ~> (IO. 7 2 1 ) - ~ le

lendemain ~t l 'aube ~> 4) ~ la nuit ~> (13. 733) -- Julie meurt h l'aube. Certains indices font supposer qu'originellement, Rousseau pensait ~t

cinqjours. Claire qui a 6t6 renvoy6e ~ vers le soir ~ de la premi6re journ6e (p. 705)est dite plus tard avoir assist6 ~t ce qui, dans la version d6finitive,. ne peut 8tre que la premi6re nuit (p. 709). La condensation de la chrono- logic aurait-elle fait fusionner deux nuits, supprimant ainsi un j o u r ? Le mSme jour semble faire d6faut lorsque le m6decin, apr6s avoir dit qu'il ne se prononcerait que <~ le troisi6me jour ~ se prononce d6j~t ~ le lendemain , (p. 706). Enfin, le soir du quatri6me jour, il s'av6re que ~ la provision (de vin) d'un seuljour en avait dur6 cinq ~> (p. 731), ce qui fait un jour de trop puisque l'expr6s qui a emport6 ~ par m6garde ~> (p. 731) la clef de la cave ne saurait logiquement 8tre parti avant le premier jour , qui est celui mOme de l'accident de J.ulie.

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240 PAUL PELCKMANS

Espoir qui sera rite d ~ u , puisque Julie meurt le lendemain matin. A cet ensemble d6jh mouvement6 s'ajoutera encore une fausse r6surrection. Tout cela 6voque une agonie compliqu6e- fort 61oign6e en tout cas des agonies simples et br~ves des 6poques pr6c6dentes.

Autour de ces agonies compliqu~es, la famille adoptera des attitudes qui ne le sont pas moins; au regard de la psychologie historique, il s'agit d'ailleurs de la m~me complexit& En tr~s gros, on distinguera ici trois modules: la belle mort ~ roman- tique ~), qui exorcise la peur dans le d~ferlement de ses sc~nes sublimes' et 6difiantes; le deuil ~ hyst6rique ~> qui, loin d'etre comme le furent les deuils traditionnels de simples rites de pas- sage, exprime une souffrance volontiers cultiv~e, une intol6- rance ~t la s6paration qui confine parfois ~ la d6mence; enfin - quoique ce soit un ph6nom~ne historiquement plus tar- dif - la mort interdite qui, autour du lit de mort, pr6f~re faire continuer la vie la plus quotidienne comme si de rien n'&ait - et qui 6vitera ensuite, apr~s le d~c~s, toute manifestation de deuil. On con~oit qu'entre ces trois types, n~s tous les trois d'une certaine incapacit6 h envisager franchement la mort, toutes les interf6rences sont possibles. Notre texte fait ici presque figure de synth~se; et la mort de Julie ne parait peut-~tre si accomplie que parce qu'elle r6pond h toutes les attentes moder- nes au sujet de la mort.

Qu'il s'agisse ici d'une belle mort, c'est l'6vidence m~me. ~ Autour de la chambre et du lit de la malade un rituel s'organise avec ses entr6es - les enfants, le pasteur, le m~decin, les do- mes t iques . . . - avec ses longues, tr~s longues d6clarations sur la vie, la mort, l'au-delh; th6~tral, le passage a ses p6rip6ties, ses faux espoirs et ses r~missions. ~>x5 Cette th6~tralit6, sensible dans l'emploi de roots comme ~ sc~ne ~> (p. 712, p. 723), ~ recon- naissance ~) (p. 722), fait de cette mort un vdritable spectacle. A sa seconde visite, le pasteur vient presque en spectateur:

Peut-~tre ~ l'int~r~t qu'il prenait ~ elle se joignait-il un d6sir secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu'au bout. (p. 727).

tn M. Vovelle: Ol). cit., p. 197.

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LA MORT DE TOI 241

Les sc~nes 6difiantes ne m a n q u e n t pas : non seulement Julie 6difie tou t son en tourage p a r sa r6signation et la beaut6 de sa foi; encore parviendra-t-el le ~t 6branler l 'a th6isme de son marl . En outre, c 'est devant son lit de m o r t qu ' a lieu le re tour du mar i prodigue, Claude Anet .

La belle mort se veut toujours unique, singularis6e pa r sa sublimit6 m~me. Une telle exigence convient t r op bien i l 'esth6- t ique de La Nouvelle HdloYse p o u r ne pas 8tre a b o n d a m m e n t remplie. Le r o m a n - on le sait - 6voque des (~ ~tres d 'excep- t ion )~,16 uniques parce que na ture l lement parfai ts (ou parfa i te- men t naturels , ce qui, chez Jean-Jacques , revient au mSme). C 'es t donc bien le r6cit d 'une m o r t unique que p r o m e t W o l m a r :

Ce n'est point de sa maladie, c'est d'elle que je veux vous parler. D'autres m6res peuvent se jeter apr6s leurs enfants. L'accident, la fi~vre, la mort sont de la nature: c'est le sort commun des mortels; mais l'emploi de ses derniers moments, ses discours, ses sentiments, son ~tme, tout eela n'appartient qu'~t elle. Elle n'a point v6cu comme une autre; personne, que je sache, n'est mort comme cUe. (p. 704).

Sous les termes pond6r6s, bien propres au style du <~ sage ~) Wolmar , on sent affleurer ici la fonct ion p ro fonde de la belle mort qui est d '6viter de par ler de la <~ na ture ~) pa r les prestiges qu'elle d6ploie, elle cherche ~t d6tourner l ' a t tent ion de la litt6- ralit6 du d6c6s, du ~ sort c o m m u n des morte ls ~). La mor t , ici, est voil6e pa r le t rai t m~me qui feint de la souligner - et qui ne souligne jamais que ses circonstances.

Dans un si~cle ami des larmes, la distance entre la belle mort

et le deuil ~ hyst6rique ~> ne saurai t ~tre bien grande. Le lecteur m o d e r n e est p lu t6 t g~n6 p a r

tous ces embrassements, ees soupirs, ees transports (p. 711);

au dix-huit i6me si~cle, on pouva i t les accepter plus ais6ment,

xe cf; J. L. Lecercle, Rousseau et PArt du Roman, Paris, Colin 1969, pp. 103--116; id., Jean-Jacques Rousseau, Modernit~ d'un Classique, Paris, Larousse 1973, pp. 202--206.

16

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y admi re r des accessoires oblig6s d ' u n e belle mort et s ' 6mouvo i r devan t l ' express ion d ' u n e nouvel le sensibili t6 ~ une m o r t devenue in to lerable .

Le deui l exacerb6 est su r tou t le fai t de Claire. C 'es t a u t o u r d 'e l le , nous l ' avons vu, que s 'o rgan ise la consp i r a t i on d u men- songe ~ pieux ~.

Sit6t qu'elle 6tait hors de la chambre de Julie, au lieu de s'aller reposer dans la sienne, elle parcourait toute Ia maison, elle arretait tout le monde, demandant ce qu'avait dit le m6decin, ce qu'on disait? ( . . . ) Ceux qu'elle questionnait ne lui r6pondant rien que de favorable, cela rencourageait ~t questionner les autres, et toujours avec une inqui6tude si vive, avee un air si effrayant qu'on eut su la v6rit6 mille fois sans ~tre tent6 de ta lui dire. (p. 709).

Apr~s le d6cbs de Julie, Cla i re dev iendra f r anchement m o r b i d e ; W o l m a r en fai t la r e m a r q u e :

Tout ee qu'elle dit, tout ce qu'elle fait approche de la folie, et serait risible pour des gens de sens-froid. (p. 738).

Ainsi , son d6sir de m o r t - sur l ' 6voca t ion duquel le r o m a n se t e rminera - in fo rme des a t t i t u d e s qui frOlent l 'hyst6rie.

Elle essaya de manger sans pouvoir en venir ~ bout. Peu ~ peu, son co~ur se gonflait, sa respiration devenait haute et ressemblait ~t des soupirs. Enfin elle se leva tout / t coup et s'en retourna dans sa charnbre sans dire un seul mot ni rien 6couter de ce que je voulais lui dire. (p. 739).

D e v a n t cet te incapaci t6 ~t mange r - que soul ignent d ' a p p a r e n t s sympt6mes phys iques - W o l m a r c o m m e t la fau te d ' a b o n d e r dans son sent iment . A la table , de famil le , Henr ie t te , habi l l~e ~ le plus ~ 1 ' imitat ion de Julie qu ' i l fur poss ib le ~ (p. 739), v iendra tenir la p lace de celle-ci;

ce rut l~t le premier de rues soins auquel elle parut sensible, et j 'augurai bien d'un exp6dient qui la disposait ~ l'attendrissement. (p. 739).

Cla i re m a n g e en effet; mais c o m m e on ne gu6ri t gu~re p a r des compla i sances pu remen t imaginai res , elle (~convertit ~ son

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LA M O R T ]DE TOI 243

s y m p t 6 m e en m a n g e a n t t r o p -- de fa~on h finir p a r (~ une vio- lente ind iges t ion qui l ' eu t infa i l l ib lement 6touff6e ~) (p. 739), au t r e moyen d ' acqu iesce r au d6sir de mor t . Tou t cela est d ' u n e v6rit6 psycho log ique 6 tonnante - m~me la faute de W o l m a r est un t ra i t d '6poque . 17

Les d~fenses contre la sOparation

L ' in to l6 rance ~t l a s6para t ion nou r r i r a 6videmment des eon- dui tes moins morb ides - moins speetaeula i res aussi - que ees deuils hyst6riques. I1 en nMtra n o t a m m e n t le cure des tombeaux m o d e r n e ; la fin du dix-hui t i~me s i&le a vu les p remi&es visi tes aux cimeti~res. Ce (( c u r e )) eonsid6r6 e o m m u n 6 m e n t c o m m e une survivance de tr~s vieux r i t e s pr6chr6tiens, est donc en fai t t ou t moderne , is

Le texte de Rousseau nous laisse ici sur no t r e f a im: l ' en ter re- men t de Julie est men t ionn6 f ro idemen t (p. 737) et si Cla i re va vis i ter le t o m b e a u ~( deux fois p a r semaine ~) (p. 745), ses r6act ions y sont d ' u n e intensit6 qui les diff6reneie ne t t ement du c u r e , hab i tue l l emen t plus serein.

C o m m e n t expl iquer ce silence ? A l '6poque de La Nouvelle HOloi'se, la ques t ion des c imet i&es est h l ' o rd re du j o u r : l ' op i - n ion pub l ique s ' indigne soudain du d6sordre , du m a n q u e de

a7 I1 va sans dire qu'elle n'est pas la seule ~t souffrir intens~ment de la s6paration. Julie elle-mSme b dont on se rappelle les r&icences devant la valorisation sacrale d u d & & - n'use de ~ la diffieile pri&e du malade ~ (p. 720) qu'une seule fois, au moment off elle apprend qu'elle ne reverra pas son p~re, retenu ~t Blonay par une fracture de jambe.

C'est la faute que la fameuse impassibilit6 du psychanalyste eherche 6viter. Les 186me et 19~me si6eles ont vu souvent de ces se~nes oh la

complaisance apitoy6e d'un entourage prolonge l'iilusion d'un homme qui ne peut se r~signer h une perte. Ph. Ari~s cite h ce propos tree nouvelle de M. Twain, The Californians Tale (Essais, p. 52). On pourrait penser aussi ~t Balzae, L'Envers de l'Histoire contemporaine, oh rentourage du personnage principal ~vite, des ann~es apr~s l'~v6nement, de prononcer le nora du d6funt.

~sPh. Ari~s, Essais . . . . pp. 1436--163.; M. Vovelle, op. cit, pp. 200-- 202.

16"

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d6cence, de la promiscuit6 .des cadavres dans les anciens cimeti~res. Ceux-ci sont ainsi devenus des objets de d6gofit. Confus6ment , on r6clamait un nouveau type de cimeti6re - off l ' individualisation des tombeaux e t une ambiance plus re- cueillie permet t ra ient le nouveau (~ culte r).

Tan t que cette aspirat ion ne se manifestait que par des plain- tes indign6es, la r6f6rence au cimeti~re ne pouvai t que salir la belle mort, froisser les belles times en deuil. Serait-ce p o u r cela que Jean-Jacques a 6vit6 ce t ab leau? De toute fagon, le mot cimeti~re semble, litt6ralement, ~tre 6vit6: pr6sent dans les brouil lons et dans le manuscr i t Rey, il est supprim6 dans la version d6fini t ive.

A u c~eur de la contesta t ion des cimeti~res traditionnels, on retrouve sans cesse la r6pulsion devant la proximit6 physique de la pu t r6 fac t ion -c r f imen t visible dans ces cimeti~res off des cadavres, h~tivement enterr6s, perqaient parfois a u r a s du sol.

Le culte des tombeaux cherchait un lien plus discret, moins choquan t avec les ddfunts: il ne pouvai t que se r6volter contre un rappel si pr6gnant. Le mouvemen t d 'op in ion au tour des cimeti~res visait finalement ~t supprimer l 'obstacle que le cadavre opposai t au nouveau culte.

Dans La Nouvelle H~loi'se, Claire - toujours ellet - aura un geste ana logue:

Par l'extr~me chaleur qu'il faisait, les chairs commen~aient /t se corrompre, et quoique le visage eut gard6 ses traits et sa dou- ceur, on y voyait d~j~t quelques signes d'alt6ration. Je le dis ~t Mine d'Orbe ( . . . ) elle sortit de la chambre. Je la vis rentrer un moment apr~s tenant un voile d'or brod6de perles que vous lui aviez apport6 des Indes. Puis, s'approchant du lit, elle balsa le voile, enc0uvrit en pleurant la face de son amie et s'6cria d'une voix 6elatante:, Maudite soit l'indigne main qui jamais 16vera ce voile! Maudit~s0it l'oeuil impie qui verra ce visage d6figur6! Cette accusation, ces roots frapp6rent tellement les spectateurs, qu'aus- sit6t comme par une inspiration s0udaine la rn6me impr6cation rut r6p6t6e par mille eris. (p. 737).

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LA M O R T DE TOI . 2 4 5

Le refus de voir le corps r6cemment ddcdd6 est certes traditionnel; il remonte au moins au treizi~me si6cle. 19 Ici toutefois la simpli- cit6 du geste coutumier c~de le pas ~ une nouvelle violence; 1'~( imprecat ion ~) n a R d 'une nouvelle horreur devant la litt6- ralit6 de la mort .

Pour la sensibilit6 pr6romantique, le cadavre pourr issant d6nonce encore t rop net tement l ' inanit6 de route tentative de garder quelque lien avec le d6funt. Aussi ce lien sera-t-il - du moins chez Rousseau - sauvegard6 plus efficacement par un remodelage des repr6sentations de l'au-del~t. Celles-ci ~taient sans doute plus perm6ables aux postulat ions d 'une nouvelle sensibilit6. 2~

Les opinions (peu or thodoxes) de Julie sur l 'au-delh naissent en effet du souci de ne pas quitter tout h fair ses proches :

En suivant le fil de ses id6es sur ce qui pouvait rester d'elle avec nous, elle nous parlait de ses r6flexions sur l'6tat des Ames s6par6es des corps. (p. 727).

D a n s le ciel qu'esp6re Julie, la vision de Dieu doit composer avec le souvenir des proches - mieux: avec une sorte de vision des proches, sur laquelle Julie s '6tend bien plus complaisam- ment. Ici encore Dieu s'efface devant la famiUe:

II y a quelque chose de si consolant ~t vivre encore sous les yeux de ce qui nous rut chert Cela fait qu'it ne meurt qu'~ moiti~ pour nous. (p. 728). Je me sens des affections si chSres qu'il m'en coflterait de penser que je ne les aurai plus. (p. 729).

I1 s 'agit -- il est vrai - d ' u n contact plut6t 6th6r6, contac t sans communica t ion , bien caract6ristique des aspirations de

19 Ph. Ari6s, Essais. . . , pp. 102--104. so cf. l'analyse de ces passages chez J. Starobinski, Jean-Jacques

Rousseau, La Transparence et l' Obstacle ; Paris, Gallimard 1957, 2~me ~d. 1971, pp. 145--146.

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Jean-Jacques - qui r6alise toutefois un v0eu profon.d. 21 Qu 'un tel id6al exige la disparition complete du corps du d6funt, soit, en langage th6ologique, (~ la n6gation de la r6surrection des corps ~) (p. 728) n 'est gu~re 6tonnant; la pr6sente analyse ckerche pr6cis6ment h suggfrer que cette image de l 'au-delh vise ~t satisfaire aux aspirations mSmes qui nourriront (quelques d6cennies plus tard) le culte des tombeaux - mais qu'elle y satisfait pour une sensibilit6 qui n 'en a pas encore fini avee l 'horreur du cadavre.

Vers la mor t interdite

Le dix-huiti~me sibcle connaissait d6j~, m~me au niveau des faits agis, les belles morts, les deuils hyst6riques et le culte des tombeaux - bien que ces ~ formes ~ ne s '6panouiront qu 'au si~cle suivant. De l~t ~t la mor t interdite, il n 'y a peut-~tre qu 'un pas: il peut n 'y avoir qu 'une nuance entre la s6r6nit6 sublime et la mauvaise foi devant la proximit6 du d6c~s.

Cela nous vaut, dans notre texte, quelques notations dont on se demande si elle expriment un superlatif de la belle mor t ou, d6j~t, une fuite analogue ~ celle dont notre sibcle fera son atti- tude majeure. Sur son lit de mort , Julie pare sa cb_ambre et s 'habille avec soin :

(( Tout cela lui donnait plut6t Fair d'une femme du monde qui �9 attend compagnie, que d'une campagnarde qui attend sa derni6re

heure ~ (p. 710).

La description du diner de la seconde journ6e abonde de tels traits: Julie nous est d6crite

3, Mieux encore que dans la contestation de la mort de soi, on volt comment, aux parages de la mort, la d6sacralisation de l'exp6rience ob6it h des imp6ratifs affectifs plus encore qu'intellectuels;

Je me suis m~me fait une esp6ce d'argument qui flatte mon espoir. Je me dis que . . . (p. 729).

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~LA MORT DE TOI 247

<~ m~lant ~t tout cela un enjouement propre ~t nous distraire du triste objet qui nous occupait. Enfin, une mattresse de maison, attentive ~t faire ses honneurs, n'aurait pas en pleine sant~ pour des 6trangers des soins plus marqu6s, plus obligeants ~) (p. 712).

Or, cette s6r6nit6 cherche ~t exorciser une angoisse p ro fonde ; si, au dire du pasteur , Julie gofite d6j~t <~ la paix des b ienheureux ~) (p. 729), sa p ropre explication r6v61e qu'eIIe cherche plut6t /t esquiver la mor t .

La mort, disait-elle, est d6j~t si p6nible! ~ Pourquoi la rendre encore hideuse? ( . . . ) Ferai-je de ma chambre un h6pital, un objet de d~go~t et d'ennui, tandis que mon dernier soin est d'y ressembler tout ce qui m'est cher ( . . . ) J'aurai, moi vivante, l'affreux spectacle de l'horreur que je feral m~me ~t mes amis, comme si j'6tais d6j~t morte. Au lieu de cela, j 'ai trouv6 l'art d'6tendre ma vie sans la prolonger ~ (p. 718).

C 'es t d6j~t la n6gation de la m o r t , la tentative de v ivre les heures avan t le d6c6s c o m m e une s6quence quelconque de la vie quot id ienne au lieu d ' y inscrire, c o m m e le faisait la mort de sol, un v6cu sp6cifique ad6quat h la situation.

Et Feut-~tre que route cette tentat ive se solde pa r un 6thee; lorsque le m6decin confirme la (fausse) am61ioration qu ' a cru cons ta te r la famille, Julie se sent 6coeur6e devant le spectacle d ' u n joyeux espoir qu'elle salt ~tre vain:

<~ on m'a fa r boire jusqu'~t le lie la coupe am6re et douce de la sensibilit6 ~) (p. 733).

C'est 1~, on le sait, une des formules les plus parfa i tes de la sensibilit6 p r6romant ique ; il est ~t bien des 6gards significatif qu'el le exprime, dans son contexte, la plainte d ' un ~tre priv6 de la simplicit6 de sa mor t .

Finale

R6sumons un instant le chemin parcouru . Jean-Jacques cherche d6crire une m o r t sublime, alors que, de son temps, ni la

simplicit6 banale de la mort apprivois~e, ni la simple g randeur

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de la mort de soi s'enracinent encore dans une sensibilit6 r6elle. 22 Julie n'est pas priv6e de la pr6rogative traditionnelle des mou- rants: elle sait, la premiere, l 'imminenee de sa mort. Toutefois, celle-ci lui fait peur; elle n'ose plus y jouer son destin &ernel, d 'autant plus qu'une nouvelle sensibilit6 l'oblige ~t consacrer ses derni6res pens6es h sa famille. Devant la mort, celle-ci perd de son 6quilibre: de son incapacit6 ~t assumer simplement la mort naltront les diverses attitudes de fuite dans le sublime, clans l'excbs m~me du sentiment ou dans le t a b o u - q u e le texte nous a paru pr6figurer.

Un grand souffle d'id6alisation qui ne s'articule que dans l'6voeation d 'une r6alit6 plus complexe et parfois mesquine; nous retrouvons l~t une caract6ristique que la critique aujourd'hui aime reconnaitre ~t La Nouvelle H~lo~se. Bien que sincere, le sublime de Rousseau n'est sauv6, pour le lecteur moderne, que parce qu'il a toujours de sophistiqud - c.-L-d, d'authentique.

Jean Starobinski a montr6 comment, chez Rousseau, l'aspi- ration id6aliste ~ l 'union dialectique des incompatibles s'effrite toujours devant la fascination des extrSmes. 2z Ainsi, la mort de Julie serait une remise en question de l'6quilibre que Clarens avait cru 6tablir entre la passion, la vertu et l 'ordre: Julie se tourne vers Dieu parce que son bonneur terrestre l ' ennu ie - et sa mort serait son acc~s h Dieu. Qu'au moment o~t elle quitte sa famille pour aller vers Dieu elle se d6tourne en fait de Dieu pour penser ~t sa famille ne fait qu'accentuer combien Rousseau est incapable de s'attacher h une solution univoque.

~2 du moins dans les classes 61ev6es pour lesquelles Rousseau 6crivait. za Jean Starobinski, op. cit, p. 142; voir aussi M. Blanchot, Le livre

Venir, Paris, Gallimard 1959, pp. 61--62.