la parrhèsia - le courage de la révolte et de la vérité

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La parrhèsia - le courage de la révolte et de la vérité. La philosophie, disait Foucault, n’est pas la science qui s’interroge sur ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur ce qui fait que les choses soient considérées comme vraies ou fausses. C’est à dire - ajoutait-il - que la philosophie est la forme de pensée qui s’interroge sur ce qui permet aux sujets d’avoir accès à la vérité, sur les jeux de vérité. “Vérité” était un mot que Foucault employait souvent au pluriel, car il savait très bien qu’il y a des “régimes de vérité” différents qui coexistent dans la société, et que cela advient à cause d’une certaine cartographie, d’une certaine distribution des savoirs et des pouvoirs; et qu’il y a aussi une vérité qui parle fort dans l’histoire et une autre qui reste enveloppée par le silence, une histoire racontée et une histoire restée muette. D’ailleurs ce silence de l’histoire, dont Foucault se fait l’archéologue, n’est pas que le résultat d’une oppression, ou le piétinement d’une vérité, mais il est aussi l’indicible, le dehors, le sens qui excède la rareté des énoncés. “Oui - disait Foucault - j’aimerais bien faire l’histoire des vaincus. C’est un beau rêve que beaucoup partagent : donner enfin la parole à ceux qui n’ont pu la prendre jusqu’à présent, à ceux qui ont été contraints au silence par l’histoire, par la violence de l’histoire, par tous les systèmes de violence et d’exploitation. Oui. Mais (...) ceux qui ont été vaincus (...) sont ceux à qui par définition on a retiré la parole ! Et si cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets” 1 . Cette langue étrangère est la langue du pouvoir, la langue du “témoignage” juridique, de la “confession”, où le sujet parlant est appelé à dire la vérité sur lui-même, à se faire objet et sujet de sa parole de vérité. Sans cette rencontre avec le pouvoir qui objective, subjective et identifie, qui cloue à une identité ses sujets, ce silence demeurerait intact, surface uniforme et homogène, tabula rasa pour écrire l’histoire de vainqueurs. “Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existences les plus inessentielles, - écrit Foucault - c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait accordé; c’est ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous” 2 . Mais au fond dans cette position, dans cette attitude théorique de celui qui prête l’oreille au pouvoir pour saisir dans son discours quelque fragment de la “légende des hommes obscurs” 3 , il y avait “toujours la même incapacité à franchir la ligne (...) à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire” 4 . Dans l’introduction à L’usage des plaisirs Foucault semble revenir sur cette impasse théorico-pratique : le projet de son Histoire de la sexualité impliquait qu’on s’affranchisse du schéma de pensée qui interroge la forme générale de l’interdit pour écrire l’histoire, et qu’on s’occupe de la manière dans laquelle se constitue 1 DE III, La torture, c’est la raison, p.390-391 2 DE III, La vie des hommes infâmes, p.241 3 Ibidem 4 Ibidem

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La parrhsia - le courage de la rvolte et de la vrit.

La philosophie, disait Foucault, nest pas la science qui sinterroge sur ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur ce qui fait que les choses soient considres comme vraies ou fausses. Cest dire - ajoutait-il - que la philosophie est la forme de pense qui sinterroge sur ce qui permet aux sujets davoir accs la vrit, sur les jeux de vrit.

Vrit tait un mot que Foucault employait souvent au pluriel, car il savait trs bien quil y a des rgimes de vrit diffrents qui coexistent dans la socit, et que cela advient cause dune certaine cartographie, dune certaine distribution des savoirs et des pouvoirs; et quil y a aussi une vrit qui parle fort dans lhistoire et une autre qui reste enveloppe par le silence, une histoire raconte et une histoire reste muette.Dailleurs ce silence de lhistoire, dont Foucault se fait larchologue, nest pas que le rsultat dune oppression, ou le pitinement dune vrit, mais il est aussi lindicible, le dehors, le sens qui excde la raret des noncs. Oui - disait Foucault - jaimerais bien faire lhistoire des vaincus. Cest un beau rve que beaucoup partagent : donner enfin la parole ceux qui nont pu la prendre jusqu prsent, ceux qui ont t contraints au silence par lhistoire, par la violence de lhistoire, par tous les systmes de violence et dexploitation. Oui. Mais (...) ceux qui ont t vaincus (...) sont ceux qui par dfinition on a retir la parole ! Et si cependant, ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a impos une langue trangre. Ils ne sont pas muets[footnoteRef:1]. [1: DE III, La torture, cest la raison, p.390-391]

Cette langue trangre est la langue du pouvoir, la langue du tmoignage juridique, de la confession, o le sujet parlant est appel dire la vrit sur lui-mme, se faire objet et sujet de sa parole de vrit. Sans cette rencontre avec le pouvoir qui objective, subjective et identifie, qui cloue une identit ses sujets, ce silence demeurerait intact, surface uniforme et homogne, tabula rasa pour crire lhistoire de vainqueurs. Les paroles brves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existences les plus inessentielles, - crit Foucault - cest l sans doute pour celles-ci le seul monument quon leur ait accord; cest ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu dclat, le bref clair qui les porte jusqu nous[footnoteRef:2]. [2: DE III, La vie des hommes infmes, p.241]

Mais au fond dans cette position, dans cette attitude thorique de celui qui prte loreille au pouvoir pour saisir dans son discours quelque fragment de la lgende des hommes obscurs[footnoteRef:3], il y avait toujours la mme incapacit franchir la ligne (...) couter et faire entendre le langage qui vient dailleurs ou den bas; toujours le mme choix, du ct du pouvoir, de ce quil dit ou fait dire[footnoteRef:4]. [3: Ibidem] [4: Ibidem]

Dans lintroduction Lusage des plaisirs Foucault semble revenir sur cette impasse thorico-pratique : le projet de son Histoire de la sexualit impliquait quon saffranchisse du schma de pense qui interroge la forme gnrale de linterdit pour crire lhistoire, et quon soccupe de la manire dans laquelle se constitue une exprience si on entend par exprience la corrlation, dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativit et formes de subjectivit[footnoteRef:5]. La question centrale devenait donc celle des processus de subjectivation : comment un sujet en vient-il faire lexprience de soi-mme? Comment les sujets reconnaissent-ils la vrit sur soi? Comment se constitue-t-on comme sujet? [5: Lusage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p.10]

La premire rponse que Foucault avait fournie a ces questions esquissait la subjectivation comme un processus ractif, de rsistance au pouvoir. Dailleurs le refus de lhypothse rpressive repose sur lide que tout exercice de pouvoir produit une rsistance, agit dans une marge o le renversement des rapports de force est toujours possible. Etant par nature constituant, le sujet, ds quil se pose, il soppose au pouvoir, dun ct en affirmant le droit la diffrence chez les sujets, soit tout ce qui peut rendre les individus vritablement individuels, de lautre en sattaquant tout ce qui peut isoler lindividu, le couper des autres, scinder de la vie communautaire, contraindre lindividu se replier sur lui-mme et lattacher son identit propre[footnoteRef:6]. [6: DE IV, Le sujet et le pouvoir, p.227]

Foucault crivait qu il y a deux sens au mot : sujet soumis lautre par le contrle et la dpendance, et sujet attach sa propre identit par la conscience ou la connaissance de soi. Dans les deux cas ce mot suggre une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit[footnoteRef:7]. Mais il y a aussi une troisime voie de la subjectivit qui nest ni une pure raction au pouvoir, ni un pur repli sur soi, il y a le passage au dehors. [7: Ibidem]

Lexprience du dehors est la perce vers un langage do le sujet est exclu, la mise au jour dune incompatibilit peut-tre sans recours entre lapparition du langage en son tre et la conscience de soi en son identit[footnoteRef:8]. Dans cette bance o le sujet est attir par une sorte de ngligence, rside une espce de libert nue et dpouille, qui dans un libre jeu noue la vrit, le pouvoir et le soi. Il y a une exprience du dehors qui nest pas de lordre de la conscience, du corps, de lespace, des limites du vouloir, de la prsence ineffaable dautrui[footnoteRef:9], qui ne peut pas tre dite par le langage rflexif sans tre rapatrie, ni raconte par le registre de la fiction qui narre trop souvent un dehors imaginaire tissant nouveau la vieille trame de lintriorit[footnoteRef:10]. [8: DE I, La pense du dehors, p.520] [9: Op. cit., p.523] [10: Ibidem]

La subjectivit qui merge, tout en se drobant, dans lexprience du dehors, est anime par un mouvement de subjectivation qui est de lordre de la dprise, par une sorte de plissement de la dimension intrieure. Le dehors - crit Deleuze - nest pas une limite fige, mais une matire mouvante anime de mouvement pristaltiques, de plis et plissements qui constituent un dedans : non pas autre chose que le dehors, mais exactement le dedans du dehors.[footnoteRef:11] [11: G. Deleuze, Foucault, Les Editions de Minuit, Paris, 1986, p.103-104]

Le thme du dehors, prsent, selon Deleuze, tout au long de loeuvre de Foucault, trouve son expression pleine la fin seulement, dans les travaux sur la Grce antique. La polysmie du terme gouverner et les pratiques de soi pour atteindre la matrise - qui est un gouvernement de soi et des autres - ouvrent un espace de libert o les attributs individuels, les particularits accidentelles qui se cristallisent autour du dehors, doivent tre dsapprises pour accrotre la force du sujet. Deleuze crit que cest comme si les rapports du dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et laisser surgir un rapport soi, constituer un dedans qui se creuse et se dveloppe suivant une dimension propre : , le rapport soi comme matrise, (comment pourrait-on prtendre gouverner les autres si lon ne se gouvernait soi-mme ?), au point que le rapport soi devient par rapport aux pouvoirs constituants de la politique, de la famille, de lloquence et des jeux, de la vertu mme[footnoteRef:12]. [12: Op. cit., p.107]

L o les rgles obligatoires du pouvoir se doublent des rgles facultatives de lhomme libre qui lexerce[footnoteRef:13], le sujet se donne comme le produit toujours constituant dune subjectivation. Lide fondamentale de Foucault, - crit Deleuze - cest celle dune dimension de la subjectivit qui drive du pouvoir et du savoir, mais qui nen dpend pas[footnoteRef:14]et cela correspond une sorte de subjectivit mtamorphique, qui pour dployer sa force se dprend de toute identit impose par le rgime de vrit courant, et revient lexprience extatique dune vrit purement extrieure. [13: Op. cit., p.108] [14: Op. cit., p.108-109]

Ce qui nous intresse dans la notion de dehors est que la subjectivit y fait figure dune sorte de chambre centrale vide[footnoteRef:15]. Le sujet est ici conu comme un espace creux, ouvert la visitation de la vrit, sous la forme de rves ou dvnements rels, mais il nest pas un soi qui concide avec et se rduit la vrit quil nonce. Lautos, le soi qui lobligation de laveu et les pratiques judiciaires imposent sa totale mise en discours, se trouve toujours dans une position paradoxale, car on lui demande dtre sujet et objet la fois de son discours de vrit, on prtend de lui une cohrence close qui contraste avec louverture constitutive de la subjectivit. Agamben crit au sujet des tmoignages sur Auschwitz que le vivant qui sest rendu absolument prsent soi dans lacte de lnonciation, en disant je, fait reculer dans un pass sans fond ses propres vcus, il ne peut plus concider immdiatement avec eux (...) Cest pourquoi la subjectivation, lclosion de la conscience dans linstance du discours, constitue souvent un trauma dont les humains se remettent mal; et cest pourquoi le texte de la conscience seffiloche et sefface sans cesse, laissant bant lcart sur quoi il sest tiss, la dsubjectivation constitutive de toute subjectivation[footnoteRef:16]. [15: Op. cit., p.130] [16: G. Agamben, Ce qui reste dAuschwitz, Editions Payot et Rivages, Paris, 1999, p.161]

Laction de clture de lespace ouvert de la subjectivation, qui a notamment t exerce dans le cadre de certaines pratiques de confession par lobligation de dire la vrit sur soi, a produit parfois des effets inattendus; louverture, lespace creux dont le sujet a besoin pour accueillir la vrit sest soudainement rouvert dans les corps, qui staient fait poreux, vides, pntrables par la possession. La convulsion surgira aussi dans le cadre des techniques psychiatriques toujours comme raction un monitorage total qui impose une subjectivation close et extrieure lindividu. La chair convulsive - crit Foucault - est le corps travers par le droit dexamen, le corps soumis lobligation de laveu exhaustif et le corps hriss contre ce droit dexamen, hriss contre cette obligation de laveu exhaustif. Cest le corps qui oppose la rgle du discours complet soit le mutisme, soit le cri[footnoteRef:17]. [17: M. Foucault, Les Anormaux, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1999, p.198]

Alethurgie et gouvernement par la vritDans son cours de 1984 intitul Le courage de la vrit, Foucault soccupait du lien entre lexercice du pouvoir et la manifestation de la vrit, pour dfinir lequel il avait forg le terme dalethurgie. On peut soutenir, disait Foucault, quaucun pouvoir ne peut sexercer sans une manifestation de vrit, et quil existe toujours, dans le cadre de lexercice du pouvoir, des rituels de vrit, dune vrit qui nest pas uniquement une activit plus ou moins rationnelle de connaissance. A ce sujet, Foucault donnait lexemple de Septime Sevre qui avait fait peindre sur le plafond de son palais la constellation astrologique du jour de sa naissance, pour produire ainsi un effet de mise distance de ses sujets, par la prsence physique de la transcendance mtaphysique des astres. On voit dans cet anecdote comme la manifestation du pouvoir saccompagne de processus verbaux et non-verbaux par lesquels est amen au jour quelque chose qui est pos comme vrai, pas tellement par opposition un faux, mais plutt, dit Foucault, par arrachement au cach, par dissipation de ce qui est oubli, par conjuration de limprvisible[footnoteRef:18]. La thse de Foucault est que lexercice du pouvoir ne prsuppose pas chez ceux qui le pratiquent une connaissance utile et utilisable mais quil saccompagne assez constamment dune manifestation de vrit au sens large, cest--dire dune alethurgie. [18: Le courage de la vrit, 1984, cours au Collge de France, disponible sous la cte C.69 aux archives Michel Foucault c/o IMEC]

Par alethurgie Foucault dsigne une manifestation de vrit comme ensemble des procds possibles verbaux ou non-verbaux qui accompagnent toujours le pouvoir : aucune hgmonie au sens tymologique dtre la tte de ne va sans alethurgie. Ce quon appelle la connaissance, cest dire la production du vrai dans la conscience des individus par des procds exprimentaux, nest quune des formes possibles dalethurgieCest dans ce cadre que se situe lintrt de Foucault pour la gense de la raison dEtat qui a fait du pouvoir lart de gouverner et qui a enfant une srie de connaissances objectives pour le soutenir comme lconomie politique, la sociologie, la dmographie. Ces sciences qui nous semblent aller de soi doivent par contre tre interroges sur leur origine. Les conseillers et les ministres qui emplirent les cours aprs le XVII me sicle, anctres honorables des hommes politiques actuels, durent commencer par chasser les sorcier, les divins et les astrologues pour prendre la place qui fut la leur. Ce qui fait apparatre la chasse aux sorcires non pas comme un simple phnomne de rechristianisation de la population, mais comme une vritable guerre entre deux rgimes de vrit, deux alethurgies, qui se disputaient le monopole politique.

La raison dEtat a t dans lEurope moderne la premire manire de rflchir et de formuler un statut assignable au rapport entre lexercice de pouvoir et la manifestation de la vrit. On peut distinguer, dit Foucault, au moins quatre grandes familles de points de vue sur le rapport entre le pouvoir et la vrit tel quil sest donn depuis laffirmation de la raison dEtat. Le point de vue de Botero, ou le principe de rationalit, considre que la vrit est la vrit de lEtat, la rationalit de la raison gouvernementale; il y a ensuite le point de vue de Quesnay ou le principe de la rationalit conomique et de lvidence selon lequel la vrit constitue la valeur commune entre gouvernants et gouverns. Gouvernants et gouverns - dit Foucault - seront ici acteurs simultans dune pice quils jouent en commun qui est celle de la nature et de sa vrit; cette conception de la vrit en politique drive sensiblement de lide physiocrate selon laquelle, si les hommes gouvernaient en pleine transparence, la nature et les choses gouverneraient leur place. Lhritage plus important de la physiocratie et qui survit en cette conception, dit Foucault, est la vision du gouvernement comme objet dun savoir non exclusivement politique, mais qui stend la rgulation dun certain ensemble de choses et de rapports qui doivent simposer la politique.

Le principe de Saint Simon ou du retournement de la comptence particulire en veil universel professe, en revanche, que si tout le monde connaissait toute la vrit sur la socit o il vit, le gouvernement ne pourrait tout simplement plus gouverner et ce serait immdiatement la rvolution. Si tout le monde savait - disait Rosa Luxemburg - le rgime capitaliste ne tiendrait pas vingt-quatre heures. Le quatrime principe cit par Foucault est le principe de Soltjnitsyne ou principe de la conscience commune qui dit que si les rgimes socialistes tiennent, cest parce que tout le monde sait la vrit. La terreur - dit Foucault - ce nest pas un art de gouverner qui se cache, mais la gouvernementalit ltat nu, ltat cynique. Dans la terreur cest la vrit qui immobilise et qui glace.Aprs avoir numr ces quatre schmas alethurgiques Foucault nous propose de creuser un autre chemin dans la mme fort de problmes. Quel type de rapport, se demande-t-il, pourrait-il y avoir entre un sujet qui veuille se dlier du pouvoir, et la vrit ? Mme, il nous propose de prendre comme rvlateur des transformations du sujet et de son rapport la vrit, les mouvements accomplis par ledit sujet pour se dgager du pouvoir. Il sagit, dit Foucault, dun type danalyse qui repose plus sur une attitude que sur une thse, et cette attitude pose que : aucun pouvoir ne va de soi, aucun pouvoir nest vident ou invitable, aucun pouvoir ne mrite, par consquent, dtre accept dentre de jeu et il ny a donc pas de lgitimit intrinsque du pouvoir. En partant de ces postulats on peut soutenir que tout pouvoir ne repose jamais sur rien dautre que la contingence et la fragilit dune histoire, puisque, dit encore Foucault, le contrat social est un bluff et la socit civile est un conte pour enfants, ds lors quil ny a aucun droit universel immdiat et vident qui puisse partout soutenir un rapport de pouvoir quel quil soit.

En proposant cette inversion de perspective et en introduisant le concept dalethurgie, Foucault, qui dj avait refus le paradigme juridique et marxiste du pouvoir, pousse encore plus loin le diagnostic du prsent, et approfondit plus avant sa recherche archologique ouvrant sur une dimension quil dfinit ironiquement comme anarchologique. Lactualit, grand souci des dernires annes de la vie de Foucault, devient le pivot de ce geste thorique, puisque dans la trame fragile dune histoire, dans lenchanement hasardeux des vnements qui ont produit la forme prsente du pouvoir, se cachent les germes de son injustice et de son arbitraire, que seules la gnalogie et la problmatisation sont appeles dnicher. Au milieu de limmense et prolifrante criticabilit des choses, des institutions, des pratiques et des discours[footnoteRef:19], Foucault avait relu lhistoire, lavait creuse pour rvler une sorte de friabilit gnrale des sols, mme, et peut-tre surtout les plus familiers, les plus solides et les plus proches de nous, de notre corps, de nos gestes de tous les jours[footnoteRef:20]. [19: M. Foucault, Il faut dfendre la socit,cit. p.7] [20: Ibidem]

Et au milieu de cette fragilisation des familiarits, lacte critique assume toujours une forme parrhsiastique dans la mesure o il est porteur dune autre conjugaison de vrit et pouvoir. Lalethurgie cr par lacte parrhsiastique claire dune autre lumire le rgime de pouvoir prsent ainsi que le rapport que le sujet tablit avec la vrit. Lethos parrhsiastique, comme on le verra, lie le sujet qui se dlie du pouvoir une vrit autre, une contre-vrit qui menace directement le pouvoir et met en danger celui qui la profre.

Ce nest pas lepoche, en effet, lattitude que Foucault nous propose dassumer vis--vis du pouvoir, non pas la suspension du jugement, mais le fait de faire jouer la non-ncessit de tout pouvoir quel quil soit. Foucault nous propose dopposer la srie des catgories universelles, la position humaniste, lanalyse idologique et la programmation des rformes, une srie compose du refus des universaux (qui nest pas un nominalisme, puisque sa mthode est plus gnrale et moins technique), dune position anti-humainste, dune analyse technologique des mcanismes de pouvoir et du report plus loin des points de non acceptation.[footnoteRef:21] [21: Ibidem]

La notion de gouvernement des hommes par la vrit, dit Foucault, tait un dplacement ncessaire du thme us du savoir-pouvoir, lequel tait lui-mme un dplacement par rapport un type danalyse qui tournait autour de la notion didologie dominante. Si la notion didologie dominante Foucault avait essay dopposer la notion de savoir-pouvoir, cest parce qu cette notion didologie dominante on pouvait faire trois objections : premirement elle postulait une thorie mal faite ou pas faite du tout de la reprsentation; deuximement cette notion didologie dominante tait indexe au moins implicitement, et sans pouvoir dailleurs sen dbarrasser dune faon claire, une opposition du vrai et du faux, de la ralit et de lillusion, du scientifique et du non-scientifique, du rationnel et de lirrationnel; enfin troisimement, avec ladjectif dominante, la notion didologie dominante faisait limpasse sur tous les mcanismes rels dassujettissement et se dfaussait dune carte, quelle repassait une autre main en disant : aprs tout, aux historiens, de savoir comment et pourquoi certains dans une socit dominent les autres. Par opposition cela, la notion de savoir avait pour fonction de mettre hors champ lopposition du scientifique et du non-scientifique, la question de lillusion et de la ralit, la question du vrai et du faux, non pas pour dire que ces oppositions navaient pas, en tout tat de cause, un sens et une valeur, mais pour dire quil sagissait avec le savoir de poser le problme en termes de pratique constitutive dun domaine dobjets et de concepts, lintrieur duquel lopposition de scientifique et non-scientifique, du vrai et du faux, de la ralit et de lillusion pouvaient avoir leurs effets. La notion de pouvoir avait essentiellement pour fonction de substituer, la notion de systme de reprsentation dominant, le champ danalyse des procdures, instruments et techniques par lesquels sexercent effectivement des relations de pouvoir.[footnoteRef:22] [22: Ibidem]

En consquence de ce dplacement, Foucault substitue la notion de gouvernement en gnral, notamment gouvernement par la vrit, la notion de pouvoir. Le gouvernement est entendu ici non pas au sens troit et actuel dinstance suprme de dcision excutive et administrative dans un systme tatique, mais au sens plus large et ancien de mcanisme et procdure destins conduire les hommes, diriger la conduite des hommes, conduire la conduite des hommes[footnoteRef:23]. [23: M. Foucault, Le courage de la vrit, cit.]

Prcisment, - crivait Ewald dj au sujet de Surveiller et punir - quest-ce que nous apprend Foucault ? Quon ne saurait plus sparer la vrit des procdures de sa production, et que ces procdures sont autant des procdures de savoir que des procdures de pouvoir. Quil ny a donc pas de vrit(s) indpendante des relations de pouvoir qui la supportent et quen mme temps elle reconduit et renforce, quil ny a pas de vrit sans politique de la vrit, que toute affirmation de vrit est indissolublement pice, arme ou instrument dans des rapports de pouvoir[footnoteRef:24]. [24: F. Ewald, Anatomie et corps politiques, in Critique n343, dcembre 1975, p.1230]

Lanne avant dnoncer les principes de sa mthode anarchologique, Foucault travaillait dj sur la mme ligne ses analyses sur la gouvernementalit et la possibilit pour le sujet dy rsister par linsoumission rflchie. Son projet, Foucault le dfinissait comme histoire de la pense - et non pas, surtout pas, comme histoire des ides -, car pense indiquait dans lconomie de cette dfinition les foyers dexprience o sarticulent les uns sur les autres les formes dun savoir possible, les matrices normatives des comportements pour les individus, et des modes dexistence virtuels pour des sujets possibles[footnoteRef:25]. La folie, par exemple, - disait-il - a historiquement t un de ces foyers autour desquels sest forme une srie de savoirs : il y a eu la folie comme matrice de connaissances mdicales, psychiatriques et psychologiques, la folie comme ensemble de normes qui permettait de dcouper la folie comme dviance au sein de la socit, il y a eu un certain type de comportement des gens vis--vis des individus fous et lexprience de la folie de la part des fous eux-mmes. Donc trois aspects : forme de savoir, matrice de comportement et mode dtre du sujet. [25: M. Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, cours au Collge de France, 1983, disponible sous la cte C.68.]

Mais pour tudier lexprience comme axe de la formation du savoir il ne fallait pas lanalyser du point de vue du dveloppement dune certaine connaissance ou dune autre, mais analyser les pratiques discursives, et, lintrieur de celles-ci, analyser le jeu du vrai et du faux et les formes de la vridiction.

Le dplacement que Foucault oprera dans le cadre de son cours sur le gouvernement consistera analyser le pouvoir non plus sous la forme de sa cristallisation dans la norme, mais en acte dans les formes du gouvernement, dans les techniques par lesquelles on prtend conduire la conduite des autres. En rsum, pour Foucault la manire plus efficace pour interroger le pouvoir ntait pas de se demander Le pouvoir, quest-ce que cest ? Le pouvoir, do vient-il ?, puisque ce sont l des question qui risquent de nous faire glisser dans les piges de lontologie et de la mtaphysique. Il fallait plutt se poser la petite question toute plate et empirique : , en termes brusques, - crivait Foucault - je dirai quamorcer lanalyse par le , cest introduire le soupon que le pouvoir, a nexiste pas[footnoteRef:26]. Cette affirmation de non-existence du pouvoir nous oblige dtourner un regard philosophique et essentialiste qui poursuit la qute dun sens cach et quasi magique du pouvoir, vers les manifestation pratiques, souvent mesquines et sordides des techniques de gouvernement. [26: DE IV, cit., p.232-233]

Foucault nous rappelle notamment quen toute premire approche, il semble que, pour les socits grecques et romaines, lexercice dun pouvoir politique nimpliquait ni le droit ni la possibilit dun entendu comme activit qui entreprend de conduire les individus tout au long de leur vie en les plaant sous lautorit dun guide responsable de ce quils font et de ce quil leur arrive[footnoteRef:27]. Ce qui permettait la subjectivit qui se formait dans ce rgime de vrit dassumer un ethos qui tait une forme rflchie de la libert. Les Grecs, crivait Deleuze, ont pli la force, sans quelle cesse dtre force. Ils lont rapporte soi[footnoteRef:28] [27: DE III, Scurit, territoire et population, p.719] [28: G. Deleuze, Foucault, cit., p.108]

Sujet et vrit dans lhistoire occidentale

Il existe dans lhistoire occidentale, dit Foucault, trois types de questions qui ont rsum les diffrents aspects du rapport entre le sujet et la vrit. La premire est la question philosophique qui se demande comment la connaissance en tant quexprience propre un sujet est possible. En dautres termes, le problme pos concerne les critres que le sujet emploie pour sassurer que cest bien la vrit dont il est en train de faire lexprience. Mais sil ne peut y avoir de vrit sans un sujet qui la reconnaisse comme telle, comment ce sujet peut-il lui-mme avoir accs la vrit ? Il y a ensuite une question positiviste qui se demande sil est possible davoir une vraie connaissance du sujet; en rsum : Comment peut-il y avoir vrit dun sujet sil ny a de vrit que pour un sujet ?.

La troisime question est la question historico-politique: cest--dire Quelle exprience le sujet peut-il faire de lui-mme alors quil est plac dans la condition de devoir reconnatre propos de lui-mme quelque chose qui passe dj pour vrai indpendamment de lui ?[footnoteRef:29]. Et cest sous linfluence de cette dernire question que Foucault a recherch, au cours de son travail, la vrit qui ntait pas culturellement codifie comme telle, qui tait disqualifie mme ou rejete comme draison, soit la vrit de la folie, de la maladie, de la mort et du crime. La subjectivit qui venait se constituer la lumire de cette approche thorique ntait pas, par consquent, conue partir dune thorie pralable et universelle du sujet, ni partir dune conception anthropologique universaliste, mais ctait plutt une subjectivit qui se constitue et se transforme par rapport la vrit. Dans ce contexte la vrit ne dsigne pas un contenu de connaissance universellement valable ni un critre formel, mais est conue comme un systme dobligations, indpendant de son contenu. [29: Subjectivit et vrit. 1981, cours au Collge de France disponible sous la cte C.63 aux archives Michel Foucault c/o IMEC]

Mais cette vrit qui modifie lexprience que le sujet fait de soi do vient-elle ? Qui est-ce qui la produit ? De nos jours ce type de vrit est vhicul par la pdagogie, elle est aussi prsente dans les strotypes sociaux, et elle peut se retrouver dans les valeurs des sciences humaines, mais il faut constater prsent une absence, dit Foucault, qui date dil y a deux sicles. Ce sont les arts de vivre qui ont disparu aujourdhui de la scne politique de la vrit. Cette littrature qui est all graduellement vers sa disparition jusquau XVII me et au XVIII me sicle, quand elle survivait encore dans les pages des moralistes, a connu son apoge pendant lge imprial et a commenc son lent dclin avec laffirmation du christianisme. Les arts de vivre recouvraient un domaine fait de la dissmination des moments importants de la vie : elles expliquaient comment se prparer la mort, comment accepter un deuil, un malheur, lexil. Elles comprenaient aussi des indications concernantes des domaines plus gnraux et la fois plus spcifiques, comme lart de la rhtorique et lart de la mmoire, ou bien des rgimes pour le bien tre physique et psychologique.

Il sagissait dans ces arts non pas denseigner aux gens faire quelque chose, mais de permettre aux individus singuliers dacqurir un certain statut ontologique qui leur ouvrt une modalit dexprience gnralement dfinie en termes de bonheur, de batitude ou de tranquillit. Avec le christianisme, dit Foucault, laccent a t de plus en plus pos sur le savoir-faire ou sur la bonne faon de se montrer, dapparatre, mais il ne sagissait plus de modifier son tre. Cela tait d une progressive dsarticulation de la structure sociale et culturelle qui constituait le coeur des arts de vivre. Les trois articulations ncessaires peuvent tre rsumes en un certain type de rapport aux autres, la vrit et soi.Le rapport aux autres qui tait exig dans les arts de vivre concernait principalement lapprentissage : le rapport matre-disciple et le clivage de pouvoir qui lui tait congnital taient absolument ncessaires car cest seulement en supportant la direction et lautorit de quelquun que lon considre comme suprieur soi que lon pourra vraiment dsirer dpasser le stade o lon se trouve pour accder un autre type de rapport avec lui.

Le rapport la vrit requis dans les arts de vivre tait de lordre de lintriorisation. Il fallait que le disciple rflchisse la vrit du matre jusqu ce quil la possde et la sente comme sienne. Le rapport la vrit transmis par le matre devait en somme devenir le rapport constant la vrit du disciple; il ne sagissait pas de comprendre lenseignement, mais darriver le vivre, se laisser transformer par lui.Le rapport soi, qui est le centre excentr de tout cet apprentissage, devait tre de lordre de laskesis, de lexercice, de lexamen de ce que lon fait prsent et de ce que lon voudra pouvoir faire, jusqu ce que lon soit affect de la qualit dtre que lon visait. Le rapport soi sarticule dans ces enseignements normalement en trois domaines troitement entremls qui rsument tous les aspects de lart de vivre : la mathesis, cest--dire lapprhension, la melete, la rflexion, et laskesis, lexercice, la mise en pratique.La vie laquelle ces arts prparaient tait ce que les Grecs appelaient le bios, la vie qualifiable, telle que lon peut la dcider soi-mme. Dans ces technes tou biou, ces arts de vivre ou techniques dexistence, le rapport entre la vrit et la modification de lexprience tait exemplaire. La matrise de soi tait leur but et la transformation du soi tait leur fonction. Les individus taient ici duqus se connatre eux-mmes et se soucier de soi, en somme donner une forme leur vie.Mais comment cette forme de souci de soi a-t-elle volu jusqu pareil rachitisme dans la culture occidentale prsente ? Selon Foucault le moment cartsien aurait disqualifi le souci de soi en plaant la connaissance de soi au point de dpart, comme forme de la conscience. Il sagissait l dune connaissance non pas fonde sur lpreuve de lvidence mais sur la prsupposition de lindubitabilit de lexistence du moi comme sujet. Mais il ne faut pas non plus, dit Foucault, ngliger la parent entre cette conception cartsienne et son anctre platonicien et no-platonicien. Le souci de soi tel quil est formul dans lAlcibiade tait, dans son expression souveraine, une connaissance de la vrit sur soi qui ouvrait laccs la connaissance de la vrit en gnral.Ce que Foucault appelle le paradoxe du platonisme[footnoteRef:30], et qui a conditionn lhistoire de la pense occidentale jusquau XVIII me sicle, cest que selon la conception platonicienne, la connaissance, laccs la vrit, tait possible seulement partir dune connaissance de soi, qui tait la reconnaissance du divin en soi-mme. La connaissance tait donc, pour le platonisme, quelque chose qui pouvait se faire condition dun mouvement spirituel de lme ayant rapport elle-mme et au divin, mais dans ce mouvement lme avait un rapport soi comme divin et au divin comme soi. Le paradoxe rside donc dans le fait que la connaissance de la vrit a fini par rsorber en elle toutes les exigences de la spiritualit. [30: Lhermneutique du sujet. 1982, Cours au Collge de France disponible sous la cte C.65 aux archives Michel Foucault c/o IMEC]

On se trouve, selon Foucault, lge moderne de la vrit quand on considre que la seule connaissance donne laccs la vrit, cest--dire que cest de lintrieur de la connaissance, par les conditions formelles de sa mthode, que les conditions daccs du sujet la vrit sont dfinies. Quant aux autres conditions, celles qui tiennent au sujet lui-mme, elles sont dfinies par des paramtres purement extrinsques et culturellement codifis (ne pas tre fous, faire des efforts, etc.). La vrit, dans cette conception, servira le progrs, le profit, la socialit, mais elle ne mettra aucunement en question le sujet, ni ne le transformera point. On postulera donc que tel quil est le sujet est capable de vrit, au sens tymologique de capio, prendre, accueillir, et que si la vrit narrive pas sauver le sujet, le dfaut doit se trouver du ct de la vrit et non pas du sujet.Ce qui sest perdu dans cette nouvelle conception de la subjectivit et de la vrit, dont nous sommes les malheureux hritiers, est le domaine des pratiques que les sujets exeraient sur eux-mmes et dont lenseignement prenait la forme dun art de vivre. La consquence de cela est une progressive dformalisation du sujet, une dcadence dans linforme o la mtamorphose est difficilement concevable, puisque toute modification demeure rversible.

Foucault rassemblera, dans son cours de 1982 sur lHermneutique du sujet, toutes les pratiques de souci de soi, les techniques dexistence, sous le nom de spiritualit[footnoteRef:31]; par spiritualit, Foucault entendait la pratique par laquelle le sujet opre sur lui-mme les transformations ncessaires pour avoir accs la vrit. Puisque, selon la spiritualit occidentale, la vrit nest jamais donne au sujet de plein droit, il faut que le sujet se mette en jeu, quil se mette en danger en devenant autre que lui-mme. Les deux modes pour oprer cette transformation sont leros et laskesis. Le fait davoir atteint la vrit ne sera pas, dans cette optique, le rsultat de ce souci de soi, mais laccomplissement de la mtamorphose du sujet. En dautres termes, les effets de la vrit sur le sujet ne se limitent pas aux consquences de la dmarche faite pour atteindre ladite vrit, mais sont des vritables effets de retour sur le sujet qui le transfigurent. [31: Ibidem]

Discours and TruthLa parrhsia est une technique dexistence trs particulire, puisque elle constitue une espce dactivit verbale dans laquelle celui qui parle entretient un rapport spcifique la vrit travers la franchise, une certaine relation sa propre vie travers le danger, un certain type de rapport soi-mme et aux autres travers la critique (autocritique ou critique dautres personnes), et un rapport spcifique la loi morale travers la libert et le devoir (...). Dans la parrhsia, celui qui parle fait usage de sa libert, et choisit le franc parler au lieu de la persuasion, la vrit au lieu de la fausset ou du silence, le risque de la mort au lieu de la vie et de la scurit, la critique au lieu de ladulation et le devoir moral au lieu de son propre profit ou de lapathie morale[footnoteRef:32]. [32: M. Foucault, Discorso e verit nella Grecia antica, Donzelli Editore, Roma, 1997, p.4]

La parrhsia constitue plein titre une technique dexistence, puisque le discours vrai modle la personne qui le profre, comporte des consquences politiques, et, naturellement, modifie les relation que le locuteur entretient avec les autres. Forme de souci de soi, elle se situe, comme une sorte de sismographe, au coeur des modifications sociales et politiques. Kiossev crit que la parrhsia est un acte transcendant qui problmatise le politique a priori lui-mme; dtruisant le champ structurel qui la rendu possible, il semble se rpandre dans lespace de lindfinition et de la libert totales, o tous les mcanismes qui contrlent et apprivoisent le discours, toutes les reproductions technologiques devraient tre impossibles[footnoteRef:33]. [33: A. Kiossev, Paranoa de la parrhsia in Michel Foucault. Les jeux de la vrit et du pouvoir, Presses Universitaires de Nancy, Nancy, 1994, p.172]

Ltude de la parrhsia se situe dans le cadre du projet foucaldien de lhistoire de la pense[footnoteRef:34], quil dfinit ici comme lanalyse de la manire dans laquelle un champ non problmatique dexpriences, ou un ensemble de pratiques qui taient acceptes sans rserves, qui taient indiscutes, familires, et tacites, deviennent un problme, soulvent discussions et dbats, veillent de nouvelles ractions, et mettent en crise le comportement tacite prcdent, les habitudes, les pratiques et les institutions qui jusqu ce point avaient t acceptes[footnoteRef:35]. La notion de problmatisation[footnoteRef:36], qui apparat pour la premire fois dans Lusage des plaisirs, est le concept clef qui caractrise lhistoire de la pense et qui la distingue de lhistoire des ides. Parce que la pense - crit Foucault - nest pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens; elle est plutt ce qui permet de prendre du recul par rapport cette manire de faire ou de ragir, de se la donner comme objet de pense et de linterroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pense, cest la libert par rapport ce quon fait, le mouvement par lequel on sen dtache, on le constitue comme objet et on le rflchit comme problme[footnoteRef:37]. Lhistoire de la pense, donc, est avant tout lanalyse dune libert, ou bien lanalyse de la possibilit qui se donne historiquement lexistence de cette libert. La pense est ce qui habite la distance entre nous et nos m?urs, ce qui permet le dtachement, la dprise. Dans cette perspective, la vrit nest pas la posture philosophique qui prtend interprter correctement le monde, mais un instrument dautotransformation, un moyen de matrise de soi. [34: Le projet dcrire une histoire de la pense nat avec LUsage des plaisirs et Le souci de soi, DE IV, p.668 et suiv.] [35: Discorso e verit nella Grecia antica, Donzelli Editore, Roma, 1997 p.49] [36: Problmatisation ne veut pas dire reprsentation dun objet prexistant, ni non plus cration par le discours dun objet qui nexiste pas. Cest lensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pense DE IV, p.670, M. Foucault. Conversation sans complexes avec le philosophe qui analyse les structures de pouvoir] [37: DE IV, Le retour la morale, p.597]

Le concept de problmatisation et son rapport la vrit et au soi portent certainement la marque dune influence nietzschenne; mme, selon Bodei le travail de Foucault aurait t une rponse linvitation de Nietzsche tudier tous les phnomnes essentiels et infranchissables dans la vie de chacun qui ont t trs longtemps ngligs quoique en donnant sa couleur lexistence [footnoteRef:38]. Rochlitz estime de mme que loriginalit de Foucault, dans cette perspective proche de Nietzsche, cest une gnalogie qui ne cherche pas lorigine du et de l dans le ressentiment, dans la morale des esclaves et dans une universalit qui masque une volont de puissance pervertie, mais dans une problmatisation intervenue au c?ur mme de la Grce classique[footnoteRef:39]. Beaucoup de critiques ont t faites cette faon de procder, les arguments contre la problmatisation, qui sinscrit dans le projet de Foucault de pratiquer une ontologie de lactualit, une histoire du prsent, consistent en rsum dire que cette mthode risque de projeter nos exigences dans le pass, et donc de le rcrire arbitrairement en restant prisonniers dune sorte d idalisme historique qui juge les faits partir de catgories imposes a posteriori[footnoteRef:40]. [38: Introduzione a Discorso e verit nella Grecia antica, p..X (par la suite indiqu comme D e V)] [39: Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris 9,10,11 janvier 1988, Seuil 1989, Paris, p..292] [40: D e V, Introduzione, p.X]

Quoi quil en soit, ce qui est le plus intressant dans la mthode de Foucault nest pas tant son adhrence la vrit historique - mme sil est trs rudit et trs prcis sur ses sources - que la cohrence interne de ses gnalogies, qui, tant des enchanements tablis a posteriori dans le cadre dune interrogation prcise, ne peuvent avoir le don de prtendue neutralit objective propre au regard densemble, alors quelles peuvent fournir des interprtations indites et clairer des agencements cachs.

En effet, ce dont soccupe Foucault, ce sont des stratgies par lesquelles lhistoire se droule dans un sens plutt que dans un autre, les jeux de vrit sur la base desquels les hommes se peroivent et se constituent en tant que sujets. Est cruciale, dans cette perspective, la question de lexclusion; car il y va l alors de la frontire variable qui spare ceux qui ont droit au statut de parrhsiastes et tous les autres. Ce qui intresse davantage Foucault - crit Ginzburg - sont le geste et les critres de lexclusion : les exclus lintressent moins[footnoteRef:41], mais il est vrai aussi, comme le remarque Rajchman, que lanalyse foucaldienne de la normalisation lui fit aborder le problme de lexclusion, en tant qulment dcisif de la constitution des communauts[footnoteRef:42], et on peut lire aussi son intrt pour les problmatisations comme ltude de ces moments o les mcanismes de pouvoir dune socit et ses techniques particulires dexclusion commencent suser, perdre de leur flagrante emprise, se [footnoteRef:43]. Donc si, comme le dit Ginzburg, les exclus nintressent pas Foucault, cest, peut-tre, parce que lidentit dexclus leur vient de techniques particulires de pouvoir. Sintresser aux failles de ces dispositifs veut dire imaginer des espaces de libert venir o les exclus ne seraient plus tels, ou bien ils ne seraient plus les mmes. [41: C. Ginzburg, Il formaggio e i vermi, Einaudi, Torino, 1976, p. XVI] [42: J. Rajchman, Erotique de la vrit, PUF, Paris, 1994, p.136] [43: Op. cit.,p.137]

Dans ce travail il est de nouveau question du partage, concept qui informait LHistoire de la Folie lge classique - le partage entre sains et fous -, Surveiller et punir - o le partage tait entre criminels et bons citoyens -, LHistoire de la sexualit - o il y avaient des pratiques sexuelles autorises et dautres interdites. Dans Discours and Truth, le sminaire sur la parrhsia tenu par Foucault Berkeley en 1983[footnoteRef:44], le partage est entre le discours vrai et le discours non-vrai : la vrit, donc, ne simpose pas par une force objective, mais elle a besoin dune srie de critres de reconnaissance - qui sont au fond des critres de pouvoir - elle ne peut pas surgir dans les bouches de ceux qui nont pas reu une formation adquate (mathesis), ni chez les adulateurs. Il faut socialement et lgalement produire - voil une des thses centrales du livre - les conditions pour que la vrit puisse se manifester. Ces conditions, dailleurs, changent travers lhistoire, et avec elles changent les formes de la vrit et surtout les hommes qui sont en situation de la dire. [44: Ce cours est paru pour la premire fois en 1985 avec le titre de Discours and Truth. The Problematisation of Parrhsia, il sagit dune libre transcription du cours donn Berkeley, sous la direction de J. Pearson, Evanston, Departement of Philosophy de la Northwestern University, Discorso e verit nella Grecia antica est la traduction italienne intgrale de ce livre, dont nous tirons les citations indiques.]

Puisque la vrit rside aussi dans le rapport que chacun entretient soi-mme, et que la parrhsia, lhabitus du discours vrai, comporte souvent le risque de la mort, le partage ici trait concerne plus directement les individus que les discours comme spars des hommes. Il y a, dans la socit grecque ceux qui sont capables de parrhsia et ceux qui en sont incapables.

Foucault reparcourt le mouvement de la parrhsia, qui est un dplacement centrifuge vers la sphre prive en correspondance avec le mouvement politique qui de la Grce dmocratique amne la Grce impriale.Le livre sarticule en quatre parties : la premire est une histoire de lvolution de la signification du mot parrhsia, la deuxime est un excursus sur la prsence du concept de parrhsia dans les tragdies dEuripide, la troisime concerne la crise des institutions dmocratiques et les rpercussions sur la pratique de la parrhsia, la quatrime traite de la relation entre la parrhsia et le souci de soi.Ce travail sachve au seuil du monde chrtien et du surgissement dune autre valence du discours vrai dans son lien avec la confession. Le christianisme, - crit-il ce propos - comme chacun sait, est une confession. Cela signifie que le christianisme appartient un type bien particulier de religions : celles qui imposent, ceux qui le pratiquent, des obligations de vrit[footnoteRef:45]. Les Aveux de la Chair, son dernier ouvrage aujourdhui encore indit, explore cet argument et ses liens avec les techniques dindividuation mises en place par le pouvoir ecclsiastique. [45: DE IV, Sexualit et solitude, p.171]

La parrhsia, quant elle, nest jamais une forme de confession puisque cest un discours qui surgit librement; elle se situe pour cela aussi dans une nette opposition la rhtorique, et pour ce qui concerne la mthode et pour lintention qui la meut. Si la rhtorique est une technique qui vise strictement obtenir la persuasion de linterlocuteur, indpendamment de lopinion personnelle du rhteur, la parrhsia nest que la vritable manifestation de la pense de celui qui parle, qui aspire tre la plus claire et la plus directe possible. Cest--dire que la persuasion (peitho) nest pas le but du parrhsiastes : son but est de faire connatre son opinion, souvent contre ses intrts. Dans la parrhsia, le sujet parlant se dit comme sujet de lopinion quil est en train de profrer. Etymologiquement, parrhsiazestai signifie , de (tout) et (ce qui est dit). (...) le parrhsiastes, est quelquun qui dit tout ce quil a lesprit : le parrhsiastes ne craint rien, mais il ouvre compltement le c?ur et lesprit aux autres travers son discours[footnoteRef:46]. [46: D e V , p.4]

Le statut particulier du parrhsiastes nest pas seulement d au rapport quil entretient avec le danger et la mort par son discours, mais aussi un statut social qui lui permet daccder ce rle. En effet, lorsque les conditions pralables lexercice de la parrhsia ne sont pas satisfaites on peut rencontrer une parrhsia dgrade, une mauvaise parrhsia, qui est chez Platon le bavardage[footnoteRef:47], et dans une certaine littrature chrtienne ce quon oppose au silence comme discipline et condition ncessaire la contemplation de Dieu. [47: Foucault spcifie que les rfrences se trouvent dans La Rpublique, dans le Phdre et dans Les Lois; voire note p..5 DeV.]

Le statut du parrhsiastes est dimportance vitale, parce quil assure la concidence entre lopinion et la vrit; cest--dire que le parrhsiastes ne dit pas ce quil croit tre la vrit, mais ce quil sait tre la vrit; par sa personne il ralise la jonction entre la vrit et la parole par le simple dvoilement dun rapport qui est dj l mais qui attend les mots pour tre dit, soit la parrhsia. Chez le parrhsiastes, on ne voit pas dintention lie la contingence, mais on voit la capacit de constater la rencontre entre lopinion et la vrit, entre la doxa et laletheia[footnoteRef:48]. Foucault met en relation la parrhsia avec la conception cartsienne de lvidence : depuis Descartes - crit-il - la concidence entre opinion et vrit est obtenue dans le cadre dune certaine exprience mentale de lvidence. Pour les Grecs, par contre, la concidence entre opinion et vrit na pas lieu dans une exprience mentale, mais dans une activit verbale, prcisment dans la parrhsia [footnoteRef:49]. [48: On pourrait dire que le parrhsiastes est celui qui amne la lumire ce qui tait cach (a-lanthanomai), mais sans se servir daucun paradoxe (ce qui va contre la doxa, lopinion courante) : cest lanti-sophiste par excellence.] [49: D eV , p..5]

Lorsquil dit la vrit, le parrhsiastes ne parle pas, comme le sage de ltre du monde, ni non plus dun principe gnral pouvant se faire principe prescripteur, mais il est engag dans lpreuve dun exercice permanent, celui dun savoir de dchiffrement des individus et des situations, de lui-mme et des autres dans les circonstances concrtes et spcifiques de la vie (...) Le courage de la vrit comme activit dit, en fait, de ne jamais se perdre de vue et de parcourir lensemble du monde[footnoteRef:50]. [50: M. Fimiani, Foucault et Kant. Critique, Clinique, Ethique, LHarmattan, Paris, 1998, p.54]

Alors que le doute, dans la pense cartsienne, est linstrument pour atteindre la vrit, dans lattitude parrhsiastique on est toujours face la certitude : puisque la vrit ny est pas quelque chose atteindre ou acqurir, sa possession tant simplement garantie par la possession de certaines qualits morales. Connatre et communiquer la vrit sont, selon Foucault, les deux composantes du jeu parrhsiastique[footnoteRef:51]. Le courage du parrhsiastes a donc aussi une fonction performative, parce quil sert de preuve de la vrit nonce, dans la mesure o il est la dmonstration que celui qui lnonce possde cette vertu. [51: Ibidem, p.6]

Lorsque nous posons la question de comment nous pouvons savoir si celui qui parle dit la vrit, nous posons, en ralit, deux questions. La premire est comment peut-on savoir si cet individu particulier est quelquun qui dit la vrit; la seconde cest comment ledit parrhsiastes peut tre certain du fait que ce quil croit est effectivement vrai[footnoteRef:52]. La premire question, soutient Foucault, est une question qui appartient la forma mentis grecque, la seconde en revanche est typiquement moderne. La rponse la premire question est que le parrhsiastes est quelquun qui prend des risques, raison pour laquelle les tyrans ou les rois ne peuvent pas faire usage de la parrhsia. Ici dj on commence saisir la nature strictement politique du jeu parrhsiastique : celui qui le pratique prfre risquer la perte dune vie vcue dans la vrit, plutt que mener une vie longue dans le mensonge ou dans le silence. Donc la parrhsia est tout la fois une attitude politique, un rapport soi et aux autres et une posture philosophique. Mais pourquoi la vrit affirme dans le discours parrhsiastique serait-elle dangereuse ? Pour deux raisons : dabord parce que la fonction de la parrhsia nest pas de dmontrer la vrit quelquun dautre, mais dexercer une critique : une critique de linterlocuteur ou de soi-mme[footnoteRef:53], ensuite parce que la parrhsia part du bas et va vers le haut, elle est toujours exerce dans une diffrence de pouvoirs entre deux personnes ou plus, et elle vient toujours du moins puissant et va vers le plus puissant; par exemple lorsquun philosophe critique un tyran, lorsquun citoyen critique la majorit de lassemble, lorsquun lve critique le matre, il est possible quils utilisent la parrhsia[footnoteRef:54]. Mais, comme on a dj vu, pour quil sagisse vraiment de parrhsia il faut que celui qui parle soit un citoyen, cest--dire, dans la Grce dmocratique, quil appartienne lassemble, quil possde les qualits sociales, morales et personnelles que lon sait, quil ne soit ni une femme ni un esclave, mme si Foucault nous montrera des exceptions ces deux dernires rgles chez Euripide. [52: Idem] [53: D e V , p.8] [54: Idem]

Donc, daprs la signification positive qui lui est attribue dans les textes entre le V me sicle avant Jsus-Christ et le V me sicle aprs Jsus-Christ, la parrhsia est une attitude qui se situe entre la libert et le devoir; elle est une libert dans la mesure o personne ne peut obliger quelquun dautre faire usage de la parrhsia, mais elle est un devoir cause de sa haute valeur morale qui entre en harmonie avec les principes de la polis de la Grce dmocratique : si on pousse quelquun faire le bien par un discours vrai, en dernier ressort il sagira toujours du bien de la cit[footnoteRef:55]. [55: La parrhsia tait une ide conduite pour la dmocratie, ainsi quune attitude thique et personnelle caractristique du bon citoyen. La dmocratie athnienne fut dfinie dune manire explicite comme une constitution (politeia) dans laquelle le peuple apprciait la dmocratie (democratia), lgal droit de parole (isegoria), lgale participation de tous les citoyens lexercice du pouvoir (isonomia), et la parrhsia. D e V, p.11.]

Cette fonction de la parrhsia sera sensiblement modifie sous les monarchies hellnistiques : elle passera de lagora, qui avait t le lieu privilgi de sa manifestation, la cour du souverain. La parrhsia sera la caractristique du bon conseiller, qui met le roi en garde contre les dangers de labus du pouvoir. Mais, dans un certain sens, elle stend aussi au peuple entier, que Foucault appelle la troisime catgorie de joueurs dans le jeu parrhsiastique monarchique : la majorit silencieuse, le peuple en gnral, qui nest pas prsent aux discussions entre le roi et ses conseillers, mais auquel se rfrent et au nom duquel parlent les conseillers lorsquils donnent leurs avis au roi[footnoteRef:56]. Il est peut-tre intressant de sarrter sur les consquences de ce mouvement : cest lorsque la parrhsia est formellement interdite en dehors du palais du pouvoir, lorsque lagora est dserte de parrhsiastes, quofficieusement tout le monde sempare de la parrhsia, et tout le monde devient parrhsiastes. Cette troisime catgorie est, en effet, une catgorie limite du jeu parrhsiastique, parce quelle surgit lorsque les rgles ont chang, son surgissement impose alors un autre bouleversement des rgles du jeu. [56: D e V, p.12]

La parrhsia qui avait t une seule chose avec le courage, les vertus, la naissance et la formation de ltre singulier - bref : indissociable de lindividu en situation - devient quelque chose qui sexerce par personne interpose au nom du silence gnral, la parole dite loreille du roi : un mtier comme un autre.

La parrhsie dans les tragdies dEuripidePour ce qui concerne Euripide, Foucault prend en considration six tragdies dans lesquelles la parrhsia a des fonctions diffrentes : Les phniciennes, Hyppolite, Les bacchantes, Electre, Ion, Oreste. Ce sont les deux dernires o la parrhsia a une fonction centrale, surtout dans le Ion o elle touche la dlicate question des discours vrais entre les dieux et les hommes.Dans Les phniciennes, la parrhsia apparat comme la libert la plus importante pour lhomme de la Grce antique. Eteocle et Polinice, les deux fils d?dipe, pour chapper la maldiction paternelle qui les condamnait la guerre rciproque, font un pacte pour gouverner Thbes tour de rle.Mais au bout de la premire anne Eteocle ne veut pas cder la place son frre. Eteocle symbolise la tyrannie, et Polinice, qui est exil, la dmocratie.

Polinice, pour obtenir le pouvoir, encercle alors Thbes avec son arme, tandis que Jocaste, mre des deux frres, tente de les persuader ngocier. La parrhsia fait son apparition dans le dialogue entre Jocaste et Polinice.

JOCASTE La premire chose que je veux savoir : quest-ce que labsence de la patrie ? Est-elle grave?POLINICE Elle est gravissime, plus dans les faits que dans les paroles.JOCASTE Quest-ce que lexil ? De quoi souffre-t-il lexil ?POLINICE Est pire que tout de ne pas avoir le droit la parrhsia.JOCASTE Cest une condition desclave, de ne pas dire ce que lon pense.POLINICE Et de devoir se plier la btise de qui commande ...JOCASTE Eh, oui, faire le stupide avec les stupides.POLINICE Pour lintrt on force notre temprament.[footnoteRef:57] [57: Op. cit., p.16]

Foucault explique, propos de ce passage, que, naturellement, un citoyen exil voit son statut dgrad jusqu celui desclave, puisquil ne peut plus parler franchement; mais aussi que si un citoyen ne peut pas se servir de la parrhsia, il ne peut pas sopposer au pouvoir du chef. Et sans une juste critique, le pouvoir exerc par le souverain devient dmesur et tyrannique . Un pouvoir si illimit oblige, selon lexpression de Jocaste, . Il y a une corrlation directe dans la Grce antique entre lexercice illimit du pouvoir et lidiotie. Le souverain est savant seulement tant quil y a quelquun qui peut utiliser la parrhsia pour le critiquer, et donc endiguer son pouvoir et son commandement[footnoteRef:58]. [58: Idem]

La parrhsia, telle quelle est voque ici, est une sorte de lumire, sans laquelle les hommes tombent dans lidiotie ou dans sa simulation. Cest comme si la forme parrhsia tait le seul type de discours qui puisse percer la calotte aveuglante du pouvoir. Et cest aussi comme si la patrie et la possibilit de dire la vrit concidaient pour le citoyen grec : tre exil, cest ne pas pouvoir dire ce quon pense. Se faire violence pour mentir, cest sortir de soi et rentrer dans le terrain vague du mensonge et de limposture, o, effectivement, personne ne se reconnat et o tout le monde est tranger soi-mme et aux autres.Cest comme si le mensonge tait une langue trangre dans laquelle il nous est permis seulement dinsulter la vrit, unique patrie do tout le monde est originaire.

Dans lHyppolite, Phdre, amoureuse dHyppolite, tient un discours dans lequel elle explique que la chose qui la retient le plus de consommer cet amour illgitime, est la peur que ses fils puissent perdre la parrhsia. Non ! - dit-elle - quils vivent dans la splendide Athnes, heureux et libres duser de la parrhsia; que la renomme de la mre les claire. Parce que, alors que la conscience dune faute du pre ou de la mre survient, elle transforme en esclave mme lhomme le plus audacieux[footnoteRef:59]. [59: Op. cit.,p.17]

Lhonneur, et donc aussi lhonneur familial, est aussi ncessaire que la citoyennet pour pouvoir garder la parrhsia, seule condition pour ne pas tomber au rang desclave.Dans Les bacchantes, on trouve une exception dans la tradition grecque : celui qui fait usage de la parrhsia est, en effet, un esclave. Il sagit dun valet de Penthe, qui, tant porteur de mauvaises nouvelles, craint la punition qui frappe les messagers en ce cas. Donc, avant de parler, le valet demande Penthe sil peut utiliser la parrhsia pour raconter clairement ce qui se passe, ou bien sil faut quil redoute la colre de son matre et quil reste rticent.

En ce cas, le jeu parrhsiastique voit une impossibilit initiale chez un des deux joueurs, qui est contraint, cause de cela, de demander au plus puissant la permission dinstaurer le jeu mme. Penthe - crit Foucault -, tant un roi sage, octroie son valet ce que lon peut appeler un (...) Le souverain, celui qui possde le pouvoir mais non pas la vrit, sadresse quelquun qui possde la vrit mais non pas le pouvoir, et lui dit : si tu me dis la vrit, indpendamment de ce que cette vrit comportera, tu ne seras pas puni[footnoteRef:60]. [60: Op. cit.,p. 19]

Donc le jeu parrhsiastique se produit autant grce au courage du valet, qui a eu laudace de demander la parrhsia, que grce la sagesse de Penthe qui la lui a concde. Une rencontre de vertus, dans ce cas, a construit un espace parrhsiastique l o les rgles sociales en niaient lexistence.Dans lElectre, en revanche, la parrhsia apparat dans le contexte du rapport mre-fille. Oreste, frre dElectre, vient de tuer le tyran Egiste, amant de sa mre, Clytemnestre, et assassin de son pre, Agamemnon. Clytemnestre est ignorante de ce qui vient de se passer au moment o elle rentre sur scne solennellement, sur un char royal, entoure des plus belles esclaves de Troie. Electre, sa fille, fait semblant dtre une esclave parmi les autres, mais elle est venue pour venger la mort de son pre en tuant sa mre.Il y a dans cette scne beaucoup dexceptions par rapport au cadre parrhsiastique jusquici esquiss : il sagit de deux femmes, sujets normalement exclus de la parrhsia, en plus entre ces deux femmes les rapports de pouvoir sont trs ingaux : lune est reine, lautre est dans le rle de lesclave, et elle est la fille de celle qui elle sadresse, donc dans un rapport de grande infriorit.

La situation, remarque Foucault, est trs asymtrique, mais les discours des deux femmes ont une longueur identique. La diffrence entre les deux est visible la fin du discours de Clytemnestre qui dit sa fille parle avec parrhsia, pour dmontrer que la mort de ton pre ntait pas juste, et Electre revient, avant de commencer son discours, sur la libert de parrhsia qui lui a t donne, fin que cette libert soit clairement tablie.

Il sagit ici nouveau dun , mais cette fois-ci il sera viol, non pas par Clytemnestre, mais par sa fille, qui la tuera cause de sa confession.On voit ici le contrat parrhsiastique se transformer en pige, le moins puissant obtenir la vrit par le mensonge, et le rapport de pouvoir pr-parrhsiastique sinverser radicalement aprs la confession.Le Ion est une tragdie entirement parrhsiastique. Ce qui est dabord important, ici, cest le changement du lieu rserv la dcouverte de la vrit : de Delphes, le lieu de loracle passe Athnes, il fait aussi partie de ce changement que la vrit ne soit plus dvoile par les dieux aux tres humains (comme cela se passait Delphes), mais quelle soit livre par les tres humains aux tres humains, au moyen de la parrhsia athnienne[footnoteRef:61]. Le rle qui avait t celui dApollon Phoebus devient aussi celui du citoyen athnien. [61: Op. cit., p.22]

Daprs le prologue de Herms, qui raconte ce qui sest pass avant le commencement de la tragdie, Cruse est la seule fille survivante de la dynastie athnienne. Un jour quelle tait en train de cueillir des fleurs jaunes prs des Longs Rochers, Apollon la viole ou la sduit. Pour les Grecs - explique Foucault - se servir dinstruments psychologiques, sociaux ou intellectuelles pour sduire une autre personne nest pas trs diffrent de faire usage de violence physique. Mme, du point de vue de la loi, la sduction tait considre un crime plus grave que la violence[footnoteRef:62]. Cruse reste enceinte, et, aprs avoir accouch, pour que son pre ne vienne pas apprendre lexistence de lenfant, elle abandonne le nouveau-n dans la grotte o il avait t conu. Apollon, alors, envoie son frre Herms le chercher et lamener au temple de Delphes, o il sera lev et considr comme un enfant trouv. Personne, sauf Apollon, ne sait qui est Ion, et lui-mme ignore son identit. [62: Op. cit., p.24]

Cruse, de son ct, ignore ce qui est arriv son fils, et a, entre-temps, pous un tranger, Xouthos, chose qui complique la continuit de lautochtonie athnienne; pour cette raison il est trs important que de ce mariage naissent des fils, mais cela ne survient pas. Tous deux se rendent donc Delphes, en vue dune rponse dApollon sur leur sort.

Alors que Xouthos demande juste sil pourra avoir une progniture de son union avec Cruse, cette dernire demande quel destin a touch le fils quelle a conu avec Apollon.Ion et Cruse se rencontrent sur le seuil du temple, mais ils ne se reconnaissent pas, symtriquement comme Oedipe et Jocaste au dbut de lOedipe roi de Sophocle. En effet, comme le remarque Foucault, les deux ?uvres sont semblables pour ce qui est de lintrigue mais les dynamiques de la vrit dans les deux tragdies sont exactement inverses. Dans Oedipe roi Apollon Phoebus dit la vrit depuis le dbut, en prdisant prcisment ce qui adviendra. Et les tres humains y sont ceux qui fuient la vrit ou vitent de la voir, en cherchant se soustraire au destin prdit par le dieu (...) Dans la tragdie dEuripide, en revanche, les tres humains essayent de dcouvrir la vrit : Ion veut savoir qui il est et do il vient; Cruse veut connatre le sort de son fils. Et cest Apollon qui cle la vrit[footnoteRef:63]. [63: Op. cit., p.25]

Le silence du dieu remplit le Ion, il se manifeste au dbut, alors que Cruse, qui a honte de parler de son histoire, dit Ion quelle est venue demander un oracle pour une amie; mais Ion lui explique que le dieu ne donnera pas de rponse sur ce qui est contre lui, et que si lon veut extorquer aux dieux ce quils veulent cacher, lon nen obtiendra que du mal. Apollon est un dieu qui cache et qui se cache lui-mme; la fin de la tragdie, quand on sattend le voir apparatre, puisque ctait une tradition dans lancienne tragdie grecque que le dieu qui reprsentait la figure divine principale apparaisse la fin; ce sera par contre Athena qui portera son message[footnoteRef:64]. Apollon, qui est le dieu charg de dire la vrit aux mortels, ne peut pas parler; il est comme paralys par sa faute, la tche sur son honneur lui interdit la parrhsia. [64: Op. cit., p.26]

Foucault dit que Apollon est lanti-parrhsiastes[footnoteRef:65]. Alors que Ion et Cruse sont les deux figures parrhsiastiques qui luttent contre le silence du dieu. [65: Op. cit., p.27]

En ce qui concerne Ion, qui avait peu avant dfendu le droit du dieu se cacher, il sera lui-mme victime du mensonge dApollon : Xouthos, en effet, croit, daprs loracle, tre son pre. Mais cela ne rassure point Ion, parce quil ne sait pas qui est sa mre, chose qui est dune importance vitale:

ION Si je puis formuler un v?u cest quelle, ma mre, soit une Athnienne; ainsi me viendra delle le droit la parrhsia. Si un tranger arrive dans un pays autochtone, mme sil peut tre un citoyen en paroles, sa langue est esclave, et il nest pas libre duser la parrhsia.

Ion est une tragdie caractre fortement politique, elle nat dans un moment de turbulence dans lhistoire grecque : Athnes cherche composer une coalition panhellnique contre Sparte, mais, entre Delphes et Athnes subsiste une rivalit lie la prise de position des prtres de Delphes pour Sparte. Il faut donc lire cette ?uvre comme une tentative de dmontrer la parent mythologique entre les deux villes. Cest pour cette raison quil ne faut pas stonner de voir Ion se rpandre en digressions politiques sur la dmocratie et la tyrannie. Ion explique quil y a dans une dmocratie trois catgories de citoyens : 1) ceux qui sont appels, en utilisant le vocabulaire politique de lpoque, les adunatoi : les citoyens athniens qui nont ni richesse ni pouvoir et qui dtestent tous ceux qui leur sont suprieurs; 2) ceux qui sont chrestoi dunamenoi : Athniens de bonne famille, qui sont en position dexercer le pouvoir, mais qui, tant sages (sophoi) prfrent se taire et ne pas soccuper des affaires politiques de la cit; 3) les hommes respectables qui sont puissants et font usage de leur habilet de parole et de la raison pour participer la vie publique. En imaginant les ractions de ces trois groupes son apparition Athnes en qualit dtranger et btard, Ion dit que le premier groupe, les adunatoi le hara; le second groupe, celui des sages, rira dun jeune qui veut tre tenu pour un des premiers citoyens dAthnes; et le dernier groupe, celui des politiciens, sera jaloux du nouveau concurrent et essayera de sen dbarrasser. Donc limpact avec lAthnes dmocratique nest pas pour Ion une perspective radieuse[footnoteRef:66]. Cette description critique de la vie politique athnienne la fin du cinquime et au dbut du quatrime sicle, crit Foucault, est la vision dun parrhsiastes tel quest Ion, cest--dire cette espce dindividu qui est utile la dmocratie ou la monarchie puisquil est assez courageux pour expliquer au roi ou au demos quels sont les dfauts de leurs vies[footnoteRef:67]. [66: Op. cit., p.30] [67: Op. cit.,p.32]

Ion est en fait une figure naturellement parrhsiastique, mais il est priv de son droit la parrhsia puisque, pour ce quil en sait, il na pas une descendance qui puisse le lui donner; mais en ralit cest le silence dApollon qui lempche duser de la parrhsia, et cela parce que le dieu dont le devoir envers les hommes est de leur dire la vrit, se comporte en lche et nest pas la hauteur de son rle parrhsiastique. Ce sera la fonction de Cruse, lautre figure parrhsiastique de la tragdie, de librer son fils et de lui permettre laccs la parrhsia en disant la vrit.Cruse incarne une figure parrhsiastique assez singulire : en tant que femme elle na pas le droit la parrhsia, mais devant le silence mensonger dApollon, elle est oblige de parler et de semparer de la vrit cache. Elle est le personnage-clef qui peut dvider lcheveau de faussets dont les hommes sont prisonniers.Non seulement Cruse est dans lignorance du sort de son fils, mais elle vient dapprendre que le successeur sera le fils que Xouthos a eu avec une autre femme. Sa raction est fortement motive, la vrit sort de ses lvres pousse par lhumiliation et la rage.La principale scne parrhsiastique de Cruse est compose de deux parties : la premire est constitue dun monologue dinvective contre Apollon, la deuxime est un dialogue entre elle et son vieux valet. Linvective de Cruse contre Apollon est la forme de parrhsia o quelquun accuse publiquement un autre dun dlit, dune faute, ou dune injustice commise. Et cette accusation est une manifestation de parrhsia dans la mesure o celui qui est accus est plus puissant que celui qui laccuse[footnoteRef:68]. [68: Op. cit.,p.33]

On pourrait rajouter au commentaire de Foucault que cette parrhsia est triplement atypique : le sujet que la prononce est une femme; elle sen sert pour critiquer un dieu si arrogant quil se cache elle aprs lavoir viole, Apollon fait un usage arbitraire et prvaricateur de sa force pour empcher au contrat parrhsiastique de sinstaurer; le seul discours par lequel Cruse puisse sortir de cette impasse est de nature motive. Son invective prend la forme dun cri, le cri de la femme viole, mais aussi le cri qui soppose la chanson dApollon, qui dans liconographie classique joue dune lyre sept cordes. Ce cri se dploie devant les portes fermes du temple, toujours dans le silence du Dieu.Aprs ce monologue, le vieux valet qui a tout cout pose des questions trs explicites Cruse et donne lieu un dialogue symtrique. Cette interrogation - remarque Foucault - est le contraire du dvoilement de la vrit par loracle. Loracle dApollon est dhabitude ambigu et obscur, ne rpond jamais un ensemble de questions prcises en manire directe[footnoteRef:69], pour utiliser lexpression dHeraclite, il ne voile, ni ne dvoile, mais signifie. [69: Op. cit., p..36]

Foucault dfinit le discours de Cruse comme une modalit personnelle de parrhsia en lopposant la parrhsia politique traditionnelle. En effet, si la parrhsia de Ion a la forme dune critique politique qui concerne son statut de btard et dtranger, mais dont il nest pas responsable, dans la parrhsia de Cruse, par contre, intervient quelque chose qui relve de lautocritique et de la confession. Ce sera la combinaison de ces deux figures parrhsiastiques qui permettra le dvoilement de la vrit la fin[footnoteRef:70]. [70: Foucault ne rentre pas dans le sujet pour ce qui concerne les vnements de la dernire partie de la tragdie, cause de lextrme complication de lintrigue.]

Dans lOreste on assiste au seul cas o le mot parrhsia apparat dans son sens ngatif, celui de licence verbale ignorante. Aprs avoir tu leur mre, Oreste et Electre sont jugs. Foucault prend comme exemple la narration de lassemble o les citoyens se prononcent pour la culpabilit ou pour linnocence dOreste.On voit dfiler les opinions de diffrentes figures dorateurs mythiques, parmi lesquels un bavard sans frein qui fait usage de lignorante licence verbale[footnoteRef:71] et qui se dclare pour la culpabilit dOreste et dElectre. Ce type dorateur est celui qui nuit la dmocratie, et dont le nom de athuroglossos, signifie la lettre, celui dont la langue (glossa) na pas de porte (a-thura). Les caractres de lathuroglossos sont au nombre de deux, crit Foucault : le premier est de ne pas distinguer les occasions dans lesquelles il faut parler des occasions o il vaut mieux se taire. Le deuxime vient de la critique de Plutarque qui dit que lorsquon est un athuroglossos, on na mme plus de respect pour la valeur du logos, pour le discours rationnel en tant que moyen pour garantir laccs la vrit. Lathuroglossos devient alors quasiment synonyme de la parrhsia, entendue au sens ngatif, et lexact contraire de la parrhsia en sens positif[footnoteRef:72]. [71: Op. cit., p..37] [72: Ibidem]

Un trait distinctif du vrai parrhsiastes, donc, est de savoir distinguer ce qui doit tre dit de ce qui doit tre tu : cest l la qualit principale du parrhsiastes, une sorte de clairvoyance qui saisit la rencontre entre vrit et prsent. On peut dire que la parrhsia est la capacit de discriminer, de voir et de faire apparatre les lments dterminants dans une situation, elle est mme la capacit de vivre et de parler en situation.Le dernier orateur, par contre, est lexemple du parrhsiastes positif, mme sil nest pas dfini comme tel par Euripide. Il sagit dun homme peu agrable daspect voir, mais qui la diffrence dune femme possde le courage; il est andreios aner, un homme viril. On ne le voit pas souvent lagora, cest un homme obscur qui vient prendre part seulement aux discussions importantes. Il ne vit pas de politique, mais il sy intresse[footnoteRef:73]. [73: Op. cit.,p.44]

En plus il est autourgos, cest--dire quil travaille la terre lui-mme; Euripide attribue trois qualits ces citoyens : ils sont toujours prts partir pour la guerre et combattre, ils sont assez intelligents pour pouvoir discuter et donner des conseils sur le bien de la cit, et ils sont moralement irrprochables. Une certaine intelligence pratique est ici apprci chez le parrhsiastes, mme sil sagit dun humble paysan, le fait quil soit raisonnable, quil agisse consquemment ses mots, et quil soit courageux en guerre, font de lui un modle dethos parrhsiastique, puisque Euripide met dans sa bouche un discours claire symbologie politique. Cest lui qui dit que Oreste, fils dAgamemnon, tait couronner, pour avoir voulu venger le pre, en tuant une femme pitre, maudite : disait-il .[footnoteRef:74] Il faut sexpliquer cet loge de lethos guerrier, et de tout ce qui y a trait, comme la chastet des pouses, par le contexte historique. La tragdie a t compose en 408 avant Jsus-Christ, moment o la comptition entre Athnes et Sparte tait son comble - la guerre du Ploponnse -, tandis quon se demande dans la cit sil faut prendre le parti de la paix ou continuer la guerre. Les dmocrates taient favorables la guerre pour des raisons conomiques, les conservateurs la paix. Les positions des orateurs sont donc aussi censes reprsenter les deux partis politiques, et une fois de plus la parrhsia se retrouve la fois argument et moyen pour dfendre un choix politique. [74: Op. cit.,p.37]

LOreste, remarque Foucault, est la seule tragdie o la parrhsia soit problmatise parce quil y a une fracture entre une parrhsia positive et une ngative. Il sagit ici dune crise de la fonction de la parrhsia[footnoteRef:75] qui sarticule en deux aspects : le premier concerne le statut de la parrhsia, et la question de savoir qui a droit den faire usage; faut-il accepter la parrhsia comme un simple droit civil, ou bien slectionner sur la base du status social ceux qui y ont droit ? A la diffrence de lisegoria et de lisonomia, la parrhsia ntait, en effet, pas dfinie en termes institutionnels. Il ny avait aucune loi qui puisse protger le parrhsiastes des consquences de ses paroles. Il venait ainsi de se crer un problme de rapport entre nomos et aletheia : comment est-il possible de donner forme lgale la figure de quelquun qui fait rfrence la vrit ?[footnoteRef:76]. [75: Op. cit.,p.47] [76: Ibidem]

Le second aspect de la crise de la fonction parrhsiastique concerne le rapport entre la parrhsia et la mathesis, cest--dire que la parrhsia en soi nest plus considre comme adquate montrer la vrit, elle ncessite une formation prliminaire. Dans lOreste, par exemple, on a limpression que la mathesis la plus efficace nest pas celle de la tradition socrato-platonicienne, mais plutt celle de lautourgos, lhomme qui acquire son exprience par la vie. De nouvelles interrogations sur la dmocratie et sur les critres de vrit surgissent, en forme de problmatisations, ce qui met en cause, bien sr, la parrhsia.Si lon veut, dans cette crise de la parrhsia, dans son mouvement curviligne qui suit la modification des institutions, le plus intressant est la modification des individus. Plus prcisment , ce nest pas tellement la mtamorphose de leurs droits, ou des diffrents comportements quils entretiennent dans un contexte en voie de modification qui, notre avis, intresse Foucault, mais la transformation du rapport que les sujets entretiennent avec eux-mmes.Lorsquon se pose la question Qui est parrhsiastes ?, on se demande qui est un sujet juridique, cest dire le sujet qui dit la vrit, comment se forme ce sujet ? Quelle est sa formation, sa mathesis ? Est-ce que les institutions participent de sa formation ? Est-ce que la dmocratie est une institution qui permet aux individus de devenir des sujets capables de vrit ? Cest en ce sens quil faut comprendre la problmatisation de la parrhsia, comme la transition dun paradigme lautre de la subjectivit et de sa forme juridique.

Parrhsia, crise de la dmocratie et souci de soi

La critique explicite de la parrhsia, entendue dans lacception ngative du terme, devient un lieu commun partir de la Guerre du Ploponnse. Le problme, trs schmatiquement, tait le suivant. - crit Foucault - La dmocratie est fonde par une politeia, par une constitution, dans laquelle le demos, le peuple, exerce le pouvoir, et dans laquelle chacun est gal aux autres devant la loi. Puisque la parrhsia est accorde aussi aux pitres citoyens, linfluence croissante des orateurs mauvais, immoraux, ou ignorants, peut amener la citoyennet la tyrannie, ou mettre en danger la ville dautres faons[footnoteRef:77]. Voil pourquoi la parrhsia au bon sens du terme ne peut exister l o existe la dmocratie[footnoteRef:78]. Platon explicitait cela en disant que le danger principal de la libert et du libre parler dans une dmocratie est ce qui se passe lorsque chacun a son propre mode de vie (...), celui que Platon appelle kataskeue tou biou. En ce cas, il ne peut plus y avoir un logos commun, une possible unit pour la cit[footnoteRef:79]. En effet, Platon concevait une stricte analogie entre la faon dont un tre humain se gouverne soi-mme, et la faon dont il peut vouloir que la cit soit gouverne; si chacun suit sa propre doxa, son arbitraire, il se cre une multiplicit de petites constitutions autarciques qui ne pourront jamais tre fdres. [77: Op. cit, p.51] [78: Op. cit, p.54] [79: Op. cit, p.56]

Foucault soutient quil y a deux aspects essentiels de la problmatisation de la parrhsia au cours du IV me sicle : le premier est que la libert de parole est de plus en plus lie un choix existentiel, la libert dans lusage du logos devient de plus en plus libert dans le choix du bios[footnoteRef:80]; le deuxime est quau fur et mesure que la parrhsia sapproche de la monarchie, celle-ci nest plus inscrite dans la constitution, et donc nest plus ni un droit institutionnel ni un privilge, mais juste une attitude personnelle, le choix dun bios. [80: Idem]

Le bouleversement qui voit apparatre un troisime lment du jeu parrhsiastique, le peuple muet, doit tre interprt de la manire suivante : lorsque lespace social de la parrhsia disparat et avec lui ceux qui en dtenaient le monopole par la vertu, mais - surtout - par la naissance, sans laquelle on ne peut pas accder aux vertus dans la Grce antique, la parrhsia devient une activit virtuellement la porte de tout le monde, et par consquent une activit minemment politique. Puisquune fois dritualise comme forme de discours, elle se fait dautant plus noble quelle est porteuse de nouveaux risques; elle devient quelque chose de plus, elle devient une forme de vie.On retrouve, dans cette acception, le mot de parrhsia chez Aristote, dans le livre IV de lEthique Nicomaque, o elle nest pas utilise pour caractriser une pratique politique ou une institution, mais comme signe propre de lhomme magnanime, du megalopsychos (...) Il prfre laletheia la doxa, la vrit lopinion. Il naime pas les adulateurs. Et puisquil regarde les autres hommes du haut en bas (katafronein), il est . Il utilise la parrhsia pour dclarer la vrit parce quil est capable de reconnatre les erreurs des autres[footnoteRef:81]. [81: Op. cit, p.58]

Foucault analyse, ensuite, lvolution de la parrhsia sous un biais philosophique, en entendant par philosophie l (techne tou biou). La figure centrale de cette analyse est naturellement le Socrate des crits de Platon, mme si le mot parrhsia cette poque tait quasi absent du vocabulaire. Le rle de Socrate comme parrhsiastes apparat clairement dans lApologie o il discute avec les gens dans la rue en les exhortant prendre soin de leurs mes par la sagesse, la vrit et la perfection. Et un Socrate parrhsiastes est aussi celui de lAlcibiade majeur, apprenant Alcibiade le sens du souci de soi, plutt que de laduler en esprant obtenir ses faveurs comme tous les autres. Dans quelle mesure le jeu parrhsiastique correspond-il au jeu socratique ? La mthode de recherche socratique telle quelle se dessine dans lApologie, lAlcibiade majeur et le Gorgias nest pas une interrogation des hommes dans le dessein dobtenir deux une confession autobiographique. Dans les portraits quen font Platon ou Xenophon, nous ne voyons jamais Socrate couter un examen de conscience ou une confession de culpabilit. Une fois de plus, ici, rendre compte de sa propre vie, de son propre bios, ne signifie pas faire un rcit des vnements historiques qui ont eu lieu dans sa propre existence, mais plutt dmontrer que lon est mme dclaircir la relation entre le discours rationnel, le logos, dont on est capable de faire usage, et la faon dont on vit[footnoteRef:82]. [82: Op. cit, p.63]

Le but de linterrogation socratique est de dcouvrir sil y a une harmonie entre le discours dune personne et la forme quelle donne sa vie. Pour cette raison Socrate est appel basanos, puisque le mot grec basanos dsigne une , cest--dire une pierre noire qui est utilise pour vrifier lauthenticit de lor, chose quon obtient par lexamen du signe laiss sur la pierre alors quelle est frotte par lor[footnoteRef:83]. [83: Op. cit, p.64]

Lachs, dans le dialogue ponyme, dit que lharmonie entre les discours et la vie de Socrate na pas besoin dtre dmontre, parce quelle est dj vidente dans son attitude. Il est pour cela un mousikos aner, dfinition qui dans les autres dialogues dsigne une personne fidle aux Muses, donc forme aux arts libraux. Ici il sagit dune rfrence lharmonie ontologique entre logos et bios, qui, explique Lachs, est une harmonie de type dorique, cest dire courageuse[footnoteRef:84]. En effet dire la vrit est avant tout un acte de courage. [84: En effet, Foucault rapporte que Platon parle dans La Rpublique de quatre espces dharmonie loeuvre dans la Grce antique le mode lydien, que Platon naime pas parce que trop solennel; le mode phrygien, que Platon associe aux passions; le mode ionien qui est trop doux et effmin; le mode dorique, qui est courageux. D eV, p.66]

Les discours quun sophiste pourra tenir sur le courage seront, peut tre, trs beaux et sduisants couter, mais lui-mme, le sophiste, ne sera jamais courageux. Dailleurs le thme du risque a une importance non ngligeable dans toute loeuvre de Foucault, cest mme vraisemblablement par le danger quelle comporte, que la parrhsia fait lobjet de ltude de Foucault et se relie lactualit de notre poque. Dans son cours sur la naissance de la biopolitique Foucault disait que en gros, on peut dire ceci : cest que, dans lancien systme politique de la souverainet, il existait entre le souverain et le sujet toute une srie de rapports juridiques et de rapports conomiques qui engageaient et obligeaient mme le souverain protger le sujet. Mais cette protection tait, en quelque sorte, extrieure. Le sujet pouvait demander son souverain dtre protg contre lennemi extrieur ou contre lennemi intrieur.Dans le cas du libralisme, cest tout autre chose. Ce nest plus simplement cette espce de protection extrieure de lindividu lui-mme qui doit tre assure. Le libralisme sengage dans un mcanisme o il aura chaque instant abriter la libert et la scurit des individus autour de cette notion de danger (...) On peut dire quaprs tout la devise du libralisme, cest . Cest--dire que les individus sont mis perptuellement en situation de danger ou plutt, ils sont conditionns prouver leur situation, leur vie, leur prsent, leur avenir, etc., comme tant porteurs de danger[footnoteRef:85]. [85: Extrait de Naissance de la biopolitique, sance du 14 janvier 1979, paru dans Le sicle, supplment rattach au Monde quotidien du 7 mai 1999.]

Cette citation de Foucault est, notre avis, fondamentale pour expliciter le lien entre le libralisme de jure et le rgime de la terreur individuelle de facto quon exprimente quotidiennement dans les dmocraties du capitalisme avanc. Voil comment ces deux aspects, apparemment contradictoires, se rvlent comme parfaitement complmentaires. Cest la lumire de cette analyse de la socit contemporaine quil faut considrer la lecture par Havel du concept de parrhsia. Ce qui sachve prsent, est un glissement de la parrhsia vers la non-verbalit : le silence des masses ne pouvant plus svader de la crainte devient un silence offensif. Selon Havel - crit Kiossev - (lacte parrhsiastique) peut apparatre sous diverses formes non-verbales - et il est gnralement proche de linsoumission silencieuse, de la non-articulation du silence rsistant et mme de la mort comme geste de dsobissance. En dautres termes, un moment donn, le mot parrhsia recouvre les problmatiques fondamentales du sacrifice de soi, avec tous ses potentiels involontaires et peut-tre aussi destructeurs (pour un ordre symbolique, autant sans doute que pour lanalyse discursive).[footnoteRef:86] [86: A. Kiossev, op. cit., p.173]

Ce quoi on assiste dans les rgimes post-totalitaires, remarque Kiossev, cest linfiltration de cette parrhsia nouvelle et destructive, sous les apparences de la Vrit absente, objet vague du dsir collectif[footnoteRef:87]. Et, en effet, la nouvelle forme de cette parrhsia du silence, avec son arrogance et sa ngativit unies sa forme transcendante et prilleuse, finit par devenir ce que Foucault appelle, par ailleurs, une police de discours. La parrhsia doit sans cesse revtir les nouveaux vtements de lEmpereur pour pouvoir scrier mais lEmpereur est tout nu !. Les expressions verbales qui prennent dautres formes nont aucune chance de conqurir lespace public de la socit post-totalitaire par la force et le pouvoir de vrits dotes de force dvidence. De telles expressions sont supprimes comme mensonges. La parrhsia devient censure.[footnoteRef:88] [87: Ibidem] [88: Op. cit.,p.175]

Il est dailleurs difficile dimaginer une forme de vrit qui puisse tre de nature verbale aprs les ravages des socits totalitaires, qui se sont si souvent servies de la parole comme moyen de mystification et de manipulation de masse. Le verbe, lexpression performative, et dun certain point de vue la culture toute entire, sont hants dans ce contexte par le spectre de linsignifiance tel point quAdorno put conclure dans La Dialectique Ngative que la culture aprs Auschwitz nest plus quun tas dordures.Plus les mfaits dun rgime sont graves, plus lacte doit se joindre la parole, le discours devant correspondre une forme de vie. Les mots perdent irrmdiablement leur sens, devant lindicible des horreurs vcues. Le geste, alors, prend le pas sur les mots. Et cest ici que la parrhsia atteint la limite de ses mtamorphoses, cest ici quelle devient insoumission muette, censure cruelle; cest ici quelle risque mme de se retourner contre ceux qui la pratiquent.Foucault distingue la parrhsia socratique de la parrhsia politique en ce que la premire se manifeste dans un rapport personnel entre deux tres humains, et non pas dans la relation du parrhsiastes avec le demos ou avec le roi. Et en plus, par rapport aux relations que nous avions remarques dans la parrhsia politique, entre logos, vrit et courage, avec Socrate merge un lment nouveau, cest--dire le bios[footnoteRef:89]. Voici le troisime aspect qui rentre, explicitement reprsent par Socrate, sur la scne du jeu parrhsiastique : le bios inextricable de la politique, unit quon ne peut plus dissquer en qualits, vertus, naissance, mais qui a une organicit, une forme. Une forme de vie qui tout en restant apparemment lcart du politique, lincarne plus pleinement que toute autre forme de pratique. [89: Op.cit., p.66]

Il faut rattacher la politicit autre de la parrhsia socratique au mouvement qui sopre entre la parrhsia de la Grce dmocratique et celle de la Grce impriale : une fois rendu impraticable lespace de lagora, une fois le droit la parrhsia expropri par le roi, et tous ses dpositaires lgitimes privs delle, voil que surgit une nouvelle parrhsia qui prend la forme dun dfi. Et cest alors que le parrhsiastes dmontre de faon destructive la possibilit denfreindre le caractre systmatique des rgles totalitaires : il montre tout le monde que lempereur est nu, quil est possible tous de vivre dans la vrit[footnoteRef:90]. [90: A. Kiossev, op. cit. p.171. A propos de lacte parrhsiastique dans le contexte des rgimes totalitaires, Kiossev crit quil atteint le statut de lvnement irrversible dans lanalyse de Havel : Contrairement la proposition ngative normale, le refus de vivre dans le mensonge est un refus de lintgralit de la formation discursive et de lintgralit du monde possible : une telle ngation couvre tout le domaine du pouvoir totalitaire. Lacte parrhsiastique, naissant sous forme dvnement dans le monde des mensonges, se rvle destructeur pour les conventions constitutives de ce monde - reproductions symboliques, techniques institutionnelles, grilles ontolo