la naissance de la tragédie : une interprétation à partir
TRANSCRIPT
© Félix St-Germain, 2019
La Naissance de la tragédie : une interprétation à partir du corps
Mémoire
Félix St-Germain
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
La Naissance de la tragédie : une interprétation à partir du corps
Mémoire
Félix St-Germain
Sous la direction de :
Marie-Andrée Ricard, directrice
III
Résumé
Ce mémoire propose une interprétation de La Naissance de la tragédie à partir du fil conducteur de
la pensée nietzschéenne du corps. Il s’agit de mettre au jour le lien intime entre la sagesse tragique
et le corps vivant dans le premier ouvrage de Nietzsche à travers l’élaboration de sa
« métaphysique d’artiste ». Nous tenterons de montrer que dès La Naissance de la tragédie,
Nietzsche formule une critique interne de la métaphysique idéaliste, qui domine selon lui la
culture occidentale depuis Socrate. Il faudra d’abord dégager le problème central du livre, à savoir
le rapport entre le pessimisme et la connaissance. Ensuite, nous exposerons la métaphysique que
Nietzsche forge en s’inspirant de l’esthétique physiologique propre à la vision tragique du
monde, animée des pulsions apolliniennes et dionysiaques. Ce faisant, nous verrons comment
cette vision permet à Nietzsche de surmonter le nihilisme auquel aboutit la philosophie de son
maître à penser, Schopenhauer. En déployant sa philosophie du point de vue du corps, Nietzsche
s’aperçoit que l’avènement de la métaphysique idéaliste correspond au refus socratique de la
sagesse tragique et au refoulement corollaire des pulsions dionysiaques. Notre dernier chapitre
sera alors consacré à l’analyse nietzschéenne de la mort de la tragédie, qui signe le coup d’envoi
de la métaphysique et de la destination nihiliste de la civilisation. Nous terminerons en abordant
la redétermination de la philosophie qu’opère Nietzsche en fonction de sa réappropriation d’une
pensée du corps.
V
Table des matières
Table des matières
Résumé ............................................................................................................................................... III
Table des matières ................................................................................................................................ V
Remarques bibliographiques ............................................................................................................... VII
Abréviations ...................................................................................................................................... VIII
Remerciements .................................................................................................................................... IX
INTRODUCTION. LE PLUS LOINTAIN, LE PLUS PROCHE ...................................................... 1
Le retour dans la caverne des ombres..................................................................................................... 1
La métaphysique d’artiste contre la métaphysique idéaliste ......................................................................... 6
CHAPITRE 1. L’APPROCHE CHARNELLE DE LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE .......... 11
SECTION 1 – Le corps comme fil conducteur : éclairage mutuel du corps et de l’esthétique ......... 12
1.1 L’approche du corps par le dionysiaque ................................................................................ 13
1.2 L’approche du dionysiaque par le corps ................................................................................ 16
SECTION 2 – « Un livre impossible » ............................................................................................... 17
2.1 Le défaut philologique à l’endroit du style de vie grec ............................................................ 17
2.2 Une philologie poétique ........................................................................................................ 19
2.3 L’écueil du romantisme ......................................................................................................... 20
SECTION 3 – Les intuitions directrices de La Naissance de la tragédie .............................................. 25
3.1 L’intution poétique ............................................................................................................... 25
3.2 L’anti-classicisme .................................................................................................................. 27
3.1 Le retour à la période archaïque ............................................................................................ 29
CHAPITRE 2. LA MÉTAPHYSIQUE D’ARTISTE DU CORPS DIONYSIAQUE ........................ 32
SECTION 1 – L’interprétation schopenhauerienne de la volonté comme manque ......................... 34
1.1 Le corps à corps avec la vie : la découverte de la volonté à partir du corps vivant .................. 38
1.2 Le désir comme manque et l’art comme sédatif de la volonté ................................................ 41
SECTION 2 – La métaphysique (d’)artiste à partir de la physiologie de l’art ................................... 47
2.1 Esthétique et physiologie ...................................................................................................... 49
2.2 L’ivresse dionysiaque et la vérité tragique .............................................................................. 53
2.3 La volonté comme grundlos et comme Abgrunde ..................................................................... 58
SECTION 3 – La sagesse tragique ................................................................................................. 64
3.1 Apollon et le paradigme du rêve ............................................................................................ 65
VI
3.3 La fonction thérapeutique d’Apollon .................................................................................... 69
3.3 Le pathos dionysiaque et l’interprétation nietzschéenne de la volonté comme excès ................ 72
3.4 L’émancipation de la métaphysique par la volonté (de puissance) .......................................... 76
CHAPITRE 3. MORT DE LA TRAGÉDIE ET AVÈNEMENT DE LA MÉTAPHYSIQUE ........ 81
SECTION 1 – « Le grand Pan est mort » : le suicide de la tragédie ................................................. 83
1.1 La transformation de la tragédie à travers la révocation euripidienne du chœur dionysiaque .. 84
1.2 L’hypertrophie de la pulsion théorique et son interprétation morale du monde ..................... 87
SECTION 2 – L’essence nihiliste de la métaphysique ..................................................................... 94
2.1 « Socrate voulut mourir » ........................................................................................................ 95
2.2 La redétermination nietzschéenne de la philosophie .............................................................. 99
CONCLUSION. LE PATHOS DE LA DISTANCE ...................................................................... 104
Après La Naissance de la tragédie .................................................................................................. 104
Quel corps aujourd’hui ? ................................................................................................................ 106
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................ 108
VII
Remarques bibliographiques
Les citations françaises des Fragments posthumes se rapportent aux volumes consacrés des
Œuvres philosophiques complètes (14 tomes), Colli/Montinari (éd.), Paris, Gallimard, 1968 sq.
Les citations du texte allemand s’appuient sur l’édition de référence élaborée par G. Colli
et M. Montinari : Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (KSA), Colli/Montinari (éd.),
15 Bde, München/Berlin/New-York, Walter de Gruyter, 1980 sq. De même pour la
correspondance en allemand : Nietzsche, Briefe. Kritische Gesamtausgabe (KGB), Colli/Montinari
(éd.), 7 Bde, München/Berlin/New-York, Walter de Gruyter, 1981 sq.
VIII
Abréviations
A : Aurore
AC : L’Antéchrist
APZ : Ainsi parlait Zarathoustra
Co : Correspondance (de I à IV)
CH : Le cas Homère
CId : Crépuscule des Idoles
CIn : Considérations inactuelles (de I à IV)
CW : Le cas Wagner
D : Sur Démocrite
EH : Ecce Homo
ÉP : Écrits posthumes
FP : Fragments posthumes, suivi du numéro de cahier correspondant et de celui du fragment d’après le classement établi par G. Colli et M. Montinari dans les Œuvres complètes publiées chez Gallimard.
GM : Généalogie de la morale
GS : Le Gai Savoir
HTH : Humain, trop humain (I et II)
IDP : Introduction à l’étude des dialogues de Platon
ILS : Introduction aux leçons sur l’Œdipe-Roi de Sophocle
IEPC : Introduction aux études de philologie classique
KSA : Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (pour les citations allemandes)
Monde : Le Monde comme volonté et représentation (I et II)
NcW : Nietzsvhe contre Wagner
NT : La Naissance de la tragédie
NP : Nous autres philologues
PBM : Par-delà bien et mal
PH : Sur la personnalité d’Homère
PP : Les philosophes préplatoniciens
IX
Remerciements
Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont aidé, de près ou de loin, à accomplir ce mémoire. Je
remercie particulièrement :
Stéphane Delisle, Jean-François Perrier, Félix Audet-Robitaille et Marilie Rhéaume, de m’avoir
entretenu de la passion pour la philosophie, mais surtout de votre précieuse amitié.
Béatrice, mon amoureuse, pour ta présence et ton soutien constant, sans lesquels ce travail
n’aurait peut-être pas abouti.
Denis et Patricia, pour nos dimanches, qui à chaque fois m’ont apporté un répit bienfaisant.
À mes parents, à qui je dois tout, et à qui je dois surtout le meilleur de moi-même. Merci pour
votre confiance intarissable, votre soutien et vos encouragements, qui ne datent pas d’hier. Vous
êtes les personnes les plus importantes dans ma vie.
À ma directrice, Marie-Andrée Ricard, d’avoir compris ma sensibilité philosophique dès le début
et de m’avoir aidé à la questionner et à la cultiver. Merci aussi de votre patience et de votre
générosité.
Je remercie enfin Sophie-Jan Arrien et Donald Landes d’avoir accepté d’évaluer mon mémoire.
X
Nous ne savons même pas où vit à présent ce qui est vivant, quelle est
son essence, et comment l'appeler. Laissez-nous seuls, sans livres, et
aussitôt nous nous embrouillerons, nous nous égarerons, nous ne saurons
à quoi adhérer, à quoi nous attacher; nous ignorerons ce qu'il faut aimer ou
haïr, respecter ou mépriser ! Il nous est même à charge d'être des hommes,
– des hommes avec un vrai corps, de la chair et du sang bien à eux ; nous
en avons honte, nous considérons cela comme un opprobre, et nous nous
efforçons de ressembler à un type commun d'humanité, qui n'a jamais
existé. Nous sommes mort-nés depuis longtemps, nous naissons de pères
qui ne sont pas vivants ; et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons
goût. Bientôt, nous imaginerons de naître d'une idée.
Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol
Méditer un philosophe, ce n’est point lui faire dire ce qu’on a envie de
dire soi-même sans en avoir l’audace ou la force. C’est reconstruire les
problèmes de ce philosophe, afin d’y apporter, ensuite, des solutions
nouvelles. Ni création pure, donc, ni répétition érudite. Plutôt
interprétation qui se cherche à travers une écoute scrupuleuse protégée par
la discipline des méthodes.
J. Granier, Le problème de la Vérité dans la philosophie de Nietzsche
1
INTRODUCTION. LE PLUS LOINTAIN, LE PLUS PROCHE
« J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie :
j’ignore ce que sont des problèmes “purement spirituels”1. »
Le retour dans la caverne des ombres
En vertu d’un étrange rapport de proximité, il arrive que les choses les plus proches et
les choses les plus lointaines se rencontrent pour un instant, s’éclairant mutuellement d’une
lumière nouvelle et réclamant ainsi un regard nouveau. Une telle expérience est mise en scène
par Nietzsche dans Le voyageur et son ombre, second appendice à Humain, trop humain ajouté en
1879. Les 350 aphorismes qui composent celui-ci sont encadrés par deux dialogues dans lesquels
un voyageur est interpellé par son ombre, figure des choses les plus proches, mais aussi des plus
éloignées; de même qu’on ne peut saisir son ombre, de même ce qui nous est au plus près est
hors de notre portée. Leur entretien se déroule sur fond de la séparation préconceptuelle la plus
ancienne de l’humanité, celle qui sépare la lumière de l’ombre, le jour de la nuit, l’être du non-
être, puis chemin faisant le vrai des apparences et le bien du mal.
Les deux récits fondateurs de notre civilisation, la Genèse et l’allégorie de la caverne, y
sont co-impliqués. À la cosmogonie judéo-chrétienne, selon laquelle le chaos et l’abîme sont
chassés par la lumière, s’ajoute la cosmo-logie platonicienne, laquelle consacre la séparation
(χωρισμός) entre le monde sensible et proche du non-être (μὴ ὄν), et le monde intelligible et
lointain de l’être (οὐσια). S’opère alors le déclassement de la vision perceptive et de la doxa des
sens en faveur de la vision théorique de l’esprit. L’ascension de l’âme vers la lumière du Bien, qui
culmine avec la contemplation (θεωρία) des idées pures par la raison, est envisagée aussitôt
comme fuite en dehors de la caverne des ombres. Comme on sait, cette fuite vers les idées obtient
le nom méthodologique de dialectique et le nom général de philosophie. Socrate exhorte en effet
à l’abandon de « cette chose insensée qu’est le corps2 » via l’activité philosophique. Étant
1 FP A, 4 [285], p. 436. 2 Phédon 67 a, trad. M. Dixsaut, dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), Paris, Flammarion, 2011, p. 1182.
2
rapportée à la mort, celle-ci vise à « fuir d’ici là-bas le plus vite possible3 », car « ceux qui
philosophent droitement s’exercent à mourir4 ».
Au cours de leur discussion, le voyageur promet à son ombre que les hommes vont
désormais « redevenir bons voisins des choses les plus proches5 », de leurs perceptions, de leurs
sentiments, de leur corps. Ce bon voisinage ne veut pas dire supprimer tout écart entre soi et les
choses, mais bien plutôt regagner la bonne distance avec elles, pour mieux les voir. Par rapport
à l’horizon de la rationalité scientifique fixé par Platon et qui s’étend jusqu’aux Lumières et au-
delà, l’originalité de Nietzsche ne réside pas selon nous dans la récusation du jugement
condamnant la proximité corporelle au domaine des illusions et des apparences, mais à l’inverse
dans la revendication entière de ce domaine d’apparences et d’illusions. En un mot, la
philosophie fait avec Nietzsche un pas en arrière et séjourne de nouveau dans la pénombre hors
de laquelle elle s’est précipitée dès son inauguration platonicienne : celle de la sensualité, du corps
et de l’affectivité.
Ce n’est qu’en 1886 que ce « retour aux apparences6 » s’effectue explicitement chez
Nietzsche à titre d’explication et de rupture avec l’ensemble de la tradition de pensée occidentale,
dont l’entreprise fut d’exposer le monde sous la lumière ardente du Vrai, du Beau et du Bien
grâce à l’unique force de la raison désincarnée7. C’est à l’époque de cette prise de conscience
(Selbstbesinnung) que Nietzsche conçoit explicitement sa tâche philosophique « dans ce qu’elle a
d’historico-mondial8 », autrement dit dans ce qu’elle a de séismique et de révolutionnaire eu égard
au destin de l’humanité. Or, si le retournement (Umkehrung) nietzschéen s’annonce seulement
dans les années 1880, la réalisation que la philosophie est née du refoulement des choses les plus
proches et l’intuition qui commande le retour originaire vers celles-ci remontent en fait au tout
début de sa pensée : dans La Naissance de la tragédie. Dans cet ouvrage, Nietzsche se propose de
3 Théétèe, 176 a, trad. M. Narcy, Ibid. (nous soulignons). Passage est cité par Nietzsche dans IDP, § 33, p. 130. 4 Phédon 67 e, p. 1183. 5 HTH II, « Le voyageur et son ombre », §§ 16 et 350, et p. 295. 6 GS, « Préface à la seconde édition », § 4, p. 33 : « Il est nécessaire de s’arrêter au pli, à la peau, d’adorer l’apparence. » On retrouve à peu près les mêmes mots dans NcW, « Épilogue », § 2, p. 206. 7 Bien qu’on ne doit pas oublier spectre de la « divine mania » dans le Phèdre. Ce délire enivrant se rapporte aux forces du désir et à la quête philosophique, nouant, à l’encontre du dualisme retors de Platon, l’âme au corps. De même la peur et l’étonnement qui transissent le corps comme double origine pathique de la philosophie dans le Théétète, ou encore la proclamation de l’essence érotique de la philosophie dans le discours de Diotime. Nous verrons dans notre troisième chapitre que la raison, malgré ce qu’en disent ses protecteurs idéalistes, est loin d’être désincarnée. 8 EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », § 6, p. 118.
3
retracer l’origine de la tragédie attique à partir de « l’esprit de la musique » et de fournir les
conditions esthétiques en faveur d’une renaissance de l’art allemand. Mais à vrai dire, il y fait à la
fois bien autre chose et beaucoup plus.
La Naissance de la tragédie n’explore rien de moins que le problème de la valeur de
l’existence, posé à nouveaux frais via l’opposition morale entre la vérité et les apparences.
Approfondissant cette dichotomie classique, Nietzsche pense déjà la crise qui affecte notre
époque, désignée plus tard sous le nom de « nihilisme ». En gros, on peut dire que cette crise
repose sur le sentiment que s’il n’y a rien qui transcende positivement et absolument le monde,
alors celui-ci ne vaut rien. La vie dans un monde qui ne serait que monde d’apparences ne
vaudrait pas la peine d’être vécue. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche découvre que les
racines de ce pessimisme face aux apparences plongent jusqu’aux tréfonds de la caverne, là où
Platon a relégué les phénomènes les plus dégradés de la vérité, les « imitations des apparences9 »,
à savoir jusqu’au phénomène de l’art.
Pour Platon, les productions artistiques sont au mieux purement illusoires, au pire
moralement dangereuses. Le diagnostic de Nietzsche consiste à identifier le rejet platonicien de
l’art au nom de la vérité comme étant le coup d’envoi irrévocable de la philosophie occidentale,
qui culmine au tournant du XXe siècle dans le nihilisme. Assimilant l’art au mensonge, comme
étant un simulacre des ombres des apparences, Platon combat l’ensorcellement de la passion
artistique qui entraverait l’intelligibilité de la vérité. La condamnation emblématique des poètes
dans le livre X de La République présuppose la dépréciation morale des sens, des émotions et du
corps, ceux-ci devant être sacrifiés sur l’autel des Idées.
L’art et le corps sont les deux principaux objets du mépris idéaliste à l’égard des
apparences. Tandis que celui-ci est le symbole même de l’apparence, celui-là est le tombeau qui
enchaîne l’âme aux apparences10. L’histoire raconte qu’après avoir rencontré Socrate, Platon
brûla aussitôt ses tragédies11; l’adoration de la raison est incompatible avec le culte des simulacres.
Nietzsche estime toutefois que l’âme et le corps entretiennent une relation intime. C’est, écrit-il,
9 La République, livre X, 598 b, trad. G. Leroux, Op. Cit., p. 1767. 10 Association découlant du cratylisme σῶμα-σῆμα dans Cratyle, 400 c, dans Gorgias, 493 a et dans Phèdre, 250 c. 11 NT, § 14, p. 171.
4
« en combattant farouchement sa propre chair12 » que Platon s’est fait philosophe. Et depuis, « la
division tout à fait erronée entre l’“âme” et le “corps” […] pèse comme une malédiction sur la
philosophie.13 »
Du point de vue nietzschéen, il y a donc un nœud extrêmement serré au commencement
de la philosophie, lequel procède de l’enchevêtrement conflictuel de la rationalité, de l’affectivité
corporelle et de l’art. Aux yeux de Nietzsche, le refus passionnel des passions artistiques et
charnelles par Socrate et Platon s’avère des plus suspect. L’enthousiasme aveugle de la
philosophie pour la « froide » raison et pour la vérité à tout prix serait-il, tant que tel, non
philosophique ? Parallèlement, l’optimisme scientifique qui détermine la vision théorique du
monde cacherait-il une détresse inavouée ? Ce sont ces doutes que Nietzsche situe à la genèse
de son ouvrage de jeunesse. Comme il l’indique dans l’Essai d’autocritique annexé à la seconde
édition de La Naissance de la tragédie, il avait pour la première fois saisi l’opposition entre la vérité
et les apparences comme étant un phénomène d’ordre moral. Cette opposition apparaît comme
le signe d’une « hostilité à l’égard de la vie, une antipathie rageuse et vindicative à l’égard de la vie
elle-même : car toute vie repose sur l’apparence, l’art, l’illusion, l’optique, la nécessité de la
perspective et de l’erreur.14 » Comme on va le voir, l’optimisme qui aiguillonne la configuration
platonicienne de la rationalité trahit en vérité « la haine du “monde”, l’anathème jeté sur les
affects, la crainte de la beauté et de la sensualité, un au-delà inventé pour mieux calomnier l’ici-
bas.15 » Ainsi se définit ce que Nietzsche nomme « nihilisme », soit la volonté de néant qui
s’empare de la vie pour nier la vie elle-même
L’iconoclasme et le déni du corps, que Nietzsche comprend comme des symptômes du
dégoût de la vie terrestre, traversent tel un fil rouge l’histoire de la pensée occidentale. En ce qui
concerne le corps, qui sera ici notre principal objet, celui-ci profite rarement d’un statut positif
dans la méditation philosophique. Il se voit le plus souvent confiné au rang d’instrument
12 ÉP, « Socrate et la tragédie », p. 41. 13 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 10, p. 247-248. Le même avis est exprimé plus allusivement dans NT, § 21, p. 220. Dans ses cours à l’Université de Bâle (1972-1976), Nietzsche précise que cette division entre l’âme et le corps dérive d’abord chez Parménide d’un problème gnoséologique, puis devient un enjeu moral chez Platon. Dans PP, § 10, p. 175-176. 14 NT, « Essai d’autocritique » § 5, p. 91. 15 Idem (l’auteur souligne).
5
gnoséologique (empirisme sensualiste) ou d’intermédiaire du plaisir (hédonisme)16. Il n’est
mobilisé que pour servir de terme négatif dans les oppositions classiques qui structurent en creux
la pensée occidentale (être/devenir, être/apparence, pensée/affectivité, etc.). Aristote, par
exemple, est d’avis que le corps n’obtient sa signification que par l’âme qui l’habite. Sans elle, il
n’est « corps » que par homonymie17. La plupart du temps, ce qui est refusé au corps par les
philosophes est attribué à l’humanité de l’homme sous les costumes de l’âme, de la liberté, de la
raison. Sans cesse réactivées au cours de la tradition, les différences entre le psycho-somatique
et l’anthropozoologique reflètent les efforts soutenus pour distinguer l’incorporel du corporel,
l’âme du corps et par extension l’humanité de la bestialité. Le corps est l’autre – de l’esprit, de la
raison, du « propre » de l’homme18.
En ce qui concerne l’art, les symptômes sont moins univoques, ou en tout cas plus
subtils. Les échos de sa disqualification platonicienne se font entendre emblématiquement chez
un Pascal, qui déplore la mimétique artistique pour mieux mettre en évidence l’inanité du monde
lui-même : « quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses
dont on n’admire point les originaux.19 » Mais c’est avec Schopenhauer que le caractère paradoxal
de l’art atteint son comble, puisque l’art reçoit dans sa philosophie un rôle métaphysique insigne,
en tant qu’il mène à la négation de la vie. À travers la philosophie de Schopenhauer, la
métaphysique se révèle pathologique. Nietzsche conçoit dès lors le destin de l’idéalisme
métaphysique, de Platon à Schopenhauer, comme nihilisme. Le retournement de la vie contre
elle-même, signalé par le dénigrement de l’art et du corps, procède ultimement de la
dévalorisation initiale des apparences.
Les questions de la corporéité et de l’art, telles qu’inscrites sous le signe de l’apparence,
ne sont pas exogènes à la philosophie. Elles lui sont au contraire étroitement liées, tant par son
origine que par les interrogations qu’elle soulève en regard de la finitude de l’existence. En fait,
le désaveu des apparences constitue pour Nietzsche la condition de possibilité du projet même
16 Certains se démarquent du lot, comme Montaigne : « c’est tousjours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. » Les Essais, Villey-Saulnier (éd.), Paris, Puf, « Quadrige », 2004, Livre III, Chapitre VIII, « De l’art de conférer » p. 930. 17 De l’âme, II, 1, 412 b 5-10. Ce qu’illustre le transfert du latin corpus à l’anglais corpse (cadavre). 18 Voire l’autre de moi-même : pour Descartes, mon propre corps n’est en effet appelé « mien » qu’en vertu d’un « droit particulier ». Cf. Méditations métaphysiques, « Méditation sixième », trad. M. et J.-M. Beyssade, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 183 [75-76]. 19 Pensées, Paris, GF Flammarion, Édition Brunschvicg, 1976, 134, p. 86.
6
de la philosophie comme contemplation théorique du Vrai. Il va de pair avec une mise à distance
démesurée de la proximité corporelle qui installe celle-ci dans le point aveugle de la pensée. Tout
l’enjeu de La Naissance de la tragédie orbite déjà autour de la résolution de cette pathologie qui
hante désormais la modernité. Nietzsche repense la philosophie à partir de la vie affective du
corps afin de revaloriser les apparences, et donc la vie.
La métaphysique d’artiste contre la métaphysique idéaliste
Le nihilisme qui contamine la philosophie et notre temps peut être surmonté, car il l’a
déjà été. Nietzsche se tourne en effet vers les Grecs de l’époque tragique en posant les questions
suivantes : pourquoi « l’espèce d’hommes jusqu’ici la plus réussie, la plus belle, la plus enviée, la
plus capable de séduire en faveur de la vie », avaient-ils besoin de la tragédie, spectacle des horreurs
de l’existence, art pessimiste par excellence ? Et donc : « le pessimisme est-il nécessairement le signe
du déclin, de la décadence, de ce qui est mal venu, d’instincts fatigués et affaiblis ? » Enfin : « y
a-t-il un pessimisme de la force ?20 » La thèse de Nietzsche est précisément que l’art tragique et la
vision du monde qui le soutient offrent un modèle de victoire sur le pessimisme lié aux
apparences. À son encontre, le modèle tragique mise sur l’amour des apparences et l’expression
de l’affectivité corporelle. Au début des années 1880, Nietzsche note : « j’ai considéré la moralité
grecque comme étant jusqu’à présent la plus haute; ce qui me semblait démontré par le fait qu’elle
a placé au plus haut jusque-là l’expression corporelle.21 »
La problématique de l’origine de la tragédie n’a donc rien de théorique, elle est morale et
affective à la fois. C’est pourquoi La Naissance de la tragédie n’a au fond nullement pour objectif
l’établissement philologique d’événements artistiques et de conjectures esthétiques. Sa question
centrale est effectivement « pour quoi l’art ?22 » La piste d’interprétation que Nietzsche emprunte
est celle du problème de l’existence. Comment peut-on justifier l’existence ? Dans l’orbe de la
vision du monde qu’il exhume de la tragédie attique, Nietzsche répond, dans la préface de La
Naissance dédiée à Richard Wagner, à cette question comme suit : « l’art est la tâche la plus haute
et la véritable activité métaphysique de cette vie.23 » La sagesse tragique est à vrai dire un
20 NT, « Essai d’autocritique », § 1, p. 84 (l’auteur souligne). 21 FP IX, 7 [44] (l’auteur souligne). 22 NT, « Essai d’autocritique », § 1, p. 84 (nous soulignons). 23 NT, « Préface à Richard Wagner », p. 100.
7
panesthétisme : « ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence du monde se
trouve justifiée.24 »
Qu’est-ce que l’art ? Et que signifie l’idée que l’art soit non seulement une « tâche », mais
de surcroît « la véritable activité métaphysique de cette vie » ? Au croisement entre la
métaphysique, l’art, et le corps, ce mémoire tentera de répondre à ces questions, en se tournant
vers la philosophie tragique que Nietzsche élabore dans La Naissance de la tragédie. Notre objectif
consistera à interroger le sens profond de cette philosophie et à dégager la critique de la
métaphysique idéaliste qui déjà en 1872 s’opère en force à travers la mise au jour de
l’hypertrophie de la pulsion théorique au détriment de la pulsion dionysiaque. Nous essaierons
de montrer que la « métaphysique d’artiste » de Nietzsche constitue une critique et un remède
contre la métaphysique idéaliste qui découle du triomphe du socratisme sur la vision tragique du
monde. La « métaphysique d’artiste » signifie avant tout une physiologie de l’art, c’est-à-dire une
pensée esthétique du corps. Nous l’aborderons ici sous le signe du « corps dionysiaque ».
La Naissance de la tragédie instaure la philosophie de Nietzsche comme étant une
philosophie du corps, comme une philosophie qui trouve son origine et son terme dans la vie
incarnée. Bien que Nietzsche ne thématise explicitement le corps qu’à partir d’Aurore, soit neuf
ans après La Naissance, nous croyons que la pensée nietzschéenne du corps est déjà à l’œuvre
dans ce texte inaugural. Avant d’exposer le plan de notre travail, il importe de justifier
l’interprétation « métaphysique » de Nietzsche que nous choisissons ici d’effectuer.
Ces dernières années, en France à tout le moins, les études nietzschéennes sur le corps
ont tendu à situer le projet de Nietzsche dans le problème de la culture. En assignant à la culture
le rôle de préoccupation centrale et organisationnelle de la pensée de Nietzsche, Éric Blondel et
Patrick Wotling ont émancipé cette dernière de l’interprétation hégémonique qu’en a donnée
Heidegger. Selon eux, la clé de compréhension de la pensée de Nietzsche réside dans
l’application de la notion de Versuch (tentative, expérimentation, essai) à celle de culture25.
Nietzsche ne disserte pas sur des idées ni ne propose une « conception du monde », il se borne
à effectuer une réforme (une « transvaluation ») de la philosophie, de la connaissance, et vise
ultimement par là à modifier la marche la civilisation. Selon Blondel :
24 NT, « Essai d’autocritique », § 5, p. 89 (l’auteur souligne). 25 Nietzsche, le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philologique, Paris, L’Harmattan, « La Librairie des Humanités », 2006, p. 15.
8
Le sens de l’entreprise philosophique de Nietzsche, c’est, d’un bout de son œuvre à l’autre,
de contester une culture – le “christianisme-platonisme” aboutissant à la “modernité” –
c’est-à-dire un ensemble d’évaluations, à la fois théoriques (“idéologiques”) et pratiques
dont la structure commune est déterminée comme morale et métaphysique engendrées par
la faiblesse et la décadence et produisant en fin de compte le nihilisme26.
En poursuivant cette lecture, Wotling insiste corollairement sur la profonde unité de la
réflexion nietzschéenne. Toutes ses intuitions sont présentes à chaque étape de son itinéraire
philosophique et ne sauraient être désolidarisées de son attention principale pour la culture27.
Cette unité fondamentale, évolutive mais jamais discontinue, autorise donc l’éclairage des
premiers textes de Nietzsche par ses textes « de maturité », comme il le fait en outre lui-même
dans ses préfaces et dans Ecce Homo. Mais aussi, cette unité fait en sorte que la sélection partielle
et partisane de certaines locutions du corpus nietzschéen (volonté de puissance, Éternel Retour,
surhomme, etc.28) s’avère complètement arbitraire, lorsque celles-ci ne sont pas mises en relation
avec l’entreprise globale de Nietzsche.
Se centrant sur la notion de culture et soulignant avec force sa réélaboration de la
philosophie, ces études situent d’emblée la pensée de Nietzsche à l’extérieur de la métaphysique.
S’il est désormais de bon ton d’exclure Nietzsche de l’histoire de la métaphysique – à juste titre
selon nous –, il ne faut cependant pas perdre de vue que sa critique est interne à celle-ci. À l’époque
de La Naissance de la tragédie, Nietzsche se revendique explicitement d’une métaphysique, en
l’occurrence d’une métaphysique d’artiste. Qui plus est, il invoque les dieux Apollon et Dionysos,
faisant de ce dernier « l’un-originel « (Ur-Einen) en deçà du monde des apparences
phénoménales. Bien que Nietzsche modifie son lexique par la suite, il n’abandonne jamais le
nom de Dionysos, qui ouvre et referme son œuvre entière. Doit-on dès lors oublier la
métaphysique de La Naissance, sous peine de courir le risque que Nietzsche demeure prisonnier
de l’onto-théo-logie29 ? Dionysos remplace-t-il simplement la raison divine des philosophes, au
sens où le corps y remplace la raison et les apparences la vérité ? Selon nous, aucunement. Pour
26 Ibid., p. 32. 27 P. Wotling, « La culture comme problème », dans “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, Puf, 2016, pp. 38-42. 28 Comme le fait Heidegger, notamment dans Achèvement de la métaphysique et poésie, G.A. 50, trad. A. Froidecourt, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2005, p. 13. 29 Terme désignant, depuis Heidegger, le projet bimillénaire de soumission de la totalité de l’étant à la souveraineté du logos (τό ὄν = λόγος), hypostasié dans la figure de Dieu, elle-même régie en retour par le principe de raison. M. Heidegger, dans Question I et II, « Identité et différence », GA 11, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, « Tel », p. 289-290.
9
le montrer, nous devons mettre la métaphysique d’artiste à l’épreuve de la métaphysique
traditionnelle et voir comment Nietzsche se déprend de cette dernière à l’intérieur même de ses
prémisses. Ainsi, avant d’ancrer La Naissance de la tragédie dans le problème de la culture – objet
de notre dernier chapitre – nous verrons qu’en prenant le parti des apparences artistiques et en
refermant la dichotomie traditionnelle entre l’être et les phénomènes, la métaphysique d’artiste
s’avère déjà radicalement anti-idéaliste.
Il faut donc prendre au sérieux la métaphysique d’artiste de Nietzsche et La Naissance de
la tragédie. Loin d’être simplement les traces d’une période d’immaturité philosophique, il s’agit
du commencement décisif d’un geste de pensée jusqu’alors inédit. Pour appréhender ce geste,
nous analyserons d’abord en détail le débat dissimulé que Nietzsche mène contre Schopenhauer
sur le problème de l’opposition de la vie et de la connaissance. Cela va permettre de mettre au
jour le dépassement de la métaphysique nihiliste par la sagesse tragique de Dionysos, sagesse
libérée par la physiologie de l’art. L’avènement de la métaphysique idéaliste s’attestera alors
comme la conséquence du refus socratique de cette sagesse. Au terme de ce mémoire, la sagesse
tragique, incarnée dans le corps dionysiaque, sera déterminée comme volonté des apparences,
comme panesthétisme, en d’autres termes comme métaphysique d’artiste. Cette formule
programmatique de 1871 prendra alors tout son sens : « ma philosophie, platonisme inversé : plus
on est loin de l’étant véritable, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme
but.30 » Nous procéderons en trois chapitres.
1 — L’enjeu philosophique de La Naissance est de saisir la tragédie dans son esprit hellénique
sans l’édulcorer par les idées modernes, soit d’éprouver le tragique de l’existence sur un mode
antérieur à sa rationalisation par l’institution socratique de la philosophie. Afin de retracer les pas
de Nietzsche, les intuitions directrices de la Naissance seront tirées des difficultés qui encombrent
son originalité et ses intuitions fondatrices. Dans notre premier chapitre, intitulé « l’approche
charnelle de La Naissance de la tragédie », il s’agit d’aménager une lecture vers ce livre que Nietzsche
qualifie lui-même d’« impossible31 ». Cela implique en premier lieu d’expliquer son statut
d’« impossible », puis d’extirper en deuxième lieu ses prémisses véritables hors de la principale
entrave à leur compréhension : le romantisme. Par ce terme, Nietzsche désigne un type de vie
qui dérive de la souffrance suscitée par le manque de vie. Nous nous appuierons sur l’Essai
30 NT FP, 7 [156], p. 308 (l’auteur souligne). 31 NT, « Essai d’autocritique », § 2, p. 85 (l’auteur souligne).
10
d’autocritique qui accompagne la seconde édition de La Naissance, dans lequel Nietzsche revient
sur les « idées modernes » inspirées de Wagner et de Schopenhauer qui grèvent son texte de
jeunesse. L’élément le plus important à ressortir de l’approche contextuelle de l’ouvrage est que
malgré ses inspirations idéalistes et romantiques, Nietzsche résiste à celles-ci, et qu’il est déjà lui-
même dans La Naissance.
2 — Sur la base des intuitions cardinales de La Naissance précédemment relevées, la
découverte anti-classiciste de la sensibilité du Grec tragique à la souffrance et aux horreurs de
l’existence conduira vers la physiologie de l’art. La double dimension métaphysique et artiste du
corps dionysiaque sera libérée de la métaphysique schopenhauerienne de la volonté, qui elle aussi
place le corps et la souffrance en son centre. Il faudra comparer les deux conceptions du corps
désirant qui s’affrontent, soit comme expression du manque chez Schopenhauer et comme
expression de l’excès chez Nietzsche. Nous découvrirons dans la signification de l’individuation
apollinienne de Dionysos le sens nietzschéen de l’apparence comme étant non un défaut d’être,
mais une pure apparence qui se vit dans son auto-engendrement artistique. La sagesse du corps
dionysiaque sera donc éclairée au terme de ce chapitre, à l’aune de la métaphysique d’artiste,
comme pathos de l’excès vital où les souffrances de Dionysos sont interprétées comme le désir
des apparences apolliniennes.
3 — En dernier lieu, nous nous pencherons sur la critique nietzschéenne de la métaphysique
idéaliste. La pensée nietzschéenne du corps et sa métaphysique d’artiste sont effectivement
indissociables de sa critique de la métaphysique, car cette dernière, depuis Socrate, se fonde sur
le refoulement de l’« irrationnel » et, conséquemment, sur la mortification ascétique du corps au
nom des arrière-mondes de la raison. À la lumière de l’interprétation physiologico-artistique du
corps dionysiaque explorée précédemment, nous analyserons la mort de la tragédie. Selon
Nietzsche, la physiologie socratique représente la décadence de l’hellénisme, période où l’instinct
grec se désincarne dans la raison pure, délaissant la sagesse tragique pour la dialectique, le corps
pour les Idées et le pessimisme tragique pour l’optimisme théorique. Nous terminerons ce
mémoire sur le diagnostic nietzschéen du nihilisme, pathologie qui se déclare dans l’événement
de la mort de Dieu. Face à cette crise et à l’échec de la philosophie, Nietzsche redétermine la
philosophie comme une médecine qui considère la culture comme un corps à soigner.
11
CHAPITRE 1. L’APPROCHE CHARNELLE DE LA NAISSANCE
DE LA TRAGÉDIE
« Il a guidé vers la sagesse les hommes en leur posant pour règle de s’instruire par la souffrance32. »
« Comprendre le monde à partir de la souffrance, c’est ce qu’il y a de tragique dans la tragédie33. »
Si certains lecteurs excluent La Naissance de la tragédie de la « vraie » philosophie de
Nietzsche sous prétexte d’immaturité philosophique, il faut au contraire selon nous insister sur
son importance capitale quant à l’évolution et l’unité de sa pensée. Karl Schlechta, par exemple,
estime que la philosophie « proprement dite » de Nietzsche ne débute qu’avec Humain, trop
humain, signant la rupture avec le wagnérisme et le début officiel de la pensée de l’esprit libre34.
Heidegger va de son côté beaucoup plus loin et affirme que l’œuvre publiée de Nietzsche n’est
qu’un « hors-d’œuvre » relativement aux fragments posthumes, et que sa philosophie ne prend
conscience d’elle-même qu’au tournant des années 188035. À l’opposé de telles positions
dépréciatives sur ses premiers travaux, Nietzsche affirme lui-même à Franz Overbeck, le 13
juillet 1885, que sa méditation des « problèmes principiels » le ramène invariablement « aux mêmes
décisions [qui] se trouvent déjà, de manière aussi voilée et obscurcie que possible, dans [sa]
“Naissance de la tragédie”. » À quoi il ajoute immédiatement : « tout ce que j’ai appris depuis s’y
est agrégé et en est devenu une partie.36 » Tout est déjà en puissance dans l’interprétation
nietzschéenne de la tragédie grecque. Ce qui explique d’ailleurs l’extrême densité et la redoutable
difficulté de La Naissance de la tragédie. On ne saurait donc approcher ce texte à l’aveugle.
Ce chapitre a pour but de situer la pensée nietzschéenne du corps dans La Naissance de la
tragédie en contextualisant en retour ce texte par la corporéité. L’adoption de l’interprétation du
corps afin d’interroger la tragédie et de dégager la vision tragique qu’elle sous-tend, répond à une
32 Eschyle, Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, « Agamemnon », trad. J. Grosjean, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, v. 169-170, p. 269 (traduction modifiée). 33 FP CIn III-IV, 6 [ 20], p. 343 (l’auteur souligne). 34 K. Schlechta, Le cas Nietzsche, trad. A. Cœuroy, Paris, Gallimard, « Tel », 1960, p. 90. 35 M. Heidegger, Nietzsche I, G.A. 6.1, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 17. 36 KGB, III, p. 67 (l’auteur souligne). Cité par P. Wotling, « La culture comme problème », dans “Oui, l’homme fut un essai” : La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, PUF, 2016, p. 41-42.
12
injonction méthodologique que Nietzsche fait sienne au tournant des années 1880 : celle de
penser « au fil conducteur du corps. 37 » L’expression est ici à prendre au double sens du génitif :
l’interprétation est indissociable du corps, tandis que le corps s’interprète toujours. Cette
directive implique qu’une philosophie qui tente de penser la vie doit s’ancrer dans le vécu lui-
même. Elle doit partir du ressenti corporel. Dans la première section, l’approche corporelle de
la tragédie nous permettra de tracer les contours de ce que Nietzsche entend par « corps » et par
« dionysiaque ». Dans la seconde section, il s’agira d’aménager l’étude approfondie de La
Naissance en identifiant les obstacles qui recouvrent la pensée du corps qui y voit le jour. En 1886,
Nietzsche dit de cet ouvrage qu’il est « un livre impossible38 ». Ses intuitions ont été, selon son
propre aveu, dissimulées par des influences étrangères et détournées de leur cible. En prenant
appui sur son Essai d’autocritique, nous appréhenderons alors les trois principales difficultés de La
Naissance. Il s’agira ensuite, dans la troisième section, d’exposer les thèses maîtresses de
Nietzsche. Au terme de ce chapitre, les intuitions directrices de Nietzsche convergeront vers
l’affect fondamental de la tragédie : la souffrance.
SECTION 1 – Le corps comme fil conducteur : éclairage mutuel du corps et de
l’esthétique
L’ouverture de La Naissance de la tragédie annonce d’entrée de jeu qu’une compréhension
profonde de l’art doit advenir « non certes au travers de concepts39 », mais par l’intuition des
manifestations physiologiques des pulsions apolliniennes et dionysiaques. On voit déjà par là que
la perspective corporelle revendiquée par Nietzsche n’est pas un ajout tardif dans sa pensée. Au
contraire, il est remarquable que les toutes premières lignes publiées par le philosophe présentent
le mot « pulsions » (Triebe), lequel renvoie à l’élément corporel par excellence de l’énergie vitale,
et qui appartiendra à son lexique jusqu’à la fin. Si le mot « corps » n’apparaît qu’à quelques
reprises dans La Naissance de la tragédie, les domaines d’expérience charnels de la pulsionnalité, de
l’ivresse, de l’instinct, de la souffrance, du désir et de la passion, saturent néanmoins le texte
comme autant de modalités charnelles du corps vivant. En fait, on pourrait aller jusqu’à dire que
37 « Am Leitfaden des Leibes ». Directive réitérée dans divers fragments à partir de 1884. FP XI, 26 [374], FP X, 26 [432], FP XII, 2 [91], FP XII, 5 [56], entre autres. 38 NT, « Essai d’autocritique », § 2, p. 85 (l’auteur souligne). 39 NT, § 1, p. 101.
13
l’absence nominale du corps dans cet ouvrage signale en négatif la présence effective de la chair
qui compose sa toile de fond, la chair étant conçue comme le corps vivant ressenti, comme
immanence affective du ressenti corporel. Nietzsche ne fait pas encore à cette époque la
distinction terminologique entre corps (Körper) et chair (Leib), employant indifféremment l’une
et l’autre de ces expressions, comme le fait remarquer Barbara Stiegler40. Mais cela n’oblitère
nullement le sens de l’expérience qu’il a en vue à ce moment, à savoir le corps en tant que vie et
vivant.
1.1 L’approche du corps par le dionysiaque
Le « corps » n’est pas, sous la plume de Nietzsche, un concept univoque qui renverrait à
la matière inerte, à une représentation unitaire ou à tout autre objet chosal fixé en face d’un sujet
contemplatif en tant que corps-objet de la res extensa. C’est pourquoi chercherait-on en vain une
définition de ce « concept » chez lui, à tout le moins une définition fixe. Comme esquissé ci-
dessus, le mot « corps » rassemble de manière plurivoque les expériences affectives, instinctuelles,
perceptives et émotives qu’éprouve continuellement le vivant. Le corps s’identifie parfois
directement à la vie, se rapproche du mot « terre » (Erde), évoque la matérialité des nerfs, les
mouvements gastro-entérologiques et musculaires, la légèreté de la danse, et pointe enfin vers
les termes « esprit », « volonté(s) », voire « âme(s) ». Dans tous les cas, il renvoie à la pure activité,
à l’insaisissable mouvement de la vitalité. Une recension exhaustive des usages et des tournures
du mot « corps » ne serait par conséquent que de peu d’utilité. La raison principale est en
qu’aucune locution simple ne peut rendre le vécu de la corporéité sensible, le ressenti, sans
scléroser le flux de ce dernier, sans réifier la vie du corps.
De manière générale, toute pensée, a fortiori lorsqu’elle est écrite, ne saisit que ce qui se
laisse saisir. À ce sujet, Nietzsche se récrie : « quel genre de choses écrivons-nous et dépeignons-
nous donc, nous mandarins aux pinceaux chinois, nous éterniseurs de choses qui peuvent s’écrire
[…] ? Hélas, jamais rien d’autre que des oiseaux las de voler qui se sont égarés, et que la main –
40 B. Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ, Paris, Puf, « Épiméthée », 2011, p. 54, note 2. Ce n’est qu’au début des années 1880 que Nietzsche distingue explicitement Körper et Leib : « Que les mondes nous sont encore étrangers et froids, ceux que la science a découverts ! Quelle différence entre le corps que nous éprouvons, voyons, sentons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste ! » FP GS, 14 [2], p. 493.
14
notre main – peut désormais saisir au vol !41 » Tout au long de son itinéraire philosophique,
Nietzsche fait varier sa réflexion sur le corps selon des mosaïques de réseaux conceptuels, de
métaphores et de symboliques qui siéent à la perspective qu’il adopte chaque fois pour
contourner cet écueil de la discursivité. S’il est pourtant une expression qui fait résonner de
manière fondamentale et transversale le mot « corps » dans son œuvre, c’est bien celle de
« Dionysos ».
Le rapprochement entre le corps et ce dieu n’est pas arbitraire. Il est suggéré par
Nietzsche lui-même dans ses écrits de jeunesse, puis confirmé seize ans plus tard notamment
dans le Crépuscule des idoles. Ainsi peut-on lire dans La Naissance de la tragédie que Nietzsche
envisage les deux divinités de l’art chez les Grecs, Apollon et Dionysos, dans une optique
physiologique en tant que pulsions, c’est-à-dire, comme mentionné plus haut, en tant que
poussées vitales du corps vivant42. En 1888, cette fois, l’état dionysiaque est directement relié à
l’intensification du système d’affects, à la métamorphose de l’homme qui répond alors
inconditionnellement aux sollicitations de la nature par une imitation corporelle de ses forces43.
Dans ces deux situations, le dionysiaque nomme un état où le corps réclame sa primauté sur le
discours, où ce ne sont plus les concepts qui s’expriment, mais le ressenti du corps en vie.
Emporté par la passion dionysiaque, le vivant est enivré par les sortilèges du monde, il ne peut
s’empêcher de se métamorphoser et de danser. En essayant d’accorder sa pensée au diapason de
cette hypersensibilité, Nietzsche pressent donc le corps à travers sa voix la plus archaïque et
sauvage : l’ivresse dionysiaque.
La pensée du corps vivant qui se forme sur le phénomène du dionysiaque est la prémisse
de l’esthétique de Nietzsche, et, par extension, la clé de son interprétation de la tragédie. Malgré
ce qui vient d’être dit, la liaison entre les réflexions qu’effectue Nietzsche sur Dionysos – dieu
de la vigne et de la folie – et sur le corps ne va pas de soi. Cette liaison peut être articulée de deux
points de vue complémentaires.
Leur unité réside d’abord dans la connexion établie entre les cultes en l’honneur de
Dionysos et l’hyper-sensibilité des Grecs. La vision tragique du monde que Nietzsche débusque
41 PBM, § 296, p. 280-281 (l’auteur souligne). 42 NT, § 1, p. 101. 43 Cid, « Incursions d’un inactuel », § 10.
15
de l’esthétique des Grecs est ancrée dans la physiologie des affects dionysiaques, où l’ivresse,
l’extase, la volupté, de pair avec les épreuves de la douleur et du terrible, engendrent une « sagesse
de la souffrance44 ». Dans son Essai d’autocritique, Nietzsche retrace ainsi le point d’interrogation
qui sollicita son inquiétude pour le reste de sa vie : « Qu’est-ce que le dionysiaque ? » Cette
question directrice le mena à cette autre question fondamentale qu’il fut amené à défricher : celle
de la relation du Grec à la douleur45. Cette disposition insigne se révèle en effet selon Nietzsche
de façon exceptionnelle dans la tragédie, qu’il interprète comme « culte des souffrances de
Dionysos46 ». Comme nous le verrons, la souffrance du savoir se transfigure chez le Grec
tragique en savoir souffrir, autrement dit, en une célébration incorporée du terrible à travers le
pathos dionysiaque. On peut donc en conclure pour l’instant que la question du corps vivant
constitue le point nodal de la vision dionysiaque du monde et de l’art tragique.
L’unité du corps et du dionysiaque émane ensuite indirectement de la découverte de
l’institution socratique de la philosophie en tant que refus radical de cette sagesse tragique et
donc du vécu dionysiaque qui l’accompagne. L’expansion prodigieuse de la pulsion socratique,
catalysée par la passion inconditionnelle de vérité, revêt pour condition de possibilité l’ascèse du
corps vivant. Ce n’est qu’en 1886 que Nietzsche prend pleinement acte de la dimension
corporelle de la nouvelle opposition entre « le dionysiaque et le socratique47 » qu’il exhuma dans
son premier livre. Dans la préface à la seconde édition du Gai savoir, Nietzsche confie s’être
« souvent demandé si, somme toute, la philosophie jusqu’à aujourd’hui n’a pas été seulement
une interprétation du corps et une mécompréhension du corps48. » Indépendamment des diverses
écoles de pensée et des dissensions qu’ont entretenues par la suite les philosophes entre eux, leur
mécompréhension unanime du corps résorbe leurs différends dans une homogénéité
fondamentale.
44 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 2, p. 56. 45 NT, « Essai d’autocritique », § 4, p. 87. 46 ÉP, « Le drame musical grec », p. 27, IEPC, § 1, p. 36, NT, § 10, p. 149. 47 NT, § 12, p. 162. 48 « Nur eine Auslegung des Leibes und ein Missverständniss des Leibes gewesen ist. » Dans GS, « Préface à la seconde édition », § 2, p. 28; KSA, 3, p. 348 (l’auteur souligne).
16
1.2 L’approche du dionysiaque par le corps
Ces deux points de vue lient donc chacun à leur manière le corps au dionysiaque. Mais
de même que la pulsionnalité du corps est le fil conducteur qui mène à l’art tragique, de même
l’interprétation de la tragédie permet à Nietzsche de pressentir le corps sous un nouveau jour.
En un mot, la corporéité se trouve éclairée en retour par la perspective tragique. Le privilège
thématique de la tragédie et de la vision tragique du monde qui la supporte, en ce qui concerne
l’approche de la pensée nietzschéenne du corps, nous apparaît comme étant double. D’une part,
le tragique est directement vécu dans l’élément du pathos corporel. Les paroles de la sagesse
tragique sont chantées, projetées par la musicalité du chœur dithyrambique. L’attention au culte
tragique, plus qu’aux mots proférés dans la tragédie, permet ainsi à Nietzsche de déchiffrer les
affects et la dynamique d’instincts qui habitent le corps dionysiaque de l’homme tragique.
D’autre part, cette sagesse tragique précède la dichotomie du rationnel et de l’irrationnel, de la
raison et de la sensibilité, qui condamnera le corps, les émotions et la sensualité à l’irrationalité
bestiale. La tragédie est antérieure à l’avènement de la philosophie, qui s’est donnée les moyens,
sans les questionner, de faire du corps sensible le contraire de la pensée.
Pour Nietzsche, le corps n’est pas l’autre de la pensée. Néanmoins, il a été impensé,
conformément à la « mécompréhension du corps » relevée précédemment. Repenser la vie du
corps par-delà la tradition philosophique requiert pour Nietzsche de retrouver une pensée
habitée des affects originaires du vivant, une pensée qui, au lieu de recouvrir les douleurs du
monde à l’aide de consolations métaphysiques et de théodicées, se tient dans le frisson prélogique
du monde. Il puise alors auprès de l’origine affective de la tragédie, où la puissance créatrice de
la vie et la mise en forme artistique se réunissent dans la physiologie de l’artiste dionysiaque.
Remarquons pour clore ce point que l’homogénéité fondamentale de la tradition philosophique
explique et justifie l’identification progressive des termes « métaphysique », « idéalisme » et
« philosophie » dans l’œuvre de Nietzsche, comme l’indique Patrick Wotling49. La filiation
philosophique qui rend le plus manifeste cette triple équivalence est pour Nietzsche celle qui
s’établit entre Platon et Schopenhauer.
49 La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2007, p. 59-60.
17
Chez ce dernier, l’idéalisme métaphysique se solde en effet par la doctrine de l’extirpation
du vouloir-vivre, c’est-à-dire dans le processus d’annihilation de la corporéité pulsionnelle. Ainsi,
la pensée du corps dans La Naissance deviendra saillante par le biais de la critique nietzschéenne
de l’idéalisme anti-dionysiaque. Maintenant que nous avons relié le corps et dionysiaque et justifié
notre approche corporelle de La Naissance, il faut considérer les obstacles qui rendent la pensée
du corps « aussi voilée et obscurcie que possible50 » dans ce texte.
SECTION 2 – « Un livre impossible »
Directrice, la pensée du corps qui est en train de se former dans La Naissance est
cependant cachée, notamment par un cadre conceptuel impropre à sa communication. En effet,
bien que Nietzsche renverse dans son premier ouvrage le primat de la représentation sur
l’inconscient corporel, de la raison logique sur la raison artistique, de l’ontologie sur le devenir
et de l’âme sur le corps, certaines locutions semblent laisser intacts les piliers de la métaphysique
idéaliste d’inspiration schopenhauerienne (« volonté », « pur connaître », « un-originaire »). Mais
il n’en est rien. La Naissance de la tragédie : un « livre impossible51 ». Cela signifie, pour paraphraser
Nietzsche, que les intuitions directrices qui commandent le propos de l’œuvre sont réfrénées par
un vocabulaire leur étant étranger, que les ambitions qui motivent l’auteur font éclater les cadres
méthodologiques lui étant alloués par la philologie institutionnelle, et enfin que la tâche dont il
s’est chargé est corrompue par son admiration envers la musique de Wagner. Il importe
d’expliciter ces trois difficultés afin de faire émerger ensuite les thèses de La Naissance.
2.1 Le défaut philologique à l’endroit du style de vie grec
Sur le premier point, il ne suffit pas de dire que le geste de pensée de Nietzsche est
réprimé dans sa radicalité par une terminologie idéaliste, plus précisément schopenhauerienne et
kantienne, qui alourdit ou brouille son style. Selon l’aveu de Nietzsche, l’erreur en cause n’est
pas stylistique au sens ornemental du terme, mais au sens où elle travestit le style de vie grec par
une langue moderne et donc par une approche inappropriée à son objet. Dans l’Essai
50 Voir la lettre à F. Overbeck citée en supra p. 11. 51 NT « Essai d’autocritique », § 2, p. 85 (l’auteur souligne).
18
d’autocritique, Nietzsche écrit à cet effet : « il y a dans ce livre quelque chose […] que je regrette à
présent encore plus que d’avoir obscurci et gâché des intuitions dionysiaques avec des formules
schopenhaueriennes : c’est d’avoir somme toute gâché le grandiose problème grec, tel qu’il s’était
présenté à moi, en y mêlant les questions les plus modernes !52 » Principalement, Nietzsche
s’attribue rétrospectivement le défaut philologique qu’il imputait alors à ses pairs universitaires.
Plus grave qu’un simple anachronisme, ce défaut consiste à appréhender les Grecs à partir des
perspectives modernes et à contaminer la vie de ceux-ci par les critères, les valeurs et les attentes
de celles-là. Si Nietzsche combat sans relâche la compréhension modernisante de l’hellénisme,
toute sa conception de la philologie repose en revanche sur l’idée que l’on peut juger de la
modernité à partir l’Antiquité, et que c’est précisément la tâche de l’éducation classique que
d’améliorer notre sort à la lumière de culture antique. Tâche impossible, qui fait aux yeux de
Nietzsche le paradoxe fécond de la philologie : « on a toujours saisi l’Antiquité à partir du présent –
et maintenant il faudrait comprendre le présent à partir de l’Antiquité ?53 »
Mais pour ce faire, il faut assumer et respecter l’étrangeté de l’artéfact à l’étude, en
l’occurrence les textes. Or la langue que Nietzsche mobilise dans La Naissance, curieux mélange
de lyrisme romantique et d’esthétique transcendantale, confond le texte et l’interprétation,
remplace l’étrangeté du phénomène tragique par la familiarité du jargon philosophique moderne.
Tandis qu’il dénonçait lui-même le fétichisme du texte chez les philologues encyclopédistes et
plaidait en faveur de l’oralité et de la musicalité originaires du poème grec, Nietzsche a refoulé
sa réhabilitation du style de vie grec par des compromis philosophiques. Il n’était pas sans savoir
que « pendant longtemps l’art grec a été profondément hostile à la chose écrite, et n’a pas voulu
être lu.54 » Il voyait aussi le gouffre qui sépare les historiens de leur objet d’étude, à savoir la façon
non grecque avec laquelle ceux-ci s’employaient à interroger les anciens Hellènes : « reconnaître
qu’Homère a été transmis par la tradition orale, ce qui s’oppose des habitudes d’une époque très
livresque.55 » Faute d’avoir pris acte du défaut philologique qu’il a détecté dans son époque,
Nietzsche a contenu le style inédit qui l’animait : « elle aurait dû chanter, cette “âme nouvelle” –
et non parler !56 », écrit-il. En bref, Nietzsche ne parvient pas tout à fait à prémunir son premier
52 NT, « Essai d’auto-critique », § 6, p. 92 (l’auteur souligne). 53 NP, p. 47 (l’auteur souligne). Cf. James I. Porter, Nietzsche and the Philology of the Future, Standford, Standford University Press, 2000, pp. 230 et 240. 54 FP Cin III-IV, 5 [114], p. 310. 55 PH, p. 22. 56 NT, « Essai d’auto-critique », § 4, p. 87 (l’auteur souligne).
19
livre de certains préjugés conceptuels, entachant son interprétation de la tragédie par l’idée d’un
« pur connaître » héritée de Schopenhauer, par exemple, ou en associant la renaissance des
mythes germaniques à la tragédie grecque.
2.2 Une philologie poétique
Ce qui mène à la deuxième facette de l’impossibilité du livre. La réception désastreuse de
La Naissance témoigne de l’hétérodoxie scientifique dont Nietzsche fait preuve. Dans une
recension de l’œuvre, le philologue Ulrich Von Willamowitz-Möllendorff va jusqu’à suggérer à
son auteur de résigner sa chaire de professeur s’il ne veut pas se conformer aux réquisits
méthodologiques de la science historique57. En effet, Nietzsche se dissocie catégoriquement du
mode savant de la philologie et particulièrement de l’attitude positiviste des historiens, qui
s’enlisent selon lui dans un formalisme trahissant l’idéologie objectiviste, dogmatique et
techniciste de la science. Ce mode et cette attitude instrumentalisent l’Antiquité pour servir
« l’usine du savoir58 ». En effet, les principales caractéristiques méthodologiques de La Naissance
sont sa liberté spéculative et esthétique; la vision de l’histoire qu’elle défend est loin de se
conformer au mode d’exposition « factuel » de la philologie d’école. Nietzsche déplore dès ses
cours de l’été 1871 la crise qui affecte sa discipline et partage aux étudiants sa crainte que celle-
ci ne devienne qu’une linguistique analytique59.
Paraphrasant Sénèque, il enjoint les apprentis philologues à faire de la philologie une
philosophie : « Philosophia facta est quae philologia fuit60 ». Une philologie devenue philosophie, cela
implique une optique particulière sur l’histoire et sur la manière de faire de l’histoire qui tient lieu
de noyau méthodologique à La Naissance. La seconde Inactuelle éclaire cette démarche, réclamant
une science historique créatrice, gouvernée par le souci d’une interprétation du passé adaptée
aux forces et aux faiblesses du peuple qui s’enquiert de son histoire. Contrairement à ce que
prescrivent les sciences « objectives », Nietzsche revendique le pouvoir de l’imagination et de
57 « Philologie de l’avenir », dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », Paris, Vrin, 1995, p. 126. 58 « Dans l’ensemble, la philologie d’aujourd’hui a perdu tout fil conducteur. » FP Cin III-IV, 5 [49], p. 294, et : « Croyez-moi : si les hommes doivent travailler et produire dans l’usine de la science avant de parvenir à maturité, la science sera bientôt ruinée, de même que les esclaves trop tôt employés dans cette usine » CIn II, § 7, p. 140. 59 ILS, § 13, p. 112-113. 60 CH, p. 71.
20
l’intuition en sciences : « ce qui s’est fait de mieux en philologie, on le doit à la force poétique et
à la pulsion créatrice61. » Rien n’est plus nocif et erroné pour Nietzsche que l’idée du « savoir
pour le savoir » qui domine la méthode scientifique. Le philologue, en tant que spécialiste des
langues anciennes et interprète des textes, doit être viscéralement intéressé par son objet d’étude,
c’est-à-dire qu’il doit s’impliquer dans son interprétation, à défaut de pouvoir conjurer les « biais »
de sa subjectivité. C’est sa matière qui l’exige, car les textes qu’il déchiffre sont les produits d’un
intérêt pratique d’individus incarnés, non pas les réflexions théoriques d’individus désengagés.
Le vice du philhellénisme du XIXe siècle, nourri de l’idéal de scientificité, est de valoriser
l’indifférence envers son objet, confondant la rigueur avec la neutralité62. Pour Nietzsche, un
savoir qui ne se convertit pas en chair et en sang ruine autant la science que la vie63.
Dès lors, il s’agit moins pour Nietzsche de démontrer les circonstances « factuelles »
entourant l’origine temporelle et conjoncturelle de la tragédie, par exemple, que d’interpréter les
conditions d’existence et les besoins desquels proviennent la tragédie à titre d’expérience
culturelle et de faire valoir la façon dont cette expérience pourrait éclairer l’Allemagne
contemporaine. La difficulté méthodologique de La Naissance tient donc à son
incommensurabilité avec les méthodes du discours officiel de sa discipline. À la croisée des
chemins entre philologie, morale, esthétique, histoire et politique, cet écrit n’a vraisemblablement
aucune identité fixe et n’offre aucun repère familier à ses lecteurs. Il est polarisé entre trois axes
de recherche habituellement isolés par la spécialisation universitaire : « À présent science, art et
philosophie croissent en moi simultanément, au point que, de toute manière, j’engendrerai
quelque jour un centaure64 », anticipe Nietzsche deux ans avant la publication du livre.
2.3 L’écueil du romantisme
En dernier lieu, Nietzsche reconnaît que son livre est affecté par le romantisme, une
disposition affective et culturelle qu’il dissocie par la suite des intuitions et des conclusions
authentiques de La Naissance de la tragédie. L’impossibilité la plus endogène et la plus paradoxale
de ce livre impossible réside dans l’imbrication de sa fascination pour le romantisme et de sa
61 D, p. 50 : 62 Cf. P. Wotling, « La philologie au service de l’avenir ? », “Oui, l’homme fut un essai”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, p. 206. 63 IEPC, § 14, p. 117-118. 64 Co II, « À E. Rohde. Bâle, fin janvier et 15 février 1870 », p. 92.
21
posture tragique. C’est justement en vertu de ce combat interne contre lui-même que Nietzsche
n’a, selon nous, jamais renié son premier livre.
Au § 370 du Gai savoir, intitulé « Qu’est-ce que romantisme ? », Nietzsche revient sur ce
combat contre lui-même. Il inscrit ses premiers pas philosophiques sous le double signe de
l’errance et de l’espoir : « j’ai commencé par me jeter sur ce monde moderne avec quelques
lourdes erreurs et surestimations, en tout cas en homme qui a une espérance.65 » Il interprète son
espérance d’autrefois comme l’indice d’un état psychologique, comme la réponse à une
souffrance face à laquelle il a trouvé refuge dans la métaphysique de Schopenhauer et dans
l’opéra de Wagner. Or ce que partagent ces deux phénomènes allemands du XIXe siècle est
justement ce que Nietzsche appelle, à partir d’Humain, trop humain, le romantisme, et qu’il assimile
à un genre particulier de pessimisme. Les « lourdes erreurs et surestimations » du jeune Nietzsche
découlent de son envoûtement pour le romantisme, qu’il voyait alors comme une heureuse
configuration de scepticisme profond et de pessimisme supérieur. Le scepticisme du romantisme
lui semblait jadis relever d’une vive passion pour la connaissance, et son ascèse d’une moralité
grandiose.
Les découvertes de La Naissance¸ au premier rang ses interprétations nouvelles du
pessimisme grec et du dionysiaque, sont dès lors contaminées par l’esprit du pessimisme
romantique qui anime la volonté schopenhauerienne et le pangermanisme wagnérien. L’Essai
d’auto-critique est clair : l’intuition du dionysiaque qui travaille Nietzsche dès 1870 n’a rien à voir
avec le romantisme, démasqué comme pessimisme moralisant, ascétique et nihiliste. Cette
intuition désigne au contraire un « pessimisme par-delà bien et mal » qui assimile la tragédie
inhérente à la vie non pour l’éradiquer, mais pour la transfigurer dans une vision esthétique du
monde66. C’est pourquoi Nietzsche peut dire que « déjà dans La Naissance de la tragédie et sa théorie
du dionysiaque, le pessimisme schopenhauerien apparaît surmonté.67 »
Une fois dégrisé du romantisme – « et alors je retrouvai la voie de ce pessimisme vaillant
qui est lui aussi le contraire de tout le mensonge romantique68 » –, Nietzsche a pu identifier la
source de son erreur et le véritable visage de l’affectivité romantique. À vrai dire, le scepticisme
65 GS, § 370, p. 332 (l’auteur souligne). Repris dans NcW, « Nous autres antipodes », p. 190. 66 NT, « Essai d’auto-critique », § 5, p. 89-90. 67 FP XII, 6 [4], p. 232 (l’auteur souligne). 68 HTH II, « Préface », § 4, p. 12.
22
romantique relève moins d’une conquête de la raison que d’une insatisfaction morale dirigée
contre le réel et la rationalité. De son côté, l’ascèse du romantisme relève moins d’une force
prodigue et débordante de compassion que de la pitié complaisante et du dégoût de soi. En
définitive, Nietzsche découvre dans le romantisme l’exact inverse du pessimisme de la force que
ce courant projetait à ses yeux, et donc l’exact inverse du pessimisme dionysiaque qu’il tâchait
lui-même de cerner. Le romantisme lui apparaît tout compte fait comme un secours à l’usage
des insatisfaits et des épuisés. Son but n’est pas de convertir la souffrance en force, mais d’attester
de la cruauté et de l’horreur du monde pour en proposer des voies de sortie, des « remèdes » : la
morale chrétienne, la métaphysique, l’eschatologie, la négation du vouloir-vivre, etc.
Le romantisme constitue donc l’écueil principal aux intuitions originales de La Naissance,
en tant qu’il en contamine sa matrice même : le pessimisme dionysiaque propre à la tragédie.
Mais comment Nietzsche a-t-il pu se tromper ainsi ? Méditant sur son erreur, il convoque moins
les circonstances biographiques et éditoriales entourant la réalisation de son livre que les
conditions idiosyncrasiques présidant à sa conception. Plutôt que de simplement blâmer le
romantisme d’avoir abusé de sa naïveté et de son enthousiasme, Nietzsche constate que le
romantisme s’est effectivement présenté à lui comme un remède – un remède contrefait, certes,
mais un remède tout de même. Autrement dit, le romantisme s’est présentée à Nietzsche comme
une solution face à une souffrance. Il tire alors de son expérience personnelle la règle générale
selon laquelle « tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes et des
secours au service de la vie en croissance et en lutte.69 » Cela vaut pour toutes les productions
individuelles et culturelles, qui sont autant de transfigurations possibles d’épreuves, qui sont
autant de sublimations de besoins et de désirs secrets. La philosophie, l’art, la science, la religion
et tous les discours que nous créons et auxquels nous prêtons créance, ne sont pas neutres eu
égard à la vie; ils nous aident à vivre. De même, selon Nietzsche, on n’adhère pas la plupart du
temps aux idées parce qu’elles sont vraies, mais parce qu’elles nous rassurent et nous permettent
d’éviter de souffrir d’une réalité trop cruelle, de souffrir du côté tragique de la vie. D’où l’origine
de la croyance en un dieu miséricordieux, par exemple. Nietzsche prend ensuite cette règle
générale dans l’autre sens et se demande à quel type de souffrance correspondent tels ou tels
types de créations, c’est-à-dire de remèdes. Toujours dans sa discussion sur le romantisme au §
370 du Gai savoir, il soutient qu’il y a deux sortes d’êtres qui souffrent :
69 GS, § 370 p. 333 et GS, « Préface à la seconde édition », § 2, p. 28-29.
23
d’une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et
également une vision et une compréhension tragique de la vie, – et ensuite ceux qui
souffrent de l’appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et de la
connaissance, le repos, le calme, la mer d’huile, la délivrance de soi, ou bien alors l’ivresse,
la convulsion, l’engourdissement, la démence70.
Déterminée par la volonté de croissance, la vie suppose immanquablement la souffrance,
qui est le moteur de son processus immanent d’autodépassement. Se questionnant d’emblée dans
cette perspective que l’on peut qualifier autant de psychologique que de tragique, Nietzsche
quitte ici le registre de l’auto-réflexion du sujet philosophant pour sonder la strate inférieure de
la vie charnelle qui pousse à la philosophie et à l’art. Les doctrines philosophiques, au lieu d’être
prises naïvement comme des prestations théoriques flottant dans le monde des idées, sont
reconnues comme étant des symptômes de corps déterminés. Répondre à la question « qu’est-
ce que le romantisme ? » ne revient donc pas à proposer une définition abstraite du romantisme,
mais à identifier la source pulsionnelle du phénomène par le truchement de ses manifestations
affectives. Cela revient autrement dit à l’identifier comme une maladie à travers le prisme du
remède sollicité. Quelle volonté le romantisme communique-t-il et quelle modalité de souffrance
cette volonté trahit-elle ? « Est-ce en l’occurrence la haine contre la vie ou le surplus de vie qui est
devenu créateur71 », demande Nietzsche. En tant qu’il s’appuie sur la finitude de la raison pour
cautionner la fuite en-dehors du monde « phénoménal », en en tant qu’il dénonce le scandale de
la souffrance universelle pour cautionner la négation ascétique de soi, le romantisme veut
l’évasion à tout prix. En somme, le romantisme s’atteste comme volonté de fuir la réalité de la
part d’êtres qui souffrent d’une vie appauvrie. Dans un fragment préparatoire à l’aphorisme du
Gai savoir qui nous intéresse, Nietzsche condense son propos : « l’induction qui remonte de
l’œuvre à l’auteur […] : la vision soudaine que tout idéal romantique est fuite devant soi, mépris
de soi, condamnation de soi chez celui qui l’invente.72 »
À l’influence défaitiste de Schopenhauer sur La Naissance s’ajoute l’influence musicale de
Wagner, qui est d’ailleurs lui-même schopenhauerien, et à qui le livre est dédié.
Rétrospectivement, Nietzsche estime que Wagner est le héraut du romantisme, entendant par là
70 GS, § 370, p. 333 (l’auteur souligne). Dans ce passage, l’ivresse renvoie à un état dionysiaque pathologique. L’étourdissement physiologique est recherché comme un moyen d’évasion hors du monde. 71 NcW, « Nous autres antipodes », p. 191 (l’auteur souligne). 72 FP XII, 2 [101], p. 117.
24
non un simple genre musical, mais une maladie du siècle73. L’opéra romantique exploite la perte
de repères et le besoin d’Absolu de l’époque, il est ouvertement destiné à faire « tourner le fer
dans la plaie ». L’opéra de Wagner s’avère producteur de pessimisme, puisqu’il suscite des désirs
réactifs en excitant des sentiments idéalistes – en l’occurrence nationalistes, belliqueux, chrétiens
et antisémites – et en irritant l’espoir d’une réappropriation d’un état ancien et phantasmé74.
Wagner a compris que le type romantique rêve de grands sentiments et d’intenses passions, tout
en étant voué à l’incapacité de les atteindre et à la déception qui en résulte. De cette contradiction
affective surgit ce que Nietzsche appelle dans ses deniers ouvrages le « ressentiment ».
L’insatisfaction romantique n’est donc pas simplement une tendance individuelle : elle
concerne une maladie de la culture européenne, dont Wagner représente le symptôme exacerbé.
Plus précisément, le romantisme est une disposition affective épochale issue de la collision entre
l’idéalisme métaphysique, le sentimentalisme irrationaliste et le pessimisme nostalgique d’une
« nature » perdue. Il n’est donc pas seulement un problème inhérent à La Naissance et à Monsieur
Nietzsche : il s’agit du problème majeur de la civilisation. La critique de Nietzsche envers le
romantisme wagnérien est du coup primordiale, car pour lui, l’art, et la musique au premier plan,
n’est pas une simple distraction de la vie – un divertissement dirions-nous aujourd’hui. Il révèle
l’état de santé d’une culture, reflète ses forces et les menaces qui pèsent sur elle. On le voit, le
jugement de Nietzsche sur l’art est une évaluation sur la culture et sur l’époque, où l’art est érigé
en critère. On comprend dès lors pourquoi Nietzsche déplore autant l’influence exercée par
Wagner sur La Naissance de la tragédie. Sa critique de ce dernier n’a rien d’un règlement de compte,
mais vise à analyser l’empreinte romantique de sa propre pensée. Malgré cet effort de
décontamination, il faut néanmoins composer avec l’élément romantique de La Naissance, qui
fait partie de ses prémisses, de ses convictions et de son identité.
Le bilan des auto-critiques de La Naissance de la tragédie étant dressé, le nouveau sous-titre
que Nietzsche appose au livre à l’occasion de sa réédition commence à s’expliquer. En passant
de « à partir de l’esprit de la musique » à « Hellénisme et pessimisme », Nietzsche recentre le
propos de La Naissance sur le problème « à corne » qui l’occupe véritablement, à savoir la façon
73 CW, § 5, p. 41. 74 C’est pourquoi le reproche le plus constant que Nietzsche adresse à Wagner est d’avoir affirmé le primat absolu de l’effet sur l’unité du style dans sa musique. Pour Nietzsche, Wagner est davantage rhéteur que compositeur, davantage démagogue que musicien. C’est en ce sens qu’il est qualifié d’hypnotiseur et de charlatan. Cf CW, § 5, p. 43.
25
dont les Grecs sont parvenus à vaincre le pessimisme, soit le sentiment que la vie ne vaut pas la
peine d’être vécue. Il serait faux en revanche d’interpréter la modification de l’intitulé comme la
preuve de l’abandon de la musicalité en tant que source originaire de la tragédie. Plutôt, Nietzsche
réinvestit l’esprit de la musique dans le problème tragique auquel cet esprit se greffe
naturellement. Le chœur du théâtre tragique représente l’élément musical dionysiaque qui reflète
et transmet le pathos universel du vivant. La musique, « art du pessimisme75 », est par conséquent
au plus près de l’énigme de l’hellénisme et du pessimisme, que Nietzsche cherchera à résoudre
et qui se formule ainsi : « pourquoi la vie a-t-elle besoin de l’art ?76 », ou plus spécifiquement :
« pourquoi les Grecs ont-ils eu besoin de l’art et de la philosophie ? » Ce faisant, Nietzsche se
réapproprie finalement les intuitions constitutives de La Naissance, qui sont réaffirmées entre
1886 et 1888, et qu’il importe maintenant d’examiner.
SECTION 3 – Les intuitions directrices de La Naissance de la tragédie
Le statut d’impossibilité du livre étant clarifié, ce sont les intuitions qui le rendirent
effectivement possible qui doivent être libérées. Elles porteront au jour l’intrication des
prémisses de la philosophie tragique de Nietzsche avec sa pensée du corps, concentrée sur
l’affect de la souffrance.
3.1 L’intution poétique
La première intuition cardinale à relever donne le ton aux deux autres. Elle est annoncée
par Nietzsche en ouverture de la Naissance lorsqu’il précise que ce n’est pas à la raison scientifique
de se prononcer sur les problèmes esthétiques et existentiels, mais, justement, à l’intuition
(Anschauung). Donnant à ce terme un sens beaucoup plus large qu’il ne revêt chez Kant, par
exemple, où il se limite à la donation sensible ou sensorielle nécessaire à toute connaissance
possible, l’intuition renvoie ici à ce que nous pouvons appeler la perception poétique de la nature.
Nietzsche reprend à Schopenhauer cette conception de l’intuition comme mode de connaissance
75 NT, « Essai d’auto-critique », § 1, p. 83. 76 Ibid., § 1, p. 83-84.
26
in concreto du monde en général77. Types d’appréhension habituellement considérés
contradictoires, le concret et le général se conjuguent dans l’intuition, donnant à voir et à
éprouver des images parlantes : « passage d’images à image […] La pensée inconsciente doit
s’accomplir sans concepts : donc par des intuitions (Anschauungen)78 », consigne Nietzsche.
Pour les deux philosophes, l’appel à l’intuition résulte de la conviction selon laquelle la
science ne peut pas résoudre les problèmes existentiels, ni même les poser convenablement,
puisque ceux-ci sont situés hors de la législation de la causalité, catégorie structurante du savoir
scientifique. Cela est d’autant plus vrai lorsque la science en tant que telle fait elle-même partie
intégrante du problème en jeu : « le problème de la science ne peut être discerné sur le terrain de
la science79 », écrit Nietzsche. Aussi, les problèmes de l’existence ne s’expriment pas dans l’ordre
des causes, mais dans celui du sens, du « pour quoi ?80 ». Cela dit, ce qui distingue l’intuition
nietzschéenne de l’intuition schopenhauerienne, c’est que cette dernière reste contemplative,
tandis que celle-là est active, créatrice. Si l’intuition ne communique pas l’expérience du monde
par la voix de la discursivité logique en faisant résonner les jugements prédicatifs de la raison,
elle le fait, pour Nietzsche, par la voix de l’art. L’intuition est pour lui d’emblée esthétique.
L’esthétique et le questionnement existentiel s’alignent donc sur l’activité concrète et
incarnée du vécu intuitif. L’esthétique se rapporte ici moins aux créations d’artéfacts et aux
installations muséales qu’à l’intuition imaginative qui traverse la vie pour rendre les choses belles
et désirables; ainsi des Grecs avec l’élaboration de leur Panthéon. Mais s’il refuse à la science
l’accès au questionnement existentiel, Nietzsche n’opère pas pour tant une opposition
irréductible entre art et savoir. Le plus souvent, l’opposition entre art et science est arbitrairement
décidée par la science, prétendant parler de la pureté de sa propre genèse, comme si cette genèse
était elle-même d’ordre « scientifique ». Typiquement moderne est le double préjugé selon lequel
la science dispose seule de la vérité et l’art s’enferme dans l’illusion. Nietzsche réactive la
crédibilité du régime de vérité propre à l’art en ancrant les activités artistiques et scientifiques
dans leur matrice intuitive commune, comme en témoigne cette injonction qui préside à son
œuvre : « envisager la science dans l’optique de l’artiste, mais l’art dans celle de la vie…81 » C’est dire que la
77 Monde I, livre I, § 6, p. 103-104. L’intuition y est d’ailleurs introduite par le biais de la distinction entre le corps soumis au cadre spatio-temporel de l’expérience et le corps propre, donné immédiatement. 78 Cin I-II FP, 19 [107], p. 206 (l’auteur souligne). 79 NT, « Essai d’auto-critique », § 2, p. 85. 80 Ibid., § 1, p. 84. 81 NT, « Essai d’auto-critique », § 2, p. 86 (l’auteur souligne).
27
connaissance est l’œuvre de l’activité créatrice qui définit elle-même la vie dans son acception la
plus large. Dans la pensée de Nietzsche, art et connaissance ne rentrent pas nécessairement en
dissonance, ils peuvent s’accorder au diapason de la force vitale de création qui produit l’illusion
artistique nécessaire à la vie. La tragédie en fournit le modèle.
3.2 L’anti-classicisme
La seconde intuition à relever est consignée par Nietzsche dans un fragment datant du
printemps 1888 : « Cette nouvelle manière de concevoir les Grecs est ce qui distingue ce livre82 »,
écrit-il en se remémorant La Naissance de la tragédie. La conception particulière que Nietzsche
entretient à l’égard des Grecs est fondée sur un anti-classicisme qui fonctionne en deux temps.
D’abord, Nietzsche récuse l’idéalisation des Grecs homériques entretenue par les modernes, qui
dépeignent ceux-ci comme étant de « belles âmes » rationnelles, modérées et harmonieuses. À
ses yeux, les Grecs, loin de se baigner dans la quiétude de l’esprit, connaissent la souffrance, la
sauvagerie, l’orgiaque et l’excès. Les troubles et la violence qui sillonnent le monde de l’Olympe
sont des preuves de cette intimité avec les horreurs de l’existence. « Qu’on se méfie de
l’expression “sérénité grecque” !83 », déclare le professeur Nietzsche à ses étudiants, puisqu’une
telle locution trahit selon lui la christianisation de l’hellénité et invite à l’auto-célébration des
valeurs modernes84. En tant qu’il idéalise naïvement le passé et y cherche des formes de vie
tranquilles, mesurées et plates, ce classicisme constitue à vrai dire un romantisme. Pour le
déromantiser, Nietzsche impose au classique une nouvelle posture pessimiste, dans laquelle le
mot « classique » est désormais utilisé « comme une désignation non historique, mais
psychologique. » Qui plus est, « son pessimisme est l’antithèse du pessimisme de
Schopenhauer…85 » À l’instar du concept de « classique », la sérénité (Heiterkeit) grecque change
82 FP XIV, 14 [25], p. 35. 83 ILS, § 7, p. 102 et NT, « Essai d’auto-critique », § 1, p. 83. Cette vision classiciste à laquelle s’oppose Nietzsche est dominante à son époque, portée depuis Goethe et défendue plus tard par J. J. Winckelmann. Cf. Cid, « Ce que je dois aux Anciens », § 4, p. 222. 84 IEPC, p. 28 : 85 FP XIV, 14 [25], p. 35.
28
de visage. Nietzsche la resitue dans un rapport agonique et lucide face au terrible de l’existence,
à l’antipode d’un « état de bien-être excluant tout danger86 ».
Le deuxième trait anti-classiciste de La Naissance découle du précédent. Il veut que
l’hellénisme n’atteigne pas son zénith avec Socrate, mais avec ceux qu’on nomme communément
les présocratiques et avec la tragédie attique. Dans Ecce Homo, Nietzsche met en parallèle la
découverte du dionysiaque d’une part, et la reconnaissance du socratisme comme décadence de
l’instinct grec d’autre part87. Avec Socrate, les Grecs remplacent leur vision esthético-tragique du
monde pour une vision logico-rationnelle. Reléguant l’art et les mythes à « l’irrationalité »,
Socrate n’a en effet rien d’hellénique, « il n’est ni apollinien ni dionysiaque88 » écrit Nietzsche.
Toutes les philosophies hellénistiques sont ensuite obsédées par le démon éthico-dialecticien de
Socrate, note-t-il dans ses cours89. Elles sont toutes, sans exception, eudémonistes. Hantés par
la quête du bonheur, les philosophes sont également tous – même les cyniques et les sceptiques
– intellectualistes, croyant que la possibilité du bonheur repose sur le savoir, ou à tout le moins
sur un certain type de savoir. Brandissant l’adéquation socratique « raison = vertu = bonheur »90,
les écoles philosophiques adhèrent somme toute à ce que Nietzsche appelle l’optimisme
théorique : « Socrate s’efforçait de mettre de l’ordre en ce monde, dans l’idée que, une fois le
monde mis en ordre, l’homme ne pourrait que vivre vertueux ». La vie (bonne) repose désormais
moins sur la vie elle-même que sur « un acte cognitif91 ». La vie se voit alors subordonnée à la
science. Toutefois, Nietzsche révoque en doute la profondeur et la force de cet optimisme.
Derrière celui-ci se cacherait une détresse :
Comment ? Se pourrait-il, en dépit de toutes les “idées modernes” et de tous les préjugés
du goût démocratique, que le triomphe de l’optimisme, que la rationalité désormais
prédominante, que l’utilitarisme pratique et théorique, tout comme la démocratie elle-même
dont il est contemporain, – soient un symptôme de force décroissante, de vieillesse
imminente, de fatigue psychologique92 ?
86 NT, § 9, p. 143. Aussi § 20, p. 210-211 : « d’ailleurs, une rhétorique parfaitement inefficace s’adonne à des badinages avec l’“harmonie grecque”, la “beauté grecque”, la “sérénité grecque”. 87 EH, « La Naissance de la tragédie », § 1, p. 102-103. 88 Ibid., p. 103. 89 PP, § 16, p. 243. 90 Cid, « Le problème Socrate », § 4, p. 132. 91 PP, § 16, p. 243-244. 92 NT, « Essai d’autocritique », § 4, p. 89 (l’auteur souligne). Nous y reviendrons lors de notre troisième chapitre.
29
3.1 Le retour à la période archaïque
La nouvelle manière de concevoir les Grecs sous le jour d’un pessimisme se traduit chez
Nietzsche par la nécessité d’un retour à la Grèce archaïque. C’est là la troisième intuition
directrice de la Naissance. La raison qui motive le retour de Nietzsche vers la période tragique de
la philosophie réside dans le mode du philosopher des préplatoniciens. Contre l’approche
érudite de l’histoire de la pensée, Nietzche envisage déjà la philosophie comme une manière de
vivre et cherche par conséquent ce qui, malgré l’obsolescence des doctrines des Anciens,
demeure vivant, à savoir la personnalité du philosophe ou de l’artiste93. Avant l’absolutisation
du théorique au détriment de l’artistique, la philosophie ne se dissociait pas de l’art, ni la raison
de la sensibilité. Dans la même veine, Nietzsche affirmera dans Schopenhauer éducateur que «
l’unique critique possible d’une philosophie, et la seule aussi qui prouve quelque chose, [est]
celle qui consiste à essayer si l’on peut vivre selon elle.94 » Pour lui, l’invalidité scientifique de la
cosmologie héraclitéenne, par exemple, n’est pas un argument contre l’homme Héraclite, contre
son rapport à l’existence et au modèle d’humanité qu’il incarne.
Mais l’intérêt d’un tel traitement des philosophes n’est nullement doxographique. Dans
un geste protogénéalogique, comme nous l’avons vu dans à travers la discussion du romantisme,
Nietzsche ausculte les pensées pour prendre le pouls d’une vitalité soit croissante ou
décroissante à l’œuvre et exprimant ses besoins, ses forces et ses faiblesses via des métaphores
cosmologiques et philosophiques. Que la décision d’Héraclite fasse prévaloir le devenir sur l’être
et que, parallèlement, celle de Parménide procède inversement, révèle leur volonté respective et
les affects qui y correspondent. Nietzsche demande alors quel type d’instincts veut la
permanence et l’assurance des choses, et quel type d’instincts veut au contraire le devenir et le
polemos ? Quel genre de maîtrise sur le monde veut s’exercer par le truchement de ces doctrines ?
C’est pourquoi le problème de la tragédie réclame le flair psychologique.
Qui plus est, le philosopher spécifique aux préplatoniciens s’avère distinct de celui
pratiqué par les philosophes de la période classique et hellénistique. Pour Nietzsche, ce n’est pas
un hasard si la raison moderne est séduite par la Grèce « classique » et par sa « sérénité ». C’est
précisément parce que cette Grèce adulée est la racine de la rationalité que celle-ci s’y reconnaît
et s’y complait comme dans un miroir. Corollairement, la scission traditionnellement admise
93 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 3, p. 221-222. 94 Cin III, § 8, p. 87.
30
entre les philosophes présocratiques et les philosophes subséquents semble moins historique
qu’idéologique. Consensuel, ce découpage n’en est pas moins suspect. Nietzsche rappelle à ce
sujet que Démocrite, classé parmi les présocratiques, était pourtant contemporain de Socrate, et
lui a même survécu de quelques années95. Ainsi, au lieu de parler de philosophes
« présocratiques », Nietzsche parle plus volontiers de philosophes « préplatoniciens », incluant
même Socrate dans la lignée de ces penseurs. De Thalès à Socrate, chaque philosophe représente
selon Nietzsche un type « pur », singulier, de volonté. La coupure survient avec Platon, qui
incorpore plusieurs natures philosophantes en lui96. Platon est un type complexe, puisque sa
philosophie, faute de refléter sa personnalité profonde, vise à la dissimuler. Il porte en effet un
masque dont le nom est Socrate. « Platon s’est servi de Socrate comme d’une sémiotique pour
Platon97 », écrit Nietzsche. En bref, la distinction entre préplatoniciens et postplatoniciens n’est
pas pour Nietzsche une affaire de chronologie, mais de morphologie du style de vie
philosophant.
L’avantage dont disposent les préplatoniciens sur leurs successeurs est qu’ils
philosophent selon une pratique qui précède l’ingérence totale de la dialectique sur tout autre
mode de pensée. Les Grecs de l’époque tragique philosophent à partir de l’intuition imaginative
pour penser le monde, ils ne renvoient pas leur ressenti à des idées transcendantes, mais à des
éléments immanents de la nature (φύσις). Nietzsche estime en fait que le philosophe
préplatonicien est un type d’artiste. Il est défini par l’art de discernement : « le terme grec qui
désigne le “sage” est lié étymologiquement à sapio (je goûte), sapiens (le dégustateur), sisyphos,
l’homme au goût le plus subtil.98 » Avec son goût subtil, le philosophe « cherche à faire résonner
en lui toute l’harmonie de l’univers et à l’extérioriser en concepts.99 »
La boucle est donc bouclée. De la canalisation nietzschéenne de l’intuition jusqu’au
retour vers les pensées originaires de la philosophie occidentale, en passant par l’affirmation
préalable d’un anti-classicisme, La Naissance aborde le problème psychologique du pessimisme
95 PP, § 16, p. 239. 96 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 2, p. 217. Il ne s’agit pas pour Nietzsche de dire qu’un type « pur » correspond à l’individu complètement autarcique, sans influences extérieures, comme il est précisé quelques lignes plus loin dans le texte. Au contraire, il insiste sur l’ascendance orientale de la philosophie grecque. « Pur » désigne ici le philosophe préplatonicien en tant qu’il exprime sa personne à travers sa pensée. 97 EH, « Les Inactuelles », § 3, p. 111. 98 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 3, p. 223. 99 Ibid., p. 224.
31
dans la tragédie attique sur une base intuitivo-esthétique. Nous avons vu que Nietzsche soutient
rétrospectivement que son premier livre est anti-romantique. Celui-ci n’est pas pour autant
optimiste. Il faut maintenant nous efforcer de comprendre comment La Naissance de la tragédie
affronte le pessimisme d’une façon triomphante. En nous appuyant sur la métaphysique d’artiste,
nous verrons que l’intuition et l’esthétique se recoupent pour Nietzsche dans l’expérience
affective du corps vivant. En suivant ce fil conducteur, nous aboutirons à la sagesse tragique,
déterminée comme amour des apparences.
32
CHAPITRE 2. LA MÉTAPHYSIQUE D’ARTISTE DU CORPS
DIONYSIAQUE
« Notre douleur et notre contradiction sont la douleur et la contradiction originaires, brisées par la
représentation (qui engendre le plaisir)100. »
Tandis qu’il s’enquiert de l’origine de la tragédie, Nietzsche remonte le fil des sentiments
du beau et du terrible qui la sous-tendent. La conversion du classicisme idéologique en un
classicisme agonique libère cette évidence : les Grecs connaissaient, c’est-à-dire vivaient
intimement, la souffrance. Contre la vision moderne qui couvre la vie grecque d’une sérénité
« idéale », Nietzsche estime que les Grecs sont des pessimistes. Est rapportée à témoin une
légende populaire racontant la poursuite du « sage » Silène par le roi Midas. Quand ce dernier
attrape celui-ci et lui demande ce qui est pour les hommes le plus grands des biens, le satyre,
compagnon de Dionysos, profère cette sentence :
Misérable race d’éphémères, enfant du hasard et des peines, pourquoi me presses-tu de te
dire ce que tu aurais tout avantage à ne pas entendre ? Le plus grand de tous les biens est
pour toi hors d’atteinte : ne pas être né, ne pas être, n’être rien. Mais le second de tous les
biens est pour toi – c’est de mourir bientôt101.
D’après cette sagesse, le hasard et les peines ne sont pas des événements contingents de la vie,
mais constituent son essence intime et sa condition. Aucune lamentation ne succède au postulat
de l’adéquation de la vie et de la souffrance, uniquement la conclusion funeste : « tu devrais
mourir bientôt ». À cet appel de la mort est rattachée l’irrationalité ontologique du monde, qui
confisque d’avance tout sens transcendant à la souffrance vécue, à la génération et à la
corruption. Comme Nietzsche l’écrit dans la Généalogie de la morale, « ce qui excite en fait contre
la souffrance, ce n’est pas la souffrance en soi, mais ce qu’elle a d’absurde.102 » En dehors des
théodicées et des eschatologies, la souffrance n’a aucune cause providentielle, aucun sens
salvateur. Ce qui en redouble le tourment.
Exprimée dans l’horizon du (non-)sens, la souffrance semble constituer avant tout un
problème moral. Pour Nietzsche, l’aspect moral ressortit toutefois à un domaine plus originaire :
100 FP NT, 7 [169], p. 312-313. 101 NT, § 3, p. 111 (l’auteur souligne). 102 GM, II, § 7, p. 79
33
celui de l’affectivité du corps. La souffrance, avant d’être expliquée moralement, est ressentie.
En tant que ce qui nous affecte, elle n’est donc pas un « problème », au sens scolastique du terme.
Dans le registre de la pensée, il faut néanmoins discourir sur la souffrance, et donc faire un retour
réflexif sur l’affectivité. Chez Nietzsche, cette réflexion sur la souffrance s’effectue par l’analyse
psychologique des philosophes, en prenant leur philosophie comme une autoconfession de leurs
souffrances vécues103. Son discours est interprétation du discours du corps à travers les
manifestations de son affectivité. Ce sont l’interprétation de la souffrance et la façon dont celle-
ci est surmontée qui composent à la fois le grand problème et l’indice d’évaluation de la santé
d’un corps. La symbolique grecque du sens des douleurs du monde dans la tragédie est donc
pour Nietzsche exemplaire d’une interprétation lucide et saine, puisque si les Grecs apolliniens
créent des dieux, entre autres choses, ce n’est pas pour expier le « mal » du monde ou l’épine de
la chair, s’aliénant par conséquent vis-à-vis de la vie, mais pour masquer leurs souffrances sous
une belle apparence104. Le corps tragique qui interprète ses souffrances de manière esthétique est
ce que nous nommons quant à nous le corps dionysiaque.
Dans ce chapitre, nous interprèterons la « métaphysique d’artiste » esquissée par
Nietzsche à partir du corps dionysiaque. Ce corps pulsionnel est en effet la figure centrale de
l’interprétation nietzschéenne de l’art grec, où la physiologie de l’artiste tragique joue le rôle de
catalyseur des pulsions de la nature, exprimées par les figures d’Apollon et de Dionysos.
Explicitement, Nietzsche envisage la tragédie attique comme une « œuvre d’art à la fois
dionysiaque et apollinienne105 », mais issue du culte des souffrances de Dionysos. Mise en forme
musicale du terrible de l’existence, la tragédie véhicule ainsi une vision du monde ancrée dans
l’affectivité corporelle.
Pour comprendre la tragédie comme vision du monde et établir le pathos dionysiaque
comme son affectivité fondamentale, il convient d’examiner l’analyse nietzschéenne de la co-
originarité du désir, de la souffrance et de la vie dans ce contexte des pulsions artistiques
gouvernant la métaphysique tragique. Mais avant d’engager l’étude de la métaphysique d’artiste,
nous recomposerons d’abord la pensée de l’identité de la vie et de la souffrance établie par
Schopenhauer. Cela nous permettra de mieux déterminer ensuite ce qui sépare Nietzsche de la
103 PBM, § 6, p. 52. 104 NT FP, 3 [62], p. 212. 105 NT, § 1, p. 101.
34
conception de ce dernier et qui l’amènera progressivement à dégager ses propres idées
philosophiques, hors des sentiers de la métaphysique traditionnelle. Ce passage par
Schopenhauer a plus précisément pour vocation de montrer la face métaphysique du corps
repérée dans les affects du désir et de la souffrance, que Nietzsche resitue pour sa part dans le
pathos dionysiaque en tant qu’épreuve d’une joie primordiale.
SECTION 1 – L’interprétation schopenhauerienne de la volonté comme manque
Formé en philologie, Nietzsche s’est tourné vers la philosophie après avoir lu Le Monde
comme volonté et représentation de Schopenhauer. Schopenhauer met le doigt sur un problème
existentiel jusqu’à présent pressenti mais resté muet, et qui aiguillonne l’étonnement
philosophique du jeune Nietzsche : le problème de l’opposition entre la connaissance et la vie.
Ce problème renvoie à l’idée que le progrès de la connaissance, au lieu de participer au
mouvement de la vie, le freine. Dans La Naissance, Nietzsche y fait écho en énonçant ce principe :
« la connaissance tue l’action.106 » Le savoir ferait souffrir, voire ferait douter de la valeur de la
vie. Il rendrait, autrement dit, nihiliste. Un texte attribué à Aristote soulève aussi la question : «
pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les
arts, étaient-ils de toute évidence mélancoliques[…] ?107 » En embrassant d’un coup d’œil
l’histoire de l’Occident, il semblerait cependant que ce doute pessimiste se soit dissipé sous
l’optimisme scientifique. Mais il revient en force avec Schopenhauer. Celui-ci a intégralement
assimilé, mais de manière pessimiste, comme nous allons le voir, la sagesse de Silène. Pour lui
aussi, en un mot, le monde est une tragédie dominée par les peines et l’injustice, et sage est celui
qui s’en retire le plus tôt possible. Le Monde comme volonté et représentation déploie une philosophie
revendiquée pessimiste dont la tâche consiste à montrer que la philo-sophie, la quête de la
sagesse, s’accomplit dans l’abolition de la soif de vivre par la sagesse.
Pourquoi le dilemme opposant la connaissance et la vie s’impose-t-il si vigoureusement
chez Schopenhauer ? Dans la perspective de son système, la réponse tient à l’idée que le degré
de souffrance que peut ressentir un vivant croît proportionnellement à son degré de conscience,
106 NT, § 7, p. 134. 107 Pseudo-Aristote, Problème XXX, trad. A. L. Carbone, B. Fau, Paris, Allia, 2010, 953 a, p. 1.
35
soit de l’animalité primitive à l’humanité, et de l’humanité au génie108. Plus il est clairvoyant, plus
l’individu souffre, car plus son pouvoir de connaissance est pénétrant, et plus il voit la vie dans
sa vanité. Mais une autre réponse à cette question concerne le développement historique de la
philosophie. En effet, Schopenhauer assume complètement son héritage métaphysique issu de
l’idéalisme platonicien, selon lequel l’être du monde n’est pas dans le monde lui-même.
Conformément à cela, les premières pages du Monde invoquent Pindare, Sophocle, Shakespeare
et Calderón autour de l’idée que « la vie est un songe109 ».
Schopenhauer est par ce fait même héritier de la philosophie moderne initiée par
Descartes, qui réforme ce postulat platonicien en transférant l’être des choses dans la
représentation de la conscience. Mais après la Critique de la raison pure de Kant, qui sape toutes les
prétentions métaphysiques de la raison en arrimant celle-ci à la sensibilité, l’optimisme théorique
et l’idéal de scientificité qui caractérisent la philosophie occidentale depuis Socrate perdent en
vigueur. Après avoir été confinée dans la conscience finie de l’ego, la raison ne peut plus aspirer
à l’être « en soi » du monde, hors de la juridiction de l’expérience. La raison, ancrée dans
l’entendement et la sensibilité, est finalement prisonnière des représentations subjectives de
l’individu. Conséquemment, le seul être accessible, à défaut d’« être » absolu, est relatif aux jeux
des représentations. Ébranlée, la confiance envers le pouvoir de la raison se convertit en
désespoir. Puisque la raison ne remplit pas ses promesses métaphysiques et que la vie n’est
qu’« une ombre d’une ombre », Schopenhauer estime qu’il vaut mieux écouter Silène et « mourir
bientôt ». Il cite à cet effet Œdipe : « ne pas naître vaut mieux que tout, ou du moins retourner
vite d’où on est venu.110 »
Le pessimisme schopenhauerien se déclare d’abord sur une base gnoséologique
kantienne selon laquelle seule la relation entre les phénomènes peut être connue, les phénomènes
en eux-mêmes demeurant fermés à l’étiologie du principe de raison111. Schopenhauer interprète
Kant en le rapportant à l’idéalisme platonicien et en rapportant celui-ci à la sagesse indienne.
Pour cette dernière, le voile de Mâyâ se dresse devant l’être unique en tant que symbole de
l’illusion de la pluralité112. Par rapport à Kant, Schopenhauer fait un pas supplémentaire lorsqu’en
108 Monde I, livre III, § 52, p. 519. 109 Monde I, livre I, § 5, p. 101-102. 110 Monde II, Compléments du livre IV, § 46, p. 2067. 111 Monde I, livre I, § 15, p. 216. 112 Monde I, livre I, § 3, p. 85 et Monde II, Compléments au livre II, § 25, p. 1663.
36
vertu de la reconnaissance de l’idéalité subjective a priori propre à la spatio-temporalité de toute
expérience possible, il vide également les phénomènes de leur valeur morale. Mise entre
parenthèses de la valeur ontologique et de la valeur morale de toute chose, la réduction
schopenhauerienne de l’être des phénomènes à une trompeuse illusion frappe le monde de
nullité (Nichtigkeit)113; le monde ne vaut rien, parce qu’il n’est rien; « l’univers entier devient un
immense château de cartes.114 » Malgré cela, si le monde était illusoire tout en étant bon, l’attitude
hédoniste désabusée pourrait être de mise en attendant de mourir. Mais pour Schopenhauer, le
monde est fondamentalement mauvais. Le plus convaincu des optimistes abdiquerait en effet sa
doctrine morale si on le conduisait « à travers les hospices, les lazarets et les salles d’opérations
chirurgicales, dans les prisons, les chambres de torture et les étables à esclaves, sur les champs
de bataille et aux lieux de supplice.115 » Face aux catastrophes, aux épidémies, à la cruauté, à
l’injustice et à la violence qui saturent la vie des espèces, force est d’admettre, avec Schopenhauer,
que nous vivons dans le pire des mondes possibles.
Alors pourquoi ne pas simplement se suicider ? Question scandaleuse s’il en est, mais qui
nous permettra d’introduire la métaphysique schopenhauerienne de la volonté de vivre. D’après
celle-ci, deux raisons expliquent qu’on ne se suicide pas systématiquement. La première est
d’ordre philosophique et stipule que le problème de l’existence n’est pas ma vie, mais la vie elle-
même, qui englobe d’avance la mort volontaire dans son mouvement universel. Le suicide est
« un acte vain et stupide » écrit Schopenhauer, car « l’individu meurt, mais le soleil brille sans
discontinuer dans un éternel midi. La vie est assurée à la volonté de vivre.116 » En d’autres termes,
jamais le Nirvâna (littéralement « non-souffle », ou « non-vie ») ne sera accessible via la réitération
cyclique des réincarnations dans le monde phénoménal (Samsâra), auquel le suicide condamne
l’individu117. Cet argument portant sur la vanité égoïste du suicide ne convaincra pourtant aucun
suicidaire sérieux. Cela dit, il découle d’une raison plus profonde à propos de la persistance du
vivant à vivre, qui caractérise cette fois la vie dans son ensemble.
113 A. Philonenko, « Brève méditation sur la philosophie de la tragédie de Schopenhauer », Schopenhauer et la force du pessimisme, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 73. 114 J.-F. Marquet, « Schopenhauer et le principe de raison », Chapitres¸ Paris, Les Belles Lettres/essais, 2017, p. 314. 115 Monde I, livre IV, § 59, p. 612. 116 Monde I¸livre IV, § 4, p. 540. 117 C’est sur cette mise en garde que se termine Le Monde comme volonté et représentation.
37
L’autre raison pour laquelle nous ne nous suicidons pas est en effet d’ordre
métaphysique. S’il ne va pas de soi de passer de la doctrine à l’acte, ce n’est pas en vertu d’une
quelconque difficulté psychologique selon Schopenhauer, mais parce la vie veut vivre. En deçà
de tous les maux déchirant les vivants, un principe est stable et égal à lui-même, qui est un autre
nom de la vie : il est vouloir-vivre ou auto-conservation. Dans des pages célèbres du Monde,
Schopenhauer dépeint ce principe en présentant l’exemple de la folie à titre de mécanisme de
défense que la vie déclenche chez l’individu lorsque celui-ci est menacé de l’intérieur par un
traumatisme. Justement pour préserver l’individu du suicide, le vouloir-vivre neutralise son
intellect et enraye ses facultés118. De même pour la métaphysique de l’amour sexuel, qui désenchante
complètement le phénomène de l’amour en en faisant l’instrument du vouloir-vivre. Pour celui-
ci, le désir amoureux n’est rien d’autre qu’un moyen détourné que se donne la vie pour perpétuer
les espèces119.
Somme toute, pour des raisons qui procèdent d’un mélange de métaphysique et de
naturalisme biologique composant « le génie de l’espèce », le suicide est aussi vain qu’impossible.
Précisons que Schopenhauer ne préconise pas le suicide, mais la destruction de ce qui en
l’individu veut l’existence. Barbara Stiegler montre bien en ce sens que « c’est l’illusion du suicide
que de croire pouvoir tuer la chair et le Soi en tuant un simple corps. Avec l’anesthésie par
l’ascèse en revanche, c’est bien la chair (affectable et sensible) et non le corps (dans le temps et
l’espace) qui s’auto-abolit.120 » En détruisant l’existence individuelle, l’existence en tant que telle
persiste néanmoins dans sa course folle.
C’est donc le vouloir-vivre en tant que tel qu’il s’agit de déraciner. Pour ce faire,
Schopenhauer identifie trois voies de rédemption : l’art, la philosophie et le christianisme, trois
niveaux d’ascèses qui vont de la contemplation cathartique, passant par la sagesse contemplative,
jusqu’à la sainteté désincarnée. Il y a en somme plusieurs façons de « mourir bientôt ». Nietzsche
concède à Schopenhauer que la philosophie et la religion chrétienne ont de fait été, jusqu’à
présent, nihilistes – c’est tout l’enjeu du second traité de La Généalogie de la morale. Si Nietzsche
ne s’aperçoit pas encore en 1872 que la philosophie du Monde comme volonté et représentation repose
sur le désir paradoxal de la destruction du corps désirant, il se méfie cependant déjà de deux
118 Monde I, livre III, § 36, p. 398-399 et Monde II, Compléments du livre III, § 32, p. 1783 et suivantes. 119 Monde II, « Métaphysique de l’amour sexuel », § 44, p. 1991. 120 B. Stiegler, Op. Cit., p. 61, note 1.
38
injonctions schopenhaueriennes centrales. La première est que dans le conflit entre la vie et la
connaissance, nous devons prendre le pari de la connaissance au détriment de la vie. La seconde
est que l’art doit mener à l’extinction du vouloir-vivre. Nietzsche n’a jamais pu admettre « le
scandaleux contresens de Schopenhauer, qui prend l’art pour un pont vers la négation de la
vie…121 » C’est donc la piste de l’art qu’il faut emprunter, car elle contient le point de rupture
entre Nietzsche et Schopenhauer. Pourquoi et comment l’art est-il un vecteur de négation de la
vie ? Comprendre ce rôle négateur de l’art à l’endroit de la vie exige d’examiner la métaphysique
dualiste à partir de laquelle Schopenhauer appréhende le monde et d’y situer sa théorie de l’art.
L’art apparaîtra comme inhibiteur du désir corporel, ce dernier devant être compris comme
souffrance.
1.1 Le corps à corps avec la vie : la découverte de la volonté à partir du corps vivant
La critique schopenhauerienne du régime de représentéité prépare la découverte de la
matrice métaphysique de toute chose : la volonté. Précédemment, le monde a été déterminé d’un
côté comme l’ensemble des phénomènes qui apparaissent au sujet en vertu du cadre a priori de
la subjectivité : le temps et l’espace. De l’autre côté, le monde est chose en soi, force vitale qui
manipule les vivants pour s’engendrer toujours à nouveau à travers ceux-ci. Si « le monde est ma
représentation122 », comme l’affirme l’incipit du Monde, et que mes représentations sont illusoires
et purement instrumentales eu égard au vouloir-vivre, alors mes pensées, et particulièrement mes
jugements, sont également illusoires et instrumentalisés, condamnés à flotter sur la surface
phénoménale des choses. Or, il en est de même pour ma propre conscience, qui place devant
elle (Vor-stellen) et hors d’elle les objets du monde, annonçant aussitôt son rôle de sujet forclos
dans le phénoménisme de l’esthétique transcendantale interprétée par Schopenhauer. À la
différence de Kant, Schopenhauer assimile le phénomène (Erscheinung) à l’apparence (Schein),
identifiant l’expérience du monde à un rêve duquel on ne saurait se réveiller. L’épistémologie
privative du livre I du Monde déréalise la réalité objective et finit par lui donner la teneur
ontologique du rêve. Sont inclus dans la parenthèse d’invalidité universelle les objets externes
121 FP XIV, 14 [119], p. 89 (l’auteur souligne). Aussi EH, « La Naissance de la tragédie », § 1, p. 102 : « La tragédie est justement la preuve que les Grecs n’étaient nullement des pessimistes : Schopenhauer là-dessus s’est trompé, comme il s’est trompé dans tout » (l’auteur souligne). 122 Monde I, Livre I, § 1, p. 77.
39
donnés via la perception, mais aussi la « certitude » fondatrice de la philosophie moderne : le « je
pense, donc je suis ». Le Cogito cartésien, s’exprimant dans l’ordre du jugement prédicatif, est
gouverné par l’entendement, dont la fonction consiste à intuitionner la seule catégorie de la
causalité. L’entendement est aveugle à l’être en tant que tel et œuvre aussi aveuglément pour
celui-ci : « la conscience n’est que la surface de notre esprit et, à l’instar des corps terrestres, nous
n’en connaissons que l’écorce et non l’intérieur.123 »
Rien ne semble échapper à la sphère de la représentéité, excepté une chose, qui, grâce à
son dédoublement intuitionnel et affectif, « connaît tout et n’est connu par personne124 » : à
savoir, le corps propre du sujet connaissant. Il connaît tout dans la mesure où il exprime
directement – instinctuellement – la vie; il n’est connu par personne dans la mesure où pour
Schopenhauer, mon corps propre dévoile l’autre de moi-même : la chose en soi comme volonté.
C’est à partir de ce dédoublement intentionnel que Schopenhauer transgresse l’interdit kantien
du passage des phénomènes à la chose en soi, prenant le corps du sujet connaissant comme fil
conducteur. En reconnaissant l’entendement comme condition structurante de la connaissance
objective et en déclarant celle-ci comme étant au mieux onirique, au pire sans valeur,
Schopenhauer retourne le regard à l’intérieur de lui-même pour apercevoir la première condition
transcendantale de toute intuition possible : la sensibilité corporelle. D’une part, et en un sens
banal, l’organisme doit être affecté pour que les représentations soient produites; base empirique
qui ancre l’intuition dans l’affectivité. Mais les choses se compliquent quand, d’autre part, le
corps du sujet se prend pour « objet » et s’intuitionne non pas sur le mode du principe de raison,
mais en s’affectant. Son corps lui est en effet donné « de deux manières radicalement différentes :
non seulement, en tant que représentation dans une intuition intelligible, en tant qu’objet parmi
les objets, et soumis aux mêmes lois que ces derniers, mais aussi […] en tant que cette chose
connue immédiatement de chacun et que désigne le mot de Volonté.125 » C’est sur cette crête
étroite que Schopenhauer fait basculer la représentation dans la chose en soi. Mon corps n’est
pas seulement une représentation que j’ai, mais la représentation que je suis, mon corps est
représentation (corps objectif) et volonté (corps infra-subjectif)126. À ce stade, le corps vivant est
123 Monde II, Compléments du livre I, § 14, p. 1355. 124 Monde I¸livre I, § 2, p. 80. 125 Monde I, livre II, § 18, p. 244. Passage anticipé en Monde I, § 2, p. 80-81. 126 Didier Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Puf, « Épiméthée », 2014, p. 111.
40
identifié avec la volonté, au point que « nous pouvons également dire “affirmation du corps”, au
lieu d’“affirmation de la volonté”.127 »
La visée de mon corps comme immédiation à l’être fait apparaître le corps propre à
travers deux modalités : par les mouvements volontaires et par le désir. La première face signale
ma volonté par le fait qu’être mon corps, c’est entretenir un rapport sans décalage avec mon
vouloir et mes gestes, où non seulement le « je veux » pré-réflexif précède radicalement le « je
pense », mais engendre directement et de façon immanente un « je fais » : « l’acte de la volonté
et l’action du corps ne sont pas deux états objectifs connus différemment, articulés par le lien de
la causalité […]; ils sont une et même chose128. » Dans son essai sur le principe de raison,
Schopenhauer écrit que « l’action du motif ne nous est donc pas connue seulement du dehors et
médiatement, comme celle de toutes les autres causes, mais à la fois du dedans, immédiatement
et par conséquent dans son mode d’action. Ici, nous nous trouvons être, pour ainsi dire, dans les
coulisses et nous pénétrons le mystère par lequel, selon son essence intime, la cause amène
l’effet.129 » Le motif est une « cause » qui se distingue des trois autres racines du principe de raison
que Schopenhauer identifie, soit celle des représentations empiriques, celle de l’abstraction
conceptuelle et celle de la sensibilité. La volonté est une cause immanente, elle est « l’objet
immédiat du sens interne, le sujet de la volition qui est objet pour le sujet connaissant et qui n’est
d’ailleurs donné qu’au sens interne130. »
C’est, cela dit, la deuxième face de la visée du corps propre qui s’avère hautement
significative pour Schopenhauer, car elle reconduit le « je pense » de l’ego cogito au « je veux » de
l’ego volo, et par suite ma volonté à la volonté. Cette deuxième face est celle du désir (Lust), où le
vouloir s’impose d’abord comme vouloir de quelque chose, volonté d’appropriation d’un objet,
de satisfaction d’un besoin ou d’atteinte d’un état131. La différence fondamentale entre le corps
127 Monde I, livre IV, § 60, p. 615. 128 Monde I, Op. Cit. 129 De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. F.-X. Chenet, Paris, Vrin, 1997, § 43, p. 197. 130 Ibid., § 40, p. 191 (l’auteur souligne). 131 Ne serait-ce que dans le chapitre sur la métaphysique de l’amour sexuel, Schopenhauer demeure assez discret sur les exemples en ce qui concerne les besoins et les désirs effectifs de la volonté. Il est facile cependant de s’imaginer un désir issu d’un besoin primordial et d’une archi-sensation douloureuse, désir d’autant plus impétueux que la philosophie l’a laissé inexploré : la faim. Cf. J. Thélôt, « Avant-propos », Au commencement était la faim. Traité de l’intraitable, Paris, Encre marine, 2005, p. 13. Cf. FP XIII, 11 [121], p. 251.
41
propre des mouvements volontaires et le corps du vouloir est que, tandis que celui-là semble
éventuellement obéir à mon initiative, celui-ci est incontestablement dominé par une force
externe au sujet, bien que lui étant par ailleurs profondément immanente. Schopenhauer infléchit
le sens commun de « volonté » en précisant « [qu’]il faut savoir distinguer entre Volonté (Wille)
et acte volontaire (Willkür) et comprendre que le premier terme peut exister sans le second. » Il
ajoute : « c’est là toute ma philosophie.132 » Autrement dit, la volonté n’est pas l’équivalent du
« libre-arbitre ». Je ne saurais être à l’origine de mes désirs, qui me sont, à première vue,
commandés par des objets séduisants ou des situations attirantes. Or le désir de la volonté ne
peut s’exprimer authentiquement en terme relation sujet-objet, car son intelligibilité réelle est
verrouillée à l’entendement. Le « je veux » de la subjectivité représentative est plutôt fondé dans
le « ça veut » du vouloir-vivre, qui n’a ultimement rien à voir avec mon individualité ou avec les
objets désirés dans leur singularité. Selon la formule de Rimbaud : « Je est un autre ».
En deçà du monde de l’intellect, de l’entendement et enfin de la représentéité, opère un
vouloir intarissable et universel : « la volonté dont la vie humaine, comme tout phénomène, est
l’objectivation, est un désir sans but ni fin.133 » Il est remarquable que la description de la volonté
comme désir et que l’élucidation détaillée du désir s’opèrent toutes deux dans le troisième livre
du Monde, destiné à l’élaboration de la théorie de l’art. Rien d’étonnant en fait, puisque l’art
intervient dans le système de Schopenhauer précisément pour inhiber le désir de la volonté
corporelle. Il faut maintenant éclairer la signification de l’art comme sédatif de la volonté et en
extraire la pensée schopenhauerienne du corps désirant.
1.2 Le désir comme manque et l’art comme sédatif de la volonté
La volonté individuelle enracinée dans le vouloir universel transforme le concept
classique de volonté comme faculté de volition en un fondement ontologique. L’Être, pour
Schopenhauer, est une force aveugle, atéléologique et insatiable, un vouloir sans nul autre but
que l’assurance de sa conservation ad infinitum. Le vouloir de quelque chose se révèle n’être
qu’une contingence au regard de ce vouloir global, qui, soit frustré ou satisfait, se réitère sans
cesse. Que veut au bout du compte la volonté ? Elle veut être éternellement. Elle ne veut rien
132 De la Volonté dans la nature, trad. É. Sans, Paris, Puf, « Quadrige », 2016, p. 78. 133 Monde I, livre IV, § 58, p. 606.
42
d’autre que d’assurer sa permanence par ses objectivations phénoménales, animées par le désir.
Le désir n’est pourtant pas l’être de la volonté – celle-ci étant l’être lui-même –, il est sa poussée,
sa pulsion, sa respiration. Le désir étant posé comme force processuelle de l’être, c’est sa co-
appartenance avec la souffrance, et ce faisant la co-originarité de la souffrance avec le vouloir-
vivre qu’il s’agit pour nous d’identifier. Encore une fois, le point de départ de cette
démonstration réside dans le ressenti corporel du désir, qui sera élargi par suite à l’essence du
monde.
Le vivant est passivement et passionnellement pris par le désir, dont la modalité
archétypale est l’amour sexuel. Le désir érotique transcende en effet les différentes époques et
cultures, ainsi que les espèces animales et végétales. Ce n’est pas la fleur qui veut croître et se
reproduire, c’est la volonté, c’est ça qui veut la croissance et la reproduction, le vouloir qui
s’(auto)affirme. Schopenhauer reprend mot à mot la définition socratique du désir comme
manque : « Tout VOULOIR naît du besoin, donc du manque, donc de la souffrance; la
satisfaction y met un terme; mais pour un souhait satisfait, au moins dix se trouvent frustrés.134 »
Dans Le Banquet, Socrate définit l’amour en ces mots : « ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce
dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour.135 » Le désir comme noyau de la volonté
est pour Schopenhauer un pâtir récessif, tandis que la satisfaction, ou le plaisir, est d’essence
négative. La dynamique du désir est une dynamique d’échec dans laquelle le rapport entre la
volonté et le plaisir est un éternel rendez-vous manqué.
La règle du désir ne gît pas dans son heureux aboutissement, mais dans l’effort mobilisé
pour calmer son emprise tyrannique, ainsi que dans la résistance que les choses exercent à
l’encontre de son accomplissement. L’individu qui veut se trouve face à deux possibilités : ou
bien son désir est frustré, ou bien il est comblé. Schopenhauer soutient en revanche que ces deux
conjectures n’en forment au final qu’une seule, dans la mesure où l’assouvissement du désir est
momentané, et où le désir se renouvelle tôt ou tard. Même lorsqu’il est rassasié, le désir n’est pas
suivi d’un bien positif, mais d’un plaisir simplement négatif, puisque le désir est seulement
résorbé – ce qui rappelle l’épicurisme, où le plaisir est conçu comme absence de troubles
134 Monde I¸ livre III, § 38, p. 403 (les majuscules sont de l’auteur). CF. Platon, Le Banquet, 199 e – 200 c, p. 132-133. Cette conception du désir ne meurt pas avec Schopenhauer, elle subsiste encore par exemple dans la philosophie de Sartre. Cf. L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Tel », 1943, p. 447-448. 135 Le Banquet, 199 e - 200 c, trad. L. Brisson, Op. Cit., p.132.
43
(ἀταραξία). Tout plaisir est en fin de compte négatif. Modalités de répression du désir, la
jouissance et le bien-être ne sont que résorption partielle du manque originel, décharge éphémère
de la pression du vouloir-vivre qui veut ce qu’il n’a pas.
Schopenhauer rend également compte des moments où le désir est éteint et où par
conséquent la souffrance est latente. Ces moments laissent place au phénomène de l’ennui, qui,
loin d’être apaisant, rend plutôt l’existence insupportable. Le désir rebondit éventuellement, et
la vie « tel un pendule, balance alors entre la douleur et l’ennui.136 » La dynamique négative de la
satisfaction du désir clarifie un peu plus l’objet du vouloir de la volonté, qui veut se préserver.
Elle révèle que l’individu désirant veut inconsciemment se retrouver dans l’état qui précédait
l’apparition de son désir137. Autrement dit, la volonté est vouloir de l’état d’avant, désir de ce que
Silène établit comme le plus grand des biens : « ne pas être né, ne pas être, n’être rien ». Mais cela
est impossible, car le désir raccroche toujours désespérément le vivant à la vie. C’est en ce sens
que Cioran écrit que « ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard.138 »
Tournant à vide, le désir du vouloir ramène au manque, qui ramène à la vie, et enfin à la
volonté elle-même, et ainsi de suite; c’est la fameuse roue d’Ixion, ou encore, le supplice des
Danaïdes qui tentent de remplir un tonneau troué pour toujours et en vain139. La détermination
du désir comme manque ne concerne donc pas seulement une frange de l’expérience vécue, mais
décrit le moteur de la vie elle-même, sa condition. C’est dire que la vie est essentiellement manque
de vie, qu’elle est positivement manque, c’est-à-dire souffrance. Schopenhauer l’écrit en lettres
majuscules, non sans pathos : « TOUTE VIE EST ESSENTIELLEMENT SOUFFRANCE.140 »
Sont dès lors noués le désir comme homonyme de la volonté, le corps désirant comme
incarnation de la volonté et la souffrance comme affect fondamental de la vie qui veut, où tout
sentir est en dernier ressort un souffrir. Jusqu’à présent, l’identité de la vie et de la souffrance a
été présentée de manière a posteriori, c’est-à-dire par des cas de figure particuliers (l’esclavage, la
guerre, la torture, la maladie, la cruauté, etc.141). La métaphysique de la volonté aborde également
l’identité a priori de la vie et de la souffrance. D’un point de vue métaphysique, la souffrance est
136 Monde I, livre IV, § 57, p. 591. 137 Ibid., p. 603. 138 E. M. Cioran, De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 43. 139 Monde I, livre III, § 38, p. 403 et aussi §§ 57 et 65. 140 Monde I, livre IV, § 56, p. 589. 141 Supra p. 36.
44
l’origine qui s’éprouve par l’individuation phénoménale, où être individué, c’est être corporel,
être déchiré par des désirs qui visent à neutraliser la tension vitale selon un principe d’entropie,
ou à tout le moins à soulager cette tension en attendant la fin.
Pour obtenir un avant-goût de cette fin, la contemplation de l’œuvre d’art exerce la
fonction thérapeutique de « sédatif de la volonté142 ». Elle est susceptible de porter secours au
sujet de l’expérience esthétique en court-circuitant son désir via la résignation du vouloir. Le cas
emblématique de cette conversion de la volonté en non-vouloir réside dans l’effet provoqué par
la tragédie. Faisant écho à la Poétique d’Aristote, Schopenhauer considère que la représentation
des souffrances et de la face effrayante de la vie se solde dans la purgation (katharsis) de la volonté
individuelle, résorbée dans la pitié universelle143. Autrement dit, la tragédie démontre que la vie
ne vaut pas la peine d’être vécue, que « le monde, la vie ne sauraient procurer de satisfaction
véritable, et donc ne méritent pas qu’on s’y attache.144 » On reconnaît encore une fois ici la leçon
de Silène. Le plaisir esthétique est pour Schopenhauer doublement négateur : en tant qu’il
n’ajoute pas un bien, mais soustrait un mal, et en tant qu’il soustrait le sujet de l’attachement à la
vie, comme le montre bien Clément Rosset145.
Mais en réalité, le « discours » pessimiste de l’art ne relève pas du syllogisme et de la
démonstration. La force évocatrice de l’art réside dans son statut d’intermédiaire infra-discursif
entre la volonté et le sujet contemplatif, dans la mesure où l’art contourne la structure de
l’entendement et communique intuitivement les Idées. Schopenhauer construit son esthétique
sur la théorie des Idées de Platon, qui correspondent dans la métaphysique de la volonté à
l’objectivation pré-phénoménale du vouloir. Tandis que les représentations se phénoménalisent
nécessairement dans l’espace et le temps, la volonté ne peut être intuitionnée que par les Idées,
elles-mêmes étant hors de la finitude propre à l’espace et au temps. Or par rapport à la
connaissance scientifique, qui est dépendante du principe de raison reliant les phénomènes par
la causalité, l’art est représentation indépendante du principe de raison : « l’art répète les Idées
éternelles appréhendées par la contemplation pure […]. Sa seule origine est la connaissance des
Idées; son seul but, la communication de cette connaissance.146 » Schopenhauer envisage l’art
142 Expression reprise de Didier Franck, Op. Cit., p. 123. 143 Monde I, livre III, § 51, p. 496. 144 Monde II, Compléments du livre III, § 37, p. 1834 (nous soulignons). 145 C. Rosset, L’esthétique de Schopenhauer, Paris, Puf, « Quadrige », 1989, p. 42. 146 Monde I, livre III, § 36, p. 385 et Ibid., § 43, p. 437 : « la pure contemplation [est] affranchie de toute la souffrance du vouloir et de toute individualité. »
45
comme un mode de connaissance pur, seul susceptible de porter la chose en soi au connaître.
La connaissance esthétique n’est pas conceptuelle, mais intuitive.
L’auto-contemplation de la volonté par le biais des Idées est dès lors connaissance
affranchie du principe de raison et par conséquent des structures de la subjectivité. En ce sens,
la contemplation de l’œuvre d’art offre un oubli de soi radical, une dissolution du sujet, de son
corps et de sa souffrance, à la faveur de l’apathie de la connaissance pure. Le détachement du
désir de la subjectivité consiste en un détachement du vouloir :
Car à l’instant même où, détachés du vouloir, nous nous adonnons à la connaissance pure
et dénuée de volonté, nous pénétrons pour ainsi dire un autre monde dans lequel tout ce
qui meut notre volonté, et par là nous ébranle avec tant d’intensité, n’est plus. Cette
délivrance de la connaissance nous fait sortir de tout cela de la même façon et tout autant
que le sommeil et le rêve : bonheur et malheur ont disparu; nous ne sommes plus cet
individu, nous l’avons oublié, nous sommes seulement le pur sujet de la connaissance : nous
n’existons plus que comme cet UNIQUE œil du monde147.
Pour Schopenhauer, le degré de beauté d’une œuvre correspond au degré de cognoscibilité de la
volonté qu’elle permet d’atteindre. L’architecture, par exemple, fait intuitionner le plus bas degré
d’objectité de la volonté, la pesanteur, et la poésie son plus grand degré : l’Idée d’humanité. Si
tous les arts constituent selon Schopenhauer des moyens plus ou moins efficaces pour éradiquer
à leur racine les troubles de la vie – cette racine étant la subjectivité désirante –, la tragédie est à
cet effet un art exemplaire, en tant qu’elle est essentiellement une exhortation de la vie à
abandonner la vie. En tant que spectacle des horreurs de l’existence, le théâtre tragique fait
connaître directement – sans passer par le principe de raison – que la vie est souffrance et qu’elle
ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle purge ainsi le spectateur de la volonté de vivre148.
Paradoxalement, la contemplation de la volonté produit par conséquent l’annihilation de
la volonté. Ce retournement du vouloir contre lui-même est encore plus manifeste dans l’effet
esthétique propre à la musique. Pour Schopenhauer, la musique se distingue de tous les autres
arts dans la mesure où elle n’imite pas le monde par le truchement des Idées, mais où elle imite
le monde en parfaite adéquation avec son essence149. Une mélodie lancinante dont la tension de
plus en plus forte finit par se résoudre dans une réconciliation avec l’harmonie imite l’inquiétude
147 Monde I, livre III, § 38, p. 407 (les majuscules sont de l’auteur). 148 Monde II, Compléments du livre III, § 37, p. 1833. 149 Monde I, livre III, § 52, p. 503.
46
et le soulagement inhérents au vouloir-vivre, par exemple. Si la musique nous touche autant et
si profondément, c’est parce qu’elle s’accorde aux tonalités affectives fondamentales
(Grundstimmungen) de notre être150. La raison pour laquelle, notamment, le passage du mode
majeur au mode mineur correspond affectivement au passage de la joie à la tristesse chez
l’auditeur est, pour Schopenhauer, d’ordre métaphysique. La musique est suprême consolation
des douleurs de l’être, en tant qu’elle offre une connaissance immédiate de la chose en soi.
En somme, la volonté trouve un repos provisoire dans son auto-contemplation par le
sujet connaissant. L’esthétique de Schopenhauer assujettit ainsi le beau à l’intelligible, pour autant
que l’intelligibilité soit pure, idéelle et désincarnée. Le contresens de la philosophie de
Schopenhauer, particulièrement apparent dans son esthétique, réside dans l’idée que l’intuition
corporelle de la volonté via l’affectivité mène à l’intellect incorporel du sujet connaissant. Faute
de pouvoir expliquer le passage de l’auto-affection intuitive du corps à la connaissance pure des
Idées, Schopenhauer rétablit la dichotomique classique entre corps et intellect. Finalement, la
volonté est seulement éprouvée dans le corps vivant sans jamais pouvoir être connue. Pour sauver
le savoir métaphysique, Schopenhauer doit poser un sujet connaissant qui lui-même pose un
objet de sa connaissance. Une fois purgé de sa volonté, c’est-à-dire de son corps, le sujet
connaissant devient « œil unique de la volonté ». Il atteint la sagesse à travers le refus du désir de
son vouloir-vivre. Il connaît la volonté comme quelque chose d’indésirable, qui n’en vaut pas la
peine. La condition de possibilité de l’anéantissement de la volonté, on le voit, est donc la
destruction du corps. Schopenhauer réactive du coup l’opposition qu’il avait réduite entre vie
corporelle et entendement, ainsi que la morale ascétique qui l’accompagne. À la lumière de la
connaissance purement intuitive, l’expérience corporelle de la volonté sombre de nouveau dans
le régime de la représentation et par conséquent, selon la perspective gnoséologique de
Schopenhauer, dans l’absence de valeur.
Le romantisme schopenhauerien, au sens où Nietzsche l’entend, se manifeste ici de
manière patente. Le jugement de valeur porté sur l’ensemble de la vie trahit le sentiment que le
monde devrait être plus satisfaisant, devrait être autre, à défaut de quoi il vaudrait mieux qu’il ne
soit pas. En ce sens, le pessimisme de Schopenhauer est moins un pessimisme véritable qu’un
optimisme inavoué et frustré, déçu de la réalité. Si la vie ne mérite pas notre attachement, c’est
qu’elle ne correspond pas à l’idée a priori de ce qu’elle devrait être, en l’occurrence non-être,
150 Monde II, Compléments du livre III, § 39, p. 1868-1869.
47
absence de désir, selon le bonheur impossible de Silène. Aux « arguments » mobilisés par
Schopenhauer pour expliquer pourquoi on ne se suicide pas, on peut ajouter, à la lumière de ce
qui a été dit, qu’on ne devrait pas selon lui se suicider, puisque la vie ne vaut pas la peine qu’on
se tue pour elle. Or, bien qu’il s’inspire grandement de Schopenhauer, Nietzsche tâche de
montrer dans La Naissance de la tragédie que les Grecs tragiques, justement en tant que pessimistes,
rendent la vie désirable. Comme nous le verrons dans ce qui suit, il y parvient en affirmant,
contre la thèse selon laquelle l’art est une affaire d’intelligibilité, que l’expérience esthétique a une
nature physiologique et affective. La métaphysique d’artiste de Nietzsche est de part en part
corporelle.
SECTION 2 – La métaphysique (d’)artiste à partir de la physiologie de l’art
Nietzsche récuse l’idée que l’expérience esthétique en général, et l’expérience esthétique
de la tragédie en particulier, soient des incitatifs à la renonciation151. La volonté de l’instinct
tragique montre selon lui tout à fait le contraire. À cet égard, ce qui constitue à la fois le tour de
force et les limites de La Naissance se trouve au cœur du combat que Nietzsche livre contre
Schopenhauer à même les prémisses pessimistes de ce dernier. Empruntant son cadre
métaphysique, Nietzsche appuie ses interprétations de l’existence tragique et de l’art grec sur le
dualisme de la volonté et de la représentation, qui ne semble que réinvesti sous la forme du
couple symbolique Apollon et Dionysos152. De même, il prend pour acquises la critique
schopenhauerienne du principe de raison et la reconduction subséquente de la volonté de la chair
individuelle au vouloir de la chair universelle, approuvant aussi l’identité vouloir = désir =
individuation = souffrance. Cependant, Nietzsche modifie le sens de l’une des variables de cette
151 Cid, « Ce que je dois aux Anciens », § 5, p. 223. 152 D’où vient l’opposition d’Apollon et de Dionysos ? Ce n’est en tout cas pas Nietzsche qui l’invente arbitrairement, car on retrouve l’association de ces dieux chez Platon (Lois, II, 653 d), l’origine de leur opposition conflictuelle étant rapportée postérieurement par Plutarque, lorsqu’il suppose qu’à l’origine, Apollon et Dionysos sont deux noms d’un seul et même Dieu. Dans Dialogues pythiques, trad. R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 22. Cf. H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1985, pp. 187-190. Aux temps modernes, Dionysos et Apollon inspirent d’autres philosophes et artistes, notamment Goethe, Hölderlin, Schlegel, Hegel et Winckelmann.
48
adéquation, l’orientant dès lors vers une compréhension de l’essence de la volonté qui se situe
complètement aux antipodes de celle de Schopenhauer. Cette variable est le désir.
Demeurant complice de la souffrance, le désir n’est plus saisi ici comme manque, mais
comme excès, ou encore comme extase (ek-stasis) : sortie hors de soi153. Adoptant le point de vue
de l’artiste tragique, Nietzsche envisage le désir d’après l’indice corporel de l’ivresse dionysiaque.
Comme mentionné ci-dessus, loin d’être anodine, cette réinterprétation nietzschéenne du désir
disqualifie la détermination schopenhauerienne de la vie comme manque et la redéfinit à l’opposé
comme excès, surabondance, surpuissance. Non pas que le rapport entre manque et excès soit
simplement renversé sur le mode d’une antithèse gratuite, mais bien que la volonté dionysiaque
fait du manque une force de son désir. Pour Nietzsche, la volonté tragique des Grecs témoigne
du fait que « le génie de la nature » n’aspire pas à la modeste préservation de soi, mais à la
transfiguration esthétique. Dès lors, « le même instinct qui fit naître l’art, complément,
achèvement de l’existence afin que continue la vie, a créé aussi le monde olympien, monde de la
beauté, de la paix, de la jouissance. Sous l’effet d’une telle religion, la vie est comprise dans le
monde homérique comme désirable154. » Nietzsche l’illustre en faisant allusion aux vers de
l’Odyssée où Achille déclare qu’il aimerait mieux vivre comme valet d’un pauvre fermier parmi les
vivants que comme roi parmi les morts155. Contestant d’entrée de jeu Schopenhauer, l’apollinien
et le dionysiaque constituent justement les deux états corporels par lesquels « l’homme atteint la
volupté d’exister.156 »
Notons que cette détermination de la vie comme quelque chose de désirable n’est pas
réductible à un postulat vitaliste ou à une profession de foi de la part de Nietzsche. Elle a un
fond philosophique. Afin d’éclairer ce fondement de l’intuition nietzschéenne de la
surabondance vitale qui s’est exprimée au plus haut point dans la tragédie grecque, il faut
comprendre la relation d’Apollon et de Dionysos à la lumière de l’existence tragique. Pour ce
faire, nous suivrons le fil conducteur de la sensation charnelle de soi que Nietzsche place au
centre de la métaphysique de l’expérience esthétique. Comme chez Schopenhauer, le corps
vivant est le lieu de passage des phénomènes à la chose en soi. Mais, répétons-le, à la différence
153 Dans la tradition néo-platonicienne, le terme d’« extase » désigne « le sommet de la connaissance mystique et là encore, non pas comme état, quiétude, mais comme sortie de soi, en liaison avec l’expression “désir de contact”. Cf. G. Colli, Après Nietzsche, trad. P. Gabellone, Montpellier, Éditions de l’éclat, 1987, p. 45. 154 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 2, p. 55 (nous soulignons). 155 NT, § 3, p. 113. L’Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 103, v. 489-492. 156 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 1, p. 49.
49
de Schopenhauer, Nietzsche n’abandonne jamais la perspective corporelle. Conservant l’identité
du corps et de la volonté, le phénomène et la chose en soi revêtent chez Nietzsche un sens
nouveau.
2.1 Esthétique et physiologie
Le point de départ de l’investigation de Nietzsche est l’esthétique, domaine qui embrasse
l’activité artistique et qui désigne par ailleurs un secteur de la science (aesthetica), mais qu’il faut
entendre ici en conformité avec sa racine grecque en tant que αἴσθησις, à savoir sensation. Cette
remarque a pour visée de faire voir que l’esthétique de La Naissance ne s’identifie pas simplement
à une « théorie du beau ».
Premièrement, elle est plutôt de part en part subordonnée à la sensualité corporante de
la vie, en deçà de toute doctrine. Ainsi, lorsqu’il aborde la question « qu’est-ce que le beau ? »,
Nietzsche répond que celui-ci correspond à une sensation de surabondance de force et au
sentiment corolaire du plaisir d’exister. Le beau est un artifice de la volonté dont le but est de
« séduire en faveur de l’existence.157 » Comme chez Kant, le sentiment esthétique du beau
s’éprouve chez Nietzsche par un rehaussement du sentiment de vitalité : la satisfaction propre
au beau « apporte avec elle un sentiment d’intensification de la vie.158 » Contrairement à Kant
toutefois, et dans les pas de Schopenhauer, Nietzsche estime que le beau n’est nullement
désintéressé : il est un agent du vouloir-vivre qui influence le vivant en sa faveur.
Pour Nietzsche, il n’y a aucune différence qualitative entre la beauté de la nature et la
beauté des œuvres humaines. Aucune divergence ontologique ne sépare l’ordre des expériences
esthétiques de la nature et des artéfacts. Le domaine de l’art n’est pas réductible aux beaux-arts,
il dépasse infiniment les bornes de l’activité artistique de l’humain artiste. Corrélativement et
inversement, la création de l’artiste est elle-même une imitation de la nature159. En d’autres
termes, Nietzsche conçoit l’art comme l’expression directe de la nature. La nature ne désigne pas
ici « l’environnement », comme c’est principalement le cas dans l’usage contemporain, mais le
fond vital de toute chose. Tandis que le premier sens de ce terme présente « ce qui nous entoure »
157 NT FP, 7 [27], p. 266. 158 E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 2000, § 23, p. 226. 159 NT FP, 7 [196], p. 319.
50
sur un mode anthropocentré, le second nomme la force vitale qui comprend également l’être
humain dans son mouvement. Ainsi, dans La Naissance, « nature » et « volonté » peuvent être
tenus pour synonymes, du moment qu’on comprend la nature au sens grec de la φύσις, c’est-à-
dire de la dynamique vitale de croissance immanente des choses. Nietzsche le note
laconiquement : « retour à la notion hellénique : l’art comme physis160 ».
Deuxièmement, les questions du sens et de la portée de l’art, loin d’être marginales,
constituent le problème central de la philosophie naissante de Nietzsche, qui se demande : « à
quelle profondeur l’art pénètre-t-il l’intimité du monde ? Et y a-t-il, en dehors de l’artiste, d’autres
formes artistiques ? ». À quoi il ajoute : « cette question fut, comme on sait, mon point de départ :
et je répondis Oui à la seconde question; et à la première : “Le monde lui-même est tout entier
art.”161 » C’est dans cet esprit que Nietzsche pose, dans la préface dédicacée à Richard Wagner,
sa thèse selon laquelle l’art est « la tâche la plus haute et la véritable activité métaphysique de
cette vie.162 » Enfin, dans cette configuration où le monde est essentiellement artiste, l’art obtient
un statut métaphysique privilégié, qui constitue « l’arrière-plan163 » de La Naissance de la tragédie.
Toutefois, comment la notion en elle-même problématique de métaphysique se laisse-t-elle
comprendre dans ce contexte ? En fait, en cherchant à percer l’intimité du monde et en
l’établissant intégralement comme art, Nietzsche suggère selon nous une réponse à la question
instigatrice de la métaphysique : « pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ?164 ».
La « méta-physique » désigne le domaine de questions qui procèdent de cet étonnement
philosophique fondamental et qui interrogent le monde naturel dans son origine non-naturelle.
En revanche, cette question à l’égard de la totalité du monde ne prend pas chez Nietzsche une
tournure intellectuelle : « notre philosophie », indique-t-il, « doit ici non pas commencer par
l’étonnement, mais par l’effroi165. » En un mot, pour Nietzsche, la méta-physique concerne « le
pouvoir artistique de la nature166 » dans un contexte affectif.
160 Cin I-II FP, 19 [200], p. 259 (l’auteur souligne). 161 FP XII, 2 (119), p. 125 (l’auteur souligne). 162 NT, « Préface à Richard Wagner », p. 100. 163 NT, « Essai d’autocritique », § 2, p. 85. 164 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, GA 40, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, « Tel », 1967, p. 13. 165 ÉP, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », p. 99. 166 NT, § 1, p. 106.
51
Néanmoins, le rapport de Nietzsche à la métaphysique, dès son premier livre, demeure
complexe. À l’époque de La Naissance de la tragédie, il est clair qu’il n’a pas encore explicitement
ciblé la métaphysique comme thème. Il utilise néanmoins le terme, sans le définir, de deux façons
distinctes. La première est positive et s’atteste justement dans l’expression de « métaphysique
d’artiste », où la métaphysique est incarnée dans la sensibilité et a pour fonction de transfigurer
le monde. La seconde est péjorative et vise la métaphysique lorsqu’elle s’autonomise de la
sensibilité et a pour fonction de corriger le monde167, c’est-à-dire de le purger, précisément, de la
sensibilité et de son lot de douleurs. Dans les deux cas, la métaphysique est thérapeutique, au
même titre que l’art, la philosophie, le mythe et la religion. Seulement, comme nous l’avons vu
lors de la discussion du romantisme, il est possible qu’un remède s’avère pire que la maladie qu’il
est sensé soigner. Tout le pari de La Naissance consiste à valoriser la métaphysique thérapeutique
comme esthétique, selon le modèle qu’offre la vision tragique du monde.
Comme la sensibilité (αἴσθησις) et la nature (φύσις) sont les deux pôles de l’esthétique
métaphysique de Nietzsche, où le corps sensible acquiert un rôle central, il ressort que
l’esthétique n’est pour Nietzsche « rien d’autre qu’une physiologie appliquée.168 » Qu’entendre
par « physiologie » ? De toute évidence, en employant ce terme, Nietzsche ne pense pas à la
science moderne du même nom, mais fait écho encore une fois à la φύσις – dans le même sens
voulant que les préplatoniciens soient des « physiologistes » – tout en mettant l’accent sur le
corps.
Il convient de remarquer qu’on distingue généralement deux périodes esthétiques chez
Nietzsche. La première est fondée sur la métaphysique schopenhauerienne et marque un intérêt
autant pour l’artiste que pour les œuvres, tandis que la deuxième est entièrement polarisée sur la
subjectivité du créateur, délaissant la description des œuvres au profit d’une pensée normative
sur l’art, compris en tant qu’instrument de la volonté de puissance169. Dans la première période,
l’art est la vie; dans la seconde, il est un pouvoir particulier de celle-ci. Néanmoins, l’invariable
des deux esthétiques réside dans l’affirmation du primat du corps dans ce type d’expérience.
Dans les deux cas, l’attention se porte chaque fois sur l’expérience subjective et corporelle de
167 NT, § 5, p. 178 (l’auteur souligne). 168 NcW, « Où je fais des objections », p. 184 et aussi GS, V, § 368, p. 330. 169 Cf. M. Kessler, L’esthétique de Nietzsche, Paris, Puf, « Thémis Philosophie », 1998, pp. 1 - 9 et M. Haar, L’œuvre d’art. Essai sur l’ontologie des œuvres, Paris, Haiter, 1994, p. 44.
52
l’art. Il est donc légitime d’appliquer l’expression forgée en 1888 de « physiologie de l’art » à
l’esthétique des années 1870, car Nietzsche saisit dès le départ « qu’avec l’organique commence aussi
l’artistique.170 » Θύσις et αἴσθησις se conjuguent dans les prémisses de La Naissance pour donner
lieu au déploiement esthétique d’Apollon et de Dionysos, c’est-à-dire à un ressenti corporel de
l’artiste. Il incombe dès lors de partir de la sensation.
Le déploiement intuitionnel des forces artistiques que sont Apollon et Dionysos s’engage
de fait à partir de deux modalités de la sensation. Nietzsche envisage en effet les pulsions
apolliniennes et dionysiaques d’après « les deux mondes artistiques séparés du rêve et de
l’ivresse171 », donc d’après deux types d’expériences « esthétiques ». Tandis que le premier type de
sensations renvoie aux arts plastiques et aux arts de la scène, fonctionnant selon la vision, le
second type vibre selon l’harmonie et la disharmonie de la musicalité de la nature. Au dionysiaque
appartient la musique, prise au sens large (englobant le mime, le théâtre et la danse), tandis que
les arts plastiques et visuels reviennent à l’apollinien. Comme chez Schopenhauer, la musique
jouit d’un statut particulier vis-à-vis des autres arts, en tant qu’elle se situe hors du champ de la
représentation. Dans l’esthétique de Schopenhauer, la musique, en vertu de son universalité et
de sa puissance incomparable sur les sentiments, n’est « aucunement l’image des Idées comme
les autres arts, elle est l’image de la volonté.172 » Elle a donc intimement à voir avec le corps
désirant, avec « notre soi173 », qui est l’objectivation immédiate du vouloir.
Dans le sillage des sensations charnelles relatives aux arts plastiques et à la musique, le
jeune Nietzsche renvoie encore aux registres de la représentation et de la volonté. Il ne se
contente cependant pas de retraduire l’esthétique du livre III du Monde dans un autre contexte
et avec d’autres exemples, mais il reconduit la découverte initiale de la volonté sur une nouvelle
base physiologique, en l’occurrence sur une physiologie de l’art. À la différence de Schopenhauer,
qui distingue les beaux-arts d’après le degré d’objectivation de la volonté qu’ils portent à la
connaissance, Nietzsche différencie la musique des autres arts, non pas d’après leur type
d’intelligibilité respective, mais d’après le type de sensations qu’ils donnent à éprouver. L’analyse
des pulsions dionysiaques et apolliniennes permettra de circonscrire plus avant la relation entre
les phénomènes et la volonté dans la métaphysique d’artiste de Nietzsche. Nous verrons que la
170 Cin FP, 19 [50], p. 190 (l’auteur souligne). 171 NT, § 1, p. 101. 172 Monde I, livre III, § 52, p. 503. 173 Ibid., p. 501.
53
volonté dionysiaque est radicalement différente de la volonté de Schopenhauer, en plus de se
distancier non moins radicalement de l’« être » de la métaphysique idéaliste.
2.2 L’ivresse dionysiaque et la vérité tragique
Les pulsions apolliniennes et dionysiaques s’incarnent selon deux états corporels qui
culminent chacune dans un type d’ivresse (Rausch), soit un type particulier d’euphorie
physiologique. Tandis que « l’ivresse apollinienne entretient avant tout l’excitation de l’œil »,
l’ivresse dionysiaque se déploie dans « l’ensemble du système d’affect174 ». On serait tenté au
premier abord de commencer par appréhender la pulsion apollinienne, car son mode de ressenti
localisé laisse peut-être croire à la simplicité. Mais il convient plutôt d’amorcer l’analyse par le
ressenti dionysiaque, car c’est à partir de ce processus physiologique unitaire que Nietzsche
débusque la vérité de la volonté dionysiaque, et, surtout, parce que c’est seulement à partir de
cette dernière que l’intervention d’Apollon dévoile pleinement son sens.
L’origine de Dionysos est doublement problématique. D’abord historiquement, puisque
les cultes dionysiaques, plus anciens que les cultes dédiés à Apollon, auraient émigré en Grèce
depuis l’Asie mineure175, en témoigne l’introduction tardive de Dionsysos dans le panthéon grec.
Ensuite mythologiquement, puisque sa naissance est inscrite sous le signe de la contradiction
tragique. Issu de l’adultère commis par Zeus avec la mortelle Sémélé, Dionysos est foudroyé
dans le sein de sa mère, mais aussitôt sauvé par son père qui le porta dans sa cuisse jusqu’à la
naissance. Une fois au monde, il est poursuivi et persécuté par Héra, l’épouse vengeresse de
Zeus, et finit par mourir démembré puis dévoré par les Titans. Dieu dont la vie et la mort sont
elles-mêmes tragiques, Dionysos est donc deux fois né, deux fois mort. Son destin est d’emblée
contradictoire, ainsi que son être, puisqu’il est le dieu de l’ivresse joyeuse et de la détresse
terrifiante. Son épiphanie auprès des humains correspond à cette identité paradoxale. Dionysos
est « le dieu de l’extase et de la terreur, de la sauvagerie et de la délivrance la plus bénie », celui
« dont l’apparition provoque le délire des hommes.176 » En un mot, Dionysos est contradiction.
Walter F. Otto le résume en ces termes : « Dionysos était le dieu de l’ivresse la plus bienheureuse
174 Cid, « Incursions d’un inactuel », § 10, p. 180-181. 175 Walter F. Otto, Dionysos. Le mythe et le culte, Paris, Mercure de France, 1969, pp. 58-59 et 65. 176 Ibid., p. 71.
54
et de l’amour le plus extatique. Mais il était aussi le dieu persécuté, le dieu souffrant et le dieu
mourant, et tous ceux qu’il aimait devaient partager avec lui ce destin tragique.177 »
À l’aune de cette contradiction, Nietzsche décrit le ressenti de l’ivresse dionysiaque
comme un mélange d’exaltation et de tourments. Il présente d’abord l’ivresse dionysiaque sous
une lumière joyeuse en tant qu’évanouissement de l’individualité dans l’archi-unité de la
communauté des vivants. Le Grec dithyrambique éprouve une perte des limites personnelles qui
implique l’effondrement de l’ordre et de la mesure du monde phénoménal. Son épithète le décrit
comme λύσιος : à la fois libre et libérateur. Ce sentiment de libération à l’égard de la structure
subjective de la représentation et des limites personnelles s’acquiert de deux façons. Il se révèle
discrètement à la perspicacité de l’esprit philosophique qui déchire le « voile de Mâyâ », c’est-à-
dire qui perce l’unité primordiale derrière la multiplicité du monde. Il s’impose toutefois de
manière beaucoup plus véhémente par le pouvoir du désir sexuel, par l’arrivée du printemps ou
par le sortilège des narcotiques, comme le rapporte Nietzsche178. Tout ce qui suscite transe et
enthousiasme chez l’individu se rapporte à l’ivresse dionysiaque, sorte de vertige s’accomplissant
dans un indomptable oubli de soi, et par conséquent dans l’oubli des souffrances individuelles.
Ravi par l’ivresse dionysiaque, l’individu n’est justement plus individu. « En chantant et en
dansant », écrit Nietzsche, « l’homme exprime son appartenance à une communauté supérieure :
il a désappris de marcher et de parler, et est en voie de s’élever dans les airs en dansant. […]
L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art.179 »
L’art répondant à un tel régime de sensations n’est autre que la musique. « Que fait la
musique ? », demande Nietzsche : « elle dissout une vision intuitive en volonté.180 » Ce pouvoir
n’est pourtant pas celui de n’importe quelle musique. Tandis que la musique apollinienne est
architectonique, composée des vibrations harmoniques de la lyre, la musique proprement
dionysiaque est archaïque, issue du souffle vital traversant l’aulos, instrument emblématique du
satyre et de ses excès181. Nietzsche mentionne dans ce contexte le nom du musicien phrygien
Olympos, qui se distingue des autres musiciens de son époque par le fait qu’il n’agençait pas de
paroles à ses compositions. La musique pure, sans paroles, est originelle182. À la suite de
177 Ibid, p. 55. 178 NT, § 1, p. 105. 179 NT, § 1, p. 106. 180 NT FP, 1 [49], p. 170. 181 NT, § 6, p. 129. Cf. W. F. Otto, Op. Cit., p. 101 : Eschyle rapporte d’ailleurs que la flûte incite à la folie. 182 Cf. FP NT, 8 [5], p. 324.
55
Schopenhauer, Nietzsche estime donc que l’art musical est avant tout populaire et de ce fait, non
bornée à la prestation de l’orchestre, dont les conditions d’exécution procèdent déjà d’une
transposition apollinienne. Dans la même veine, la musique ne doit pas être soumise à la poésie :
« la musique elle-même, dans sa souveraineté absolue, n’a pas besoin de l’image ni du concept,
mais tolère seulement qu’ils l’accompagnent.183 » Nietzsche compare l’absurdité de la
subordination de la musique au texte à celle de la subordination du corps à l’âme184. La musicalité
de la nature n’a pas besoin de l’intermédiaire du chef d’orchestre ou de la langue, car elle retentit
dans la pulsation du monde même et pénètre les fibres de tous les vivants. Avant toute mélodie
ou harmonie, il y a pour l’artiste dionysiaque une basse fondamentale qui tremble au creux du
monde, une lutte éternelle de la consonance et de la dissonance.
La musique se définit comme l’ineffable langage universel qui précède toute parole : elle
est volonté. Tout comme chez Schopenhauer, elle détient ici aussi un statut métaphysique : « elle
se manifeste comme volonté, au sens schopenhauerien du terme ». Cependant, Nietzsche se distancie
du maître lorsqu’il ajoute que la manifestation de la musique s’opère « sous une forme qui
s’oppose à la disposition esthétique purement contemplative et dénuée de volonté185. » Il
disqualifie de plus l’opposition schopenhauerienne du subjectif et de l’objectif dans le domaine
esthétique186. Pour rester fidèle à l’ivresse artistique, il faut selon lui conserver l’acquis de la
dissolution de la subjectivité et du monde objectif dans les forces physiologiques de la nature.
La musique ne s’adresse pas à l’intellect pur, affranchi de la matérialité du corps vivant. Elle parle
au contraire directement les mots du corps, pour ainsi dire, et celui-ci imite en retour la musicalité
de la nature par sa respiration et par les battements de son cœur, puis lui répond par la danse,
par le chant, par le cri187. L’« esprit de la musique » n’est rien de moins que le vouloir
physiologique de la nature en œuvre dans les vivants. Pour Nietzsche, l’art musical originaire est
un esprit immanent et incarné, de telle sorte que dans l’ivresse dionysiaque, « l’essence de la
nature doit s’exprimer symboliquement ; un nouveau monde de symboles est nécessaire, toute
la symbolique du corps entier, non pas simplement celle des lèvres, du visage, de la parole, mais
183 NT, § 6, p. 129 (l’auteur souligne). 184 NT, § 19, p. 207. 185 NT, § 6, p. 128 (l’auteur souligne). 186 NT, § 5, p. 124. 187 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 4, p. 68.
56
de l’ensemble des mouvements de la danse qui animent tous les membres en rythme.188 »
L’intensité dionysiaque signe une réconciliation de la nature avec l’homme, « son fils perdu189 ».
Celui-ci rejoint alors une vie instinctuelle proche de l’animalité. En 1887, Nietzsche note en
effet :
L’art nous rappelle aux états du vigor animal : il est, d’une part, un excédent et une effusion
de corporéité épanouie dans le monde des images et des désirs; d’autre part, une excitation
de la fonction animale par des images et des désirs de la vie intensifiée; – une exaltation du
sentiment de vivre, un stimulant de celui-ci190.
La description du caractère musical de l’ivresse dithyrambique mène à la détermination
du corps dionysiaque comme manifestation positive de la volonté. Déchargé de sa subjectivité,
l’artiste « comprend la nature entière, et lui-même en celle-ci, comme n’étant que ce qui
éternellement veut, désire, aspire.191 » Le monde comme volonté (Wille) le transit et crée à travers
lui. Dans l’ivresse du corps dionysiaque, on peut conclure que la volonté de Dionysos apparaît
comme désir de création perpétuelle. Imitant les puissances (Mächte) artistiques de la nature, l’être
humain est ainsi métamorphosé.
Par contre, l’individu ne ressort pas indemne de cette métamorphose divine où le désir
est souverain. La vitalité exacerbée propre à l’ivresse sombre dans la « mauvaise » démence
(μανία), au moment où la démesure orgiaque revêt moins le caractère d’une transgression des
bornes individuelles que celui d’une perte de tout repère possible. Le basculement de la volupté
dans la démence peut également aboutir à une autre forme, suivant laquelle toute euphorie est
nécessairement suivie d’un état dépressif. Le niveau de mélancolie est alors proportionnel au
degré de volupté atteinte. Cependant, dans l’une ou l’autre de ces dispositions affectives, l’état
dionysiaque reflète pleinement l’être fait de contradictions qu’est Dionysos. La perte des limites
individuelles et collectives, déchirement du voile de Mâyâ, est à la fois joie intense et connaissance
terrible. Dionysos rompt le principe de raison et le principium individuationis. La vérité dionysiaque
qui ressort de cette connaissance est que l’être de la volonté n’est que démesure et chaos192 : « La
188 NT, § 2, p. 110. 189 NT, § 1, p. 105. 190 FP XIII, 9 [102], p. 62 (l’auteur souligne). 191 NT, § 6, p. 128. 192 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 1, p.53.
57
démesure se révélait comme vérité, et la contradiction, la volupté née de la douleur, s’exprimait
depuis le cœur de la nature.193 »
Au sortir de la transe dithyrambique, l’individu réalise que sa vie dans les apparences est
absurde, qu’elle s’origine du fond sans fond de l’abîme (Abgrunde). Cette vérité n’est pas
théorique, car le chaos originaire est indicible. Elle est vécue puis marquée dans la chair de
l’individu qui, pour un instant, a contemplé les tréfonds du monde dépouillé du principium
individuationis. On voit ici que, pour Nietzsche, le problème vital de l’opposition de la vie et de la
connaissance s’énonce en termes physiologiques. À l’ivresse succède soit la folie (mania) ou
encore le désespoir de la lucidité, la mélancolie. « Conscient de la vérité qu’il a une fois aperçue,
l’homme ne voit à présent partout ce que l’être a d’absurde et d’atroce.194 » Il devient pessimiste.
Aussitôt le monde reconnu comme illusion, le désir dionysiaque qui tout à l’heure s’éprouvait
encore comme désir de création se reconfigure lui aussi comme manque, non-être. Le vouloir
devient volonté de l’état qui précède l’individuation (« ne pas être né, ne pas être, n’être rien »).
De par l’hypersensibilité du corps dionysiaque, le dégoût des apparences qui découle de la vérité
dionysiaque se transforme au final en dégoût de la vie. Ce corps est désormais réceptif au conseil
de Silène.
Nietzsche n’élude donc pas le terrible de sa métaphysique d’artiste. Au contraire, l’être
humain et l’artiste hyper-sensible sont autant soumis à la volupté de Dionysos qu’à sa souffrance.
L’expérience vécue du chaos originaire et du caractère illusoire et absurde du monde porte le
Grec pessimiste à penser que la vie, telle que configurée par les illusions phénoménales, n’en
vaut pas la peine. Comment, dans ces conditions, justifier le monde ? Nietzsche semble ici devoir
buter sur la même aporie que Schopenhauer concernant la valeur du monde et la dynamique
négative de la volonté. Mais à y regarder de plus près, la volonté dionysiaque se distingue de la
volonté schopenhauerienne. La volonté dionysiaque échappe en fait aux déterminations de sa
métaphysique.
193 NT, § 4, p. 118 (l’auteur souligne). 194 NT, § 8, p. 135.
58
2.3 La volonté comme grundlos et comme Abgrunde
« Nous ne devons redouter aucun abîme de la réflexion
pour découvrir la tragédie auprès de ses mères : ces
mères sont volonté, illusions, douleur195. »
Avec sa déconstruction impitoyable du régime de représentéité et sa reconduction de la
rationalité à l’irrationalité de la volonté, Schopenhauer apparaît comme le premier philosophe
contemporain, l’initiateur de la période des philosophies du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud)196.
Soupçon à l’égard du pouvoir épistémologique et existentiel de la raison, soupçon à l’égard des
fondements de la religion et soupçon, surtout, à l’égard des fondements de la philosophie en tant
que telle. Est frappé d’une méfiance critique tout ce qui jusqu’alors s’échafaudait
progressivement sur les prémisses de la pensée occidentale, de la période hellénique jusqu’aux
Lumières, soit la raison, le sujet, l’histoire et la science. Mais malgré sa reprise originale de la
critique kantienne, malgré le renversement du primat de la conscience sur l’inconscient qu’il
opère, et malgré même son attention au corps vivant, Schopenhauer reste complètement héritier
de la métaphysique et des cadres invisibles qu’elle dresse en bordure de sa pensée. À vrai dire, il
accule la métaphysique à ses dernières possibilités – que Nietzsche identifiera sous le nom de
nihilisme –, possibilités déjà configurées par Platon et Aristote.
Encore fortement influencé par Schopenhauer, Nietzsche croit dans La Naissance de la
tragédie parler de la même volonté que son maître. Mais, comme nous avons commencé à
l’apercevoir, ce n’est pas le cas. Par rapport à la tradition idéaliste, Nietzsche effectue un pas de
côté subtil mais décisif lorsqu’il découvre l’antériorité généalogique du dionysiaque sur la
détermination logique de l’existence. Pour comprendre comment, il y a lieu d’essayer de ressaisir
à grands traits en quel sens Schopenhauer est fondamentalement ancré dans la philosophie
traditionnelle et puis dans quelle mesure Nietzsche dépasse déjà, avec son élaboration esthétique
du corps dionysiaque, les frontières de la métaphysique. C’est selon nous à travers la différence
entre la volonté comme fondement sans fondement (Grundlos) et la volonté comme abîme
(Abgrund) que la philosophie tragique de Nietzsche parvient à s’émanciper de la métaphysique.
195 NT FP, 5 [2], p. 225. 196 Sur cette expression, cf. P. Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 40.
59
Avec Platon et Aristote, le destin de la philosophie, inscrite sous le signe de l’ιδέα puis
comprise d’après l’idéal d’une science fondamentale, se scelle comme « science des premiers
principes et des premières causes197 ». Approfondie, elle devient science théorétique des causes
immatérielles, éternelles et immuables, c’est-à-dire des causes méta-physiques. Elle devient
autrement dit science de l’étant en tant qu’étant (ὄντως ὄν) : ontologie. Or l’étant qui est
impalpable, qui est sans jamais être corrompu et qui meut sans jamais être mû n’est autre que
l’Être conçu comme substance (ὑποκείμενον), elle-même assimilée ultimement à Dieu. La
philosophie fondamentale, en quête du fondement, porte désormais le titre de théologie198. Elle
a pour objet la cause la plus élevée en dignité et irréductiblement inconditionnée, la substance
qui n’est attribut d’aucune autre substance. Somme toute, son objet de connaissance est l’Un.
Or, si la métaphysique est discréditée comme doctrine à partir de Kant, elle ne l’est toutefois
pour Schopenhauer qu’à titre de science théologique et téléologique spéculative ayant pour objet
la cause finale du monde, le « ce en vue de quoi » le monde est disposé. Aucune eschatologie ne
sous-tend le système de Schopenhauer, qui est aussi athée qu’atéléologique. Il n’en demeure pas
moins que ce système conserve la possibilité d’une métaphysique à titre de science intuitive ayant
pour objet la cause efficiente, le « ce par quoi » le monde est « produit », en l’occurrence la
volonté.
Schopenhauer entend par « métaphysique » « toute prétendue connaissance qui dépasse
la possibilité de l’expérience, c’est-à-dire la nature ou le phénomène donné des choses, afin
d’apporter quelque éclaircissement sur ce par quoi la nature serait conditionnée dans l’un ou l’autre
sens ou, pour le dire en langage populaire, sur ce qu’il y a derrière la nature et ce qui la rend
possible.199 » La volonté n’a certes pas créé le monde en sept jours tel un artisan divin, mais elle
s’objective en lui, le monde n’étant rien d’autre que « mes représentations », et moi-même n’étant
qu’objectivation incarnée du vouloir-vivre. La métaphysique aspire « par-delà le phénomène, à
ce qui se phénoménalise.200 » La volonté est l’autre face du monde, son vrai visage, l’en soi des
phénomènes, tout comme l’est le royaume des Idées pour les apparences de la caverne
platonicienne. Schopenhauer rompt la chaîne cosmologique du principe de raison à son dernier
maillon, mais il garde, sous les ruines de l’étiologie, l’Un comme principe substantiel qui jamais
197 Aristote, La Métaphysique, Tome I, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000, A, 2, 982 b 8, p. 15. 198 Ibid., E, 1, 1028 a 23, p. 333. 199 Monde II, « Sur le besoin métaphysique de l’homme », § 17, p. 1402 (nous soulignons). 200 Ibid., p. 1425.
60
n’est attribut ni causé. Elle-même fondement ultime des phénomènes, la volonté est en effet
Grundlos : sans fondement. Dans les mots de Clément Rosset, elle est « ce qui est dénué de point
de départ, de principe ou d’origine auxquels il puisse se référer – ce qui est tout entier en lui-
même, aveugle parce que partout visible, insaisissable parce qu’omniprésent.201 »
Or l’absence de fondement inhérent à la volonté ne l’empêche pas d’être sub-stance, d’être
ce qui se tient en dessous des phénomènes comme leur condition de possibilité. Il est tout à fait
logique que le fondement inconditionné soit lui-même infondé. Mais en dépit de son absence de
finalité, la Volonté schopenhauerienne s’identifie à peu de choses près au dieu de l’onto-théo-
logie de la tradition, jouissant en moins de la déification. Elle est l’Étant le plus étant (la chose
en soi comme ὄντος ὤν), sans être cependant un dieu démiurgique. Schopenhauer précise en
effet que « pour éviter de donner une explication physique, on n’a pas davantage le droit de se
référer à l’objectivation de la volonté que d’avoir recours à la puissance créatrice de Dieu. Car la
physique exige des causes, et la volonté ne peut jamais être une cause : sa relation au phénomène
ne se définit jamais selon le principe de raison.202 » Hors de la causalité, la volonté demeure
finalement déterminée par sa réalité substantielle : elle est « la substance la plus intime, le noyau
aussi bien de toute chose singulière que du tout.203 » S’il voulait parodier Spinoza, l’auteur du
Monde pourrait écrire : « Substantia sive Deus sive Voluntas ». À ce compte, le premier moteur
d’Aristote est aussi grundlos. Il n’a lui aussi autre fin que sa propre contemplation : « sa pensée est
pensée de pensée204 ». Parallèlement à ce cercle, le vouloir-vivre est « volonté de la vie de vivre205 ».
Cette appartenance à l’ontologie de la substance, loin de se limiter à une filiation
conceptuelle banale, est ce qui conduit la philosophie de Schopenhauer à son aporie en vertu de
laquelle la volonté doit être annihilée. L’unité substantielle de la volonté soumet celle-ci au
principe d’identité, selon lequel il appartient essentiellement à la volonté d’être ce qu’elle est, de
correspondre à elle-même dans son unité atomique et forclose (A = A). Conséquemment, sa
substantialité la soumet aussi au principe de non-contradiction, suivant lequel elle ne peut être
autre qu’elle-même sous le même rapport. Alors que les lois de la logique devraient être une
201 C. Rosset. Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Paris, Puf, « Quadrige », 2013, p. 57. 202 Monde I, § 27, p. 313. 203 Monde I, § 21, p. 261-262. 204 Aristote, La Métaphysique, Tome II, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000, Λ, 9, 1074 b 39, p. 701. 205 M. Henry, Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, Puf, « Épiméthée », 2011, p. 164 (l’auteur souligne).
61
manifestation ou une mécanique instrumentale de la volonté, à l’instar de tout ce qui relève du
monde de la représentation, la volonté s’avère paradoxalement déterminée par la logique unitaire
du λόγος, et donc par la représentation. C’est pour cela que Schopenhauer peut juger la volonté
de vivre comme manque et donc la condamner selon les critères de la logique. Vécue dans la
tyrannie de la souffrance et du désir, l’existence individuelle est condamnable, parce qu’elle ne
correspond pas à la structure unitaire de l’être. Dans un fragment tardif intitulé « Psychologica »,
Nietzsche écrit que le désir est agréable lorsqu’on se croit assez fort pour l’assouvir, mais qu’il
s’avère détestable autrement. Comme il est impossible d’obtenir l’état de non-être que convoite
le désir comme manque, « le désir devient un sentiment de détresse : comme chez Schopenhauer.206 »
Selon Michel Henry, l’erreur de Schopenhauer qui le ramène à l’idéalisme classique réside
dans son incapacité à tirer les conséquences de son innovation majeure, qui est d’avoir rejeté
l’interprétation traditionnelle de l’être comme représentéité grâce à sa redécouverte du corps
vivant207. Il a effectivement redécouvert l’affectivité immanente du vécu corporel comme
apparaître de la volonté, c’est-à-dire de la vie comme vouloir-vivre, suturant momentanément la
dichotomie traditionnelle entre l’être et les phénomènes ainsi que les oppositions qui en
découlent (sujet/objet, raison/sensibilité, âme/corps). En revanche, en vertu de sa
présupposition selon laquelle la volonté est la substance unique du monde et hors du monde, le
corps qui était reconnu comme la manifestation de l’être redevient objectivation médiate de la
volonté, organon phénoménal de nouveau relégué à la représentation.
La sauvegarde in extremis de l’idéalisme par Schopenhauer révèle cependant l’essence
nihiliste de la métaphysique, car une fois la teneur ontologique de l’existence rapatriée dans le
domaine de la représentation, une fois que l’expérience corporelle n’est plus l’être du vouloir-
vivre, celui-ci s’avère nullité (Nichtigkeit). C’est pourquoi le pessimisme de Schopenhauer prend
la forme d’une volonté de suppression ascétique de la volonté par l’intellect pur. Le cheminement
de la métaphysique, de Platon à Schopenhauer, se boucle comme retournement de la logique sur
elle-même. Le logos devait débusquer l’être comme le Bien, mais le démasque finalement comme
le Mal. L’unité substantielle est le dénominateur commun de la volonté et de l’Être de la
métaphysique. En fin de compte, la chose en soi de Schopenhauer se convertit en un avatar
sécularisé de l’Ens realissimum de la théologie médiévale, dans un monde où Dieu a cependant
206 FP XIV, 14, [4], p. 26 (l’auteur souligne). 207 M. Henry, Op. Cit., p. 177.
62
perdu sa crédibilité. Cela dit, même en accomplissant le destin de l’idéalisme, le mérite revient à
Schopenhauer d’avoir rendu manifeste l’aboutissement nihiliste de la métaphysique. La quête du
fondement se solde dans la découverte de l’absence de sens – selon les deux acceptions du
terme : absence d’orientation et absence de signification. Le versant affectif de cette réalisation
est de l’ordre de « la fatigue, du fatalisme, de la déception, [et de] la peur d’une nouvelle
déception208 », comme Nietzsche le remarque en 1886. Ainsi disposé, le pessimisme romantique
de Schopenhauer demande « à quoi bon vivre ? » et ne peut endurer l’absence de réponse.
Nietzsche a bien compris la nécessité de la subordination du logique au vouloir que
réclame la perspective tragique lorsqu’il écrit : « la tragédie est le remède naturel contre le
dionysiaque. Il doit pouvoir être vécu : donc le pur dionysisme est impossible. Car le pessimisme
est pratiquement et théoriquement illogique. Parce que la logique n'est que la μηϰανή de la
volonté.209 » La volonté dionysiaque de La Naissance de la tragédie ne succombe pas aux écueils de
la logique représentative et de son pessimisme. Tandis que Schopenhauer, partant d’une preuve
cosmologique à rebours qui conduit aux limites de l’étiologie et au chaînon transcendantal du
principe de raison, trouve la volonté comme fondement sans fondement (grundlos), Nietzsche
part plutôt de l’ensorcellement dionysiaque qui, de la physiologie de l’art conduit à la
pulsionnalité de la nature, et trouve la volonté comme abîme (Abgrunde). Loin de n’être qu’une
simple réappropriation métaphorique d’une même intuition, la détermination nietzschéenne de
la volonté dionysiaque comme abîme oriente son interprétation de l’existence tragique hors des
sentiers de l’ontologie de la substance. Ainsi, Nietzsche pénètre la vision tragique du monde en
persévérant dans l’expérience corporelle du dionysiaque, au lieu de l’abandonner à mi-chemin
pour la logique de l’entendement. La clé qui permet à Nietzsche d’évacuer le dionysiaque de la
métaphysique de la substance est l’affirmation du pluralisme, exprimée par l’être contradictoire
de Dionysos. Nietzsche écrit en effet que « la pluralité est déjà dans la volonté210 », car cette
dernière reflète les affects fondamentaux de la vie incarnée, le plaisir et la souffrance.
Dès lors, comment faire sens de la présence de la multiplicité d’affects au sein de la
volonté, au sein de ce que Nietzsche appelle pourtant l’« un-originel » (Ur-Einen)211 ? Affirmer
que Nietzsche se contredit étant donné que l’Un ne peut logiquement être pluriel serait passer à
208 GS, V, § 347, p. 292. 209 NT FP, 3 [32], p. 206 (l’auteur souligne). 210 NT FP, 5 [80], p. 240-241. 211 NT, § 1, p. 106 et aux §§ 4 et 5.
63
côté de l’essentiel. Ce serait plus précisément prendre le problème de la volonté à l’envers, en
assignant au dionysiaque les principes tautologiques de l’identité et du tiers exclu. L’Ur-Einen que
Nietzsche décrit est d’emblée éclaté en contradictions de douleurs et de plaisirs, il est non-
identique à lui-même212. Par conséquent, la volonté nietzschéenne n’apparaît ni comme un
fondement, ni comme une substance, ni comme quelque chose d’étant. Grâce à la détermination
de Dionysos comme l’un-originel, Nietzsche neutralise en fait l’interprétation de l’unité de l’Un
comme fondement, car étant lutte et communauté des contraires, il est aussi sans-fond, béance,
chaos : abîme de l’être (Abgrunde des Seins)213.
À l’encontre de Schopenhauer, Nietzsche élimine la cause efficiente de la métaphysique,
mais non sa cause finale. Il n’y a plus de fondement transcendantal au monde phénoménal, car
le chaos des origines n’est pas résorbé d’avance dans un ordre a priori. La cause finale de la
métaphysique d’artiste est quant à elle thérapeutique : la visée de la volonté est effectivement de
permettre au vivant de vivre, de vouloir vivre. Quant à « ce par quoi » le monde est, ce n’est pas
« quelque chose » de suprêmement étant qui produit les phénomènes. Le monde phénoménal est
manifestation de la volonté, il est, en d’autres termes que nous allons bientôt examiner, Apollon.
Tout l’enjeu de La Naissance de la tragédie consiste à montrer que la souffrance du Grec tragique
se résorbe dans une joie originaire214. L’attestation de la terrible vérité se convertit ultimement
en incorporation de la sagesse tragique. Cette sagesse appréhende le monde dans sa totalité
comme une œuvre d’art qui ne retranche pas le malheur du monde, mais le masque et le
transforme. Elle est un panesthétisme. Voilà pourquoi l’art, « c’est aussi tout ce qui est grave,
trouble, triste, sombre, les empêchements soudains, les ironies du hasard, les attentes inquiètes,
bref, c’est toute la “divine comédie” de la vie, sans oublier son inferno.215 » Pour retracer le
cheminement de pensée de Nietzsche et remonter jusqu’à son interprétation de la sagesse
tragique, il faut donc poser cette fois la question de la signification de l’individuation en suivant
le fil de l’ivresse apollinienne. Pourquoi Dionysos veut-il ou doit-il s’objectiver ? Pourquoi a-t-il
besoin d’Apollon ? Retracer la genèse du morcellement de la volonté permettra d’établir la
212 Nitzsche se revendique de l’unité des contraires chez Héraclite. On pense notamment à ce fragment : « ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi. » D.K. 51, trad. M. Conche, Paris, Puf, « Épiméthée », 2016, p. 425. Jusqu’à la fin, Nietzsche place Héraclite à part de tous les autres philosophes. Cid, « La “raison” en philosophie », § 2, p. 138. 213 KSA, 1, p. 44. 214 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 74. 215 NT, § 1, p. 103 (l’auteur souligne).
64
pulsion apollinienne comme mise en forme artistique et thérapeutique du pathos dionysiaque, une
mise en forme dont est issue la tragédie.
SECTION 3 – La sagesse tragique
« Dionysos, le dieu souffrant et chaotique de l’im-monde (de l’en-
dessous du monde) : ce qui est en deçà de toute présence, et pour
qui cette présence (Apollon) est à la fois offense et guérison216. »
La métaphysique d’artiste qu’élabore Nietzsche n’est pas théorique. Ce n’est pas la
découverte d’une immédiation à soi se réfléchissant dans les limites de l’ego cogito qui débusque la
volonté à travers le corps propre de l’ego volo, mais bien l’écoute des diverses suggestions de la
nature enivrant le corps dionysiaque de l’individu. Ainsi, Nietzsche se revendique moins de
l’esthétique transcendantale perçant le secret du principe de raison que de l’aisthésique artistique
démasquant « le Génie de la nature » derrière le principium individuationis. Lors du déploiement de
cette métaphysique, l’invocation de Dionysos comme volonté s’est opérée par le biais de la
jouissance suscitée par l’ivresse, soit par la jouissance de la transe musicale. Mais il est apparu
ensuite que l’ivresse dionysiaque est aussi, voire surtout, souffrance. Exhibant « le caractère
merveilleusement mêlé et double des affects […] qui fait que de la douleur naît le plaisir, et que
l’exultation arrache à la poitrine des accents tourmentés », Nietzsche découvre que dans le
dithyrambe « s’exhale pour ainsi dire un trait sentimental de la nature, comme s’il lui fallait gémir
sur son morcellement en individus.217 » Dionysos est l’origine douloureuse qui souffre de son
individuation, représentée dans les mythes par la dilacération de ses membres aux mains des
Titans218.
La différence décisive entre les interprétations nietzschéennes et schopenhaueriennes de
la volonté est que chez Nietzsche, la volonté est d’emblée plurielle. Elle est saisie comme
« compénétration de la souffrance et du plaisir219 ». Mais la contradiction interne du « caractère
mêlé et double des affects » n’est pas réservée à Dionysos. L’individuation apollinienne est
également empreinte d’une telle duplicité affective, car elle s’avère à la fois salvatrice et
216 J.-F. Marquet, Singularité et événement¸ Grenoble, Jérôme Millon, « Krisis », 1995, p. 121. 217 NT, § 2, p. 109 218 NT, § 10, p. 150. 219 NT FP, 7 [196], p. 319.
65
douloureuse, de la même manière que le φαρμακός est aussi bien un remède qu’un poison. Une
fois que le monde est vécu dans son essence comme chaos matriciel par l’individu dionysiaque,
le problème du sens de l’individuation s’impose. La vie dans les apparences est envisagée comme
souffrance. Pourquoi les vivants, tous issus de la volonté de la nature, sont-ils séparés ? Pourquoi
doivent-ils vivre et souffrir dans un monde d’apparences vaines ? Nietzsche pose ces questions
en termes métaphysiques : « mais d’où vient la représentation ? c’est là l’énigme220. » Ou encore :
« comment l’apparence peut-elle exister ?221 ». Le problème de la justification du monde
phénoménal se rapporte au problème de la justification de la vie.
Il appert que le problème métaphysique par excellence ne concerne pas tellement le statut
de l’être, établi comme volonté, mais celui des phénomènes. L’épreuve douloureuse de la vérité
dionysiaque fait saillir la première partie de la question directrice de la métaphysique, simplement
reformulée : « pourquoi donc y a-t-il de l’étant ? » L’énigme de l’individuation revient à l’énigme
du corps vivant, par le biais du désir et de la souffrance. Par conséquent, le problème
fondamental de la métaphysique, pour Nietzsche, concerne moins l’ontologie que la valeur de la
vie. Dans cette section, nous nous pencherons sur l’interprétation nietzschéenne de
l’individuation d’après la perspective tragique. Toujours à partir de la physiologie esthétique,
Nietzsche se tourne vers l’ivresse apollinienne et conçoit les phénomènes comme des pures
apparences. Cette détermination nietzschéenne des phénomènes parachèvera la dissociation de
la métaphysique d’artiste et de la métaphysique idéaliste. Une fois que la co-dépendance de l’être
et des apparences sera manifeste, nous pourrons enfin aborder de front la sagesse tragique.
3.1 Apollon et le paradigme du rêve
« Pour l’homme, il n’y a pas de chemin vers l’Un
originaire. Il est tout entier phénomène222. »
L’emprise totale de l’ivresse dionysiaque sur son corps amène l’individu à vivre à même
la pulsionnalité de la nature. L’ivresse apollinienne, plus modérée, n’en est pas moins importante
dans l’économie de la métaphysique d’artiste de Nietzsche. Au contraire, suivre le fil de
220 NT FP, Ibid., p. 240. 221 NT FP, 7 [163], p. 310. 222 NT FP, 7 [170], p. 313 (l’auteur souligne).
66
l’interprétation nietzschéenne de la pulsion apollinienne mènera à la résolution tragique du
problème de la vérité dionysiaque. La solution au pessimisme prend forme dans la tragédie, qui
correspond justement à l’union parfaite des pulsions dionysiaques et apolliniennes.
L’individuation apollinienne, surgissant des abîmes dionysiaques, se révélera comme désir des
apparences.
Nietzsche interprète l’ivresse visuelle propre à la pulsion apollinienne du point de vue du
rêve. Le choix de cette perspective repose sur le statut illusoire et prophétique des images
oniriques. Le rêve désigne un domaine d’images et d’impressions dont le sujet n’est pas le maître.
Ce sont plutôt celles-ci qui viennent à lui. La disposition apollinienne du rêve donne à voir les
choses strictement selon leur apparence et leur organisation plastique. Est beau, dans cette
perspective, ce qui est mesuré et qui apparaît en toute clarté. « Rien de trop » est le mot d’ordre
de ce mode de sensibilité. Apollon en est le nom propre, car il est, dans le panthéon des dieux
grecs, Phébus Apollon, le dieu solaire, « divinité de la lumière223 », dieu de la distanciation, de la
vision et de la lucidité. L’association entre la beauté et l’apparaître lumineux est familière aux
Grecs, au point que Platon détermine l’Idée de beauté exactement comme « ce qui se manifeste
avec le plus d’éclat et ce qui suscite le plus d’amour.224 » Cela dit, Nietzsche met en garde contre
Platon, qui, refusant toute instinctualité à la beauté, parle selon lui non pas le langage de l’artiste,
mais celui du moraliste225.
Le modèle de l’esthétique apollinienne correspond d’après Nietzsche à la vie onirique du
vivant, moment où celui-ci erre dans les images du sommeil : « la belle apparence des mondes
oniriques, que chaque homme engendre en artiste accompli, est la condition de l’ensemble des
arts plastiques […]. Là, nous jouissons d’une compréhension immédiate des figures, toutes les
formes nous parlent, il n’y a rien qui soit indifférent ou superflu.226 ». L’apollinien est vision des
apparences, au sens où « vision » ne désigne pas tant la faculté perceptive de voir, que l’apparition
en tant que telle (Erscheinen). L’ordre et la mesure de l’apparaître sont les conditions esthétiques
grâce auxquelles les choses se singularisent les unes par rapport aux autres dans l’espace et dans
le temps. Ils constituent le cadre de la représentation. Selon le principe de raison, lequel repose
lui-même sur le principium individuationis, les apparences apparaissent dans la causalité de leurs
223 NT, § 1, p. 103. 224 Phèdre, trad. L. Brisson, Op. Cit., 250 d, p. 1266. 225 IDP, § 16, p. 98. 226 NT, § 1, p. 102.
67
enchaînements. Ainsi des arts comme l’architecture, la peinture, la sculpture, la poésie, où les
matériaux, les couleurs et les mots ne prennent sens que dans leur articulation avec d’autres
matériaux, couleurs et mots, se montrant dans les plis de leurs influences réciproques.
En vertu de l’ordre et de la mesure qu’il confère aux choses, « le dieu de l’apparence doit
aussi être le dieu de la connaissance vraie.227 » Cela veut dire que l’origine de la connaissance doit
être apollinienne, donc esthétique228. On constate par là que Nietzsche n’oppose pas les régimes
de la vérité et du rêve, ni donc non plus ceux de la vérité et de l’art. Cela peut sembler contre-
intuitif, même rédhibitoire au « goût moderne », mais pour les Anciens, le rêve est porteur de
vérité. « Les choses que nous touchons en rêves sont elles aussi solides et dures229 », écrit Nietzsche.
En le dépsychologisant, c’est-à-dire en neutralisant l’idée d’« image mentale », on peut considérer
le songe comme une entité indépendante de la conscience réflexive230. Pensons au « funeste
songe » qu’achemine Zeus à Agamemnon pour que celui-ci parte en guerre231. Mais précisément
parce qu’il y a une co-appartenance intrinsèque du rêve et de la connaissance, le rêveur sait qu’il
rêve. L’illusion onirique est vécue, sans interruption, en tant qu’illusion – « c’est un rêve, je veux
continuer à rêver232 », s’écrie le rêveur. L’analogie du rêve lucide qu’évoque Nietzsche a pour but
de signifier cette co-appartenance de la vie onirique et de la connaissance, ainsi que le plaisir
profond pris à l’apparence.
C’est ce que Nietzsche appelle, dans le Gai savoir, « la conscience de l’apparence ». Sous
l’influence du rêve, ce sont les images issues de l’instinct qui président à l’expérience vécue, car
l’apparence devient « cela même qui agit et qui vit.233 » Dans ce monde, où les images se
construisent ponctuellement en faveur d’une vision agréable, l’humain devient artiste. Dans La
Vision dionysiaque du monde, Nietzsche donne l’exemple du sculpteur : « la statue, bloc de marbre,
est une chose fort réelle, mais la réalité de la statue, comme forme de rêve, c’est la personne vivante
du Dieu. Tant que la statue, produit de l’imagination, flotte devant les yeux de l’artiste, il joue
227 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 1 p. 50. 228 De même pour la civilisation, qui a également pour condition Apollon, « le bâtisseur d’états ». NT, § 21, p. 214. On ne saurait en effet imaginer une civilisation dionysiaque. 229 NT FP, 7 [175], p. 315 (l’auteur souligne). 230 Comme le fait valoir Gilbert Simondon dans Imagination et invention. (1965-1966), Chatou, Éditions de la transparence, 2008, pp. 3-6. 231 Homère, L’Illiade, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2012, Chant II, p. 47, v. 16-22. 232 NT, § 4, p. 114. 233 GS, I, § 54, p. 107.
68
encore avec la réalité; lorsqu’il traduit cette image en marbre, il joue avec le rêve.234 » Le jeu, la
réalité et le rêve sont donc soudés dans le vécu esthétique, lequel renvoie lui-même à la nécessité
vitale des apparences. Celles-ci sont nécessaires, non comme le seraient des illusions
transcendantales ou un principe heuristique, mais en tant qu’elles constituent l’élément
indispensable de toute vie. Dans l’Essai d’autocritique, Nietzsche écrit en ce sens que « toute vie
repose sur l’apparence, l’art, l’illusion, l’optique, la nécessité de la perspective et de l’erreur.235 »
Nous verrons sous peu en quel sens les illusions constituent la condition d’existence du vivant.
Alors que Schopenhauer vise à nous faire sortir du rêve désespérant des phénomènes,
Nietzsche rétorque, comme mentionné ci-dessus : « je veux continuer à rêver ». Dans le vécu des
apparences apolliniennes, il y a, en plus d’une correspondance entre l’art et la connaissance, une
adéquation entre la volonté – « je veux » – et la vie du rêve. À l’hyper-lucidité qui caractérise le
rêve apollinien, conformément à laquelle l’artiste est clairvoyant face aux apparences oniriques,
se joint l’attitude propre au jeu. L’artiste ne se comporte pas à l’endroit des apparences avec le
l’attitude grave du « savant », mais avec la naïveté et l’innocence du joueur. Il entretient un
rapport volontairement superficiel aux apparences, se gardant de les considérer comme le
philosophe qui dévalue les phénomènes relativement à la chose en soi. Les apparences sont loin
d’être dégradées par rapport à l’« être », puisque l’illusion phénoménale est vécue pour l’artiste
dans la joie créatrice.
Pour qualifier le rapport entre le processus onirique et l’être, Nietzsche forge la formule
de « dépotentialisation de l’apparence en apparence (Depotenziren des Scheins zum Schein)236 ». Cette
dépotentialisation ne signe aucune une rupture qualitative entre le domaine des apparences et
celui de la « réalité vraie », mais suggère une variation de degrés de l’être dans l’apparaître.
Comme Nietzsche l’écrit dans Le Crépuscule des idoles : « “l’apparence” signifie ici la réalité encore
une fois, simplement sous une forme choisie, renforcée, corrigée.237 » Dans La Naissance, Nietzsche
illustre son propos à l’aide de la Transfiguration de Raphaël. Faisant contraster la partie inférieure
et la partie supérieure du tableau, celle-ci montrant la violence chaotique du dionysiaque et celle-
là le rayonnement incandescent de la beauté apollinienne, Nietzsche ne dit pas que l’apparence
234 ÉP, « La vision dionysiaque du monde », § 1, p. 50 (l’auteur souligne). 235 NT, « Essai d’autocritique », § 5, p. 91. 236 NT, § 4, p. 116. Le terme de « potentialisation » est d’origine médicale et désigne l’augmentation de l’effet d’un médicament sur l’organisme grâce à l’inoculation d’une autre substance, qui devient l’adjuvant du médicament. Nietzsche emploie la terminologie médicale pour appuyer sur la fonction thérapeutique de l’art. 237 Cid, « La “Raison” en philosophie », § 6, p. 142 (l’auteur souligne).
69
est l’autre du fond originaire, mais qu’elle est son « reflet ». De même, le rédempteur qui émerge
de l’abîme par sa transfiguration est Apollon, non pas le Christ. La « transfiguration » à l’œuvre
correspond à la métamorphose du chaos en beauté.
On peut conclure qu’avec l’image apollinienne du rêve, Nietzsche insiste sur
l’interdépendance de l’être et des apparences, à l’encontre de leur hétérogénéité radicale. Le
phénomène (Erscheinung), comme ce qui se phénoménalise en amont d’un fondement, est lui-
même métamorphosé en apparence (Schein), dès lors libéré de toute implication ontologique
idéaliste. L’apparition phénoménale n’est pas une dégradation ontologique ou une dépréciation
axiologique de l’être, mais sa manifestation. C’est pourquoi Nietzsche peut écrire que « la volonté
est la forme la plus générale du phénomène, c.-à.-d. l’alternance de douleur et de plaisir […]. La
douleur est l’être véritable, c.-à.-d. la sensation de soi. La douleur et la contradiction sont l’être véritable.
Le plaisir, l’harmonie sont l’apparence. 238 » Nous avons vu que la métaphysique d’artiste n’est pas une
ontologie de la substance, de ce qui se tient en dessous de l’étant. Il reste à voir qu’il s’agit d’une
métaphysique de ce qui déborde de l’étant, une ontologie du devenir et de l’extase, où Dionysos
engendre par ses contradictions. Autrement dit, il faut à présent méditer la sagesse tragique qui
se révèle dans la métaphysique d’artiste.
3.3 La fonction thérapeutique d’Apollon
« On doit vouloir même l’illusion – c’est là qu’est le tragique239. »
La phénoménalisation de la volonté, soit l’individuation dont l’archétype physiologique
est le monde du rêve, s’assimile à une production d’illusions par la pulsion apollinienne de la
nature. Comme il a été dit précédemment, Nietzsche envisage l’illusion dans une optique qui
n’est pas épistémologique, mais existentielle, au sens d’une nécessité vitale. Le vivant a besoin de
la représentation, soit de l’illusion et de l’erreur, non comme condition a priori de toute
connaissance possible, mais comme condition vitale. La représentation apollinienne recouvre en
238 FP NT, 7 [165], p. 311 (l’auteur souligne). 239 Cin I-II FP, 19 [35], p. 183 (l’auteur souligne).
70
fait deux opérations complémentaires : la distanciation différenciatrice et la production artistique
d’illusions.
La première opération de la pulsion apollinienne est la distanciation. Notons que ce n’est
pas un hasard si Apollon est appelé chez Homère celui qui « frappe de loin240 ». En tant que
séparation de l’origine, l’individuation constitue la distanciation et la différenciation par rapport
à soi de la volonté, et, à l’échelle individuelle, la distanciation et la différenciation de soi par
rapport à soi. Une illustration de ce phénomène d’individuation est l’oubli, que Nietzsche ne
comprend pas comme une privation ou une comme une limitation cognitive, mais comme une
dynamique active de l’organisme, comme une structure du vivant. L’oubli est un processus
constant de triage des expériences qui sélectionne selon une hiérarchie pulsionnelle et qui permet
à l’instinct d’opérer. On peut en effet imaginer qu’un vivant qui aurait le souvenir saturé de toutes
ses expériences serait paralysé, ou encore que si l’on devait se rappeler de la contraction de
chaque muscle impliqué dans la marche, on ne pourrait avancer. Sans la distance de l’oubli, la
poussée de l’instinct serait neutralisée d’avance, car « toute action exige l’oubli, de même que
toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité241. » Un tel acte de
distanciation s’avère archi-nécessaire, vital dans les deux sens du terme, comme émanant de la
vie et simultanément comme conditionnel à la vie. À l’instar du rêve et du sommeil qui sont
attribués à l’influence salvatrice d’Apollon. Walter F. Otto résume la différenciation apollinienne
en ces mots : « le dionysiaque veut l’ivresse, par conséquent la proximité. L’apollinien au
contraire veut la clarté et la figure, par conséquent la distance.242 »
L’autre opération de la pulsion apollinienne est la production d’illusions. C’est surtout
cette dimension, comprise à l’aune de l’esthétique, qui est importante pour Nietzsche. Reprenant
la conception de l’art exposée au livre X de la République, Nietzsche revendique l’art comme un
mensonge eu égard à la vérité. Les œuvres d’art sont bel et bien des « imitations des
apparences243 » des ombres ajoutées aux ombres phénoménales. L’art nous trompe, de même
que nos sens, car il voile la vérité. Là où Nietzsche critique incisivement Platon et toute la
240 Armé de son arc, Apollon décoche ses flèches au loin, répandant des maladies et des hécatombes. L’Illiade, Op. Cit., Chant I, p. 7, v. 43-73. 241 Cin II, § 1, p. 97. 242 W. F. Otto, Les dieux de la Grèce, trad. C.-N. Grimbert, A. Morgant, Paris, Payot, 1981, p. 96 (l’auteur souligne). 243 La République, livre X, 598 b, trad. G. Leroux, p. 1767.
71
tradition qui estime à sa suite que la vérité vaut incommensurablement plus que l’erreur, c’est en
doutant de la validité du jugement de valeur selon lequel la vérité en tant que telle est souhaitable
et l’illusion détestable244. Nietzsche pose la question à la fois naïve et dévastatrice : pour quoi la
vérité ? Il ne la pose pas de manière désintéressée et purement théorique, il la considère à l’aune
de la sagesse tragique. Or, pour cette sagesse, la vérité est quelque chose de terrible, et qu’il faut
nécessairement masquer.
C’est ce que montre emblématiquement Œdipe-roi. Le devineur d’énigmes, qui possède
une sagesse redoutable (δεινόν), se crève les yeux lorsqu’il contemple la vérité de son origine, en
l’occurrence sa prédestination parricide et incestueuse. Comment, demande Nietzsche,
« pourrait-on contraindre la nature à livrer ses secrets, sinon en s’opposant victorieusement à
elle, c’est-à-dire en agissant de façon non naturelle ?245 ». La leçon de la tragédie est que la
proximité avec la vérité, avec le chaos et la démesure, se paie d’un lourd prix. Il faut réentendre
ici la mise en garde que Silène adresse au roi Midas : « tu ne veux pas savoir… » Dans l’esprit du
fragment d’Héraclite voulant que « la nature aime à se cacher246 », Nietzsche interprète la sagesse
tragique comme un rapport volontairement paradoxal envers la vérité, où la déesse-Vérité est
pudique et ne veut pas être mise à nue247. « Nous ne croyons pas que la vérité est encore vérité si
nous lui enlevons son voile248 », écrit Nietzsche dans le Gai savoir. La vérité chez Nietzsche n’est
donc pas abolie dans un esthétisme relativiste ni hypostasiée dans l’apparence, comme on le
prétend souvent, elle est plutôt vécue dans une distanciation qui seule la rend possible. C’est au
contraire une approche impudique et incontrôlée à l’endroit de la vérité qui destitue la
connaissance, car « vouloir la connaissance absolue et inconditionnée, c’est vouloir une
connaissance sans connaissance.249 » Pour Nietzsche, la vérité sans voile est quelque chose
d’inhumain, de terrible, de radicalement impossible.
L’apollinien, en détournant le vivant de l’abîme dionysiaque vers l’apparence, cache et
révèle l’origine terrible, la rendant sublime et désirable. C’est en ce sens que la tragédie est le
244 Cette critique fait l’objet du posthume intitulé Vérité et mensonge au sens extra-moral. 245 NT, § 9, p. 145. 246 D.K. 123, trad. M. Conche, Op. Cit., p. 253. 247 NT, § 15, p. 177. Cf. P. Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Folio essais, 2004, p. 381-382. 248 GS, « Préface à la seconde édition », § 4, p. 32. 249 FP CIn I-II, 19 [146], p. 217.
72
plaisir pris au spectacle de l’horreur. Les Grecs souffraient, et comme tous les êtres souffrants,
ils cherchaient un apaisement à leur douleur, en l’occurrence un remède contre la vérité
dionysiaque. Mais au lieu de fuir l’horreur dans les consolations religieuses ou métaphysiques des
arrières-monde, ils voudront affronter le dionysiaque : « ce que nous nommons “tragique” est
justement » écrit Nietzsche, « cette élucidation apollinienne du dionysiaque.250 » La volonté
hellénique à l’œuvre dans la tragédie communique un vouloir qui a besoin de l’apparence et qui
veut l’apparence. Ce désir dionysiaque ne renvoie pas à un vide entropique impossible à combler,
à l’ajout du vide dans le vide, comme c’est le cas pour la volonté chez Schopenhauer, mais à une
source artistique intarissable qui s’auto-engendre dans les symboles. C’est pourquoi, selon
Nietzsche, le héros de la tragédie n’est autre que Dionysos, tous les acteurs portant son masque
sur la scène251. Symbolique par excellence de la structure phénoménologique de la relation entre
Dionysos et Apollon, le masque est la surface qui annonce toujours une profondeur insondable,
une superficialité profonde. « Il n’y a pas de belle surface sans une profondeur effrayante252 »,
note Nietzsche. Ainsi, l’auditeur-artiste de la tragédie qui croise le regard de Dionysos, « chaque
fois que la vérité se dévoile, continue d’attacher un regard extatique à ce qui demeure encore
voilé après ce dévoilement.253 »
3.3 Le pathos dionysiaque et l’interprétation nietzschéenne de la volonté comme excès
L’analyse de la métaphysique d’artiste a permis de comprendre que l’« être » n’est pas une
chose du monde, ni non plus une chose hors de celui-ci comme un arrière-monde ou un créateur
démiurgique. Il est, dans la perspective tragique, vertige affectif du chaos abyssal. On ressort de
celui-ci en possession de la vérité tragique de l’existence, c’est-à-dire avec le sentiment pénible
de la vanité du monde. Or pour Nietzsche, on ne peut annihiler le tragique de l’existence sans
payer le prix de l’existence elle-même. La souffrance tragique s’impose immanquablement
comme condition essentielle de la vie. Tout dépend alors des moyens mobilisés pour soigner
cette souffrance. On peut certes, comme le fait Schopenhauer, employer l’art et la philosophie
comme sédatifs de la volonté, c’est-à-dire comme méthodes ascétiques de destruction du corps
250 NT FP, 7 [128], p. 303 et 3 [32], p. 206. 251 NT, § 10, p. 149-150. 252 NT FP, 7 [91], p. 277. 253 NT, § 15, p. 177.
73
vivant. Mais ce n’est pas la voie que suggère la sagesse tragique. Nous avons vu que l’artiste,
enivré par les images apolliniennes, parvient à transfigurer les phénomènes en apparences. Il ne
faut pas croire cependant que la tragédie se referme dans un esthétisme de la même manière que
la métaphysique de Schopenhauer se condamne à un phénoménisme. En analysant la sagesse
tragique, nous verrons que la tragédie donne accès à une positivité de l’être, en tant qu’elle justifie
l’existence comme œuvre d’art. Au lieu de conduire à la négation du corps vivant via la
détermination de la volonté comme manque, cette sagesse conduit à la célébration esthétique de
la vie, incluant les horreurs de l’existence, grâce à la détermination de la volonté comme excès
de puissance.
Maintenant que la métaphysique d’artiste constituant l’arrière-plan de la tragédie est
éclaircie, il convient d’élucider l’interprétation nietzschéenne de l’art tragique comme traitement
thérapeutique face à la vérité abyssale de Dionysos et comme réponse au pessimisme de son
compagnon Silène. Comme nous l’avons vu, après l’épiphanie esthétique de l’ivresse
dionysiaque, le conflit entre Apollon et Dionysos semble irréductible. La métamorphose
momentanée des phénomènes en apparences ne suffit pas à expliquer comment le Grec tragique
résout le problème du pessimisme. Or, à la fin de La Naissance de la tragédie, Nietzsche définit la
tragédie comme le « lien fraternel » entre Apollon et Dionysos, lien duquel procède la sagesse
dionysiaque254. Pour parvenir à comprendre ce qu’il entend par là, il faut appréhender la mise en
scène des souffrances de Dionysos comme une distanciation artistique des abîmes dionysiaques
par Apollon, c’est-à-dire comme une transfiguration esthétique de la volonté grâce au désir des
apparences. La prestation théâtrale de la tragédie a pour fonction thérapeutique d’exposer la
terrible vérité de Dionysos à travers le sort du héros tragique et de surmonter cette vérité par les
apparences. La sagesse tragique sera ainsi dégagée du paradoxe du spectacle tragique, conjuguant
le beau au terrible. Psychologiquement, ce paradoxe veut que la démence chaotique culminant
dans le pessimisme dionysiaque puisse être vécue. Dit simplement, l’art tragique veut montrer le
terrible, et non le nier, parce que la souffrance est inévitable et qu’il faut l’affronter. Nietzsche
écrit en effet que « la tragédie est le remède naturel contre le dionysiaque. Il doit pouvoir être
vécu : donc le pur dionysisme est impossible.255 »
254 NT, § 21, p. 221. 255 NT FP, 3 [32], p. 206 (l’auteur souligne).
74
Pour pouvoir être vécu, le dionysiaque doit être médiatisé. C’est là la fonction du mythe
théâtral porté dans la musique du chœur dithyrambique. Nietzsche voit l’essence du théâtre
tragique dans le spectacle des souffrances de Dionysos, son unique objet256. Contrairement à
toute la tradition venant d’Aristote, dans sa description de la tragédie attique, Nietzsche insiste
effectivement sur l’élément du pathos : « tout prédisposait au pathos, non à l’action » écrit-il, « et
tout ce qui ne prédisposait pas au pathos était tenu pour condamnable.257 » Aussi : « [l’ancienne
tragédie] ne visait pas à l’action, au δρᾶμα, mais à la souffrance, au πάτος.258 » Mais qu’entendre
par « pathos » ? C’est lorsqu’il compare Sophocle et Euripide que le pathétique est mobilisé, par
opposition au dramatique, c’est-à-dire l’intrigue narrative de la pièce. Le centre de gravité de la
tragédie se déplace avec Euripide, lorsque le chœur est progressivement remplacé par les acteurs
et que, parallèlement, la musique est remplacée par le dialogue. Tandis que le jeu des acteurs
véhicule une narration dramatique, le chœur sophocléen traduit « le caractère musical essentiel
du dithyrambe dionysiaque259 ». Il en ressort que le pathos dionysiaque est communiqué par la
musique, ou plutôt que la musique est pathos à travers le chœur dithyrambique. Or, ne serait-ce
que par son intrication profonde avec la musique et par son opposition avec le drame, Nietzsche
ne définit pas le pathos dithyrambique. S’il a manifestement à voir avec la souffrance et donc avec
le pâtir, le domaine affectif exprimé par ce terme demeure obscur.
Pour sonder plus avant le phénomène affectif du pathos, nous nous inspirerons de la
déclinaison tripartite qu’en propose Bernhard Waldenfels260. Selon son analyse, le pathos est en
premier lieu quelque chose qui nous arrive, qui nous affecte indépendamment de notre état
subjectif et de nos actes volitifs. La voix moyenne grecque serait appropriée pour rendre cet
événement affectif, en tant que celui-ci n’est ni une action, ni non plus tout à fait l’inverse d’une
action. Le pathos est une tonalité dans laquelle le vécu se fond. Non pas une souffrance, mais un
souffrir latent, un pâtir qui conditionne notre façon de sentir les choses. En ce sens le pathos est
« affectivité », capacité réceptive du corps à ressentir, à se laisser toucher. En second lieu, le pathos
est une expérience vécue (Erlebnis) qui pénètre la réflexivité consciente. Il est la souffrance dont
on préfère se prémunir, mais qui s’avère à la fois inévitable et instructive. Il englobe autant les
256 NT, § 10, p. 149. 257 NT, § 12, p. 164. 258 ÉP, « Le drame musical grec », p. 26. Voir aussi ILS, § 1, p. 33 et § 4, p. 50. 259 ÉP, « Socrate et la tragédie », § 1, p. 37, ILS, § 4, p. 50-51 et NT, § 12, p. 164. 260 B. Waldenfels, « L’assise corporelle des sentiments », dans Affect et affectivité dans la philosophie moderne et la phénoménologie, É. Escoubas, L. Tengelyi (dir.), Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 207-209.
75
douleurs quotidiennes et les inconforts que les besoins, la faim et la maladie. Ce pathos est celui
de l’apprentissage par la souffrance qu’exprime le chœur dans l’Agamemnon : πάθει μάθος. Enfin,
pathos signifie « passion », l’enthousiasme qui nous transporte hors de nous-mêmes (ἕϰστασις)
et qui nous fait vivre l’altérité sur le mode de l’idéalisation, en cela similaire au phénomène de
l’éros.
Selon cette dernière acception du pathos, la passion dithyrambique peut être tenue pour
une sortie-hors-de-soi (ausser-sich-sein) du spectateur et de l’artiste : « tout art désire un “être hors
de soi” […] D’où le profond étonnement au spectacle du drame : le sol vacille, ainsi que la
croyance en l’indissolubilité de l’individualité.261 » En réalité, le spectacle tragique fait vivre selon
nous les trois niveaux du pathos à rebours, suscitant d’abord l’extase de la communion avec
Dionysos. La passion du chœur enveloppe les spectateurs et les confond dans une exaltation
collective, moment où l’ivresse dionysiaque fait plonger l’individu dans l’abîme. Le pathos a
ensuite à voir avec la prestation théâtrale du mythe, qui protège de l’ensorcellement de la
musicalité dionysiaque et de sa démesure en tant qu’endiguement apollinien de la passion : « le
mythe nous protège de la musique, et lui seul par ailleurs sait lui offrir son degré de liberté
suprême.262 » Le dionysisme est alors vécu par le spectateur, protégé par la vision apollinienne.
Néanmoins, ce spectateur vit les souffrances du héros tragique dans une intense proximité. Il se
transforme lui-même en satyre, en compagnon de Dionysos, et découvre enfin le pathos dans sa
dimension primordiale, comme affectivité.
Le spectacle de l’horreur ne l’a pas purgé de ses affects, il les a portés au ressenti
esthétique. Suite au contact de la passion dionysiaque, l’homme tragique change sa façon de
sentir : il voit le monde en poète. Il a partagé la passion de Dionysos, la rupture de l’individuation,
pour émerger enfin comme un autre. Le « je » devient un « soi »263. Pour Nietzsche, le fin mot
de la tragédie n’est pas l’abolition de la subjectivité, comme l’enseigne Schopenhauer, mais la
métamorphose de celle-ci. Le spectateur tragique est lui-même artiste, voire œuvre d’art.
Désormais, l’homme-artiste sait et éprouve tragiquement. En partageant la souffrance de Dionysos,
« il atteint aussi à la sagesse et proclame la vérité issue des profondeurs du monde. […] Il est
261 NT FP, 2 [25], p. 194 : Cf. ÉP, « Le drame musical grec », p. 22. 262 NT, § 21, p. 116. 263 NT, § 5, p. 122.
76
l’image et même le symbole de la nature et de ses pulsions les plus fortes, aussi bien que celui
qui proclame et l’art de la nature : musicien, poète, danseur, visionnaire en une personne.264 »
La mise en scène des souffrances de Dionysos, comprise dans l’optique de la triple
détermination du pathos, se comprend comme représentation de la volonté par le chant lyrique
du chœur. Celui-ci suscite la passion maîtrisée de l’ivresse, la sortie hors de soi. Le drame est
alors soutenu par la musique, de laquelle la tragédie attique est née : « Dionysos parle la langue
d’Apollon, mais Apollon parle pour finir la langue de Dionysos.265 » C’est en ce sens précisément
que Dionysos désigne paradoxalement à la fois proximité et extase, car la sortie hors de soi
extatique constitue la proximité extrême avec l’origine vitale. La co-originarité du souffrir et de
la passion extatique dans la passion dionysiaque dégage le pathos comme affect fondamental de
la tragédie et projette une lumière sur le mystère de l’individuation. L’unique volonté
s’individualise sur le mode de l’extase comme désir (volonté) des apparences, non parce ce qu’elle
s’identifie au manque, mais précisément parce qu’elle est surabondante. C’est en s’opposant à
l’interprétation de l’être comme manque que Nietzsche se libère de la métaphysique. Il reste à le
montrer à partir de la justification tragique de l’existence.
3.4 L’émancipation de la métaphysique par la volonté (de puissance)
Malgré ce qu’on a vu, l’imbrication de l’être et de l’apparence pourrait demeurer encore
obscure. On peut en effet se demander s’il y a chez Nietzsche une véritable expérience de l’être
ou si celui-ci se dérobe toujours. La plongée dans l’apparence annonce-t-elle simplement le
renversement de la hiérarchie platonicienne de l’être et de l’apparence ? Il y a selon nous au
moins deux façons de considérer ce problème. D’abord, la dynamique entre Apollon et Dionysos
peut être interprétée dans l’orbe d’une phénoménologie de la non-donation initiée par
Heidegger, d’après laquelle l’intuition apollinienne serait découvrante, faisant saillir l’être
dionysiaque dans l’horizon du cèlement et de décèlement de la vérité. Selon ce point de vue,
Dionysos apparaîtrait en se retirant, se manifeste par sa non-latence (ἀ-λήθεια). Cette lecture a
l’avantage de présenter la co-appartenance de la profondeur et de la surface propre à l’apparition
masquée de Dionysos. Par contre, elle consigne la métaphysique d’artiste de Nietzsche à l’histoire
264 NT, § 8, p. 141 (l’auteur souligne). 265 NT, § 22, p. 221.
77
de la métaphysique comme oubli de l’être. C’est en pensant la phénoménalisation de l’être sur le
mode de la non-donation que Heidegger peut affecter Nietzsche au rôle de dernier
métaphysicien, dont la philosophie tardive consacrerait totalement l’oubli de l’être au profit des
apparences et du calcul des valeurs. Le cheval de bataille de Heidegger est ce fragment de
Nietzsche, datant 1871 et qui semble effectivement corroborer son interprétation : « ma
philosophie, platonisme inversé : plus on est loin de l’étant véritable, plus pur, plus beau, meilleur
c’est. La vie dans l’apparence comme but.266 » L’impasse d’une philosophie qui se comprend
comme inversion du platonisme réside dans le fait qu’un anti-platonisme est, selon Heidegger,
encore platonicienne, ne serait-ce que par appartenance conflictuelle à ce qui est nié.
Toutefois, la phénoménologie nietzschéenne peut être vue autrement, soit comme une
compréhension des phénomènes comme phénomènes (der Erscheinungen, rein als Erscheinungen), plus
près de la phénoménologie husserlienne du phénomène comme pure apparence267. L’apparence
ne signale non pas le « hors-retrait » du dieu par le truchement de son retrait, mais l’expérience
radicalement éprouvée de l’apparence. Dans cette configuration, le masque est apparence de
Dionysos que l’artiste non pas tant « imite », qu’incarne. Il s’agit d’une mimêsis qui communique
la vérité de l’art. Dans les mots de Gadamer, on peut dire que « les joueurs ou l’écrivain n’existent
plus, seul existe désormais ce qu’ils jouent.268 » La tragédie enseigne de fait selon Nietzsche que
Dionysos est sur la scène en chair et en os (leibhaft). Ici, l’apparence ne renvoie pas à l’illusion d’une
réalité en soi, mais donne au contraire la réalité sous la forme d’une vision269. L’artiste tragique
vit au croisement de l’être et des apparences, confondus en une unique volonté. Dans une note
préparatoire à La Naissance, Nietzsche écrit :
Il n’y a qu’une vie : là où elle apparaît, elle apparaît comme douleur et contradiction. Le
plaisir seulement possible dans le phénomène et l’intuition. Le pur engloutissement dans
l’apparence – la fin la plus haute de l’existence […]. Que voit l’intuition du génie ? La paroi
des phénomènes, comme purs phénomènes270.
266 NT FP, 7 [156], p. 308 (l’auteur souligne). On retrouve ce passage chez Heidegger dans Nietzsche I, Op. Cit., p. 142. 267 S. Carlson, Thèse de Doctorat, « De la composition phénoménologique. Essai sur le sens de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir », tome 1, Louvain-La-Neuve, 2014, p. 38 268 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, Paris, Seuil, 1976, p. 130 [117]. 269 O. Ponton, Thèse de Doctorat, « Danser dans les chaînes », tome I, 2003, p. 101, cité par P. Montebello, Nature et subjectivité, Grenoble, Jérôme Millon, « Krisis », 2007, p. 172. 270 NT FP, 7 [170], p. 313 (l’auteur souligne).
78
La compénétration de l’être et des apparences referme la dichotomie ontologique fondatrice de
la métaphysique et rétablit la valeur des apparences, désormais vécues comme « purs
phénomènes ». En en ce sens, il y a chez Nietzsche une positivité de l’être, qui se donne
pleinement dans l’apparaître.
Dionysos ne se montre pas sur le mode du retrait, puisqu’il est au contraire « le dieu qui
vient »271. Qui plus est, l’épiphanie soudaine de Dionysos a toujours un côté monstrueux : au
sens où elle est monstration pure. L’apparence ne conjure pas l’être, elle se confond en lui dans
le phénomène dionysiaque en contenant sa violence. Ainsi, l’inversion du platonisme peut être
comprise en tant que retournement radical, un mouvement où, comme l’écrit John Sallis, s’opère
un croisement ou une intersection (Crossing, Kreuzung)272 de l’être et de l’apparence. L’être n’est
pas aboli, mais mis à distance et transfiguré à travers le pathos tragique, vécu dans le plaisir des
apparences. Dionysos revivant à répétition ses malheurs sur la scène est indiciaire d’un vouloir
créateur qui appose « sur ses expériences vécues le sceau de l’éternité.273 » Ou comme l’écrira
Nietzsche plus tard : « imprimer au devenir le caractère de l’être – c’est la suprême volonté de
puissance.274 » L’être comme volonté est simultanément vouloir originaire de la puissance et
vouloir de cette volonté. Le sceau d’éternité doit être compris comme fixation momentanée d’un
monde par le rêve apollinien. Dans le langage mythique, il correspond à la reconstitution de
Dionysos démembré par Apollon. En effet, dans la fusion des cultes apolliniens et dionysiaques,
Apollon et Dionysos échangent leur nom en épithète : Apollon βακχεῖος et Dionysos παιάν275.
En complémentarité de l’assignation de Dionysos à l’être et d’Apollon à l’apparence, Apollon se
reconnaît dans l’être et Dionysos dans le devenir. Apollon et Dionysos se comprennent non pas
selon le dualisme de deux entités, mais selon une entité double, l’envers et l’endroit d’une même
étoffe.
Si cette seconde lecture prévaut, la métaphysique d’artiste de la vision tragique du monde
contient d’avance les critiques et les dépassements de la métaphysique de l’être et, comme nous
le verrons, de son interprétation morale du monde. À l’encontre de la compréhension de l’être
271 W. F. Otto, Dionysos. Le mythe et le culte, p. 86. 272 J. Sallis, Crossings. Nietzsche and the Space of Tragedy, Chicago, The University of Chicago Press, 1991, p. 19. 273 NT, § 23, p. 230. 274 FP XII, 7 [54], p. 302 (l’auteur souligne). 275 ILS, § 2, p. 41, note 1.
79
comme substance transcendante, Nietzsche écrira significativement en 1888 : « la volonté (de
puissance), non un être, non un devenir, mais un pathos.276 » Dionysos n’est pas l’ens realissimum,
l’étant le plus étant, car il n’est pas un étant : il est le souffrir fondamental de l’affectivité
pulsionnelle de la nature, autrement dit, la poussée atéléologique, abyssale et innocente du vivre.
Ajoutons qu’à l’opposé de l’interprétation morale de l’individuation comme déchéance d’être,
l’interprétation tragique du démembrement de Dionysos n’est pas culpabilisante, originaire d’une
Faute, mais bien esthétique. Elle est co-originaire de l’innocence du devenir, du jeu de la
naissance et de la mort et co-originaire des limites de la sensibilité.
Selon l’évidence tragique, la vérité originaire est la mort, c’est-à-dire la finitude. Ainsi,
Héraclite relie-t-il Dionysos à l’Hadès277. Dionysos est chaos selon les deux usages du grec :
désordre et béance, fond sans fond des origines qu’on ne peut contempler sans sombrer. Mais
l’art, l’illusion médiatrice et salvatrice des apparences apolliniennes, est la vie, résurrection
constante de Dionysos. Cette intuition traverse la pensée de Nietzsche. En 1870, il écrit :
« comment naît l’art ? Comme remède à la connaissance.278 » Et en 1888 : « la vérité est laide : nous
avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas.279 » La philosophie tragique qu’il élabore ne peut
donc se conclure dans un esthétisme, au sens d’un nihilisme sceptique évinçant tout rapport à la
vérité et à la réalité. tout au contraire, la tragédie et l’illusion autorisent la vérité, car « la vie a besoin
d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités qui sont tenues pour des vérités.280 » De son côté, « l’art
n’est pas seulement une imitation de la réalité naturelle, mais justement un complément
métaphysique de cette réalité, qui lui est juxtaposé afin qu’elle puisse être surmontée281 ». La
souffrance intrinsèque à la vie, imbriquée dans la pulsionnalité de la nature, est souffrance du
trop-plein dionysiaque. Et si la nature est « mélancolique », c’est parce qu’elle est débordante,
beaucoup plus prodigue que ne l’exigerait la simple conservation de soi comme « fin »282. Au
276 FP XIV, 14 [79], p. 58 (les parenthèses sont de nous, l’auteur souligne). 277 DK 15. Aussi PP, p. 92 : « Le nom [Orphée ou sa figure terrestre, Dionysos] renvoie à l’obscur, et aussi à la descente aux enfers » et EH, « La généalogie de la morale. Pamphlet », § 1, p. 139 : « Dionysos est aussi, on le sait, le dieu des ténèbres. » 278 NT FP, 7 [152], p. 308 (l’auteur souligne). 279 FP XIV, 16 [40] <6.>, p. 250 (l’auteur souligne). Cette formule tardive trouve des anticipations dès le tournant des années 1870. Par exemple « Unique possibilité de vie : dans l’art » NT FP, 3 [60], p. 212 280 Cin I-II FP, 19 [ 43], p. 187. 281 NT, § 24, p. 234. 282 CIn III, §7, p. 76-77.
80
final, la sagesse tragique fait éprouver que « ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que
l’existence du monde se trouve justifiée.283 »
En définitive, la sagesse pessimiste de Dionysos peut être comprise comme pessimisme
de la force, car où c’est la surabondance qui est créatrice284. « La tragédie », écrit Nietzsche, « se
tient dans cette surabondance de vie, de souffrance et de plaisir, dans une extase sublime, prêtant
l’oreille à un chant mélancolique qui se fait entendre au loin – il conte les Mères de l’être, dont
les noms sont : Illusion, Volonté, Malheur.285 » La métaphysique d’artiste est désormais visible
comme volonté, mais comme volonté qui, comprise à partir du corps dionysiaque, est puissance.
Critique prospective d’une métaphysique et d’une morale, la sagesse tragique n’en est pas moins
elle aussi un type de métaphysique exprimant également une morale. Métaphysique, cette sagesse
l’est en tant qu’elle dénomme, dans la vision tragique du monde, l’être dans sa totalité. Comme
nous l’avons vu, son statut est métaphysique du fait qu’elle répond, par la volonté d’individuation
créatrice, à la question directrice de la métaphysique : « pourquoi donc y a-t-il de l’étant plus que
rien ? » Il faut toutefois retenir qu’à cette métaphysique se greffe l’épithète « artiste », puisque la
tragédie enseigne, à travers le pathos dionysiaque, « le monde comme œuvre d’art s’engendrant
elle-même.286 » Ici, ce n’est pas la volonté comme manque qui nourrit le désir des apparences,
mais la surpuissance du pathos souffrant qui veut les résistances de la vie pour éprouver la force
de sa propre joie tragique. Enfin, morale, la sagesse tragique l’est dans la mesure où elle répond
(positivement) à la question « la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? », justement, en transfigurant
la souffrance en volonté dionysiaque. La tragédie correspond au final à ce que Nietzsche nomme
le « pessimisme de la force », le « pessimisme dionysiaque » ou le « pessimisme par-delà bien et
mal ». La volonté hellénique qui s’exprime dans le pessimisme tragique rend la vie désirable et
digne d’être vécue.
283 NT, « Essai d’autocritique », § 5, p. 89 (l’auteur souligne). 284 GS, V, § 370. 285 NT, § 20, p. 213. 286 FP XII, 2 [114], p. 124.
81
CHAPITRE 3. MORT DE LA TRAGÉDIE ET AVÈNEMENT DE
LA MÉTAPHYSIQUE
« Ne sommes-nous pas en cela justement tombés dans le
soupçon d’une contradiction, d’une contradiction entre le
monde dans lequel nous étions jusqu’à présent chez nous avec
nos vénérations – grâce auxquelles, peut-être, nous supportions
de vivre –, et un autre monde que nous sommes nous-mêmes :
soupçon implacable, radical, extrême envers nous-mêmes, qui
s’empare de plus en plus, de plus en plus durement de nous,
Européens, et pourrait aisément placer les générations à venir
face à ce terrible ou bien-ou bien : “Supprimez ou bien vos
vénérations, ou bien – vous-mêmes!”287 »
L’analyse de la métaphysique d’artiste de La Naissance de la tragédie révèle la volonté
corporelle comme pathos désirant, excédée par l’ivresse dionysiaque. La sagesse tragique qui
s’appuie sur cette métaphysique ne ressort pas du logos, mais du pathos. Elle énonce que la vie
vaut la peine d’être vécue en tant qu’œuvre d’art. Elle veut la vie dans l’apparence comme but.
Enfantée par l’esprit de la musique et contenue par la mise en forme apollinienne, la tragédie de
l’existence est surmontée par la volonté hellénique à travers le spectacle tragique. Son pessimisme
ne débouche ni sur un défaitisme ni sur un irrationalisme, mais sur une sagesse, sur une véritable
pensée. Seulement, c’est une pensée qui nous est demeurée jusqu’à présent étrangère, puisqu’elle
fut usurpée par un autre type de pensée qui s’auto-proclama comme seule vision du monde
légitime, procédant alors à la démythologisation du réel, à la condamnation de l’art et, en
définitive, à la tentative d’éradication des instincts dionysiaques.
Cette pensée est celle de la métaphysique du logos. Elle s’affirme comme philosophie de
la raison dialectique, initiée par Socrate et instituée par Platon selon l’idée transcendante et
théorique du Bien. Quittant résolument la doxa des sens et le sol phénoménal sur lequel ceux-ci
sont enracinés, le projet socratique et platonicien consiste à abandonner le mensonge de la poésie
pour la « vérité », et la physique pour la méta-physique288. De même que Nietzsche aborde la
naissance de la pensée tragique à partir des pulsions esthético-physiologiques du vivant, de même
287 GS, V, § 346, p. 291. Et ce fragment préparatoire : « voici poindre l’opposition du monde que nous vénérons et du monde que nous vivons, que nous – sommes. Il ne reste plus qu’à éliminer soit nos vénérations, soit nous-mêmes. La dernière solution est le nihilisme. » FP XII, 2 [131], p. 132-133. 288 PP , § 16, p. 241.
82
il examine la naissance de la dialectique à partir de la morphologie du type de corps qui l’a voulue.
Quelles sont dès lors les pulsions qui veulent l’hégémonie de la raison et qu’est-ce que cette
volonté signifie ? Cette question occupe la seconde moitié du premier ouvrage de Nietzsche et
déclenche sa critique de la philosophie, de la métaphysique, de la modernité et du nihilisme.
Autant de synonymes qui désignent une chair malade et qui trouvent leur origine dans le refus
socratique de la sagesse tragique.
La métaphysique est confrontée au même problème existentiel qui donna naissance à la
vision tragique du monde, à savoir le problème de la valeur de l’existence. Comment justifier
l’existence lorsque celle-ci est reconnue comme une illusion, comme le voile de Mâyâ recouvrant
la vérité de l’un-originaire ? Tandis que la métaphysique d’artiste de la tragédie, comme nous
l’avons vu, justifie l’existence en tant que phénomène esthétique, la métaphysique élaborée par
Socrate, puis instituée par Platon, se donne pour mission de corriger l’existence. Dans ce dernier
chapitre, nous traiterons de la mutation morphologique de la volonté hellénique que Nietzsche
identifie dans l’avènement socratique de la rationalité. Il s’agit de voir comment se produit selon
Nietzsche l’usurpation de la vision tragique du monde par la vision idéaliste et de comprendre
en quoi cette dernière s’avère pathologique, nihiliste. Nous terminerons ce mémoire en nous
penchant sur les conséquences philosophiques que Nietzsche tire de son diagnostic sur
l’ensemble de la civilisation occidentale.
Dans la première section, nous verrons que l’avènement du socratisme se produit à
l’intérieur même de l’art tragique, et qu’elle repose donc sur une base esthétique. Cependant, la
passion de vérité qui anime Socrate a pour conséquence d’éliminer la pulsion dionysiaque par
une hypertrophie de la pulsion apollinienne, corrompue en pulsion théorique. Il s’agit de voir
que le refus socratique de la sagesse tragique engage la destruction du mythe par la raison, et que
le pessimisme dionysiaque est remplacé par l’optimisme théorique. Une fois que la mort de la
tragédie sera analysée, nous nous pencherons sur la critique nietzschéenne de cet optimisme. La
dernière section de ce mémoire portera donc sur le diagnostic qu’appose Nietzsche sur notre
culture, dont l’état critique remonte selon lui jusqu’à l’avènement socratique de la philosophie.
La volonté de vérité qui siège à son origine, instituée contre le corps dionysiaque, procède d’une
fuite devant l’évidence tragique de la souffrance, de la finitude et des apparences. Nietzsche
considère que cette fuite aboutit dans le pessimisme romantique et fonce tout droit dans le mur
du nihilisme. Il faudra enfin voir comment Nietzsche, suite à l’attestation de la destination
83
nihiliste de la philosophie, réinterprète le rôle du philosophe à venir comme « médecin de la
civilisation ».
SECTION 1 – « Le grand Pan est mort » : le suicide de la tragédie
« L’“être” comme invention de celui qui souffre du devenir289. »
On ne saurait expliquer la genèse du logos par la logique. Pour Nietzsche, le ressort de la
vision objectivo-logique du monde n’est aucunement théorique, de même que la genèse de la
logique n’est pas un phénomène purement rationnel. Le postulat nietzschéen est que « la
connaissance présuppose la vie290 ». Ce sont encore, tout comme dans l’esthétique de la volonté,
les sensations charnelles du plaisir et du déplaisir qui orientent le cours de l’histoire. « Toute
véritable recherche de la vérité est née de la lutte pour une conviction sacrée » écrit Nietzsche en 1873, « du
πάθος de la lutte : en dehors de là, l’homme n’a aucun intérêt pour l’origine logique.291 » Il conclut
que « la logique tout entière se résout donc dans la nature en un système de plaisir et de
déplaisir.292 » L’origine de la logique s’accorde donc aussi aux affects fondamentaux du plaisir et
du déplaisir à partir desquels nous avons interprété la genèse de la métaphysique d’artiste au
chapitre précédent. Loin d’être aussi désintéressée, objective et désincarnée qu’elle ne l’affiche,
l’attitude théorique est aussi animée de pulsions et trahit en l’occurrence, selon Nietzsche, une
hypertrophie de la pulsion apollinienne. C’est encore la vie du corps qui est en jeu, désancrée
toutefois de son pathos dionysiaque et investi dans l’exacerbation du principe de raison apollinien.
La tragédie, conçue comme union fraternelle des pulsions dionysiaques et apolliniennes, s’abolit
lorsque Dionysos disparaît. Partant, La Naissance de la tragédie s’avère autant un livre sur l’origine
de la tragédie que sur la mort de la tragédie, cette mort étant elle-même qualifiée de tragique293.
L’élaboration de la raison logique est esthétique, c’est-à-dire qu’elle procède du ressenti
pathique. Le sens de sa production correspond à un degré de souffrance expérimenté par un
vivant. Rappelons que, comme l’indiquent l’Essai d’auto critique et le § 370 du Gai savoir, on souffre
289 FP XII, 2 [11], p. 120. 290 Cin II, § 10, p. 166. 291 Cin I-II FP, 19 [43], p. 187 (l’auteur souligne). 292 Cin I-II FP, 19 [161], p. 221-222 (l’auteur souligne). 293 ÉP, « Socrate et la tragédie », p. 33 et NT, § 11, p. 154.
84
soit de la concentration et de l’abondance de force ou de l’étiolement et du manque de force.
Nietzsche applique cette grille d’intelligibilité psychologique à la mort de la tragédie à partir du
§ 11 de La Naissance. Pour identifier le type de volonté qui préside au passage du pathos tragique
au logos dialectique, nous interrogerons les causes physiologiques de l’hypertrophie de la pulsion
apollinienne à travers les figures successives de l’homme théorique, c’est-à-dire Euripide, Socrate
et Platon. Au terme de ce chapitre, la culture enfantée par l’esprit du socratisme se déployant
dans la civilisation occidentale sera définie par la volonté inconditionnelle de vérité, par le refus
conséquent de la sagesse tragique et, ultimement, par la fuite dans les arrières-monde; somme
toute comme négation nihiliste du corps dionysiaque.
1.1 La transformation de la tragédie à travers la révocation euripidienne du chœur dionysiaque
Nietzsche fait remarquer que la naissance de la tragédie est contemporaine de la naissance
de la philosophie. Au temps des préplatoniciens, ces deux visions du monde n’en faisaient
qu’une. Elles s’unissaient dans les mythes, les cosmologies et les vers que composaient les
physiologistes et les poètes. Mais Nietzsche souligne aussi un autre rapport de contemporanéité,
à savoir qu’à la mort de la tragédie correspond la naissance du socratisme, c’est-à-dire la naissance
de la philosophie comme métaphysique294. Comment la tragédie est-elle morte ? Comme
mentionné, répondre à cette question exige d’identifier la volonté qui renversa la volonté
hellénique à l’œuvre dans la tragédie attique. Selon Nietzsche, cette volonté est incarnée dans la
personne de Socrate. Par « personne », il n’entend pas la situation sociale et individuelle de
Socrate, mais considère son type (Typus), soit son corps comme complexe de pulsions en lutte,
autrement dit encore, comme « idiosyncrasie ». En outre, le socratisme ne se limite pas à Socrate,
Nietzsche précisant que la tendance pour le théorique est évidemment plus ancienne que
Socrate295.
Que veut donc le type socratique, et quelles sont les pulsions qui dominent chez lui ? La
réponse ne se cache pas dans les secrets des doctrines, elle est fournie explicitement par le
romantisme que Nietzsche combat. En effet, le type socratique, à l’instar du romantique, veut la
sérénité. Malgré cela, la volonté socratique se distingue d’emblée du pessimisme romantique, qui
294 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 1, p. 216. 295 ÉP, « Socrate et la tragédie », p. 33.
85
affirme que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le type socratique est plutôt animé par ce
que Nietzsche appelle l’optimisme théorique. Celui-ci énonce que la vie vaut la peine d’être
vécue, à condition de correspondre à l’idée de ce qu’elle devrait être. La sérénité ne peut être
atteinte que par la réalisation de l’adéquation entre le Vrai, le Beau et le Bien296, comme l’écrit
Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles. Dans La Naissance, l’optimisme dialectique de Socrate se
fonde sur ce syllogisme : « la vertu, c’est le savoir; on ne pèche que par ignorance; celui qui est
vertueux est heureux.297 » Autrement dit, le bien se fonde dans la vérité et le mal dans l’erreur.
Mais ce raisonnement ne va pas de soi. Il s’oppose directement à l’évidence tragique qui
démontre que, de manière générale, la vie est traversée de douleurs, d’injustices, de hasard et de
malheurs. C’est pourquoi l’adéquation socratique doit faire l’objet d’une conquête et que la philo-
sophie s’érige comme quête de la sagesse. La philosophie se définit et se comprend comme désir
d’obtenir ce qu’elle n’a pas, en l’occurrence la sagesse. Elle n’est pas une affaire de loisir, elle
s’identifie à une mission. Or le projet philo-sophique contient dans son expression à la fois la
nature des moyens de ses ambitions et le critère de sa réussite, soit, respectivement, la
connaissance totale du monde et la correspondance totale du monde avec la vérité. Autrement
dit, il s’agit d’imposer, de manière a posteriori, une structure et un contenu a priori sur le monde.
Nietzsche perçoit cette opération comme processus de « logicisation du monde298 » (Logisirung
der Welt) ou de « mondanéisation299 » (Verweltlichung). Il formule toutefois le doute suivant : et si
l’optimisme théorique, la fièvre scientifique et la passion de la vérité n’étaient que les symptômes
d’une détresse et d’une vie décadente300 ? Comme nous allons le voir, la pulsion théorique
commence par s’immiscer à l’intérieur même de la tragédie en faisant de l’intelligibilité une
contrainte du beau, renversant le rapport tragique entre l’instinct et le savoir.
Nietzsche conçoit la mort de la tragédie comme un suicide traduisant l’auto-suppression
de l’élément dionysiaque au sein de la représentation tragique. L’apollinien, qui rendait possible
la tragédie en endiguant le mythe et le dithyrambe musical dans une perspective humaine, a fini
par déclasser Dionysos. De la même manière qu’Apollon est venu secourir les Grecs archaïques
de la barbarie avec la poésie épique, de même il a séduit les Grecs de la période classique avec la
296 CId, « Le problème de Socrate », § 4, p. 132 297 NT, § 14, p. 173. 298 NT, « Essai d’autocritique », § 5, p. 89. 299 NT, § 21, p. 214 et § 23, p. 231. 300 NT, « Essai d’autocritique », § 1, p. 84-85.
86
nouvelle comédie. Son messager est, d’après Nietzsche, Euripide. L’accusation de Nietzsche à
son endroit est tripartite. Euripide transforme l’esprit de la tragédie, qui était porté auparavant
par Sophocle et Eschyle, en réprimant la musique du chœur au profit du dialogue, en congédiant
le héros dionysiaque pour introduire à sa place l’homme du quotidien, et enfin en détournant le
dénouement pathétique de la tragédie par l’intervention dramatique du deus ex machina. Il convient
de traiter de ces trois points pour constater qu’ils convergent dans le transfert de souveraineté
de l’instinct à la pensée, que Socrate reprend à son compte301.
Les deux premiers points relevés sont complémentaires. La tragédie euripidienne,
consommée en « nouvelle comédie attique », fait monter le spectateur sur la scène. Cela a pour
effet de destituer le chœur pour laisser place à la conversation. L’objet de la tragédie n’est plus
les douleurs de Dionysos, mais le drame vécu par des personnes ordinaires. Nietzsche envisage
cette démocratisation de la tragédie comme une façon de donner au spectateur l’opportunité
d’intellectualiser le sort des personnages pour ensuite juger leurs actions. Sans entrer dans les
détails philologiques des analyses de Nietzsche, il s’agit de souligner la force de son argument,
qui perce la morale à l’œuvre dans l’esthétique tardive de la tragédie. Fidèle à son véritable objet
d’étude, à savoir le rapport entre hellénisme et pessimisme, Nietzsche repère chez Euripide la
volonté de conjurer le pathos de l’innocence du devenir dionysiaque en reconduisant la souffrance
éprouvée par les personnages tragiques à leur responsabilité morale. Loin d’être un simple détail
de mise en scène, la substitution de la musique par le dialogue correspond au remplacement du
destin par l’imputabilité et à la soumission des mythes à l’argumentation.
Cela dit, les mythes ne disparaissent pas du théâtre. Ils sont réinvestis dans la dialectique
grâce au troisième point que Nietzsche soulève, à savoir l’invention euripidienne du deus ex
machina. Ce procédé dramatique consiste à introduire sur la scène un dieu qui récapitule ou prédit
les torts et les mérites du héros afin d’assurer l’intelligibilité univoque du drame pour les
spectateurs. À la fin des Baccantes d’Euripide, par exemple, Dionysos distribue aux personnages
le destin qui leur est dévolu302. Or ce destin n’est plus celui du hasard chaotique et du devenir
aveugle, il est un destin téléologique. La fin est déterminée d’avance par la raison, selon les deux
sens du mot : la rationalité et la causalité. Le dieu court-circuite l’ambiguïté et l’injustice
inhérentes au destin tragique en exposant le devenir et le chaos sous la lumière de la raison. Cette
301 ILS, § 10, p. 76. 302 V. 1330 et suivants. Cf. les indications de C. Denat en NT, § 12, p. 165, note 30.
87
théophanie mécanique, en plus de surenchérir tacitement sur la moralisation du drame tragique,
doit insister simultanément sur l’authenticité du mythe. Le dieu est là, non plus masqué, mais
banalement présent, accompagnant les personnages. Le mythe devient fable. Nietzsche compare
cet artifice théâtral à l’expédient épistémologique du dieu vérace chez Descartes303. Ces deux
figures ont pour fonction de rétablir ce qui était frappé de doute, c’est-à-dire la réalité objective
et la moralité objective, avec une force ontologique ne pouvant errer. Le mensonge est exclu de
la prérogative du dieu parce qu’un être parfait ne peut faire de mal et que l’illusion est désormais
vécue, eu égard à la « vérité », comme un mal. À cet égard, Socrate demande : « n’est-ce pas un
mal que se faire illusion sur la vérité, et un bien que d’être dans la vérité ?304 »
Inscrite sous le signe de la dialectique, la tragédie devient dialogique et intellectuelle. Mais
l’altération la plus déterminante de la tragédie est son tournant moral, provoqué par la
survalorisation de la rationalité dialectique. En effet, les malheurs et les souffrances du héros
tragique, à défaut de faire l’objet d’un acquiescement dionysiaque « par-delà bien et mal », se
trouvent expliqués et argumentés en termes de causalité et d’agencéité morale. L’effondrement
de la tragédie commence à sourdre avec sa rationalisation discursive et axiologique. Mais cette
mutation interne de la tragédie est elle-même un symptôme de quelque chose de plus profond,
qui annonce sa fin. Elle traduit la volonté qui domine chez le dialecticien, soit la volonté qui
valorise la vérité et dévalorise l’illusion. Maintenant que nous avons vu en quel sens la tragédie
change radicalement de visage, il importe de voir comment la vision du monde qui la supporte
et la sagesse qui en émerge s’effondrent toutes deux.
1.2 L’hypertrophie de la pulsion théorique et son interprétation morale du monde
« Chacun des anciens philosophes grecs exprime un
besoin : c’est là, dans cette faille, qu’il établit son
système. Il construit son monde dans cette faille305. »
« Un savoir qui détruirait la vie se détruirait aussi lui-
même306. »
303 NT, § 12, p. 165. 304 La République, III, 413 a, trad. G. Leroux, Op. Cit., p. 1576. 305 Cin I-II FP, 19 [23], p. 178-179. 306 Cin II, § 10, p. 166.
88
La mort de la tragédie reflète, bien au-delà du monde de la scène, la mort de la vision
tragique du monde. Socrate formalise le nouveau sens de l’esthétique en ces mots : « tout doit
être intelligible pour être beau307 ». Il consacre également la coïncidence de la connaissance et de
la moralité (nul ne fait volontairement le mal) et fait enfin de la connaissance une condition
axiologique de la vie elle-même. L’adage socratique affirme qu’une vie sans examen ne vaut pas
la peine d’être vécue. Mais à travers un tel jugement de valeur, c’est encore et toujours, selon
l’optique nietzschéenne, la vie qui s’exprime. Et qu’exprime-t-elle ? Pour Nietzsche, rien de
moins que l’hypertrophie de la pulsion apollinienne, c’est-à-dire une survalorisation de la
tendance logique, qui prend le dessus sur la vie. À vrai dire, quand le primat de la vie sur la
connaissance est renversé, ce n’est plus Apollon qui s’affirme, mais une tout autre force. Il s’agit
précisément de ce que Nietzsche désigne sous le nom de « socratisme ». Nietzsche énonce la
nouvelle opposition qui supplée à celle du dionysiaque et de l’apollinien : l’opposition entre « le
dionysiaque et le socratique308 ». Nous remarquons que ce n’est pas Dionysos qui disparaît, mais
Apollon. Qu’est-ce à dire ? En un mot, que pour éradiquer l’instinct dionysiaque, Socrate doit
déraciner la disposition apollinienne et l’autonomiser, ce qui a pour conséquence de dissimuler
la pulsion dionysiaque.
L’esthétique rationaliste de Socrate se coupe de l’origine physiologique de l’art et inverse
le rapport tragique entre l’intellect et l’instinct : « dans les natures productives, c’est l’inconscient
qui agit de manière créatrice et affirmative, alors que le conscient est critique et dissuasif. Chez
[Socrate] l’instinct devient critique et la conscience créatrice.309 » Cette transformation
psychologique est symbolisée par le daimon de Socrate, fonctionnant comme un instinct à
rebours, puisqu’il ne lui communique pas l’agir, mais un impératif négatif (« ne fais pas, tu ne
dois pas… »). « C’est une voix », confie Socrate dans l’Apologie, « qui, lorsqu’elle se fait entendre,
me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse l’action.310 » Et tandis
qu’il s’évertue à exhiber la double ignorance de ses concitoyens, Socrate cherche à établir que
l’exercice de la politique et de l’art, par exemple, est inadéquat s’il n’est pas subordonné à la
307 NT, § 12, p. 164. Et IEPC, p. 78 : « Réforme de l’art selon des principes socratiques : tout doit être intelligible afin que tout puisse être compris. Pas de place pour l’instinct. » 308 NT, § 12, p. 162. 309 ÉP, « Socrate et la tragédie », p. 40. 310 Platon, Apologie de Socrate, 31 c - d, trad. L. Brisson, dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), Paris, Flammarion, 2011, p. 81.
89
définition (à l’idée) de la justice et du beau. Socrate s’aperçoit que ses contemporains ne savent
pas qu’ils ignorent, qu’ils savent « seulement d’instinct ». Nietzsche interprète la maïeutique
socratique comme volonté de désillusion qui se sert de la raison pour en réalité nier l’existence.
Socrate « voit le manque de compréhension et la puissance de l’illusion, et de ce manque il
conclut au caractère intrinsèquement absurde et condamnable de tout ce qui est.311 »
Pour rendre compte de l’existence, l’esthétique est abandonnée à la rationalité, qui a
dorénavant besoin de se justifier au tribunal de la raison. Or ce qui a pareil besoin d’être justifié
est aussi susceptible d’être condamné. Les concepts, observe Nietzsche, « n’ont pas besoin d’être
vérifiés, ni rectifiés au contact de la réalité, alors qu’ils en sont effectivement dérivés, mais doivent
au contraire mesurer et arbitrer la réalité, voire, en cas de contradiction avec la logique,
condamner celle-là.312 » C’est un procès contre l’existence qui s’engage avec Socrate, armé de la
théorie qui vise à la corriger, c’est-à-dire corriger essentiellement sa souffrance et sa démesure,
afin d’atteindre un état de sérénité, quitte à l’atteindre dans une autre vie. À l’instar du pessimisme
tragique, l’optimisme théorique représente une thérapie qui aide à vivre. Pour sa part, cette
thérapie se manifeste sous la forme de la volonté de vérité. Mais à quelle condition cette volonté
permet-elle de vivre ? C’est ici que l’origine pathique de la volonté théorique, entremêlée des
sensations de souffrance et de jouissance, doit être appréhendée à partir de la physiologie de
l’homme théorique.
La pulsion théorique, comme toute pulsion, s’impose lorsque l’individu souffre et qu’il
cherche à apaiser sa souffrance. Dans son essai posthume intitulé La philosophie à l’époque tragique
des Grecs, Nietzsche retrace les grands développements de l’attitude théorique chez les
préplatoniciens, depuis la « physiologie » protoscientifique jusqu’à la consécration
parménidienne de l’être. Déjà chez les physiologistes, l’objet de la souffrance se rapporte à
l’évidence tragique de l’instabilité universelle, de la finitude, du devenir. Chez Anaximandre, le
problème tragique se pose en ces termes : « comment est-il possible que quelque chose
disparaisse qui a un droit à l’existence ?313 » Autrement dit, « pourquoi les choses naissent pour
mourir ? » ou encore, formulé dans le registre de la métaphysique : « pourquoi donc y a-t-il de
l’étant et non pas plutôt rien ? » Nietzsche interprète ce problème qui hante tous les philosophes
311 NT, § 13, p. 168. 312 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 12, p.253. Cf. NT, § 15, p. 178-179. 313 ÉP, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », § 4, p. 226.
90
dans une perspective éthique. C’est la vie et le comment vivre qui sont supposés par le point
d’interrogation sur l’être. À titre de réponse, Anaximandre se réfugie selon Nietzsche dans
l’indéfini incorruptible en le déplaçant du côté de l’être, soit à l’abri des sens qui communiquent
le devenir. Deux résultats saillissent de la compréhension nietzschéenne d’Anaximandre : le
philosophe avait besoin d’unité, il avait besoin de résorber la pluralité définie et en droit
définissable dans l’unité indéfinie et inqualifiable, et il ressentait le besoin corolaire d’expliquer
le monde à partir de ce qui n’est pas le monde. Ce double réflexe se radicalise chez Parménide,
qui instaure l’identité tautologique de l’être et de la pensée, autorisant ce faisant le passage
performatif de celle-ci à celui-là. Ce que pense la pensée est, et ce qui est est pensable. Parménide
établit dès lors l’impossibilité logique du non-être. Il laisse préluder, selon Nietzsche, l’idée onto-
logique qui veut que ce qui est véritablement étant doit répondre à la loi du logos314.
Manifestement, la tendance rationaliste était présente chez les présocratiques. Pourtant,
Nietzsche ne parle pas encore de l’« homme théorique » à cette étape. L’explication réside dans
une différence fondamentale qui sépare ces types de penseurs. Alors que le philosophe
présocratique (ou préplatonicien) « cherche à faire résonner en lui toute l’harmonie de l’univers
et à l’extérioriser en concepts315 », l’homme théorique projette à l’inverse ses concepts a priori
dans l’univers. Tandis que les présocratiques tentaient de transfigurer leurs souffrances vécues
selon l’évidence tragique, le type socratique emprunte la voie inverse : il inflige au monde son
désir de rationalité et nie l’évidence tragique. En fait, l’homme théorique et l’homme tragique ne
sont pas irrémédiablement distincts. Ils sont confrontés au même paradoxe inhérent à
l’existence, et qui veut que « du contraire peut naître le contraire316 ». Cela renvoie au fait que la
génération et la corruption, la douleur et la joie, la justice et l’injustice, le bien et le mal, se
confondent incessamment dans l’existence.
En bref, la co-originarité des contraires correspond à la double évidence tragique de la
finitude et du devenir. Nietzsche identifie d’abord la thématisation philosophique de ce problème
chez Anaxagore, qui organise le devenir dans le νοῦς, l’intelligence qui permet d’appréhender la
314 Ibid., § 11, p. 249. L’idée onto-logique se répète chez Hegel : « Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel. » Dans G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, « Préface », trad. A. Kaan, Paris, Gallimard, « Tel », 1940, p. 41. 315 Ibid., § 3, p. 224. 316 Ibid., § 15, p. 262.
91
transformation continuelle du monde317. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche reprend ce problème
fondateur – « comment quelque chose pourrait-il bien naître de son contraire ?318 » – et identifie à
travers la réponse qu’offre le socratisme la source de la métaphysique. Le métaphysicien résume
d’une part l’antinomie des contraires dans la différence entre l’être et le non-être, et estime d’autre
part que c’est dans l’être, la chose en soi, que se fondent ultimement les contraires. « Cette
manière de juger », écrit Nietzsche, « constitue le préjugé typique auquel on reconnaît les
métaphysiciens de tous les temps; ce genre d’évaluation figure à l’arrière-plan de toutes leurs
procédures logiques; c’est à partir de cette “croyance” qui est la leur, qu’ils se démènent pour
leur “savoir” quelque chose qui finira par être baptisé solennellement “la vérité”.319 » L’enjeu ne
repose pas seulement sur une énigme cosmologique, mais concerne un jugement de valeur
silencieux. La séparation (χωρισμός) entre le monde des apparences et le monde de la vérité est
somme toute banale. C’est en fait la préférence exclusive et dogmatique envers ce dernier qui
signale pour Nietzsche la faille de l’optimisme théorique.
En débusquant la volonté de vérité comme origine pulsionnelle du socratisme, Nietzsche
interprète la survalorisation socratique de la « vérité » comme une « fuite devant la réalité320 ».
Autrement dit, la philosophie comme métaphysique du logos n’est pas issue d’un étonnement
« scientifique » envers le monde, mais d’une détresse. Dans le Crépuscule des Idoles, Nietzsche écrit
que « le fanatisme avec lequel toute la réflexion grecque se jette sur la rationalité trahit une
situation d’urgence : on était en danger, on n’avait qu’un seul choix : périr ou – être rationnel jusqu’à
l’absurdité…321 La fuite philosophique hors du monde des apparences relève chez Socrate d’une
nécessité vitale. D’où provient cette détresse, tapie au creux de son optimisme théorique ? Elle
procède de l’incapacité de l’homme théorique à faire face à la vision tragique du monde, qui
embrasse le monde dans sa totalité cruelle. « L’homme théorique », écrit Nietzsche dans La
Naissance, « n’ose plus se confier au flot glacé et terrifiant de l’existence : il court anxieusement
de long en large sur la rive. Il ne veut pas avoir à faire à rien dans sa totalité, qui implique aussi
la cruauté naturelle des choses.322 »
317 NT, § 12, p. 166. 318 PBM, § 2, p. 48 (l’auteur souligne). 319 Idem. 320 EH, « La Naissance de la tragédie », § 2, p. 104 (l’auteur souligne). 321 Cid, « Le problème de Socrate », § 10, p. 135 (l’auteur souligne). 322 NT, § 18, p. 200.
92
L’optimisme s’origine somme toute de la faiblesse. L’homme socratique est incapable de
surmonter l’évidence tragique par la sagesse tragique : il lui faut oblitérer cette évidence. Pour
celui-ci, la vie ne peut plus se justifier en tant que phénomène esthétique. Or le panesthétisme
de la tragédie n’est certainement pas la seule vision du monde digne d’être célébrée et voulue.
L’embarras que présente cependant la vision théorique du monde en tant que telle, c’est qu’elle
nie d’entrée de jeu l’évidence tragique. La vérité dionysiaque de l’être comme volonté et comme
souffrance devient insupportable. Elle est donc reléguée au non-être, à ce qui est mauvais. Le
panesthétisme et le pantragisme de la volonté grecque succombent, à l’intérieur même de la
tragédie, à l’interprétation morale du monde et au panlogisme de la dialectique qui lui
correspond. L’homme théorique apparaît quand le plaisir de la connaissance est remplacé par la
passion (morale) de la vérité, quand Apollon lui-même est congédié par le socratisme. Le principe
de raison prétend s’autonomiser de sa matrice pulsionnelle et tourne à vide grâce à la croyance
inconditionnée envers la vérité. Ainsi, la croyance de Socrate est « que la pensée, en suivant le fil
conducteur de la causalité, peut atteindre jusqu’aux plus profonds abîmes de l’être, et qu’elle est
non seulement en mesure de connaître ce qui est, mais aussi de le corriger.323 »
La raison doit donc non seulement sonder l’existence, mais la corriger. L’irruption de
l’intelligibilité discursive dans la tragédie devient désormais plus claire. Le principe de raison
suffisante, voulant que rien n’arrive pour rien324, est introduit dans l’esthétique pour dissoudre le
pathos tragique à même la tragédie. En effet, la béance originaire des souffrances de Dionysos,
de même que le chaos abyssal de la volonté, sont rabattus sur la raison, selon les deux sens du
terme, comme rationalité et comme fondement (Grund). Selon la psychologie du type socratique,
la justification de l’existence requiert l’explication rationnelle. Comme nous l’avons vu, Nietzsche
interprète cette exigence de rationalité à la lumière de la faiblesse. Pourquoi l’homme théorique
a-t-il besoin de sa vision théorique du monde ? Simplement parce qu’elle est rassurante,
sécurisante. D’où le besoin vital pour le principe de raison, qui permet de remonter le fil des
causes de l’existence jusqu’à son unique fondement. Ultimement, ce fondement obéit aux lois
de la logique – qui étaient présupposées pour l’atteindre –, afin d’être établi lui-même comme
rationnel. La tautologie étiologique de la raison relève de l’auto-contemplation du même par le
323 NT, § 15, p. 178 (l’auteur souligne). 324 Ce principe, qui gouverne toute la philosophie depuis sa naissance, est resté silencieux jusqu’à Leibniz, qui formule Nihil est sine ratione, comme le rapporte Schopenhauer. De la quadruple racine du principe de raison suffisante, Op. Cit., § 9, p. 40-41.
93
même. La « sérénité » que convoite Socrate commence à poindre comme volonté de tranquillité
dans l’Un, cautionnée par la raison.
Tandis que « la sagesse de la souffrance » de la volonté hellénique surmonte le
pessimisme « grâce au reflet de la beauté », le type socratique paie sa sérénité en combattant « la
sagesse et l’art dionysiaque325 ». À travers sa « visée d’anéantissement du mythe326 », le socratisme
tue le dionysiaque. En analysant la dissolution du mythe, Nietzsche anticipe sa célèbre
déclaration de la mort de Dieu. Selon lui, en étant absorbé dans le domaine de prédilection de la
raison, le mythe devient suspect, sa conformité avec le réel devant dès lors être confirmée ou
infirmée. De toute évidence, les Grecs archaïques ne se demandaient pas si Zeus se trouvait
vraiment au sommet de l’Olympe, et l’idée d’aller vérifier sa présence effective ne se présentait
pas à leur esprit. D’ailleurs, le mythe ne s’opposait pas au réel : le mythe était le réel327. Ce n’est
que lorsqu’une vision du monde insiste sur son statut d’absolu et que la vérité s’établit
parallèlement comme absolue que le mythe devient vulnérable.
Mais le mythe n’est pas aussitôt discrédité. Au contraire, il connaît un temps de sursis
durant lequel les « croyants » tentent à tout prix, quoiqu’inconsciemment, de le sauvegarder, par
exemple en prouvant son statut historique ou en brandissant des artéfacts sacrés comme preuves
de l’existence du dieu. Nietzsche constate que « c’est de cette façon que les religions ont coutume
de dépérir : à savoir lorsque, sous l’œil sévère et rationnel d’un dogmatisme orthodoxe, les
présupposés mythiques d’une religion sont systématisés en une somme finie d’événements
historiques, lorsque l’on commence à défendre anxieusement l’authenticité du mythe.328 » On
cherche ainsi à rationaliser l’irrationnel pour le sauver de la raison inquisitrice329. À ce stade, toute
tentative de sauvegarde participe d’avance à la perte de la religion. Ce n’est que plusieurs siècles
après la mort du dieu – en l’occurrence le dieu de la tragédie –, lorsque l’ombre de son cadavre
s’est retirée, que l’événement est porté à la parole : « Le grand Pan est mort330 ». Pan est le satyre
325 NT, § 18, p. 195. 326 NT, § 23, p. 228. 327 W. F. Otto, Les dieux de la Grèce, Op. Cit., p. 30-31. 328 NT, § 11, p. 152. 329 Chez Platon, la tâche de la philosophie est, par le truchement de la raison, de sauver les hommes, de leur promettre un salut. La République, 549 b et Protagoras, 356 b - e. Cf. J. Vioulac, Science et révolution. Recherches sur Marx, Husserl et la phénoménologie, Paris, Puf, « Épiméthée », 2015, p. 65. 330 NT, § 11, p. 154.
94
de la nature aorgique qui inspire la peur panique devant la totalité (τὸ πάν)331. Sa mort signe la
mort de la tragédie.
SECTION 2 – L’essence nihiliste de la métaphysique
« Le monde phénoménal “illusion et apparence vide”, le besoin de
causalité qui établit des liens entre les phénomènes, également
“illusion et apparence vide” – par là s’exprime le rejet moral de ce
qui est illusion et apparence. Il faut dépasser cela. Il n’y a pas de
choses en soi, ni de connaissance absolue : le caractère
perspectiviste, trompeur, appartient à l’existence332. »
En résumé, Euripide conjure l’esprit de la musique hors de la tragédie, puis Socrate
assigne à l’esthétique les conditions de la rationalité et de la moralité. Dans ses cours sur les
préplatoniciens, Nietzsche qualifie Socrate de réformateur333. Il réforme la volonté hellénique et
sa culture tragique en imposant l’intelligibilité du principe de raison comme valeur suprême.
Accomplissant le programme du socratisme, Platon condamne alors l’art afin de démythologiser
complètement le monde, inscrivant celui-ci sous le signe exclusif de la vérité. C’est effectivement
à Platon que revient le privilège d’avoir institué la métaphysique. Platon reprend le flambeau du
socratisme et instaure la philo-sophie comme tentative de correction de l’existence. Son critère
de correction est la vérité, qu’il conçoit comme Idée. Le geste initial de Platon consiste à
condamner la tragédie et l’art en général. Pour lui, l’art « était une imitation d’un simulacre, […]
il appartenait donc à une sphère encore inférieure à celle du monde empirique.334 » Ce faisant,
son reproche s’adresse avant tout à l’existence sensible et incarnée. Nietzsche définit justement
l’idée platonicienne comme « la chose avec la négation de la pulsion (ou avec l’apparence de la
négation de la pulsion)335. » Autrement dit, l’idée procède d’un effort d’affranchissement du corps
par le vivant. Comme Nietzsche l’affirme dans Par-delà bien et mal et dans La Généalogie de la morale,
la volonté de vérité est ascétique, c’est-à-dire qu’à travers son combat contre les apparences, elle
combat la pulsionnalité du corps vivant, et donc la vie elle-même.
331 Cf. J. Vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, Paris, Puf, 2013, p. 35. 332 FP XI, 34 [120[, p. 189 (l’auteur souligne). 333 PP, § 16, p. 242. 334 NT, § 14, p. 172. 335 NT FP, 7 [28], p. 267 (l’auteur souligne).
95
C’est en effet avec Platon que la métaphysique devient une véritable mission, laquelle est
aiguillonnée par la volonté d’établir l’adéquation de l’existence à l’idée. Pour Nietzsche, la
philosophie n’est pas – et n’a d’ailleurs jamais été – une affaire théorique. Sans en prendre tout
à fait conscience et sans agir expressément en conséquence, les philosophes ont participé au
destin de la civilisation, non pas en se disputant au niveau doctrinal ou même au niveau éthico-
politique, mais en décidant des valeurs à promouvoir et à instituer dans la culture, les faisant passer
sous couvert de vérités neutres et objectives. Le philosophe n’est pas un savant érudit, il obéit à
un instinct tyrannique d’emprise sur le monde et la culture. En un mot : il « légifère »336. Platon,
au premier chef, n’est pas animé par la fabrication de sa « théorie des Idées » ou par l’ascension
vers le topós ouranós, mais par une « mission de législateur337 ». Dans cette dernière section, nous
verrons d’abord que le projet philo-sophique de la métaphysique, se présentant comme unique
interprétation du monde, constitue selon Nietzsche une interprétation hostile à la vie. Ensuite,
nous terminerons notre étude de La Naissance de la tragédie sur la réinterprétation nietzschéenne
de la philosophie comme médecine.
2.1 « Socrate voulut mourir »
Il est désormais clair que La Naissance de la tragédie n’est pas une exploration érudite du
théâtre antique, mais qu’elle interprète la tragédie pour poser à nouveaux frais la question de
l’optimisme et du pessimisme. Le pessimisme du XIXe siècle, consommé dans la métaphysique
romantique de Schopenhauer, est l’aboutissement de la culture instituée par le platonisme.
Nietzsche nomme cette dernière « culture alexandrine », désignant par là une civilisation qui se
spécialise dans le développement du savoir au nom de la volonté de vérité. Loin de représenter
une simple aspiration à la tranquillité de l’âme, la philosophie s’impose à Nietzsche comme étant
un projet bi-millénaire de négation de la vie. Comme nous l’avons vu, l’analyse psychologique
de l’optimisme théorique démontre que celui-ci provient de la faiblesse et de l’incapacité à
supporter la souffrance de l’évidence tragique.
Mais pour réformer et orienter la civilisation d’une façon aussi prodigieuse, Platon n’était
certainement pas faible. Michel Haar souligne à cet effet que l’homme Platon, que l’on doit
336 PBM, §§ 6 et 211, pp. 52 et 181. 337 IDP, p. 53.
96
distinguer du platonisme, fait partie de la catégorie d’êtres chez qui « la surabondance de vie et
la sensualité est telle que l’ascétisme représente pour eux un redoublement de force, une victoire
en face d’un obstacle qu’ils se créent à eux-mêmes pour le seul plaisir d’en triompher.338 » Suite
à l’effondrement de la vision tragique du monde, la détresse face à la mort du grand Pan
commandait l’invention de nouvelles valeurs. Platon eut la force prodigieuse de réformer la
culture par sa volonté. Il n’est donc vraisemblablement pas romantique, selon la terminologie
nietzschéenne. Néanmoins, cela n’empêche pas que l’interprétation qu’il apposa sur le monde
s’avère trop lourde à porter pour l’humanité, à l’instar d’un corps malade auquel on administre
un remède qu’il ne peut supporter. L’interprétation platonicienne du monde à la lumière du
principe de raison se solde en effet, après vingt-cinq siècles d’hégémonie, dans le pessimisme
romantique. L’événement critique qui révèle la métaphysique en tant que crise correspond pour
Nietzsche à la mort de Dieu. Même s’il annonce cet événement seulement au tournant des années
1880, il s’agit de comprendre que la cause de la mort de Dieu procède de la même dynamique
que celle qui provoque la mort du grand Pan, proclamée dans La Naissance de la tragédie. Le
paradoxe inouï que Nietzsche exhume est que la raison de cette crise n’est nulle autre que la
raison elle-même. Commençons par définir le nihilisme, pour ensuite saisir la reconduction de
la mort de Dieu à la déification de la raison par la métaphysique.
En quoi retourne exactement le diagnostic de Nietzsche selon lequel la culture se retrouve
affectée par le nihilisme, et qu’est-ce que le nihilisme ? « Le but fait défaut », écrit-il pour cibler
ce phénomène, « la réponse au “pourquoi ?” fait défaut; que signifie le nihilisme ? – que les valeurs
suprêmes se dévalorisent.339 » Nietzsche observe un retournement hostile des interprétations
dominantes de la culture contre elles-mêmes et le dépérissement corollaire des valeurs leur
correspondant. Autrement dit, le contenu et la finalité qui pendant deux millénaires répondaient
aux besoins motivant la morale, la religion, la science et la philosophie, ont été sapés par ces
mêmes institutions. Plus exactement : la pulsion de vérité qui depuis Socrate gouvernait la pensée
a fini par soumettre, en vertu de ses propres critères de vérification, ses valeurs internes à
l’examen critique. La volonté de vérité aboutit à douter de l’absoluité de la vérité : paradoxe en
vertu duquel, encore une fois, « quelque chose peut naître son contraire340 ». Comme nous
338 Nietzsche et la métaphysique, Op. Cit., p. 41-42. 339 FP XIII, 9 [35], p. 27-28 (l’auteur souligne). 340 PBM, § 2, p. 48.
97
l’avons vu, le métaphysicien pouvait auparavant répondre à cette énigme tragique en inventant
un monde-vérité à titre de fondement explicatif, mais surtout existentiel.
Or ce qui jusque dans la modernité finissante garantissait la vérité du réel en tant que
fondement était Dieu. Dès l’inauguration de la métaphysique, Platon pose un Démiurge en
amont des idées. En vertu de cet acte fondateur et de la croyance en une unique cause, Nietzsche
estime que depuis Platon, « tous les théologiens et les philosophes suivent la même voie.341 »
C’est d’ailleurs pourquoi il écrit que « le christianisme est du platonisme pour le “peuple”.342 » Se
définissant initialement par l’attitude critique, contre l’opinion et en faveur de la rigueur
argumentative, la philosophie s’est pourtant instaurée puis cultivée sur un acte de foi cristallisé
en une croyance dogmatique envers la vérité343. Ce que Nietzsche a en vue, c’est un mouvement
culturel qui a un début, une expansion et une fin. Il s’agit d’un processus de civilisation
spécifique, d’un moment de l’histoire qui s’étend de l’Antiquité à la modernité. Après Hegel,
Nietzsche est le premier penseur à concevoir la modernité comme l’héritage de la fondation
grecque de la rationalité, non pas de façon conjoncturelle et historique, mais de façon structurelle
et décisive344. Toutefois, à la différence de Hegel, Nietzsche anticipe le couronnement
proprement catastrophique de cette fondation comme nihilisme.
À première vue, on serait tenté de croire que la croyance envers Dieu s’est grandement
détériorée à l’aube de la modernité, caractérisée par les révolutions cartésiennes et scientifiques.
Mais ironiquement, la crédibilité accordée au Dieu de la révélation chrétienne s’est trouvée
renforcée avec Descartes, puisqu’il s’aperçut qu’il en avait besoin d’un point de vue « rationnel ».
Celui-ci se vit en effet obligé d’invoquer l’idée de Dieu pour conjurer le malin génie qui condamne
autrement la subjectivité de l’ego cogito au solipsisme. La teneur ontologique du « réel » est sauvée
341 PBM, § 191, p. 147. Voir aussi : « À cet égard, on pourra consulter les philosophies les plus anciennes comme les plus récentes : elles n’ont même pas conscience qu’il faille justifier la volonté de vérité, c’est là une lacune de toute philosophie – » Dans GM, III, § 24, p. 171 (nous soulignons). 342 PBM, « Préface », p. 45. 343 Comme l’a montré Patrick Wotling, les écoles sceptiques n’échappent pas à l’identification nietzschéenne du vice philosophique de la croyance injustifiée en la vérité. Si Nietzsche revendique un « ultime scepticisme », c’est parce que le scepticisme classique, en rejetant l’accès à la vérité, n’a jamais critiqué la valeur de vérité et ne s’est pas libéré de la croyance en la différence entre vérité et erreur. « Cette espèce nouvelle de scepticisme », dans “Oui, l’homme fut un essai ”, Op. Cit., p. 232. 344 En ce sens, Eugen Fink écrit que « Hegel et Nietzsche sont ensemble la conscience historique qui se retourne et réfléchit sur tout le passé de l’Occident pour en estimer la valeur. » Dans La philosophie de Nietzsche, trad. H. Hildenbrand, A. Lindenberg, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1965, p. 9.
98
par la preuve ontologique elle-même. Dans un fragment posthume, Nietzsche met en garde :
« on est injuste avec Descartes lorsqu’on qualifie de peu sérieux son appel à la véracité de Dieu.
En fait, c’est seulement en admettant un Dieu moral et toujours égal à lui-même que la “vérité”
et la recherche de la vérité sont a priori capables d’avoir un sens et de promettre le succès.345 » Le
malin génie est un avatar tardif du Deus ex machina. Mais l’événement cartésien signe également
le début de la fin des valeurs platonico-chrétiennes du monde, puisque la vérité, désormais ancrée
dans la subjectivité, se confronte à sa tautologie et se retourne contre son « créateur », lui
demandant de fournir les preuves de sa crédibilité. Avec l’avènement de la subjectivité moderne,
ce n’est plus Dieu qui crée l’homme, c’est l’homme qui crée Dieu, c’est-à-dire le fonde en raison.
Ce transfert de souveraineté ontologique est pour Nietzsche un assassinat. L’insensé du § 125
du Gai savoir dit effectivement : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et nous l’avons tué !346 »
À partir de Descartes, l’absolu perd peu à peu son statut, son rôle, et enfin sa portée
axiologique. « Dieu » est rabaissé au relatif, et avec lui la sécurité ontologique conférée à la vérité
et à la raison. D’aucuns diraient que Dieu est mort parce que nous ne croyons plus en sa vérité.
En réalité, dieu est mort parce que nous ne croyons plus en la vérité. Encore une fois, l’enjeu de la
vérité est avant tout une affaire de morale pour Nietzsche. Quelque chose comme « la vérité »
ne l’intéresse guère. Son évaluation psychologique porte plutôt sur la confiance octroyée à la vérité.
Nous ne croyons plus en Dieu, non parce que nous n’avons pas assez de preuves pour attester
son existence, mais parce que nous doutons désormais que l’hypothèse même de son existence
puisse répondre à notre besoin de rationalité, duquel il est né. Qui plus est, le nihilisme ne
concerne pas Dieu, mais l’homme. C’est celui-ci qui s’est déterminé, depuis la naissance de la
philosophie, comme animal rationale. C’est donc lui qui, ayant égaré l’absoluité de la raison, se
trouve confronté à l’indétermination. Nietzsche conclut : « la croyance aux catégories de la raison est
la cause du nihilisme, – nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories, qui relèvent d’un
monde purement fictif.347 » L’homme théorique est acculé à la même crise que l’était l’homme
tragique lorsque la vision tragique du monde s’est effondrée. Puisque Dieu est mort, « le monde
nous est bien plutôt devenu, une fois encore, “infini” […] Le grand frisson (der grosse Schauder)
nous saisit une nouvelle fois.348 »
345 FP XI, 36 [30], p. 295. 346 GS, III, § 125, p. 177 (nous soulignons). 347 FP XIII, 11 [99], p. 244 (l’auteur souligne). 348 GS, V, § 374, p. 341.
99
Bien après Platon, le nihilisme se révèle en plein jour avec Schopenhauer. En un mot,
l’homme théorique, n’arrivant plus à fournir de réponse à la question « à quoi bon ? », cède à
l’injonction suicidaire de Silène. La métaphysique du Monde comme volonté et représentation porte les
conséquences de l’optimisme théorique à leur terme. Dans un premier temps, Schopenhauer
reconnaît l’identité du corps vivant à la volonté et détermine la volonté comme grundlos. Dans un
deuxième temps, il considère que la volonté, en tant que fondement non fondé, doit être
conduite à la connaissance au prix de l’annihilation ascétique du désir et de la souffrance.
Autrement dit, Schopenhauer voulait sauver le principe de raison, qu’il avait lui-même
déconstruit. Pour ce faire, il a reconnu le désir de la volonté comme manque fondamental et a
injecté la valeur de la vie dans ce manque. L’ascèse mortifère à laquelle sa métaphysique exhorte
se fonde elle-même dans la vacuité du vouloir. C’est pourquoi Nietzsche écrit : « voilà justement
ce que signifie l’idéal ascétique : qu’il manquait quelque chose, qu’un énorme vide entourait
l’homme.349 On comprend dès lors pourquoi l’avènement socratique de la philosophie constitue
une attaque contre le corps dionysiaque. On comprend aussi le sens de l’identification
nietzschéenne de la philosophie comme fuite hors de la vie. L’analyse psychologique de
l’hypertrophie de la volonté de vérité mène à la reconnaissance que « Socrate voulut mourir : – ce
n’est pas Athènes, c’est lui qui se donna la coupe empoisonnée… “Socrate n’est pas médecin, se
dit-il à mi-voix : seule la mort est ici médecin… Quant à Socrate, il ne fut que longtemps
malade…”350 » La pathologie du socratisme, et par extension celle de la civilisation alexandrine,
se résume dans la volonté d’en finir. Nietszche prend acte de cette crise et réélabore justement
la philosophie comme médecine.
2.2 La redétermination nietzschéenne de la philosophie
« Le “cela vaut” est le véritable “cela est”, le seul “cela est”351. »
« Ma mission », consigne Nietzsche à l’été 1872 : « comprendre la cohésion interne et la
nécessité de toute civilisation véritable.352 » Le « problème de la civilisation », comme l’a désigné
349 GM, III, § 28, p. 180 (l’auteur souligne). 350 Cid, « Le problème de Socrate », § 12, p. 136 (l’auteur souligne). 351 FP XII, 2 [150], p. 142 (l’auteur souligne). 352 FP Cin I-II, 19 [33], p. 181.
100
Patrick Wotling, est, depuis le début, la préoccupation et l’inquiétude philosophiques centrales
et organisatrices de la pensée de Nietzsche353. La philosophie de Nietzsche se présente en tant
que tentative (Versuch) d’enrayement du processus de nihilisme et en tant que tentative d’élevage
(Züchtung) de l’homme en vue d’un avenir supérieur, aménagé pour l’apparition d’un type
d’humanité devant succéder à l’humanité de la civilisation platonico-chrétienne. Un tel but
transcende et invalide les ressources et les prétentions de la philosophie classique en faisant de
la pensée un enjeu immédiat de lutte pour l’avenir de la culture. Les moyens qui siéent à la
tentative de Nietzsche débordent nécessairement de la stricte sphère de la philosophie.
Comparant la culture actuelle à un « gonflement hypertrophique d’un corps malsain354 », il envisage
dès 1872, soit durant la même période que La Naissance de la tragédie, « le philosophe comme médecin
de la civilisation355 ».
L’adoption de la perspective médicale représente chez Nietzsche la mise en pratique radicale
de la philosophie comme expérimentation d’ordre thérapeutique et transfigurateur de la culture.
L’ampleur du diagnostic de Nietzsche l’interdit toutefois d’examiner individuellement chacune
des facettes de la crise comme si ses racines ne plongeaient pas dans une origine commune. Si la
crise du nihilisme se déclare effectivement au XIXe siècle, le bacille de la maladie fut inoculé
selon Nietzsche bien avant, en l’occurrence avec l’avènement même de la philosophie, qui
succède à la vision tragique du monde. La civilisation qui procède du socratisme s’étiole dans
forme de culture moribonde qui doit être traitée à l’instar d’un corps malade. Afin de retracer
l’étiologie des maux de ce corps, Nietzsche compare différents types de cultures, cherchant à
situer le point de décadence de l’Occident. Celui-ci devient saillant lorsque la civilisation
platonico-chrétienne est comparée à la culture tragique, à savoir celle qu’elle a supplantée.
Dans La Naissance, Nietzsche distingue trois types de cultures : la culture alexandrine,
hellénique et bouddhiste356. Chacune incarne une volonté particulière, c’est-à-dire une façon de
répondre à l’évidence tragique de l’existence. Comme nous l’avons vu, l’alexandrinisme
socratique, postulant la survalorisation d’un monde-vérité, s’avère essentiellement nihiliste. D’un
353 P. Wotling, Op. Cit., pp. 27-36. 354 « Toisième conférence », Ibid., p. 125. 355 FP Cin I-II, 23 [15], p. 290 (l’auteur souligne). Et en 1886, dans GS, § 2, « Préface à la seconde édition », p. 29 (l’auteur souligne) : « J’attends toujours qu’un médecin philosophe au sens exceptionnel du mot – un homme qui aura à étudier le problème de la santé d’ensemble d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité[…] » 356 NT, § 18, p. 196.
101
autre côté, Nietzsche interprète le bouddhisme comme étant un nihilisme assumé, une doctrine
de la résignation. Le pari de Nietzsche repose par conséquent sur la culture hellénique, c’est-à-
dire la culture tragique. Mais l’analyse nietzschéenne ne relève pas de l’histoire ou de la sociologie.
Sa réélaboration de la philosophie comme médecine prend forme en 1886 comme psychologie
généalogique des pulsions, plaçant le corps vivant en son centre. Nietzsche ausculte donc le
corps des cultures alexandrines et tragiques, considérant la manière dont elles transfigurent leurs
souffrances. L’approche corporelle de la médecine de la culture n’est pas une figure de style
naïve : elle procède de la reconduction des prétendues « idées pures » à leurs sources
pulsionnelles. À chaque fois qu’une volonté de connaître s’exerce sur le monde, peu importe le
degré d’objectivité auquel elle aspire, elle traduit une certaine vision du monde, une interprétation
silencieuse du monde et une intention cachée à l’égard de ce que le monde doit être. « Pour
expliquer comment au juste se sont constituées les affirmations métaphysiques les plus poussées
d’un philosophe », ajoute Nietzsche, « il est bon (et prudent) de toujours commencer par se
demander : à quelle morale veut-on (veut-il –) en venir ?357 » Les arguments et les raisonnements
des philosophes ne sont ultimement que des moyens détournés pour faire valoir une volonté, un
jugement moral. Or les interprétations d’une volonté sont incarnées, elles sont des
interprétations du corps affectif.
Gilles Deleuze résume bien le déplacement nietzschéen : Nietzsche remplace le
questionnement sur l’être par le questionnement sur les valeurs358. Pourquoi et dans quelle
mesure la vérité, par exemple, vaut-elle ? Mais plus généralement, que signifie valoir ? Pour
Nietzsche, rien n’a intrinsèquement de valeur. C’est toujours le vivant qui octroie leur valeur aux
choses, en faisant des conditions de vie plus ou moins nécessaires, et à travers le vivant, c’est la
vie qui valorise. Dans la première section de Par-delà bien et mal, Nietzsche dresse un compte
rendu des « préjugés des philosophes », examinant tour à tour les biais moraux des Stoïciens, de
l’idéalisme kantien, de l’atomisme matérialiste, de Schopenhauer et de Descartes, afin d’en tirer
une méthode d’interprétation des valeurs. L’analytique des valeurs voulues par un type d’individu
correspond chez Nietzsche au croisement entre la physiologie et la psychologie. La première
discipline soutient que « derrière toute logique aussi et son apparente souveraineté de
mouvement se trouvent des évaluations, pour parler plus clairement, des exigences
357 Ibid. (l’auteur souligne). 358 G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, « Quadrige », 2003, p. 1.
102
physiologiques liées à la conservation d’un certain type de vie.359 » La seconde est conçue comme
l’effort de démystification des pensées de surface par la reconduction à leur source infra-
consciente. La psychologie questionne la constitution pulsionnelle des interprétations d’un
individu, elle sonde son « âme » à travers ses affects, ses instincts et ses désirs. Dans leur usage
scientifique habituel, psychologie et physiologie s’opposent quant à leur objet, de même qu’est
présupposée la séparation effective de l’âme et du corps. Or Nietzsche récuse ces séparations
thématiques et ontologiques, qui sont à vrai dire idéologiques et axiologiques, et forge à dessein
le terme de « physio-psychologie360 ».
Le tournant physio-psychologique de la philosophie fait en sorte que le questionner de
Nietzsche est avant tout un évaluer, lui-même enraciné dans un interpréter. Par rapport à la
philosophie traditionnelle, cet infléchissement thématique et méthodique est dévastateur, dans
la mesure où le savoir de « ce qui est » se subordonne à l’évaluation de « ce qui vaut ». Le
renversement hiérarchique du jugement de valeur sur le jugement de fait ne constitue rien de
moins qu’un « attentat contre vingt-cinq siècles de philosophie, comme l’écrit Nietzsche dans Ecce
Homo361. « La question des valeurs », affirme Nietzsche, « est plus fondamentale que la question de
la certitude : cette dernière ne devient sérieuse qu’à condition que la question de la valeur ait déjà
trouvé réponse.362 » La valeur (Werth), contrairement à l’idée, ne se discute pas. Elle s’impose,
s’incorpore (Einverleibung) au vivant comme « condition de vie363 ». Ce qui vaut pour nous
détermine ce qu’on pense, et non l’inverse. Surtout, ce qui vaut détermine ce que l’on ressent.
C’est pourquoi Nietzsche peut se targuer en toute conformité avec son propos de n’avoir « que
faire de réfutations !364 », car il descend de la dialectique à l’axiologique, et de l’axiologique au
physiologique.
Bien qu’on ne réfute pas une valeur, le psychologue peut interroger son origine. La
psychologie nietzschéenne n’est pas une ontologie, elle est une généalogie, c’est-à-dire qu’elle ne
questionne pas ce qui est, mais ce qui devient et survient à titre de processus relationnel. Les
valeurs sont des symptômes d’interprétations infra-conscientes qui sourdent des mouvements
359 PBM, § 3, p. 50. 360 PBM, § 23, p. 71. 361 EH, « La Naissance de la tragédie », § 4, p. 105 (l’auteur souligne). 362 FP XII, 7 [49], p. 301 (l’auteur souligne). 363 GS, III, § 110, p. 164. 364 GM, « Avant-propos », § 4, p. 29.
103
vitaux, à savoir de l’interaction des pulsions, des poussées vitales et conflictuelles du corps vivant.
Pour Nietzsche, ce n’est pas le sujet réflexif qui valorise les valeurs dans la transparence de sa
propre pensée, c’est son corps. Le corps est appréhendé comme une « structure sociale
composée de petites âmes365 », métaphore politique qui insiste d’une part sur la multiplicité sous
l’unité apparente du « moi », et d’autre part sur la concurrence entre les pulsions, ces « petites
âmes » qui veulent faire valoir leur volonté sur les autres. Ce qui vaut pour un individu ne résulte
pas de la conclusion d’une série de syllogismes, mais dérive de tendances pulsionnelles qui ont
dominé sur les autres dans son corps à un certain moment de sa vie : « ce sont nos besoins qui
interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque instinct est un certain besoin
de domination366 ». Ce qui est érigé en valeur témoigne donc d’une interprétation particulière du
vivant, qui elle-même reflète la hiérarchie des pulsions qui dominent en lui. Pour le généalogiste,
le corps pulsionnel est la source des valeurs, lesquelles renvoient à une interprétation du monde
par le corps.
La généalogie psychologique est alors l’examen régressif qui de la valeur conçue comme
signe conduit à l’évaluation d’une interprétation et à l’identification des pulsions et des instincts
qui produisent cette interprétation367. Sous l’injonction psychologique de la démystification des
valeurs et de leur source corporelle, la philosophie change de visage. Est-elle encore
philosophie ? À vrai dire, on peut affirmer avec Patrick Wotling qu’elle devient philosophie,
conformément à l’exigence de radicalité du questionnement que suppose la tâche de la
philosophie368. Pour Nietzsche, les questions épistémologiques et gnoséologiques proviennent
en fin de compte d’un questionnement axiologique. S’enquérir de ce questionnement ne
constitue pas un abandon de la philosophie, mais une réappropriation de sa radicalité
fondamentale. C’est en ce sens que Nietzsche appartient à une « nouvelle espèce de
philosophes », attentifs aux phénomènes complexes qui organisent la vie du corps et qui
configurent ultimement la pensée.
365 PBM, § 19, p. 67. 366 FP XII, 7 [60], p. 305 (l’auteur souligne). 367 P. Wotling, La Pensée du sous-sol, Paris, Allia, 2016, p. 83. 368 P. Wotling, « Le sens de la référence à l’avenir », “Oui, l’homme fut un essai ”. Op. Cit., pp. 9 et 13.
104
CONCLUSION. LE PATHOS DE LA DISTANCE
Après La Naissance de la tragédie
Dans Ecce Homo, Nietzsche qualifie La Naissance de la tragédie de première « inversion de
toutes les valeurs369 ». Le dernier chapitre de notre mémoire a exposé la nécessité d’une telle
inversion, commandée par la crise du nihilisme qui affecte la civilisation. Dès son premier
ouvrage, Nietzsche a pressenti cet état pathologique de la culture et a identifié la source du
pessimisme romantique du XIXe siècle dans l’avènement socratique de la philosophie. Instituée
en tant que métaphysique, celle-ci procède du refus de la sagesse tragique et du refoulement du
pathos dionysiaque. Nous avons tâché de montrer que même si Nietzsche n’a pas encore élaboré
sa pensée du corps dans La Naissance, sa critique de la métaphysique s’exerce déjà « au fil
conducteur du corps ». Plus précisément, il combat la survalorisation idéaliste de la vérité à partir
de la volonté, déterminée désormais comme corps dionysiaque. La morphologie de la volonté
hellénique s’est montrée, par sa métaphysique d’artiste, transfiguratrice des souffrances. La
sagesse tragique se détermine alors comme savoir par la souffrance, en l’occurrence savoir
incorporé de l’innocence du devenir. À la lumière de ces résultats, l’inversion des valeurs consiste
à réactiver les intuitions du pessimisme dionysiaque, c’est-à-dire d’un pessimisme triomphant,
qui surmonte la souffrance dans une vision esthétique du monde.
Ce qui procure à la fois ce savoir et ce plaisir d’exister à l’homme tragique est exprimé par
la distanciation apollinienne de l’abîme dionysiaque. Or cette distanciation n’est pas une
abolition. Elle constitue une mise en forme artistique qui joue avec les illusions, les apparences
et le rêve. La tragédie, qui résulte de l’union d’Apollon et de Dionysos, relève de l’amour des
apparences. La monstration réitérée des souffrances de Dionysos est apposition du sceau
d’éternité sur l’existence. Au terme de la tragédie, le démon dionysiaque dit : « était-ce cela, la
vie ? Soit ! Recommençons.370 » Mais à cette distanciation esthétique s’oppose toutefois la volonté
de vérité, qui bannit le monde proche de la sensation et des apparences dans l’espoir d’atteindre
la lumière lointaine de l’être, expatriée hors du monde. Le démon socratique acquiesce quant à
lui à la sagesse pessimiste de Silène : si c’est cela, la vie, il vaut mieux « mourir bientôt ». Nietzsche
découvre que l’optimisme théorique porté par Socrate puise dans un pessimisme de la faiblesse,
369 Cid, « Ce que je dois aux Anciens », § 5, p. 224. 370 APZ, III, « De la vision et de l’énigme », § 1, p. 21.
105
qui s’origine du manque. Construisant son interprétation de l’existence au sein de ce manque, la
philosophie aboutit, avec Schopenhauer, dans l’affirmation de la vie comme manque.
Comme nous l’avons vu dans notre second chapitre, la métaphysique d’artiste de Nietzsche
parvient à s’extirper de la métaphysique du logos en affirmant jusqu’à la fin l’identité de la volonté
et du corps désirant. L’interprétation de la tragédie à partir du corps dionysiaque permet
d’envisager la volonté comme surabondance de force. Il appert dès lors que le dépassement
nietzschéen de la métaphysique traditionnelle ne procède pas tant de nouveaux arguments ou de
nouvelles thèses, mais d’une manière renouvelée – assainie – d’éprouver le corps. En effet, la
comparaison de la culture tragique avec la culture socratique fait apparaître la question décisive
des valeurs, traitées par Nietzsche non comme des idées, mais comme des conditions d’existence
ancrées dans la vie du corps. Nietzsche prend acte de l’échec de la philosophie à s’accorder à sa
propre exigence de questionnement radical et réinterprète à partir de là la tâche du philosophe
comme celle d’un médecin. La tentative (Versuch) du nouveau philosophe revient à étudier la
culture d’un point de vue physio-psychologique pour aider l’humanité à traverser le nihilisme.
Dans cette optique, ce n’est pas l’existence qui doit changer, mais l’homme lui-même. Ce dernier
est appelé à dépasser sa condition, jusqu’alors déterminée métaphysiquement par le déploiement
d’essence de la rationalité.
Après La Naissance de la tragédie, Nietzsche semble avoir abandonné sa métaphysique
d’artiste. S’il a effectivement renoncé à la terminologie de la métaphysique, il n’abdique
cependant jamais ses intuitions primordiales, qui se croisent dans le ressenti corporel et le
phénomène du dionysiaque. En réalité, le corps s’impose de plus en plus dans la pensée de
Nietzsche tout en cessant, ce faisant, de représenter l’arme maîtresse contre la rationalité
philosophique. Jamais Nietzsche ne sépare le rationnel de l’irrationnel, ni ne se résout à renverser
gratuitement leurs rapports de force habituellement admis, considérant qu’inverser une
opposition ne permet jamais de sortir d’un faux dilemme. Significativement, le corps est plutôt
qualifié de « grande raison371 ». Ce suffit à faire voir que, pour Nietzsche, la dynamique entre la
raison discursive et la raison corporelle n’est pas antinomique, mais génétique : celle-ci dérive de
celle-là. Quant à Dionysos, il ne disparaît pas non plus de la pensée nietzschéenne après La
Naissance. Pendant dix ans, l’éclipse du dionysiaque correspond à une réorientation des termes
de la pensée nietzschéenne. La priorité méthodique de celle-ci consiste alors à réfléchir en dehors
371 APZ, I, « Des contempteurs du corps », p. 99.
106
du cadre référentiel de la chose en soi et de la représentation. Lorsque Dionysos revient en force
autour de 1883, c’est pour Nietzsche à titre de réappropriation originaire de ses intuitions.
Comme l’écrit Jean-François Marquet, « à partir du Gai savoir, Dionysos cesse d’être l’origine (il
n’y a plus d’origine) pour devenir le dieu automnal de la récapitulation, du fruit mûr et coupé, de
l’instant parfait qui ne passe plus, mais revient.372 » Dionysos est le symbole de l’éternel retour.
Quel corps aujourd’hui ?
Nietzsche se savait né posthume373. Mais avons-nous appris, en l’espace d’un siècle, à
l’école de sa pensée ? De toute évidence, notre civilisation, désormais mondialisée, est plus que
jamais tributaire de la culture théorique. Elle semble même jouir d’un second souffle
d’optimisme, insufflé par le progrès techno-capitaliste. De nos jours, il est de bon ton de célébrer
un « retour » du corps, voire un « culte du corps ». Serait-ce le signe d’une victoire sur le nihilisme,
l’aurore d’un jour nouveau, débarrassé du spectre des valeurs platonico-chrétiennes ? Pour être
fidèle à la rigueur de Nietzsche, il faut interroger l’état de notre culture à partir de son
interprétation du corps. Or il appert que celui-ci est entièrement assiégé par l’optimisme
théorique374.
Depuis l’exploration logico-formelle du monde promue par la mathesis universalis du XVIIe
siècle, le corps est inscrit sous le double signe de la surface géométrique et du système physico-
chimique. Cartographié anatomiquement et ostéologiquement, le corps galiléo-cartésien fut
démembré puis recomposé dans une synthèse partes extra partes à la troisième personne suivant
laquelle l’organisme se voit relégué aux sphères de la mécanique et de la thermodynamique. Le
progrès biomédical a pour rançon la réification et la fragmentation du corps, celui-ci étant
préalablement frappé d’un réductionnisme physicaliste puis livré à l’arraisonnement technique.
L’obsession actuelle de la « santé » qui sature le programme pharmaceutique et la doxa sur le
corps trahit une vision gestionnaire et idéaliste de la corporéité. Gestionnaire, car le corps est
confisqué par des instances spécialisées qui planifient l’optimisation managériale et économique
du corps comme ressource375, pénétrant jusque dans l’intimité du corps propre. On calcule ses
372 J.-F. Marquet, Singularité et événement, Op. Cit., p. 45. 373 AC, « Avant-propos », p. 43. 374 Sauf peut-être en philosophie et en psychanalyse. 375 Dans cet ordre d’idées, Michel Foucault écrit que le bio-pouvoir soumet d’une part le corps vivant « comme machine [à] la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité » par le dressage, et d’autre part le corps
107
calories, l’indice de sa masse corporelle, son degré de douleur sur une échelle de 1 à 10, etc. – on
est enjoint d’investir son « capital santé », son « capital beauté »…
Mais l’obsession contemporaine du corps trahit surtout selon nous une tendance
idéaliste, parfaitement incompatible avec la pensée nietzschéenne du corps. La condition
corporelle est effectivement envisagée comme étant obsolète, devant être supplantée par la
venue d’un corps qui ne vieillira pas, ne souffrira pas, et lorsqu’enfin affranchi du fardeau de la
matérialité, ne mourra pas376. Ironie dialectique : la compréhension matérialiste et atomistique du
corps par la science se solde dans le rêve religieux d’une corporéité immatérielle, angélique. La
prémisse cachée de l’approche positiviste, objectiviste et techno-capitaliste du corps se ramène
en fin de compte à la prédéfinition d’un corps qui n’est pas ce que l’on est, mais quelque chose que
l’on a et qui peut par conséquent être instrumentalisé par autrui, par soi-même ou par un dispositif
impersonnel.
Manifestement, l’ombre de Dieu n’a pas terminé de s’étendre sur le monde. Nietzsche
met en garde : « Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi faite qu’il y aura peut-être encore
durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera encore son ombre.377 » En
étant plus superficiels et matérialistes que jamais, nous sommes paradoxalement plus croyants et
plus idéalistes que jamais. Face à la crise qui est la nôtre, il ne s’agit pas de réactiver la vision
tragique du monde. Un tel effort serait aussi futile que réactionnaire : il relèverait du romantisme.
La question qui se pose plutôt est celle de la bonne distance avec nous-mêmes, avec notre corps,
et que Nietzsche place généralement à l’enseigne du pathos de la distance. Comment retrouver
cette bonne distance ? À notre avis, la meilleure réponse de Nietzsche ne réside pas dans sa
tentative de faire advenir le surhomme, mais dans ce modeste conseil : « nous avons à réformer
notre façon de penser et enfin, pour aller plus loin, peut-être dans très longtemps, à réformer notre façon
de sentir.378 »
social à « l’ajustement de l’accumulation des hommes sur celles du capital ». Dans Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, « Tel », 196, pp. 183-186. 376 Telle est la destination assumée des travaux actuels sur les Cyborgs (cyber-organismes), la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle. À propos de cette dernière, Marvin Minsky, l’un de ses principaux théoriciens, voit dans le corps humain « a bloody mess of organic matter » et anticipe, grâce à l’informatique, l’immortalité d’esprits (minds) affranchis de la matière. Cité dans J. Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Paris, Puf, 2018, p. 272. 377 GS, III, § 108, p. 161. 378 A, II, § 103, p. 101.
108
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES CITÉS DE FRIEDRICH NIETZSCHE
NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra (2 tomes), trad. G. Bianquis, Paris, Aubier-
Flammarion, 1969, 317 et 377 p.
–, L’Antéchrist, trad. É. Blondel, Paris, GF Flammarion, 1994, 215 p.
–, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, trad. É. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach, Paris,
GF Flammarion, 2012, 418 p.
–, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Fragments posthumes Début 1880 - Printemps 1881, dans
« Œuvres philosophiques complètes », IV, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. J. Hervier, Paris, Gallimard,
1980, 744 p.
–, Briefe. Kritische Gesamtausgabe, I Colli/Montinari (éd.), München/Berlin/New-York, Walter de
Gruyter, 1981, 596 p.
–, Le cas Homère, trad. G. Fillion, C. Santini, Paris, EHESS, coll. « Audiographie », 2017, 150 p.
–, Le Cas Wagner. Un problème pour musicien. Suivi de Crépuscule des Idoles. Ou comment philosopher en
maniant le marteau, trad. É. blondel, P. Wotling, Paris, GF Flammarion, 2005, 337 p.
–, Considérations inactuelles I et II. Fragments posthumes (Été 1872 - hiver 1873-1874), dans « Œuvres
philosophiques complètes », II, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 1990, 552 p.
–, Considérations inactuelles III et IV. Fragments posthumes (Début 1874 – printemps 1876), dans « Œuvres
philosophiques complètes », II, trad. H.-A. Baatsch, P. David, C. Heim, P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy,
Paris, Gallimard, 1988, 584 p.
–, Correspondance II (Avril 1869 - Décembre 1874), G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. J. Bréjoux, M.
De Gandillac, Paris, Gallimard, 1986, 704 p.
–, Sur Démocrite (Fragments inédits), trad. P. Ducat, Paris, Métailié, 1990, 149 p.
–, Ecce Homo. Suivi de Nietzsche contre Wagner, trad. É. Blondel, Paris, GF Flammarion, 1992, 304 p.
–, Écrits posthumes. 1870-1873, dans « Œuvres philosophiques complètes », I, G Colli, M. Montinari
(éd.), trad. J.- L. Backes, M. Haar, M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1975, 388 p.
–, Fragments posthumes. Été 1882 – printemps 1884, dans « Œuvres philosophiques complètes », IX,
G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. A.-S. Astrup, M. de Launay, Paris, Gallimard, 1997, 928 p.
–, Fragments posthumes. Printemps - automne 1884, dans « Œuvres philosophiques complètes », X, G.
Colli, M. Montinari (éd.), trad. J. Launay, Paris, Gallimard, 1982, 386 p.
–, Fragments posthumes. Automne 1884 - autome 1885, dans « Œuvres philosophiques complètes », XI,
G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. M. Haar, M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1982, 524 p.
109
–, Fragments posthumes. Automne 1885 - automne 1887, dans « Œuvres philosophiques complètes »,
XII, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. J. Hervier, Paris, Gallimard, 1978, 386 p.
–, Fragments posthumes. Automne 1887 - Mars 1888, dans « Œuvres philosophiques complètes », XIII,
G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1978, 452 p.
–, Fragments posthumes. Début 1888 – début janvier 1889, dans « Œuvres philosophiques complètes »,
XIV, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1977, 470 p.
–, Le Gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007, 445 p.
–, Le Gai savoir. Fragments posthumes (1881-1882), dans « Œuvres philosophiques complètes », V, G.
Colli, M. Montinari (éd.), trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1967, 607 p.
–, La Généalogie de la morale, trad. É. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach, P. Pénisson, Paris,
GF Flammarion. 2002, 278 p.
–, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres I. Fragments posthumes (1876 - 1878), dans « Œuvres
philosophiques complètes », III, 1, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1968,
575 p.
–, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres II. Fragments posthumes (1878 - 1879), dans « Œuvres
philosophiques complètes », III, 2, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1968,
482 p.
–, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, trad. O. Sedeyn, Paris, Éditions de l’éclat, « Polemos »,
1995.
–, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, 1, Colli/Montinari (éd.), München/Berlin/New-York,
Walter de Gruyter, 1988, 924 p.
–, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, 3, Colli/Montinari (éd.), München/Berlin/New-York,
Walter de Gruyter, 1999, 420 p.
–, La Naissance de la tragédie, trad. C. Denat, Paris, GF Flammarion, 2015, 353 p.
–, La Naissance de la tragédie. Fragments posthumes (Automne 1869 - Printemps 1872), dans « Œuvres
philosophiques complètes, I, G. Colli, M. Montinari (éd.), trad. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy,
1977, 568 p.
–, La Naissance de la tragédie, trad. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Paris, Gallimard,
« Folio essais », 1989, 368 p.
–, Sur la personnalité d’Homère. Suivi de Nous autres philologues¸trad. G. Fillion, Nantes, Le Passeur,
1992, 59 p.
–, Les Philosophes préplatoniciens. Suivi de les διαδοχαί des philosophes, trad. N. Ferrand. Paris, Éditions
de l’éclat, « Polemos », 1994.
–, Par-delà bien et mal. Prélude à une philosophie de l’avenir, trad. P. Wotling, Paris, GF Flammarion,
2000, 385 p.
110
AUTRES OUVRAGES CITÉS
ARISTOTE. De l’âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1985, 236 p.
–, La Métaphysique (2 tomes), trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2000, 452 et 425 p.
BLONDEL, Éric. Nietzsche, le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philologique, Paris,
L’Harmattan, « La Librairie des Humanités », 2006, 294 p.
CARLSON, Sacha. Thèse de Doctorat, « De la composition phénoménologique. Essai sur le sens
de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir », tome 1, Louvain-La-Neuve, 2014, 556 p.
CIORAN, Emil M.De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1973, 243 p.
COLLI, Giorgio. Après Nietzsche, trad, Pascal Gabellone, Montpellier, 1987, 153.
DELEUZE, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, « Quadrige », 2003, 232 p.
ESCHYLE, « Agamemnon », Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, trad. J. Grosjean, Paris, nrf Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967, pp. 261-319.
FINK, Eugen. La philosophie de Nietzsche, trad. H. Hildenbrand, A. Lindenberg, Paris, Minuit, coll.
« Arguments », 1965, 244 p.
FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, « Tel », 1976,
211 p.
FRANCK, Didier. Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Puf, « Épiméthée » 2014, 478 p.
GADAMER, Hans-Georg. Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad.
P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, Paris, Seuil, 1976, 533 p.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Gallimard,
« Tel », 1940, 380 p.
HADOT, Pierre. Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Folio essais, 2004, 514 p.
HAAR, Michel. Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, 293 p.
–, L’œuvre d’art. Essai sur l’ontologie des œuvres, Paris, Hatier, « Optiques philosophie », 1994, 79 p.
HEIDEGGER, Martin. Achèvement de la métaphysique et poésie, G.A. 50, trad. A. Froidecourt, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2005, 189 p.
–, Introduction à la métaphysique, GA 40, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, « Tel », 1967, 226 p.
–, Nietzsche I, GA 6.1, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, « Blibliothèque de philosophie », 1971,
512 p.
–, Question I et II, GA 11, Paris, Gallimard, « Tel », 582 p.
HENRY, Michel. Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, Puf, « Épiméthée », 2011,
398 p.
111
HÉRACLITE. Fragments, trad. M. Conche, Paris, Puf, « Épiméthée », 2016, 496 p.
HOMÈRE. L’Illiade. Chants I à VIII, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 2012, 362 p.
–, L’Odyssée. Tome II : chants VIII-XV, trad. V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1955, 225 p.
JEANMAIRE, H. Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1985, 509 p.
KANT, Emmanuel. Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 2000, 540 p.
KESSLER, Mathieu. L’esthétique de Nietzsche, Paris, Puf, « Thémis Philosophie », 1998, 259.
MARQUET, Jean-François. Chapitres, Paris, Les Belles Lettres, « essais », 2017, 464 p.
–, Singularité et événement, Grenoble, Jérôme Millon, « Krisis », 1995, 241 p.
MONTAIGNE, Michel. Les essais, Villey-Saulnier (éd.), Paris, Puf, « Quadrige », 2004, 1419 p.
MONTEBELLO, Pierre. Nature et subjectivité, Grenoble, Jérôme Millon, « Krisis », 2007, 283 p.
OTTO, Walter F. Les dieux de la Grèce, trad. C.-N. Grimbet, A. Morgant, Paris, Payot, 1981, 330 p.
–, Dionysos. Le mythe et le culte, trad. P. Lévy, Paris, Mercure de France, 1969, 249 p.
PASCAL, Blaise. Pensées, Paris, GF Flammarion, Édition Brunschwicg, 1976, 376 p.
PHILONENKO, Alexis. « Brève méditation sur la philosophie de la tragédie de Schopenhauer »,
dans Schopenhauer et la force du pessimisme, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, 279 p.
PLATON. L’Apologie de Socrate, dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), trad. L. Brisson, Paris,
Flammarion, 2011, pp. 65 - 91.
–, « Le Banquet », dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion,
2011, pp. 105 - 158.
–, « Phédon », dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), trad. M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 2011,
pp. 1171 - 1240.
–, La République, dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, 2011,
pp. 1481 - 1792.
–, « Théétète », dans Œuvres complètes, L. Brisson (dir.), trad. M. Narcy, Paris, Flammarion, 2011,
pp. 1891 - 1976.
PLUTARQUE. « Dialogues pythiques », dans Œuvres Morales. Tome VI. Traités 24-26, trad. R.
Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1974, 343 p.
PONTON, Olivier. Le gai savoir de Nietzsche. Une manière divine de penser, Paris, CRNS Éditions, 2018.
394 p.
PORTER, James I. Nietzsche and the Philology of the Future, Standford, Standford University Press,
2000, 449 p.
PSEUDO-ARISTOTE, Problème XXX, trad. A.-L. Carbone, B. Fau, Paris, Allia, 2010, 46 p.
112
RICŒUR, Paul. De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, 533 p.
ROSSET, Clément. L’esthétique de Schopenhauer, Paris, Puf, « Quadrige », 1989, 122 p.
–, Schopenhauer, philosophe de l’abusrde, Paris, Puf, 2013, 80 p.
SALLIS, John. Crossings. Nietzsche and the Space of Tragedy, Chicago, The University of Chicago Press,
1991, 158 p.
SARTRE, Jean-Paul. L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Tel », 1943,
691 p.
SCHLECHTA, Karl. Le cas Nietzsche, trad. A. Cœuroy, Paris, Gallimard, « Tel », 1960, 133 p.
SCHOPENHAUER, Arthur. Le Monde comme volonté et représentation (2 tomes), trad. C. Sommer, V.
Stanek, M. Dautrey, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, 1134 et 1216 p.
–, De la quadruple racine de la raison suffisante, trad. F.-X. Chenet, Paris, Vrin, 1997, 223 p.
–, De la Volonté dans la nature, trad. É. Sans, Paris, Puf, « Quadrige », 2016, 206 p.
SIMONDON, Gilbert. Imagination et invention. (1965-1966), Chatou, Éditions de la transparence,
2008, 206 p.
STIEGLER, Barbara. Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ, Paris, Puf,
« Épiméthée », 2011, 392 p.
THÉLÔT, Jérôme. Au commencement était la faim. Traité de l’intraitable, Paris, Encre marine, 2005,
187 p.
VIOULAC, Jean. Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Paris, Puf, 2018, 498 p.
–, Science et révolution. Recherches sur Marx, Husserl et la phénoménologie, Paris, Puf, « Épiméthée » 2015,
286 p.
WALDENFELS, Bernhard. « L’assise corporelle des sentiments », dans Affect et affectivité dans la
philosophie moderne et la phénoménologie. Affekt und Affektivität in der neuzeitlichen Philosophie und der Phänomenologie,
Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 201-238.
WILLAMOWITZ-MÖLLENDORFF, Ulrich. « Philologie de l’avenir. Réplique à La Naissance de
la tragédie de Friedrich Nietzsche », dans Querelle autour de « La Naissance de la tragédie », trad. M. Cohen-
Halimi, H. Poitevin, M. Marcuzzi, Paris, Vrin, 1995, pp. 93-126.
WOTLING, Patrick. “Oui, l’homme fut un essai ”. La philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, Puf,
2016, 309 p.
–, La philosophie de l’esprit libre. Intruction à Nietzsche, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2008,
463 p.
–, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Puf, « Quadrige », 2012, 386 p.
–, La Pensée du sous-sol. Statut et structure de la psychologie dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Allia, 2016,
108 p.