la mort d'ivan ilich

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Léon Tolstoï La mort d’Ivan Ilitch La mort d’Ivan Ilitch BeQ

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Ilich Tolstoi

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  • Lon Tolsto

    La mort dIvan IlitchLa mort dIvan Ilitch

    BeQ

  • Lon Tolsto

    La mort dIvan IlitchTraduit du russe par J.-W. Bienstock

    La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 1125 : version 1.0

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    KatiaAnna Karenine

    La sonate KreutzerUne tourmente de neige et autres nouvelles

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  • La mort dIvan Ilitch

    dition de rfrence :Paris, P.-V. Stock, diteur, 1912.

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  • IAu Palais de Justice, pendant la suspension de laudience consacre laffaire Melvinsky, les juges et le procureur staient runis dans le cabinet dIvan Egorovitch Schebek, et la conversation vint tomber sur la fameuse affaire Krassovsky. Fedor Vassilievitch sanimait en soutenant lincomptence ; Ivan Egorovitch soutenait lopinion contraire. Piotr Ivanovitch qui, depuis le commencement, navait pas pris part la discussion, parcourait un journal quon venait dapporter.

    Messieurs ! dit-il, Ivan Ilitch est mort. Pas possible ! Voil, lisez, dit-il Fedor Vassilievitch en

    lui tendant le numro du journal tout frachement sorti de limprimerie.

    Il lut lavis suivant encadr de noir :

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  • Prascovie Fedorovna Golovine a la douleur dannoncer ses parents et amis la mort de son poux bien-aim Ivan Ilitch Golovine, conseiller la Cour dappel, dcd le 4 fvrier 1882. La leve du corps aura lieu vendredi, une heure de laprs-midi.

    Ivan Ilitch tait le collgue des messieurs prsents ; et tous laimaient. Il tait malade depuis plusieurs semaines dj, et lon disait sa maladie incurable ; toutefois sa place lui tait reste, mais on savait qu sa mort, Alexiev le remplacerait et que la place de ce dernier serait donne Vinnikov ou Schtabel. Aussi, en apprenant la mort dIvan Ilitch, tous ceux qui taient runis l se demandrent dabord quelle influence aurait cette mort sur les permutations ou les nominations deux-mmes et de leurs amis.

    Je suis peu prs certain davoir la place de Schtabel ou celle de Vinnikov , pensait Fedor Vassilievitch, il y a longtemps quon me la promise, et cette promotion augmentera mon

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  • traitement de 800 roubles, sans compter les indemnits de bureau.

    Cest le moment de faire nommer chez nous mon beau-frre de Kalouga , pensait Piotr Ivanovitch. Ma femme en sera contente et ne pourra plus dire que je ne fais jamais rien pour les siens.

    Jtais sr quil ne sen relverait pas, dit haute voix Piotr Ivanovitch. Cest bien dommage.

    Mais quelle tait sa maladie, au juste ? Les mdecins nont jamais su la dfinir,

    cest--dire quils ont bien mis leur opinion, mais chacun deux avait la sienne. Quand je lai vu pour la dernire fois, je croyais quil pourrait sen tirer.

    Et moi qui ne suis pas all le voir depuis les ftes. Jen avais toujours lintention.

    Avait-il de la fortune ? Je crois que sa femme avait quelque chose,

    mais trs peu. Oui, il va falloir y aller. Ils demeurent si

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  • loin ! Cest--dire loin de chez vous... De chez

    vous tout est loin. Il ne peut pas me pardonner de demeurer de

    lautre ct de la rivire, dit Piotr Ivanovitch en regardant Schebek avec un sourire. Et il se mit parler de lloignement de toutes choses dans les grandes villes. Ils retournrent laudience.

    Outre les rflexions que suggrait chacun cette mort et les changements possibles de service qui allaient en rsulter, le fait mme de la mort dun excellent camarade veillait en eux, comme il arrive toujours, un sentiment de joie. Chacun pensait : Il est mort, et moi pas ! Quant aux intimes, ceux quon appelle des amis, ils pensaient involontairement quils auraient sacquitter dun ennuyeux devoir de convenance : aller dabord au service funraire, ensuite faire une visite de condolance la veuve.

    Fedor Vassilievitch et Piotr Ivanovitch taient les amis les plus intimes dIvan Ilitch.

    Piotr Ivanovitch avait t son camarade

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  • lcole de droit et se considrait comme son oblig.

    Aprs avoir annonc sa femme, pendant le dner, la nouvelle de la mort dIvan Ilitch et lui avoir communiqu ses considrations sur les probabilits de la nomination de son beau-frre dans leur district, Piotr Ivanovitch, sans se reposer, endossa son habit et se rendit au domicile dIvan Ilitch.

    Une voiture de matre et deux voitures de place stationnaient prs du perron. Dans le vestibule, prs du porte-manteau, on avait adoss au mur le couvercle en brocart du cercueil, garni de glands et de franges dargent passs au blanc dEspagne. Deux dames en noir se dbarrassaient de leurs pelisses. Lune delles tait la sur dIvan Ilitch, quil connaissait ; lautre lui tait inconnue. Un collgue de Piotr Ivanovitch, Schwartz, descendait. Ayant aperu, du haut de lescalier, le nouveau visiteur, il sarrta et cligna de lil, comme sil voulait dire : Ivan Ilitch na pas t malin ; ce nest pas comme nous autres !

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  • La figure de Schwartz, avec ses favoris langlaise, et sa maigre personne, en habit, conservaient toujours une grce solennelle ; et cette gravit, qui contrastait avec son caractre jovial, avait en loccurrence quelque chose de particulirement amusant. Ainsi pensa Piotr Ivanovitch.

    Il laissa passer les dames devant lui et gravit lentement lescalier derrire elles. Schwartz ne descendit pas et lattendit en haut. Piotr Ivanovitch comprit pourquoi. Il voulait videmment sentendre avec lui pour la partie de cartes du soir. Les dames entrrent chez la veuve. Schwartz, les lvres svrement pinces, mais le regard enjou, indiqua dun mouvement de sourcils, droite, la chambre du dfunt.

    Piotr Ivanovitch entra, ne sachant trop, comme il arrive toujours en pareil cas, ce quil devait faire. Cependant il tait sr dune chose, cest quen pareil cas un signe de croix ne fait jamais mal. Mais devait-il saluer ou non, il nen tait pas certain. Il choisit donc un moyen intermdiaire : il entra dans la chambre mortuaire, fit le signe de

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  • la croix, et sinclina lgrement comme sil saluait. Autant que le lui permirent les mouvements de sa tte et de ses mains, il examina en mme temps la pice. Deux jeunes gens, dont un collgien, probablement les neveux du mort, sortaient de la chambre en faisant le signe de la croix. Une vieille femme se tenait debout, immobile. Une dame, les sourcils trangement soulevs, lui disait quelque chose voix basse. Le chantre, vtu dune redingote, lair rsolu et diligent, lisait haute voix, dun ton qui ne souffrait pas dobjection. Le sommelier Guerassim rpandait quelque chose sur le parquet, en marchant pas lgers devant Piotr Ivanovitch. En le regardant faire, Piotr Ivanovitch sentit aussitt une faible odeur de cadavre en dcomposition. Lors de la dernire visite quil avait faite Ivan Ilitch, il avait remarqu dans son cabinet ce sommelier qui remplissait prs de lui loffice de garde-malade ; et Ivan Ilitch laffectionnait particulirement.

    Piotr Ivanovitch continuait se signer et sincliner vaguement ; son salut pouvait sadresser aussi bien au mort quau sacristain, ou

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  • aux icones qui se trouvaient sur une table dans un coin de la chambre. Quand ce geste lui parut avoir assez dur, il sarrta et se mit examiner le dfunt.

    Il tait tendu sur le drap de la bire, pesamment, comme tous les morts, les membres rigides. La tte jamais appuye sur loreiller montrait, comme chez tous les cadavres, un front jaune, cireux, avec des plaques dgarnies sur les tempes creuses, et un nez prominent qui cachait presque la lvre suprieure. Il tait trs chang. Il avait encore maigri depuis que Piotr Ivanovitch lavait vu ; mais, comme il arrive avec tous les morts, son visage tait plus beau et surtout plus majestueux que de son vivant. Son visage portait lexpression du devoir accompli et bien accompli. En outre, on y lisait une sorte de reproche ou davertissement ladresse des vivants. Cet avertissement sembla dplac Piotr Ivanovitch, du moins sans raison dtre vis--vis de lui. Mais, soudain, il se sentit gn. Alors, faisant vivement un nouveau signe de croix, il sempressa, contre toute convenance, de gagner la porte. Schwartz lattendait dans la pice

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  • voisine, les pieds largement carts, jouant avec son chapeau haut de forme quil tenait derrire son dos. Un seul regard sur la personne lgante, soigne, rjouie de Schwartz le rafrachit aussitt. Piotr Ivanovitch comprit que Schwartz tait au-dessus de tout cela et ne se laissait pas impressionner par ce triste spectacle. Toute sa personne paraissait dire : le service religieux sur la tombe dIvan Ilitch nest pas un motif valable pour remettre laudience, cest--dire, il ne peut nous empcher, ce soir mme, de faire claquer, en le dcachetant, le jeu de cartes, pendant que le valet posera quatre bougies entires sur la table ; en somme, il ny a aucune raison de penser que cet incident puisse nous empcher de passer agrablement cette soire. Cest dailleurs ce quil communiqua voix basse Piotr Ivanovitch, lorsquil passa devant lui, en lui proposant de se runir, ce soir mme, chez Fdor Vassilievitch. Mais il ntait pas sans doute dans la destine de Piotr Ivanovitch de jouer aux cartes ce soir-l. Prascovie Fdorovna, une femme petite et grosse, qui, malgr tous ses efforts, allait en slargissant depuis les paules jusqu sa

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  • base, toute vtue de noir, la tte couverte dune dentelle, les sourcils trangement relevs, comme ceux de la dame qui se tenait debout en face du cercueil, sortit de ses appartements avec dautres dames et, les ayant accompagnes dans la chambre mortuaire, elle dit : Loffice des morts va commencer ; entrez .

    Schwartz salua dun air vague et sarrta, ne paraissant ni accepter ni refuser cette invitation. Prascovie Fedorovna, ayant reconnu Piotr Ivanovitch, soupira, sapprocha tout prs de lui, et lui dit en lui prenant la main : Je sais que vous tiez un sincre ami dIvan Ilitch... Elle le regarda, attendant de lui quelque chose qui confirmt ses paroles. Piotr Ivanovitch savait, comme il avait su toute lheure quil fallait se signer, quil devait maintenant serrer la main et dire : Croyez que... Cest ce quil fit, et il sentit que le rsultat dsir tait obtenu : il tait mu, et elle tait mue.

    Voulez-vous venir avant que cela ne commence ? dit la veuve. Jai vous parler. Donnez-moi votre bras.

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  • Piotr Ivanovitch lui offrit son bras et ils se dirigrent vers les pices du fond, devant Schwartz, qui jeta un regard de piti sur son ami, en clignant de lil.

    Adieu le whist, voulait dire son regard enjou, mais il ne faudra pas nous en vouloir si nous prenons un autre partenaire. Peut-tre pourrons-nous organiser une partie cinq, lorsque vous aurez termin.

    Piotr Ivanovitch soupira plus profondment et plus tristement encore, et Prascovie Fedorovna lui pressa le bras avec reconnaissance. Ils entrrent dans son salon tendu de cretonne rose, faiblement clair par une lampe, et sassirent prs de la table, elle sur le divan et Piotr Ivanovitch sur un pouf bas, dont les ressorts dtraqus cdrent dsagrablement sous lui. Prascovie Fedorovna songea linviter prendre un autre sige, mais jugeant cette attention dplace dans la circonstance, elle sabstint. En sasseyant sur ce pouf, Piotr Ivanovitch se rappela quIvan Ilitch, quand il avait meubl ce salon, lui avait justement demand son avis sur

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  • cette cretonne rose feuillage vert. Le salon tait rempli de meubles et de bibelots et, en passant devant la table pour gagner le divan, la veuve accrocha la dentelle de sa mantille noire aux sculptures de ce meuble, Piotr Ivanovitch se leva pour laider se dgager ; les ressorts du pouf ainsi allgs se mirent osciller sous lui et le repoussrent. La veuve voulut dgager elle-mme ses dentelles, et Piotr Ivanovitch se rassit en crasant sous son poids le pouf tressautant. Mais comme elle narrivait pas se dcrocher, Piotr Ivanovitch se leva de nouveau, et pour la seconde fois, les ressorts du pouf sbranlrent en grinant. Tout tant rentr dans lordre, elle sortit un mouchoir propre, en batiste, et se mit pleurer. Piotr Ivanovitch, calm par les pisodes du pouf et de la dentelle, tait assis, lair maussade. Ce silence embarrassant fut interrompu par Sokolov, le majordome, qui venait annoncer que le terrain du cimetire choisi par Prascovie Fdorovna, coterait deux cents roubles. Elle cessa de pleurer, regarda Piotr Ivanovitch dun air de victime, et lui dit en franais que tout cela tait bien pnible. Sans mot

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  • dire, dun signe de tte, Piotr Ivanovitch lui exprima sa profonde conviction quil nen pouvait tre autrement.

    Fumez, je vous en prie, lui dit-elle dun air magnanime et abattu ; puis elle se mit dbattre avec Sokolov la question du prix du terrain.

    Tout en allumant sa cigarette. Piotr Ivanovitch lentendit demander le prix des diffrents terrains et choisir celui quelle dsirait acheter. Aprs avoir rgl cette question, elle donna des ordres pour les chantres, et Sokolov se retira.

    Je moccupe de tout moi-mme, dit-elle Piotr Ivanovitch, en repoussant les albums qui taient sur la table ; puis, remarquant que la cendre de sa cigarette allait se dtacher, elle avana vivement le cendrier du cot de Piotr Ivanovitch et poursuivit : Je trouve que ce serait de lhypocrisie de ma part de dire que le chagrin mempche de songer aux affaires pratiques. Au contraire, si quelque chose peut sinon me consoler, du moins me distraire, cest de moccuper de tout ce qui le concerne.

    Elle prit de nouveau son mouchoir, sapprtant

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  • pleurer encore ; mais soudain, comme si par un effort elle revenait matresse delle-mme elle reprit avec calme :

    Jai quelque chose vous dire.Piotr Ivanovitch sinclina sans donner trop de

    libert aux ressorts du pouf, qui dj commenaient sagiter sous lui.

    Il a beaucoup souffert les derniers jours... Ah ! Il a souffert beaucoup ? fit-il. Terriblement ! Il passa non seulement ses

    dernires minutes, mais ses dernires heures, crier. Pendant trois jours de suite, il a cri sans sarrter. Ctait intenable. Je ne puis comprendre comment jy ai rsist. On lentendait travers trois chambres. Oh ! Ce que jai souffert !

    Et avait-il toute sa connaissance ? demanda Piotr Ivanovitch.

    Oui, fit-elle voix basse, jusqu la fin. Il nous a dit adieu un quart dheure avant sa mort. Il nous pria mme demmener Volodia.

    Lide des souffrances dun homme quil avait si intimement connu, dabord enfant, puis

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  • collgien, puis son partenaire aux cartes, impressionna soudain Piotr Ivanovitch, malgr la conscience dsagrable de son hypocrisie et de celle de cette femme. Il revit ce front, ce nez qui retombait sur la lvre, et il eut peur pour lui-mme.

    Trois jours et trois nuits de souffrances atroces, et la mort ! Mais cela peut marriver tout de suite, chaque instant, moi aussi ! pensa-t-il. Et, pour un moment, il eut peur. Mais aussitt, sans trop savoir comment, lide lui revint que tout ceci tait arriv Ivan Ilitch et non pas lui, et que lui-mme cela ne devait et ne pouvait arriver ; quil avait tort de se laisser aller des ides noires, au lieu de suivre lexemple de Schwartz. Ces rflexions rassurrent Piotr Ivanovitch. Il senquit avec intrt des dtails touchant la mort dIvan Ilitch, comme si la mort tait un accident spcial Ivan Ilitch, mais qui ne latteignait nullement lui-mme.

    Aprs avoir racont avec force dtails les souffrances physiques vraiment affreuses supportes par Ivan Ilitch (les dtails de ces

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  • souffrances, Piotr Ivanovitch ne les connut quautant quelles avaient affect les nerfs de Prascovie Ivanovna), elle jugea le moment venu de parler affaires.

    Ah ! Piotr Ivanovitch, comme cest douloureux, terriblement douloureux !

    De nouveau elle fondit en larmes.Il soupira et attendit quelle se moucht.Quand elle se fut mouche, il lui dit : Croyez-bien...Elle prit la parole et lui communiqua ce qui

    tait visiblement son principal souci. Il sagissait dobtenir de largent du Trsor, loccasion de la mort de son mari. Elle affectait de demander conseil Piotr Ivanovitch au sujet de la pension, mais il saperut quelle avait dj tudi la question fond, quelle connaissait des dtails que lui-mme ignorait sur la meilleure faon dobtenir de largent du Trsor loccasion de cette mort, mais quelle dsirait savoir sil ne serait pas possible dobtenir encore davantage.

    Piotr Ivanovitch essaya de trouver un biais,

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  • mais aprs un moment de rflexion, il dclara, en blmant par convenance la parcimonie du gouvernement, quil croyait impossible dobtenir davantage. Alors elle soupira et songea videmment au moyen de se dbarrasser de son interlocuteur. Il le comprit, teignit sa cigarette, se leva, lui serra la main et se dirigea vers lantichambre.

    Dans la salle manger, o tait accroche une pendule quIvan Ilitch avait t ravi de dnicher chez un brocanteur, Piotr Ivanovitch rencontra le prtre et dautres personnes de connaissance venues pour loffice ; il vit aussi la fille dIvan Ilitch, une jolie personne quil connaissait. Elle tait tout en noir. Sa taille fine paraissait plus fine encore. Elle avait un air morne, rsolu, courrouc mme. Elle salua Piotr Ivanovitch, comme si elle avait eu se plaindre de lui. Derrire elle, lair non moins fch, se tenait son fianc, ce que Piotr Ivanovitch avait entendu dire, un juge dinstruction, riche, quil connaissait. Il le salua avec tristesse, et allait passer dans la chambre mortuaire, quand apparut un petit collgien, le fils dIvan Ilitch, qui rappelait extraordinairement

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  • son pre. Ctait le mme petit Ivan Ilitch que Piotr Ivanovitch avait connu lcole de droit. Ses yeux taient larmoyants, comme ceux des enfants vicieux de treize ou quatorze ans. Le garon se renfrogna dun air svre et honteux, en apercevant Piotr Ivanovitch. Celui-ci salua et passa dans la chambre du dfunt. Loffice commenait. Des cierges, des soupirs, de lencens, des larmes, des sanglots. Piotr Ivanovitch se tenait debout, lair maussade, et regardant ses pieds. Il ne jeta pas un seul coup dil sur le dfunt et lutta jusquau dernier moment pour ne pas cder limpression dprimante. Il sortit lun des premiers. Il ny avait personne dans le vestibule. Gurassim, laide sommelier, sortit prcipitamment de la chambre mortuaire, remua de ses bras vigoureux toutes les pelisses pour trouver celle de Piotr Ivanovitch, et la lui tendit.

    Eh bien ! lami Gurassim, dit Piotr Ivanovitch pour dire quelque chose, quel malheur !

    Cest la volont de Dieu ! Nous y passerons

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  • tous, rpondit Gurassim en montrant ses dents blanches et serres de paysan ; et, de lair dun homme surcharg de besogne, il ouvrit vivement la porte, appela le cocher, aida Piotr Ivanovitch monter, et dun bond retourna au perron, comme talonn par la pense de ce quil avait encore faire.

    Piotr Ivanovitch aspira avec un plaisir particulier lair frais, aprs lodeur dencens, de cadavre, et de phnol.

    O monsieur ordonne-t-il daller ? demanda le cocher.

    Il nest pas encore tard. Jirai chez Fedor Vassilievitch.

    Il sy rendit, et trouva en effet les joueurs la fin du premier rob, de sorte quil put sans inconvnient prendre part au jeu comme cinquime.

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  • II

    Lhistoire dIvan Ilitch tait des plus simples, des plus ordinaires, des plus tristes.

    Ivan Hitch tait mort quarante-cinq ans, conseiller la Cour dappel. Il tait fils dun fonctionnaire qui avait fait sa carrire Ptersbourg, dans diffrents ministres, et avait occup une de ces situations qui prouvent clairement que ceux qui les dtiennent seraient incapables de remplir un emploi srieux. Nanmoins, comme on ne peut les chasser cause de leurs longues annes de services et de leurs grades, ils reoivent des sincures cres exprs pour eux auxquelles sont attachs des traitements, nullement fictifs, variant de six dix mille roubles, et quils touchent jusque dans lextrme vieillesse.

    Tel tait le conseiller priv Ilia Efimovitch Golovine, membre inutile de diffrentes

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  • administrations inutiles.Il avait eu trois fils. Ivan Ilitch tait le second.

    Lan avait suivi la mme carrire que son pre, mais dans un autre ministre, et approchait dj de lge o les fonctionnaires commencent recevoir des appointements par la seule force dinertie. Le troisime fils tait un rat. Il navait su se maintenir dans les divers emplois quil avait obtenus, et maintenant il tait employ au chemin de fer. Son pre, ses frres, et surtout ses belles-surs, non seulement naimaient pas se rencontrer avec lui, mais sans une ncessit extrme, on ne se rappelait pas son existence. La sur avait pous le baron Gref, fonctionnaire Ptersbourg, comme son beau-frre. Mais le phnix de la famille, comme on dit, ctait Ivan Ilitch. Il tait moins froid, moins mticuleux que lan, moins impulsif que le cadet. Il tenait le juste milieu entre ses deux frres ; ctait un homme intelligent, vif, charmant, poli. Il avait fait ses tudes, avec son frre cadet, lcole de droit. Mais le cadet navait pas fini ses classes ; il avait t exclu ds la cinquime, tandis quIvan Ilitch avait termin brillamment ses tudes.

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  • Encore lcole de droit, il stait montr tel quil demeura toute sa vie : intelligent, gai, bon garon, de relations agrables, mais strict dans laccomplissement de ce quil considrait comme son devoir ; et le devoir tait, pour lui, ce que ses suprieurs hirarchiques dclaraient tel. Il ntait point dun naturel obsquieux, mais, ds sa premire enfance, et plus tard, il se portait vers les personnages haut placs, comme la mouche vers la lumire, et il sassimilait leurs manires, leurs vues, et sinsinuait dans leur intimit. Les entranements denfant et de jeune homme ne laissrent pas de trace profonde dans sa vie. Il sacrifiait cependant la sensualit, la vanit, et, vers la fin de ses tudes, au courant libral, mais tout cela dans des limites qui prouvaient lquilibre de sa nature.

    tant lcole de droit, il avait commis des actes qui lui avaient alors paru indignes et lui avaient inspir, ce moment-l, le plus profond mpris pour soi-mme ; mais stant aperu depuis, que les mmes actes taient commis par des gens haut placs, qui ne les tenaient point pour mauvais, il ne les reconnut pas comme bons,

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  • mais il les oublia compltement, et leur souvenir ne lattristait plus.

    Ses tudes termines avec le grade de la dixime classe, Ivan Ilitch reut de son pre de largent pour son uniforme, se fit habiller chez Scharmer, suspendit en breloque la petite mdaille portant linscription Respice finem , fit ses adieux au prince, protecteur de lcole, et au directeur, dna avec ses camarades chez Donon, et, muni de malles, de linge, dhabits la mode, de rasoirs et autres objets de toilette, ainsi que dun plaid, le tout achet ou command dans le magasin la mode, il partit pour la province en qualit de fonctionnaire en mission extraordinaire auprs du gouverneur, place que lui procura son pre.

    En province, Ivan Ilitch sut se mnager une situation aussi agrable et facile qu lcole de droit. Il sacquittait de ses fonctions, se poussait dans sa carrire, et, en mme temps, samusait convenablement, doucement. De temps en temps, ses chefs lenvoyaient en mission dans les districts. Il se tirait daffaire avec dignit, aussi

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  • bien envers les suprieurs quenvers les subordonns, et il remplissait ses missions, notamment celles qui lui furent confies au sujet des schismatiques, avec une ponctualit et une honntet scrupuleuse dont lui-mme tait fier.

    Dans son service, malgr son jeune ge et son caractre, il savait tre froid, officiel, et mme svre. Mais, en socit, il tait souvent jovial, spirituel, et toujours convenable et bon enfant, comme disaient son chef et la femme de son chef, chez qui il tait reu en familier.

    Il eut mme une liaison avec une dame qui stait jete au cou de cet lgant magistrat ; il y eut aussi certaine modiste dans sa vie, et des orgies avec les aides de camp de passage et des parties de plaisir dans une rue loigne, aprs le souper ; il eut aussi le dsir de flatter son chef et mme la femme de son chef, mais tout cela gardait un tel cachet de convenance quon ne pouvait le qualifier dun terme svre, et de tout cela on se contentait seulement de dire, employant lexpression franaise : il faut que jeunesse se passe. Tout se passait avec des mains

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  • blanches, du linge propre, des phrases franaises et, surtout, dans la meilleure socit, par consquent avec lapprobation des grands personnages.

    Ivan Ilitch servit ainsi cinq ans, puis il eut son changement. Linstitution des tribunaux nouveaux ncessitait des hommes nouveaux. Ivan Ilitch devint lun des hommes nouveaux. On lui offrit une place de juge dinstruction. Il laccepta, bien que cela lobliget de quitter son ancienne rsidence et les relations quil stait faites l, et de sen crer de nouvelles. Ses amis laccompagnrent. On prit un groupe photographique, on lui fit cadeau dun porte-cigare en argent, et il rejoignit son nouveau poste.

    Ivan Ilitch fut un juge dinstruction non moins comme il faut, non moins habile sparer les devoirs de sa charge davec sa vie prive, et sut inspirer tous un respect gal celui quil avait su sacqurir prcdemment. Quant sa nouvelle situation, il la trouvait beaucoup plus intressante et attrayante que lancienne. Dans son service dautrefois, il prouvait un certain plaisir passer

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  • dun pas lger, dans son uniforme de chez Scharmer, devant les solliciteurs et les fonctionnaires qui attendaient lheure de laudience et qui lui enviaient le privilge dentrer librement dans le cabinet de son chef, de boire le th et de fumer avec lui ; mais le nombre des personnes qui dpendaient directement de son bon vouloir tait trs restreint ; ctaient des commissaires de police, et, quand il allait en mission, des schismatiques. Il traitait poliment, presque en camarades, ces pauvres diables qui dpendaient de lui, aimant leur faire sentir que lui, qui tait tout-puissant sur eux, les traitait avec douceur et bienveillance. Mais ces gens taient peu nombreux. Maintenant quil tait juge dinstruction, Ivan Ilitch sentait que tous sans exception, mme les plus grands personnages, les plus importants, les plus orgueilleux, dpendaient de son bon vouloir. Il lui suffisait dcrire quelques mots sur un certain papier en-tte, pour que lhomme le plus orgueilleux, le plus important, fut amen chez lui, comme accus ou tmoin, oblig de se tenir debout, moins que lui-mme ne le fasse asseoir, et de rpondre

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  • toutes ses questions. Ivan Ilitch nabusait jamais de ce pouvoir. Il tchait au contraire den adoucir lusage, mais la conscience de ce pouvoir, et la possibilit de lattnuer, constituaient prcisment lintrt et lattrait particuliers de sa nouvelle fonction. Quant au service lui-mme, notamment les instructions, Ivan Ilitch acquit trs vite lart den carter toutes les circonstances trangres, et de donner laffaire, mme la plus complique, la forme sous laquelle cette affaire devait tre prsente sur le papier, et dont sa personnalit tait totalement exclue, sattachant principalement ce que les formes exiges par la loi fussent observes. Ctait l quelque chose de tout nouveau. Il fut lun des premiers qui mirent en pratique le Code de 1864.

    Dans sa nouvelle rsidence, Ivan Ilitch fit de nouvelles connaissances ; il se fit de nouveaux amis, et changea de ton. Il se tint une distance respectueuse des autorits provinciales, et se cra des relations choisies parmi les magistrats et les gentilshommes riches de lendroit ; il prit un lger ton dopposition contre le gouvernement, et affecta les dehors dun libral modr, dun

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  • citoyen austre. Mais Ivan Ilitch ne changea rien llgance de sa mise ; il cessa seulement de se raser le menton et laissa pousser toute sa barbe.

    La vie dIvan Ilitch scoulait trs agrablement. Les membres de la socit frondeuse qui lavait accueilli taient troitement unis entre eux ; il touchait un plus gros traitement et, parmi les distractions nouvelles, il apprcia surtout le whist, quil jouait avec finesse et sang-froid, de sorte quil gagnait toujours.

    Il tait depuis deux ans dans sa nouvelle rsidence lorsquil rencontra celle qui devait devenir sa femme. Prascovie Fedorovna Mickel tait la jeune fille la plus attrayante et la plus spirituelle de la socit laquelle appartenait Ivan Ilitch. Parmi les plaisirs quil stait crs pour se reposer de son travail de juge dinstruction, le plus grand tait la camaraderie enjoue qui se forma entre lui et Prascovie Fedorovna.

    Du temps quil tait fonctionnaire en mission extraordinaire, Ivan Ilitch tait un danseur enrag ; juge dinstruction, il ne dansa gure et

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  • seulement pour montrer quil y excellait, tout magistrat de cinquime classe quil fut. Parfois, il dansait vers la fin de la soire avec Prascovie Fedorovna, et cest prcisment ainsi quil fit sa conqute. Elle devint amoureuse de lui, Ivan Ilitch navait jamais pens srieusement au mariage ; mais lorsquil vit que la jeune fille laimait, il se dit : Pourquoi ne me marierais-je pas ?

    Prascovie Fedorovna tait de bonne famille, noble, et son physique tait agrable ; en outre elle possdait une petite fortune. Ivan Ilitch pouvait trouver un parti plus brillant, mais celui-l tait fort acceptable. Il avait ses appointements, et il esprait que sa femme lui apporterait des rentes quivalentes.

    Elle tait bien apparente, charmante, jolie, et tout fait comme il faut. Il serait tout aussi inexact de dire quil se maria par amour et quil avait trouv en sa fiance des gots absolument conformes aux siens, que davancer quil lavait pouse uniquement parce que dans son monde ce mariage tait bien vu. Ivan Ilitch se dcida

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  • pour deux raisons : en la prenant pour femme il se faisait plaisir lui-mme, et, en mme temps, il agissait dune manire quapprouvaient les gens haut placs.

    Et Ivan Ilitch se maria.Pendant les ftes du mariage et les premiers

    jours qui suivirent, grce aux tendresses de sa femme, aux nouveaux meubles, la vaisselle nouvelle et au linge nouveau, tout alla trs bien, de sorte quIvan Ilitch commenait croire que le mariage, loin de troubler sa vie agrable, joyeuse, facile, toujours convenable et approuve par son monde, ne ferait que la rendre plus agrable encore. Mais ds les premiers mois de la grossesse de sa femme, il survint quelque chose de nouveau, dinattendu, de dsagrable, de pnible, dinconvenant mme, quelque chose quoi lon ne pouvait sattendre, et quon ne pouvait viter.

    Sa femme, sans aucune raison de gaiet de cur, comme se le disait Ivan Ilitch, se mit troubler lharmonie et la tranquillit de sa vie : elle se montrait jalouse sans aucun motif, exigeait

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  • de lui des prvenances continuelles, lui cherchait des querelles tout propos et lui faisait des scnes dsagrables et de mauvais got.

    Au dbut, Ivan Ilitch espra chapper tous ces ennuis en prenant la vie, comme auparavant, par son ct lger et agrable. Il essayait de ne pas voir la mauvaise humeur de sa femme ; il invitait chez lui ses collgues, organisait des parties de cartes, ou passait ses soires au cercle ou chez des amis. Mais un jour, sa femme le prit partie avec une telle violence et si grossirement, elle rpta ensuite la mme scne avec tant dacharnement chaque fois quil refusait de se soumettre sa volont, quil en fut pouvant. Elle tait videmment rsolue persister jusqu ce quil consentt rester avec elle la maison et partager son ennui. Il comprit que la vie de famille, du moins avec sa femme, loin dajouter au charme, lharmonie de lexistence, ne faisait au contraire quy apporter du trouble.

    Et Ivan Ilitch songea aux moyens de se soustraire cette tyrannie. Ses occupations

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  • taient la seule chose qui inspirait du respect Prascovie Fedorovna. Ivan Ilitch prtexta ses fonction pour lutter contre sa femme et se crer un monde soi.

    Aprs la naissance de lenfant, les tentatives infructueuses dallaitement, dautres soucis encore, les maladies relles et imaginaires de lenfant et de la mre, rclamrent lintervention dIvan Ilitch, bien quil ny pt rien. La ncessit de se crer une existence part lui parut plus imprieuse encore.

    mesure que sa femme devenait plus irritable et plus exigeante, Ivan Ilitch reportait de plus en plus sur son service tout lintrt de sa vie. Il sattacha davantage aux soins de sa carrire et devint de plus en plus ambitieux.

    Une anne peine aprs son mariage, il comprit que la vie de famille, tout en prsentant quelques avantages, tait cependant une chose trs complique et trs pnible, et que, pour mener une vie convenable, approuve par la socit, il fallait une rgle dans le mariage comme dans le service.

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  • Cette rgle, Ivan Ilitch linstitua dans ses rapports avec sa femme. Il exigea delle dtre une bonne matresse de maison, de veiller ce que le lit et le dner soient bien soigns, et surtout de respecter les convenances imposes par lopinion publique. Dailleurs, si elle se montrait de bonne composition, il laccueillait avec reconnaissance ; au contraire, sil avait se plaindre de son humeur, il se rfugiait bien vite dans ses occupations professionnelles, o il trouvait de lagrment.

    Ivan Ilitch tait considr comme un bon magistrat. Au bout de trois ans, il fut nomm substitut du procureur. Ses nouvelles attributions, leur importance, le pouvoir de requrir et de jeter en prison, les discours en public, son succs, tout cela lattacha davantage son service.

    Il eut dautres enfants. Sa femme devenait de plus en plus acaritre et mchante, mais les rgles quavait tablies chez lui Ivan Ilitch le rendaient presque invulnrable.

    Aprs sept ans de sjour dans la mme ville, il fut nomm procureur dans une autre province.

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  • Toute la famille sy rendit ; ils avaient peu dargent et ce nouveau poste ne plaisait pas sa femme ; le traitement tait plus lev, mais la vie tait bien plus chre. En outre, ils perdirent deux enfants, et la vie familiale devint pour Ivan Ilitch encore plus insupportable. Prascovie Fedorovna accusait son mari de tous les malheurs survenus dans leur nouvelle rsidence. Presque toutes les conversations entre les deux poux, surtout quand il sagissait de lducation des enfants, ravivaient le souvenir des querelles anciennes, et en provoquaient de nouvelles. de rares intervalles lamour se rveillait, mais pour peu de temps. Ctaient des lots o ils se reposaient un moment, puis ils taient de nouveau emports dans un ocan de haine latente, qui se manifestait par leur loignement mutuel. Cet loignement aurait attrist Ivan Ilitch sil avait pens quil en pouvait tre autrement, mais il trouvait cela tout fait normal et il en faisait le but de son existence familiale. Ce but tait de se dbarrasser de plus en plus de ces dsagrments, de leur donner un caractre inoffensif et convenable. Il y parvenait en consacrant aux siens le moins de temps

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  • possible, et, quand il se trouvait oblig de rester avec eux, il sentourait dtrangers. Mais son grand refuge ctait son service. Dans les obligations de sa charge, il concentrait tout lintrt de son existence. Et cet intrt labsorbait.

    La conscience quil avait de pouvoir perdre qui bon lui semblerait, sa propre importance qui se manifestait au tribunal o il rencontrait ses subordonns, ses succs devant ses chefs et ses subordonns, et surtout sa matrise dans les affaires, enfin les conversations entre collgues, les dners en ville, le whist, tout cela lui plaisait et remplissait sa vie. Ainsi, Ivan Ilitch jugeait que sa vie se passait comme il convient, quelle tait agrable et bien sante.

    Sept annes scoulrent de la sorte. La fille, lane, tait dans sa seizime anne. Ils perdirent un autre enfant ; il leur restait encore un garon, un collgien, objet de leurs discussions. Ivan Ilitch voulait quil ft ses tudes lcole de Droit. Prascovie Fedorovna, par esprit de contradiction, lenvoya au collge. La fille,

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  • leve la maison, tudiait avec zle. Le garon aussi travaillait bien.

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  • III

    Ivan Ilitch vcut ainsi durant dix-sept annes de mariage. Il tait dj lun des plus anciens procureurs, et avait refus plusieurs fois son changement pour attendre un poste plus important, lorsque, tout coup, survint un incident dsagrable qui faillit troubler tout fait son repos. Il esprait tre nomm prsident du tribunal dans une ville universitaire, lorsque Hopp, on ne sait comment, lui fut prfr. Ivan Ilitch sen irrita et fit des reproches son heureux rival. Il se brouilla avec ses chefs qui lui gardrent rancune, si bien qu la promotion suivante il ne fut pas nomm.

    Ctait en 1880. Ce fut lanne la plus pnible de la vie dIvan Ilitch. Cette anne, il saperut, dune part, que ses appointements ne suffisaient plus leur vie ; dautre part, que tout le monde loubliait, et que ce quil considrait comme une

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  • injustice criante semblait aux autres la chose la plus naturelle. Son pre mme ne se croyait pas oblig de lui venir en aide. Il se sentit abandonn de tous ceux qui semblaient croire quune situation de trois mille cinq cents roubles dappointements tait normale et mme brillante. Au contraire, en pensant toutes les injustices dont il tait victime, aux scnes ternelles avec sa femme, aux dettes quentranait une vie trop large, il trouvait, lui, que sa situation tait loin dtre normale.

    Pour faire des conomies, lt il prit un cong, et alla vivre avec sa famille la campagne, chez le frre de sa femme.

    L, dans loisivet, Ivan Ilitch, pour la premire fois, ressentit non seulement de lennui, mais une angoisse intolrable ; il dcida quon ne pouvait continuer vivre de la sorte et que des mesures nergiques simposaient.

    Aprs une nuit dinsomnie, quil passa se promener sur la terrasse, il rsolut de se rendre Ptersbourg, de faire des dmarches et, pour punir ceux qui navaient pas su lapprcier, de

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  • passer dans un autre ministre.Le jour suivant, malgr les objections de sa

    femme et de son beau-frre, il partit pour Ptersbourg.

    En partant il avait seulement lintention dobtenir une place de cinq mille roubles. Les fonctions quil aurait remplir au ministre lui importaient peu. Il ne voulait quune place, une place de cinq mille roubles, soit dans les bureaux, soit dans les banques, soit dans les chemins de fer, soit dans les institutions de limpratrice Marie, soit dans les douanes, pourvu quil toucht les cinq mille roubles et quil quittt un ministre o on navait pas su lapprcier.

    Le voyage dIvan Ilitch fut couronn dun succs tonnant et inattendu. Koursk, un de ses amis, F. S. Iline, monta dans le compartiment de premire classe quil occupait et lui communiqua un tlgramme que venait de recevoir le gouverneur de Koursk. On lui annonait quun grand remaniement allait avoir lieu dici quelques jours dans le ministre : Ivan Smionovitch serait nomm la place de Piotr Ivanovitch.

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  • Outre linfluence que ce changement pouvait avoir pour la Russie, il avait une importance particulire pour Ivan Ilitch. En effet, un nouveau personnage, Piotr Ivanovitch, arrivait au pouvoir, et il protgerait srement son ami Zakhar Ivanovitch dont Ivan Ilitch tait galement lami.

    La nouvelle lui fut confirme Moscou. Arriv Ptersbourg, Ivan Ilitch se rendit chez Zakhar Ivanovitch qui lui promit une nomination dans le mme ministre.

    Une semaine plus tard, il tlgraphiait sa femme : Zakhar nomm place Mller, premier rapport reois nomination.

    Grace ces nouveaux personnages, Ivan Ilitch reut une nomination qui lleva de deux grades au-dessus de ses anciens collgues : cinq mille roubles dappointements et trois mille cinq cents roubles pour ses frais de dplacement.

    Oubliant tout son dpit contre ses anciens ennemis et son ministre, Ivan Ilitch tait pleinement heureux.

    Il revint la campagne gai et dispos comme il

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  • ne lavait pas t depuis longtemps. Prascovie Fedorovna se montra galement joyeuse, et la paix fut rtablie entre eux. Ivan Ilitch racontait comment on lavait ft Ptersbourg, comment ses ennemis taient confus et recherchaient maintenant ses bonnes grces, leur jalousie et surtout quel point il tait maintenant aim de tout le monde Ptersbourg. Prascovie Fedorovna lcoutait, feignait de tout croire, ne le contredisait en rien et se contentait de former des projets pour leur installation dans la ville quils allaient dsormais habiter.

    Ivan Ilitch vit avec joie que les projets de sa femme taient conformes aux siens, que lharmonie revenait dans sa famille, et quil pourrait recommencer mener une vie agrable et dcente.

    Il ntait revenu la campagne que pour peu de temps. Il devait prendre possession de son nouveau poste le 10 septembre, et, en outre, il lui fallait le temps de dmnager, de faire des achats et des commandes afin de sinstaller comme il en avait conu le projet et comme ctait presque

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  • dcid aussi dans lesprit de Prascovie Fedorovna.

    Maintenant que tout tait si bien arrang, quil sentendait si bien avec sa femme, maintenant surtout quils se voyaient rarement, leurs rapports devinrent dune cordialit quils navaient pas connue depuis leur mariage. Ivan Ilitch avait eu dabord lintention demmener tout de suite sa famille avec lui, mais sa belle-sur et son beau-frre insistrent tellement et devinrent subitement si aimables pour Ivan Ilitch et sa famille quil partit seul.

    Il partit donc et la bonne humeur qui lui venait de son succs et de laccord avec sa femme, ne le quitta plus. Il trouva un appartement charmant, juste comme ils lavaient rv tous deux, avec des pices vastes et hautes, dans le style ancien, un cabinet de travail commode et imposant, des chambres pour sa femme et sa fille, une salle dtude pour son fils. Tout y tait distribu comme exprs pour eux. Ivan Ilitch soccupa lui-mme de linstallation ; il choisit les papiers, acheta les meubles, surtout des meubles anciens,

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  • daspect cossu, et peu peu lensemble sapprocha de lidal quil avait imagin. Quand il fut moiti install, le rsultat obtenu dpassa tout ce quil avait espr. Tout de suite il se rendit compte de laspect distingu, lgant, comme il faut, quaurait lappartement quand tout serait termin. En sendormant il songeait son salon. Quand il regardait le salon de rception encore moiti install, il voyait dj en place la chemine, lcran, la petite tagre et les petites chaises disposes et l, les faences appendues aux murs, et les bronzes en place. Il se rjouissait en pensant la surprise de Prascovie et de Lise, qui, elles aussi, aimaient ces choses. Certains meubles, surtout, quil avait eu la chance dacqurir bon compte, donnaient lappartement un cachet particulier de noblesse. Dans ses lettres, il veillait rester au-dessous de la ralit, afin que la surprise ft plus grande. Ces soins labsorbaient toujours tellement que mme ses nouvelles fonctions, quil aimait pourtant, lintressaient moins quil ne se ltait figur. Pendant les audiences, il tait souvent distrait et se demandait quel ornement, droit ou cintr, il

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  • mettrait ses rideaux. Il en tait si proccup que souvent il dplaait lui-mme les meubles ou posait les tentures. Un jour, en montant sur une chelle pour expliquer au tapissier, qui ne comprenait pas, comment il voulait draper les rideaux, il fit un faux pas et tomba ; mais comme il tait adroit et vigoureux, il se retint et se cogna seulement le ct lespagnolette. Il en souffrit pendant quelques jours, puis la douleur disparut. Dailleurs il se sentait, tout ce temps, particulirement gai et bien portant. Il crivait aux siens : Je me sens rajeuni de quinze ans . Il comptait terminer linstallation en septembre mais les choses tranrent jusqu la mi-octobre. En revanche tout tait parfait, et ce ntait pas seulement son avis, mais celui de tout le monde.

    En ralit, lappartement tait comme ceux de toutes les personnes qui, sans tre riches, veulent ressembler aux riches, ce qui fait quils ne se ressemblent quentre eux : des tentures, de lbne, des fleurs, des tapis, des bronzes, dune tonalit tantt sombre tantt brillante, tout ce que des gens dune certaine classe emploient pour ressembler des gens dune certaine classe. Chez

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  • lui, cette ressemblance tait si parfaitement atteinte que rien ne mritait une attention particulire quoique tout lui part original. Lorsquil fit entrer sa famille dans lantichambre illumine, et pleine de fleurs, et quun laquais en cravate blanche les introduisit dans le salon et le cabinet, tout rayonnant de plaisir il savourait leurs loges. Le soir mme, pendant le th, Prascovie Fedorovna lui demanda, au cours de la conversation, comment il tait tomb. Il se mit rire et mima la scne de la chute et leffroi du tapissier.

    Je ne suis pas en vain un bon gymnaste. Un autre se serait tu sur le coup. Je me suis simplement heurt, ici... Quand je touche a me fait mal, mais a passera, ce nest quun bleu.

    Et lon vcut dans le nouvel appartement. Comme toujours, au bout dun certain temps, on saperut quil manquait une pice, et que les nouveaux appointements taient insuffisants : cinq cents roubles de plus, et tout et t parfait.

    Au dbut surtout, tant quil resta quelques petits arrangements faire, tout alla bien : il

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  • fallait acheter une chose, dplacer ou ajouter un meuble. Malgr quelques lgers dissentiments entre les poux, ils taient si contents, ils avaient tant faire, que tout sarrangeait sans grandes querelles. Lorsque tout fut compltement termin, ils commencrent sennuyer un peu ; quelque chose leur manquait. Alors les nouvelles relations, les nouvelles habitudes, vinrent remplir leur existence. Ivan Ilitch rentrait dner aprs sa matine passe au tribunal, et les premiers temps, il tait toujours dexcellente humeur, quoiquil ft souvent contrari au sujet de lappartement. Il suffisait dune tache sur un tapis ou sur les tentures, dun cordon de rideau cass, pour lirriter. Tout cela lui avait cot tant de peine, que la moindre chose lagaait. Mais, en gnral, sa vie sannonait agrable, facile et convenable, prcisment comme il le souhaitait. Il se levait neuf heures, prenait son caf, lisait son journal, et aprs avoir endoss son uniforme, il se rendait au tribunal. Habitu ce joug, il sy pliait sans effort, et tout marchait comme sur des roulettes : les solliciteurs, les requtes, les renseignements fournir, le travail de la chancellerie, les sances

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  • publiques, et les confrences administratives. Il fallait savoir carter les proccupations de la vie vraie, qui troublent toujours la rgularit du service ; il fallait avoir, avec le public, uniquement des rapports de service ; les motifs de ces rapports et ces rapports eux-mmes devaient se rattacher exclusivement au service.

    Un monsieur vient, par exemple, demander un renseignement. Si ce renseignement ne concerne que lhomme priv, Ivan Ilitch ne se croit pas tenu de le donner ; mais sagit-il de quelque chose qui doit tre crit sur papier en-tte, Ivan Ilitch fera tout ce quil pourra, avec toute la courtoisie et lamabilit possibles. Ceci fait il passe toute autre chose. Ivan Ilitch possdait au plus haut degr le talent dtablir une ligne de dmarcation entre le service et sa vie prive. Cependant, il prenait plaisir les confondre, ce que lui permettaient sa longue pratique et son habilet consomme. Il dployait ce jeu, tout en restant correct, non seulement de laisance mais une vritable virtuosit. Dans ses moments de loisirs, il fumait, prenait le th, parlait politique, affaires publiques, cartes, et surtout promotions.

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  • Un peu las, fier comme un premier violon qui vient dexcuter en virtuose sa partie dorchestre, il rentrait chez lui. La mre et la fille recevaient du monde ou taient en visites ; le fils tait au collge ou prparait la maison ses devoirs avec des rptiteurs : il travaillait trs bien.

    Tout allait souhait. Aprs dner, sil ny avait pas de monde, Ivan Ilitch lisait le livre dont on parlait, et le soir il se mettait ses affaires, cest--dire quil dpouillait les dossiers, compulsait le code, comparait les dpositions, cherchait la loi appliquer. Il ne trouvait ce travail ni ennui ni plaisir. Il eut certes prfr jouer aux cartes, mais dfaut de cartes mieux valait soccuper de la sorte que de rester oisif, ou en tte--tte avec sa femme. Un des plaisirs dIvan Ilitch, ctait les petits diners quil offrait quelques personnages importants. Ces runions rappelaient les distractions de tous les gens de son milieu, comme son salon rappelait les leurs. Une fois mme il donna une vraie soire. On dansa. Ivan Ilitch tait ravi, et la joie eut t parfaite sans une brouille qui survint propos des gteaux et des bonbons. Prascovie Fedorovna avait son ide,

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  • mais Ivan Ilitch insista pour prendre tout chez un confiseur trs cher. Il commanda beaucoup de gteaux qui restrent, et la note se montait 45 roubles. La dispute fut vive et dsagrable. Prascovie Fedorovna traita son mari dimbcile. Lui se prit la tte deux mains et, sous le coup de lirritation, il pronona le mot de divorce.

    La soire, nanmoins, fut des plus russies. La meilleure socit sy pressait, et Ivan Ilitch dansa avec la princesse Troufonov, sur de la fondatrice bien connue de la Socit : Emporte mon chagrin .

    Lexercice de sa charge lui procurait des satisfactions damour-propre ; la frquentation de la bonne socit lui donnait celles de la vanit, mais ses vraies joies, il les devait aux cartes. Il avouait que quelque ennui quil pt avoir, il gotait une joie suprme, sattabler avec de bons joueurs et des partenaires srieux devant un whist quatre, exactement quatre ( cinq cest beaucoup moins amusant, quoiquon le dise, par politesse), jouer un jeu serr et intelligent (quand on est en veine), souper ensuite et boire

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  • un verre de vin. Aprs le whist, surtout quand il sen tirait avec un petit gain (trop gagner est dsagrable), Ivan Ilitch se mettait au lit dans une disposition dhumeur particulirement heureuse.

    Cest ainsi quils vivaient. Leur socit tait des mieux choisies : des personnages importants et des jeunes gens venaient chez eux.

    Le pre, la mre, la fille taient tout fait daccord sur le choix de leurs relations, et tous trois, sans se donner le mot, sentendaient pour loigner deux tous les parents et les amis pauvres qui, pleins dempressement et de tendresse, venaient les voir dans leur salon orn de poteries japonaises. Bientt ces petites gens cessrent de venir ; les Golovine ne reurent plus quune socit choisie. Les jeunes gens faisaient la cour Lise. Lun deux, Petristchev, juge dinstruction, fils de Dmitri Ivanovitch Petristchev, et lunique hritier de sa fortune, se mit la courtiser si srieusement quIvan Ilitch demanda sa femme sil ne conviendrait pas dorganiser des promenades en troka ou un spectacle de socit ?

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  • Ainsi vivaient-ils. Tout marchait rgulirement et tout allait fort bien.

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  • IV

    Tout le monde se portait bien. On ne pouvait attacher dimportance ce got bizarre, dans la bouche, dont se plaignait parfois Ivan Ilitch et cette sensation de gne quil prouvait dans le ct gauche du ventre.

    Mais peu peu cette sensation de gne, sans devenir une douleur, prit le caractre dune lourdeur constante dans le ct, et lhumeur dIvan Ilitch sen ressentit. Sa mauvaise humeur, qui ne fit que crotre, ne tarda pas gter la vie agrable, facile, insouciante, qutait devenue celle de la famille Golovine. Les querelles devinrent de plus en plus frquentes. Cest peine si lon parvint sauver les apparences. Les scnes se multipliaient. De nouveau il ne resta plus que les petits lots, et encore peu nombreux, o le mari et la femme pouvaient passer quelques moments tranquilles.

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  • Prascovie Fedorovna disait, non sans raison maintenant, que son mari avait un caractre pnible. Avec sa manie de tout exagrer, elle prtendait quil avait toujours eu ce caractre, et quil avait fallu sa bont dme elle pour le supporter vingt ans. Il est vrai que, maintenant, dans leurs querelles, ctait toujours lui qui commenait. Rgulirement, il se mettait grogner au moment de se mettre table, ou bien, au commencement du dner, pendant le potage. Tantt ctait pour une assiette brche, tantt pour un plat qui ne lui plaisait pas, tantt parce que son fils avait mis ses coudes sur la table, ou cause de la coiffure de sa fille. Et toujours ctait la faute de Prascovie Fedorovna. Les premiers temps, elle lui tint tte et lui rpondit avec violence, mais deux reprises, au commencement des repas, il semporta si furieusement quelle comprit que ctait d un tat maladif, alors elle dcida de ne plus lui rpondre et se contenta de presser le dner. Elle sen fit un immense mrite. Comme elle avait dcid que son mari avait un caractre affreux et quil lavait rendue extrmement malheureuse,

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  • elle sapitoya sur elle-mme. Et plus elle se trouvait plaindre, plus elle dtestait son mari. Elle eut bien souhait sa mort, mais alors les appointements auraient manqu. Et cela lirritait davantage contre lui. Elle se jugeait trs malheureuse, dautant plus que la mort mme ne pouvait la dlivrer, et elle sirritait sans en rien laisser voir. Mais cette irritation muette augmentait la colre de son mari. Aprs une scne ou Ivan Ilitch stait montr particulirement injuste, ce quil reconnut lui-mme, mais en mettant son irritabilit excessive sur le compte de la maladie, elle dclara que puisquil tait malade, il devait se soigner, et elle exigea de lui quil allt consulter un mdecin clbre. Cest ce quil fit. Tout se passa comme il sy attendait, et comme cela se passe toujours. Attente prolonge, mine importante du docteur, cette mme mine que lui, magistrat, savait si bien prendre, auscultation, questions habituelles, rponses prvues et compltement inutiles, et cet air dimportance qui semble dire : Vous autres, clients, vous navez qu vous fier nous ; nous allons arranger tout cela ; chez nous tout est

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  • connu davance, cest toujours la mme chose avec tous, quel que soit le temprament.

    Ctait tout fait comme au tribunal. Les airs quil prenait, lui, vis--vis des accuss, le clbre mdecin les prenait vis--vis de lui.

    Le mdecin lui dit : Telle et telle chose me font supposer cela et

    cela, mais si un examen plus approfondi ne justifiait pas ce diagnostic, il faudrait admettre que vous avez cela et cela. Et si lon supposait cela et cela, alors... Et ainsi de suite.

    Pour Ivan Ilitch une seule chose tait importante : son cas tait-il grave ou non ? Mais le mdecin ngligea cette question. son avis, comme mdecin, ctait l une proccupation oiseuse qui ne mritait aucune attention ; il sagissait seulement de dcider laquelle des hypothses sarrter : rein flottant, catarrhe chronique, lsion du gros intestin.

    La question de la vie dIvan Ilitch nexistait point ; il fallait dcider seulement entre le rein flottant et le gros intestin. Dans cette discussion,

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  • engage en prsence dIvan Ilitch, la question fut tranche de la faon la plus brillante par le docteur qui se pronona pour lintestin, toutefois sous cette rserve que lanalyse de lurine pouvait infirmer ce diagnostic, et qualors, dans ce cas, il faudrait un nouvel examen. Tout cela tait exactement ce quIvan Ilitch avait fait lui-mme des milliers de fois avec les accuss, et dune manire aussi brillante. Non moins habilement le mdecin dbita son rsum, en jetant mme, par-dessus ses lunettes, un regard de joyeux triomphe sur le prvenu. Du rsum du docteur, Ivan Ilitch conclut que cela allait mal, quil importait peu au docteur, et peut-tre tout le monde quil en ft ainsi, mais que pour lui a allait mal.

    Cette conclusion frappa douloureusement Ivan Ilitch et veilla en lui un sentiment infini de piti pour lui-mme et une haine profonde contre ces mdecins si indiffrents une chose si importante.

    Mais il se leva en silence, mit largent sur la table et dit en soupirant :

    Nous autres, malades, probablement nous

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  • vous posons souvent des questions dplaces ; mais, en gnral, mon tat est-il dangereux ou non ?

    Le mdecin lui lana un regard svre par dessus ses lunettes. Ce regard semblait dire : Accus, si vous sortez de la question, je serai oblig de vous faire emmener hors de la salle daudience.

    Je vous ai dj dit ce que je jugeais ncessaire et convenable de vous dire,... rpondit le mdecin. Un nouvel examen compltera le diagnostic. Et il le salua.

    Ivan Ilitch sortit pas lents, remonta tristement dans son traneau et rentra chez lui. Pendant le trajet, il repassa dans sa tte les paroles du docteur, tchant de dbrouiller tout ce fatras pdantesque et de le traduire en un langage simple pour y trouver la rponse cette question : Suis-je atteint gravement, trs gravement, ou nest-ce encore rien ?

    De tout ce qui stait pass, il conclut que le danger tait grave. Et tout, dans la rue, lui parut triste : les cochers taient tristes, tristes galement

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  • les passants, les maisons, les magasins. La douleur sourde quil ressentait ne lui laissait pas une minute de rpit et donnait une signification plus grave aux phrases ambigus du mdecin.

    Ivan Ilitch, avec une sensation pnible et nouvelle, se mit observer son mal. Arriv chez lui, il raconta tout sa femme. Elle lcouta patiemment, mais au milieu de son rcit, sa fille entra, le chapeau sur la tte, prte sortir. Elle sassit contrecur pour entendre le rcit de son pre, mais ni la mre ni la fille ne purent couter jusquau bout.

    Eh bien ! je suis trs contente, dit la femme. Jespre maintenant que tu vas te soigner et suivre ponctuellement les prescriptions du mdecin. Donne-moi lordonnance ; jenverrai Gurassim la pharmacie. Et elle alla faire sa toilette.

    Ivan Ilitch stait essouffl parler pendant tout le temps que sa femme tait reste l.

    Aussitt quelle fut sortie, il poussa un profond soupir en se disant :

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  • Elle a peut-tre raison. Ce ne sera peut-tre rien...

    Il prit rgulirement les mdicaments, et suivi les prescriptions nouvelles donnes aprs lanalyse de lurine. Mais, la suite de cette analyse et des modifications quelle entrana dans le traitement il y eut confusion.

    On ne pouvait pas voir le mdecin, dont les instructions avaient t mal comprises ; peut-tre aussi, soit oubli, soit ngligence, navait-il pas indiqu clairement ce quil fallait faire ; peut-tre avait-il cach quelque chose.

    En tout cas, Ivan Ilitch suivit ponctuellement son traitement, et il y trouva une grande consolation. Son principal souci, depuis quil avait consult le mdecin, tait de suivre scrupuleusement ses prescriptions tant hyginiques que curatives, et dobserver attentivement sa maladie et toutes les fonctions de son organisme. Les questions de sant et de maladie devinrent les seules qui lintressassent. Lorsquon parlait devant lui de personnes malades, mortes, convalescentes, surtout

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  • lorsquon citait des cas qui ressemblaient au sien, il coutait tranquillement en apparence, en sefforant de cacher son motion, et comparait tout ce quon lui disait avec son mal lui.

    Ce mal ne diminuait pas, mais Ivan Ilitch sappliquait simaginer quil allait mieux. Lorsque rien ne le troublait, il pouvait se faire illusion. Mais la moindre dispute avec sa femme, au moindre ennui dans son service, une mauvaise partie de cartes, le mal se faisait sentir. Auparavant, chaque fois que survenait une de ces petites misres, il sen consolait en se disant que les choses sarrangeraient, que les obstacles finiraient par cder, quil russirait la premire occasion, mais maintenant le moindre accroc le dcourageait et le dsesprait. Il se disait : Voil, je commenais aller mieux, les remdes commenaient agir, lorsque ce maudit malheur, ou ce dsagrment... Et il semportait contre les choses ou les gens qui le tracassaient ainsi, et il sentait que cette colre le tuait, mais il ne pouvait se matriser. Il aurait d voir clairement que cette irritation contre les choses et les gens ne faisait quaccrotre son mal, que le

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  • mieux tait de ne pas faire attention ces ennuis, mais il faisait juste le contraire. Il se disait quil avait besoin de calme, mais il cherchait toutes les occasions dirritation, et ds quil en avait trouv une, il senflammait. Ce qui aggravait encore son tat, ctait la lecture des livres de mdecine, et ses visites chez les mdecins. Son mal suivait un cours si rgulier quil lui tait facile de se faire illusion en comparant un jour avec le prcdent, tant la diffrence tait petite. Mais lorsquil consultait les mdecins, il lui semblait que tout allait plus mal et que les progrs de la maladie taient trs rapides. Malgr cela, il continuait les consulter.

    Dans le courant du mme mois, il alla voir une autre clbrit mdicale. Cette seconde clbrit sexprima presque de la mme faon que la premire, mais en posant ses questions autrement. Cette nouvelle consultation ne fit quaugmenter les doutes et la crainte dIvan Ilitch. Un ami dun de ses amis, un trs bon mdecin, diagnostiqua une tout autre maladie, et, tout en promettant la gurison, il embrouilla tellement Ivan Ilitch par ses questions et ses hypothses, que celui-ci nen

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  • fut que plus anxieux. Un homopathe trouva encore un nouveau nom sa maladie et lui ordonna quelque chose quil avala consciencieusement, pendant une semaine, linsu de tous. Mais au bout de huit jours, ne se trouvant pas mieux, il perdit toute confiance dans ce traitement ainsi que dans les prcdents, et il devint encore plus triste.

    Un jour, une dame de leurs amies lui raconta une gurison miraculeuse obtenue par les icones. Ivan Ilitch se surprit lcouter avec attention et analyser la possibilit dun tel fait. Il en fut effray :

    Est-il possible que jaie tellement baiss, pensa-t-il. Ce nest rien, btise que tout cela. Il ne faut pas tre aussi pessimiste. Je vais men tenir un seul mdecin et suivre rigoureusement son traitement. Cest chose dcide. Je ny penserai plus, et jusqu lt je suivrai le mme traitement. Aprs nous verrons. Mais maintenant plus dindcision.

    Ctait facile dire mais difficile faire. Sa douleur au ct tait de plus en plus vive et

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  • persistante ; le got dsagrable quil sentait dans sa bouche saccentuait davantage, son haleine devenait ftide et son apptit diminuait en mme temps que ses forces. On ne pouvait sy tromper. Il se passait en lui quelque chose dinattendu et de mystrieux, quelque chose quil navait jamais prouv jusqu prsent. Lui seul en avait conscience, et tous ceux qui lentouraient ne le comprenaient pas ou ne voulaient pas le comprendre, et continuaient penser que tout allait bien. Ctait l ce qui le faisait le plus souffrir. Les siens, surtout sa femme et sa fille, qui taient en pleine saison mondaine, ne remarquaient rien, et se montraient contraries de sa mauvaise humeur et de ses exigences comme sil y avait eu l quelque malignit de sa part. Malgr leurs efforts pour dissimuler, il voyait bien quil leur tait charge, que sa femme avait son opinion toute faite sur sa maladie et quelle nen dmordrait pas, quoiquil pt faire ou dire. Cette opinion, voici comment elle sexprimait :

    Vous savez, disait-elle ses amis, Ivan Ilitch ne peut pas, comme le ferait tout homme raisonnable, suivre aucun traitement avec

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  • ponctualit. Aujourdhui, il prend ses remdes, mange ce quon lui a prescrit, se couche de bonne heure, mais demain, si je ny veille pas, il oubliera ses gouttes, mangera de lesturgeon (qui lui est dfendu) et sattardera la table de jeu.

    Mais voyons, quand cela mest-il arriv ? rpliquait avec humeur Ivan Ilitch. Une fois seulement chez Piotr Ivanovitch.

    Et hier, avec Schebek. Ma douleur mempchait de dormir. Oh ! il y a toujours une excuse... Seulement

    tu ne guriras jamais et tu ne feras que nous tourmenter.

    Prascovie Fedorovna tait convaincue, et elle le disait tout venant et Ivan Ilitch lui-mme, que cette maladie ntait quun nouveau moyen choisi par son mari pour lui gter lexistence. Ivan Ilitch sentait la sincrit de cette conviction, et il ne sen portait pas mieux.

    Au tribunal il lui semblait aussi que la faon dtre son gard avait chang ; tantt on le considrait comme un homme dont la place sera

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  • bientt vacante, tantt on le raillait de son hypocondrie, comme si cette chose pouvantable, inattendue, qui lui rongeait les entrailles et lentranait irrsistiblement, ntait quun agrable sujet de raillerie. Ctait surtout Schwartz avec sa gaiet, son exubrance, ses manires dhomme comme il faut, qui lui rappelaient ce quil tait lui-mme dix annes auparavant, qui lirritait particulirement.

    Des amis se runissent pour une partie de cartes. On sassoit, on donne les cartes. Les carreaux sont dans la mme main, il y en a sept. Son partenaire annonce sans atout et soutient deux carreaux. Que faut-il de plus pour se sentir dhumeur joyeuse ?... Schelem !... Mais soudain, Ivan Ilitch est repris par sa douleur, par ce got dans la bouche, et il lui parat bien puril de se rjouir de ce schelem. Il regarde Mikhail Milthailovitch son partenaire, il le voit qui frappe la table de sa main dhomme sanguin et lui abandonne dun air damabilit et de condescendance le plaisir de prendre les leves ; il pousse mme les cartes vers Ivan Ilitch, afin quil ait le plaisir de les prendre sans se fatiguer.

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  • Me croit-il trop faible pour tendre la main ? se demande Ivan Ilitch. Et il couvre les atouts, en garde un de trop, et ils manquent le schelem de trois leves. Le plus terrible, cest quil saperoit du mcontentement de Mikhal Mikhailovitch, tandis que lui demeure indiffrent.

    Nest-ce point mauvais signe que cette indiffrence ?

    Tous remarquent quil souffre et lui disent : Nous pouvons interrompre la partie, si vous

    tes fatigu. Reposez-vous donc.Se reposer ! Mais il nest point fatigu ; il

    finira le rob. Tout le monde est morne et silencieux.

    Ivan Ilitch comprend trs bien que cest lui qui est cause de cette gne, et quil ne peut pas la dissiper. On soupe. On se spare. Ivan Ilitch, rest seul, se persuade de plus en plus que sa vie est empoisonne, quil lempoisonne lui-mme et empoisonne celle des autres, et que ce poison, loin de saffaib1ir, gagne de plus en plus tout son tre.

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  • Avec cette pense, sa douleur physique, sa frayeur, il fallait se coucher, pour passer la plupart du temps une nuit blanche, cause de son mal. Le lendemain matin, il fallait se lever de nouveau, shabiller, aller au tribunal, parler, crire, ou bien rester la maison compter une par une vingt-quatre heures, dont chacune tait pour lui un long tourment. Il fallait vivre ainsi, au bord dun abme, seul, sans avoir prs de soi un tre capable de vous comprendre, de vous soulager.

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  • VAinsi scoulrent un mois, deux mois. Avant le nouvel an, son beau-frre vint les voir et resta quelques jours chez eux. Lorsquil arriva, Ivan Ilitch se trouvait en ce moment au tribunal, et Prascovie Fedorovna tait faire des courses. En rentrant, Ivan Ilitch trouva son beau-frre, un homme fort et sanguin, occup dfaire sa malle lui-mme. En entendant les pas dIvan Ilitch, il releva la tte et, sans mot dire, le regarda une seconde. Il ouvrit la bouche puis retint un cri. Ivan Ilitch comprit.

    Je suis chang ? dit-il. Oui... un peu...Ivan Ilitch eut beau sefforcer de ramener la

    conversation sur sa sant, le beau-frre sarrangea pour luder ce sujet.

    Prascovie Fedorovna rentra, et le beau-

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  • frre alla la rejoindre. Ivan Ilitch ferma sa porte cl et se mit se regarder dans le miroir, dabord de face, ensuite de profil. Il prit un portrait de lui, o il tait reprsent avec sa femme, et le compara avec limage que lui refltait son miroir. Le changement tait immense. Il releva sa manche de chemise jusquau coude, examina son bras, rabaissa sa manche, sassit sur le divan, et devint plus sombre que la nuit : Non, non !... Pas a !... se disait-il. Il se leva vivement, sapprocha de sa table, prit un dossier et essaya de le lire, mais ne put continuer. Il ouvrit la porte et se dirigea vers le salon. La porte du second salon tait ferme. Il sen approcha sur la pointe des pieds et tendit loreille.

    Non, tu exagres ! disait Prascovie Fedorovna.

    Comment, jexagre ! Tu ne vois donc pas que cest un homme mort ! Regarde ses yeux, comme ils sont ternes. Mais quest-ce quil a ?

    Personne ne le sait. Nikolaiev (un nouveau mdecin) a dit quelque chose que je ne comprends pas. Leshetitzky (ctait le clbre

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  • docteur) dit le contraire... Ivan Ilitch sloigna, rentra chez lui, se

    coucha et se rpta : Le rein... le rein flottant...

    Il se rappela tout ce que lui avaient dit les mdecins, sur la manire dont il stait dtach, dont il flottait. Par un effort de son imagination, il voulait le saisir, larrter, le fixer. Il y aurait si peu faire, lui semblait-il.

    Non, je retournerai chez Piotr Ivanovitch (ctait cet ami dont lami tait mdecin).

    Il sonna, ordonna datteler et sapprta sortir. O vas-tu, Jean ? demanda sa femme avec

    une expression de tristesse et de bont inaccoutume. Cette bont passagre lirrita. Il la regarda dun air morne.

    Jai besoin de voir Piotr Ivanovitch.Il alla donc chez lami dont lami tait

    mdecin. Ils se rendirent ensemble chez le docteur. Ils le trouvrent, et Ivan Ilitch sentretint longuement avec lui.

    Aprs avoir examin au point de vue

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  • anatomique et physiologique ce que lui avait dit le docteur il finit par comprendre. Il y avait une toute petite chose dans lintestin aveugle, un rien. Cela pouvait trs bien sarranger. Si lon renforait lnergie dun organe en diminuant lactivit de lautre, la nutrition deviendrait normale et lquilibre se rtablirait.

    Il fut un peu en retard pour le dner. Il mangea, causa gaiement, mais il ne pouvait se rsoudre se retirer dans son cabinet de travail. la fin il sy dcida, et aussitt se mit la besogne. Il lisait des dossiers, travaillait, mais lide quil avait une affaire urgente, importante, personnelle, dont il soccuperait ensuite, ne le quittait pas. Quand il eut termin, il se rappela que cette affaire personnelle tait ltat de son intestin. Mais, prenant sur soi, il se rendit au salon, pour le th. Il y avait du monde. On causait, on jouait du piano, on chantait ; le prtendant de sa fille tait l. Comme le remarqua Prascovie Fedorovna, Ivan Ilitch passa la soire plus joyeusement que dhabitude ; cependant pas un instant il noubliait quil avait se proccuper srieusement de son intestin. onze heures, il prit cong de ses htes

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  • et se retira dans sa chambre. Depuis quil tait malade, il dormait seul, dans une petite pice contigu son cabinet. Il se dshabilla et prit un roman de Zola ; mais au lieu de lire il se mit songer. Dans son imagination, il se reprsentait la gurison si ardemment dsire de son intestin... Assimilation, scrtion, fonctionnement rgulier, oui, tout est l, se disait-il. Il ny a qu aider la nature. Il se rappela quil avait une potion prendre. Il se leva et prit son remde, puis il se coucha sur le dos, observant leffet du remde, et le soulagement quil amenait par degrs. Il ny a qu suivre le traitement avec rgularit et viter toute influence nuisible. Je me sens dj mieux... beaucoup mieux.

    Il toucha son ct et nprouva aucune douleur. Tiens, je ne le sens plus. Je me trouve vraiment mieux .

    Il teignit la bougie et se coucha sur le ct. Lintestin va mieux, lassimilation se fait.

    Tout coup il prouva la douleur connue, sourde, lancinante, persistante, et, dans la bouche, le mme dgot. Le cur lui manqua ; un vertige

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  • le prit : Mon Dieu, mon Dieu ! scria-t-il. Encore ! Encore !... Cela ne me quittera donc jamais !

    Subitement, ses penses prirent une autre orientation : lintestin, le rein... se dit-il. Il ne sagit l ni de rein ni dintestin ! Il sagit de la vie et de la... mort... Oui, la vie tait, mais elle sen va ; elle sen va et je ne puis la retenir. Oui. Pourquoi se faire des illusions ? Nest-ce pas clair pour tout le monde, sauf pour moi, que je me meurs et que ce nest plus maintenant quune question de semaines, de jours... tout lheure peut-tre. Les tnbres ont remplac la lumire. Jtais ici, et maintenant, je men vais ! O ? Son corps se glaa. Sa respiration sarrta. Il nentendait que les battements de son cur. Moi je ne serai plus, mais quarrivera-t-il ? Rien ne sera. O serai-je quand je ne serai plus l ? Serait-ce la mort ? Non, je ne veux pas ! Il bondit, voulut allumer la bougie, chercha les allumettes dune main tremblante, fit tomber par terre le bougeoir, et, de nouveau, se rejeta sur ses oreillers. Pourquoi ? quoi bon ? se disait-il les yeux grands ouverts dans lobscurit. La

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  • mort. Oui, la mort. Et eux tous nen savent rien ; ils ne veulent pas le savoir, et ne me plaignent pas, ils jouent ! ( travers la porte il entendait un bruit lointain de voix et de ritournelles). Cela leur est bien gal. Pourtant eux aussi mourront. Les imbciles ! Dabord mon tour, aprs le leur. Et ils rient, ces brutes ! La colre ltouffait. Il souffrait le martyre. Ce nest pas possible que tout le monde soit condamn aux mmes horreurs ! Il se leva encore une fois. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il faut se calmer, remonter au commencement. Il se mit songer. Oui, le dbut de ma maladie. Je me suis donn un coup au ct sans rien prouver dextraordinaire, seulement une petite douleur sourde. Puis cela sest aggrav ; puis le mdecin, la mlancolie, langoisse, de nouveau le mdecin ; et je mapprochais de plus en plus de labme. Les forces diminuent. Plus prs, plus prs. Et me voila puis. Mes yeux sont devenus ternes. Cest la Mort et moi je ne pense qu mon intestin. Je ne pense qu gurir mon intestin et cest la Mort ! Mais, est-ce la Mort ? Il fut repris de terreur. Tout haletant il se baissa,

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  • chercha les allumettes, heurta la table de nuit, se fit mal, et, dans un mouvement de colre, la poussa fortement et la renversa. pouvant, sans souffle, il se jeta sur le dos, attendant la fin.

    En ce moment, les visiteurs se retiraient. Prascovie Fedorovna qui les reconduisait ayant entendu le bruit de la chute entra.

    Quas-tu ? Rien. Jai renvers, sans le vouloir...Elle sortit et revint avec une bougie. Il

    tait couch et soufflait comme un homme qui a fait une verste en courant ; il la regardait dun il fixe.

    Quas-tu, Jean ? Rien... Jai... lais... se... tom... ber... quoi bon parler, elle ne comprendra pas ,

    se dit-il.Elle ne comprit pas, en effet. Elle releva la

    table, alluma une bougie, et sen alla prcipitamment. Lorsquelle revint, il tait dans la mme position, les yeux fixs au plafond.

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  • Quas-tu ? Te sens-tu plus mal ? Oui.Elle secoua la tte et sassit un instant. Sais-tu, Jean, ne faudrait-il pas faire appeler

    Leschetitzky ?Cest-dire quelle voulait faire venir un

    mdecin clbre, sans regarder la dpense.Il sourit amrement et rpondit : Non.Elle demeura un moment encore, sapprocha

    et lui mit un baiser sur le front. ce moment, il la hassait de toutes les forces

    de son tre. Il dut faire un effort pour ne la pas repousser.

    Bonsoir ! Tu vas dormir un peu. Oui.

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  • VI

    Ivan Ilitch se voyait mourir et tait dsespr. Au fond de son me, il savait quil allait mourir, et, non seulement il ne pouvait se faire cette ide, mais il ne comprenait pas et ne pouvait comprendre.

    Il avait appris dans le trait de Logique de Kizeveter cet exemple de syllogisme : Caus est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Caus est mortel. Ce raisonnement lui paraissait tout fait juste quand il sagissait de Caus mais non quand il sagissait de lui-mme. Il tait question de Caus, ou de lhomme en gnral, et alors ctait naturel, mais lui, il ntait ni Caus, ni lhomme en gnral, il tait un tre part : il tait Vania, avec maman et papa, avec Mitia et Volodia, avec ses jouets, le cocher, la bonne, puis avec Katenka, avec toutes les joies, tous les chagrins et tous les enthousiasmes de son

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  • enfance, de son adolescence et de sa jeunesse. Est-ce que Caus avait jamais senti lodeur de la balle en cuir que Vania aimait tant ? Caus avait-il jamais bais la main de sa maman ? Avait-il eu du plaisir entendre le frou-frou de sa robe de soie ? tait-ce lui qui avait fait du tapage pour des petits gteaux, lcole ? tait-ce Caus qui avait t amoureux ? tait-ce lui qui dirigeait si magistralement les dbats du tribunal ?

    Caus est mortel, cest certain, et il est naturel quil meure ; mais moi, Vania, Ivan Ilitch, avec tous mes sentiments, toute mon intelligence, moi, cest autre chose. Il nest pas du tout naturel que je doive mourir. Ce serait trop affreux.

    Il se disait : Si je devais mourir comme Caus, je laurais su ; une voix intrieure men aurait inform ; mais je nai jamais rien prouv de semblable, et moi, et mes amis, nous comprenions trs bien quentre nous et Caus il y avait une grande diffrence. Et maintenant voil ce qui arrive ! Non, cest impossible, impossible, et cela est, cependant. Mais comment, comment comprendre cela ?

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  • Et en effet, il ne pouvait pas comprendre et sefforait dcarter cette pense connue, fausse, injuste, maladive, pour la remplacer par dautres plus saines et plus raisonnables. Mais cette pense revenait de nouveau et se dressait devant lui, non comme une pense, mais comme la ralit.

    Il appelait son secours dautres raisonnements, dans lespoir dy trouver un appui. Il sefforait de se raccrocher ses penses primitives qui lui cachaient limage de la mort. Mais, chose trange, tout ce qui dissimulait autrefois lide de la mort, lloignait, la dissipait, navait plus aujourdhui le mme pouvoir. Les derniers temps, Ivan Ilitch spuisait reconstituer la srie de ses anciennes sensations qui lui cachaient la mort. Parfois il se disait : Je vais madonner tout entier mon service. Autrefois il tait toute ma vie. Et, chassant de lui tous ses doutes, il allait au tribunal, causait avec ses collgues, sasseyait comme jadis, en jetant sur la foule un regard pensif et distrait, ses deux mains amaigries appuyes sur les bras de son fauteuil de chne ; puis, se penchant comme

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  • dhabitude vers lassesseur, il feuilletait le dossier, parlait voix basse, et tout coup il prononait les paroles habituelles et ouvrait la sance.

    Mais soudain, sa douleur au ct le reprenait sans nul souci de laffaire et commenait son uvre elle. Ivan Ilitch, anxieux, essayait den carter la pense, mais elle ne cdait pas, et surgissait devant lui et le regardait. Il se raidissait, ses yeux steignaient, et il recommenait se demander : Ny a-t-il quelle de vraie ? Ses collgues et ses subordonns considraient avec un douloureux tonnement ce magistrat si fin, si brillant, qui sembrouillait et commettait des erreurs. Il se secouait, cherchait ressaisir le fil de ses ides, et parvenait grand- peine mener laudience jusquau bout. Il rentrait chez lui avec la triste conviction que ses fonctions, que son service ne pouvaient le dlivrer delle. Ce qui tait terrible, cest quelle lattirait non pour loccuper, mais seulement pour quil la regardt bien en face, sans rien pouvoir faire et en souffrant atrocement.

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  • Pour chapper cet tat, Ivan Ilitch cherchait une consolation, dautres crans ; et ces crans venaient pour un temps son secours et paraissaient le sauver. Mais aussitt, sans seffacer compltement, ils la laissaient transparatre, comme si elle traversait tout et que rien ne pt la cacher.

    Les derniers temps il lui arrivait dentrer dans le salon quil avait meubl, dans ce salon o il avait fait cette chute, et pour lequel, comme il se le disait avec amertume, il avait sacrifi sa vie, car il savait que de cette chute datait sa maladie. Il entrait et remarquait une rayure, comme une entaille, sur la table vernie ; il en cherchait la cause ; ctait lun des coins en bronze de lalbum qui tait sorti et faisait saillie. Il prenait lalbum, ce prcieux album compos par lui avec tant damour, et se mettait en colre contre sa fille et ses amies, qui, par ngligence, abmaient les coins ou retournaient les photographies, et il remettait tout en ordre et replaait le coin de bronze.

    Tout coup lide lui venait de transporter

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  • tout cet tablissement avec les albums, dans un coin du salon, tout prs des fleurs. Il sonnait le domestique ; ou bien sa femme et sa fille venaient son secours. Elles ntaient pas de son avis et le contredisaient ; lui, discutait, mais tout allait bien tant quil ne songeait pas elle, tant quelle napparaissait pas.

    Pendant quil dplaait les meubles, sa femme lui disait.

    Laisse faire les domestiques, toi tu te feras encore mal. Et soudain elle apparaissait travers lcran, et il la voyait. Elle apparaissait. Au premier moment, il esprait quelle allait disparatre ; mais, malgr lui, il pensait son mal : toujours la mme chose, la mme douleur lancinante, et il ne pouvait plus loublier. Il la distinguait nettement derrire les fleurs. quoi bon tout cela ? Oui, jai perdu ma vie pour ce rideau, comme dans une bataille. Est-ce possible ? Que cest terrible et stupide ! Non, cela nest, pas possible ! Cest impossible et cependant cela est !

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  • Il revenait dans son cabinet, se couchait et restait seul avec elle, face face avec elle. Mais il navait rien faire avec elle, que de la regarder et frmir dpouvante.

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  • VII

    Comment cela arriva-t-il, on ne saurait le dire, car cela se produisit insensiblement, peu peu, et sans quon le remarqut, mais il advint que le troisime mois de la maladie dIvan Ilitch, sa femme, sa fille, son fils, ses domestiques, ses amis, son mdecin et surtout lui-mme savaient que tout lintrt quil veillait se ramenait cette seule question : quand enfin ferait-il de la place, quand dbarrasserait-il les vivants de sa personne gnante, et serait-il lui-mme dlivr de ses souffrances ?

    Il dormait de moins en moins. On lui donnait de lopium et des injections de morphine, mais rien ne le soulageait. Ltat de langueur dans lequel il tombait pendant ses priodes de demi-assoupissement, les premiers temps, tait pour lui un soulagement ; mais bientt le mal devint plus aigu.

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  • Conformment aux prescriptions du mdecin on lui prparait des aliments spciaux, quil trouvait de plus en plus mauvais, et de plus en plus curants.

    Pour ses selles, on avait pris galement des dispositions spciales et chaque fois, ctait pour lui une nouvelle torture, tant cause de la salet, de linconvenance, de lodeur, qu cause de la ncessit de se faire aider par quelquun.

    Mais justement de ces ennuis si pnibles, survint pour Ivan Ilitch une consolation.

    Ctait Gurassim, laide sommelier, qui tait charg de nettoyer son vase.

    Gurassim tait un paysan propre, sain, bien nourri par ses matres. Il tait toujours gai et content. Dabord la vue de cet homme, toujours propre dans son costume russe, faisant une besogne aussi rpugnante, gna Ivan Ilitch.

    Un jour, stant relev de son vase, il neut pas la force de tirer son pantalon et tomba sur un fauteuil. La vue de ses cuisses nues, amaigries, lpouvanta. ce moment, Gurassim, chauss

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  • de bottes paisses, entra de son pas lger, assur, apportant avec lui une odeur agrable de goudron et dair frais. Il avait un tablier propre, une chemise dindienne dont les manches retrousses dcouvraient ses bras jeunes, robustes et nus, et, sans regarder Ivan Ilitch, pour lui cacher la joie de vivre qui clairait son visage et aurait pu attrister le malade, il sapprocha du vase.

    Guerassim ! lui dit faiblement Ivan Ilitch.Guerassim tressaillit, craignant sans doute

    davoir commis quelque faute, et, dun mouvement rapide, il tourna vers le malade son bon visage, frais, naf, jeune, presque encore imberbe.

    Que dsire monsieur ? Je pense que cela test dsagrable. Excuse-

    moi. Je ne puis faire autrement. Oh ! monsieur ! fit Guerassim dont les yeux

    brillrent tandis quun sourire dcouvrait ses fortes dents blanches. Pourquoi ne prendrais-je pas cette peine ? Vous tes malade.

    De ses mains adroites et vigoureuses, il

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  • sacquitta de sa besogne habituelle, puis sortit dun