la politique migratoire entre le mexique et les etats-unis: unilateralisme ou coopération?

26
POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21 La politique migratoire entre le Mexique et les États-Unis : unilatéralisme ou coopération ? SUSAN MARTIN * « Si à court et moyen terme, il est inévitable que l’immigration s’accroisse, des me- sures préventives pour réguler le flot peuvent réduire les pressions migratoires de long terme. Actuellement, les employeurs américains tout comme les travailleurs mexicains semblent être dans une relation de dépendance mutuelle. Dans l’avenir proche, les conditions dans chaque pays vont sans doute maintenir le flot à un ni- veau comparable, avec des fluctuations de court terme largement déterminées par l’état de l’emploi aux États-Unis. À long terme, c’est bien le développement du Mexique qui est le plus susceptible de réduire le nombre de migrants. Les change- ments démographiques vont contribuer à réduire les pressions migratoires ». (Esco- bar et Martin, 2006) Cette prédiction de 2006, faite par une équipe binationale de cher- cheurs américains et mexicains, s’est avérée juste. Dans les faits, les modi- fications du flot migratoire entre le Mexique et les États-Unis se sont même faites plus rapidement que prévu. La chute brutale du produit national brut américain en 2008 a entraîné un taux de chômage de longue durée, en particulier dans les secteurs qui ont recours à une main- d’œuvre étrangère peu qualifiée. Au Mexique, la chute fut similaire mais la reprise fut aussi plus rapide : « Le produit national brut mexicain a chuté de 6,2% en 2009 alors que la demande mondiale pour ses exportations * Professeur de science politique et directrice du Institute for the Study of International Migration à l’université de Georgetown.

Upload: school-of-foreign-service-georgetown-university

Post on 28-Mar-2016

218 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Susan Martin, "La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?" Politique Americaine, 21.

TRANSCRIPT

Page 1: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

La politique migratoire entre le Mexique et les États-Unis :

unilatéralisme ou coopération ?

SUSAN MARTIN *

« Si à court et moyen terme, il est inévitable que l’immigration s’accroisse, des me-sures préventives pour réguler le flot peuvent réduire les pressions migratoires de long terme. Actuellement, les employeurs américains tout comme les travailleurs mexicains semblent être dans une relation de dépendance mutuelle. Dans l’avenir proche, les conditions dans chaque pays vont sans doute maintenir le flot à un ni-veau comparable, avec des fluctuations de court terme largement déterminées par l’état de l’emploi aux États-Unis. À long terme, c’est bien le développement du Mexique qui est le plus susceptible de réduire le nombre de migrants. Les change-ments démographiques vont contribuer à réduire les pressions migratoires ». (Esco-bar et Martin, 2006)

Cette prédiction de 2006, faite par une équipe binationale de cher-cheurs américains et mexicains, s’est avérée juste. Dans les faits, les modi-fications du flot migratoire entre le Mexique et les États-Unis se sont même faites plus rapidement que prévu. La chute brutale du produit national brut américain en 2008 a entraîné un taux de chômage de longue durée, en particulier dans les secteurs qui ont recours à une main-d’œuvre étrangère peu qualifiée. Au Mexique, la chute fut similaire mais la reprise fut aussi plus rapide : « Le produit national brut mexicain a chuté de 6,2% en 2009 alors que la demande mondiale pour ses exportations * Professeur de science politique et directrice du Institute for the Study of International Migration à l’université de Georgetown.

Page 2: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

118 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

s’effondrait, que le prix des actifs tombait et que les transferts financiers (re-mittances) et les investissements déclinaient » (CIA Factbook, 2012). De plus, le nombre d’expulsions d’immigrés a sensiblement augmenté et le contrôle aux frontières s’est renforcé, ce qui rend plus difficiles le séjour et l’entrée aux États-Unis. Enfin, des lois fédérées et des ordonnances locales, en Arizona, en Alabama et ailleurs, illustrent un sentiment anti-immigrés dont les migrants mexicains sont les premières victimes.

Cette conjonction de facteurs a entraîné une réduction spectaculaire du nombre de sans-papiers en provenance du Mexique. Des données actuelles semblent suggérer que le solde migratoire entre les arrivées et les départs est maintenant équilibré1. Cela ne signifie pas que les Mexicains ne franchissent plus la frontière, mais simplement que le nombre de nou-veaux entrants est compensé par ceux qui rentrent au Mexique ou qui obtiennent un statut légal. Cette évolution vers une baisse substantielle de l’immigration illégale est l’occasion de renouveler la réflexion autour de la politique américaine vis-à-vis de l’immigration mexicaine. De plus, la décision de la Cour suprême à propos de la loi d’Arizona anti-immigrés est un appel direct à l’action de l’État fédéral dans une de ses compétences souveraines. Une autre incitation à une action nationale a été le soutien présidentiel aux jeunes sans-papiers : longtemps reportée, cette mesure n’est pourtant qu’une légalisation partielle et temporaire qui n’apporte pas de solution de long terme.

Ce texte porte essentiellement sur des modèles récurrents de bilatéra-lisme et d’unilatéralisme qui ont défini la relation entre les deux pays pour réguler l’immigration. En tant que compétence nationale – définir qui entre ou sort d’un territoire et qui peut rester - l’immigration invite par définition à une action unilatérale. En 1945 déjà, Hutchinson et Moore (1945, p.170) décrivaient précisément le dilemme à propos des migrations résultants de la Seconde Guerre mondiale : « Il est sans doute beaucoup moins facile de s’entendre pour réguler les migrations que pour des questions commerciales ou d’échanges. En effet, le pouvoir de déterminer qui entre et qui sort est un attribut essentiel de la souveraineté nationale et aucun pays ne voudra jamais volontairement remettre en cause ce pouvoir sauf si l’intérêt national le dictait. De plus, un migrant n’est pas une marchandise qui peut être envoyée à l’étranger sans tenir compte de ses choix ou de ceux des pays concernés. Mais si le contrôle de l’émigration et de l’immigration im-plique nécessairement de privilégier des intérêts nationaux, voire individuels, la question migratoire est aussi un problème international qui demande 1 Passel, Jeffrey, Ana Gonzalez-Barrera, « Net Migration from Mexico Falls to Zero – and Perhaps Less », Pew Hispanic Center, 3 mai 2012.

Page 3: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 119

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

d’être traité en tant que tel ». Betts (2011) considère que les intérêts des États dans la gouvernance de l’immigration sont largement déterminés par des considérations de politique intérieure. Ainsi, définir un consensus international dans un domaine susceptible d’être facilement gouverné par des réactions internes, souvent passionnées, est extrêmement difficile. De plus, les États les plus puissants (le plus souvent les États de destination pour les immigrants) sont capables de définir leur politique migratoire de façon unilatérale, en privilégiant leurs intérêts nationaux, et ne voient pas forcément la nécessité de coopérer avec les pays de départ. Kolowski ajoute que les pays de destination n’ont que très peu d’incitations à défi-nir des accords bilatéraux lorsque « la main-d’œuvre étrangère, en particu-lier non-qualifiée, est abondante » ; il remarque aussi que « les négociations interétatiques sur la migration de la main d’œuvre ne sont pas toujours dé-terminées par la réciprocité » (2011, p.7). Le contraste avec les accords commerciaux est clair : l’ouverture des marchés à de nouveaux produits est généralement perçue comme positif pour les deux parties.

Hanson (2011) éclaire un peu plus la difficulté qu’il y a à établir des accords migratoires en soulignant les divergences fondamentales d’intérêt entre les pays d’arrivée et les pays de départ : ces derniers n’hésitent pas à accroître l’émigration alors que les pays d’arrivée – et surtout leur opi-nion publique – désirent avant tout la réduire. Dans ces conditions, et comme l’illustre parfaitement la relation entre les Etats-Unis et le Mexique, il est extrêmement difficile de trouver des incitations pour la coopération. Une façon d’alléger ces contraintes est sans doute de lier l’immigration à d’autres questions, par exemple commerciales, où l’accord entre les parties est plus facile à atteindre (Hanson, 2011). D’ailleurs, c’est dans le contexte des négociations de l’ALENA (Accord de Libre-Echange Nord-Américain) que de grands progrès ont été enre-gistrés pour renforcer la coopération entre le Mexique et les Etats-Unis sur l’immigration. Une autre façon de renforcer la coopération est l’établissement de forums informels de coopération – bilatéraux ou ré-gionaux – qui contribuent à l’établissement d’une relation de confiance en permettant l’échange d’informations, un dialogue ouvert et une amé-lioration de l’action publique. La Commission Bilatérale entre le Mexique et les Etats-Unis (U.S.-Mexico Bilateral Commission) ou bien la Conférence Régionale des Migrations (Regional Migration Confe-rence), soutenue par le Mexique, ont été des lieux très importants d’échange dans les domaines d’intérêt commun. Kunz et al. suggèrent que ces discussions sont bien « un terrain fertile pour définir des engage-ments plus innovants et légalement contraignants » mais ils mettent aussi en garde contre l’artificialité de ces partenariats qui « masquent l’asymétrie

Page 4: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

120 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

profonde des interactions entre les pays de départ, de transit, et d’arrivée » (Kuntz et al., 2011, p.17).

Cet article traite des fluctuations de la coopération bilatérale entre le Mexique et les États-Unis dans le domaine de l’immigration. Il com-mence par un rappel historique de l’immigration mexicaine aux États-Unis car comprendre la genèse de la situation actuelle est crucial pour envisager des solutions pour l’avenir. Le texte aborde ensuite la situation politique entre le Mexique et les États-Unis et envisage certaines options quant au devenir de la migration entre les deux pays en soulignant que c’est une combinaison d’unilatéralisme et de bilatéralisme qui permettrait de définir une réforme d’ampleur significative.

LES ORIGINES DE LA MIGRATION MEXICAINE Au début, l’immigration de citoyens américains au Mexique était la

principale pomme de discorde entre les deux pays. En 1821, le Mexique obtint son indépendance de l’Espagne, devenant ainsi un État autonome qui comprenait non seulement le Mexique d’aujourd’hui mais aussi de vastes territoires qui font partie des États-Unis actuels. En général, ces avant-postes de la société mexicaine étaient peu peuplés. La population totale du Mexique à l’époque de l’indépendance s’élevait à 6 millions d’habitants, mais 50 000 vivaient dans la région de la frontière (Kessell, 2003, p.377). Dans l’espoir de définir une zone tampon entre ses grands centres de population et les États-Unis, alors en pleine croissance, le Mexique encouragea l’immigration d’Américains au Texas, à condition qu’ils acceptent de se conformer aux termes de la Constitution mexicaine (aux termes de laquelle l’adoption de la foi catholique était obligatoire même si cette clause n’était pas appliquée), de payer des impôts au Mexique et de renoncer à l’esclavage. De même, les Américains commen-cèrent à migrer petit à petit en Californie et au Nouveau-Mexique, ré-cemment ouverts au commerce depuis que le Mexique était indépendant de l’Espagne.

À l’époque de l’indépendance, le Texas comptait seulement environ 2 500 Mexicains (Weber, 1982, p.160). Dans les années 1830, les 20 000 colons et esclaves américains vivant au Texas dépassaient largement les résidents mexicains (Weber, 1982, p.177). L’augmentation de la popula-tion étrangère et l’influence américaine croissante qui en découlait, susci-ta des inquiétudes au sein du gouvernement mexicain. Une loi de 1830 interdit l’admission de nouveaux immigrants étrangers, y compris améri-cains. D’autres mesures furent destinées à contrôler les activités des Amé-ricains au Texas. Par exemple, l’acquisition de nouveaux esclaves fut

Page 5: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 121

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

interdite et les exemptions de droits de douane furent supprimées. En 1833, Stephen Austin, l’un des leaders de la communauté américaine au Texas, se rendit à Mexico pour soumettre les requêtes américaines, essen-tiellement la levée de l’interdiction d’immigration et l’obtention du statut d’État par le Texas. Si sa première requête fut acceptée, il n’en alla pas autant de la seconde qui se heurta au refus net du président mexicain Santa Anna.

La guerre éclata en octobre 1835 avec la bataille de Gonzales. Aux premières victoires américaines succédèrent des défaites, notamment au Fort Alamo. La chance tourna une nouvelle fois lors de la bataille de San Jacinto le 21 avril : Santa Anna essuya une défaite décisive et l’indépendance du Texas devint une réalité. Le Texas conserva son indé-pendance jusqu’au 29 décembre 1845 quand il devint un État américain. En avril 1846, les forces mexicaines traversèrent le Rio Grande, faisant des morts dans les deux camps. Face à l’éruption de violence et à l’échec des négociations, les États-Unis déclarèrent la guerre en mai 1846, affir-mant que les Mexicains avaient versé du sang américain sur le territoire américain. Les hostilités se poursuivirent jusqu’à la signature du traité de Guadeloupe Hidalgo le 2 février 1848, suivi plus tard de sa ratification par les deux gouvernements.

L’article VIII du traité accordait à la population vivant dans le terri-toire cédé le droit de conserver la nationalité mexicaine ou d’adopter la citoyenneté américaine. Les résidents étaient obligés de prendre une déci-sion sous un an. Tous ceux restant sur le territoire au-delà de cette date et qui n’avaient pas choisi de garder la citoyenneté mexicaine se voyaient automatiquement accorder la citoyenneté américaine. La plupart des propriétaires terriens mexicains dans les territoires cédés ont choisi la citoyenneté américaine. Les Mexicains du côté mexicain continuèrent à traverser ce qui était désormais une frontière afin de travailler pour les Américains, ceux-ci les payant souvent en bons valables dans les magasins locaux de la société qui les employait (Truett 2006).

En dépit de ce mouvement continu du Mexique vers les États-Unis, la source première d’immigrants pour répondre aux besoins de l’économie en pleine expansion était l’Europe. Entre 1820, quand l’État fédéral a commencé à compter les arrivées, et 1860, presque cinq millions d’immigrants européens arrivèrent aux États-Unis. Malgré une diminu-tion pendant les premières années de la Guerre de Sécession, leur nombre recommença à grimper dès 1863. Au cours des années 1860, environ 2 millions d’immigrants arrivèrent, suivis de 2,7 millions dans les années 1870. Pendant les années 1880, le nombre fit plus que doubler pour

Page 6: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

122 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

atteindre 5,2 millions. Au cours de la première décennie du nouveau siècle, 8,8 millions entrèrent dans le pays, dont un record de 1 285 000 dans la seule année 1907. Les origines de ces nouveaux immigrants ont évolué au fil des hausses. Les immigrants ne venaient plus seulement des îles britanniques et de l’Europe de l’Ouest et du Nord : beaucoup des nouveaux venus venaient d’Europe du Sud et de l’Est. La nouvelle immi-gration européenne ne manquait pas de détracteurs, notamment parmi ceux qui craignaient que les immigrants catholiques, orthodoxes et juifs ne s’intègrent pas dans le pays.

Tandis que des mesures étaient prises aux États-Unis afin d’imposer de nouvelles conditions aux immigrants d’Europe de l’Est et du Sud, d’autres dispositions ouvraient les portes du pays à des travailleurs tem-poraires en provenance du Mexique. Le nombre d’immigrants mexicains avait connu une hausse régulière au début des années 1900. Lors de la décennie allant de 1901 à 1910, plus de 31 000 Mexicains furent admis ; lors de la décennie suivante, le nombre atteignit les 185 000. Selon cer-tains observateurs, l’agitation politique au Mexique, qui allait mener à la révolution de 1915, expliquait la croissance des migrants mexicains. La plupart des Mexicains restaient dans les États américains du sud-est mais certains cherchèrent du travail dans les chemins de fer et se déplacèrent vers l’intérieur du pays.

Avec la conscription, et plus de quatre millions d’Américains partis à la guerre, les producteurs agricoles aux États-Unis adressèrent une péti-tion au pouvoir exécutif pour permettre le recrutement de Mexicains afin de faire face à la pénurie de main d’œuvre. Le ministre du Travail con-sentit à dispenser les travailleurs mexicains, dans le cadre d’un pro-gramme officiel destiné aux travailleurs temporaires, de payer la taxe d’entrée individuelle s’élevant à $8 et de passer un test mesurant le niveau d’alphabétisation. Quand l’économie connut un ralentissement en 1919, le programme destiné aux travailleurs temporaires prit fin mais la dis-pense fut maintenue jusqu’en 1921. Entre 1917 et 1921, plus de 72 000 Mexicains entrèrent légalement aux États-Unis (Guérin-Gonzales, 1994). D’autres Mexicains, à la recherche d’un emploi en temps de guerre, en-trèrent dans le pays sans s’inscrire auprès des autorités américaines. Beau-coup de Mexicains rentrèrent chez eux quand l’économie se dégrada, mais l’immigration en provenance du Mexique reprit dans les années 1920 quand l’économie se redressa.

Page 7: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 123

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

L’EXEMPTION DES RESTRICTIONS À L’IMMIGRATION AMÉRICAINE POUR LES AMÉRIQUES

En 1921 et 1924, les États-Unis mirent en place des quotas sur la base de l’origine nationale ainsi que des restrictions plus globales quant au nombre d’immigrants susceptibles d’être admis. L’immigration en pro-venance des Amériques (western hemisphere) n’était concernée ni par les quotas ni par les autres restrictions adoptées dans le cadre des réformes sur l’immigration post-Première Guerre mondiale. Au cours des années 1920, l’immigration en provenance du Mexique, à la fois légale et clan-destine, augmenta. Avec la crise de 1929 et son intensification, des res-trictions furent appliquées à la fois sur l’immigration temporaire et sur la permanente tandis que l’élévation du taux de chômage réduisait la de-mande en travailleurs mexicains. Certains Mexicains aux États-Unis pa-tientèrent dans l’espoir que la crise passe ; d’autres repartirent au Mexique et d’autres encore parcoururent les États-Unis à la recherche de travail. Le rapatriement n’était pas forcément spontané. Des comités de rapatriement proposaient aux travailleurs sans emploi un billet gratuit ou à tarif réduit pour regagner la frontière mexicaine (Valdes, 1988, p.6). Le gouvernement mexicain, tout en protestant parfois contre des abus, coo-pérait avec les efforts de rapatriement en fournissant aux personnes con-cernées des certificats assurant que les biens ramenés étaient personnels et non pas volés ou trafiqués ; ces certificats étaient alors présentés au retour à la douane mexicaine (Valdes 1988: 9). Les politiques américaines ont aussi entraîné une réduction de l’offre de travailleurs mexicains (Vargas, 1988, p.71). En novembre 1928, les autorités consulaires commencèrent à exiger des Mexicains qu’ils prouvent qu’ils avaient des ressources finan-cières suffisantes pour subvenir à leurs propres besoins. En avril 1929, leur nombre avait été réduit de 50% (Los Angeles Times, 1929). En février 1930, le Département d’État indiquait que la délivrance de visas était en baisse de 80% (Benedict, 1930, p.4). Il est intéressant de noter que le gouvernement mexicain, en réponse aux nouvelles initiatives américaines, affirmait déjà que ces politiques ne faisaient qu’encourager l’immigration clandestine. Le Mexique proposait que les deux pays rationalisent les procédures d’immigration et d’émigration (Los Angeles Times, 1930). Au total, cette période se caractérise surtout par l’unilatéralisme des poli-tiques américaines. La forte demande des années 1920 a été remplacée par la crise économique des années 1930, mais dans les deux cas ce furent les intérêts américains qui prédominèrent et qui déterminèrent les méca-nismes selon lesquels les Mexicains émigraient. Le gouvernement mexi-cain ne pouvait alors guère influencer ces politiques, malgré l’objectif

Page 8: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

124 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

qu’il s’était fixé de régulariser le flux de travailleurs traversant sa frontière nord.

LE PROGRAMME BRACEROS L’unilatéralisme s’effaça devant le bilatéralisme dans les années 1940

alors qu’à la Grande Dépression succédait une demande urgente en main d’œuvre avec les débuts de la Seconde Guerre mondiale. Avant même que les États-Unis ne soient attaqués à Pearl Harbor et ne s’engagent dans le conflit, l’industrie américaine avait été stimulée par un programme national (« Conversion ») encourageant la transition de certaines indus-tries civiles vers une production à usage militaire. Grâce à ce programme, la production industrielle en temps de paix atteignit des niveaux néces-saires à la défense militaire du pays ; par la suite, le programme Prêt-Bail par lequel les États-Unis fournissaient en armes les pays combattant l’Allemagne nazie, eut le même effet. Avec l’accroissement constant de l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale, le pays chercha à diversi-fier ses sources de travailleurs pour remplacer ceux qui étaient mobilisés. En premier lieu, un nombre sans précédent de femmes intégrèrent la population active. Les Noirs recommencèrent à migrer des campagnes du Sud vers les villes du Nord. Cependant, l’emploi dans certains secteurs, notamment l’agriculture, demeurait problématique, poussant le Congrès et les équipes présidentielles à réexaminer la politique d’immigration. Face à l’impossibilité de reprendre l’immigration en provenance de l’Europe, l’attention se tourna vers les Amériques.

Quand les États-Unis se sont engagés dans la Seconde Guerre mon-diale, l’agriculture et d’autres secteurs de l’économie américaine ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il ré-ouvre les portes du pays aux migrants mexicains. En 1942, les gouvernements américain et mexicain ont entamé des négociations à propos des termes d’un programme desti-né aux travailleurs immigrés. Celui-ci était communément désigné sous le nom de programme «Bracero », ce mot désignant les bras musclés des travailleurs mexicains. Les États-Unis ont exploité une faille dans la légi-slation pour lancer la procédure. Alors que l’importation de main-d’œuvre sous contrat était interdite depuis des décennies, la loi de 1917 donnait au Procureur Général le pouvoir de réguler l’admission et le ren-voi de personnes par ailleurs non éligibles à l’admission. Cette clause avait été exploitée pour mettre en place le programme de travail tempo-raire avec le Mexique pendant la Première Guerre mondiale.

Le Mexique était d’abord réticent à l’idée de participer à ce pro-gramme en raison d’abus antérieurs contre les travailleurs mexicains. Ce-

Page 9: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 125

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

pendant, ses propres projets économiques d’industrialisation impli-quaient des changements dans ses pratiques agricoles. Ces réformes in-dustrielles risquaient de créer un surplus encore plus élevé de main d’œuvre dans les zones rurales, précisément aux endroits les plus propices à l’agitation révolutionnaire. Une convention de travail avec les États-Unis pouvait justement constituer la soupape de sécurité dont le Mexique avait besoin (Sandos & Cross, 1983, p.51). Le Mexique accepta de négocier les termes de la convention de travail après avoir également reçu la promesse d’une assistance technologique de la part des États-Unis. La convention initiale de ce qu’on appellera ensuite le programme Brace-ro fut signée le 4 août 1942 par des représentants des ministères des Af-faires étrangères et du Travail mexicains ainsi que du Département d’État et de celui de l’Agriculture côté américain.

Les dispositions de la convention répondaient aux inquiétudes du Mexique et à la demande de main d’œuvre des États-Unis qui acceptè-rent que les travailleurs mexicains ne soient pas sollicités pour participer à des activités militaires. Le transport en direction et au départ des États-Unis ainsi que le logement seraient fournis aux travailleurs. Les contrats devaient être rédigés en espagnol sous le contrôle du gouvernement mexicain. Les travailleurs devaient recevoir des salaires similaires à ceux accordés pour un travail similaire à d’autres travailleurs agricoles dans les mêmes conditions et dans la même région. Des tarifs à la pièce ont été instaurés pour permettre au travailleur moyen de gagner le salaire cou-rant. Dans tous les cas, le travail à la pièce ou à l’heure ne serait pas infé-rieur à 30 cents de l’heure. Des représentants élus parmi les travailleurs mexicains pourraient négocier avec les employeurs mais ils ne pourraient pas modifier les dispositions fondamentales de leur contrat. Afin de faire face à l’inquiétude des travailleurs américains qui s’opposaient à la con-vention, les Mexicains ne devaient pas être engagés pour remplacer d’autres travailleurs ou dans le but de réduire les conditions de rémunéra-tion précédemment établies.

Les deux gouvernements devaient participer activement au pro-gramme (Calavita, 1992, p.20). La Farm Security Administration du mi-nistère de l’Agriculture américain était l’employeur officiel de référence et les employeurs secondaires étaient l’entreprise à laquelle profitait réelle-ment le travail accompli. Le Département d’État était le principal négo-ciateur avec le gouvernement mexicain. Il revenait au U.S. Employment Service de faire état des pénuries de travailleurs et de définir les salaires en fonction de la pratique courante. Le gouvernement américain informait alors le gouvernement mexicain du nombre de travailleurs nécessaires, et le gouvernement mexicain devait déterminer lui-même le nombre de

Page 10: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

126 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

personnes qui pouvaient quitter le Mexique sans conséquences négatives pour l’économie mexicaine. En pratique, le gouvernement mexicain choisissait quels Mexicains pouvaient participer au programme et trans-portait les travailleurs vers des centres de recrutement. Les États-Unis transportaient les travailleurs des centres de recrutement aux lieux de travail. Les autorités sanitaires mexicaines étaient chargées de s’assurer de la santé des migrants avant qu’ils ne traversent la frontière. Les consuls mexicains, aidés par les inspecteurs du travail mexicains, devaient avoir libre accès aux lieux de travail des travailleurs mexicains afin d’enquêter sur leurs conditions de travail.

Pendant la guerre, presque 220 000 Braceros entrèrent aux États-Unis pour travailler dans l’agriculture dans 24 États. Le programme a com-mencé avec seulement 4 203 entrées en 1942, pour atteindre 52 098 en 1943 et 62 170 en 1944. Les Braceros étaient embauchés pour planter et récolter le coton, les betteraves à sucre, les fruits et légumes, principale-ment en Californie. Le Mexique a interdit le recours à des Braceros au Texas en raison d’abus et de pratiques discriminatoires. Même si le Mexique avait, au moins sur le papier, une influence importante dans la négociation de l’accord bilatéral, la pratique indiquait au contraire une influence américaine déterminante. Les États-Unis obtenaient ainsi, à bas coûts, une force de travail agricole docile. Les violations des garanties en termes d’emploi et de logement étaient fréquentes et restaient le plus souvent impunies.

LE RETOUR À L’UNILATÉRALISME Peu après le lancement du programme Bracero, les travailleurs agri-

coles américains cherchèrent à apporter des changements à celui-ci afin de mieux satisfaire leurs intérêts. La législation américaine commença à saper la nature bilatérale de la convention, donnant au commissaire du Service d’Immigration et de Naturalisation (maintenant intégré au minis-tère de la Justice) le pouvoir de lever les restrictions au travail des Mexi-cains pour autant de temps que cela était nécessaire. Cette disposition fut utilisée pour contourner la procédure mexicaine de recrutement et l’interdiction mexicaine de faire travailler des Braceros au Texas ; dans les faits, les employeurs américains pouvaient recruter les travailleurs à la frontière. Certes, le département d’État intervint pour tenter de mettre fin au recrutement à la frontière au nom des bonnes relations diploma-tiques entretenues avec le Mexique. Cependant, cette option restait pos-sible et allait être utilisée dans les années qui suivirent (Calavita, 1992, p.24).

Page 11: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 127

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

Une fois la guerre terminée, le Congrès voulait supprimer progressi-vement le programme Bracero d’ici à 1947. La loi (Public Law 40) exi-geait de tous les Braceros qu’ils quittent le pays avant le 1er janvier 1948. Très peu de nouveaux Braceros furent recrutés en 1947 bien que quelques 55 000 Mexicains qui se trouvaient dans le pays en situation irrégulière aient été alors intégrés au programme légal. Le gouvernement américain a aussi agi de manière unilatérale en admettant dans le pays des personnes désireuses d’obtenir le statut de Bracero. Lors d’un week-end en octobre 1948, les responsables des services d’immigration ouvrirent la frontière à plusieurs milliers de Mexicains qui espéraient être recrutés. Bien que le Congrès ne soit pas parvenu à adopter une loi afin de rallonger le pro-gramme au-delà du 1er janvier, le gouvernement a eu recours à son pou-voir administratif afin de poursuivre l’importation de travailleurs sous contrat tandis que la loi était adoptée des mois après que le renouvelle-ment eut eu lieu. Même si cette loi a expiré elle aussi, le programme a été prolongé au moyen d’actions administratives jusqu’à ce qu’une législa-tion plus formelle soit adoptée en 1951 (Calavita, 1992).

Au fur et à mesure que le programme s’est développé, de nouveaux changements ont été opérés afin de satisfaire les intérêts de l’agriculture américaine. Les contrats de gouvernement à gouvernement qui caractéri-saient l’accord conclu en temps de guerre ont été transformés en contrats entre employeurs et travailleurs. Le Mexique s’opposait toujours au re-crutement à la frontière (c'est-à-dire au fait que les personnes aspirant au statut de Bracero se déplacent jusqu’à la frontière et se présentent ensuite elles-mêmes aux employeurs) mais était d’accord pour que les travailleurs sans papiers se trouvant aux États-Unis soient prioritaires sur la création de nouveaux postes de Braceros. Bien que la légalisation ait été censée être une procédure exceptionnelle, ce ne fut pas le cas, de sorte que cela trans-formait l’immigration illégale en alternative séduisante pour les travail-leurs comme pour les employeurs qui ne voulaient pas se plier à la procédure imposée par le gouvernement mexicain. Les deux pays étaient en profond désaccord quant aux façons de réduire l’immigration clandes-tine. Les États-Unis demandaient au Mexique de mieux surveiller son côté de la frontière tandis que le Mexique demandait aux États-Unis d’imposer des amendes aux employeurs qui engageaient des travailleurs qui étaient en situation irrégulière dans le pays (Scruggs, 1961).

En 1950, le président Truman établit une Commission sur le Travail Migratoire (Commission on Migratory Labor) afin de mesurer l’impact du programme Bracero. Ce dernier avait alors presque atteint un flot de 200 000 travailleurs par an. Le volume d’immigration clandestine avait suivi le même rythme et, dans certains cas, dépassé le taux d’admission légale

Page 12: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

128 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

de Braceros. Selon la Commission, il y avait environ un million de travail-leurs migrants engagés dans l’agriculture. Environ la moitié d’entre eux étaient nés dans le pays et l’autre moitié étaient nés à l’étranger. Parmi ceux nés à l’étranger, la Commission estimait que 80% étaient dans le pays en situation irrégulière. Les travailleurs restants étaient des Braceros. La Commission constatait aussi que, en conséquence de l’accord bilaté-ral, les Braceros avaient en réalité de meilleurs conditions de travail.

Les conditions dans lesquelles les sans-papiers travaillaient étaient par-ticulièrement inquiétantes. D’après le rapport de la Commission, l’avantage que présentaient les travailleurs sans papiers était qu’ils pou-vaient facilement être expulsés une fois que leur travail n’était plus néces-saire : « Une fois le travail fait, ni le fermier ni la communauté ne souhaite voir le ‘dos mouillé’ dans les parages. Le nombre d’arrestations et d’expulsions a tendance à augmenter très rapidement à la fin de la saison travaillée. Cela ne peut pas être seulement interprété comme une vigueur et un zèle accru de l’agent d’immigration, mais plutôt comme le signe que, à cette époque de l’année, la ‘coopération’ dans l’application des lois entre les producteurs agri-coles et les habitants des villes subit une amélioration notable… » (Commis-sion présidentielle sur le Travail Migratoire, 2007, p.433).

Au moment de renouveler le programme Bracero, le Congrès rejeta la plupart des recommandations de la Commission, soutenant que la guerre de Corée rendait nécessaire un accès continu à des travailleurs étrangers. Dans sa formulation, la nouvelle législation prenait en compte quelques-uns des problèmes identifiés par les syndicats et le gouvernement mexi-cain mais elle reprenait le plus souvent les demandes des producteurs agricoles. Le gouvernement américain serait le garant officiel des termes des contrats des Braceros. Seuls les ouvriers engagés au Mexique, les Mexicains en situation régulière aux États-Unis, les Braceros dont les con-trats avaient expiré et les travailleurs qui étaient aux États-Unis en situa-tion irrégulière depuis cinq ans ou plus pourraient prétendre au programme Bracero. Le ministre du Travail devait prouver l’existence d’une pénurie de main d’œuvre et que l’importation de travailleurs Bra-ceros n’aurait pas d’effets défavorables sur les travailleurs américains. Les employeurs devraient attester d’efforts effectués en toute bonne foi dans le but de recruter des travailleurs américains à des salaires comparables. Alors que la version de la loi du Sénat comprenait des sanctions à l’encontre des employeurs qui engageaient des travailleurs en situation irrégulière dans le pays, permettant ainsi au système à deux vitesses de se maintenir, le congrès n’en a finalement pas promulgué.

Page 13: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 129

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

Dès que le projet de loi fut signé en juillet 1951, des négociations fu-rent entamées en vue du renouvellement de l’accord bilatéral avec le Mexique. Dans un premier temps, le Mexique regimbait pour signer un nouvel accord. Il s’était vigoureusement prononcé en faveur de sanctions à l’encontre des employeurs afin de réduire l’immigration clandestine et d’accroître la demande en Braceros. Selon le gouvernement mexicain, les légalisations répétitives avaient augmenté les migrations clandestines. Lorsque l’équipe de Truman promit une autre loi afin de répondre aux inquiétudes concernant l’immigration clandestine, le Mexique donna son accord pour un renouvellement. À la différence des accords précédents, le Mexique ne pouvait plus interdire à certains États américains de partici-per au programme, ce qui permit au Texas d’adhérer à l’initiative.

Avec la nouvelle loi, le programme Bracero prit de l’ampleur, passant de 200 000 en 1952 et 1953, à 300 000 en 1954, presque 400 000 en 1955, et à plus de 425 000 pendant la période de 1956 à 1959. Pendant ce temps, l’immigration clandestine se maintenait. Au départ, le Congrès s’en préoccupait peu. En 1952, après avoir rejeté une proposition sénato-riale visant à imposer des sanctions aux employeurs engageant des clan-destins, le Congrès adopta une clause modérée aux termes de laquelle « abriter, transporter et cacher » des migrants en situation irrégulière était illégal. Les débats au Congrès montrent que cette clause fut ajoutée à la loi pour satisfaire le gouvernement mexicain qui hésitait à renouveler l’accord bilatéral à moins que les États-Unis ne prennent des mesures afin de réduire l’immigration clandestine (Calavita, 1993, p.68). Il y avait néanmoins une faille dans ce qui fut rapidement dénommé « la clause du Texas » (Texas Proviso) : l’emploi de personnes en situation irrégulière n’était pas interprété comme une manière d’« abriter » des clandestins.

Face au taux croissant d’immigration clandestine, des pressions tou-jours plus nombreuses furent exercées sur l’Exécutif. Les rapports officiels indiquaient de plus en plus une baisse des salaires et des conditions de travail effroyables ; de plus, le contexte de guerre Froide renforçait les craintes quant à la sécurité d’une frontière aussi perméable. En avril 1954, le Général à la retraite Joseph Swing fut nommé à la tête des ser-vices fédéraux de l’immigration (Immigration and Naturalization Ser-vices), marquant ainsi un changement de politique. Il a lancé l’opération « Dos Mouillés » (Operation Wetback). Des agents de la Border Patrol travaillant précédemment à la frontière canadienne furent réaffectés à la frontière méridionale afin de mener une opération spéciale pour recon-duire à l’intérieur du Mexique les clandestins et mettre un point final au cycle des arrestations, des expulsions et des retours aux États-Unis. Le gouvernement mexicain avait accepté de fournir des trains afin

Page 14: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

130 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

d’effectuer les reconduites vers l’intérieur (New York Times, 1954, a:24). En 1954, plus d’un million d’arrestations furent effectuées, et d’innombrables Mexicains quittèrent volontairement le pays afin d’éviter l’expulsion.

À la mi-juillet 1954, les demandes en Braceros de la part d’agriculteurs du Texas et de Californie étaient en forte hausse (New York Times, 1954b). Alors que l’opération n’avait pas complètement enrayé les migra-tions clandestines, elle avait néanmoins convaincu beaucoup d’employeurs que participer au programme Bracero constituait un moyen plus sûr d’avoir accès à de la main d’œuvre. Le gouvernement souhaitait d’ailleurs faciliter l’accès aux Braceros, comme en témoigne l’augmentation du nombre admis. Pendant la période entre 1955 et 1959, les Braceros représentaient respectivement 27% et 29% des travail-leurs saisonniers. Au Nouveau-Mexique, dans les années 50, ils représen-taient presque 70% (Grove, 1996, p.311). Les Braceros étaient affectés à un seul employeur ou à une association de travailleurs agricoles ; il y avait donc peu de rotation et encore moins d’occasions de protester contre les salaires ou les conditions de travail. Dans les faits, les Braceros étaient dans une situation très largement similaire à celle des immigrants du 19ème siècle liés par contrat à un « patron » (indentured servants). Cette situation était exacerbée par la politique du gouvernement. Les services fédéraux de l’immigration, à la grande consternation du ministère du Travail, adressaient aux travailleurs des certificats en fonction des re-marques des employeurs. Cette procédure permettait aux travailleurs de revenir l’année suivante. Mais elle permettait aussi aux employeurs de récompenser les travailleurs conciliants et d’évincer ceux qui étaient con-sidérés comme des perturbateurs ou dont le travail laissait à désirer. Les employeurs pouvaient demander des travailleurs par nom, incitant ainsi davantage ces derniers à se conformer à leurs attentes quelles qu’elles soient. Tout ceci donnait aux employeurs accès à une main d’œuvre très productive. Une étude de la productivité de la main d’œuvre menée sur les récoltes de coton en Arizona a montré que « les Mexicains récoltaient, en moyenne, 6% de coton supplémentaire (que des travailleurs américains) par heure et passaient 19% de temps en plus à récolter du coton chaque se-maine », cela créant un écart de productivité de 30% entre les deux caté-gories (Grove, 1996, p.313).

Le programme Bracero est resté en place jusqu’à la fin de l’année 1964. Cette main d’œuvre principalement mexicaine (les Braceros étaient également recrutés aux Antilles) constituait une réserve de travailleurs ayant des droits minimaux et travaillant selon des conditions définies par le gouvernement américain. Alors que les accords bilatéraux initiaux

Page 15: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 131

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

avaient établi une série de normes de travail qui dépassaient en réalité celles dont jouissaient les travailleurs américains, la tolérance de l’immigration clandestine sapait ces efforts. Une fois la concurrence illé-gale réduite au moyen de l’opération Wetbacks et après des violations de droits parmi les plus extrêmes qui soient, le programme devenait un moyen pour assurer aux employeurs américains un accès continu à une main d’œuvre peu payée et docile.

LE RENFORCEMENT DE L’UNILATÉRALISME En 1965, dans le contexte du mouvement des droits civiques aux

États-Unis, le Congrès a amendé la loi sur l’immigration afin de suppri-mer les quotas établis sur la base de l’origine nationale et les exclusions qui avaient jusque-là limité l’immigration en provenance de certains pays et régions. Ces quotas ont été remplacés par des plafonds de délivrances de visa portant sur l’ensemble d’un hémisphère. D’abord, il y a eu diffé-rents plafonds pour l’hémisphère Est (Europe) – à 170 000 – et l’hémisphère Ouest (les Amériques) – à 120 000 –, mais en 1978 un plafond global de 290 000 a été établi. Afin d’empêcher qu’un pays ne domine, une limite de 20 000 visas par pays a été instituée. Les amende-ments de 1965 ont permis une hausse significative des visas attribués au titre des réunifications familiales. La loi admettait également des candida-tures d’ouvriers qualifiés et non qualifiés dans des métiers qui souffraient de pénurie de main-d’œuvre. Une catégorie « sans préférence » a aussi été créée pour admettre des candidats qui n’étaient pas pris en compte au-trement, mais elle fut en fin de compte supprimée.

L’immigration globale a progressivement augmenté à la suite des amendements de 1965, passant de presque 2,5 millions dans les années 50 à 3,2 millions dans les années 60. Elle a augmenté d’un million de plus, pour atteindre les 4,2 millions (une augmentation d’un peu plus de 30 %) dans les années 70 et a ensuite augmenté subitement de 50 % pour atteindre 6,2 millions dans les années 80. L’impact sur l’immigration mexicaine a été considérable. En 1965, avant l’entrée en vigueur des nouvelles mesures, moins de 40 000 Mexicains avaient obte-nu le statut de résident permanent. Mais dans les années 70 la moyenne de l’immigration mexicaine s’élevait déjà à presque 60 000 par an. Pen-dant la seule année 1978, plus de 90 000 Mexicains ont été admis, 67 143 dans le cadre du système des restrictions numériques et 25 538 dans la catégorie des parents immédiats exempts de restrictions2 . Le nombre 2 Le rapport statistique annuel du Service d’Immigration et de Naturalisation constate que la quantité d’admissions diffère de celle de délivrances de visa car certaines personnes à

Page 16: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

132 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

de Mexicains dépassait celui de toute l’Europe (76 156) et était plus de 4 fois supérieur à celui de tout autre pays.

C’est cependant l’immigration clandestine qui a subi la plus forte hausse. Après que le programme Bracero eut pris fin, l’immigration clan-destine en provenance du Mexique s’est accélérée. Même si le nombre de personnes appréhendées ne constitue pas un instrument de mesure par-fait de l’immigration clandestine, l’augmentation constante des arresta-tions dans les années 60 et 70 témoigne de pressions accrues à la frontière. Alors que les arrestations étaient inférieures à 90 000 par an pendant les dernières années du programme Bracero, elles étaient supé-rieures à 200 000 en 1968 et s’élevaient à plus d’un demi-million en 1972. Dans la deuxième moitié des années 70, la moyenne annuelle des arrestations dépassait le million.

La demande en main d’œuvre à bas salaires s’est maintenue pendant la période postérieure au programme Bracero, mais beaucoup d’employeurs étaient réticents à l’idée de participer aux programmes de travail tempo-raire qui ont succédé à celui-ci. En général, cette défiance résultait des normes de travail ajoutées à ces nouveaux programmes. Un ensemble de lois promulguées pendant cette période témoignait en effet d’un chan-gement d’attitudes et de politiques concernant les droits des travailleurs. En 1961 et une nouvelle fois en 1966, le salaire minimum a été étendu à de nouveaux secteurs, y compris ceux qui reposaient sur les Braceros, tels que l’agriculture, le bâtiment, les maisons de retraite et les blanchisseries. En 1970, une loi a été votée afin de mettre en œuvre un service de méde-cine du travail et des normes de sécurité. Même si ces lois ne prenaient pas expressément pour cible les travailleurs étrangers, elles constituaient un cadre légal établissant des pratiques acceptables en ce qui concernait tous les travailleurs. Étant donné le contexte dans lequel ces lois ont été passées, au milieu des années 60 et pendant les années 70, les employeurs avaient peu de chances d’obtenir le genre de concessions qui consti-tuaient des éléments cruciaux du programme Bracero des années 50. En fait, les amendements de 1965 ont renforcé les normes de travail pour les programmes d’admissions des travailleurs permanents mais aussi tempo-raires (H – 2).

qui des visas ont été délivrés au cours d’une année fiscale sont admises l’année suivante. Puisque les conditions légales requises étaient supposées changer pour l’hémisphère ouest, il est probable qu’un grand nombre de Mexicains aient demandé un visa dans le cadre de l’ancien système mais soient entrés dans le pays une année ultérieure. En 1981 encore, plus de 100 000 Mexicains ont immigré en tant que résidents permanents, la moitié issue du quota de l’hémisphère Ouest qui avait été supprimé en 1979.

Page 17: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 133

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

En 1980, selon des estimations du Bureau du recensement établies à partir de plus d’une douzaine d’études, il y avait entre 3,5 et 5 millions d’immigrés sans papiers aux États-Unis (Siegel at al, 1980). On estimait qu’environ la moitié de la population sans papiers venait du Mexique (SCIRP, 1981). La pression pour agir contre l’immigration clandestine s’est donc accrue aux États-Unis, aboutissant à de nouvelles politiques unilatérales. La loi de réforme et de contrôle de l’immigration (IRCA, Immigration Reform and Control Act) a été promulguée en 1986. L’IRCA contenait enfin la disposition que le gouvernement mexicain avait préco-nisée depuis les années 30 mais qu’il avait fini par abandonner depuis. Selon la loi, il devenait illégal d’embaucher un immigré clandestin ; des sanctions étaient imposées seulement si l’employeur savait que le travail-leur était en situation irrégulière. La loi exigeait des employeurs qu’ils vérifient le statut légal des travailleurs en contrôlant deux types de docu-ment : l’un faisant figurer l’identité et l’autre le permis de travail. Afin de répondre aux inquiétudes quant à une discrimination potentielle, l’IRCA autorisait la création d’un nouveau bureau au sein du ministère de la Justice afin d’examiner « des pratiques injustes en termes d’emploi en lien avec l’immigration ». La loi interdisait aux employeurs d’opérer une forme de discrimination à l’encontre de « tout individu (qui n’est pas un immigré clandestin) dans le cas d’une embauche, d’un recrutement ou d’une recom-mandation en échange de frais (referral for a fee), (A) en raison de l’origine nationale de l’individu en question, ou (B) dans le cas d’un citoyen ou d’une personne ayant l’intention de devenir citoyen (ainsi défini dans le paragraphe à cause du statut de citoyen de l’individu en question ». La loi interdisait aussi de demander des documents différents ou supplémentaires à n’importe quel employé récemment embauché, une disposition conçue afin de dissuader les employeurs de mettre en place des procédures parti-culières contre les travailleurs leur apparaissant étrangers.

Afin de gérer la situation de ceux qui se trouvaient déjà dans le pays en situation irrégulière, la loi comprenait des mesures de légalisation avec deux programmes distincts. Un programme portait sur les immigrés sans papiers qui étaient dans le pays depuis le 1er janvier 1982. Ils obtenaient d’abord une reconnaissance légale à condition de prouver leur présence continue sur le sol américain ; au terme de 18 mois, ils pouvaient de-mander le statut légal de résident permanent. Le second programme était destiné aux travailleurs agricoles saisonniers. Les personnes pouvant prouver qu’elles avaient travaillé dans l’agriculture pendant 90 jours dans la période de 12 mois s’achevant le 1er mai 1986 pouvaient prétendre à une légalisation. Après avoir démontré qu’elles avaient continué à travail-

Page 18: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

134 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

ler dans l’agriculture les trois années suivantes, elles pouvaient obtenir le statut de résident permanent3.

LA COOPÉRATION BINATIONALE DANS LES ANNÉES 90 Bien que l’IRCA ait été adopté de façon unilatérale, il comprenait la

base de ce qui allait inaugurer une nouvelle ère de coopération entre le Mexique et les États-Unis pour traiter des questions d’immigration. L’IRCA autorisait la création d’une nouvelle Commission d’Étude de la Migration Internationale et du Développement Economique Coopératif (cette Commission for the Study of International Migration and Cooperative Economic Development est parfois désignée comme la Commission As-cencio, du nom de son directeur, un ancien ambassadeur du nom de Diego Ascencio). La Commission devait se concentrer sur les pays d’origine des migrants clandestins. Plus particulièrement « en consultation avec les gouvernements du Mexique et des autres pays de départ des migrants dans l’hémisphère ouest, [la Commission] examinera les circonstances, au Mexique et dans les autres pays de départ en question, qui contribuent à des migrations clandestines aux États-Unis ainsi que des programmes d’investissement et d’échanges mutuellement favorables et réciproques afin de réduire ces circonstances ». Bien que le Congrès ait rejeté des propositions en vue d’un programme bilatéral d’admission, comme dans le pro-gramme Bracero, ou d’une quelconque prise en compte spécifique du Mexique et des autres pays de l’hémisphère ouest, la Commission As-cencio recommanda une disposition qui gagnera du terrain dans les an-nées 90 : un accord de libre-échange avec le Mexique qui renforcerait son économie et, à long terme, réduirait les pressions migratoires (Commis-sion d’Étude de la Migration Internationale, 1990).

L’Accord de libre-échange nord-américain (l'ALENA) amorçait une nouvelle ère de coopération et de consultation en matière de migrations. Entre la fin du programme Bracero et la signature de l'ALENA en 1994, les États-Unis avaient surtout mené des politiques unilatérales. On re-connaissait bien que des changements politiques pourraient avoir des conséquences majeures sur les migrants mexicains, mais on ne voyait pas d’intérêt à concevoir des politiques spécifiques pour le Mexique. Une loi 3 L’IRCA comprenait aussi le programme RAW (Replacement Agricultural Workers) et créait une commission chargée de déterminer si celui-ci devrait être lancé. Cette Com-mission sur les Ouvriers Agricoles (Commission on Agricultural Workers) conclut que le programme RAW n’était pas nécessaire, en grande partie parce que les employeurs avaient trouvé suffisamment d’ouvriers en situation irrégulière pour combler la pénurie quand les bénéficiaires du programme RAW avaient quitté l’agriculture.

Page 19: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 135

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

comme l’IRCA de 1986 accordait un statut légal aux immigrés mexicains sans papiers aux mêmes conditions qu’à ceux qui venaient d’autres pays. Le gouvernement mexicain, quant à lui, avait adopté une politique « d’absence de politique » concernant l’immigration aux États-Unis jusqu’à la fin des années 80. Néanmoins, pendant les années 90, cette position a changé et le gouvernement mexicain s’est impliqué de façon plus visible. Comme le concluait l’Étude Binationale de la Migration entre le Mexique et les États-Unis (CIR, 1997) :

Les autorités mexicaines font désormais du lobbying sur les questions politiques et économiques aux États-Unis, ce qu’elles ne faisaient pas avant le processus de négo-ciation de l’ALENA. Le gouvernement mexicain n’opère plus seulement via son Se-crétariat aux Relations Étrangères (SRE) en communication avec le département d’État américain, mais se déploie plutôt sur tout l’éventail américain des groupes d’intérêt privés, des organismes publics et du Congrès. L’interdépendance accrue des relations économiques et leur influence sur la relance et la croissance économiques mexicaines signifient qu’il est important de gérer d’autres problèmes en évitant de porter préjudice à la coopération économique.

L’ALENA comprenait lui-même un certain nombre de dispositions ayant trait à l’immigration et qui faciliteraient les transferts de directeurs et cadres d’entreprises multinationales ainsi que des employés hautement qualifiés dans quelque soixante-dix secteurs. Pendant les dix premières années qui ont suivi la ratification de l’ALENA, des limites numériques et des essais sur le marché du travail continueraient à être appliqués aux Mexicains, mais à partir de janvier 2004 ces restrictions seraient suppri-mées et les transferts de personnel en provenance du Mexique seraient traités de la même manière que ceux en provenance du Canada.

De même, pendant les années 90, le Groupe de Travail de la Com-mission Binationale sur l’immigration et les affaires consulaires a créé des occasions réelles de renforcer la coopération entre les deux pays. Les deux gouvernements ont financé une Étude Binationale des migrations entre le Mexique et les États-Unis qui a grandement contribué à développer un socle commun de connaissances afin de mieux formuler les politiques. La nouvelle coopération a aussi conduit à des actions concrètes. Comme le décrit l’Étude Binationale (CIR 1997) :

En mai 1997, quand le président Clinton s’est rendu au Mexique, la discussion du Groupe de Travail a porté sur l’échange d’informations sur les politiques et la légi-slation en matière d’immigration, la protection consulaire et une coopération accrue à la frontière. La déclaration conjointe sur la migration adoptée par les deux prési-dents signale un engagement à étendre la coopération binationale dans la gestion des migrations.

Page 20: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

136 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

L’engagement bilatéral a conduit à un certain nombre d’actions unila-térales et coopératives. Des voies rapides ont été établies pour faciliter la traversée vers les États-Unis. L’attente avant de traverser San Ysidro a été réduite de deux heures à vingt minutes. La coopération afin d’empêcher le trafic de drogues a été accrue à la frontière. Le Grupo Beta constitue une tentative mexicaine de rendre la frontière plus sûre. Les Mexicains participent au Panel consultatif des citoyens du côté américain. Il y a un mécanisme commun de liaison frontalière. Les deux camps ont pris des mesures afin de réduire la contrebande d’immigrés.

DES DÉFIS À LA COOPÉRATION Les mesures nouvelles vers une coopération renouvelée ont souffert à

la suite du 11 septembre, principalement mais pas exclusivement en rai-son des craintes énormes en matière de sécurité que les attentats terro-ristes ont suscitées. Les aléas de la tactique de la rencontre au sommet utilisée par les présidents ainsi que des craintes concernant les préroga-tives du Congrès ont également sapé les actions bilatérales. George W. Bush avait fait campagne pour l’élection présidentielle de 2000 en promettant de faire de la réforme sur l’immigration une des priorités principales de son gouvernement. De nombreux groupes espéraient vi-vement que le nouveau président tiendrait sa promesse de campagne. Le président Bush avait exercé la fonction de gouverneur d’un État frontalier qui entretenait des liens étroits avec le Mexique et où plus du tiers de la population est d’origine hispanique. La santé économique du Texas dé-pend aussi fortement du commerce transfrontalier avec le Mexique, sur-tout après le lancement de l'ALENA en 1994. Une bonne connaissance des questions américano-mexicaines prédisposait donc le gouvernement Bush à placer l’immigration au cœur de son programme politique.

Des raisons d’être optimiste au sujet d’une réforme venaient égale-ment du côté mexicain de la frontière. Le président mexicain Vicente Fox avait tiré profit des liens personnels étroits qui l’unissaient au président Bush afin de tenir des réunions fréquentes et de débattre de questions intéressant directement le Mexique, telles que la réforme sur l’immigration et l’élargissement de l'ALENA. Les bonnes relations entre les deux pays ont culminé le 5 septembre 2001 quand le président Bush a déclaré lors d’un dîner officiel à la Maison Blanche que les États-Unis n’entretenaient pas de relation bilatérale plus importante qu’avec le Mexique. De nombreux Mexicains espéraient même « décrocher le gros lot » et obtenir un accord afin de régulariser la situation des 3 à 4,5 mil-lions de Mexicains vivant illégalement aux États-Unis (Griswold 2002).

Page 21: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 137

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

Même s’il n’est absolument pas sûr qu’une telle loi aurait été adoptée par le Congrès, la réforme sur l’immigration a disparu du programme national en conséquence des évènements du 11 septembre. La politique américaine s’est centrée sur le débat sur la manière de combattre le terro-risme, garantir la sécurité intérieure et neutraliser la menace constituée par les régimes intégristes antioccidentaux.

Les relations diplomatiques entre les États-Unis et le Mexique se sont également dégradées à la suite du 11 septembre. Le gouvernement Fox a refusé de soutenir le gouvernement américain en mars 2003 alors que les États-Unis cherchaient à obtenir une résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies permettant le recours à la force armée contre l’Irak. Le 12 mars, le président Fox a fait part publiquement de son désaccord avec la politique menée par le gouvernement Bush lorsqu’il a formulé son souhait de trouver un moyen non-violent de désarmer l’Irak : « Nous poursuivons l’effort considérable de notre pays pour établir la paix tout en obtenant également le désarmement de l’Irak… Notre engagement consiste à résoudre le conflit irakien de manière pacifique » (PBS 2003). À la suite de cette dispute diplomatique, les présidents Bush et Fox ne se sont pas adressé la parole pendant des mois, établissant ainsi un fort contraste avec leur ancienne camaraderie (Business Week 2003).

Au milieu de l’année 2003, des pressions politiques intérieures se sont élevées afin que le président Fox améliore les relations entre son gouver-nement et les États-Unis. Le Sommet des Amériques, qui s’est tenu à Monterrey au Mexique les 12 et 13 janvier 2004, fournissait l’occasion requise pour le président Bush de revenir sur la question d’une réforme de l’immigration. Moins d’une semaine avant le sommet, le président Bush a dévoilé sa proposition pour un nouveau programme de travail temporaire intitulé « Réforme pour une immigration juste et sûre ». Elle cherchait à prévoir un large cadre afin de résoudre certains des nombreux problèmes dont souffre le système d’immigration américain. Parmi ceux-ci, le principal, selon les termes utilisés par le président Bush, était la né-cessité de « mieux mettre en relation un travailleur étranger intéressé avec un employeur américain intéressé, lorsqu’aucun Américain n’aura été trouvé pour occuper le poste en question » (Maison Blanche, 2004). Cependant, aucun progrès considérable n’a été fait avant les élections pour mettre en œuvre cet ensemble de mesures. Les camps conservateur et progressiste ont vivement critiqué son projet, faisant ainsi avorter dans les faits toute réforme d’ampleur de l’immigration. La dynamique d’une année de campagne présidentielle a encore davantage gêné le programme de ré-forme de l’immigration. Les efforts afin de gagner la faveur des électeurs dans des États très disputés comme ceux du Nord du Midwest ont en-

Page 22: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

138 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

traîné un recentrage des débats politiques sur des questions autres que l’immigration, plus particulièrement l’Irak et l’économie américaine, de peur d’aliéner les électeurs indécis dont le vote est crucial.

Une fois l’élection présidentielle passée, l’administration Bush remit la réforme de l’immigration à l’ordre du jour. Le secrétaire d’État Colin L. Powell et le secrétaire à la Sécurité intérieure Tom Ridge annoncèrent, le 9 novembre 2004, alors qu’ils assistaient à des réunions de la Commis-sion binationale américano-mexicaine à Mexico, qu’une des priorités principales du président Bush pendant son deuxième mandat serait un nouveau programme de travail temporaire (guestworkers program). Ce-pendant, le secrétaire Ridge a ajouté que des désaccords au sein du Con-grès pourraient empêcher le passage d’une telle réforme à court terme (NY Times 2004). Plusieurs versions législatives de la réforme sur l’immigration ont été introduites mais n’ont pas été promulguées par les 108ème, 109ème et 110ème Congrès. Depuis 2008, le Congrès n’a que peu avancé en ce qui concerne le passage de réformes et la plupart des initia-tives qui ont été prises en matière de migration ont été d’ordre adminis-tratif et ont eu une faible portée.

Le caractère controversé de la question de l’immigration en politique aux États-Unis, qui suscite de vifs débats des deux côtés du paysage poli-tique, explique en partie les échecs répétés des tentatives de passage d’une réforme d’ampleur de l’immigration. De la même manière, différents groupes sont déterminés à s’assurer que les migrants sans papiers, d’une part, restent en dehors du pays et ne reçoivent pas l’amnistie s’ils sont entrés dans le pays clandestinement, ou d’autre part, que ceux qui four-nissent un travail requis puissent pleinement prétendre à la citoyenneté, aux aides sociales et à toutes les opportunités professionnelles possibles. Il semblait, toutefois, y avoir un point d’entente au sein du Congrès : des politiques spécifiques destinées au Mexique n’étaient pas considérées comme étant appropriées, particulièrement à la lumière des vives cri-tiques émises par d’autres pays dont des citoyens étaient des travailleurs immigrés aux États-Unis et avaient été exclus de l’accord entre Bush et Fox.

QUEL AVENIR ? Depuis la dernière série de mesures politiques prise en matière de mi-

gration mexicano-américaine, la définition et l’étendue de ces mouve-ments ont beaucoup changé. La crise économique américaine provoquant un fort taux de chômage, particulièrement dans le bâtiment, le marché du travail américain a considérablement perdu de son charme

Page 23: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 139

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

pour les Mexicains. Parallèlement, de nouvelles mesures de surveillance de la frontière et de nouvelles politiques d’expulsion associées à des lois anti-immigration promulguées à l’échelle locale et des États ont rendu l’immigration clandestine plus coûteuse et dangereuse et moins at-trayante. Troisièmement, le Mexique a connu des améliorations écono-miques dans des régions à fort taux d’émigration et l’emploi et les salaires ont augmenté, bien que la sécurité se soit dégradée dans d’autres zones du pays. À partir de cette combinaison de facteurs, les démographes es-timent que la migration nette entre Mexique et États-Unis s’élève main-tenant à zéro et qu’il est très peu probable qu’elle croisse de nouveau à court et à moyen terme. Il importe d’ajouter que beaucoup de nouveaux migrants arrivent maintenant par des voies légales, comme le montrent les fortes augmentations ces dernières années du nombre de Mexicains admis dans le cadre de programmes de travail temporaire.

Il ne s’agit pas de dire que l’immigration mexicaine en général et l’immigration clandestine en particulier ne reprendront pas une fois que l’économie américaine sera relancée de façon considérable et que l’emploi se sera redressé. Cela signifie qu’il existe une nouvelle occasion d’accorder à l’immigration entre les deux pays un traitement plus rationnel. La pre-mière étape consiste à réactiver les mécanismes existants de coopération binationale. Un groupe binational d’étude, co-présidé par l’auteur et Agustin Escobar Latapi, établi les conclusions suivantes à cet égard :

Pendant la période succédant à la création de l’ALENA, le groupe de travail [de la Commission binationale] [sur la migration et les affaires consulaires] s’est rencontré fréquemment et régulièrement afin de débattre avec dynamisme et continuité sur les points d’entente et de mésentente. Son rôle a été éclipsé en 2001 au profit de négo-ciations au niveau présidentiel et de l’attention prêtée à un possible accord général. Le groupe de travail a besoin d’être réactivé… À moyen terme, la Commission bina-tionale devrait comprendre un mécanisme binational de migration avec suffisam-ment d’autorité pour se mettre d’accord sur des mesures en matière de migration à l’échelle gouvernementale et pour surveiller leur mise en œuvre. Quant aux ques-tions plus vastes et à plus long terme exigeant une loi à l’échelle fédérale ou des États, ce mécanisme binational de gestion devrait être agrandi pour accueillir des re-présentants des deux congrès et des deux gouvernements fédéraux (Escobar Latapi et Martin 2008:246).

Un programme de coopération bilatérale devrait comprendre à la fois des sujets techniques et politiques. Les deux gouvernements devraient commencer par porter leur attention sur des sujets qui peuvent être faci-lement (sinon rapidement) traités au moyen d’actions bilatérales. Celles-ci comprennent :

Page 24: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

140 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

• Une gestion plus efficace de notre frontière commune, visant une baisse du taux d’actes de violence et d’abus à l’encontre de mi-grants et une augmentation des possibilités de faciliter le flux légal de biens et de personnes entre les deux pays. Par exemple, la technologie peut être utilisée pour identifier et pour faciliter la traversée de la frontière par les voyageurs autorisés et on devrait continuer à permettre à des personnes de faire la navette entre un côté et l’autre de la frontière.

• La mise en œuvre d’initiatives efficaces ayant pour but de réduire le trafic d’êtres humains, la contrebande et la violence à l’encontre des migrants dans les terres, en se concentrant tout particulière-ment sur les personnes d’Amérique Centrale qui transitent par le Mexique pour aller aux États-Unis. Le Mexique a adopté une loi audacieuse en réponse à une hausse de la violence à l’encontre de ces migrants et les deux pays devraient coopérer afin de faire en sorte que le Mexique ait les ressources nécessaires pour assumer ses responsabilités dans le cadre de la nouvelle loi. L’initiative de Merida, qui comprend des fonds afin de soutenir l’application de la loi et une pleine capacité judiciaire du Mexique, est une voie à explorer pour faire des progrès dans ce domaine.

• Une évaluation conjointe des expériences vécues par des Mexi-cains participant à des programmes américains de travail tempo-raire afin de déterminer dans quelle mesure les politiques actuelles fournissent les opportunités nécessaires d’emploi légal aux États-Unis et des recommandations pour rendre ces programmes plus efficaces. Le recours par les Mexicains aux programmes H-2 est relativement récent et on ne sait que peu de choses sur les expé-riences des travailleurs ou à quel point ils sont des substituts effi-caces à l’immigration clandestine.

• Une prolongation des recherches binationales menées afin d’acquérir une compréhension commune de l’ampleur, des carac-téristiques et des conséquences de la migration pour les deux pays, tout en portant une attention particulière sur ses consé-quences sur l’emploi, l’éducation, la santé et le bien-être des mi-grants et de leur famille.

Ces actions ne remplaceront pas une action unilatérale de la part du gouvernement et du Congrès américains afin d’améliorer une loi désuète

Page 25: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

Unilatéralisme ou coopération 141

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

sur l’immigration. La priorité doit être donnée à une réforme du système légal d’immigration afin qu’il soit plus réceptif aux besoins des familles et à ceux des employeurs qui souhaitent se porter caution pour des immi-grés, à la mise en application des lois sur le lieu de travail afin de réduire l’immigration clandestine qui a des chances de reprendre sinon en prove-nance du Mexique alors d’autres pays une fois que l’économie aura repris – et à des initiatives afin de sortir les 11 millions – selon les estimations – d’immigrés clandestins de l’ombre et de leur donner un statut légal.

Texte traduit de l’anglais (américain) par Anne Gaborit.

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE Benedict, Lawrence. 1930. “Mexican Influx Curbed Heavily.” Los Angeles Times, 13 février 1930, p. 4. Calavita, Kitty. 1992. Inside the State: the Bracero Program, Immigration and the I.N.S. Routledge. Commission for Immigration Reform and Secretaría de Relaciones Exteriores (CIR/SRE), First Binational Study of México-US Migration, Washington, Mexico City, 1997. Escobar Latapi, Agustin and Susan F. Martin. 2008. Mexico-U.S. Migration Manage-ment: A Binational Approach. Lantham, MD: Lexington Books. Griswold, Daniel T. Willing Workers: Fixing the Problem of Illegal Mexican Migration to the United States, The Cato Institute, Center for Trade Policy Studies, 15 octobre 2002, www.freetrade.org/pubs/pas/tpa-019.pdf, 2. Grove, Wayne A. 1996. “The Mexican Farm Labor Program, 1942-1964” Agricultural History 70,2: 302-320. Guerin-Gonzales, Camille. 1994. Mexican Workers and American Dreams: Immigration, Repatriation, and. California Farm Labor, 1900-1939. Rutgers University Press. “Intervention in Iraq?,” PBS Online NewsHour, www.pbs.org/newshour/bb/middle_east/iraq/un_ resolution_03-14-03.html. Kessell, John L. 2003, Spain in the Southwest. University of Oklahoma Press. Los Angeles Times. 1929. “Mexican Influx Curbed by Half.” Los Angeles Times, 18 juin 1929: 8. Los Angeles Times. 1930. “Mexico Plans New Reforms.” Los Angeles Times, 11 janvier 1930: 6. “Mexico: Why Fox Is Working Hard to Win Back His Amigo Bush,” Business Week, 12 mai 2003, 51. New York Times. 1954a “U.S. Spreads Net for ‘Wetbacks.’” New York Times, 13 juin 1954, p. 24

Page 26: La Politique Migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis: unilateralisme ou coopération?

142 Susan MARTIN

POLITIQUE AMÉRICAINE, N°21

New York Times. 1954b. “’Wetback Controls Spur Labor Demand,” New York Times, 15 juillet 1954, p. 12. New York Times, “Powell, in Mexico, Pledges Migrant Reform,” New York Times, 10 novembre 2004 Disponible sur http://www.nytimes.com/2004/11/10/international/americas/10mexico.html President’s Commission on Migratory Labor. 2007. “The Bracero Program.” Reprinted in Al Smith. American Cultures: Readings in Social and Cultural History. Sandos, James A. and Harry E. Cross. 1983. “National Development and International Labour Migration: Mexico 1940-1965.” Journal of Contemporary History 18,1: 43-60. Scruggs, Otey M. “The United States, Mexico, and the Wetbacks, 1942-1947.” The Pacific Historical Review 30,2:149-164. Seigal, Jacob S., Jeffrey Passel and J. Gregory Robinson. 1980. “Preliminary Review of Existing Studies of the Number of Illegal Residents in the United States.” Paper pre-pared as a working document for the use of the Select Commission on Immigration and Refugee Policy. Select Commission on Immigration and Refugee Policy. 1981b. U.S. Immigration Policy and the National Interest: Staff Report. Government Printing Office. Truett, Samuel. 2006. Fugitive Landscapes: The Forgotten History of the U.S.-Mexico Borderlands. Yale University Press. Valdes, Dennis Nodin. 1988. “Revolutionary Nationalism and Repatriation during the Great Depression.” Mexican Studies/Estudios Mexicanos 4,1:1-23. Vargas, Zaragosa. 1991. “Armies in the Fields and Factories: The Mexican Working Classes in the Midwest in the 1920s.” Mexican Studies/Estudios Mexicanos 7,1:47-71. Weber, David J. 1982. The Mexican Frontier, 1821-1846. University of New Mexico Press. White House. 2004. “President Bush Proposes New Temporary Worker Program,” 7 janvier 2004, www.whitehouse.gov/news/releases/2004/01/20040107-3.html.