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La reine du carnaval. Barranquilla 1959 PAR Jacques GILARD Institut Pluridisciplinaire pour les Études sur l'Amérique Latine à Toulouse A Teresa de Cepeda Le carnaval 1959 accompagne les premiers pas du pouvoir révolutionnaire de Fidel Castro. Vu la proximité géographique, l'événement cubain n'était pas peu de chose pour Barranquilla, mais ceux qui fêtaient leur carnaval ne semblent pas s'en être souciés. Une photo parue le 11 février dans le quotidien local La Prensa montrait les rebeldes (barbe, crinière, treillis, mitraillettes factices) qui avaient défilé sur un des camions particuliers fermant le cortège de la bataille de fleurs - seule comparsa évoquant Cuba, remarquée par un seul journal. Le carnaval de Barranquilla 1959 était surtout le premier célébré sous le Front National : le libéral Lleras Camargo était devenu président le 7 août 1958 dans le cadre du système bipartite et la Colombie était censée aborder une ère de paix. Ce carnaval pouvait symboliser la réconciliation : épargnée par la Violence, la ville se flattait d'être une exception au plan national. Ayant toujours canalisé les festivités et préservé leur contrôle de la société locale, ses élites ne pouvaient manquer d'exploiter la conjoncture, élargissant leur vieux schéma économique centré sur le "triple port" 1 . Semblable à son passé et à son avenir, le carnaval 1959 porte aussi le sceau des circonstances nationales. Accentuant des traits durables, les retouches que la Junta Permanente del Carnaval apporta aux fêtes ont bien un sens. Autre spécificité de ce carnaval : la jeune fille de 19 ans qui fut sa reine, Marvel Luz Moreno Abello, "Marvel Luz I", devint ensuite la romancière Marvel Moreno. C'est notre intérêt pour l'oeuvre littéraire qui nous incite à observer ces fêtes barranquilleras. La possibilité de voir une fête, réputée populaire et folklorique, à travers l'adolescente choisie par quelques notables s'offre dans le matériel accumulé par Berta Abello, mère de la reine : des centaines de coupures, cartes, lettres, invitations, discours, et le "Diario de Marvel" qu'elle écrivit de la naissance de sa fille (1939) à sa propre mort (1983). Une lecture circonspecte s'impose : d'une part, ce que la presse dit du carnaval relève du contrôle oligarchique, et les ciseaux de Berta Abello ont parfois forcé le trait ; en effet, et d'autre part, elle était un modèle de mentalité créole coloniale, au coeur d'une culture costeña très négro-américaine. Mais l'information est riche, et les critères faciles à décoder. Cet angle très spécial est d'autant plus significatif que l'existence du fonds n'est pas fortuite : révélatrice de frustrations que la fille devait sublimer tout en se révoltant contre la tyrannie du journal, la graphomanie asphyxiante de la mère marque l'exception qu'était Marvel Moreno dans son milieu. Très en vue parmi les jolies filles fréquentant le Country Club, Marvel Moreno n'était pas de famille très riche ni très mondaine, handicap que sa beauté ne devait pas corriger au point d'inspirer cette désignation. Mais elle voulait devenir écrivain et, dans la jeunesse dorée, passait pour une intellectuelle. A 17 ans, elle avait créé avec deux amies 1 Port fluvial, port maritime (qui ne font plus qu'un) et aéroport. Voir Theodore E. Nichols, Tres puertos de Colombia. Estudio sobre el desarrollo de Cartagena, Santa Marta y Barranquilla, Bogota, Biblioteca Banco Popular, 1973, 301 p. ; Eduardo Posada Carbó, Una invitación a la historia de Barranquilla, Barranquilla, CEREC/Cámara de Comercio, 1987, 124 p. ; Adolfo Meisel Roca & Eduardo Posada Carbó, ¿Por qué se disipó el dinamismo industrial de Barranquilla?, Barranquilla, Gobernación del Atlántico, 1993, 151 p. 1

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La reine du carnaval. Barranquilla 1959PAR

Jacques GILARDInstitut Pluridisciplinaire pour les Études sur l'Amérique Latine à Toulouse

A Teresa de Cepeda

Le carnaval 1959 accompagne les premiers pas du pouvoir révolutionnaire de FidelCastro. Vu la proximité géographique, l'événement cubain n'était pas peu de chose pourBarranquilla, mais ceux qui fêtaient leur carnaval ne semblent pas s'en être souciés. Unephoto parue le 11 février dans le quotidien local La Prensa montrait les rebeldes (barbe,crinière, treillis, mitraillettes factices) qui avaient défilé sur un des camions particuliersfermant le cortège de la bataille de fleurs - seule comparsa évoquant Cuba, remarquéepar un seul journal.

Le carnaval de Barranquilla 1959 était surtout le premier célébré sous le FrontNational : le libéral Lleras Camargo était devenu président le 7 août 1958 dans le cadredu système bipartite et la Colombie était censée aborder une ère de paix. Ce carnavalpouvait symboliser la réconciliation : épargnée par la Violence, la ville se flattait d'êtreune exception au plan national. Ayant toujours canalisé les festivités et préservé leurcontrôle de la société locale, ses élites ne pouvaient manquer d'exploiter la conjoncture,élargissant leur vieux schéma économique centré sur le "triple port"1. Semblable à sonpassé et à son avenir, le carnaval 1959 porte aussi le sceau des circonstances nationales.Accentuant des traits durables, les retouches que la Junta Permanente del Carnavalapporta aux fêtes ont bien un sens.

Autre spécificité de ce carnaval : la jeune fille de 19 ans qui fut sa reine, Marvel LuzMoreno Abello, "Marvel Luz I", devint ensuite la romancière Marvel Moreno. C'estnotre intérêt pour l'oeuvre littéraire qui nous incite à observer ces fêtes barranquilleras.La possibilité de voir une fête, réputée populaire et folklorique, à travers l'adolescentechoisie par quelques notables s'offre dans le matériel accumulé par Berta Abello, mèrede la reine : des centaines de coupures, cartes, lettres, invitations, discours, et le "Diariode Marvel" qu'elle écrivit de la naissance de sa fille (1939) à sa propre mort (1983).Une lecture circonspecte s'impose : d'une part, ce que la presse dit du carnaval relève ducontrôle oligarchique, et les ciseaux de Berta Abello ont parfois forcé le trait ; en effet,et d'autre part, elle était un modèle de mentalité créole coloniale, au coeur d'une culturecosteña très négro-américaine. Mais l'information est riche, et les critères faciles àdécoder. Cet angle très spécial est d'autant plus significatif que l'existence du fonds n'estpas fortuite : révélatrice de frustrations que la fille devait sublimer tout en se révoltantcontre la tyrannie du journal, la graphomanie asphyxiante de la mère marque l'exceptionqu'était Marvel Moreno dans son milieu.

Très en vue parmi les jolies filles fréquentant le Country Club, Marvel Moreno n'étaitpas de famille très riche ni très mondaine, handicap que sa beauté ne devait pas corrigerau point d'inspirer cette désignation. Mais elle voulait devenir écrivain et, dans lajeunesse dorée, passait pour une intellectuelle. A 17 ans, elle avait créé avec deux amies

1Port fluvial, port maritime (qui ne font plus qu'un) et aéroport. Voir Theodore E. Nichols, Tres puertosde Colombia. Estudio sobre el desarrollo de Cartagena, Santa Marta y Barranquilla, Bogota, BibliotecaBanco Popular, 1973, 301 p. ; Eduardo Posada Carbó, Una invitación a la historia de Barranquilla,Barranquilla, CEREC/Cámara de Comercio, 1987, 124 p. ; Adolfo Meisel Roca & Eduardo PosadaCarbó, ¿Por qué se disipó el dinamismo industrial de Barranquilla?, Barranquilla, Gobernación delAtlántico, 1993, 151 p.

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un bimensuel féminin (Nosotras) tôt disparu pour n'avoir publié que quatre numéros entrois mois. Ses deux amies ayant quitté la ville, elle était le "cerveau" reconnu de cettejeunesse. Son physique était un autre atout. Indispensable, il n'eût pas suffi pour le rôleque les "forces vives" destinaient à la reine 1959. Si l'existence du fonds ici utilisé n'estpas fortuite, l'intronisation non plus. Cette année-là, la reine devait savoir nonseulement sourire et danser mais aussi parler : dans l'atmosphère du Front Nationalnaissant, elle avait à servir une stratégie "nationale". Au plan local, la stratégie étaitimmuable, mais 1959 présentait des variantes significatives. Le reinado s'inscrivaitdans une trame multiple et mouvante d'intérêts, de pressions et d'attentes, rendue pluscomplexe encore par le projet conjoncturel qu'inspirait la situation du pays.

Pouvoir de la reine, reine du pouvoirEn principe coeur de la fête, incarnation du pouvoir de l'allégresse, la reine était plutôtl'allégresse d'un pouvoir dont les détenteurs ne cédaient rien en un temps qui passaitpour celui de toutes les licences. Bien que ludiques, les signes de cette monarchiefugace disent aussi la continuité de l'ordre. Entourée de sujets, la reine désigneprincesses, princes et aides de camp, publie ses décrets bouffons2, est abordée avec desformules comme "Distinguida Majestad" et priée d'accorder "su Real Asistencia" à telacte "social", mais reste sous le contrôle de la Junta Permanente, qui filtre demandes etinvitations : une démarche est "autorizada por el doctor Julio Tovar Quintana,Presidente de la Junta del Carnaval", une visite à "Marbi Lux 1a."3 annoncée "deacuerdo a la cooperación de la Honorable Junta Central del Carnaval", une requête sefait "de acuerdo con don Alfredo de la Espriella, Secretario de la Junta permanente delCarnaval de Barranquilla".

Si la bonne société ne manque pas de personnes frivoles que passionne le reinado - leurcollaboration réaffirme la prégnance de l'élite4 - c'est dans les quartiers populaires quel'on prend le plus au sérieux la linda soberana. Sa légitimité va de soi : c'est elle qui, enles couronnant, donnera l'onction aux "reines populaires" élues, titres secondaires pourlesquels s'affrontent les habitants des cuadras, les comités de soutien et les candidatesrêvant au triomphe de leur vie (chacune aura son char dans le défilé de la bataille defleurs, le samedi de carnaval). Ainsi, d'une candidate de Cevillar : "Yo, tu humildesubdita,(...) te espero Marvel Luz, con toda tu corte real, para que honres mis dominioscon tu bella presencia" (lettre du 23 janvier). D'une autre, de Chiquinquirá : "...se haorganizado una fiesta como modesta contribución a la alegría que según sus Realesdeseos debe presidir en estos carnavales de 1959" (23 janvier). De la Junta Seccional deSan Roque : "No descartamos la posibilidad que la luz de vuestro nombre se encarne enclara luminosidad de las sugerencias que en momento dado podamos recibir de Ud., ohbella majestad" (23 janvier). Même si l'élection de ces reines n'est pas toute la fête descouches populaires, la passion monarchique inhibe l'irrévérence carnavalesque : effet dela création (1943)5 de ces reinados, réintroduction de la hiérarchie sociale au sein de lafête subversive. La reine est le scintillant substitut du pouvoir de toujours.

Elle assume ses devoirs, contrepartie de son pouvoir éphémère. Plus d'une fois, il luifaut danser la cumbia à l'improviste. Le 9 janvier, au night-club de l'Hôtel du Prado ; le

2Ces décrets relèvent du carnaval de l'élite. "Hay que meter en ellos a toda la sociedad. Darlesnombramientos", note Berta Abello, le 13 janvier.3Nous reproduirons sans les signaler les impropriétés des textes manuscrits ou dactylographiés.4Nous laissons cet aspect de côté ; nos documents présentent un impressionnant florilège de pressions,d'intrigues et de conflits, futiles mais bien réels, qui montrent sous un angle inattendu que la fête esttoujours un enjeu et que le pouvoir est toujours au coeur de la fête.5Nina S. De Friedemann, Carnaval en Barranquilla, Bogotá, Ediciones La Rosa, 1985, p. 59.

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12, à la station "La Voz de Barranquilla" ; le 17, à l'Hôtel du Prado, avec le chef de "LaCumbia Soledeña" (photos dans la presse) ; le 18, lors d'une croisière fluviale offertepar une agence de voyages (sa mère note : "¡La reina no puede negarse a bailar!") ; le19, avec la cumbiamba "Los Patulecos" venue la fêter ; le 20, à "Radio-Kalamary", puischez elle, alors qu'elle se rendait à une invitation ("Para colmo, llegó una cumbiamba yMarvel salió en medio de grandes aclamaciones a la calle, y prendiendo su vela bailócon la cumbiamba", dit sa mère) et enfin au siège de "Los Patulecos" ; les 22 et 27janvier, chez elle, avec d'autres cumbiambas. Le 2 février, à Montecristo, elle couronneMañe Copa I roi du quartier : "¡Gran bailada de cumbia allí, etc. etc.!", signale sa mère.

Elle visite les barrios, les bals de cuadras, les comités de soutien aux candidatespopulaires et leurs "palais royaux". Berta Abello note ces tournées le 15 ("Tuvo que ir averbenas que le tenían preparadas. Bailar con el que se lo pidiera, tomar los potingesque le brindaran etc. etc. y regresó a su casa, a las 11 1/2 de la noche, ¡ronca, aterida defrío y medio muerta de cansancio!") et les 17, 20, 21, 22 janvier. Au domicile "royal" sesuccèdent les candidates populaires avec leurs comités (les 14, 15, 16, 19, 21, 29janvier) et les reines de villages voisins. A chaque sortie, les candidates se pressentautour de la reine (lors des visites aux radios ou aux journaux, qui donnent comptesrendus et photos). Il faut aussi couronner des rois de quartier là où la traditionmasculine perdure.

Tout ne se passe pas dans la cordialité, malgré la légende de la ville. Il y a trop de deuxrois pour un même quartier, comme à Montecristo ; dans son bilan du carnaval, BertaAbello note : "El día que fue a coronar al Rey Puerco, los habitantes de ese barrio, queno lo querían, cortaron la luz. Enseguida la Policía rodeó a Marvel gritando: "¡Cuidadocon la Reina!", amparándola con sus cuerpos". L'incident est du 5 février, mais celui du22 janvier était plus sérieux : relatant la visite aux barrios, la mère notait que "en unode ellos, le tiraron una piedra a Marvel (porque la candidata que iba a visitar, no laquerían en el barrio) y le hicieron una heridita en la mejilla". La messagère del'allégresse faisait aussi émerger des tensions et devenait bouc émissaire. Le 23, ElHeraldo notait seulement : "No obstante haber estado ayer un poco agripada, visitócandidatas, habiendo sido objeto de caudalosos recibimientos en cada ocasión. Estuvoen San José y visitó a la señorita Virginia Bula Palacio, quien la invitó de maneraespecial. También estuvo la reina en el sector de Las Delicias".

L'incident du 22 janvier annonçait l'intrusion de l'élite dans les reinados de quartier,même si ce n'était pas encore l'époque où, en complément de l'habituel achat de votes,les politiciens feraient couronner leurs filles6. Dès le 9 janvier, un fonctionnairedépartemental, issu d'une des meilleures familles, s'était mis au service de la reine, laprécédant partout sur une moto munie d'une sirène. Sa collaboration n'était pas sansarrière-pensée. Le 31 janvier, Diario del Caribe titrait "La candidata Alfa recibiócomunicación de Marvel Luz para seguir en el torneo" et publiait un échange de lettres.A cette candidate renonçant à concourir, la reine écrivait : "Para mí sería especialmenteplacentero que volvieras a ocupar el lugar a que te llevaron tus muchos admiradores yamigos." Alfa répondait : "...he llegado a la conclusión de que es inútil luchar contra laincomprensión de una Junta Seccional visiblemente decidida a obstaculizar micandidatura." Le problème s'éclaire avec le manuscrit de Berta Abello qui notait, le 2février, que la reine était allée couronner "reina de la simpatía" la fille de son éclaireur.C'était le signe de l'échec pour celui-ci, mais il était influent ailleurs : la photo de cecouronnement ("Reina de la simpatía de Olaya y Delicias") parut dans Diario del

6Nina S. de Friedemann, op. cit., p. 59.

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Caribe le 4, en même temps que celles de la cérémonie officielle célébrée le 3(couronnement par Marvel Luz I des dix-huit reines de quartier). La mise en pagesfavorisait la reine apocryphe : malgré le vote populaire, Alfa gagnait la bataillemédiatique. La reine avait été piégée dans un conflit révélant combien le carnaval desbarrios était exposé aux menées de cette élite qui la déléguait parmi les flambeaux descumbiambas.

Le carnaval des marchandsBarranquilla s'est longtemps vue comme une ciudad de tenderos. Le Magdalena et laproximité de la mer en avaient fait jadis un lieu de contrebande et de commerce et, si sacroissance devait beaucoup à l'industrie, elle restait ville de marchands. Le carnavalétait vitrine et la reine support publicitaire. Les cadeaux qu'elle recevait figuraient leplus souvent dans la presse, illustrés de photos. L'industriel José Lapeira, membre de laJunta, et un couturier anonyme étaient l'exception : l'un offrait des pantalons (slacks)issus de son usine, mentionnés dans le journal de Berta Abello et ignorés par la presse,l'autre prenait les mesures d'une robe de cocktail livrée quelques jours plus tard sansque la mère relève son nom ou que la presse le cite. Mais des "objets d'art" offerts dès le10 janvier par un importateur d'articles domestiques, un jeu de valises donné par ungrand magasin ("¡Gangas de ser reina!", note Berta Abello), des souliers donnés par unchausseur ont leur place dans la presse et les photos ne manquent pas.

Les entités publiques investissaient dans la mise en valeur de la reine, amplifiantl'action de la corporation marchande dont émanaient municipalité et gobernación. Lacompagnie téléphonique installait gratis une ligne supplémentaire chez les Moreno. Lacompagnie d'électricité équipait la cuadra d'un éclairage a giorno, dont l'interrupteurétait à l'intérieur du "palais". La reine disposait de la voiture du maire (le journal deBerta Abello ne dit rien de la crise municipale du moment).

Pas de fête costeña sans rhum : le 29 janvier, Fábrica de Licores del Atlántico envoie àla reine 75 litres "para que aquellos súbditos que alegren la puerta de su residencia condanzas y cumbias sean obsequiados", puis le 5 février "como obsequio y propaganda dela Fábrica y para contribuir a las festividades carnestoléndicas, una caja de ronCarnaval, 30 litros de ron viejo 1917 y 20 litros de ron blanco". Rien que de trèsnormal : c'est la distillerie départementale. Plus soucieuse de publicité, une grandedistillerie de l'intérieur, livre une quantité non précisée, "obsequio que le hace CaldasLimitada para que dé a conocer a sus súbditos el famoso Ron Viejo de Caldas yAguardiente Cristal". Ces contributions illustrent la trame de sujétions du carnaval. Lesgroupes populaires de danse (les cumbiambas) et les danses folkloriques (les Danzas,typiques de la culture barranquillera) devaient être rémunérés quand ils rendaienthommage à la reine. Avec leurs masques zoomorphes et la tenue rutilante de leurscongos, les Danzas faisaient l'image de Barranquilla, ce qui justifiait bien cette minimereconnaissance. Issues d'un sous-prolétariat7 fortement pigmenté, elles voyaientsuspendre brièvement leur marginalité, réaffirmée par la rétribution qui disait unedépendance envers l'élite héritière des anciens créoles. Née dans l'élite, désignée parelle, la reine devait récompenser ces sujets qui la fêtaient : les distilleries y veillaient.Le dimanche 11 janvier, Berta Abello notait, distante : "A las 10 de la mañana vino unamurga (del músico Vásquez) a tocarle a Marvel. Se les dio ron y dinero." Et le 8 février,sur le même ton : "Vinieron a su casa danzas, cumbias, comedias y disfraces. A todos seles regaló botellas de ron. Todos querían ver y bailar ante la reina, pero Su Majestad

7Margarita Abello, Mirta Buelvas, Antonio Caballero Villa, "Gajos de corozo, flor de La Habana",Suplemento del Caribe, Barranquilla, n° 269, 18 février 1979, p. 4 et 6.

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dormía". Les marques de boissons alcoolisées mettaient aussi leur emprise sur desaspects plus modernes et massifs. Le 3 février, une marque de rhum fêtait dans un grillà la mode les reines populaires que Marvel Luz I venait de couronner. La brasserie d'unconsortium local devenu aujourd'hui premier groupe financier du pays, commençait àprendre en mains les activités rentables liées au carnaval.

Espoir de la ville, le tourisme était la clé de la stratégie des "forces vives" qui, dans lenouveau contexte national, misaient sur l'attrait de la forme donnée au carnaval 1959.Autre motif d'attentions envers la reine et nouvelles célébrations. Le 18 janvier, uneagence de voyages offre sur le Magdalena la croisière censée promouvoir le potentieltouristique du fleuve. Le 5 février, le Yacht-Club offre une autre croisière à MarvelMoreno et aux diverses reines nationales et étrangères, invitées par la Junta. C'est le"carnaval aquatique", innovation visant à rendre plus prestigieuses les fêtes (on sedemande comment il pouvait être contemplé de la ville et constituer à l'avenir unspectacle, qui plus est avec le paysage de ciénagas et les eaux boueuses duMagdalena)8.

Le prestigieux Hotel del Prado tentait de s'insérer dans les célébrations et multipliait lesannonces - des communiqués mal retaillés en articles de presse. Il logeait gratuitementles reines de beauté et leurs "cours", s'ouvrait pour conférences de presse, cocktails,présentations et bals... et le faisait savoir. La Prensa (16 janvier) et El Heraldo (17janvier) annonçaient qu'il accueillerait le carnaval et serait son "quartier général". ElNacional (24 janvier) titrait "El Hotel del Prado sede del carnaval del 59" et assuraitqu'il recevrait le 31 le bal de couronnement de la reine, "el cual por primera vez en losúltimos veinte años se celebrará en sitio distinto al Club Barranquilla o Country, sedesde la sociedad barranquillera". La tactique avait ses limites : le bal du 31 eut lieucomme toujours au Country et seul celui du 6 février (significativement, celui ducouronnement de la "reine du carnaval national") se tint dans l'hôtel qui, lié à la Juntadans l'essai d'élargir les fêtes, atteignait en partie son but. Ses salons et la qualité de sonservice servaient la stratégie de la Junta et le pouvoir appuyait (le gouverneur y offraitun cocktail à son homologue et à la reine de Cartagena). Mais les célébrations de l'élite,centrées sur la reine du carnaval et occupant la première moitié du calendrier et unepartie de la seconde, ne quittèrent pas les clubs, laissant l'hôtel aux parvenus et auxtouristes. L'élite ne changeait pas ses rituels pour la bonne cause économique. L'hôtelfigurait largement, surtout vers la fin (le carnaval "national"), faisait sa publicité, maisrestait subalterne : lieu de réunion pour le cortège des reines le 7 février, pour la "Danzadel Garabato" le 8, pour la "Noche de Cumbia" le 9, il n'était que point de départ d'unetournée des clubs, toujours achevée au Country où se déroulait l'essentiel des soirées.

La reine était prise dans cette commercialisation, qui la dépassait de beaucoup (elle n'enprit pas conscience d'emblée et n'en vit que ce qui l'affectait directement). Ce processusne contribua pas à mieux vendre le carnaval aux touristes9 mais acheva de livrer la fête àl'esprit de lucre qui la grignotait. 1959 marque une accélération. Les bals de famille, decuadra ou de quartier connaissaient déjà la concurrence des chapiteaux (casetas)installés sur l'artère principale par de grandes brasseries. Le terme caseta n'apparaissaitque dans le programme officiel de la Junta, publié le 21 janvier ("6.30 p.m. Gran baile

8En 1959, Puerto Colombia donnait à ses festivités le nom de "Carnaval Turístico", mais cette décisionn'est guère significative. Beaucoup plus importante était la création par Santa Marta d'une fête et d'unreinado de la mer, amorce d'un développement touristique que permettait le cadre naturel.9Trente ans plus tard, la plainte était la même : le carnaval manque de promotion touristique. Cf. "3. ElCarnaval y el turismo", in Adolfo González Henríquez & Deyana Acosta-Madiedo H., Memorias de losforos del carnaval, Barranquilla, Cámara de Comercio, 1989, p. 36-38.

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popular en las casetas del Paseo de Bolívar", annonçait-on pour le 7 février, après labataille de fleurs). Il était ignoré du correspondant de El Tiempo : "En el Paseo Bolívarhay dos pistas de baile. Una de la cervecería Aguila y otra de las Cervecerías Bavaria.Allí se baila y se toma cerveza. Lástima de los precios que eran prohibitivos,especialmente en el tinglado de Bavaria" (10 février). Si le mot manquait, la réalitéavait suffisamment pris forme pour qu'on devine sous la mention superficielle (et sousla pique à l'une des entreprises) la rentabilisation du carnaval10, enjeu que les grandsbrasseurs se disputaient à la fin des années 5011, le consortium local se taillant la plusbelle part puis empochant la fête.

L'élite et les "quartiers"Ville tard venue, née du commerce et du travail, fière de s'être faite elle-même,Barranquilla oppose ce devenir roturier aux parchemins de Santa Marta et Cartagena.Ses élites la veulent ville démocratique ; le carnaval en serait la preuve. Dans lalivraison 1959 de sa revue Carnaval de Barranquilla, le journaliste Simón MartínezFuenmayor écrivait :

El Carnaval es una fiesta democrática, es la fiesta de la convivencia y en ella habrá que ver uno de loselementos que con mayor eficacia ha disciplinado a Barranquilla dentro de la norma de fraternizaciónque se distingue al través de las clases sociales. Disfrazado el aristócrata más susceptible de su rango, noes distinto del bracero que tiene encima su vestido de "torito". Pueden alternar de igual a igual porquelas llamadas clases sociales se han desvanecido. Así, en un salón, el señor de la casa puede bailar unacumbiamba con quien le lava la ropa12.

On retrouve souvent ce cliché, comme chez Alfredo de la Espriella pour qui le carnaval"es el evento tradicional de regocijos públicos en el cual participa toda la comunidad sindiferencia de clases, desde hace más de siglo y medio"13, et qui loue le "buencomportamiento del pueblo barranquillero, digno exponente de sus propias virtudescívicas", non sans admettre que, dans la fête, le peuple savait se tenir à distance del'élite ("La gente del pueblo respetaba su posición")14 - aveu de pratiques ségrégatives.Masqué ou non, l'aristocrate de Martínez Fuenmayor dansait en plein air (dans un salónburrero) avec sa lavandière, mais celle-ci n'avait pas accès aux clubs.

Dans la même livraison, un auteur qui signait "Dr. Argos" disait tout autre chose :"Lástima grande que esta fiesta tradicional, típica y folclórica, con el tiempo vayaperdiendo su encanto por culpa de (...) la oligarquía barranquillera". Il constatait,probable allusion aux casetas commerciales : "Lo que ayer se hacía a pleno sol o a laluz de la romántica luna, hoy se hace en salones casi exclusivos donde el pueblo pagalos platos rotos", et déplorait : "Se ha fraccionado por falta de imaginación de susdirigentes y organizadores, que poco les importa la vida de nuestro pueblo todo el añosudoroso y en espera de esta su grande fecha o efemérides que le hace la existencia

10Manuel Torres Polo, "El fenómeno urbano y la descentralización del carnaval", in Adolfo GonzálezHenríquez & Deyana Acosta-Madiedo H., op. cit., p. 20-25.11En 1957, le groupe Bavaria sponsorisait la fête en l'honneur des reines populaires (Diario del Caribe,28 février 1957).12Simón Martínez Fuenmayor, "El Carnaval, la Fiesta de Barranquilla", Carnaval de Barranquilla, s.n.,1959, s.p.13Alfredo de la Espriella, Imagen temporal de Barranquilla, Barranquilla, Berma Impresores, s.d.(1978), p. 88.14Alfredo de la Espriella, "Julia Pochet, primera presidenta del Carnaval de 1899", El HeraldoDominical, Barranquilla, 14 février 1999 (consulté sur Internet).

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menos sórdida"15. De fait, le carnaval sans entraves n'existant pas, c'est une fêtelargement confisquée que l'on voit à Barranquilla en 1959.

La Junta Permanente contrôlait le carnaval populaire à travers la Junta Popular,présidée par l'un des siens (Rafael Ariza Pernett en 1959, avec pour assesseurl'intellectuel Adalberto del Castillo) et les Juntas Seccionales : rapport vertical,autoritaire. La Prensa du 23 janvier semblait croire à une concertation, annonçant pourle soir une réunion de la Junta Popular avec candidates et comités "con el objeto deacordar todo lo concerniente a la Coronación de las reinas de Barrios". Ailleurs, il n'estquestion que des devoirs de la base. El Nacional du 8 janvier avait parlé de "la maneracomo deben actuar las sub-juntas en las distintas secciones que les corresponde dentrode la organización general". Le 23, El Heraldo disait de la réunion du soir : "... allí seimpartirán las últimas órdenes sobre la culminación del certamen". Marvel Moreno yétait invitée par une lettre (du 22) de Rafael Ariza Pernett "para efectos de organizardebidamente la forma como ha de realizarse el Carnaval en los Barrios de la Ciudad".Le plus clair était El Nacional du 24, qui parlait de "las masas populares encargadas dehacer el carnaval en los barrios".

Le journal de Berta Abello montre ce que l'élite pensait du populaire et de ses festivités.Les visites de la reine dans les quartiers ne sont pas le fait récent dont parlait Nina S. deFriedemann en 198516. Elles étaient déjà une habitude en 1959, même si Marvel Morenosemble leur avoir donné une forte impulsion (Carolina Manotas, reine de 1953, avaitouvert la voie). Berta Abello détestait cette promiscuité. De Margarita AnguloCarbonell (dont sa fille était princesse), elle disait dans son journal, le 20 février 1957 :"¡Margarita ha echo su Carnaval en los barrios! No se cansa de soportar tanta plebe", etle 1er mars, pour l'intronisation des reines populaires, parlait de "coronaciónchachana"17. En 1959, comme sa fille était reine, Berta Abello tendait à tout trouverparfait, mais ses préjugés créoles marquent le récit qu'elle fait de la cérémonie du 3février 1959. On devine l'agacement de la reine devant l'enflure des discours, mais onvoit surtout que, si la mère fut ravie de l'irrévérence de sa fille, la prévention contre laplebe ne cédait pas :

Hubo discursos. Besuqueos (todas las reinas, al ser coronadas, estampaban el "dulce ósculo" en laspobres mejillas de Marvel, la cual quedó convertida en un muestrario de lápiz labial). Fotos, etc. Marveltuvo que hablar por los micrófonos y para distraerse un poco (ya que el acto era cansón y aburrido) sededicó a tomar el pelo como vulgarmente se dice, corrigiendo lo que los locutores decían, con granregocijo de éstos y haciendo el gran desorden. Hubo aplausos y vivas. (...) Cuando Marvel terminó deenganchar coronas, regresó a su casa.

Les clubs protégeaient contre la promiscuité et leurs encadrés de presse disent leursprécautions. Ne seraient admis aux grands bals que les socios à jour de leur cotisation.Le Club Alemán allait vérifier toutes les cartes d'identité et contrôler de près l'invitationaux non-résidents. Le Club Barranquilla exigeait : "Traje: Etiqueta o disfraz defantasía" et interdisait "caretas, capuchones o, en general, disfraces que no sean defantasía". Au Country, "las personas que vengan con máscaras deberán identificarse enlas oficinas de la Gerencia antes de entrar a los salones" ; "para los bailes del Sábado yDomingo no se permitirá la entrada de Capuchones". Le Country n'était pas moins strict

15Dr. Argos, "Vuelve el carnaval de Barranquilla", Carnaval de Barranquilla, s.n., 1959, s.p.16 Op. cit., p. 66.17Aucun barranquillero consulté n'a reconnu ce mot, fréquent dans le journal de Berta Abello. MarvelMoreno le reprend dans sa nouvelle "La noche feliz de Madame Yvonne". Péjoratif, le mot définit toutce qui est plebe et porte le stigmate africain.

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que le Club Alemán sur la tenue ("Disfraces de fantasía, Smoking o Cocktail"), limitaitl'accès ("Favor abstenerse de solicitar invitaciones para personas no socias residentes enel Departamento del Atlántico") et n'acceptait que les comparsas exclusivementformées de socios. Partout, on s'assurait de ne pas recevoir de résidents douteux etl'autorisation du seul disfraz de fantasía barrait l'entrée aux tenues folkloriques,assimilées à la plebe trop brune et seulement acceptables dans la fête des rues. Enrevanche, la publicité de l'Hotel del Prado sur les orchestres animant ses soiréescommençait par : "Todo Barranquilla puede divertirse (...)" : les nouveaux riches yavaient leur place.

Mais il fallait tolérer les inquiétantes célébrations populaires. L'autre aspect du mythedémocratique était celui du peuple allègre mais travailleur ; la démagogie en usaitabondamment à propos du carnaval. Adalberto del Castillo écrivait par exemple :

Es justo que el pueblo de Barranquilla, nuestro pueblo laborioso y sano, se divierta sin reatos en la épocaen que impera Momo. Tiene a ello derecho un conglomerado humano que trabaja durante todo el año, desol a sol, en el taller, en la fábrica o en la oficina, a base de innegable consagración y con un sentidoperfecto de colaboración y de eficiencia. Esa actitud lo ha colocado en una posición de superioridad,respecto a sus congéneres del país.18

Le cliché figure dans le discours du président du Club Arabe à la reine (1er février) :"Te deseamos (...) que traigas en tus Reales decretos el espíritu de esta pujante ciudad,el instintivo de la cultura de un pueblo que además de trabajar sabe divertirse (...) y queasí pongan (estos carnavales) en lo más alto el nombre de esta amada ciudad."19 Image,inlassablement reprise au cours des ans, d'une ville éprise de progrès, sans conflit declasses ni division de races. Mais l'élite, moins créole et plus bourgeoise que BertaAbello, n'en veillait pas moins sur son carnaval : une délégation du Lion's Clubeffectuait une visite de courtoisie au domicile de la reine (16 janvier).

Si la passion pour les reinados est signe d'un contrôle efficace, le plus probant est quel'acteur populaire adopte les représentations de l'élite. Le carton édité pour le NouvelAn 1959 par la "Danza del Torito" reprend le cliché du peuple civilisé et se plie auprojet touristique de la Junta : "El carnaval de Barranquilla, es no solamente unatradición de cultura y civismo que conoce y valora el país, sino que es también unaatracción turística y económica que los gobiernos deben estimular". Le bal "El mundohablando... y yo gozando" annonce (coupure sans référence) une soirée caractérisée par"un buen sentido de la diversión dentro de las normas de la educación y la cultura." Unecandidate de Montes s'adresse à la reine (lettre non datée) au nom de "todo un barriosencillo, trabajador y honrado". El Heraldo (10 janvier) publie l'invitation d'unecandidate à sa "verbena bailable y tomable (...) en la que podrán divertirse sanamente ycon gran derroche de alegría". Une autre coupure (sans référence) annonce que "laindiscutible Ligia Primera ofrecerá un bello certamen de cultura, símbolo característicodel espíritu barranquillero."

L'exemple le plus clair émane de la "Danza del Congo Grande" (la plus ancienne detoutes, issue du temps de l'esclavage). El Heraldo diffusait cette convocation :

Hoy 20 de enero, día de San Sebastián, se llevará a efecto en el palacio de costumbre, situado en la calle28 entre las carreras 27 y 29, los primeros ensayos de instrucciones debidas, todo de acuerdo con elreciente Decreto de la Alcaldía Municipal. Se hace pública manifestación que se hará todo lo posible

18Adalberto del Castillo, "Bajo el imperio de Momo", Carnaval de Barranquilla, s.n., 1959, s.p.19Texte dactylographié conservé par Berta Abello.

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para que los componentes de esta Danza guarden todo el respeto y disciplina que el caso requiere paraque estos carnavales gocen de la simpatía del pueblo y de los turistas, que sea pues un certamen decivismo y en esta forma se exhorta a las demás danzas y diversiones del caso, como buenosbarranquilleros.

S'adressant à la reine au nom de toutes les Danzas traditionnelles (sauf le "Torito"), lemême "Congo Grande" usait encore du cliché de la civilité :

...estas danzas unidas, en secion de fecha 11 de los corrientes, en casa del Sr, presidente Sr, AlbertoRamon Benedetti, con el fin de conseguir el mayor orden y respeto debido al caranaval de Barranquilla,para evitar el no se presenten casos que ballan contra la moral y las buenas constumbres durante lastemporadas carnestolendicas. Estas Danzas, antes nombradas, para que reine la mayor union en nuestrostradicionales festividades Carnestolendicas, aprobo una proposicion de saludo a S, M, Marbi Lux Ia.

Tout n'était pas, bien sûr, soumission à la loi de la Junta. Si l'irrévérence n'arrivait pasjusqu'à la reine sous forme écrite, on a vu que des conflits pouvaient l'affecterphysiquement : le carnaval des quartiers n'était pas seulement le certamen de culturaprôné par l'élite. Le populaire ne se laissait pas entièrement spolier. Il y avait unedignité vraie chez le chef du "Torito" qui, certes, éditait un carton respectueux desclichés officiels (sa Danza ne pouvait survivre sans subvention) mais était fier de ce quevalait ce "Torito" fondé en 1878. Au dos du carton déjà cité, il écrivait à la reine :"Campo Elías Fontalvo, Director de la Danza del Torito, al congratularse con laacertada eleccion de Ud. como Reina del Carnaval, la felicita cordialmente, mientras lepresenta sus respetos personalmente, y felicita a nuestra querida Barranquilla". Laliberté est évidente dans les lettres venues de quartiers rétifs à la féminisation desreinados. Non sans concessions aux clichés localistes et au jargon monarchique, cescomités ignoraient la Junta et traitaient d'égal à égal. Le 20 janvier, celui deMontecristo demandait à la reine de couronner Mañe Copa I : "...consideramos nadamas justo nos de pare tan señalado favor, lo que le sabremos agradecer infinitamente.Dignísima Majesta, la Reina mas popular de cuan tas hasta hoy ha tenido nuestro caraciudad, la Puerta, de Oro de Colombia", puis, le 29, adressait "un recordatorio a suMajestad, sobre la coronacion del Rey del Barrio Montecristo, Mañe Copa I, que comoya hemos convenido tendrá lugar el dia lunes 2 de febrero, en la calle 52 K57". La plusdirecte était la Junta Directiva Pro Reinado Puerco I, conviant la reine "para el acto decoronacion que fué fijado por los moradores de este barrio el dia jueves cinco (5) defebrero, alas 8 p.m. en la calle 45, carrera 53 esquina (...) dandoles las gracia poranticipadas de este gran favor en veneficio de las festividades Carnestolendicas que Ud.dignamente reina en este Año de 1.959" (19 janvier).

Recompositions, récupérationsLa croissance urbaine conduisait l'élite à recomposer ses représentations. Des élémentslongtemps proscrits s'intégraient à ses pratiques festives. Si le filtre socio-racial barraittoujours la porte des clubs, une osmose sélective avait joué sur le plan culturel, lesdanses costeñas supplantant danses européennes et danses de l'intérieur. Ce qui fut unerévolution en 1937 (l'entrée du porro dans le répertoire joué au Club Barranquilla,"destape de todas las expresiones tocadas por nuestras bandas de pueblo que fueronrecogidas por las orquestas de la época")20 s'était banalisé. Lors du carnaval 1959, lesdeux grands orchestres costeños de Lucho Bermúdez21 et Pacho Galán animaient les

20Antonio María Peñaloza, "La música en el carnaval de Barranquilla", in Adolfo González Henríquez& Deyana Acosta-Madiedo H., op. cit., p. 5.21Mapalé-macumba de Bermúdez en l'honneur de la reine : "Marvel Luz, eres tú mi inspiración,/ MarvelLuz, es tu risa una canción".

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soirées de gala des clubs, notamment du Country, évinçant l'orchestre cubain engagépour la saison.

Désormais, la cumbia, dont on ne voulait plus percevoir l'ingrédient africain, étaitl'emblème de la région et le rythme quasi officiel du carnaval, rythme commun à labonne société et aux couches populaires, ces dernières oubliant des rythmes mieuxadaptés aux divers moments de la fête traditionnelle22. La standardisation opérait. Lareine, on l'a vu, devait danser la cumbia en de très diverses circonstances. La danse étaitinstitutionnalisée dans le carnaval de l'élite : le 9 février 1959, les clubs célébraient la"Noche de Cumbia". Dans les déplacements de la reine, on remarque le rôle accordéaux "Patulecos", cumbiamba primée lors du carnaval 1958. On note aussi la présencedu groupe musical "La Cumbia Soledeña" dans plusieurs soirées de l'Hôtel du Prado età la fête officielle du carnaval de Puerto Colombia. Ce groupe n'entrait pas au Country,mais on le montrait aux visiteurs. La cumbia était bien l'objet d'une appropriation,comme les autres danses régionales, non sans que subsistent certains filtres. La"société" dosait la popularisation de ses fêtes. Plus pénétrée de culture régionale, elleexhibait sa costeñidad tout en éludant les signes d'une embarrassante négritude. Onacceptait d'évoquer, mais sans risquer d'inacceptables confusions...

De même avec la "Danza del Garabato", danse folklorique reprise par l'élite. Il y avaitdeux "Garabatos", l'un populaire qui défilait dans la bataille de fleurs, l'autre mondainqui s'en tenait pratiquement à l'espace des clubs. Un des encadrés de presse publiés en1959 par Emiliano Vengoechea, président du "Garabato" mondain, était daté "AñoXXIII" (la captation remontait donc au moins à 1937, coïncidant à grands traits avecl'admission des rythmes costeños). L'élite popularisait très modérément sa pratiquecarnavalesque : le garabato (bâton crochu) symbolisant le paysan, le présupposécriollista écartait le soupçon de négritude (la tenue masculine évoque plutôt unmousquetaire). Un autre encadré de 1959 annonçait : "Se avisa a todos losGARABATOS viejos, nuevos, casados y solteros, que la Danza saldrá el Domingo deCarnaval". Le groupe choisissait son jour (le dimanche, sans défilé populaire), sepréservant de toute confusion, et il ne "sortait" guère : ce 8 février 1959, conduit parEmiliano Vengoechea et Marvel Moreno, il parcourut deux cuadras des beaux quartierspuis anima la soirée dans les clubs, où le "Baile del Garabato", institutionnalisé,réunissait la reine et la bonne société - tandis que, ailleurs dans la ville, se déroulait leconcours folklorique et qu'à la nuit commençaient les bals populaires.

La ségrégation opérait selon les moments. Le soir du 30 janvier, des groupes populairesescortent la reine jusqu'au stade municipal où va se faire le couronnement (Berta Abelloparle de quatre Danzas ; une coupure de presse mentionne les Danzas de "El Torito" et"El Congo Grande" et les cumbiambas "Los Patulecos" et "Agua pa' mí" ; Diario delCaribe du 31 donne une liste plus longue). Au stade, ces groupes portent le palanquinroyal jusqu'à la scène. Là s'arrête leur rôle. Après la cérémonie, un cortège précédé demotos gagne le Country pour la copa de champaña bailable. Les Danzas etcumbiambas sont oubliées : légitimante et décorative pour un prélude qui rappellel'esclavage, l'onction populaire est renvoyée au néant de la marginalité dès que l'élitecélèbre son propre rituel23.

22Cf. Antonio María Peñaloza, op. cit., p. 4.23Encore faut-il noter qu'il s'agissait d'une "popularisation" récente. Un reportage, dans Estampa du 21février, affirmait que c'était seulement depuis 1958 (en fait, depuis 1957 au moins) que le couronnementse faisait ailleurs que dans un lieu fermé réservé à la "société". Ajoutons que l'entrée était payante (5pesos les preferenciales, et 3 les tribunes).

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La rencontre des deux carnavals avait lieu dans la rue, pour la bataille de fleurs dusamedi, qui défolklorisait la fête traditionnelle. Ce jour-là (le 7 février en 1959) Danzaset cumbiambas escortaient en dansant le défilé des chars, qu'ouvrait la reine. Cetteapparente fusion, en réalité reflet de la hiérarchie socio-raciale, réduisait l'autonomiedes groupes, déviant leur créativité, les encadrant dans un acte planifié, sur un terraincontrôlé : les pratiques traditionnelles se trouvaient disloquées dans une fête devenuespectacle. C'était une autre popularisation, imposée d'en haut. Pour le 10 février figuraitau programme officiel un autre défilé de chars, appelé conquista en souvenir des heurtsd'autrefois entre Danzas rivales24, vidés de leur violence : autre spectacle et autrealtération. L'espace laissé aux Danzas et cumbiambas était le concours folklorique, uneautre façon d'encadrer et de fausser ces formes d'expression. Requise par le "Baile delGarabato" dans les clubs, la reine n'y assistait pas et la presse donnait une liste succinctedes groupes primés.

Front National, carnaval nationalQualifié de "national", le carnaval 1959 évoquait le nom du nouveau régime. Dansl'apparence de paix que promettait le pacte bipartite, la fête réputée exemplaire justifiaitune promotion dont les retombées intéressaient la bourgeoisie barranquillera. Dès sanomination, Marvel Moreno arguait de l'exemplarité, plus clairement que quiconque, enrépondant à la presse locale. Infiniment plus réfléchie et cultivée que ne lesoupçonnaient les reporters, elle déclarait, à leur grand étonnement : "Lo primordial esla paz de Colombia", et parlait de l'esprit barranquillero, "aspiraciones ciudadanas queson las de continuar nuestro ambiente de alegría que en el panorama de la patriaciertamente es una propiedad de nuestra amable y acogedora Barranquilla", "fervorosodeseo porque la ciudad continúe dando el ejemplo cívico y patriótico de su alegría" (ElHeraldo, 10 janvier). Pour l'hebdomadaire local El Momento (16 janvier), elle évoquaitle tourisme, souhaitant que "el nombre de la ciudad recorra todos los caminos de lapatria y el exterior como sinónimo de alegría y de gentes acogedoras y bondadosas; asíharemos patria y recibiremos beneficios todos."

Dans l'esprit de la Junta, ce rapport au projet pacificateur du Front National n'étaitqu'un outil. Bien que parent pauvre (assesseur intellectuel) dans la sphère du pouvoir,Adalberto del Castillo allait droit au but, louant l'action de la Junta, "fecunda tareaencaminada a hacer de los carnavales algo excepcional y atrayente" pour de "densascorrientes turísticas, tanto colombianas como foráneas". La fête devait être celle dupays : "Todo cuanto se haga en ese sentido redunda en beneficio directo de la ciudad"25.La presse mentionnait peu l'angle politique. Dans El Nacional du 21 janvier, ArturoRodríguez parlait de l'exemple donné par "la capacidad de nuestras gentes paradivertirse aun en las peores épocas de la historia" et de sa valeur pour "los hermanos delinterior, cuya tragedia como consecuencia de la violencia política hemos tenido quesufrir cuando menos por medio del espíritu". Un mois plus tard, le 21 février, titrant"Hay que barranquillizar el país", Estampa de Bogota exaltait le modèle "para que enColombia se depongan los odios, impere la alegría y reine la felicidad".

L'idée d'un carnaval "national" passait mieux dans la presse : l'insistance de la Juntaétait efficace sur ce point. Il était question de "Carnaval de Colombia" et de "fiesta de lanación" (El Heraldo, 16 janvier), de "carácter nacional" (El Tiempo du 17), d'une"invitación nacional" (El Tiempo des 22 et 23), d'un "especialísimo carácter decelebración nacional" (Graficarte du 22, El Heraldo du 24). Après la fête, on parlait de

24Margarita Abello, Mirta Buelvas, Antonio Caballero Villa, op. cit., p. 5.25Adalberto del Castillo, op. cit., s.p.

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"definitivos rumbos nacionales" (El Heraldo du 11 février), de "categoría nacional anteel resto de América" (El Espectador du 12), de "carácter esencialmente nacional", de"visos internacionales" (Estampa du 24). Arturo Rodríguez avait dévoilé la trop vasteambition dans El Nacional du 21 janvier : "Que este carnaval nacional de Barranquillasea la demostración de que se puede hacer en nuestro medio un carnaval al estilo del deRío de Janeiro o el de La Habana, para no referirnos a otro continente".

Le mardi gras, alors que la rue enterrait "Joselito Carnaval", la bourgeoisie réitérait sonplaidoyer de toujours. Devant le Rotary réuni comme chaque mardi à l'Hotel del Prado,le gérant d'une compagnie naviera dissertait sur "Turismo en el Magdalena" : ils'agissait, dit le compte rendu26, de faire connaître la beauté du fleuve et de multiplier lenombre de ceux qui y naviguaient pour le plaisir. Le rédacteur élargissait laperspective : il fallait rendre l'embouchure navigable y compris en basses eaux, obtenirpour Barranquilla deux dragues que l'État venait d'acheter, finir d'aménagerl'embouchure, obtenir l'autonomie du Terminal Marítimo, créer une zone franche :éternelles demandes d'une ville qui, guidée par les navieros, avait misé sur le fleuve etsouffrait d'avoir négligé le transport terrestre. On comptait sur la paix civile pourréactiver le "triple port" et ouvrir le champ du tourisme. Le carnaval "national" promupar la Junta s'articulait au tenace projet structurel du groupe dirigeant. La reine avait euson rôle dans ce plan. A l'occasion du prix hippique "Carnaval de Barranquilla" disputéà Bogota, on l'avait envoyée dans la capitale pour promouvoir la ville et le carnaval ;elle avait présidé les courses, visité les grands journaux, participé aux soiréesmondaines, parlé à la télévision. Pour dire combien il était aisé de gagner la ville, ellen'avait pas manqué de rappeler que l'aviation colombienne était née à Barranquilla(Graficarte, 29 janvier).

Qu'était ce carnaval "national" et comment se déroula-t-il ? Sans innover, on forçait untrait apparu en 1957 en invitant des reines de beauté colombiennes, qui devaientaccroître l'attrait des fêtes. Autre déformation élitiste : la Colombie vibrait du titre deMiss Univers remporté par Luz Marina Zuluaga27 qui allait honorer le carnaval de saprésence. La Junta voyait grand puisqu'elle avait lancé un concours (encadrés depresse) pour la réalisation de seize chars destinés aux reines des seize départements,dont une serait élue "Reine Nationale du Carnaval". Malgré démarches et promesses,Barranquilla n'eut que huit de ces reines, mais il y eut aussi des étrangères. Toutesvenaient de la Feria de Manizales où elles avaient concouru pour les reinados nationalet continental du café. Heureux hasard, une barranquillera avait obtenu le titre nationalet avait relayé l'idée, improvisée par la Junta, d'inviter au Carnaval les reines présentesà Manizales. Ce fut l'échec : la reine continentale, une Brésilienne, ne vint pas, non plusqu'une reine brésilienne du coton ; sur la douzaine d'étrangères que l'on attendait (etqu'un reporter crut voir à l'aéroport de Barranquilla), trois seulement furent de la fête.On attendit en vain une "Señorita Américas", d'anciennes reines du carnaval deMaracaibo. L'élite qui ne croyait pas dans les forces locales et se méfiait d'un peupletrop foncé allait chercher ailleurs des attraits qui auraient dû n'être qu'autochtones ; laJunta liait aux invitées projet national et rêve continental : "De la presencia de tantasbellas aquí depende el éxito de nuestras festividades tradicionales" (El Nacional, 22janvier). Le carnaval "national" se réalisait à moitié et la percée vers l'extérieur était un

26"En el Rotario. Fuente de divisas para la exportación y el turismo en el Río de la Magdalena", ElHeraldo, Barranquilla, 11 février 1959.27Un fait si important que cette Miss colombienne eut droit à l'émission d'un timbre postal à son effigie -ce que García Márquez ne connut qu'avec l'attribution du prix Nobel.

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fiasco, le tout dans une confusion qui se mesure au délire (annonces, rectificatifs,illusions d'optique) étalé dans la presse jusqu'au 7 février.

Et le calendrier était défavorable. Le mercredi des cendres se situant le 11 février, laJunta disposait de trois semaines (de la Saint Sébastien, jour traditionnel du ban, aumardi gras) pour deux fêtes différentes : un carnaval local, du couronnement de la reine(23 janvier) à celui des reines populaires (3 février), et un carnaval "national" ouvert parla venue des invitées (4, 5, 6 février), continué par la désignation et le couronnementd'une reine "nationale" (le 6) et fondu ensuite aux actes habituels (de la bataille defleurs à l'enterrement de "Joselito"). Trop en trop peu de temps : les barranquilleros,dont beaucoup ne comprenaient pas (les lapsus des échotiers le montrent), voyaient leurfête perturbée par les retouches de la Junta. La seule innovation à proprement parler -l'élection d'une reine "nationale" (confiée au vote de trois diplomates) et soncouronnement (copie conforme de celui de la reine locale) - brouillait l'image ducarnaval28.

La reine se révolteToute interrogation sur la popularité d'une reine de carnaval paraît forcémentsaugrenue. Peut-être l'est-elle moins quand la reine devient l'écrivain qu'elle voulaitêtre. Son reinado ne figurait pas parmi les thèmes évoqués dans nos conversations avecMarvel Moreno, mais nous l'avons entendue dire : "Mi reinado fue el más popular" etévoquer sa gêne - l'impression de participer à une duperie - devant l'ovation quil'accueillait sur le stade où on allait la couronner. Avec une allusion faite devant sonsecond mari29, ce sont nos seuls éléments de première main. Sa mère, rappelons-le,notait que la reine était rentrée aphone d'une tournée dans les barrios. Des informationsobtenues de témoins de l'époque - dont une ancienne reine du carnaval, de sa génération- donnent à voir une Marvel Luz I très engagée dans les quartiers, montant sur desestrades et haranguant la foule, pleine d'attentions pour les candidates aux reinados ; uncomité de quartier la qualifiait de "reina más popular", apparente flagornerie qui peutêtre témoignage vrai. Elle a bien été, au moins, une reine très populaire. Il faudrait doncécarter ce qui paraît une explication plausible (chaque carnaval est plus populaire que leprécédent puisque l'élite l'adapte à l'évolution urbaine et, ignorant celles qui luisuccèdent, chaque reine se sentirait plus populaire que les précédentes). La personnalitéde la reine 1959 aurait bien marqué son reinado, et on pense à tout ce qui avait précédédans sa jeune vie. Liée un temps aux dispensaires de l'Action Catholique (d'une façonqui a laissé un sédiment sans équivoque dans son oeuvre), elle savait la dureté de la viedans la Barranquilla des pauvres. Adolescente éprise de fête, elle était aussi uneautodidacte lectrice de Sartre qui choquait ses interlocuteurs - au grand désespoir de samère. Et elle avait perdu la foi, avec une logique de raisonnement qui mettait à quia unprédicateur espagnol, réduit à lui conseiller de lire Saint Augustin30. Elle pouvait biencélébrer la fête dans les premières semaines et la démystifier lors de son intronisation.Tout ceci reste en partie incertain et ambigu.

Ambiguë aussi est son attitude d'alors - autant qu'on puisse en juger dans le journal desa mère - puisque, si elle tourna le dos au carnaval public, elle tarda à bouder celui desclubs. Mais il est sûr qu'à un moment Marvel Moreno éprouva un désenchantement qui28Une barranquillera venait d'être élue "reine du café" à Manizales, chef-lieu du Caldas ; la caldenseétait couronnée à Barranquilla. Autre hasard heureux...29"...su ego había quedado satisfecho para toda la vida, quedando a salvo de la tentación". Cf. JacquesFourrier, "La personalidad de Marvel Moreno", in Jacques Gilard & Fabio Rodríguez Amaya (coord.),La obra de Marvel Moreno, Viareggio, Mauro Baroni editore, 1997, p. 27.30L'épisode, relevé par Berta Abello, eut lieu le 18 novembre 1958.

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devint révolte puis indifférence. Elle avait été flattée de sa nomination. Dès sa petiteenfance, le carnaval l'enthousiasmait et le journal de sa mère permet de savoir qu'ellevoulait alors être la reine. Elle avait été princesse et il est clair que, privée de la fin ducarnaval 1958 par un deuil, elle avait éprouvé une grande frustration. 1959 comblait uneattente. "Cerró con broche de oro su vida social de muchacha, ya que ser Reina delCarnaval es en Barranquilla lo más alto a que puede llegar una muchacha y a lo queaspiran todas aunque no lo confiesen muchas", notait Berta Abello dans son bilan, le 11février. Marvel Moreno fut d'abord une reine très coopérative pour la Junta, tout à fait àla hauteur de ce que l'on attendait d'elle : ses propres convictions de barranquillera, samaîtrise des idées, son aisance de parole en faisaient une bonne propagandiste - commelors du voyage à Bogota. Elle avait même été fort accommodante, par bonne éducation :questionnée sur le décor qu'elle désirait pour son couronnement, elle disait préférer unmotif oriental (El Momento, 16 janvier) ; tous savaient que la Junta avait choisi unejaponaiserie (El Nacional, 8 janvier). Et elle prit à coeur son rôle dans les quartiers. Sonintronisation causa peut-être la fêlure dont elle parlait longtemps après, mais il est clairqu'elle vécut le couronnement des reines populaires comme une duperie.

La venue de reines de beauté, pour la première fois en nombre, déséquilibrait un peuplus le carnaval et mettait davantage à nu, pour qui savait voir, la manipulation de lafête par l'élite. Ayant admis des années durant la façon dont les notables géraient lecarnaval, Marvel Moreno percevait les failles alors qu'elle était enfin au coeur de lamachine. On a vu qu'en 1959 l'élite locale vivait ses propres rituels sans se soucier deschoix de la Junta. Une jeune fille pouvait aussi tenir à ces rituels et aux lieux communsde sa légitimité et de son rôle de reine. Le "carnaval national" suscita la révolte, passéeinaperçue (la presse n'en dit rien) mais rapportée par Berta Abello :

La noche de la coronación de la Reina Nacional del Carnaval el Dct Julio Tovar Quintana quiso quefuera Marvel a saludar a la Reina, Gloria Crespo Manzur, pero Marvel le dijo: "No, es ella quien tieneque venir donde mí". ¡Y así tuvo que ser! Ya las Princesas estaban dispuestas a abandonar el escenario,con Marvel, en solidaridad con ésta.

Les exigences du carnaval national, formulées sur scène, heurtaient les convictionslocales. Pour la reine et ses princesses, la légitimité découlait d'une "tradition", fausse etoligarchique certes, mais validée à leurs yeux par l'usage et réfractaire aux viséesopportunistes de leur groupe social. Le carnaval destiné à d'incertains touristesdéfigurait celui des barranquilleros. Mise en avant dans la promotion du carnaval"national", la reine locale devait être écartée dès qu'il entrait dans sa phase active : elleréagissait en personne bafouée et en représentante de la ville ou du cercle de la jeunessefortunée.

Marvel Moreno ne joua plus le jeu, abandonnant son char à mi-parcours de la bataillede fleurs, le samedi. Le mardi gras, une fièvre inventée la dispensait de la conquista etdu bal de clôture du Country. Entre-temps, malgré sa désertion du samedi, elleparticipait dans les clubs au bal costumé, au "Baile del Garabato", à la "Noche deCumbia" : son carnaval, celui des garçons et filles de son milieu. Mais elle avait rejetéle carnaval "national" et sa ligne mercantile. En mars, elle boycotta le tournoi de tennis31

organisé par le Country qui voulait exhiber la reine "nationale" et laisser au second planla reine locale32. Berta Abello n'avait pas saisi les subtilités de la conduite de sa fille

31Ce tournoi recevait les meilleurs joueurs mondiaux. Le 5 mars, El Tiempo titrait : "El Wimbledonsuramericano".32On le voit dans une coupure (sans date) de El Heraldo, dans El Tiempo du 5 mars, et surtout dans leprogramme édité par le Country.

Page 15: La reine du carnaval. Barranquilla 1959 PAR - Marvel … · Marvel salió en medio de grandes aclamaciones a la calle, y prendiendo su vela bailó con la cumbiamba", dit sa mère)

mais, sachant jauger le concret, elle mettait en cause le président de la Junta et les deuxdirecteurs du tournoi. Certains des faits mentionnés sont hors de portée, mais le sens estclair. Le 7 mars, elle écrivait :

Le enmochilaron el viaje a Bogotá, para la carrera en honor de la Reina del Café (Olguita Pumarejo) yotra del Tenis y los premios de éste pusieron a recibirlos a Gloria Crespo Manzur ("Reina Nacional delCarnaval"). A dicha fiesta del Hipotecho33 invitaron a varias reinas y los señores de Hipotecho, entreellos Lucio Luzán, invitaron a Marvel desde que ella estuvo en Bogotá (Carrera Carnaval deBarranquilla). Después volvieron a invitarla en los Carnavales y Don Lucio Luzán, al llamar a su papápor teléfono, para despedirse de él, volvió a decírselo. Sin embargo, la Invitación Oficial no llegó, ni elpasaje en avión tampoco. ¿Por qué? Porque los de aquí y ya nombrados quisieron los honores paraGloria Crespo Manzur, porque les interesa para su "Carnaval Nacional" inventado por ellos, el turismo,etc. etc. que redunda en favor de sus bolsillos...

Il ne dut pas être facile à la reine de 19 ans de démystifier le rôle que lui faisait jouer lesystème. Le carnaval "national" avait permis à Marvel Moreno de percer à jour l'élitelocale. Elle avait compris que le carnaval était une fête confisquée et dénaturée. Ayantvu fonctionner un pouvoir, elle niait la légitimité de tout pouvoir. Reine manipulée,adolescente trompée dans ce contexte portuaire où elle avait grandi, elle allaitrevendiquer inlassablement les victimes de tout pouvoir : si elle avait été dupée, tousl'étaient. Ces semaines intenses n'expliquent pas l'oeuvre littéraire, nourrie del'expérience barranquillera, mais elles cristallisent celle-ci et présentent descorrespondances arcanes avec le monde fictionnel de l'écrivain. De ce monde, commetémoin du carnaval 1959, le rugueux univers des barrios émerge étonnamment pur,innocenté. C'est celui qui, année après année, chante malgré l'évidence :Este año el carnavallo quiero gozá con ganasporque el pueblo ya eligióa su linda soberana.

Résumé : L'expérience de la reine d'un carnaval latino-américain (Barranquilla, 1959) permet de voircomment, en coulisses, les élites manipulent la fête et contrôlent les classes "dangereuses". Les groupespopulaires, noyau générateur du carnaval, ne sont que le prétexte de célébrations dont ils sont évincés.Le carnaval peut aussi être mis au service d'intérêts économiques changeants qui contribuent à disloquerce qui reste de la fête traditionnelle.

Resumen: Las vivencias de la reina de un carnaval latinoamericano (Barranquilla, 1959) permiten vercómo, entre bastidores, las élites manipulan la fiesta y controlan las clases "peligrosas". Los grupospopulares, núcleo generador del carnaval, sólo son el pretexto de las celebraciones, quedando a la postremarginados. También puede el carnaval servir intereses económicos variables que contribuyen adesmembrar lo que va quedando de la fiesta tradicional.

Mots-clés : Colombie, carnaval, élite, populaire, traditionnel.

33Techo, l'hippodrome de Bogota.