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LA POÉSIE : SIX PROPOSITIONS DE LECTURES LINÉAIRES Lecture linéaire n°1 : « Spleen LXXVIII », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1861 Introduction Ce poème, constitué de 5 quatrains d’alexandrins en rimes croisées est le 4ème et le dernier de la série des « SPLEEN » (poèmes 75 à 78) dans la 1ère section, « Spleen et Idéal », des FM de Charles Baudelaire, recueil qui connut 3 publications (en 1857, 1861, 1868), et qui se situe à la croisée des mouvements du Romantisme, du Parnasse (Ecole de l’Art pour l’Art) et du Symbolisme. Le « Spleen », en anglais, signifie « rate ». Dans l’Antiquité, la théorie médicale des « humeurs » attribuait à la rate la production de « bile noire » et donc la mélancolie. Il s’agit en fait dans ce poème d’un état psychologique plus dépressif que mélancolique. La place du poème dans la section est significative : d’une part, ces 4 poèmes sont situés presque à la fin de la section « Spleen et idéal », ce qui marque la victoire du Spleen sur l’Idéal (les aspirations élevées, le salut de l’âme). D’autre part, ce poème est le dernier, comme pour insister sur la gravité et la dimension irrémédiable de ce « Spleen ». Le projet exprimé dans le titre contradictoire du recueil LFM est de transmuter à la façon des alchimistes le malheur et le Mal en beauté*. La problématique sera : comment la forme du poème (la progressivité des images, le choix des sonorités, l’usage des allégories, les ruptures de rythmes...) installe-t-elle inexorablement un mal-être profond chez le lecteur (pris à partie à travers l’emploi du « Nous ») jusqu’à l’intériorisation finale de la défaite de l’Espoir dans l’âme du poète. Dans l’analyse linéaire, nous étudierons le poème selon sa construction : I-dans les 3 premiers quatrains : l’installation atmosphérique du Spleen II-quatrain 4: la crise à travers les effets auditifs III-quatrain 5: la défaite absolue dans l’âme du poète. Remarque d’ensemble sur de la construction du poème: -les 4 premiers quatrains forment une seule phrase qui se compose ainsi : en début des 3 premiers quatrains, l’anaphore « quand » introduisant 3 propositions subordonnées circonstancielles de temps dont la principale est contenue dans le 4ème quatrain. Ainsi Baudelaire scande les 3 étapes d’installation du Spleen ds les 3 subordonnées temporelles, puis son surgissement brutal par une crise ds la proposition principale (« Des cloches, tout à coup... »). -La 2ème phrase du poème ds le dernier quatrain (ntroduit par le tiret et par « Et ») relate les conséquences ds la crise sur l’âme du poète. Ce rappel vise à justifier une lecture un peu synthétique des 3 premières strophes puisqu’elles forment une unité/ puis la 4ème/ puis la 5ème. D’autant que le poème est relativement long : il vaut mieux gagner du temps pour l’oral. {1er quatrain-2ème quatrain-3ème quatrain: remarque commune: -Il y a une 1ère unité entre les 3 premières strophes : 3 éléments physiques concourent successivement à l’installation du Spleen : l’air (quatrain 1), la terre (quatrain 2) et l’eau (quatrain 3) et le 3eme élément ds le quatrain 3 réunit les 2 premiers puisque la pluie, l’eau du ciel qui tombe sur la terre, crée un effet de hachures, de «barreaux» de « prison ». -2ème unité entre les 3 premières strophes : la présence importante de participes présents (strophe1 : « gémissant », «embrassant », strophe2 : « « battant », « se cognant », strophe 3: « étalant ») pour des actions en cours : effet d’étirement du temps.

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LA POÉSIE : SIX PROPOSITIONS DE LECTURES LINÉAIRES Lecture linéaire n°1 : « Spleen LXXVIII », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1861 Introduction

Ce poème, constitué de 5 quatrains d’alexandrins en rimes croisées est le 4ème et le dernier de la série des « SPLEEN » (poèmes 75 à 78) dans la 1ère section, « Spleen et Idéal », des FM de Charles Baudelaire, recueil qui connut 3 publications (en 1857, 1861, 1868), et qui se situe à la croisée des mouvements du Romantisme, du Parnasse (Ecole de l’Art pour l’Art) et du Symbolisme. Le « Spleen », en anglais, signifie « rate ». Dans l’Antiquité, la théorie médicale des « humeurs » attribuait à la rate la production de « bile noire » et donc la mélancolie. Il s’agit en fait dans ce poème d’un état psychologique plus dépressif que mélancolique. La place du poème dans la section est significative : d’une part, ces 4 poèmes sont situés presque à la fin de la section « Spleen et idéal », ce qui marque la victoire du Spleen sur l’Idéal (les aspirations élevées, le salut de l’âme). D’autre part, ce poème est le dernier, comme pour insister sur la gravité et la dimension irrémédiable de ce « Spleen ». Le projet exprimé dans le titre contradictoire du recueil LFM est de transmuter à la façon des alchimistes le malheur et le Mal en beauté*. La problématique sera : comment la forme du poème (la progressivité des images, le choix des sonorités, l’usage des allégories, les ruptures de rythmes...) installe-t-elle inexorablement un mal-être profond chez le lecteur (pris à partie à travers l’emploi du « Nous ») jusqu’à l’intériorisation finale de la défaite de l’Espoir dans l’âme du poète. Dans l’analyse linéaire, nous étudierons le poème selon sa construction :

I-dans les 3 premiers quatrains : l’installation atmosphérique du Spleen II-quatrain 4: la crise à travers les effets auditifs III-quatrain 5: la défaite absolue dans l’âme du poète. Remarque d’ensemble sur de la construction du poème: -les 4 premiers quatrains forment une seule phrase qui se compose ainsi : en début des 3 premiers quatrains, l’anaphore « quand » introduisant 3 propositions subordonnées circonstancielles de temps dont la principale est contenue dans le 4ème quatrain. Ainsi Baudelaire scande les 3 étapes d’installation du Spleen ds les 3 subordonnées temporelles, puis son surgissement brutal par une crise ds la proposition principale (« Des cloches, tout à coup... »). -La 2ème phrase du poème ds le dernier quatrain (ntroduit par le tiret et par « Et ») relate les conséquences ds la crise sur l’âme du poète. Ce rappel vise à justifier une lecture un peu synthétique des 3 premières strophes puisqu’elles forment une unité/ puis la 4ème/ puis la 5ème. D’autant que le poème est relativement long : il vaut mieux gagner du temps pour l’oral. {1er quatrain-2ème quatrain-3ème quatrain: remarque commune: -Il y a une 1ère unité entre les 3 premières strophes : 3 éléments physiques concourent successivement à l’installation du Spleen : l’air (quatrain 1), la terre (quatrain 2) et l’eau (quatrain 3) et le 3eme élément ds le quatrain 3 réunit les 2 premiers puisque la pluie, l’eau du ciel qui tombe sur la terre, crée un effet de hachures, de «barreaux» de « prison ». -2ème unité entre les 3 premières strophes : la présence importante de participes présents (strophe1 : « gémissant », «embrassant », strophe2 : « « battant », « se cognant », strophe 3: « étalant ») pour des actions en cours : effet d’étirement du temps.

La 4ème strophe va casser brutalement ce rythme avec « Tout à coup ». -3eme unité : emploi du présent à valeur d’habitude. Suggère une expérience hélas bien connue du poète. En fait, le poème commence comme « Parfum exotique » (« Quand les deux yeux fermés...je respire...je vois... ») où l’on relevait le même usage du présent mais le contexte est bien moins euphorique... 1er quatrain: v1 : un effet de martèlement écrasant par les termes monosyllabiques du 1er hémistiche scandé par les consonnes labiales [ p ] et [ b ] et les palatales [ k ]. Les termes liés à l’air (« ciel », « l’horizon », « jour ») sont dégradés et assombris par leur contexte : concernant le « ciel », on a 2 adjectifs épithètes « bas et lourd » qui l’écrasent et l’assombrissent. Concourent à cet effet le verbe « pèse » et la comparaison « comme un couvercle » qui crée un effet de rapetissement du ciel et une sensation d’étouffement. v2: sentiment de grave tourment intérieur ( « l’esprit »). C’est un drame moral qui nous est narré ici : « longs ennuis » : le pluriel + l’adjectif « longs »: étirement du temps de la souffrance intérieure + étymologie « ennui » < latin « in odium esse » : être un objet de haine ( pour soi-même). Assonances en [ an ] et [ i ] : longs gémissements de « l’esprit ». v3 : L’horizon est curviligne « de l’horizon embrassant tout le cercle » : l’horizon n’est pas

associé, comme il est fréquent, à l’horizontalité et l’infini. Le ciel-couvercle est littéralement « collé » à l’horizon courbe, ce qui crée une double chape sur l’esprit. v4 : métaphore « verse » appliquée au « jour » : donc le « jour » n’est plus un élément aérien mais liquide, voire pâteux car il est « sombre » + hyperbole créée par le comparatif « plus sombre que... » et l’ oxymore « un jour noir ». -v4 : « nous verse »: communauté d’expérience, avec tous les lecteurs? Peu probable... Plutôt avec l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » du poème préliminaire qui, lui aussi, connaît « l’ennui », le pire des maux selon Baudelaire. Relisez à la fin... 2ème quatrain:

-Aux comparaisons du 1er quatrain s’ajoutent 2 métamorphoses aux 2ème et 3ème quatrains : « est changée en... », « imite ». -v5: « cachot » : petite cellule sans air ni lumière ds une prison. Espace resserré. -Reprise des assonances en [ an ] et [ i ] de la 1ère strophe: les longs gémissements de « l’esprit » font encore entendre leur plainte. -Le cachot « humide » a été préparé à la strophe 1 par la métaphore « verse » v4. -v5, 7et : l’espace est étroit (d’où « battant les murs ») et qui plus est, il se désagrège; l’eau décompose les matériaux (« plafonds pourris ») -v6-7-8 : comparaison dégradante d’une allégorie spirituelle liée à « l’Idéal », « l’Espérance », avec un animal de la nuit, associé au vampirisme*, qui se retrouve pris au piège et veut s’échapper du cachot: le battement des ailes et les chocs contre les parois sont restitués par les allitérations de consonnes labiales [b], [p] et de la dentale [t ]. On pense à l’« albatros » qui ne peut plus voler... *Pour le thème du vampirisme ds les FM : voir les poèmes « Le revenant », « Un fantôme », « le vampire »... Mais je crois que l’image de la « chauve-souris » ici exprime simplement le mal-être et la dépression du poète. 3ème quatrain: -v 9-10 : Élargissement spatial de l’effet carcéral : « étalant » (participe présent : une action en cours, qui se poursuit), « immenses traînées », « vaste prison ». On passe de la strophe 2 à la strophe 3 du « cachot » exigu à la « vaste prison ». Libération? Au contraire, c’est pire...

-En effet, renforcement de l’effet carcéral : l’espace se dilate, certes, mais pas pour une évasion : loin de là, c’est une prison sans limite à la mesure de l’élément qui en trace les barreaux, la pluie. La pluie, qui rassemble le ciel (strophe1) et la terre (strophe2) par ses « barreaux » accentue encore l’effet d’emprisonnement étouffant. La prison est aussi vaste que les éléments. On ne peut donc en sortir. -v11-12: intériorisation du malaise qui s’approfondit. On passe de « l’esprit » v2 à « Au fond de nos cerveaux » v12. -v11: « peuple muet d’infâmes araignées » : 2ème élément du Bestiaire maudit ds ce poème. Revoir ci-dessous le poème liminaire du recueil : « dans la ménagerie infâme de nos vices ». -Mais aggravation par rapport à la strophe 2 : la « chauve-souris », aussi négatif soit cet animal, était un avatar dégradé de « l’Espérance » et était doté d’ailes ; les « araignées » ici, ne sont le comparant d’aucune idée positive, ce ne sont pas des images (comparaison ou métaphore) et elles semblent s’installer de façon autonome dans les cerveaux. -v11-12 : Ces animaux sont prédateurs et implacables (adjectif péjoratif « infâmes »),

nombreux et organisés (« un peuple »), très actifs (2 verbes d’action : « vient » + « tendre »). Le silence (« peuple muet ») est accablant car il suggère l’incapacité à penser qui s’installe dès lors ds le cerveau. -v12 : Le cerveau qui est la victime et le siège de cette invasion : fonction : CCLieu « au

fond de nos cerveaux ». -v12 : Action des araignées : « tendre ses filets » : image d’emprisonnement subtil suivi

d’une mort par perte de substance vitale, comme opèrent les araignées, empêchement de l’action du cerveau, le spleen comme paralysie de la pensée, 4ème quatrain: -v13 : Rupture brutale avec le silence évoque + haut par la locution adverbiale « tout à coup » qui crée un choc phonique et mental. Le début de la strophe 4 fait sursauter. -v13 : Le champ lexical du vacarme surgit brusquement : « Des cloches » (sons amplifiés par le pluriel). De plus ce vacarme exprime une douleur atroce : adjectif hyperbolique dans « affreux hurlement » v 14; « hurlement » comme « geindre » désignent des cris inarticulés, qui échappent à l’humanité. Certains cris sont éclatants (« hurlements ») d’autres étouffés (« geindre ») et plus angoissants encore. De plus, dans « « geindre opiniâtrement » v15, l’adverbe « opiniâtrement » occupe 6 syllabes, soit tout le 2ème hémistiche du v16, la diérèse lui ajoutant encore une syllabe. On relève aussi des allitérations en [k] et [t] qui durcissent les sons. Rappel : relire le poème « La Cloche fêlée » v13 : « furie » < furia en latin = la folie. -v14: le terme « hurlement » + les verbes « sautent », « lancent » personnifient les cloches. -v13-14 : « cloches », « ciel » relèvent du lexique de la religion mais on a ici l’impression

d’une déviation du sens... et du son religieux. Un appel à Dieu qui ne répond pas? Un tocsin ? -v15 : « esprits errants et sans patrie »: l’emploi du pluriel suggère des fantômes, des âmes en peine. Dégradation importante depuis le v2 « l’esprit gémissant en proie... » « L’esprit » est devenu fantôme, spectre, ombre de lui-même. 5ème quatrain: -v17 : Le silence, un silence de mort, marqué par le tiret au début de la strophe, succède à

ce vacarme atroce. Le vacarme, c’était encore la lutte, la résistance. Après la crise, plus un bruit : c’est la défaite et la mort. Le silence est également signifié par la négation double « sans tambour ni musique ». -v17-18-19-20: les enjambements d’un vers au suivant ds toute cette strophe (17-

>v18=enjambement, v18->v19 = contre-rejet, v19-v20 = enjambement) traduisent ce

glissement silencieux et lent («défilent lentement ») du cortège funèbre. Allitérations en [ l ] : « longs », « défilent lentement », « pleure ». -v18 : « dans mon âme » : le centre vital du poète est atteint et le dommage le plus grave

(et le plus irrémédiable?) est accompli. Si on récapitule depuis le début du poème les termes par lesquels le poète désignait son intériorité, on relève une progressivité ds leur importance : strophe 1 (« l’esprit »v2, « nous »v4)—> strophe 3 (« nos cerveaux »v12) —> strophe 5 (« mon âme »v18, « mon crâne »v20). En effet, l’« âme », pour un poète, occupe une hiérarchie + élevée que « l’esprit » ou le « cerveau » car elle est le siège de la sensibilité et de la création (poésie). De plus, le poète se préservait un peu jusque-là grâce au « nous » (qui incluait l’« hypocrite lecteur »). En écrivant à l’extrême fin du poème « mon âme », il avoue la défaite totale de son être : « l’esprit » d’abord a été envahi et maintenant c’est son « âme » qui est anéantie. Le dernier terme « mon crâne » v20 suggère que tout contenu intérieur a été évacué. Le poète n’est plus qu’un débris osseux. -v18-19: 2 allégories* signifiées par des majuscules, « l’Espoir » et « l’Angoisse ». : -L’« Espoir /Vaincu » personnifie le drame qui s’est joué dans l’intériorité du poète depuis la strophe 2. A la strophe 2, en effet, l’allégorie de l’« Espérance », de son « aile timide », luttait encore pour s’échapper de son cachot. Ici l’« Espoir » ( qui rime avec « noir ») est comme le gisant** de « l’Espérance », sa forme morte, figée, qui « pleure ». -« l’Angoisse atroce » : 2 étymologies très significatives : ~« angoisse » :< latin « angustia » : resserrement, d’angustus, étroit, lequel vient d’ango, serrer. =>Idée de violence physique, morale et même de torture. 1-Sentiment de resserrement de la région épigastrique avec difficulté de respirer et grande tristesse : « Ce malade éprouve des angoisses très douloureuses ». 2. Grande affliction avec inquiétude. 3. « Poire d’angoisse » (instrument de torture): e petite boule qui venait à s'ouvrir et à s'élargir et était placée dans la bouche des victimes. ~« atroce »< latin « atrox » : noir. =>annonce le « drapeau noir » v20. -v19 : « despotique » : il s’agit bien d’une reddition. -v20 : position du crâne : « incliné » : signe de soumission totale et/ou de mort. Verbe « planter » : sauvagerie et cruauté de « l’Angoisse » victorieuse qui a pris possession du poète. « drapeau noir »: accentue la théâtralité du dernier quatrain par la gestuelle et le symbolisme du « drapeau noir » : anarchie, destruction totale, mort. *allégorie: représentation concrète d’une idée abstraite. La justice sous la forme d’une statue tenant une balance. **gisant : Statue funéraire représentant le défunt étendu ou à genoux. La fin du poème, grâce à ces 2 allégories, ressemble à une « scène », voire au tableau final d’une pièce de théâtre avant que ne tombe le rideau, voire même à un « tombeau » baroque et extravagant, qui nous bouleverse, et par lequel le poète, même totalement vaincu, et parce qu’il l’est, continue, en dépit de tout ce drame intérieur, de cette « boue » à produire du « beau », de « l’or ». Conclusion « Spleen » (4): on retiendra donc de ce poème l’art avec lequel Baudelaire

retrace la progressive et inexorable installation du « Spleen, comment cette invasion concerne d’abord le monde extérieur, associant le lecteur à cette contamination de l’atmosphère, puis, comment, à la fin du poème, le spleen prend définitivement possession de l’intériorité mentale du poète, comme si Baudelaire voulait ainsi jalousement revendiquer ce mal comme le sien et n’appartenant à personne d’autre. Ce poème est le plus violent et

le plus tragique de la série des 4 « spleen » et peut être rapproché par plusieurs élément de « la cloche fêlée » qui précède de peu cette série. * « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » ( projet d’épilogue à la 2ème édition des FM). —————————————————————————————————— Lecture linéaire n°2 : « A une passante », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1861

Introduction

« A une Passante » est le poème XCII des FM de Charles Baudelaire, recueil poétique

retraçant un itinéraire moral et spirituel, à la croisée des mouvements du Romantisme, du Parnasse (École de l’Art pour l’Art ) et du Symbolisme, recueil publié pour la 1ère fois en 1857. Ce sonnet se situe dans la 2ème section du recueil, « Les Tableaux parisiens », introduite en 1861, dans la 2ème édition qui suivit le procès et la condamnation de l’œuvre et de l’auteur. De même que le projet perceptible à travers le titre du recueil LFM, et selon la phrase célèbre de Baudelaire, est de transmuter à la façon des alchimistes le malheur et le Mal en beauté*, le projet dans la section des « Tableaux parisiens » est de conférer à de brèves rencontres urbaines nées du hasard une dimension symbolique et existentielle. Ce poème a pour sujet une rencontre amoureuse : le poète est « ébloui » par une inconnue qui « passe » sous ses yeux dans la rue. Cette histoire d’amour est placée sous les signes de l’instant fulgurant, de la connivence et de l’échec. Mais l’expérience vécue reste exaltante grâce à la forme du poème. La problématique à travers laquelle on pourra aborder ce poème sera donc la suivante : comment le poète exprime-t-il par la forme du poème le caractère hautement exceptionnel de cette rencontre amoureuse? Et comment exprime-t-il son émotion et ses sentiments à cette occasion? Dans l’analyse linéaire, nous étudierons le poème selon sa construction :

I-dans les quatrains : l’expérience de la rencontre : -le cadre de la rencontre (vers 1), - la description de l’inconnue (vers 2 à 5), - l’effet produit sur le poète par le regard échangé (vers 6 à 8) II-dans les tercets : la réaction et les sentiments du poète après la rencontre. -après un « flash » (1er hémistiche du vers 9) -la réaction « parlée » du poète (suite et fin). * « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (projet d’épilogue à la 2ème édition des FM) 1er quatrain:

Le poète agressé, assiégé par les bruits de la rue, est rendu presque sourd par un vacarme quasi hostile et d’autant + réceptif au spectacle visuel de l’avancée de la Passante. Cette créature aristocratique semble pourtant en lien avec la mort.

-v1 : « La rue » : sous le signe des « Tableaux parisiens ». La ville est propice, par

l’anonymat qui y règne, à des rencontres marquantes. Choc de l’inconnu. -v1 : « assourdissante »: le poète, rendu comme sourd par le vacarme, va être davantage

disponible visuellement. Le bruit ambiant va permettre le renforcement de la dimension visuelle, l’apparition du « tableau » en mouvement. -v1 :« hurlait » : personnification; cris inarticulés, non humains. Redondance avec « assourdissante ». Environnement hostile. Allitérations en [r] et assonances en [u] [a] [a] [u] qui traduisent le vacarme ambiant. -v1 : « la rue »: synecdoque désignant la ville —> Rétrécit l’espace. Le poète va être

d’autant + réceptif à l’apparition de la Passante. -v1 : « autour de moi » : le poète est au centre, bloqué, enfermé ds le bruit. Et c’est ds ce

cadre difficile à vivre pour lui que survient l’arrivée de la Passante. -v2 : D’abord la silhouette (« longue, mince »), puis peu à peu les détails... -v2: L’accumulation et la gradation (croissantes) —>traduisent la démarche mais aussi l’admiration du regard du poète qui découvre progressivement les composantes de la beauté de la Passante. « Longue, mince » : élégance, allure racée, « en grand deuil » : entièrement vêtue de noir ( —> mystère : quel deuil l’a frappée?... Travail de l’imaginaire. -v2-v3, v4-v5 : Allongement de la phrase du v2 au v3 par le rejet du v2 au v3 : la phrase épouse le regard du poète qui découvre puis suit la Passante du regard. De même pour le débordement de la phrase la décrivant du v4 de la strophe 1 au v5, 1er vers de la 2ème strophe. Le regard se poursuit longuement. Il ne peut cesser de la regarder. -v2-v3 : « majestueuse » rime avec « fastueuse » : douleur d’une reine, noblesse de l’allure et recherche, soin et luxe dans la toilette. Au v5, sera corroboré par « noble ». Baudelaire

n’aime les femmes que parées. En fait, « fastueuse » est un adjectif qualificatif qui se rapporterait plutôt pour le sens à sa toilette (« feston et ourlet ») : c’est donc un hypallage*. L’idée qui se dégage de cette figure est que la majesté est en elle, dans ses gestes, autant que ds ses vêtements. *un hypallage : figure de style qui consiste à attribuer à un mot d’une phrase ce qui convient logiquement à un autre mot de la même phrase. Le déplacement opéré par l’hypallage concerne surtout les adjectifs. Pour les latinistes (et les autres) : « Ibant obscuri sub sola nocte » : ils avançaient obscurs sous la nuit solitaire. Double hypallage : il faut comprendre : « Ils avançaient solitaires sous la nuit obscure ». -v3 : « une femme » : qu’elle soit inconnue et sans nom est fondamental ; ceci est possible grâce à l’anonymat qui règne à Paris et qui laisse une place au mystère, au rêve et donc à la poésie. -v3 : « passa » : en lien avec le titre. Le verbe est mis en valeur par sa place à l’hémistiche

et la coupe forte (virgule) -v3-v4: après la silhouette : les détails : couleur des vêtements, attitude, détails des

vêtements -v4 : « soulevant, balançant » : les adjectifs verbaux (formes en « ant ») : un mouvement

qui se prolonge. Le rythme imprimé à la démarche par les étoffes froufroutantes s’accorde aussi avec la conception baudelairienne de la beauté. Par ex, ds « Le beau navire » LII : « Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large, Tu me fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant, Suivant un rythme doux et paresseux et lent (...) Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. » -v2et v4 : attention : les rimes « majestueuse » et « fastueuse » font entendre à 2 reprises

-tueuse, ce qui laisse planer l’idée que cette femme apporte aussi la mort. 2ème quatrain:

La fascination du poète, le pouvoir ambigu de la Passante qui réunit vie et mort. -v5 : « agile » : souplesse de la démarche. Voir « Le serpent qui danse » XXVIII. -v5 : « sa jambe » « de statue » : synecdoque qui restitue bien le mouvement. Ds la marche, le poète n’aperçoit qu’une jambe, peut-être celle qui avance sous la jupe. -v5 : « de statue » : terme étrange ? car il a évoqué une femme en mouvement; or cette image de la statue la fige < latin statuere : rester immobile ... Il faut savoir que la statue est une métaphore pour la beauté chez Baudelaire, beauté qu’il conçoit souvent comme plastique et sculpturale. Inspirée de la beauté parnassienne**. École du Parnasse, de l’Art pour l’Art. Théophile Gautier. Voir poème XVII « La beauté » : « je suis belle, ô mortels, comme un rêve de Pierre Et mon sein ou chacun s’est meurtri tour a tour Est fait pour inspirer au poète un amour Éternel et muet ainsi que la matière. » Donc la femme est insaisissable et contradictoire. -v5 et v8 : à la Rime « statue » et « tue » font entendre encore une fois -tue (verbe tuer), comme aux rimes des v2 et 3. Mais cette fois, ce n’est pas un effet phonique, c’est vraiment le verbe « tuer » qui est employé. -v6 : très forte rupture : 1ère personne : on passe du spectacle de la femme vue à celui qui

la regarde. Le « je » est mis en valeur par le pronom personnel tonique apposé « Moi » souligné par la coupe à la virgule. -v6 : imparfait de l’indicatif « je buvais » : une action qui dure, non accomplie. Avidité du poète qui ne peut s’arrêter de « boire ». -v6 : « comme un extravagant » : comparaison (< latin extra vagare : être hors de la voie): traduit l’égarement et presque la folie du poète. -v6 : « crispé » : état physique, véritable choc tétanique, il a reçu un choc qui le fige sur place, paralysé. Peut-être en rapport avec la mort qu’elle inflige. (Fatalité : la femme avance... il est figé... pas de rencontre physique possible. De fait, la rencontre se passe sur un autre plan... Les regards) -v7 : « son œil »: métaphore de la tempête. Métaphore filée : « ciel »v7—> »l’ouragan »v7—> « un éclair puis la nuit » v9. -v7 : « livide »: d’un blanc, peut-être bleu très pâle, plombé et trouble. Couleur inquiétante. -v8 : « fascine » < latin « fascinare » : jeter un sort. « la douceur qui fascine » // « le plaisir qui tue » : dualité de la femme contraste restitué par le parallélisme GN +prop.sub. relative. De la séduction à la mort. Eros et Thanatos. 1er tercet :

Du coup de foudre à l’intuition d’un amour idéal et inaccessible -v9 : « un éclair... » : coup de foudre. Expérience fulgurante. Indicible : incapacité à la

restituer par des phrases. -v9 : « ...puis la nuit ! » : Plus de verbes conjugués : le temps ne passe plus, est arrête. Les

points de suspension (...) marquent une ellipse. Il ne peut pas raconter ce qui s’est passé. -v9 : « Un éclair...puis la nuit! » : cataclysme total. La perte. Douleur exprimée par le ! -v9 : Le tiret (signe de discours direct) marque le début de l’invocation à la femme. Il l’appelle « beauté » comme ds le poème du même nom. Ainsi il lui donne par ce terme abstrait une dimension idéale. On remarque aussi qu’il la tutoie alors qu’elle était inconnue (articles indéfinis : « une passante », « une femme ») : c’est bien la preuve qu’en un éclair s’est passé une expérience amoureuse bien plus longue. -v9-10: « renaître » : l’« éclair » l’a ressuscité mais l’adverbe « puis » indique une successivité : à l’échange fulgurant, source de renaissance, a succédé la « nuit », soit la disparition et donc la mort. Elle est une « fugitive » : il ne peut donc la saisir. Ceci peut signifier

1--qu’elle l’a ressuscité par « l’éclair » et aussitôt « tué » par « la nuit » de son absence ? Elle est une source de vie puis de mort. On comprend mieux ainsi la déploration du 2ème tercet... 2—de façon plus générale et plus simple, on peut aussi comprendre : qu’il était mélancolique, comme mort, avant d’avoir croisé son regard (assiégé par le Spleen etc...) et elle lui a redonné goût à la vie par cette rencontre et la poésie qui en est ressortie. Elle est donc, quoi qu’il en soit, liée de façon indissociable avec la mort et la vie. V10 : « soudainement »: confirme que tout cela s’est passé en un « éclair » ; -v10 : « le regard » : terme différent de « l’œil » v7. Au v7, le poète subissait, tétanisé, l’influx

de cet œil. Ici le terme « le regard » : confirme qu’il y a eu un échange. -v11 : question rhétorique ou oratoire * : pour des retrouvailles, faudra-t-il aller jusqu’à la

mort, ds l’au-delà? La réponse est oui. *question rhétorique ou oratoire : dont la réponse est évidente et sous-entendue par le locuteur). 2ème tercet : La fuite et l’éloignement, l’incapacité à vivre cet amour alors qu’il sait - et elle aussi- qu’ils étaient prédestinés à s’aimer. -v12 : succession d’adverbes. 2 de lieu / 2 de temps. Gradation soulignée par « peut-être »

en italiques qui dramatise la dernière réponse « jamais » qui suggère une impossibilité absolue. -v13 : cette impossibilité a une explication : leurs destins parallèles. Parallélisme syntaxique (« j’ignore où tu fuis, //tu ne sais où je vais »). Étonnant de remarquer que le chiasme pronominal ( je-tu-tu-je) dit exactement le contraire : elle reste comme incrustée à vie ds son être. Mais, malgré cela, comme leurs destins sont parallèles, il ne peut y avoir de rencontre réelle. -v14 : invocation (vocatif latin) : le « Ô » exprime un ton solennel. Respect, admiration pour

cette quasi déesse. Déesse car la distance est restée maintenue. « Ô toi que/qui » : en anaphore au début de chaque hémistiche. -v14 : « j’eusse aimée: plus-que-parfait du subjonctif (usage littéraire; en langage courant, on aurait utilisé : le conditionnel passé : j’aurais aimée). Usage plus noble, ennoblit, sublime la rencontre. -v14 : le dernier hémistiche ouvre peut-être sur la réminiscence d’une vie antérieure, chez

Platon, chez Nerval. Sans qu’ils aient échangé une seule parole, le poète connaît déjà l’âme de cette femme. -v13-14 rime plate : relever le schéma rimique surprenant des tercets (on n’a pas le schème classique ccd eed ou ede qui permet de mettre en valeur le dernier vers « la chute » ou « la pointe ») —>on a ici : efe fgg : pas de chute, rime plate : pas de surprise car il le savait. Conclusion: « A une Passante » retrace donc une rencontre exceptionnelle de façon

exceptionnelle. La construction très rigoureuse du sonnet, forme fixe que Baudelaire renouvelle ici, en en exploitant toutes les possibilités, la condensation des images, le travail sur les sonorités du vers 1 puis le silence qui suit, l’expression énergique des sentiments du poète, la réflexion sur le temps très particulier de l’amour que ce poème lance... tout ceci illustre bien « l’alchimie » magique de la forme dont Baudelaire se veut l’initiateur. On peut rapprocher ce poème de ...??? pour ... ??? raisons...

Lecture linéaire n°3 : « Parfum exotique », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1861 Introduction

« Parfum exotique » est le poème XXII des FM, recueil poétique retraçant un itinéraire

moral et spirituel, à la croisée des mouvements du Romantisme, du Parnasse (Ecole de l’Art pour l’Art) et du Symbolisme, recueil publié pour la 1ère fois en 1857. Ce sonnet se situe dans la 1ère section du recueil, « Spleen et Idéal » et fait partie du cycle amoureux consacré à Jeanne Duval, la métisse qui partagea longtemps la vie de Baudelaire, pour laquelle il éprouva une passion sensuelle et qui fut une riche source d’inspiration poétique pour lui. De même que dans « La chevelure », poème qui suit immédiatement celui-ci, le poète prend comme point de départ de son inspiration un élément corporel de sa bien-aimée, sa lourde chevelure; ici, de façon plus immatérielle, il développe son inspiration à partir de « l’odeur » du corps de Jeanne qui le transporte vers des paysages exotiques inspirés sans doute d’un séjour de jeunesse à l’île Bourbon (la Réunion) en 1842. (Baudelaire avait 20 ans.) Le sens déclencheur de l’odorat est vite relayé et complété par d’autres sens (la vue surtout, mais aussi l’ouïe) et on comprend, quand cet effet culmine dans les tercets, que toutes ces synesthésies, cette superposition de sensations n’est peut-être rien d’autre qu’une représentation symbolique du fonctionnement de l’inspiration poétique du poète. Problématique : Comment progresse au fil du poème, à partir de l’« odeur » du corps de la femme, l’évocation sensorielle du « paysage exotique »? Et en quoi la fin du poème (les 2 tercets) nous font passer d’une vision paradisiaque exotique à une figuration symbolique de l’inspiration créatrice du poète? Construction du poème : il se décompose selon les étapes suivantes:

-2 premiers quatrains : de la sensualité olfactive de la femme (vers 1 et 2) à l’installation progressive d’un paysage exotique paradisiaque pleinement retracé à la strophe 2. -2 tercets : comment la vision est relancée par l’anaphore « je vois » (v. 10) et fait évoluer le paysage exotique vers une dimension symbolique et plus intérieure, avec le « port », les « voiles » et les « mâts » et les diverses synesthésies qui matérialisent sans doute le moment où l’inspiration du poète se déploie avec le plus de force car, comme il le dit dans « Correspondances » (IV), « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » « Parfum exotique » 1er quatrain: v1 : Le poème commence par un CCTemps « Quand...automne » qui exprime les conditions

matérielles de l’expérience sensorielle qu’il va évoquer ( yeux clos, automne, chaleur). -v1-2-3: Il s’agit d’une expérience que le poète réitère à volonté, comme le suggèrent le « Quand » et le présent de l’indicatif à valeur d’habitude (« je respire », « je vois ») dans les 2 propositions de la phrase (« Quand...chaleureux : prop sub circonstancielle de temps // je vois...heureux »: prop principale). -v1: Nécessité pour réaliser cette expérience de supprimer le sens de la vue : soulignée par

la redondance « les deux yeux fermés ». Ainsi une + grande lucidité intérieure sera possible. (On pense au devin Tirésias dans la mythologie grecque qui était d’autant plus lucide qu’il

était aveugle.

Le poète doit se faire voyant : on pense surtout à Rimbaud qui écrira un peu plus tard ds la célèbre « Lettre à Paul Demény »: « Le poète doit se faire voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. ») -v1 : « Un soir » : de plus, la tombée de la nuit est proche et vient compléter l’aveuglement du poète. -v1 :« soir chaud d’automne »: l’adjectif « chaud » est à rattacher à « ton sein chaleureux » au v 2 : saison intermédiaire, tiède. Double sémantisme de l’adjectif qual « chaleureux » :

tiédeur + douceur quasi maternelle incluse ds l’emploi au singulier du terme « sein ». Chaleur douce extérieure et intérieure. -v1-2-3 : le poète est le seul à être actif ds cette expérience. La femme n’existe que par son odeur (fonction COD de « l’odeur...chaleureux »). Mais très présente : assonances en [eu] (« odeur », « heureux », « feux ») Le « je », en revanche, est en fonction Sujet (« je respire...je vois ») marqué par les indicateurs de personne : « je—>ton—>je ». -v3 « Je vois »: 1er élément de l’anaphore —>v10. « se dérouler » : installation dynamique

d’une vision. Verbe pronominal « se dérouler » : les images se projettent en autonomie sous les paupières fermées du poète. « des rivages heureux »: en fait transfert de son état de bien-être au paysage. Figure de style de l’hypallage*. Personnification du paysage. Il porte le bien-être en lui. *un hypallage : figure de style qui consiste à attribuer à un mot d’une phrase ce qui convient logiquement à un autre mot de la même phrase. Le déplacement opéré par l’hypallage concerne surtout les adjectifs. Pour les latinistes (et les autres) : « Ibant obscuri sub sola nocte » : ils avançaient obscurs sous la nuit solitaire. Double hypallage : il faut comprendre : « Ils avançaient solitaires sous la nuit obscure ». -v3-4: les pluriels « des rivages », « les feux » : effet de flou, de contours très vagues du paysage. Comme des points lumineux. C’est de la pure lumière, sans contours. -v4: « éblouissent »: toujours la privation de la vue comme prélude à l’expérience. On retrouve les 2 éléments du vers 1 : chaleur et aveuglement. Le « sein chaleureux » est à l’origine: il crée un bien-être chez le poète, bien-être que ce dernier communique au paysage qu’il évoque. C’est donc bien un paysage intérieur. -v4 : « soleils monotone »: un été éternel, comme une négation du temps. -On remarque que pendant les 6 vers suivants (v4 à 9), le « je » s’absente du poème et la

vision se déploie en autonomie. 2ème quatrain: Un paradis, un âge d’or ... -La vision se précise ds cette strophe. (Inspirée de l’île Bourbon sans doute.) La vision se décante et la nature du paysage apparaît plus visible: « une île » + évocation de la végétation + des fruits+ des habitants (hommes, femmes). Tout un petit monde surgit. Un concentré de paradis. On peut parler d’hypotypose* pour l’évocation de cet univers qui surgit devant nous. *hypotypose : figure de style qui regroupe l’ensemble des procédés permettant d’animer,

de rendre vivante une description au point que le lecteur « voit » le tableau se dessiner sous ses yeux. Il s’agit donc d’une figure de suggestion visuelle. -v5: « Une Ile paresseuse »: Pas de travail : hypallage qui personnifie l’île ; c’est la nature qui est paresseuse, ou ses habitants. (Goût de B pour l’indolence. Il déplorait le travail lié à l’utilité et au productivisme bourgeois.) -Construction syntaxique v 5 à 8: « la nature donne » : « donne » placé à la rime insiste sur

la générosité de la nature. De +, l’accumulation des 4 COD du V « donne » insiste sur l’abondance des productions, qu’il s’agisse des « arbres », des « fruits », des « hommes »

ou des « femmes ». Ceci est renforcé par l’anaphore de l’article indéfini pluriel « des » (4 occurences) et l’allitération en [d]. Surgit une sorte d’utopie à la Bougainville (le mythe de Tahiti au XVIIIeme siècle) ou d’évocation du paradis terrestre originel d’avant la Chute. On peut en effet retrouver plusieurs caractéristiques de l’Eden biblique: -v5 : pas de travail pour faire fructifier le jardin (voir ci-dessus) -v6: « des fruits » : rappelle la pomme du péché originel.

Mais ici associé à saveur agréable (« savoureux »), éloigné de l’idée du péché. -v7-8: le couple « des hommes », « des femmes » : rappelle Adam et Ève. -v8: Mais ici, à l’inverse du comportement d’Eve, manipulée par le serpent représentant le Malin, ici il n’y a pas de mensonge : le regard de la femme est franc (« dont l’œil par sa franchise étonne ») et ceci peut ramener au désir sexuel librement assumé par les Tahitiennes dont parlait Bougainville. -Après l’odorat-déclencheur, puis la vue (même si c’est plutôt d’une vision intérieure qu’il s’agit ici), apparition du sens du goût (« fruits savoureux »). Les sensations s’enchaînent : effet de synesthésie. ** Ce phénomène va se poursuivre et s’amplifier ds les tercets.

A. − PATHOL. Trouble de la perception sensorielle dans lequel une sensation normale s'accompagne automatiquement d'une sensation

complémentaire simultanée dans une région du corps différente de celle où se produit l'excitation ou dans un domaine sensoriel différent. Par les voies d'associations nombreuses qui relient les centres de l'audition aux autres centres, la sensation auditive donne naissance à

des incitations diverses: réflexes moteurs (oculaires; statiques ou d'orientation; respiratoires; etc.); réflexes sensitifs ou synesthésies (audition colorée); réactions émotives (sécrétions; mimiques; troubles vaso-moteurs (...)) (Arts et litt., 1935, p. 34-8).L'intoxication par la mescaline, parce qu'elle compromet l'attitude impartiale et livre le sujet à sa vitalité, devra donc favoriser les synesthésies. En fait, sous

mescaline, un son de flûte donne une couleur bleu vert, le bruit d'un métronome se traduit dans l'obscurité par des taches grises (Merleau-Ponty, Phénoménol. perception, 1945, p. 263). B. − PSYCHOL. Phénomène d'association constante, chez un même sujet, d'impressions venant de domaines sensoriels différents. On

ne saurait considérer les synesthésies comme un symptôme toujours morbide, puisqu'il peut exister à l'état normal, soit par un mécanisme d'élaboration intellectuelle rationnel, soit comme une manifestation affective plus marquée dans certaines personnalités (Porot1975).

REM. Synalgie, subst. fém.,méd. Forme de synesthésie dans laquelle une douleur se situe dans une région différente de la lésion (d'apr. Méd. Biol. t. 3 1972, Man.-Man. Méd. 1980). Prononc.: [sinεstezi]. Étymol. et Hist. 1865 psychol. (Vulpian, Physiol. comparée ds R. des cours sc., t. 2, p. 218). Empr. au gr. σ υ ν α

ι ́ σ θ η σ ι ς « action de percevoir une chose en même temps qu'une autre, sensation ou perception simultanée ». DÉR. Synesthésique, adj.,pathol. Relatif à la synesthésie, qui est produit par la synesthésie. Perception synesthésique. Qu'elle ait ou non pour

elle des arguments en physiologie cérébrale, cette explication ne rend pas compte de l'expérience synesthésique, qui devient ainsi une nouvelle occasion de remettre en question le concept de sensation et la pensée objective (Merleau-Ponty, Phénoménol. perception, 1945, p. 264).− [sinεstezik]. − 1resattest. 1872 synesthétique (Littré), 1945 synesthésique (Merleau-Ponty, loc. cit.); de synesthésie, suff. -ique*.

** source CNRTL: synesthésie : NF 1er tercet et 2ème tercet :

Les 2 tercets sont reliés par une locution à valeur temporelle « pendant que », à valeur de simultanéité, qui implique que toutes les sensations du 2ème tercet vont se superposer sur celles du 1er tercet. 1er tercet : v1 : « ton odeur »Le parfum devient plus immatériel. L’odeur restait liée au corps féminin au v2 (« l’odeur de ton sein chaleureux »); ici on a simplement « ton odeur ». On s’élève, on « décolle », on se détache de la femme. -v9 « Guidé par... » : l’odeur était le canal, le vecteur de l’inspiration. Le « guide » a accompli

sa tâche (« guidé : participe passé : action accomplie, achevée) et l’inspiration peut déployer désormais librement, de façon autonome. C’est de ce déploiement de l’inspiration que nous parlent les tercets. -« v9 »: « charmants climats » : l’adjectif « charmant » vient du nom latin « carmen »=chant

magique, ensorcelant. Or la poésie est chant à l’origine et « sorcellerie évocatoire » (formule de B à propos de la poésie de Théophile Gautier). Se confirme l’intuition que Baudelaire évoque ds ces tercets son inspiration poétique qui commence à prendre un essor libre. -v10: « Je vois » : écho du vers 3 et effet d’anaphore; mais cette nouvelle éclosion visuelle

apporte une image plus définie grâce au singulier (« un port »). De plus, le port et les

bateaux sont dans l’imaginaire baudelairien une métaphore de l’inspiration poétique. Voir photocopie « L’invitation au voyage »* dans Petits Poèmes en prose, 1869 Les bateaux symbolisent l’âme du poète qui navigue sur l’océan des sensations et revient au port empli d’une profusion d’images de ce voyage intérieur:

* « Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi."

-v10 : « rempli de voiles et de mâts » : la synecdoque rend la vision plus riche, plus

complexe, plus plastique. On pense à un autre poème en prose de B, « Le port »: « ...Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté... » -v11: Et la « fatigue » des bateaux ne ramène à celle du poète évoquée ds la 1ère phrase du même poème en prose : « Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie... » 2ème tercet : -v12: « Pendant que... » introduit un effet de simultanéité, donc de synesthésie. Passage

de la vue « je vois » à l’odorat v12 puis à l’ouïe v 14. -Désormais l’inspiration du poète est en mesure de faire naître des sensations olfactives ( « Le parfum des verts tamariniers » ); et il le fait de façon autonome : il n’a plus besoin du déclencheur que constituait « l’odeur » du corps de sa bien-aimée pour accéder à l’inspiration. On est passé de « l’odeur de ton sein » (strophe1) à « ton odeur » (strophe 3), pour finir avec « le parfum... » (strophe 4). De plus, le terme « parfum » est plus abstrait, plus spirituel. Il rappelle les « essences » platoniciennes. -« Le parfum des verts tamariniers » : on pense aux « parfums verts comme des chairs d’enfants » dans « Correspondances » où « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »: de ce fait, une lecture synesthésique est possible : sont-ce les tamariniers qui sont verts (notation visuelle de couleur) ou leur « parfum qui est « vert », et donc léger et frais ( notation olfactive). -v13: « circule dans l’air et m’enfle la narine » : un mouvement, comme un vent qui gonflerait les « voiles de l’inspiration ». -v14 :« se mêle » : point culminant (acmé) de la fusion des sensations. Le poète au sommet de l’inspiration. Rimes riches « tamariniers/mariniers ». -v14 « mon âme » : montre bien qu’il s’est détaché de son corps. Parti d’une sensation physique , il l’a progressivement sublimée et au final, débouche sur une figuration symbolique et synesthésique de son inspiration. Remarque : Le trajet est platonicien : à partir de la matière, élévation progressive jusqu’aux « essences ». Conclusion: On a donc montré comment le corps de la femme aimée est vite dépassé et oublié par la capacité de vision du poète ; de façon significative, la femme n’est pas conviée à ce voyage que le poète accomplit en solitaire. La femme n’est en fait que « pré - texte » au déploiement de la création qui reconstruit le monde grâce à une poésie synesthésique qui permet au poète de dégager une harmonie totale du monde et de son âme. D’où l’effet de paix et de plénitude que produit la fin du poème avec ses rimes riches et ses assonances et

allitérations douces. Car, à l’inverse de « Spleen » 4 qui s’achève par la destruction de l’ »âme » du poète, celle-ci parvient ici à trouver un équilibre harmonieux. Ainsi la femme aimée apparaît comme un simple « matériau », aimé et savouré certes, mais un matériau un peu vil car strictement physique au départ. Mais, comme dans le système platonicien, le corps féminin ménage une voie d’accès vers l’Idéal et permet ainsi au poète de passer de la « boue » du corps à « l’or » d’un monde d’harmonie pure et d’extase. ——————————————————————————————————

Lecture linéaire n°4 : « Fantaisie », Gérard de Nerval, Odelettes, 1831 Introduction Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, est un poète romantique français qui se fit connaître par sa traduction du Faust de Goethe. G de Nerval est né et mort à Paris et sa fin, sous l’emprise de la folie, fut précoce et tragique. Ce poème « Fantaisie » relate une expérience très personnelle et quasi mystique de remontée dans un temps immémorial grâce à la musique, clé qui ressuscite un monde très ancien que le poète, qui croit en la métempsychose, reconnaît comme le cadre d’une vie antérieure. Une fois ce cadre passé remis en place par le sortilège de cet air sans doute modeste et populaire, il réussit même à y faire ressurgir une figure féminine dont on devine qu’elle est chère à son cœur. Le poème, constitue de 4 quatrains de décasyllabes, est donc placé d’emblée sous le double signe de la musicalité et du retour dans le passé : 1) Le titre du recueil Odelettes rythmiques et lyriques ramène au genre poétique noble antique de l’ode (chant de louanges) et le suffixe diminutif « -elette », emprunté à Ronsard, poète de la Pléiade au XVIeme siècle, semble annoncer un registre moins solennel et plus intime. 2)« Fantaisie », le titre du poème, est connoté musicalement : une « fantaisie » est un morceau de musique qui échappa aux codes musicaux. (On notera par exemple ici un esprit de liberté dans la dissymétrie des systèmes rimiques : rimes embrassées strophe 1, puis croisées par la suite...). Mais « Fantaisie » a la même radical que « fantasme » est suggère une imagination libérée des cadres cartésiens de la logique, de l’espace et du temps, qui peut même ressusciter un « fantôme » ( également même radical) surgi du passé... Problématique : Comment le poète parvient-Il, à partir d’une évocation musicale, à nous communiquer poétiquement une expérience visionnaire de résurrection imagée d’un passé excédant la finitude de sa vie humaine? Structure du texte :

-Strophe 1: Caractéristiques de « l’air » (v.1,2,3) et fascination qu’il exerce sur lui (v.4) .

-Strophe 2: La 🎵 est la clé d’un retour ds un passé lointain (v.5,6) et début du

développement de la vision : un décor, encore vague. (v.7,8) -Strophe 3: La vision se précise. -Strophe 4: Apparition de la dame. « Fantaisie » : 1er quatrain :

-« Il est » : rappelle incipit conte de fées mais le présent suggère une permanence hors du temps. Registre merveilleux suggéré par cette formule. Il va être question de magie ds ce poème... -« je » : ton de la confidence. -Presque murmurée et musicale (à l'instar de son propos) avec les assonances en [an] (« languissant ») et [ è ] ( « est », « air », « donnerais », « Weber », « air », « funèbre »...) + anaphore (trois fois) de « tout » + allitération en [ r ] + reprise de « un air » avec enjambement du vers 1 au vers 2. -Le poète pique la curiosité du lecteur en affirmant préférer cet air à ceux des plus grands compositeurs d'opéra. Sa préférence est fortement soulignée par l'anaphore et l'énumération. Notons le fait que non seulement il place cet « air » devant les œuvres des plus grands compositeurs (Rossini*, Mozart*, Weber* : prononcer Webre ), mais qu’en plus, il met sans hésitation en balance la totalité (« tout ») de l'œuvre de chacun avec ce simple « air ». Cet abandon, ce sacrifice du présent semble être la condition pour pénétrer magiquement dans le passé. -« un air » : mystère suscité par l'article indéfini. -« air » : différent de musique savante. Goût de Nerval pour les chansons populaires du Valois dont l'origine se perd dans la nuit des temps. -« très vieux » et « languissant » : ces adjectifs qualificatifs suggèrent une mélopée lente qui va decrescendo. Les assonances en [an] : une extinction progressive de la voix. -« funèbre » : mort. Il faut peut-être passer par la mort pour que le pouvoir de ce chant soit effectif. Nerval croyait en la métempsychose (réincarnation) : dans ce cas, il faut mourir pour retrouver l’accès à une « vie antérieure ». -« pour moi seul »: mise en valeur de l'individualité du poète : pronom personnel tonique de la 1ère personne + adjectif « seul » : ce dernier s'écarte encore plus de la société ( comme il avait fait déjà en rejetant les grands compositeurs ) pour se concentrer sur l'expérience de son moi. -« des charmes secrets » : « charme » vient du latin « Carmen » = chant ensorcelant, magie. Ce chant est une invocation magique, une « sorcellerie évocatoire » (formule de Baudelaire pour définir la poésie). -« secrets » insiste et renforce « pour moi seul ». Ce charme, ce sortilège n'est accessible qu’à lui et nul ne le sait. Cet « air » est la clé à usage unique, pour lui seul, qui lui ouvre magiquement les portes d'un passé secret, d'une « vie antérieure » ( expression de Baudelaire, titre du poème , comme on va le voir. => donc, ds ce 1er qtrain, le poème s’ouvre musicalement (à la fois ds son contenu et sa forme ) pour évoquer sur un mode hyper subjectif une expérience quasi magique très personnelle qui écarte totalement l’auteur de la société et de son temps. *Rossini était le compositeur d’opéras le plus populaire à l'époque de Nerval. Weber était un compositeur contemporain allemand contemporain. Mozart vivait au siècle précédent.

2ème quatrain :

A partir de là, et jusqu’à la fin du poème : une seule phrase, abondant en prop sub relatives et expansions du nom, qui va accumuler les éléments visuels nés de l’audition de l’air, une vision qui se développe progressivement, à la fois floue et précise, comme un souvenir familier ou une réminiscence. Le « je « s’absente ds les strophes centrales (2 et 3: le décor invoqué) puis réapparaît à la fin du poème avec la « dame », signe que c’est la vision féminine finale qui est l’enjeu à la fois mystique et amoureux de la recherche du poète. Vers 5: -« Or » ( conjonction de coordination) : marque une réorientation de la confidence : on passe de l’évocation de l’ « air » magique à l’effet qu’il produit sur l’intériorité du poète.

-La rupture du propos est soulignée par le changement de système rimique : passage de rimes embrassées (quatrain 1) à des rimes croisées (suite du poème). -« chaque fois que » : GN, CCT: idée d’un effet renouvelable à l’infini. Idée d’expérience réitérée, d’expansion du temps. -« je viens à l’entendre » : présent d’habitude. +« l’entendre » ( absence de volonté, hasard) est employé plutôt que « l’écouter » (opération volontaire) : suggère que cet air peut le surprendre à l’improviste mais que son « charme » est si puissant qu’il happe par surprise son âme. Cela nous ramène à une croyance nervalienne selon laquelle des traces de passé mythique subsistent ds la vie contemporaine et il suffit d’une rencontre inopinée (ici « l’air ») pour qu’elles se réactivent et le renvoient ds 1 passé très lointain ds lequel il n’a pas vécu sous sa forme actuelle mais sous une autre personnalité et dont sa mémoire sensorielle garde l’empreinte. Théorie des réminiscences, lien avec le Platonisme, idée de « vie antérieure » accessible par un sens, déclenchant des synesthésies, présente aussi dans le poème de Baudelaire portant ce nom. Vers 6: -Antéposition du CCT « De 200 ans » : épouse le trajet de retour ds le passé. -« mon âme » : tjs cette idée d’expérience personnelle. Le terme souligne davantage l’intériorité de l’expérience que « pour moi seul » du v 4. « Mon âme »: partie immatérielle du corps, libérée après la mort ds les croyances et religions spiritualistes. Ce n’est pas sa personne contemporaine, un de ses avatars qui est renvoyée ds le passé ; c’est une âme permanente, incarnée, qui se souvient d’une de ses vies antérieures par un processus de réminiscence sensorielle synesthésique. -« rajeunit »: radical « jeune ». Retour à un moment où son âme était fraîche, nostalgie. S’oppose à « très vieux, languissant et funèbre »: le détour par la mort est peut-être nécessaire pour accéder à ce passé retrouvé. -ponctuation : les (:) ouvrent les portes de la vision. Plus de commentaire : elle surgit! V7: -« je crois voir ». L’ouïe est relayée par la vue. Vue intérieure de l’âme. L’accès à ce monde perdu est synesthésique. -« Louis XIII » : règne 1610-1643. 1ère moitié XVIIe siècle. Nerval (1808-1855) -« C’est »: ce n’est plus un présent d’habitude comme au vers 7 mais un présent de narration qui redonne vie au passé, le restaure ds toute sa fraîcheur. -« je crois voir »: le début de la vision (comme ds « Parfum exotique ») est un peu flou. La vision est incertaine, le poète pas encore très sûr. -« un coteau vert »: article indéfini : imprécision de l’image. -« s’étendre » : développement progressif de la vision, expansion spatiale de celle-ci. -enjambement v7->v8: mime l’allongement de la vision et peut-être un certain effort mémoriel du poète. V8: -« jaunit »: verbe inchoatif, couleur qui se fond en une autre (vert—>jaune), en cours de transformation, en évolution . Suggère le passage du temps. Phénomène comparable + loin au v10 pour « teints de rougeâtres couleurs ». -« le couchant »: thème du Romantisme, mélancolie, marque du passage du temps, approche de la nuit et de la mort. Voir notre poème de V.Hugo « Le soleil s’est couché ce soir ... » Voir aussi les 2 « Crépuscule » de Baudelaire. Voir aussi Verlaine. 3ème quatrain:

-v 9-10: « puis » (adverbe à valeur temporelle): superposition des éléments visuels. -« un château...pierre »: coexistence contradictoire de l’imprécision de la vision avec l’article indéfini « un » , mais relative précision des détails architecturaux et décoratifs. L’image

épouse en effet des formes plus précises avec les éléments d’architecture (angles, matériaux : « brique », « pierre », caractéristiques de la 1ere moitié XVIIe siècle) et des châteaux du Valois (familiers à l’enfance de Nerval). -v 10 : « vitraux » : connotation moyenâgeuse. Accentue l’effet de retour dans le passé. Prépare l’image de la « dame à sa haute fenêtre », comme une châtelaine... -Toujours mélange de précision ( « aux vitraux » : article défini contracté, nombreuses expansions du nom, nombreuses propositions subordonnées relatives à partir du v8-début de la vision ) et d’imprécision ds le décor évoqué : «un coteau », « un château », « une rivière », « des fleurs » (articles indéfinis). -« teints de rougeâtres couleurs » : le p.p. employé comme adj.qualif « teints » indique une superposition de couleurs qui pourrait résulter du passage du temps. « rouge/âtre »: le suffixe signale une couleur indéfinie sans doute modifiée (comme le « coteau vert » )par le « couchant ». Le temps construit le paysage. -v 11-12 : paysage simple, archétypal, presque un dessin d’enfant. Retour aux sources. -v11->12: enjambement accentue la fluidité de la vision en construction. -« ceint » (p.p employé comme adj.qualif) et « baignant » ( p.présent employé comme adjectif) : union du passé et du présent ds la vision. -Élément aquatique rassurant : « rivière », « Baignant », « coule » car il entoure, protège (comme une présence maternelle?) 4ème quatrain:

-La personnification du paysage (« ceint », « ses pieds ») prépare en douceur l’apparition finale de la «dame» qui est, on le devine, le pôle aimantant tout le poème et la quête du nouvel Orphée. v13: - « Puis »: nouvelle superposition, strate temporelle. -« une dame »: enfoncement ds le temps du moyen-âge. Amour courtois + v 14 « en ses habits anciens » (Rappelle « un air très vieux » v3.) -« sa haute fenêtre »: toujours alliance de défini (vision familière : « sa ») et de l’indéfini ds le déterminant « une (dame) ». -Encadrement par la fenêtre crée un effet de tableau. Portrait. Recul ds le temps. -Femme déesse, objet de vénération, placée en hauteur, de loin et en position surplombante. -Article indéfini (« une dame ») crée un effet de mystère pour le lecteur. -v14: « blonde aux yeux noirs »: détails physiques précis. Pas d’indéfinition de couleurs ou de contours comme ds les tableaux des paysages précédents. Le « blond » de la chevelure pourrait éventuellement ramener à un topoi amoureux mais la précision donnée quant à la couleur du regard signifie qu’il la connaît déjà et que c’est bien celle qu’il recherche. -v15-16: 2 prop sub relatives se rapportent à la « dame », occupent 2 vers (importance de celle-ci pour le poète) et le ramènent à lui-même (« double occurrence du pronom sujet « je » au derniers vers 16). Elle est donc bien le but de sa quête. -Antéposition du CCTemps « dans une autre existence » v15 suggère une rencontre éventuelle ds une vie antérieure, mais retarde cette révélation, avec le rejet du verbe « J’ai déjà vue » au début du v16. -Le modalisateur « peut-être » v15 constitue une sorte de garde-fou, comme si Nerval hésitait à sauter le pas... -Du v15 au v16, on passe de l’hypothèse timide à la certitude d’une « vie antérieure ». Le passé composé (accompli) « J’ai déjà vue » renforce cet effet de certitude car il exprime une action accomplie, réellement effectuée. -La ponctuation très expressive du v16 (.../-/!) : silence face à une révélation intérieure/ réaction étonnée/ émotion, force de la réminiscence.

Conclusion: -Nerval réussit donc ici à transcender ses angoisses existentielles face à la mort de Jenny Colon en se réfugiant dans un monde qu’il convoque à volonté par la musique. (La « boue » de l’angoisse de la perte de la femme aimée / « l’or » de retrouvailles dans un temps-espace de « fantaisie »). Ce monde le rassure sur la survie de son âme et lui permet de revoir, comme un moderne Orphée, son Eurydice. On comprend que toute l’expérience n’avait d’autre but que ces retrouvailles mystiques. Mais, d’une part, l’échec est inscrit sur cette tentative : le poète contemple de loin sa bien-aimée et ne la rejoint pas. D’autre part, l’expérience peut être génératrice d’angoisse: Nerval semble effrayé, comme le suggère la ponctuation finale, car il faut mourir pour accéder à ce monde. -Ce poème peut être rapproché de « Parfum exotique » ou « La chevelure » de Baudelaire pour leurs trajets : tous 2 débutent par des correspondances horizontales (odeur—> vue chez Baudelaire et ouie—>vue chez Nerval) mais Baudelaire voyage ds l’espace alors que l’espace nervalien est une mémoire matérialisée en espace, mémoire un peu effrayante car elle est au-delà des bornes de la vie du poète. L’expérience chez Baudelaire reste maîtrisée et lui ouvre les clés d’un ailleurs fait de plénitude et il garde, pendant l’expérience, la maîtrise de son « âme » alors que Nerval semble plus fragile. On peut penser aussi à la « madeleine » de Marcel Proust. Pour le pouvoir d’un sens (le goût) de ressusciter le passé de l’enfance. Le plus proche par le thème (de la réminiscence d’une vie antérieure) est « La Vie antérieure » de Baudelaire. En tout cas, pour la définition du poète, ce poème évoque le mot de Rimbaud dans la « Lettre à Paul Demény : « ...il faut se faire voyant ». ———————————————————————————————————————

Lecture linéaire n°5 : « Soleil couchant », Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, 1831

« Le soleil s’est couché ce soir » VI.... Victor Hugo Introduction :

Ce poème, constitué de 4 quatrains d’alexandrins en rimes croisées, est la VIème et dernière poésie du long poème « Soleil couchant », publié en 1831 dans le recueil Feuilles d’automne. Victor Hugo, leur auteur, déclare dans sa préface: " ... ce sont des vers sereins et paisibles, des vers comme tout le monde en fait ou en rêve (...), des vers de l'intérieur de l'âme ". Victor Hugo est le chef de file à cette époque de la jeune école romantique, âgé de 28 ans à peine au moment de la rédaction ; pourtant son recueil, comme son titre le suggère, est mélancolique. Il y évoque son enfance auprès de sa mère, rend hommage à son père, aux déshérités de la vie... il s'émeut aussi et médite, comme dans ce poème, devant le spectacle de la nature. Ici, après 5 poèmes consacrés à une évocation picturale et plastique du ciel au moment du soleil couchant, le poète entame, à partir de là, une méditation sur le passage du temps, la pérennité de la nature face au temps et la fragilité de l’homme soumis au temps et à la disparition. Problématique: Comment le poète donne-t-il à son texte le rythme du temps qui passe? Comment y oppose-t-il le temps de la nature et celui de l’homme ? Et comment débouche-t-il enfin sur un lyrisme méditatif et mélancolique sur la fugacité de la vie? Découpage du texte :

-1er quatrain: il se situe juste après le coucher du soleil (au passé composé) que VH vient d’évoquer

et il annonce la succession (au futur) des moments à venir. -2ème quatrain: Reprise du thème du passage des jours mais cette fois associé à la nature : le

temps passe pour (« sur ») la nature... -3ème quatrain : Mais le passage du temps ne dégrade pas la nature qui, au contraire se renouvelle. -4ème quatrain: En contraste, le poète vieillissant chaque jour marche vers la mort et sa disparition

n’affectera pas l’ordre du monde.

« Le soleil s’est couché... »

1er quatrain:

Le poème VI va exprimer une méditation sur le temps. Donc, il faut que le soleil soit couché, que le passage du temps soit enregistré et que le ton devienne méditatif. Donc, après les parties I à V, très concrètes et visuelles, qui décrivaient le spectacle splendide et grandiose du soleil couchant, la VIeme partie devient plus abstraite pour engager cette méditation. v1: Dans ce poème sur le passage du temps, déjà, du titre au v1 : le temps a passé! En effet, le titre « soleils couchants »: adjectif verbal —> indique une action en cours, tandis que « s’est couché » : passé composé (action accomplie, achevée). -Pour la méditation, le niveau de langue est élevé et solennel « dans les nuées » v1 + l’inversion « de vapeurs obstruées » v3 pour évoquer les nuages. v 2-4: -Hugo veut évoquer le défilé des jours. => le vocabulaire du temps climatique, plus descriptif (« l’orage » v2, « vapeurs » v3), cède la place à celui du temps (au sens chronologique) qui l’emporte largement (« Le soir », « la nuit » v2, « l’aube » v3, « les nuits », « les jours » v4). De plus, les adverbes de temps « Demain » début v2 + « puis », en anaphore (3 fois en 2 vers) soulignent la succession des moments. Tout ce vocabulaire est condensé dans le terme final global « le temps » v4, comme pour un bilan. Le temps passe vite, de plus en plus vite et Hugo veut en restituer le rythme de + en + rapide. -v2: « Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit » : rythme 6/3/3 : effet d’accélération du tps, scandé par l’anaphore de « et », les allitérations en [ r ] et l’assonance en [ a ]. -Après un « arrêt sur image » au v3 pour le spectacle de « l’aube » embrumée, au v4, la marche du temps reprend + rapidement avec les articles au pluriel « les nuits », « les jours ». Les étapes intermédiaires de la journée évoquées aux v2 et 3 sont désormais escamotées. -v4 : rythme : 3/3/3/3 martelé par l’allitération en [ p ] et l’assonance créant un écho interne « nuit »/« fuit » -Ce défilé des jours est attendu par l’auteur. Il est bien connu d’avance, comme l’expriment tous les articles définis du v2 au v4. Et aussi le futur « viendra » du v2. -Ce martèlement du temps est restitué au v4 par la personnification « pas du temps qui s’enfuit ». + Référence à l’expression latine célèbre, figurant souvent sur les cadrans solaires. Cf. Virgile « Sed fugit interea, fugit irréparabile tempus... » Géorgiques La référence antique donne au temps évoqué au 2ème hémistiche du v4 une densité temporelle encore plus lourde car il en va ainsi depuis tjs... -Symboliquement, Hugo a choisi un temps orageux v2 et une aube brumeuse v3, et non des ciels clairs : par les notations atmosphériques extérieures, il suggère un climat intérieur, l’état de son âme. Mélancolie. (Mais ne va pas aussi loin que Baudelaire ds « Spleen » (4) qui installe un climat oppressant à l’intérieur de son « cerveau ») -Le (!) qui clôture le 1er quatrain (ponctuation expressive, caractéristique du lyrisme romantique.

Penser à relire « L’horloge » de Baudelaire pr comparer les visions du temps et aussi « Le Lac » de Lamartine, célèbre poème romantique, qui mêle amour, nature et temps.

2ème quatrain:

Pour le sens, certes on retrouve un lien étroit avec la strophe 1 (toujours le passage du temps) mais, de façon romantique, dans la lignée de Lamartine, Hugo articule au thème du passage rapide du temps celui de la nature. Il se détourne de la peinture du passage du temps (puisqu’il y a consacré tout le 1er quatrain) pour se consacrer au thème de la nature et de la façon dont elle est traversée par le temps. -v5 : formule synthétique qui résume et amplifie l’idée du passage du temps. Le déterminant démonstratif « ces jours » reprend avec concision la strophe 1; puis est lui-même repris par le pronom personnel « ils (passeront) ». Le substantif « pas » utilisé au v4 est repris sous une forme verbale « passeront ». Même radical issu du latin « passus » (pas). Le rythme est régulier (6/6), souligné par le parallélisme « passeront », le chiasme assonantique [ou] [on][on] [ou]. La personnification lancée au vers 4 est filée et amplifiée de façon hyperbolique puisqu’on passe du « pas du temps » à une entité collective : la « foule ». Le futur est bien sûr conservé. -v 6-7: Le temps n’a pas d’effet « sur » la nature. Il l’effleure à peine... La nature entière est convoquée à travers l’énumération d’éléments symboliques : « mers », « monts », « fleuves », « forêts ». Chaque fois, ils sont précédés de la préposition « sur » reprise en anaphore (4 occurences) en début de chaque hémistiche. Ainsi le temps n’a qu’une action de surface « sur » la nature. Au v 6 : L’anaphore domine ds ces 2 vers: anaphore de « sur », mais aussi de l’expression + ample « Sur la face des... ». La personnification des « mers » et des « monts » suggère un visage à peine effleuré. Les allitérations en [ m ] (« mers », « monts » au v 6) et en [ f ] aux v 6 et 7 ( « face », « face », « fleuves », « forêts ») rehaussent cet effet de glissement. Le rythme reste extrêmement régulier aux v 6-7 : 6/6 soutenu par tous les procédés de symétrie et d’échos phoniques analysés ci-dessus. -L’idée d’immensité de la nature est en outre exprimée par la mise au pluriel de tous les substantifs. Bref =>la nature est un bloc régulier, massif, carré, solide, stable, inaltérable. Le temps passe sur elle avec une pulsation régulière mais celle-ci, étant cyclique, il ne l’entamera pas, comme le montrera le poète à la strophe 3. -v8 : En attendant, que dire du v8? On peut l’interpréter comme une vision romantique de la nature inspirée du « Lac » de Lamartine, selon laquelle la nature est un réceptacle de nos émotions et garde le souvenir, parce qu’elle est inaltérable, des amours des hommes (et fait donc obstacle à l’oubli). « Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir ! » (13ème strophe) -Donc la nature « roule » (comme un tambour ou des vagues déferlantes -Allitération en [ r ] - un chant en l’honneur (« hymne ») des « morts » que les hommes continuent d’aimer ( « nous aimons » au présent de l’indicatif), même après leur disparition. -Cet « hymne » est confus car seul le poète a la clé qui lui permet de déchiffrer, de traduire et d’entendre les chants de l’au-delà, portées par la nature. Le poète est un médium. On pense aussi bien sûr à Baudelaire dans « Correspondances »: « La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. » (1er quatrain) -Sur le « nous » : le poète, selon son habitude, se fond avec le reste de l’humanité. Il parle au nom de ses « frères » (comme il appelle les autres hommes dans « Fonction du poète ») et ce qui légitime ce droit, c’est la communauté des émotions. Lyrisme non égocentrique mais universel. « Ô insensé qui crois que je ne suis pas toi », écrit-il dans la préface des Contemplations en 1856. -Sur le présent de « nous aimons » : l’idée romantique que l’amour perdure au-delà de la mort, mais peut-être aussi que le chant poétique confère une forme d’immortalité à ceux que le poète chante. Voir Ronsard « Quand vous serez bien vieille... » et « La charogne » de Baudelaire.

3ème quatrain :

v1-2: « Et...et...et... »: En début de v1, puis en anaphore en début de 2ème hémistiche du v1 et du v2 : création d’un rythme régulier comme un battement de cœur, incompressible, perpétuel. -v9->v10, v10->v11, v11-v12: cet effet d’élan vital est accentué par les enjambements. Impression créée d’un flux, étayé par l’image du « fleuve ». -Personnifications multiples des éléments naturels (« la face des eaux », « le front des montagnes », « ridés et non vieillis », « les bois toujours verts *», « rajeunissant »). La nature est vivante. *Double sens de l’adjectif « vert ». -Augmentation numérique entre la strophe 3 et la strophe 4 du vocabulaire de la nature. 4->7. Effet d’abondance, de foisonnement. Tous les termes sont repris entre la strophe 3 et la strophe 4, avec une prédominance de l’élément liquide (« eaux » v9, « le fleuve » v11, « le flot » v12, « mers » v12). Si on remonte au v9 (début de cette strophe), l’eau est présente à l’origine : origine et fin... -v11-12: Effet de circularité et donc d’éternité : les eaux circulent de façon cyclique ds un mouvement perpétuel (montagne—>fleuve—>mer etc ...). Les verbes « prendre » et « donner » : échange à l’infini. -v12 : Ce phénomène s’inscrit ds l’éternité : à travers les temps grammaticaux : futur de l’indicatif « prendra », « s’iront rajeunissant » (auxiliaire aller au futur+participe présent) + présent de l’indicatif à valeur de vérité générale et ici d’éternité « donne » + locution adverbiale « sans cesse ». =>Donc, si on résume notre lecture du poème jusqu’ici, son trajet discursif est le suivant. -Le poète a assisté à un coucher de soleil (poèmes I à V). Hors texte. -Strophe 1: il constate la fuite rapide du temps. -Strophes 2 et 3 : Ce temps ne fait qu’effleurer la nature sans l’entamer. -Strophe 4 : En opposition, il détruit le poète qui sait qu’il va disparaître. (Question annexe : que restera-t-il de lui? Le rôle de la poésie face à la disparition est-il suggéré ds ce poème?

4ème quatrain:

-v13: « Mais moi » : rupture très forte par rapport à l’idée des 2 strophes précédentes produite par : conjonction de coordination à valeur d’opposition « Mais » + pronom sujet tonique « moi » (seule et unique occurrence) + virgule qui crée une forte pause ->Silence pensif et angoissé. -v13: le rythme régulier et stable des alexandrins ds les strophes précédentes se délite : 2/10 : une longue avancée vers la mort.

-Image de la tête courbée « courbant plus bas ma tête » : vieillesse, déchéance. NB : le mot « tête » est + réaliste et cruel que « la face » employée plus haut v9 pour la nature. -Le participe présent « courbant » peut être opposé à « rajeunissant » : 2 actions en cours fort différentes. -v14: rejet v13->v14 de « Je passe ». Double sens : avancée spatiale + mort (mot ancien pour « mourir ». cf. même famille que « trépasser ») : signifie « je suis en train de mourir » (valeur du présent : action en train de se faire). Comparer ce verbe « passer » = mourir ( arrêt de la vie) avec « pas du temps qui s’enfuit » (dynamique) au v4. -v14: Ce rejet entraîne une dislocation du rythme: 2/1/9 : bcp de silences, sorte de suffocation, angoisse, accablement : le souffle vital, ample et régulier de la nature, perceptible ds le rythme des alexandrins des strophes 2 et 3 lui fait défaut. -v14: le « et » a le même emploi, le même contenu que les « et » de la strophe 1 : continuité, suite chronologique, mais ici, pour lui, la succession des jours n’est pas infinie et le mène à la mort. La mort est évoquée par contraste (antithèse de « refroidi » et « soleil joyeux »). Le poète est en décalage, il n’est plus en harmonie avec le monde, signe qu’il doit disparaître. -v15: Disparition annoncée en effet : « Je m’en irai bientôt ». Elle est l’inévitable conséquence du passage du temps, comme le suggère le nouvel enjambement; le poète glisse irrémédiablement vers la mort. -Il est plus pathétique et plus poignant de disparaître en regrettant la vie. Presque registre de l’élégie. Expression de sa nostalgie pour le monde qu’il laisse derrière lui à travers l’emploi d’un lexique exprimant le double sens de de la joie et de la lumière : « soleil joyeux »v13, « la fête »v15, « radieux » v16. Rayonnement souligné par la diérèse*.

*🎵 : ne pas oublier de respecter cette diérèse « radi/eux » à la lecture.

Donc fin du poème : lyrique (je), tragique (destin), pathétique (douleur : voir aussi le point d’exclamation final), élégiaque (regret mélancolique). Absence de référence à Dieu (sinon dans la rime finale : Dieu, adieu ??...) -v16 « Sans que rien manque au monde » : on se pose une question. V. Hugo regrette, certes, de mourir et d’abandonner la vie qu’il aime, mais ne redoute-t-il pas davantage encore de quitter le monde sans laisser une trace, trace poétique. Il légitime ici l’écriture poétique : écrire pour ne pas disparaître, pour ne pas laisser un vide, la poésie comme force de résistance face à la mort, à la fois celle des êtres que nous avons aimés et aimons (strophe 2 ,v7-8), et la sienne. On pense aux « Phares » de Baudelaire : « Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité ! » (dernière strophe ) Conclusion: Ce poème peut donc être lu comme une méditation sur le temps se déployant à partir du spectacle de la nature. La pérennité de celle-ci mettant en valeur la brièveté de la vie humaine et celle du poète qui exprime sa mélancolie de devoir mourir. Le poème est remarquable par le travail sur les rythmes qui réussit à opposer 2 temporalités, celle des éléments et celle de l’homme. On aurait pu s’attarder sur une idée qui, sans être développée, est néanmoins présente dans le poème : le rôle de la parole poétique face à la disparition 1) de ceux qu’on aime, à travers le thème des « hymnes » et, 2) face à la perspective de sa propre disparition ( dernier vers : où le poète semble s’inquiéter de la trace qu’il pourra laisser sur terre pour que éviter que sa mort ne passe inaperçue). De ce point de vue, on peut aussi lire ce poème comme une méditation sur la parole poétique comme recours à l’angoisse de la disparition des êtres aimés, essayant également de lutter contre la perspective de sa propre mort. On pense aux derniers vers de « La charogne » qui, de façon plus crue et plus réaliste, expriment aussi un hommage à la poésie victorieuse face à la mort: « Alors, ô ma beauté! dites à la vermine

Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine, De mes amours décomposés!»

La parole poétique, dans ce poème de Hugo, par ses images, ses rythmes surtout, et la force d’émotion lyrique qu’elle dégage, apparaît donc comme le moyen de contrer la « boue » de la précarité de la condition humaine et de la mort inéluctable du poète en visant « l’or » de l’éternité.

——————————————————————————————————— Lecture linéaire n°6 : « Le Buffet », Arthur Rimbaud, Poésies, 1870 Introduction : Poète précoce et adolescent révolté, Arthur Rimbaud écrit ce sonnet alors qu’il a 16 ans. Ce poème figure dans le « Cahier de Douai » qui rassemble 22 poèmes de jeunesse (qu’il n’a jamais rassemblés dans un recueil spécifiques). Rimbaud l’a probablement écrit lors de son séjour à Douai chez les demoiselles Gimbre, tantes de son professeur de lettres Georges Izambard. Le sujet, ici, est simple mais original : évoquer un vieux buffet en chêne comme il en existait ds les intérieurs domestiques du XIXe siècle; mais pour Rimbaud, c’est le début d’une rêverie poétique par le biais de laquelle nous est communiqué le pouvoir de son art de poète. Problématique : Comment Rimbaud, à travers la vision qu’il propose du « Buffet » comme espace de mémoire, démontre-t-il les pouvoirs de la poésie (lisibilité des signes du quotidien, traduction des langages des choses)? Organisation du poème: -1er quatrain: =>de « C’est » à « très vieux » : présentation du sujet de son poème. =>de « à pris cet air... » à fin du quatrain : humanisation et invitation (« est ouvert », « engageants ») à explorer l’intérieur du buffet. -2ème quatrain: l’intérieur du buffet sous le signe de l’accumulation. -1er tercet : l’intérieur rêvé et recomposé par le poète. -2ème tercet : invocation du poète au buffet. « Le Buffet » 1er quatrain : Le début du poème opère un glissement du buffet, simple objet banal, au buffet, être animé et familier. v1: -Description technique : « C’est »: verbe d’état, formule descriptive. Suivi de 2 adjectifs

qualificatifs descriptifs encadrant le mot noyau « buffet » qui indiquent le volume et l’aspect non lisse (« sculpté »). Précision également sur l’essence du bois (« Le chêne ») et sa couleur « sombre ». (Le chêne, c’est exact, en vieillissant, se patine et prend une teinte plus foncée appelée vieux chêne.) Ceci est confirmé au début du vers 2 par l’adjectif au superlatif absolu « Très vieux ». v2 : -À partir de là commence la personnification. Mise en valeur de « Très vieux par un contre-rejet. Mise en relief également par la coupe à la virgule. Or « vieux » est un adjectif qui

s’applique indifféremment à un objet ou à une personne. (Et même pour un meuble, on emploierait plutôt « ancien »...) Donc, par l’emploi de cet adjectif qualificatif, la description va glisser vers une personnification du buffet. -Au bout du même vers 2, son réemploi dans le GN « vieilles gens », après « air si bon » (où « air » désigne une physionomie, l’expression d’un visage) confirme la personnification du buffet. Il est présenté comme une personne âgée que son grand âge a rendue très bienveillante. NB: La vieillesse dans ce poème est vue sous l’angle très positif et doux de la bonification des êtres. (On pense à Sylvie de Gérard de Nerval (scène du déguisement) ou aux Vieux, nouvelle + tardive d’Alphonse Daudet). -Le déterminant démonstratif « cet (air) » suggère que le poète est jeune mais que sa jeunesse ne l’empêche pas d’être attentif aux êtres, en empathie avec l’humanité. (On pense aux « Petites vieilles » de Baudelaire ds « Tableaux parisiens ».) v3: -Le déterminant défini « Le buffet » fait passer rapidement à une familiarité et une intimité avec le poète qui semble bien le connaître. v3-4 :

-« ...est ouvert » : accueillant, il invite le poète à entrer à la découverte de son contenu. -La métaphore liquide (« verse »), renforcée (ou filée) par la comparaison (« Comme un flot... ») suggère la générosité du buffet qui prodigue à profusion ses « parfums ». De +, « verse » : verbe d’action, renforce l’humanisation du meuble. -La synesthésie (une sensation en convoque une autre) renforce cette idée de générosité du buffet : les « parfums » (sensation olfactive) sont si riches et agréables qu’ils se « savourent » ( sens du goût) comme du vin. La 3eme occurrence de cet adjectif est donc là encore connotée de façon méliorative : le « vin vieux » est dense et parfumé comme le contenu du buffet. La générosité se lit aussi à travers l’abondance des allitérations dans toute la strophe: [f ] (« Buffet », « flot »), [v ] (« vieux », « vieilles », « vin vieux ») -v3: « est ouvert » : forme passive sans complément d’agent : le poète est seul, en tête à

tête avec le buffet. Comme si le buffet s’était ouvert de son propre chef. Nul autre que le poète n’est présent pour cette expérience. La référence à l’ « ombre » (« verse dans son ombre ») laisse entendre que le poète, seul avec le buffet, va s’attacher à scruter son contenu généreux et mystérieux, à percer le secret de son « ombre ». Et le poète s’approche du buffet... 2ème quatrain : Comment le contenu du buffet porte témoignage de façon concrète et sensorielle des générations qui se sont succédé. v5 : le même présentatif qu’au v1 « c’est » ; mais cette fois, la description s’attache à

l’intérieur. v5-8 : Le buffet regorge d’étoffes accumulées pêle-mêle :

insistance au v5 sur « Tout plein » par l’adverbe « tout » et la virgule

+ accumulation (aux v 5 à 8) de 6 Compléments du nom (CdN) « fouillis » (v.5-8), 8 occurrences de la préposition « de » , 5 fois en anaphore.

+Tous les termes Compléments du nom (CdN) sont au pluriel. + allitération en [ y ] ( « fouillis », « vieilles vieilleries »)

+ termes dérivés de même radical « vieilles vieilleries » ( polyptote*) *Le polyptote est une figure de style consistant à utiliser plusieurs mots de même radical)

v 6-7-8 : le contenu n’est fait que d’étoffes. Champ lexical : « linges », « chiffons », « dentelles », « fichus ». Pas de précision quant aux types de vêtements contenus car le temps leur a ôté leurs formes et les a ramenés à la matière première . Imprécision aussi quant aux usagers : « de femmes ou d’enfants ».

On peut se demander : pourquoi des étoffes exclusivement? Les tissus prennent, (bien davantage que de la vaisselle par exemple), les marques du temps et gardent une trace plus intime de leurs possesseurs. Le blanc jaunit (« linges...jaunes »). Les tissus enveloppent toutes les générations (« femmes », « enfants » v7, « grand-mère » v8) et s’imprègnent aussi de leurs odeurs. C’est une mémoire très intime que délivrent ces étoffes. Pourquoi uniquement des présences féminines ? Hypothèse : rêve de douceur d’une mère ou d’une grand-mère? Le poète est encore très jeune... v 6-7-8 : les sens sont sollicités ensemble :

-l’odorat«odorants»

-le toucher : différentes textures « chiffons, dentelles », le toucher plus rêche des

« dentelles flétries » -l’ouïe pour le crissement des étoffes (allitérations en [f] (« fouillis », » femmes », « enfants », « flétries », « fichus », « griffons ») -La vue : à travers l’évocation des couleurs (« jaunes » mais aussi des motifs peints sur les fichus (« où sont peints des griffons », v.8). On retire l’impression de cette strophe que le buffet renferme en réalité tout un monde, très riche. L’évocation des « griffons* peints » sur les châles des grand-mère accompagne un second glissement : ds le 1er tercet, on va passer du réel à l’imaginaire qui se déploiera librement à partir de là... *griffon : animal fabuleux à tête de lion et corps d’aigle. Il est répertorié depuis l’Antiquité, important ds l‘héraldique au

moyen-âge. 1er tercet : A partir du v9, dans les 2 tercets, on enregistre une différence de rapport poétique : le buffet apparaît transfiguré par le regard du poète, comme support de sa rêverie. v9: le passage du présent de l’indicatif ( les 2 « c’est » des 2 premiers quatrains à valeur

descriptive ) au conditionnel présent « on trouverait » v9: passage du réel à l’irréel. Ce décrochement vers un autre monde est souligné par le tiret au début du v9. Le conditionnel, mode de l’irréel, indique qu’à partir du vers 9, le poète laisse libre cours à son imagination comme le suggérait l’emploi du mot « griffons » v.8. (Une analyse comparable va se retrouver pour le 2ème tercet : emploi du conditionnel présent « voudrais » et du tiret.) Dès lors, le buffet change de statut : de fourre-tout, il devient une sorte de témoin de l’ancrage du temps dans les mémoires des hommes. Dans cette strophe, en effet, Rimbaud va plus loin, il s’enfonce plus profondément dans le passé. Il pénètre dans les mémoires. Ce ne sont plus des étoffes anciennes qu’il énumère ici mais des objets rattachés à des souvenirs humains. Tous les objets du 1er tercet sont en lien direct avec des histoires individuelles : amours, amitié, affection familiale, bonheurs, deuils inter-générationnels etc. v 9-10-11: Changement ds l’emploi des déterminants articles : passage des articles indéfinis

« des » du 2ème quatrain aux articles définis « les » : le poète ne parle plus de ce qu’il voit mais de ce qu’il imagine que le buffet pourrait contenir. Il le sait déjà. v11: prop subordonnée relative, (en contre-rejet par rapport au v 10) , a pour antécédent le GN « les fleurs sèches ». Par leur mélange avec les « parfums de fruits » opéré par l’imaginaire du poète, les « fleurs » sèches retrouvent leur fraîcheur. Le buffet apparaît donc comme un réceptacle de souvenirs humains anonymes. Mais il ne peut cependant pas les libérer tout seul. Le poète, lui, est capable d’opérer cette « alchimie », des restituer aux traces sèches des souvenirs leur fraîcheur passée. Comment? En écoutant le Buffet...

2ème tercet :

Le 2ème tercet nous parle du rôle du poète. Le poète est celui qui est capable de voir au-delà de la banalité des objets quotidiens et qui s’en fait le porte-parole : il est à l’écoute des objets, et sait traduire leurs secrets. v12 : -invocation respectueuse (vocatif « Ô »). L’adjectif « vieux », épithète de « temps » dans « Ô buffet du vieux temps » prend une connotation de respectabilité qui vient s’ajouter à celle de sympathie déjà rencontrée (« cet air si bon des vieilles gens » v 2). -Le tiret : signe que le poète s’adresse directement au Buffet. Proximité renforcée par le tutoiement; tous deux sont sur le même plan. + le Buffet est détenteur du savoir que l’on tire du temps (« tu sais »). Un savoir immémorial suggéré par l’emploi du présent « tu sais » (proche du présent de vérité générale) à valeur d’éternité. Hyperbole « bien des histoires » : une mémoire extrêmement riche. Les objets énumérés en désordre dans les 2 strophes précédentes cèdent donc la place à des continuités chronologiques, à des épisodes fluides et non plus décousus, à des histoires vécues que le Buffet, selon le poète connaît sous leur forme narrative. On pense à l’invocation à la Muse à qui l’aède demande l’inspiration dans les poèmes épiques comme l’Odyssée ou l’Iliade. v13: -le conditionnel présent « tu voudrais » confirme le statut d’irréalité de la fin du poème. L’obstination (verbe de volonté « voudrais » ) du Buffet à vouloir raconter ses histoires est marquée par le polyptote « conter tes contes ». -Peut-être un peu d’humour : radotage des « vieilles gens » suggère ds la reprise du radical « conter tes contes »? -« Tu bruis » : réponse du Buffet au poète pour un dialogue fictif final. Présent d’habitude v14:

-Solennité du rythme du dernier vers (chute) du sonnet. Renforcée par l’adverbe « lentement » et l’adjectif « grandes » pour une magnification ( agrandissement, élargissement fantastique du meuble). -« s’ouvrent »: verbe pronominal : les portes s’ouvrent toutes seules. Ceci nous lance vers une tonalité fantastique. -« portes noires » : la disparition et le mystère de ces vies vécues. Seul le dialogue du poète et du Buffet pourra permettre un jour de les ramener au jour. En conclusion, ce poème répond positivement à la question de Lamartine « Objets

inanimés, avez-vous donc une âme? ». Mais surtout il lui répond poétiquement : par l’alchimie de sa parole poétique (images, lexiques, personnification, sons), le jeune poète parvient à communiquer une âme à un modeste objet du quotidien, voire même il établit une communication avec lui car le poète seul est en mesure d’entendre les histoires du passé que raconte le Buffet. Ouverture : à chercher chez Baudelaire... F. Ponge...