la musique des de londres nourrit la -...

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ECRIRE UN ARTICLE sur Paul Gilroy n’est pas chose facile. Comment souligner l’incroyable richesse d’une réflexion entamée il y a près de trente ans et dont l’onde de choc semble loin de s’arrêter ? Lors- qu’on écoute le sociologue parler de sa passion inaltérable pour la musique, on est emporté dans un tourbillon d’intelligence qui force l’admiration. Au fil de l’entretien, il fait s’entrechoquer le dub mini- mal et vaporeux de Tikiman et le broken beat débridé de jazzmen japonais. Il se rappelle Bob Marley redescendant Piccadilly Circus en chantant « Midnight Ravers », un voyage à Seattle sur la tombe de Jimi Hendrix en compagnie d’un GI. Paul Gilroy fait soudain res- sortir les liens insoupçonnés qui relient le rapper Kurtis Blow au philosophe allemand Theodore Adorno. Quelques péripéties d’une expédition musicale sans pareille à travers l’espace et le temps, où se retrouvent pêle-mêle des musiciens, des écrivains, des sons, des images et des lieux. Une pléiade d’expériences Ces éléments disparates issus de son univers théorique ou bio- graphique participent tous à la réalisation d’un même dessein : produire une approche « post-exotique » des musiques noires, et connaître quelles en seront « les résonances du futur ». Ceci en démontrant leur importance dans la constitution d’identités trans- nationales au sein des communautés issues de la diaspora africaine Métissages à Londres PAUL GIROY PORTRAIT 43 La musique des communautés noires de Londres nourrit la pensée de Paul Gilroy. Le sociologue s’en inspire pour imaginer un monde où la notion de race serait abandonnée TEXTE JOËL VACHERON PHOTO URBAN IMAGE/CHARLY PHILLIPS NOTTING HILL DANS LES ANNÉES 60

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EcrirE un articlE sur Paul Gilroy n’est pas chose facile. comment

souligner l’incroyable richesse d’une réflexion entamée il y a près

de trente ans et dont l’onde de choc semble loin de s’arrêter ? lors-

qu’on écoute le sociologue parler de sa passion inaltérable pour la

musique, on est emporté dans un tourbillon d’intelligence qui force

l’admiration. au fil de l’entretien, il fait s’entrechoquer le dub mini-

mal et vaporeux de tikiman et le broken beat débridé de jazzmen

japonais. il se rappelle Bob Marley redescendant Piccadilly circus

en chantant « Midnight ravers », un voyage à Seattle sur la tombe

de Jimi Hendrix en compagnie d’un Gi. Paul Gilroy fait soudain res-

sortir les liens insoupçonnés qui relient le rapper Kurtis Blow au

philosophe allemand theodore adorno. Quelques péripéties d’une

expédition musicale sans pareille à travers l’espace et le temps, où

se retrouvent pêle-mêle des musiciens, des écrivains, des sons, des

images et des lieux.

Une pléiade d’expériencesces éléments disparates issus de son univers théorique ou bio-

graphique participent tous à la réalisation d’un même dessein :

produire une approche « post-exotique » des musiques noires, et

connaître quelles en seront « les résonances du futur ». ceci en

démontrant leur importance dans la constitution d’identités trans-

nationales au sein des communautés issues de la diaspora africaine

Métissages à Londres

Pau

l Gi

roy

por

trai

t

43

La musique des communautés noires de Londres nourrit la pensée de Paul Gilroy. Le sociologue s’en inspire pour imaginer un monde où la notion de race serait abandonnée

tExtE Joël Vacheron

PHoto Urban Image/charly phIllIps

nottinG Hill danS lES annéES 60

La black music à Londres

Pau

l Gi

roy

por

trai

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en occident. Pour Paul Gilroy, ce travail de valorisation est essentiel.

« Sans cela, on risque simplement de s’en tenir à une histoire de la

black music vue uniquement à travers sa globalisation progressive

et son rattachement comme produit de consommation à l’empire

américain. Je pense que nous méritons une bien meilleure histoire

que celle-ci. » le généreux combat de Paul Gilroy vise également à

retracer une histoire contemporaine et urbaine qui insiste sur les

vertus fédératrices, trop souvent minimisées, des musiques popu-

laires. ce n’est pas un hasard si l’originalité et la pertinence de son

approche en font l’une des figures les plus marquantes de la socio-

logie contemporaine.

ce positionnement théorique suit de très près son parcours.

Parallèlement à son activité académique, Paul Gilroy a toujours

multiplié les occupations rattachées à la musique. Que ce soit en

tant que journaliste, dJ, guitariste ou organisateur d’événements,

il accumule une pléiade d’expériences et d’amitiés qui lui confèrent

un background plutôt inédit pour un professeur de la prestigieuse

london School of Economics. connaissez-vous beaucoup d’intel-

lectuels qui puissent se targuer d’avoir monté une radio pirate, de

faire partie de la dernière génération des Ethiopianistes ou d’avoir

accompagné sur scène des groupes de reggae tels que Steel Pulse

ou Jah Wobble ?

Créer des passerellesPaul Gilroy a toujours eu

comme leitmotiv de faire

ressortir les problèmes

engendrés par les situations

postcoloniales en occident.

Ses éclairages originaux et

volontairement provoca-

teurs ont ainsi participé plus

d’une fois à redéfinir les

débats touchant aux natio-

nalismes, aux racismes, aux

identités ou aux productions

culturelles et intellectuelles.

c’est dans ce but qu’il pour-

suit depuis de nombreuses

années un travail historique de légitimation des musiques populai-

res. « on considère trop souvent les musiques populaires comme

allant de soi, sans réellement en questionner l’importance. Pour-

tant, il est toujours intéressant de considérer les manifestations

de cultures populaires à travers les valeurs qu’elles contribuent à

colporter. Selon moi, la musique véhicule une gamme de valeurs

qui ne doivent pas simplement être évoquées entre parenthèses.

c’est pourquoi j’ai toujours cherché à cerner l’espèce de démocratie

implicite véhiculée par la musique et d’en souligner les dimensions

non seulement musicales, mais également sociales et politiques. »

cet ancien élève de Stuart Hall, le père fondateur des cultural

Studies, met un point d’honneur à souligner la complexité et la pro-

fondeur du quotidien, en s’efforçant de créer des passerelles entre

savoir populaire et pensée savante. dans cet esprit, il démontre

combien il est important de ne pas réduire les musiques populaires

à leurs seuls attributs stylistiques, ni de les considérer uniquement à

travers leur fonction récréative. Bien au contraire, pour autant qu’on

y prête une attention particulière, ces productions permettent

de révéler bon nombre de normes et de dysfonctionnements qui

traversent nos sociétés. ainsi, dès sa première publication majeure,

le désormais classique There Ain’t No Black In The Union Jack, Paul

Gilroy laisse une large part au rôle joué par le reggae dans l’implan-

tation des immigrés de descendance africaine dans l’angleterre

d’après-guerre.

Son approche est à tel point inhabituelle qu’on ne lui trouve pas

d’équivalent francophone, peut-être parce qu’elle est indissociable

du contexte anglais de la fin des années 60 et du début des années

70 dans lequel Paul Gilroy a grandi. il précise d’ailleurs avec une

modestie sincère : « il n’y a aucune créativité de ma part. les thèmes

de mes travaux – devenir, appartenir, le projet éthiopianiste, la force

d’exclusion d’un certain type de racisme –, toutes ces questions sont

communes aux personnes de ma génération. Je me suis simplement

contenté de retranscrire ces thèmes dans un langage académique.

rien de plus. ce n’est pas ma vision, c’est la culture de ma généra-

tion. »

L’effervescence musicale des 60’s londoniennesLondon Is The Place For Me est le titre d’une anthologie de calypso

composée uniquement de morceaux produits en angleterre par

les immigrés en provenance des caraïbes durant les années 50

et 60. Paul Gilroy ne comprend

pas qu’une série tV diffusée

récemment sur la première

vague d’immigrés caribéens

en Grande-Bretagne n’ait pas

utilisé cette musique comme

illustration sonore. « cela aurait

favorisé le réveil des souvenirs

et aurait permis de se cons-

truire une image mentale qui

restitue de plus près le paysage

sonore de cette époque. a la

place, ils ont préféré passer du

jazz cheap produits aux Etats-

unis. »

né en 1956 d’un père

anglais et d’une mère originai-

re de Guyane, Paul Gilroy faisait

partie de la première génération d’enfants nés en angleterre de

parents immigrés. « Vue de l’extérieur comme de l’intérieur, notre

génération était considérée comme une génération perdue. nous

n’étions ni véritablement rattachés à la culture de nos parents, ni

à la culture anglaise. Mais moi je n’ai jamais accepté ce scénario.

nous n’étions pas une génération perdue, et la musique était

là pour le prouver. » il évoque notamment un groupe comme

Steel Pulse avec qui il partage une amitié de longue date et qu’il

considère être l’équivalent musical de sa réflexion académique.

ou dennis Matumbi « qui fut emprisonné pour avoir joué un mor-

ceau qui incitait à la révolte », ou encore le poète linton Kwesi

Johnson. autant d’artistes dont les productions de cette période

sont représentatives des différentes sensibilités qui affluaient

dans l’effervescence musicale londonienne. une hybridation

intercontinentale directement retranscrite dans certains mor-

ceaux emblématiques. a l’instar du « rico’s Message » (1967) du

tromboniste rico rodriguez qui représente « une combinaison

imprévisible de funk, de dub et de rhythm’n’blues uniquement

envisageable dans le londres de cette époque. »

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portrait

Paul Giro

y

Métissages à Londres

« J’ai cherché à cerner la démocratie implicite véhiculée par la musique et d’en souligner les dimensions sociales et politiques. » paul gilroy

danS lE MEtro dE nottinG Hill,

annéES 60

Les révélations 2006

portrait

xxxxxx

écrire à propos de mai 68, il est surprenant de constater que per-

sonne n’ait écrit à propos du mouvement punk, de Rock Against The

Racism ou des transformations radicales des cultures populaires en

regard de ces problèmes comme des moments qui ont largement

participé à politiser toute une génération. tout cela s’est passé il y

a trente ans et fait désormais partie de l’histoire. il est essentiel de

l’inscrire dans des livres. »

Une carte musicale de Londresc’est à cet objectif que se destine l’ouvrage sur lequel il travaille

actuellement. a partir de souvenirs de concerts auquel il a participé,

Paul Gilroy veut interroger les énormes modifications qui ont méta-

morphosé nos habitudes musicales durant ces trente dernières

années. Faire une histoire de « l’émergence et du déclin de cette cul-

ture des concerts dans les villes occidentales », en cherchant notam-

ment à découvrir pour quelles raisons « les gens ne semblent plus

éprouver le même désir de consommer la musique live ». il relève,

dans un premier temps, l’incroyable augmentation des prix d’entrée

des concerts, qui ne sont cependant pas les seules raisons de cette

désaffection. En toile de fond à ce projet, il y a également une inter-

rogation sur l’impact de l’iPod et la généralisation d’une consom-

mation musicale individualisée « représentative d’une régression de

l’écoute et de l’aspect public de la musique ».

Pour ce projet, il envisage une formule originale. une sorte

de montage, à partir de soixante expériences musicales auxquelles

il a participé et qui l’ont marqué d’une manière ou d’une autre. il

peut s’agir d’un son, d’un endroit, d’un lieu qui a peut-être disparu,

« ou même d’une simple pochette d’album qui, lorsqu’on la revoit,

peut produire un véritable déferlement de souvenirs ». a travers

cet agencement en rhizomes, il cherche à produire une sorte de

carte de londres aux entrées multiples qui amplifie la dimension

musicale de la ville, sans se soucier des questions de genres. « dans

cet ouvrage, je ne prétends pas que je n’aimais pas le rock, ni qu’il

n’y avait aucune influence hippie dans mon passé. Je compte dire la

vérité et démontrer combien c’était complexe. Je me sens vraiment

plus léger maintenant que j’ai pris cette décision de ne pas simple-

ment dire que tout était reggae, jazz, soul ou latino. ces musiques

font clairement partie de ma vie, mais il y a aussi toute la gamme des

musiques anglaises, du folk, du rock. tous ces styles font partie de

mon parcours en se manifestant de manière synergique à la vie et à

l’expérience londonienne. »

au-delà des « fausses identités tribales », le message de Paul

Gilroy nourrit le projet d’un futur dans lequel la notion même de

race serait enfin abandonnée. un engagement pour promouvoir une

musique d’avenir la plus harmonieuse possible.

bIblIographIe:

There aIn’T no black In The UnIon Jack (london, classIc roUTledge, 1987)

The black aTlanTIc: modernITy and doUble conscIoUsness (cambrIdge, harVard UnIVerITy press, 1994).

TradUcTIon françaIse :l’aTlanTIqUe noIr : modernITé eT doUble conscIence (edITIons kargo, 2003)

agaInsT race: ImagInIng polITIcal cUlTUre beyond The color lIne (cambrIdge, harVard UnIVersITy press, 2000)

afTer empIre : melancholIa or conVIVIal cUlTUre (london, roUTledge, 2004)

www.blackaTlanTIc.com

Des musiques aussi cassées que le mondecette tendance au métissage de styles s’est poursuivie jusqu’à

aujourd’hui à travers les différents courants qui ont secoué la scène

dance anglaise. Paul Gilroy se montre particulièrement enthou-

siaste lorsqu’il évoque la « fantastique période » d’émergence de la

drum’n’bass et du broken beat. des musiques « aussi cassées que le

monde est cassé ». S’il apprécie ces courants, c’est qu’ils ont su gar-

der toute leur indépendance et n’ont « jamais été dénaturés du fait

d’avoir été surexposé ». une intégrité et une forte identité british

qui ne se retrouvent pas, selon lui, avec la même intensité dans le

mouvement grime, dernier avatar du son urbain londonien. « la plu-

part des commentateurs considèrent que ce mouvement n’est pas

directement influencé par les Etats-unis. cependant ils adoptent un

positionnement, un style qui est plus spécifiquement américain. Je

ne parle pas forcément de la musique, mais de tout ce qui l’entoure.

une influence qui occasionne une sorte de confusion pour définir

où l’on se trouve. »

reste que londres a toujours constitué un « carrefour » unique

de créativité musicale. un contexte particulier de mutations artisti-

ques extrêmement prolifique qui démontre de façon explicite l’im-

pact des échanges culturels existants entre l’afrique, les caraïbes,

l’Europe et les états-unis. Plutôt que de partir à la recherche de ce

qui constitue l’authenticité des musiques noires, Paul Gilroy aborde

le reggae, le jazz, le hip hop ou le bhangra comme autant de styles

et d’idées qui véhiculent des pratiques et des conceptions de liberté

inédites. une fois diffusés à travers l’atlantique, ces différents genres

participèrent ainsi à créer les bases de cultures et d’identités pro-

prement transnationales. ce sont ces relations intercontinentales,

souvent insoupçonnées, qui constituent le propos de L’Atlantique

Noir: Modernité et Double Conscience. dans cet ouvrage, l’atlantique

est appréhendé non pas comme une région spécifique, mais plutôt

comme un vaste espace multiculturel caractérisé par le mouvement

et l’instauration de réseaux d’échanges culturels. une thématique

prolongée l’an dernier par l’organisation du festival interdisciplinaire

Black Atlantic à Berlin.

Le rôle des mouvements anti-racistesPaul Gilroy s’intéresse également à la force de politisation et de

revendication militante que les musiques populaires participèrent à

instaurer durant la fin de l’ère pré-MtV. un moment décisif eut lieu

en angleterre durant le milieu des années 70. tout le monde s’accor-

dait alors pour reconnaître qu’un enjeu de taille se profilait dans les

musiques populaires et qu’une réaction était nécessaire. des événe-

ments furent organisés, érigés comme autant de barricades pour

freiner les relations qui se tissaient insidieusement entre la droite

nationaliste et la sphère des musiques populaires. « cette situation

d’urgence créa un climat de mobilisation vraiment particulier qui fut

consolidé par la révolution punk. Et le travail fut fait ! »

ce fut le cas de la campagne Rock Against The Racism qui fut lan-

cée en 1976 et pris rapidement de l’ampleur. deux énormes festivals

furent organisés successivement avec l’anti-nazi league pour com-

battre l’augmentation des attaques racistes en Grande-Bretagne.

ces événements drainèrent à chaque fois près de 100 000 personnes

et eurent un profond impact sur la jeunesse. Paul Gilroy déplore que

de telles mobilisations n’aient pas encore retenu l’attention des his-

toriens. « lorsqu’on pense à toute l’énergie qui a été dépensée pour

nottinG Hill danS lES annéES 60