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LA PHILOSOPHIE D'ANDRÉ LALANDE L'Académie des Sciences Morales et Politiques se réjouit d'avoir à célébrer cette année, comme l'an dernier, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l'un de ses membres : André Lalande, après Firmin Roz. Elle est reconnaissante à La Revue des Deux Mondes d'ouvrir ses colonnes à l'hommage rendu à notre confrère, André Lalande. Ce nom vénéré de nous tous, évoque l'image- d'un grand labeur souriant et désintéressé et qui a pris toute une vie parce que, en effet, cette vie a été ce qu'elle ne cesse d'être encore : une foi vivante, un véritable apostolat en faveur d'un accord des hommes sur le raisonnable et le vrai, en vue d'amener le triomphe du « même » qui unifie, et mène à la communauté des esprits, sur 1' « autre » qui divise et qui exaspère la concurrence des instincts. Dissolution, terme ambigu qu'abandonnera justement la seconde édition, remaniée dans son titre mais inchangée dans son fond, de sa thèse de doctorat, involution par opposition à évolution ; et, en langage moins technique, assimilation sont les maîtres mots par où s'exprime le thème constant de notre philosophe; clarté et rigueur ceux qui qualifient son esprit, bienveillance et affabilité son caractère. Un même souci majeur toujours d'éclairer pour convaincre par la seule séduction de la lumière et de la rigueur préside à toutes les formes de son activité. Lalande n'a pas attendu que l'Unesco vînt souligner l'urgence d'analyser et de réduire les tensions entre les peuples et les indi- vidus, de multiplier les contacts entre les hommes pour les amener à se mieux comprendre. Tel était en effet son objectif déjà il n'y a pas loin de trois quarts de siècle. Sa philosophie de l'identité, son souhait d'accord et d'unité entre les esprits se devaient en

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LA PHILOSOPHIE

D'ANDRÉ LALANDE

L'Académie des Sciences Morales et Politiques se réjouit d'avoir à célébrer cette année, comme l'an dernier, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l'un de ses membres : André Lalande, après Firmin Roz. Elle est reconnaissante à La Revue des Deux Mondes d'ouvrir ses colonnes à l'hommage rendu à notre confrère, André Lalande. Ce nom vénéré de nous tous, évoque l'image- d'un grand labeur souriant et désintéressé et qui a pris toute une vie parce que, en effet, cette vie a été ce qu'elle ne cesse d'être encore : une foi vivante, un véritable apostolat en faveur d'un accord des hommes sur le raisonnable et le vrai, en vue d'amener le triomphe du « même » qui unifie, et mène à la communauté des esprits, sur 1' « autre » qui divise et qui exaspère la concurrence des instincts.

Dissolution, terme ambigu qu'abandonnera justement la seconde édition, remaniée dans son titre mais inchangée dans son fond, de sa thèse de doctorat, involution par opposition à évolution ; et, en langage moins technique, assimilation sont les maîtres mots par où s'exprime le thème constant de notre philosophe; clarté et rigueur ceux qui qualifient son esprit, bienveillance et affabilité son caractère. Un même souci majeur toujours d'éclairer pour convaincre par la seule séduction de la lumière et de la rigueur préside à toutes les formes de son activité.

Lalande n'a pas attendu que l'Unesco vînt souligner l'urgence d'analyser et de réduire les tensions entre les peuples et les indi­vidus, de multiplier les contacts entre les hommes pour les amener à se mieux comprendre. Tel était en effet son objectif déjà il n'y a pas loin de trois quarts de siècle. Sa philosophie de l'identité, son souhait d'accord et d'unité entre les esprits se devaient en

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effet de travailler à réduire les antagonismes, ainsi qu'en témoignera son Précis raisonné de morale pratique, et ne pouvaient s'accom-moder de malentendus ou de fausses définitions : nous dirons quelle arme contre l'a peu près apportera le fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie, excellent modèle justement pour l'Unesco, dans son projet de doter de vocabulaires, concertés en commun, les principales disciplines scientifiques.

La Dissolution opposée à VEvolution, les Illusions évolutionnistes, ces deux titres ont la valeur d'un programme. Le premier contact de Lalande avec l'évolution fut en effet un heurt— heurt non pas avec l'hypothèse proprement biologique de Darwin, mais avec la philosophie générale que Spencer, alors très en faveur, en pré­tendait déduire, en proposant comme norme universelle cette diffé­renciation observée dans le domaine de la vie et qui va devenir l'ennemi numéro 1 de notre philosophe.

Le heurt était d'autant plus vif que le premier projet de ce qui devait devenir, sept ans plus tard, en 1899, la thèse de doctorat sur la Dissolution se restreignait à l'analyse des rapports de la morale et de l'évolution ; que cetts préoccupation morale, exclusive d'abord, ne cesse pas d'être chez lui dominante et que les dangers que l'évolutionnisme de Spencer paraissaient représenter pour la morale ne pouvaient qu'éloigner Lalande d'une telle philosophie. La sienne propre n'annonça-t-elle pas l'intention d'appliquer la raison à la connaissance du monde et de lui remettre « dans la con­duite privée et dans l'ordre politique l'autorité que nous voyons tous les jours détenue par des préjugés et des passions. » Et contre les dangers de l'évolutionnisme, dangers non moindres pour la science que pour la morale, ce sont les savants eux-mêmes qu'il convient de mettre en garde. Bien des savants en effet, nous est-il dit dès le premier chapitre des Illusions évolutionnistes, ont pu se croire solidaires de l'évolutionnisme, et l'auteur de déclarer : « Nous espérons montrer que les sciences ne le sont pas ». Il n'est pas rare non plus que d'autres esprits très attachés aux valeurs spirituelles et, par là, très hostiles au biomorphisme universel de Spencer, le prennent, eux aussi, pour une expression de la science dont ils se détournent alors pour échapper aux conséquences morales du système. C'est donc à celui-ci que doit s'attaquer le défenseur de la morale et des valeurs spirituelles pour en montrer la vanité, et qu'il ne saurait invoquer la caution de la science.

Au point de départ, il faut d'abord noter comment Spencer

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cherche à profiter du sens équivoque du mot évolution dont on peut donner bien des définitions. Ecoutez plutôt Lalande, si féru lui-même, comme on le sait, de précisions linguistiques : « Ce que représente le mot évolution dans le langage ordinaire, c'est avant tout le développement intérieur et spontané de l'être par une force propre qui l'anime, le principe directeur des corps organisés en un mot, la vie... En même temps pour quelques esprits moins exclu­sifs, mais aussi préoccupés de tout interpréter au moyen d'un seul et même principe, ce mot représente une « énergie » qui peut se manifester aussi bien comme mouvement que comme esprit, qui participe de l'un et de l'autre, et dont on se figure qu'elle pourra les expliquer toutes deux. On se figure qu'expliquant l'origine des espèces, c'est-à-dire des formes vivantes spéciales et diverses, il ne lui faudra qu'un degré de plus pour rendre raison de.la vitalité, puis, par elle, de la sensibilité, et, par la sensibilité, de la pensée. »

Or, c'est d'une telle évolution que le dogmatisme de Spencer prétend faire une loi : « l'évolution est une intégration de matière accompagnée d'une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d'une homogénéité indéfinie à une hétérogénéité définie. » Mais cette prétendue loi n'en est pas une, au sens scienti­fique du mot : en dépit de quoi elle est présentée comme valable pour tous les ordres de phénomènes. L'instabilité de l'homogène lui ferait produire différenciation et intégration. Or l'on sait le prestige des mots différenciation et spécialisation si couramment donnés comme synonymes de progrès.

Cependant une analyse, même sommaire, permet de faire justice de cette pseudo-loi.

L'appuyer sur l'instabilité de l'homogène n'es{, que fantaisie, puisque l'homogénéité absolue n'existe pas, et qu'elle ne se diffé­rencie qu'autant qu'elle contient de l'hétérogène.

Lalande va donc opposer son involution à l'évolution de Spen­cer : le mot dissolution, qu'il avait d'abord emprunté à Spencer lui-même chez qui il désignait en effet le contraire de l'évolution, avait une signification péjorative f âcheuse ' f ace à l'évolution dont nous avons dit au contraire la résonance privilégiée. Ce privilège dé­noncé, c'est au nom de la science même que l'auteur de l'involution . va substituer ses propres vues à celles de Vévolution.

C'est assez dire que Lalande ne rêve pas d'un divorce entre la * philosophie et la science. Ce n'est pas à la vraie science qu'il en veut, mais au scientisme, sa caricature, et aux illusions qu'il nourrit

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de détrôner la philosophie. Médire de la science ne pouvait convenir ni à ce rationaliste, ni à la culture scientifique que lui-même pos­sédait, ni à l'accès dans les milieux physiciens de Sorbonne qu'allait lui ouvrir son mariage. Et ne sait-on point de surcroît que c'est une chaire de logique et de philosophie des sciences qu'il occupera pen­dant près de trente-cinq ans à la Faculté des Lettres de Paris ? Cette double attache à la philosophie et à la science ne pouvait que lui faire percevoir plus clairement le danger d'une généralisa­tion aussi téméraire que celle de Spencer. Est-ce l'ironie ou une précaution du destin qui fit de Lalande en 1925, le successeur, à l'Institut, d'un spéncérien convaincu : Alfred Espinas, qui d'ail­leurs, lui-même, avait occupé le fauteuil le moins préparé, semble-t-il, pour le recevoir, celui de Tarde. Plutôt cependant qu'au caprice du destin, imputons cet enchaînement contrasté au libéralisme de l'Académie, sensible aux mérites les plus divers, dès l'instant qu'elle les juge éminents.

Ce libéralisme eut sa récompense dans le magnifique éloge que le nouvel élu prononça le 24 janvier 1925 de son spéncérien prédé­cesseur qu'il sut comprendre et louer, comme s'il eût été lui-même de sa lignée. Sans rien laisser dans l'ombre ni de ce qui le heurte ni de ce qui le séduit du réalisme nuancé d'Espinas, Lalande analyse la doctrine avec une totale et très compréhensive objecti­vité. Qu'on en juge par les lignes suivantes où les réserves les plus formelles ne restreignent point l'élan de sympathie, non plus que l'hommage aux idées « si riches et si fortes » qu'exposaient les Sociétés animales : « Personne ne représente mieux qu'Espinas, surtout à cette époque de sa vie, les grandes espérances que sou­levait alors la méthode expérimentale. Nous en avons bien rebattu, et quelques années plus tard lui-même a été le premier à y apporter des restrictions». «Devant l'action présente, qui demande notre décision, la science, avouait en effet Espinas, reste encore muette... Le risque et le choix remplacent la certitude. Tout cela choque notre intellectualisme. Ce n'est qu'à la longue et à son corps défen­dant que celui qui vous parle en est venu à cette manière de voir. Il faut pourtant se rendre à l'enseignement des faits ».

Qu'il soit tout à l'honneur d'Espinas' de l'avoir si librement reconnu, Lalande s'empresse de le souligner. Mais un doute lui reste que par cet aveu son prédécesseur ait renoncé à ses positions premières ; et cela l'amène, face à celles-ci, à montrer comment lui-même interprète les faits qu'Espinas au contraire doit se rési-

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gner à subir : « Ces faits, écrit Lalande, c'est d'une part qu'il existe de bons esprits pour qui « la vie », pas plus collective qu'indivi­duelle, n'apparaît comme un impératif catégorique, de l'autre que môme pour ceux qui considèrent la santé sociale comme le bien par excellence, la'science de nos jours est encore loin d'en avoir déterminé les conditions. » L'hommage à la sincérité d'Espinas s'accompagne donc de ce très formel refus d'adhérer à la doctrine : « On se sent pris de regret de ne pouvoir souscrire à ses principes comme on respecte sa personne et comme on sympathise avec ses sentiments. » Aux yeux de Lalande la valeur supérieure n'est point du côté de la vie qui rend égoïste et qui sépare égoïstement et oppose, mais du côté de ce qui unit.

« S'il est vrai que la sympathie est le lien social par excellence, la qualité fondamentale à laquelle elle s'attache sera donc la valeur supérieure. Or cette qualité est la ressemblance ou, si l'on nous permet un terme fort abstrait, mais classique le même en tant qu'il s'oppose à Vautre. C'est déjà ce que disait Platon. Cette joie de l'identité qu'expriment naïvement les jeux gracieux des hiron­delles, nous la retrouverons dans l'idéal presque mystique d'un Aristote, pour qui la vertu suprême est cette unité parfaite que peut seule réaliser intégralement la pensée de la pensée ; dans la morale stoïcienne qui fait reposer l'amitié des sages sur leur com­mune sagesse ; mieux encore dans la règle chrétienne qui nous enseigne non seulement à aimer notre prochain comme nous-mêmes, mais précisément à comprendre, sous le nom de prochain, non pas nos proches selon la chair, mais tous les hommes de bonne volonté. Et c'est encore ce que l'on retrouve dans la formule d'un Kant pour qui le devoir se détermine par l'universalité. Tandis que les individus s'opposent par leurs différences, les personnes morales se rapprochent par la communauté de leur idéal, et tendent, sui­vant l'émouvante parole de l'Evangile, à être consommés en un. Assimiler les esprits entre eux, en substituant au chaos des opi­nions individuelles l'unité conquise de la vérité ; découvrir en même temps par où les choses se ressemblent, enfin assimiler les choses à l'esprit en découvrant le biais par où le mouvement des phénomènes est identique au mouvement de la pensée ; voilà quelles sont les démarches essentielles de la connaissance vraie. » On voit si nous sommes loin de la concurrence vitale ou même de la simple solidarité organique des membres et de l'estomac, s'il s'agit ici au contraire d'une communauté des esprits assimilés

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les uns aux autres par l'effort de la raison et la chaleur de l'amour ; car tel est en effet l'idéal opposé au réalisme moniste d'Espinas par Lalande dans sa thèse de doctorat, commencée en 1892 et soutenue en 1899, sous le premier titre Vidée directrice de la disso­lution opposée à celle de Vévolution dans la méthode des sciences phy­siques et morales, puis remaniée en 1930 sous ce titre plus clair : Les illusions évolutionnistes. L'ouvrage est consacré, dit l'avant-propos, au progrès de l'unité logique sur la différenciation et la lutte, et animé par la conviction « que les hommes qui réfléchissent sont plus près les uns des autres qu'ils ne pensent, comme le prouve la défiance commune dont les enveloppent judicieusement ceux qui se soucient peu de développer, suivant la belle parole d'Au­guste Comte, l'ascendant de notre humanité sur notre animalité, et qui ne donneraient ni un cheveu de leur tête pour la science, ni une motte de leur champ pour la paix. »

Face au monisme naturaliste d'un Spencer qui s'obstine à confondre développement organique et développement humain dans une même évolution unique, Lalande va dresser un dualisme qui refuse de régler l'humanité sur l'animalité et au sein duquel l'alté-rité, celle des choses et celle des hommes, n'est que la donnée de fait sur quoi se doit exercer la réduction à l'identique. Il y a donc lieu d'apercevoir, dans cette perspective dualiste, deux directions de sens inverse, celle de la vie instinctive et matérielle, et celle du développement intellectuel et moral. L'instinct dépossédé par la raison, voilà d'un mot la philosophie de Lalande. Il faut ajouter que son rationalisme ne sera plus le rationalisme ontologique, a priori et abstrait de la tradition, mais un rationalisme plus militant que triomphant, en tout cas non immédiatement triomphant, puisque l'œuvre de la volonté de raison est à accomplir. Elle nous oblige à nous dépasser, à nous transcender sans cesse, comme l'on dira plus tard. Le rationalisme de Lalande n'est pas seulement contemplatif, et comme à l'écoute des essences auxquelles il serait accordé d'avance : il est actif, ouvrier de ses œuvres ; et notre au­teur nous présente, selon une distinction qui a fait fortune, l'ouvrier sous le nom de raison constituante et l'œuvre sous le nom de raison constituée : celle-ci se trouvant peu à peu cristallisée en forme de principes, principes directeurs de la connaissance et de l'action, alors que là raison constituante, jamais en repos, est le grand agent de l'assimilation. C'est pour l'opposer à l'évolution spencérienne productrice de différenciation qu'on appellera ce mouvement d'as-

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similation correspondant à la vection rationnelle, plus haut définie, Vinvolution, la parenté étymologique de ce mot avec celui d'entropie ayant l'avantage d'évoquer le lien avec le second principe de la thermodynamique. C'est la science en effet qui atteste l'existence d'une propriété du monde extérieur dont les évolutionnistes n'ont pas soupçonné l'importance, sans doute parce que les physiciens ne l'avaient pas encore suffisamment dégagée dans sa généralité.

Or le principe de la dégradation de l'énergie répondant à la théorie de l'involution, on ne s'étonnera pas que les Illusions évo­lutionnistes, dont les chapitres successifs s'attacheront à en épuiser la fécondité, commencent par en souligner la pleine -signification sous la forme d'un triple théorème. I : Il y a un sens naturel dans lequel marchent spontanément les phénomènes physiques. II : Ce sens ne peut être interverti sur un point que si d'une façon natu­relle ou artificielle (par uns machine par exemple) une transfor­mation de sens naturel au moins équivalente est accomplie sur un autre point. III : Le sens naturel est celui qui diminue les diffé-rences perceptibles, et en particulier les inégalités existant dans la répartition des énergies par rapport aux masses. Suit l'analyse de cette orientation des phénomènes du monde physique et dont la conclusion est un défi à Spencer : « Si nous laissons au mot évolution le sens précis qu'il reçoit dans la doctrine évolutionniste, et pas seulement le sens très général de changement graduel ou de changement orienté, la transformation la plus générale dans le monde physique — celle dont toutes les évolutions partielles sont des accidents — se fait dans le sens contraire à celui de l'évolution. »

Le cas des êtres vivants qui semble un éclatant démenti à pareille vue lui apporte en réalité une confirmation. En effet l'évo­lution qui les différencie s'y détruit elle-même puisque la mort, par la plus énergique des dissolutions, fera redescendre au rang de simples produits chimiques toute la merveilleuse multiplicité des tissus vivants et organisés. Ecoutons notre avocat de l'involution : « L'être vivant roule le rocher de Sisyphe. Il est la contradiction incarnée des lois de la physique générale, il agit à la façon d'un enfant qui voudrait forcer le cours d'un fleuve à retourner en arrière en y puisant sans cesse l'eau pour la renverser quelques mètres plus haut. Et s'il est exact que la reproduction sert de palliatif à la mort, il l'est aussi qu'elle ne sauve pas l'individu. »

Tout au contraire il est permis de penser que l'individu qui occupe le sommet de l'échelle, l'individu conscient ruine d'autant

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plus sûrement son organisme biologique qu'il l'a davantage soumis à l'exercice de la pensée.

Par où il apparaît que la conscience, dont notre philosophe s'attache à montrer que les principales opérations intellectuelles sont des assimilations, se trouve, beaucoup plus que la vie, en conformité avec la grande loi cosmique d'assimilation. Démenti encore au spencérianisme,et par cette vection intellectuelle, et par une nou­velle confirmation du dualisme que fait éclater, face à l'intelligence, dans son œuvre de réduction à l'identique, la présence toujours d'une altérité irréductible à l'intelligibilité, sinon à une limite im­possible à se représenter parce que précisément elle serait le néant de tout.

Cependant il faut ajouter tout de'suite que ces perspectives lointaines de néantisation dans une identité portée à l'absolu et aujourd'hui impensable, sont compensées par la perspective immédiate de l'action dirigée qui est la fonction de' l'homme raisonnable, et dont la norme se tire des vues qui viennent de nous être proposées. C'est ce que viendra confirmer et expliciter le plus récent livre de l'auteur, petit che-fd'csuvre de clarté et de convic­tion, sous le titre : La Raison et les Normes.

Mais n'anticipons pas : faisons d'abord le point. Avec. Spencer nous avions une vue du monde que l'on vient de nous montrer appuyée sur une pseudo-science imprudemment généralisée en un monisme naturaliste, ce qui nous est offert ici, au nom de la vraie science cette fois, et comme acheminement à l'empire de la raison, c'est, édifiée sur base dualiste, ce que l'on pourrait appeler une métaphysique positive, en prenant ce mot un peu dans le sens bergsonien, — si peu bergsonien que soit Lalande — d'une «ligne de faits » dont on aperçoit la direction.

Il est remarquable cependant que cette vue du monde, tout opposée qu'elle soit à celle de Spancer, se, trouve appuyée, comme elle, sur une cosmologie et peut être schématisée de façon tout à fait analogue. Les deux cédions, pour employer toujours le terme cher à Lalande, sont inverses, c'est entendu, puisque l'une est pro­grès instinctif et l'autre ascension rationnelle, l'une triomphe de l'égoïsme et de la concurrence, l'autre de l'assimilation altruiste et, par elle, de la communauté spirituelle. Mais l'une et l'autre se ressemblent par le même but, le progrès, que leurs voies différentes visent à atteindre. Cela ne risque-t-il pas de faire surgir, en cer­tains esprits, la crainte qu'il n'y ait un peu trop système contre

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système, l'un adossé à la loi de conservation, l'autre à la loi de dégradation, chacun donc à une loi de l'univers ? On notera cepen­dant que l'un appelle la cosmologie à l'exaltation et l'autre la même cosmologie à l'humiliation delà vie, et plus remarquablement enfin, que Lalande, ayant, pour son aberrance mécanique, répudié le modèle vital cher à Spencer, solidarise au contraire le développe­ment intellectuel et l'inorganique. Qu'une diversité individuelle cependant se rencontre qui, rebelle à un excès d'identité, et se refu­sant néanmoins à jouer l'Unique sous la maxime si omnes ego non, s'obstine à se vouloir spirituelle quand même, ne lui sera-t-il alors laissé d'autre alternative que de se soumettre, par le renoncement dans le sein du même, ou de se démettre de toute prétention à être une personne et de retomber dans Yaltérité première de l'égoïste concurrence vitale ?

N'est-ce pas peut-être le pressentiment de craintes de ce genre qui a plus haut glissé sous ma plume le mot d'apostolat pour dési­gner l'un des traits de l'activité philosophique de notre théoricien de Yinvolution ? Apôtre de sa doctrine il sent en effet le besoin de l'être et met sa foi dans un exposé assez clair pour ouvrir les yeux et un raisonnement assez rigoureux pour capter l'assentiment des consciences individuelles devant le renoncement qu'on leur propose au nom de l'assimilation spirituelle. Perdre V individu s'efforce de répondre Lalande, c'est gagner la personne qui n'est pas, comme l'individu, simple qualification physique. Comme celle de la science, la valeur de la personne se reconnaît à sa puissance de se communiquer. L'expérience même n'est possible que sous la condition de cette volonté d'accord, de cet effort vers l'identification des pensées. La perception isolée reste toujours affectée d'un doute. Un fait, au contraire, c'est ce que garantit la pensée publique. » L'analogie avec l'impersonnalité, ce gage de la vérité scientifique doit ainsi nous rassurer. Ses cau­tions c'est du côté des savants que Lalande va donc les chercher. Et la caution qu'il invoque sans cesse et qui lui serait peut-être au­jourd'hui contestée par un Bachelard — est surtout celle d'Emile Meyerson dont les ouvrages Identité et Réalité, De l'explication dans les sciences, « ont définitivement prouvé, écrit-il, que la ré­flexion sur l'histoire des idées scientifiques saisit l'esprit en acte, d'une manière bien autrement certaine et féconde que les préten­dues théories de la connaissance, et ont mis en plein jour l'effort de la raison vers l'identification des choses entre elles. »

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Les remarquables dons de clarté et de rigueur de Lalande, son information scientifique et la véritable passion pédagogique qu'il mettait à propager sa conviction, par dessus tout le dévouement le plus désintéressé à ,1a philosophie, ne pouvaient que singulièrement servir son apostolat. Sa carrière philosophique en a reçu une double orientation qu'il faut maintenant souligner.

Qui connaît sa pensée par ses livres ne saurait s'étonner que tous ceux qui ont été ses élèves l'aient toujours considéré comme un prestigieux professeur. La ferme lucidité de son enseignement excellait à former la rigueur de la pensée et la propriété de l'expres­sion. Comme son ancien élève au lycée Michelet, puis comme son étudiant en Sorbonne avant d'y devenir son collègue, je dois à mon cher ancien maître un témoignage tout particulier d'admiration. Nul qui ne l'a éprouvé ne peut deviner avec quel art il savait dissi­per en nous les notions confuses, éveiller, par les formules précises qu'il nous tendait, tant d'adhésions latentes qui n'attendaient, pour se reconnaître elles-mêmes, que d'être libérées de l'illusoire impératif de définir tous les termes et de prouver toutes les proposi­tions. Dieu sait à quel point l'auteur du célèbre article sur les fausses exigences de la raison était apte à ce rôle de libérateur et à nous montrer, en commentant Pascal, que le maximum de clarté n'est pas toujours dans ce que l'on prend à tort pour la « méthode idéale ». Et pourtant en fait de clarté, nul n'était plus exigeant que lui. N'allait-il pas jusqu'à nous donner ce plaisant mais ferme conseil : « Quand vous aurez à parler de Bruxelles, n'omettez pas d'ajouter, à mi-voix, la capitale de la Belgique ! » Sur le chapitre de la rigueur, la distinction entre le fondement, appui psychologique de notre confiance en l'induction et le principe, point de départ logique du raisonnement qu'elle comporte, était déjà dans son enseignement de lycée où elle voisinait, avant que l'on ne vint à tant parler d'axio-matisation, avec la distinction entre système catégorico-déductif et hypothético-déductif. Déjà le futur livre sur les Théories de Vin­duction ! S'il fallait épuiser toutes, nos dettes d'élèves, rémunéra­tion, comme les mauvais raisonnements contre lesquels nous étions mis en garde, irait à l'infini. Je l'arrêterai sur l'évocation de mémo­rables explications de VAnalytique transcendantale dont l'invin­cible clarté, libérée de ces prudences qui confient l'exégèse des textes difficiles à la propre terminologie de leur auteur, savait tra-

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duire Kant en notre langage d'aujourd'hui et dégager son actualité permanente. Assimilation toujours !

Le second trait marquant de carrière que je voulais souligner m'amène à parler de nouveau de dette, dette cette fois de tous les philosophes et non plus seulement de ses étudiants. Dette de tous en effet que cet incomparable et indispensable instrument de travail qu'est le fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie qui s'est considérablement enflé à travers sept éditions successives, dont la première, l'édition originale, a paru en fasci­cules dans le Bulletin de la Société française de .philosophie de 1902 à 1923, et la septième et dernière, en 1955, aux Presses univer­sitaires de France, sous la forme d'un très fort volume de près de 1.400 pages.

Il est difficile d'imaginer du dehors quelle charge écrasante représente une entreprise dont l'ampleur n'a cessé de s'élargir et l'exécution de se préciser à travers les éditions successives. Entre­prise collective sans doute, et menée sous l'égide et avec la parti­cipation de la Société française de philosophie, mais dont André Lalande, en particulier à partir de la lettre F, est devenu à peu près le seul directeur, et n'a cessé d'être le principal auteur. Il fallait pour cela qu'il consentît, avec un rare dévouement, le sacri­fice d'une partie de sa propre production scientifique, et surtout qu'y voyant une application directe de ses propres idées philoso­phiques, il considérât le vocabulaire comme un instrument de son propre apostolat en faveur des claires ententes entre esprits sincères. Gomment s'entendre en effet si l'on n'est pas au préalable assuré de mettre sous les mêmes mots les mêmes choses ? Lalande aimait à citer ce propos de Leibniz que si les hommes s'entendaient avec précision pour définir ce dont ils parlent, presque toutes les discus­sions cesseraient. Ainsi rêvait-il d'un vocabulaire aux définitions impeccables et aussi, à la suite encore de la caractéristique univer­selle de Leibniz, d'une langue internationale. On peut bien dire qu'au Vocabulaire il s'est donné, toute sa vie, tout entier. N'avoue-t-il pas lui-même dans l'avertissement des Illusions évolutionnisles que si cette réédition remaniée de sa thèse de 1899 a été retardée pendant une trentaine d'années, la cause principale en est le Voca­bulaire !

A qui veut vraiment se rendre compte de l'esprit de cette grande chose il faut conseiller la lecture attentive de l'importante préface que notre philosophe a ajoutée à la cinquième édition. De ces pages

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je détacherai ce court passage : « C'est en poussant à fond la critique du langage, et sous toutes ses formes, qu'on peut savoir vraiment ce qu'on pense, se désencombrer de ce qui n'a pas de signification réalisable, comprendre ce qu'on lit sans glisser des idées préconçues à la place de celles que voulait exprimer l'auteur, et réduire ainsi la part de ce qui reste toujours incertain dans cet acte si immédiat en apparence, si complexe et si difficile en réalité, la transmission d'une idée d'un cerveau à l'autre. Et cependant telle est la condi­tion nécessaire d'une communauté mentale, sans laquelle il n'y a pas de vérité ».

On comprend que, enfin déchargé du poids d'une telle œuvre, l'auteur ait éprouvé le besoin de revenir à sa propre philosophie, et, cinquante ans après qu'il en avait livré au public la première expression, d'en offrir, au soir d'une vie de méditation et de labeur, un nouveau tableau que l'expérience longuement mûrie de son enseignement et de ses recherches lui permettait, avec sa coutu-mière clarté, de réduire à l'essentiel. C'est l'objet du petit livre que j'ai déjà annoncé : La Raison et les formes (Hachette 1948) et qui met très vigoureusement en lumière la fonction normative de la raison et l'orientation de ses normes. Nous savons déjà comment la raison n'est ni figée daus un immobilisme ontologique, ni stérilisée par son caractère forcément abstrait, que son immobilisme n'a rien d'un scepticisme, mais tout d'un dynamisme orienté vers l'identique, et que tous les changements qu'elle pourra donc intro­duire dans la raison constituée ou les adaptations qu'elle imposera à sa structure seront fonction toujours de cette orientation vers la valeur supérieure de l'identique. Par sa normativité ainsi définie, la raison sera lien entre les hommes, opérant l'assimilation de leurs esprits en vue de cet accord intellectuel qui est grand gage de vérité : et par là aussi la raison se trouvera corrélative de la réalité puisque sa fonction d'identification progressive n'assimilera pas moins les choses entre elles que les esprits.

Mais ce n'est pas, bien entendu, avec du vide que la raison cons­tituante façonnera, à chaque âge de l'intelligence, la raison consti­tuée. C'est à partir de ce que notre auteur appelle les... « vérités normatives qui ont une certitude immédiate pour les hommes de bonne volonté, au même titre que leur propre existence. » En toutes choses nous sommes embarqués : c'est par là que nous débutons. Nous l'avons déjà dit : qu'il s'agisse de connaissance, de raisonne­ment ou d'action, il y a un donné lequel n'a pas d'abord à être

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fondé. Quel sens, demande Lalande, aurait a'importe quelle formule physico-mathématique sans l'ensemble donné qui lui reste sous-jacerit, et d'où furent extraites les variables qui, par leur relation fonctionnelle, en reconstitueront l'unité ? Or c'est en vue justement d'une telle reconstitution, si nécessaire à l'assimilation, que la raison opérera les transformations nécessaires des formes mêmes de la connaissance, c'est-à-dire de la raispn constituée : transformation conjointe par exemple des notions de temps et d'espace, avec les assimilations qu'elles ont permises, telle celle de la gravitation et de la déformation de l'espace au voisinaga des corps pesants ; conception du principe de causalité qui fait découvrir du même entre les données qu'il relie, non cependant jusqu'à une limite où disparaîtrait toute distinction entre cause et effet, c'est-à-dire la réalité elle-même. Et cependant l'enthousiasme involutif, stimulé par l'exemple du polygone que ses côtés indéfiniment divisés, font devenir cercle, c'est-à-dire nouvelle figure, ne craint.pas de se hasar­der ici en utopie : « Pourquoi la disparition de ce qui s'atténue sans cesse n'aboutirait-elle pas à un ordre supérieur de réalité que la marche de notre analyse ne nous permet pas de saisir comme tel ? » Ainsi la grande espérance de tout ramener à l'un nous ferait fran­chir les bornes de la nature !

Si de l'ordre de la connaissance nous passons à celui de la morale, nous y retrouverons la raisorî constituante toujours mêmement orientée vers l'assimilation et attribuant valeur à la personne humaine du fait que, grâce à la raison justement, l'homme ne diffère en rien de son semblable. « On voit par là, écrit l'auteur dans le pré­sent livre (p. 92), combien est individualiste, au sens favorable du mot, et malgré les préjugés contraires, la doctrine qui met la valeur supérieure dans l'égalité des hommes et dans leur ressemblance. »

La science des normes, issue de la fonction normative de la raison n'est, répétons-le, ni une construction en l'air ni une brutale destruction voulue de ce qui est : elle part, comme d'ailleurs nous l'avons vu aussi toute espèce de raisonnement, de jugements axio-logiques admis, pour découvrir par induction les principes capables de synthétiser ces jugements, qu'il s'agisse de sciences de la nature, ou de sciences morales. Loin de nous ces fausses exigences à l'égard de la raison que Lalande a si vigoureusement combattues ! La rai­son, dit-il, n'est pas une fée à qui l'on puisse demander n'importe quoi. Confrontée avec les faits, la raison nous dicte la façon de nous comporter pour ne pas nous contredire, pour induire vala-

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blement. Si les conclusions rationnelles résultaient nécessairement des prémisses, il ne saurait y avoir de déduction fausse ni par con­séquent d'erreur. Si le difficile problème de l'erreur a si souvent conduit à l'échec, c'est justement parce qu'il était posé dans le cadre de la logique nécessaire et non de la logique obligatoire. La raison est donc bien norme qui oblige.

Non seulement la logique est science normative, et, comme elle, la morale, et, comme elle encore, l'esthétique, mais voici l'extrême pointe de cet universel normativisme : l'idée même de fait suppose la logique normative, l'énoncé du fait un jugement appréciatif. Il ne faut pas croire que la réalité ait un privilège d'objectivité sur la valeur, laquelle — à la différence de la réalité — aurait non seulement à être constatée, mais aussi à être fondée ; car la réalité elle-même ne devient proprement réalité, au lieu de rester à l'état de simple donnée sensible, que si elle reçoit de la logique valeur de réalité. Ce qui, aux yeux de Lalande, signifie que la réalité n'est sanctionnée comme telle que par l'accord des esprits lui appliquant les normes de la définition et du raisonnement logiques. Voici un exemple à l'appui de pareille assertion : « Si l'oxygène, après / avoir été une hypothèse opposée à celle du phlogistique, est maintenant aussi réel que le fer et le soufré, ce n'est pas qu'on ait fini par trouver moyen de le saisir par une intuition, sensible ou métaphysique : c'est parce que les chimistes souscrivent tous à la validité logique des expériences et des raisonnements qui Vont investi de cette réalité. » Bachelard dit un peu de même : un fait ne se montre pas, il se démontre. Lalande en définitive nous invite à bien comprendre que si le droit ne peut résulter du fait, le fait résulte du droit. Et voilà ce que j'annonçais comme l'extrême pointe du normativisme.

Ainsi le réel lui-même se trouve-t-il constitué par les normes de la raison, grâce auxquelles seule la connaissance se trouve en pré­sence de ce qu'elle a le droit d'appeler des faits. La distinction devenue classique de la raison constituante et de la raison constituée .permet, de plus et sans angoisse de voir varier, au cours des siècles, notre code rationnel. Cette variation en effet, dont il ne faut pas d'ailleurs exagérer le degré, n'affecte que les concepts et les lois de la raison constituée, la pérennité qui demeure de la raison constituante conservant à celle-ci toute son autorité normative et à la rationalité le même dynamisme que chez un Brunschvicg ou un Bachelard. Concepts et lois ne peuvent,

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selon Lalande, se modifier que « suivant une directive qui demeure la même », et qui exclut que le devenir de la raison constituée ne consiste qu'en renoncements tout négatifs.

Cette directive cependant imposée par la raison constituante ne procède sans doute pas d'une liberté aussi totale que dans la « philosophie du non » de Bachelard, puisque la direction toujours la même est assimilée à celle du mouvement cosmique involutif, dont nous avons analysé la théorie. Pour établir l'autorité de la raison à travers le devenir, Lalande déclare expressément : « Pour­quoi ses transformations ne seraient-elles pas ordonnées en une série dont on pourrait assigner la direction, de même que les réac­tions physiques se font toujours en fin de compte, dans le sens d'une entropie croissante et d'une égalisation des énergies par rap­ports aux masses qui peuvent en échanger ? Si cela était, cette suprématie justifierait ceux qui croient, bien qu'en l'appliquant mal, à un caractère fixe et absolu de la raison : il appartiendrait non pas au tableau présent des catégories et des principes ration­nels mais à cette directive permanente qui les suggère : » (R. et Normes 19).

Sans doute une note d'atténuation au bas de la page précise « mutatis mutandis », car dans un cas il s'agit d'une régularité phy­sique et, dans l'autre, d'une règle de droit. Mais malgré cette note, où le mutatis mutandis est nécessairement imprécis, sera-t-on suffi­samment assuré que la régularité physique n'ait pas un peu trop servi de modèle à la règle de droit ?

Le modèle — si modèle il y avait — aurait-il la stabilité néces­saire à son office ? Nous avons vu sans cesse la philosophie de La­lande s'adosser à la science et reprocher à Spencer son assise pseudo-scientifique. Mais quand cette science est la physique, les progrès inouïs de celle-ci depuis un quart de siècle n'offrent-ils pas une assise un peu branlante, et la microphysique ne risque-t-elle pas de donner un nouveau socle à la statue d'airain ?

Si, sortant de la lecture des Illusions, évolutionnistes, on se trouve en face des étonnantes perspectives que, dans un passion­nant article récent, Pierre Auger nous offre, sous le titre « Deux temps, trois mouvements » (in Diogène 1957), il sera difficile de ne pas demeurer perplexe. Les effets de l'entropie apparaissent en effet assez autres que ce que nous venons de voir : marche au chaos et non à l'assimilation et, par contre, certaines possibilités de tenir la dégradation en échec. D'où valorisation de la vie dont, après

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tout, ainsi que de la science, il nous appartient de.ne faire que bon usage. Quel tableau provocant pour la réflexion ! Deux mondes distincts : le microcosme atomique et le macrocosme universel, chacun défini par un temps et un mouvement qui lui sont propres. Entre ces deux mondes, le moléculaire et le thermodynamique, et participant de l'un et de l'autre, la vie s'insérerait avec ses virus et ses gènes. Et il y aurait en elle une troisième sorte de mouvement, permettant aux espèces vivantes non seulement de résister à l'en­traînement vers le chaos, mais de remonter le mouvement et, en retenant une part de l'énergie libre venue du. soleil, de conserver des structures de complexité croissante : la loi de pareils groupe­ments endothermiques, créés par les radiations du soleil, et, grâce au froid de la terre, mis à l'abri avec une réserve d'entropie néga­tive, obéirait à un principe plus subtil que l'entropie et qui leur permettrait de n'être pas détruits par le rayonnement qui leur a donné naissance. Que retenir de cette étourdissante vision ? Cette marche au chaos déjà qui dément plutôt l'ordre rationnel d'assimi­lation que nous venions de contempler, mais sans doute aussi que ce chaos n'a rien d'un modèle et surtout qu'il est sage de ne pas trop confier la barque philosophique à une science en pleine transformation.

La raison normative ne peut-elle donc se soutenir elle-même et choisir, par sa lumière, sa direction à elle ? André Lalande qui l'a si bien définie et analysée ne risque-t-il pas de la compromettre dans un commerce trop étroit avec la régularité de l'orientation cosmique ? Parler de modèle serait très inexact, et peut-être tra­hirait la pensée que j'essaie de commenter. Mais si modèle est à exclure, à quoi bon un parallélisme si fréquent ? Et puis trop de référence au principe de dégradation pourrait suggérer l'image d'un nivellement par l'inférieur dont Lalande ne songe certes pas à se faire l'avocat.

Pourquoi enfin rendre la raison normative et assimilatrice into­lérante au point d'exclure de la communauté spirituelle, ou de n'y admettre qu'en position humiliée les diversités individuelles dési­reuses d'y participer, mais rebelles à se dépouiller de leur person­nalité propre, et n'acceptant pas une route qui ne s'ouvrirait qu'aux voyageurs sans bagages ?

Sans doute, un récent article de Lalande, Valeur de la différence dans la Revue philosophique de 1955, esquisse-t-il des concessions aux passionnés de la différence quand même. Mais suffit-il de recon-

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naître l'existence d'assimilations précipitées, d'implications non réversibles, de dissonances génératrices d'harmonies etc.. si l'on déclare en même temps que la valeur des différences n'est jamais intrinsèque ? Et la différence du génie cependant ? Et si, comme on le reconnaît, rien ne nous est jamais donné que par différence, n'est-ce pas déjà un point ? Et puis n'en est-ce pas un autre s'il n'est nullement impossible à l'homme raisonnable de maîtriser ses propres différences pour les orienter vers la complémentarité plutôt que vers la négativité ? Peut-on, en vérité, demander à chacun le renoncement total du mystique, ou même seulement, avec notre auteur, à ceux qu'il déclare lui-même « disposés à pour­suivre les fins raison nables de la vie humaine » demander de « garder toujours présente, du moins au fond de l'esprit, l'invalidité des différences qui la constituent !»

A céder trop peu d'une trop grande rigueur notre philosophe ne craindrait-il pas de compromettre son si noble apostolat ?

. GEORGES DAVY.