la revue du projet n°24

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N°24 FÉV. 2013 REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF u P. 6 LE DOSSIER LES MOTS PIÉGÉS P. 37 LE CHÔMAGE AUGMENTE. OUI, MAIS PAS PARTOUT MICHAËL ORAND P. 30 NOUS SOMMES TOUS DES SANG-MÊLÉS DENIS CROUZET, ÉLISABETH CROUZET-PAVAN P. 22 LE COMBAT POUR L’ÉGALITÉ DES COUPLES C’EST DU COMMUNISME À L’ÉTAT PUR RICHARD SANCHEZ STATISTIQUES HISTOIRE LE GRAND ENTRETIEN

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La revue du projet n°24

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Page 1: La revue du projet n°24

N°24FÉV.2013

REVUEPOLITIQUEMENSUELLE

DU PCF

u P.6 LE DOSSIER

LES MOTSPIÉGÉS

P.37 LE CHÔMAGEAUGMENTE. OUI,MAIS PAS PARTOUTMICHAËL ORAND

P.30 NOUS SOMMESTOUS DES SANG-MÊLÉSDENIS CROUZET,ÉLISABETH CROUZET-PAVAN

P.22LE COMBATPOUR L’ÉGALITÉDES COUPLESC’EST DU COMMUNISME À L’ÉTAT PUR RICHARD SANCHEZ

STATISTIQUESHISTOIRELE GRANDENTRETIEN

Page 2: La revue du projet n°24

LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

SOMMAIRE4 FORUM DES LECTEURS

5 REGARDÉtienne Chosson L’art en guerre

6 u21 LE DOSSIER

LES MOTS PIÉGÉSÉdito Guillaume Quashie-Vauclin Le poids des mots Josiane Boutet Le pouvoir des motsIgor Martinache Capital humainJean Lojkine Classes moyennesWalter Benn Michaels DiversitéAurélie Trouvé GouvernanceCécile Canut MétissageMichel Dreyfus Partenaires sociauxElsa Guquelin PopulismeGuillaume Quashie-Vauclin Race

et des encadrés sur :

• Américain • Charge sociale • Chef de l’État • École libre • Gagnant-gagnant • Mariage gay• Nauséabond • Productivisme • Sociétal

22 u25 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENRichard Sanchez Le combat pour l’égalité descouples, c’est du communisme à l’état pur BRÊVES DE SECTEURÉconomie sociale et solidaire Au cœur du débat Communication Réflexions à propos de la vidéodes vœux

26 COMBAT D’ IDÉESGérard Streiff Les années 70 à la mode ou lebesoin de rouvrir la plaie

28 MOUVEMENT RÉELRoland Gori Avec Aragon, comment « défendrel’infini » dans une société de la résignation

30 HISTOIREDenis Crouzet et Élisabeth Crouzet-PavanUne ultime utopie de l’histoire  ?

32 PRODUCTION DE TERRITOIRESCéline Colange, Jérôme Fourquet, Michel BussiVote Front de gauche en 2012

34 SCIENCESOlivier Gebuhrer Le piège à photons : une affairede chats

36 SONDAGESBoucler son budget : Un problème pour un Français sur deux

37 STATISTIQUESLe chômage augmente. Oui, mais pas partout  !

38 REVUE DES MÉDIAAlain Vermeersch Le faux pas des 75  %,une erreur volontaire ?

40 CRITIQUESCoordonnées par Marine Roussillon• LIRE : Débats à gauche par Patrick Coulon• Samuel Tissot, De la Médecine civile ou de laPolice de la Médecine• Serge Latouche, Bon pour la casse. Lesdéraisons de l'obsolescence programmée • La mémoire d’Auschwitz en Bande dessinée,• «  Diderot 2013  », Recherches sur Diderot etsur l'Encyclopédie, n°47• « Contenus d’enseignement », La Pensée,n°372

[email protected]

Part de femmes et part d’hommes s’exprimant dans ce numéro.Parce que prendre conscience d'un problème, c’est déjà un premierpas vers sa résolution, nous publions, chaque mois, un diagrammeindiquant le pourcentage d'hommes et de femmes s’exprimant dansla revue.

HommesFemmes

Trois numéros aucœur du congrès.

Réagissez auxarticles, exposezvotre point de vueÉcrivez à

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Page 3: La revue du projet n°24

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FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

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PATRICE BESSAC, RESPONSABLE DU PROJET

ÉDITO

L’ALTERNATIVE À L’AUSTÉRITÉ OU QUELSSONT NOS BUTS ?L e Front de gauche vient de déci-

der d’engager une campagnepublique pour l’alternative à

l’austérité. Fort bien. Bravo. Et toutest dans un mot : l’alternative.

L’alternative. C’est-à-dire un posi-tionnement fondamental pour notrecourant politique : contester l’assi-gnation au ghetto protestataire ;diriger notre énergie vers un seulbut, celui de montrer que la poli-tique que nous proposons peut, doitdevenir la politique de la France carelle seule permet de réussir et dechanger dans l’intérêt du grandnombre.

La période qui est devant nous estdécisive. L’orientation gouverne-mentale est sans ambiguïté, le gou-vernement de Jean-Marc Ayrault afait le choix de s’inscrire dans lacontinuité des politiques de compé-tition. Celles-là même que le votedes élections présidentielle et légis-latives a sanctionnées.

Le sentiment que colportent nom-bre de commentateurs sur l’atonieactuelle du peuple français est uneillusion. Rien actuellement, abso-lument rien n’efface les conditionsprécédentes caractérisées par lacolère, le rejet du gouvernementdes banques, la volonté du retourde la puissance publique. Rien n’ef-face les bouffées de racisme, laplace de l’extrême-droite dansnotre pays, les dérives de la droitepain au chocolat.

La grande question d’une nouvelleirruption du peuple français dans ledébat public est donc : quand ?Quand cela surviendra-t-il ? Et auprofit de quelle orientation poli-tique ? Une bouffée de délire para-noïaque ou un appel clair à la rup-ture avec le capitalisme financier ?

C’est cela que nous devons prépa-rer. C’est cela notre responsabilité.Semer, semer, semer, transformer larésignation en colère et la colère enrevendications politiques de chan-gement.

N’oublions jamais le constat mainteset maintes fois fait : une majorité denotre peuple est en réalité antilibé-rale, une majorité s’exprime à de trèsnombreuses reprises dans les son-dages pour le service public, pour lacontestation du capitalisme finan-cier et du libre-échange, pour lareprise en main des banques… Etcette majorité n’a pas pu trouverpour le moment une majorité poli-tique qui l’exprime.

Avec le Front de gauche, en 2012,nous avons gagné sans conteste denouvelles forces. C’est évident. En2013, ces forces nouvelles doiventen entraîner d’autres sur un terraindifficile : les conditions de l’alter-native sociale, démocratique, éco-logique, la création d’un liaisonnouvelle entre les forces sociales,intellectuelles et politiques. Plusque jamais, le Front de gauche n’estpas un nouvel appareil politique

mais une force qui crée le mouve-ment et qui aspire à se dépasserelle-même.

À nos frêres et sœurs du Mali, je veuxexprimer notre douleur, notre solida-rité, notre chaleureuse amitié dans cestemps de violence et de difficultés.

Voilà des mois et des mois que l’écla-tement actuel couvait. Voilà des moisque les puissants savaient. Et pour-tant, une fois encore, la commu-nauté internationale n’aura pas suréagir assez tôt pour prévenir l’étatactuel de la situation.

À nos amis du Mali, je veux assurerque nous sommes à leurs côtés. Àleurs côtés aujourd’hui. À leurs côtésdemain, surtout quand il s’agira dedemander, d’exiger, d’obtenir que leMali puisse disposer des conditionsnécessaires à la reconstruction d’unÉtat et de services publics forts, libreset démocratiques.

Car s'il y a dans la guerre actuelledes responsabilités claires, notam-ment la dispersion massive d’armeset de mercenaires à la suite de l’of-fensive contre la Libye, il y aussi descauses de longue durée : la politiquedu FMI et de l’Union européenne,l’accaparement des richesses. Lecomportement prédateur des forcesoccidentales place les Étatsd’Afrique devant une exigencecontradictoire : tout privatiser, toutlibéraliser et dans le même tempsconstruire leurs États. n

Page 4: La revue du projet n°24

Excellent article, merci.Cependant, on élargira utilement le trop limité CAC 40, au SBF120, de plus, on s'intéressera avec bonheur aux propriétairesdes média, et bien sûr à leurs dirigeants. Le vivier des organi-sations internationales en général vaut aussi le coup qu'on sepenche sur leurs organigrammes. Ainsi on fait sans peine le lienentre la doxa en cour au niveau international et ses relais detransmission dans les gouvernements, les parlements et l'infor-mation pour faire accepter aux peuples qu'ils ne s'interrogentpas sur le paradoxe d'une crise qui appauvrit tant les uns pourenrichir dans le même temps autant les autres, dans un mondeécologiquement en ruines.

PASSIFOU

Merci d'avoir apporté cette photographie pertinente de ce quecertains osent appeler « les talents français ». Le « talent » semesure donc chez nous, à la simple hauteur d'un portefeuilleet de place en conseil d’administration, Ce sont ces mêmes diri-geants, à mille lieux des métiers d'origine, des fonctions les fai-sant siéger là où ils (elles ?) sont, qui veulent aujourd'hui nousfaire croire que la seule solution pour sortir la France de l'or-nière dans laquelle ils nous ont mis (par cooptations bancaireset financières), c'est de nous arracher la peau après nous avoirtondus pendant tant d'années !Le talent n'est pas réductible à une unique accumulation dechiffres, vide de sens !

P. J.

Qui dirige le CAC 40 ?

LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

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FORUM DES LECTEURS

La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice Bessac - Rédacteur en chef : Guillaume Quashie-Vauclin - Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux - Comité de rédaction : Nicolas Dutent, Amar Bellal, Marine Roussillon, Renaud Boissac, Étienne Chosson, AlainVermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette, Michaël Orand - Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère - Mise en page : SébastienThomassey - Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) - Imprimerie Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex) - Dépôt légal : février 2013 - N°24 - Numéro de commission paritaire : 1014 G 91533.

[...] « une commission parlementaire d’urgence afin de chif-frer toutes les conséquences des expulsions dans tous lesdomaines, pour les enfants, les couples, pour les maladies quise déclarent ensuite, pour les scolarités gâchées, pour la vio-lence qui engendre la violence [...] » chiche !Au moins une commission très utile que le gouvernements'empressera d'adopter. A.

Une belle ambition un contrat social pour vivre ensemble n'apas de prix, alors foncez !

J. L.

L'espace frontalier prend effectivement de multiples visages : il est inexis-tant pour les capitaux. Les différences entre les nations européennes, lecapitalisme, la monnaie (ou l'absence de monnaie), les mœurs, les com-portements démographiques, sont extrêmement profondes. Les méca-niques de concurrence mises en œuvre semblent approfondir ces diffé-rences.Une vision idéaliste des choses a permis de présenter l'abolition desanciennes frontières comme un progrès, mais ce n'est pas si simple : lafrontière n'existe plus, alors elle est partout. Cette modification appa-raît comme un recul des libertés individuelles. L'Europe s'est fait remar-quer par les directives de renforcement de ses frontières et sa police,nommées FRONTEX. Tout un symbole.

X. T.

Penser la ville du vivre ensemble

Merci pour cette belle analyse qui me donne envie de relire Aragonqui n'a toujours fait qu'un, l'amoureux, le poète et l'engagé.

« La complexité de l'histoire se noue à celle de la personne » aupoint d'en modifier les souvenirs personnels, c'est ce qui ressortà la lecture du dernier ouvrage de Boris Cyrulnik, Sauve-toi, la viet'appelle, une analyse de la mémoire individuelle et collective bou-leversante qui interroge la force de l'identité collective dans laréparation des traumatismes ainsi que le besoin viscéral de l'hommede servitude volontaire… De quoi s'interroger sur notre temps enquête d'identités collectives, et pourquoi pas la poésie commehorizon ?

N.

Aragon, l’intime et le politique

La frontière n'existe plus, alors elle est partout

La Culture de tous, par tous, pour tous et partout

L'exception culturelle : oui mais avec quels objectifs ? Si c'estpour continuer la politique de discrimination culturelle menéedepuis plus de trente ans et donner encore plus d'argent aux« riches » (les institutions, scènes nationales…, les mêmes équipesartistiques…), mener une politique d'attaque des emplois, d'at-taque de la liberté d'expression, d'empêcher l'accès aux lieuxéquipés à nombre de compagnies qui ont un besoin vital desoutils de travail, distribuer l'argent public, uniquement, aux amisdu « Prince » sans aucun critère, favoriser l'entre-soi, la consan-guinité et cautionner les conflits d'intérêts, comme c'est le casavec les « comités d'experts » DRAC et autres, mettre en concur-rence déloyale et faussée des équipes artistiques face à d'autresqui, elles, ne sont pas soumises à la loi du marché, alors c'estNON.Si c'est pour repenser l'aménagement du territoire, créer despetits théâtres de quartier, de proximité dans les villes, équiperles salles polyvalentes et leur donner une « dimension specta-cle » dans les zones rurales, établir des rotations dans les sub-ventions aux équipes avec des planchers et des plafonds, faireen sorte que le mot « Culture » n'ait de sens que si c'est la Culturede tous par tous pour tous et partout (les espaces) et non un artofficiel qui dénie tous ceux qui ne sont pas adoubés par unenomenklatura qui se distribue argent et privilèges, alors ce seraitOUI.La politique du PS et de ses alliés a toujours généré une « cultured'État » au lieu de permettre aux artistes d'exister. Il ne peut y avoir de démocratie reposant sur des pratiques d'ex-clusion. Nous avons besoin de respect, d'idées progressistes, pasde culture de la verticalité et de mépris. Il faut, effectivement,apprendre à partager. Le racisme culturel est aussi un affrontnational.À lire le « manifeste des artistes atterrés » : un constat et quinzepropositions à débattre, concernant le spectacle vivant :http://www.jerepetedansmacuisine.net/manifeste/

G. V.

Page 5: La revue du projet n°24

Nouvelle exposition du Musée d'art moderne de la villede Paris, L'art en guerre est l'occasion de penser la pro-duction artistique française pendant la Deuxième Guerremondiale.

Alors que le troisième Reich voyait en la France unefuture « Suisse élargie » dévolue au tourisme etconspuait les « artistes dégénérés », les artistes fran-çais et immigrés restés en France durent tant bien quemal s'adapter à la situation. Certains choisirent de sui-vre la voie de la résistance tandis que d'autres de la « tra-dition française  » préférèrent collaborer mais la plu-part se sont isolés pour pouvoir continuer à créer.

C'est bien la force de cette exposition : contextualiserla création et ne pas l'abstraire de sa réalité sociale.Ainsi, le spectateur peut voir ensemble peintures, affiches

de propagande, photographies et documents mais sur-

tout contempler des pièces rares et passionnantes

comme des œuvres produites dans des camps de concen-

tration ou celles des artistes internés au camp des Milles.

Le long des onze salles de l'exposition, nous pouvons

observer pas moins de 500 œuvres rarement mises

côte à côte mais aussi découvrir des artistes aux par-

cours moins connus comme des artistes bruts.

Passionnante et exigeante, cette exposition ouvre l'an-

née 2013 sous de bons augures !

ÉTIENNE CHOSSON

* « L'art en guerre, France 1938-1947 », Musée d'art

moderne de la ville de Paris.

FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

REGA

RD

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L’art en guerre*

© Boris Taslitzky, Intérieur camp de Melun

Page 6: La revue du projet n°24

PAR GUILLAUME QUASHIE-VAUCLIN*

On les entend partout ; on les emploieparfois. Ils ont l’air bien anodin,malingres assemblages de caractères

chétifs, frêles et fragiles associations desons. Et pourtant, ces mots, car c’est demots qu’il s’agit, ne sont pas ces petitsoutils neutres qu’on imagine souvent. Lesmots ont un poids et qui n’est pas deplume. Ces mots-là sont des armes char-gées qui ne tirent que sur nous mais quitirent en silence… On croit les domptercomme on dompte le nom « lion » quijamais ne nous échappe, mais à peine lesa-t-on prononcés qu’il est déjà trop tard :leur silencieux poison se diffuse et nousvoici terrassés par la bouche.

Ces mots, ce sont les mots d’en face ; lesmots forgés de l’autre côté de la barricadede la lutte des classes : des barils d’agentorange peints en tonneaux de grenadine.C’est à ces mots minés que nous avonssouhaité consacrer le présent dossier. Ilne s’agit pas de faire une petite excursionen dehors des questions sérieuses ; il s’agitau contraire de prendre de front une ques-tion centrale à laquelle il n’est pas sûr quenous accordions toujours la nécessaireattention, la nécessaire « écoute » commedit François Taillandier.

La politique, en effet, est bien sûr affaired’actes et de réalisations concrètes ; lapolitique, cependant, est au moins autantaffaire de mots : des mots à écouter, desmots pour expliquer, des mots pourconvaincre. La lutte politique, c’est aussiune lutte de mots. Prenez « planification »par exemple : ce mot a été torpillé avec

méthode et énergie par la réaction desdécennies durant, au point qu’il a pu sem-bler absolument inutilisable jusqu’à toutrécemment. Le mot assassiné, la chosen’en fut que davantage enterrée. Mais leurbataille ne consiste pas seulement à pilon-ner nos mots, elle vise en même temps àimposer à toute la société des mots quisont autant de labyrinthes n’offrantaucune issue progressiste. Prenez « assis-tanat » : sitôt que le mot est lâché, tout unpaysage se dessine sans bruit, un paysagefait de voisins fainéants et repus, gavésd’allocations, de petits fraudeurs mali-cieux profitant de votre dur travail, d’oi-sifs réjouis roulant en BMW quand vouspeinez à finir de payer votre LOGAN, etc.Vous pouvez ensuite parler Depardieu ouSanofi, sitôt que vous avez dit « assista-nat », sitôt que vous avez mis la languedans l’engrenage, la bataille est perdue etl’UMP triomphe – ou pire encore. On negagne jamais dans la pelisse de l’adver-saire. Ces exemples sont clairs mais il enest de plus retors, des vieux mots éden-tés qu’on croirait impuissants mais qui,sournois, cachent encore leur aigre sèvejuvénile, ces métaphores élimées qui tien-nent du mort-vivant et que les savantsappellent catachrèses ne laissent pas d’ap-peler notre vigilance : l’insulte « enculé »est-elle vraiment anodine ?

Dès lors, la perspective serait-elle d’éta-blir un gros Index des mots interdits surle modèle de la papauté et de son brasinquisitorial du XVIe siècle ? Anachronismeinepte. L’essentiel de la bataille est ail-leurs : démasquer les barils, « lessiver lesmots » avait dit le grand Brecht en 1938 ;

donner vie et écho à des mots porteursd’alternative, « lancer des mots dans levocabulaire habituel » avait dit Aragon encomité central en 1974. Voilà bien, soyons-en sûrs, le sentier obligé de la nouvellehégémonie à conquérir.C’est un petit bout de ce chemin que nousaimerions faire avec ce dossier. La listeest bien sûr incomplète et la route ina-chevée : « totalitarisme », « élites », ou« social-démocratie » manquent sansdoute à la liste comme tant d’autres : motspiégés, déformés, travestis. Cette courteliste pourra pourtant apparaître troplongue : tel mot que nous aurons jugépiégé sera vu comme parfaitement inno-cent… et peut-être l’est-il. Là encore, pointd’anachronisme : nous ne visons pasl’érection d’un catéchisme ; nous visons,et ce n’en est pas moins follement ambi-tieux (prétentieux ?), l’insomnie desesprits, l’ininterrompue stimulation de laréflexion politique, loin de tous les som-meils trop sereins qui éloignent le succèset mènent droit à l’abîme. Puisse ce dos-sier consacré aux mots être résolumentsomnifuge. Mais avant de vous laisser y entrer,concluons avec Maïakovski (traduit parAragon) :

« On gâche pour un seul et unique mot

mille et mille tonnes de minerai verbal,

mais qu’elle est consumante la brûlure de tels mots,

auprès de la braise du mot brut !

Ces mots-ci mettent en marche

pour des milliers d’années des millions de cœurs. »

* Guillaume Quashie-Vauclin est responsa-ble adjoint de La Revue du projet.

LE DOSSIER

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LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

Réfléchir au sens des mots couramment employés, « forgés de l'autre côtéde la barricade de la lutte des classes ». Les « lessiver » pour en retrouverle sens vrai, action politique en soi, c'est ce à quoi vous invite ce dossier.

LE POIDS DES MOTS

Les mots piégés

ÉDITO

Page 7: La revue du projet n°24

LE POUVOIR DES MOTSLes mots ne sont pas neutres,leur emploi est socialementsitué, et la critique de leuremploi, de leur sens devrait fairepartie de la lutte politique.

FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

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PAR JOSIANE BOUTET*

On dit et on entend souvent que le lan-gage sert à communiquer. Certes,mais quoi ? Lorsqu’un journal écrit à

propos du crédit d’impôt au patronat « leMedef est traditionnellement opposé à lanotion de conditions », il nous laisse croirepar l’emploi du mot « traditionnellement »que cette position serait ancrée dans unehistoire, une « tradition » : ce mot impliquel’idée du consensus, de quelque chose desocialement attaché à une histoire com-mune. Or c’est tout le contraire, cela n’arien à faire avec une quelconque tradi-tion : il s’agit d’une prise de position poli-tique du Medef, d’une décision prise aunom de leurs intérêts de classe. Il n’y a làrien de naturel ou de traditionnel. BertoltBrecht, s’il avait eu à analyser cette phrase,en aurait probablement rétabli la véritéainsi : « le patronat opposé à toute idée departage des richesses veut faire croire qu’ilest normal, courant, historique de refusertoute condition ».

LE LESSIVAGE DES MOTSDans les années de montée de l’hitlérismeen Allemagne, Bertolt Brecht avait en effetmis en place une méthode de subversiondu discours nazi, ou plus largement desdiscours « faux », qui consistait à démon-ter systématiquement les expressions, lesformules, les mots et leurs enchaînementssyntaxiques, afin de faire surgir d’autressignifications, un autre sens, une autrevérité. Car, comme il l’écrivait dans cetexte, « dans les époques exigeant la trom-perie et favorisant l’erreur, le penseur s’ef-force de rectifier ce qu’il lit et ce qu’ilentend. Phrase après phrase, il substituela vérité à la contre-vérité. » (Le rétablisse-ment de la vérité, texte publié en allemanden 1938 ; repris dans Écrits sur la politiqueet la société, 1971). L’intellectuel est encapacité de « lessiver, laver les mots »comme il l’écrivait ; c’est-à-dire qu’il estcapable, s’il en a le courage, de redonnerleur sens réel aux mots, leur sens « vrai »et de défaire le sens « faux » que le pou-voir veut leur donner. De traduire du« faux » en « vrai ». Car le lien qui unit ausein du signe linguistique un signifiant àun signifié peut se révéler faux. Laver les

mots, c’est leur redonner leur sens réel,leur sens « vrai ». Dans l’optique de BertoltBrecht, ce travail de lessivage des mots estbien plus qu’une opération sémantique :c’est à proprement parler une action poli-tique. Trouver ou retrouver le mot juste oule sens vrai est en soi une action politique.

DES USAGES DU LANGAGE EN POLITIQUENous sommes souvent confrontés, dansla vie quotidienne mais plus encore dansla vie politique, à des usages du langagequi ne font pas qu’informer mais qui sontlà pour exercer une pression, une influencesur nous-mêmes : lorsqu’on veut nousfaire agir ; nous convaincre ; nous persua-der ; nous imposer des conduites ou desopinions, etc. Ainsi lorsqu’on parle et meten avant le « coût du travail », on oublie

de parler du « coût du capital ». On caté-gorise désormais comme « chargessociales » ce qui était au départ nommé« cotisations sociales » dans l’universsémantique de la solidarité collective duConseil national de la résistance. Ce quiétait pensé comme un simple versementà la collectivité, « une cotisation », passedésormais du côté de ce qui pèse sur l’éco-nomie et qu’il convient de diminuer, defaire baisser : c’est « une charge ». LorsqueLe Monde écrit le 11 décembre 2012 « l’épi-sode dévastateur de l’usine Arcelor Mittalde Florange », sa caractérisation de cettelutte de plus de 18 mois comme « épisode »rabaisse, dévalorise, minimise ce combatexemplaire du début de la présidentiellede François Hollande.Affirmons-le clairement, les mots ne sontpas neutres, leur emploi est socialement

situé, et la critique de leur emploi, de leursens devrait faire partie de la lutte politique.Ce qui est profondément pernicieuxaujourd’hui, c’est que nous vivons dansdes sociétés orientées vers la recherchedu consensus où le langage est très large-ment envisagé comme un outil de com-munication entre les hommes, neutre etindifférent aux rapports sociaux et ce, ycompris dans les milieux politiques. Onle conçoit peu comme un enjeu de luttesentre les groupes sociaux, comme l’objetd’un accaparement par les classes domi-nantes. Il s’agit là d’une vision particuliè-rement partagée et qui fonctionne désor-mais comme une évidence de senscommun. Le langage serait avant tout unesorte d’outillage neutre, également distri-bué dans les populations et naturellementmis à disposition. Les sociétés modernesont développé et adopté une conceptiontechniciste et technocratique du langageet de la communication, inspirée par lessciences de l’ingénieur et leurs modèlesde l’information. Le langage servirait àinformer, à transmettre des informationsà autrui sur le monde.La désinformation produite pas les médiaest comme renforcée par cette idéologiemoderne d’un langage neutre et informa-tif. Il n’y aurait plus lieu d’exercer une cri-tique idéologique sur les mots et leursusages puisque notre société serait deve-nue consensuelle. On voit bien cependant,lors de conflits ou de luttes sociales, com-ment une parole de classe, une parole cri-tique émerge et fait entendre une autrevoix sociale. Un exemple récent en estdonné par les ouvriers de Florange qui ontdétourné le titre du film de Kubrik « FullMétal Jacket » en « Full Mittal Racket » :une créativité des mots mise au service dela critique sociale. n

*Josiane Boutet est socio linguiste. Elle estprofesseur en sciences du language à l’univer-sité de Paris VII Denis-Diderot. Elle est mem-bre du bureau de la fondation Copernic.

Trouver ou retrouver le mot juste ou le sens vrai est en soi

une action politique.“ ”

AméricainBien sûr, «  américain » n’est pas en soiun mot piégé. C’en est un dans lamesure où on l’emploie pour désignernon pas quelque chose ou quelqu’unrelevant du continent américain, ducap Horn au détroit de Bering, maisquelque chose ou quelqu’un relevantd’un seul pays, les États-Unisd’Amérique. Comment dès lors com-prendre le fameux slogan cubain des

années 1960 « Cuba Si Yankees No » ?Les Américains ne doivent pas s’ingé-rer dans les affaires de l’Amérique  ?On dira que ce n’est pas bien grave etque tout le monde comprend, ce quiest le plus important. On ajoutera quele terme «  états-unien  » n’est pas trèsjoli. Certes, mais imaginons un seulinstant qu’on dise Allemagne ouRoyaume-Uni pour dire Europe…

Page 8: La revue du projet n°24

LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

Les mots piégés

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LE DOSSIER

UNE ORIGINE ULTRALIBÉRALEPour se rendre compte des soubasse-ments d’un concept, il importe de reve-nir à ses origines. Celui de « capitalhumain » a ainsi été forgé au début desannées 1960 par un économiste,Theodore Schultz, qui désigne par là lesconnaissances et savoir-faire utiles à laproduction que les travailleurs dévelop-pent au cours de leur vie, et qui résultentselon lui d’un investissement délibéréde leur part ou de celle de leuremployeur. Il appelle donc à prendre encompte cette dimension souvent occul-tée dans l’analyse des mécanismes d’ac-cumulation de richesse. Quelquesannées plus tard en 1964, le concept estrepris par Gary Becker, qui en fait le titrede son ouvrage et va en systématiserl’analyse tout en le réduisant à sa dimen-sion strictement individuelle. Becker esten effet le principal apôtre de l’homo

Pour les responsables des « ressources humaines » (unautre barbarisme moderne…),

chaque salarié est en effetdésormais envisagé comme un

« stock » de « compétences » qui lui seraient propres.

“”Charge sociale

« Le corps ployé, les bras rompus parsa charge, il monte l'escalier en tapantdes pieds à chaque marche » écrit leromancier Eugène Dabit dans L’Hôteldu Nord (1929) pour dire l’effort péni-ble et presque inhumain. Le français ad’ailleurs une expression synonyme de« bête de somme » : bête de charge…Voilà ce que « charge » veut dire, celourd poids qui pèse comme un jougsur vos épaules et qui vous empêched’être libre et heureux, pleinementhumain en quelque sorte.Dès lors, que penser du syntagme« charge sociale » pour désigner l’argentmis en commun pour assurer à tous uncertain nombre de droits fondamen-taux ? Est-ce donc cette vision que nousportons du droit à la santé, du droit à laretraite, du droit au chômage : unecharge ? Sont-ce des poids qui nousempêchent d’être pleinement humains ?

Bien sûr, on dira que le vocabulaire dela comptabilité qui ne connaît que lescolonnes « charges » et « produits » nes’embarrasse pas de ces considéra-tions et que, décidément, on cherche lapetite bête avec une malice d’oisif. Est-il si sûr pour autant que tout cela soitinnocent ?Entrons dans le vif. Chacun connaît lesgrandes lamentations du MEDEF tou-chant le poids excessif des chargessociales en dépit des milliards d’eurosqui sont déjà l’objet d’exonérations aussigracieuses qu’aveugles. Il s’agirait des’en libérer. Qui, en effet, ne souhaitepas être libéré de charges ? Pourautant, si on ne se laisse pas abuser parces captieuses formules, on peut poserune tout autre question : croit-on queces mêmes entreprises se porteraientmieux si leurs employés n’étaient passoignés ? Décidément, non, quelle que

soit la manière de prendre le problème,on ne peut pas défendre le syntagme« charges sociales » sauf à considérerque tout prélèvement obligatoire en vuede garantir collectivement des droitssoit un problème ! Et c’est bien sûr cettepetite musique ultralibérale que donne àentendre cette expression. C’est ce quila rend profondément idéologique etrésolument inutilisable pour un progres-siste authentique. La Sécurité sociale,cette grande conquête des travailleursavec Ambroise Croizat, ne passe tou-jours pas dans les milieux dirigeants(voyez M. Bébéar…). En appelant« charges sociales » ce qui n’est quecotisations sociales, c’est l’amorceémancipatrice d’un autre monde possi-ble qui est transformée en fardeau : lasolution est transmutée en problème.

Capital humainUne expression d’origine ultrali-bérale qui réduit l’homme à unstock de compétences dont laseule valeur est économique.

PAR IGOR MARTINACHE*

Quiconque cherche à illustrer lanotion d’oxymore peut désormaisse dispenser de citer l’ « obscure

clarté » du Cid. L’expression de « capitalhumain » remplace à merveille le vers deCorneille, du moins pour tous ceux etcelles qui n’ont entendu ne serait-cequ’un lointain écho des analyses deMarx. Car rien n’est plus opposé à l’hu-main que le capital, cette accumulationde travail « mort » qui sert à exploitercelui des vivants. Et pourtant – ou juste-ment… – l’expression est aujourd’huientrée dans le langage courant, non seu-lement des patrons et autres managers ,mais aussi des responsables politiques,journalistes, économistes et autres spé-cialistes de l’éducation, qui s’en font lesrelais zélés.

UN NOUVEL IMPÉRATIF POLITIQUEFace à la crise sociale engendrée par lalibéralisation tous azimuts (du capital,

du commerce et du travail) qu’ils onteux-mêmes décidée, plutôt que de faireamende honorable et de faire machinearrière, les gouvernants européens, dedroite comme de « gauche » préfèrent persister dans leur logique et appellentdésormais à « investir dans le capi -tal humain », sans rarement préciser cequ’ils désignent par là. Et ce nouvel impé-ratif leur permet de justifier toute unesérie de politiques allant en réalité à l’en-contre de l’accès pour tous à l’éducation,des « crédits impôts-recherche », cadeauxfiscaux aux entreprises censées « inno-ver » mais dont l’efficacité peine à êtreprouvée, à « l’autonomisation » de l’en-seignement supérieur, qui entérine samise au service des firmes privées enmême temps qu’il va creuser l’écart entreles établissements « d’élite » et les autresdans un système à deux vitesses. Le« capital humain » est ainsi devenu unvéritable pilier de la « novlangue néoli-bérale » comme l’explique le sociologueAlain Bihr. Ce vocable a en effet la forcedes évidences : nul ne peut contesterl’importance de la scolarité et de la for-mation tout au long de la vie dans ledéveloppement, tant personnel que col-lectif, mais il masque de véritables enjeuxidéologiques. Car tout dépend ducontenu et de la forme que l’on donne àces dernières.

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œconomicus, c’est-à-dire d’une approchemicro-économique où n’existent que desacteurs individuels opérant en perma-nence des choix en fonction de calculs« coûts/bénéfices », visant à obtenir unesatisfaction maximale pour la peine laplus réduite possible. Et Gary Becker vas’employer tout au long de sa carrière àappliquer ce modèle peu réaliste à toutphénomène social, des relations conju-gales à la criminalité, en passant doncpar l’éducation. Pour Becker, celle-cireprésente donc un investissement pourl’individu qui va chercher à maximiserses revenus futurs au regard du coût deses études. Lui-même sera en quelquesorte récompensé pour ses efforts,puisqu’en 1992, il va recevoir le prix dela Banque de Suède en l’honneur d’AlfredNobel – improprement qualifié de « prixNobel d’économie » –, pour ses analysesdu « capital humain », ce qui marque laconsécration officielle de cette approche.

UN ÉLÉMENT CLÉ DE L’INDIVIDUALISATION DU TRAVAILLa notion de « capital humain » participeainsi aujourd’hui d’un mouvement plusgénéral d’individualisation des condi-tions de travail mis en évidence par denombreux économistes et sociologues.Pour les responsables des « ressourceshumaines » (un autre barbarismemoderne…), chaque salarié est en effetdésormais envisagé comme un « stock »de « compétences » qui lui seraient pro-pres. Est ainsi remise en cause la logiquedes qualifications et des statuts, qui fontl’objet d’une reconnaissance collective

résultant notamment de la confronta-tion entre patrons et salariés, et sanslaquelle il est ainsi bien plus ardu deconstruire un collectif de travail. Certes,en contrepartie, les salariés ont l’illusiond’être davantage reconnus pour leursqualités personnelles et plus réduits àleurs diplômes, et acceptent ainsi sou-vent de lâcher la proie pour l’ombre,avant de déchanter, lorsqu’ils s’aperçoi-vent qu’ils sont ainsi placés dans unecompétition permanente face à leurs

propres collègues, sommés de faire leurspreuves en permanence. Car à la diffé-rence des qualifications, les « compé-tences » ne reposent sur aucune basesolide et font l’objet d’une appréciationsubjective de la part des « supérieurs »du salarié lors d’entretiens individuelspériodiques, les fameux « bilans de com-pétences », dont l’institutionnalisationest aussi récente que révélatrice de cesmouvements de fond dans l’organisa-tion du travail.

UN MOYEN DE RENDRE LE SALARIÉDÉPENDANT DE L’ENTREPRISES’agissant de la sphère du travail rému-néré, il faut enfin remarquer que le « capi-tal humain » sert également de socle àune autre forme d’exploitation par lesemployeurs souvent inaperçue. Celle-ciconsiste à utiliser la formation commeun outil pour s’attacher les salariés enles rendant dépendants de la firme quiles emploie au moment présent. Cela ens’appliquant à leur transmettre le pluspossible des connaissances uniquementvalables au sein de cette dernière – parcequ’adaptés spécifiquement aux ma -

chines et processus particuliers qui y sontutilisés –, et ainsi non transposables àd’autres situations de travail. Autrementdit, dans leurs formations internes, lesfirmes cherchent à développer le capi-tal humain « spécifique » plutôt que« général » de leurs salariés, commedisent les économistes, tant pour ne pasfaire de cadeaux à leurs concurrents, quepour faire pencher toujours un peu plusle rapport de forces salarial en leur faveur.Il ne faut pas oublier en effet que ladétention de savoirs relativement raresest une arme essentielle dans les mainsdes travailleurs, à l’instar des « sublimes »de la fin du Second Empire, ces ouvriersqui, grâce à la maîtrise de techniquespointues, pouvaient choisir leurs patronset leurs durées d’engagement, tout enétant assurés d’avoir toujours de l’ou-vrage.

UNE CONCEPTION ÉTROITEMENTUTILITARISTE DE L’ÉDUCATIONDans le domaine éducatif, le conceptn’en est pas moins délétère, dans lamesure où il participe à la promotiond’une approche purement utilitariste

L’école n'est plus un lieu d'émancipation par

la culture, de formation des citoyens, mais de plus en

plus un service marchand qui doit délivrer des titres permettant

d'aller mieux se vendre aux patrons.

“”

Chef de l ’ÉtatVoilà une expression «  qui n’étonneplus personne aujourd’hui  » écrivaitrécemment le regretté Jean-JacquesGoblot  ; elle est pourtant bien horriblequand on y réfléchit.Le chef, on le sait, c’est en premier lieula tête (caput en latin), sens dont on atrace avec quelques mots ancienscomme « couvre-chef ». Le sens a tou-tefois vite glissé dans un sens d’auto-rité  et Prévert peut ainsi s’en amuserdans son poème «  La lessive  »  :L'horloge sonne une heure et demieEt le  chef de famille  et de bureauMet son  couvre-chef  sur son  chef

Être le chef, c’est être à la tête, c’estcommander et… comme chacun sait,c’est commander seul car on n’a pasdeux têtes, pas plus qu’on n’a deuxestomacs, ce qu’avaient bien comprisÉsope et Mennenius Agrippa dansleurs fables antidémocratiques(«  L’estomac et les pieds  » et «  Lesmembres et l’estomac  »)… La notionproprement patriarcale de «  chef defamille  » a été légitimement dynami-tée par les féministes. Nous reste tou-tefois encore «  chef de l’État  ». Cetteexpression, on le voit, a pourtant unsens qu’on gagnerait à discuter

sérieusement. On dira  : c’est l’usage.Mais alors, interrogeons l’usage etnotamment l’usage constitutionnel ensuivant le grand historien JacquesGodechot. Qu’y découvre-t-on  ? Quel’expression n’apparaît jamais dansnos textes constitutionnels  : mêmedans la Constitution présidentialistede 1848 ni même dans celle de DeGaulle et Debré. Il n’existe en plus dedeux siècles d’histoire nationaleriches en textes constitutionnels quedeux exceptions qui devraient faireréfléchir  : la Constitution de jan-vier  1852 élaborée au lendemain ducoup d’État de Louis-NapoléonBonaparte (l’expression «  chef del’État  » est mentionnée dans les arti-cles 6, 13 et  17 ainsi que dans la procla-mation présidentielle qui tient lieu depréambule)  ; le projet constitutionneldu maréchal Pétain consécutif à la loiconstitutionnelle du 10  juillet 1940(articles  10, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 22, 24,27, 30, 31, 34, 35, 36 et 42). L’emploirécurrent et naturel de cette expres-sion ne laisse pas d’interroger l’état denotre démocratie qui fait donc coexis-ter un «  chef de l’État  » et soixantemillions de «  citoyens déchus  » selonla juste expression de Manuel Coíto.

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Les mots piégésLE DOSSIER

LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

PAR JEAN LOJKINE*

L’ idéologie de la « classe moyenne »est une idéologie politique. Portéepar la social-démocratie, largement

diffusée dans les média, de plus en plusappropriée par les classes populaires, ellea aussi une dimension « savante », ensociologie, lorsqu’elle vise à démontrer,statistiques à l’appui, que le clivage declasse (prolétariat/classe capitaliste) s’ef-facerait grâce aux mécanismes de la mobi-lité sociale ascendante, au rapproche-ment des revenus ouvriers et des revenuscadres ; on arriverait ainsi à un « groupecentral » incluant 80 % de la population,allant des ouvriers qualifiés ou à statutaux cadres supérieurs, le résidu étantcomposé des « exclus » qu’il faudrait réin-sérer dans le groupe central.

FRACTURES DANS LA CLASSE MOYENNELa reconnaissance aujourd’hui de frac-tures, de divisions sociales dans cette« classe moyenne » n’a pas mis fin aumythe : on l’adapte en distinguant desstrates inférieures et supérieures, en fonc-tion des revenus salariaux, du patrimoine,mais l’idéologie anti-classes socialesdemeure plus que jamais. On ne s’inter-roge pas sur les formes nouvelles de lalutte des classes aujourd’hui.

Pour ce faire, il faut commencer par biendéfinir ce qu’ont représenté les notionsde « classe ouvrière » et de « cadre ». Ce

sont des constructions identitaires poli-tiques, mais qui ont aussi une dimen-sion objective, je ne fais pas une coupuremécaniste entre la classe en soi et laclasse pour soi, mais m’interroge sur leurimbrication ici et maintenant. « Classeouvrière » évoque la vision marxiste, pluslargement socialiste (et au départ social-démocrate), d’un acteur social porteurd’avenir, le groupe ouvrier, producteurde la plus-value, au cœur du rapportentre travail et capital, chargé de la mis-sion historique de renverser l’ordreinjuste existant.« Cadre » évoque, à rebours, la réussite dela promotion sociale dans le systèmeactuel et attire tous ceux qui s’identifientà la « classe moyenne » et se refusent às’identifier avec la classe ouvrière commeavec les exclus ou les prolétaires.

LE PÔLE IDENTITAIRE « CADRES » ET LA CRISEMon hypothèse est que cette deuxièmeidentité sociale polaire est à son tourentrée en crise pour trois raisons princi-pales. Premièrement, la crise structurelledu capitalisme qui commence dans lesannées 1970 a eu un effet décalé sur lasituation économique de ces professionsintellectuelles : le chômage et la précari-sation, la paupérisation salariale les tou-cheront après les ouvriers et les employés,surtout à partir des années 1980-1990.Une fraction des professions intellec-tuelles du secteur public est même en

voie de prolétarisation. En second lieu larévolution informationnelle remet encause elle aussi l’identité cadre marquéeoriginellement (comme la classe ouvrière)par l’industrialisme et le machisme(l’homme pourvoyeur du ménage, lafemme à la maison). L’arrivée massivedes femmes dans les emplois de services,notamment de services publics, la trans-formation des rapports de travail (miseen cause de l’autorité hiérarchique etpaternaliste, intellectualisation et res-ponsabilisation – ambivalente – du tra-

vail salarié) remettent en cause l’imagedu cadre forgée dans les années 1930-1950. Enfin, troisième raison, le déclas-sement des diplômés de l’enseignementsupérieur qui ne trouvent plus d’emploisde cadres a provoqué leur entrée dans denouveaux mouvements sociaux (luttesétudiantes, luttes des intermittents duspectacle, des enseignants, des cher-cheurs, des médecins, etc.) qui invalidentleur appartenance à la bourgeoisie.

Le pôle identitaire cadres, surtout danssa version française, amalgame en fait des

Rien ne peut remplacer la lutte politique de longue durée

contre toutes les formes de ségrégation sociale pour

transformer l’archipel salarial(notion purement descriptive d’une

réalité plurielle) en un salariatmultipolaire, uni politiquement

dans sa pluralité par des liens de coopération et

de solidarité.

des études : l’école n’est plus un lieud’émancipation par la culture, de for-mation des citoyens, mais de plus enplus un service marchand qui doit déli-vrer des titres permettant d’aller mieuxse vendre aux patrons. Il n’est ainsi pasanodin que l’on entende souvent cer-tains justifier leurs revenus très élevéspar les nombreuses années d’étudesqu’ils ont effectuées : comme si celles-ci ne constituaient un coût, et pas unmoment privilégié dans l’existence(quand bien sûr les conditions maté-rielles pour les accomplir sont au ren-

dez-vous !). Est aussi et surtout évacuéetoute la question cruciale des inégalitésface à l’éducation, puisque toute orien-tation n’y serait que le résultat d’un choixrationnel individuel.

LA MARQUE D’UNE ÉPOQUE QUI CHERCHEÀ TOUT QUANTIFIEREnfin, si certaines institutions s’efforcentde calculer des stocks de « capitalhumain » collectifs, d’une part, elles nefont que la somme des « capitaux » indi-viduels et non en envisageant l’existenced’une richesse intellectuelle purement

sociale. D’autre part, on peut s’interro-ger sur cette volonté plus générale detout quantifier, les savoirs comme lesrichesses écologiques. Un nouvel impé-rialisme aussi absurde que dangereux,en ce qu’il cherche à rabattre toute réa-lité sur un seul plan : celui de sa suppo-sée valeur économique. Et malheur à cequi serait ainsi considéré comme « inu-tile »... n

*Igor Martinache est politiste. Il est profes-seur agrégé de sciences économiques etsociales, doctorant à l'Université de Paris-Est-Créteil.

Classes moyennesL’utilisation de ce terme recouvre la volonté d’écarter toute réflexionsur la lutte de classes et ses formes nouvelles.

SUITE DE LAPAGE 9 >

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segments du salariat très divers, voiredivergents, depuis les managers action-naires, « faux salariés » liés à la grandebourgeoisie capitaliste, jusqu’aux ingé-nieurs et techniciens qui n’encadrent per-sonne et sont souvent des exécutants trèsqualifiés, et enfin les professions intellec-tuelles de l’éducation, de la recherche, del’information et du travail social qui n’ontpas grand-chose à voir avec le chef d’ate-lier dans une usine d’assemblage… sinonde traiter des informations complexes etd’organiser, de coordonner, de commu-niquer. La notion gramscienne d’hégé-monie aurait ici plus de pertinence quecelle d’encadrement ou de disciplined’usine.

LE TRAVAIL D’INFORMATION DANS LARÉVOLUTION INFORMATIONNELLENotons à ce propos la signification trèsparticulière que j’ai donnée au travail d’in-formation dans la révolution informa-tionnelle. Loin de renvoyer à un proces-sus neutre, l’informatisation du travaild’information (l’informatique de gestion)renvoie pour moi à une division socialeperverse entre trois types d’information :l’information stratégique monopoliséepar les cadres de direction, l’informationtactique élaborée par les cadres intermé-diaires, les organisateurs, et enfin l’infor-

mation opérationnelle qui peut renvoyeraussi bien à des emplois d’opérateursdéqualifiés qu’à des emplois d’ingénieurstrès qualifiés mais qui restent des exécu-tants de haut vol. Le travail d’informationdans le cadre du système capitaliste, diviseet cette division touche également lesmanagers de haut niveau, selon qu’ils relè-vent du business, du pôle financier, ou dupôle technique. On peut ainsi être uncadre de très haute compétence tech-nique, mais être exclu du travail deconception stratégique, aujourd’hui étroi-tement lié aux milieux financiers.

Quelle leçon en tirer sur le plan sociolo-gique ? Ne faudrait-il pas distinguer rigou-reusement, d’une part, le petit groupe desmanagers dirigeants liés aux actionnairesde contrôle, les cadres qui travaillent dansles marchés financiers, sont acquis à laculture de la rentabilité financière, sans

se soucier de l’avenir de l’entreprise, et,d’autre part, les cadres exécutants, y com-pris les organisateurs, dont les fonctionssont orientées vers la gestion du capitalproductif ? Clivage sociologique qui repro-duirait le clivage économique analysé parMarx entre le capital fictif, porteur d’in-térêt, et le capital productif, le capital réel ?

CONSTRUIRE L’UNITÉ DU NOUVEAUSALARIAT INFORMATIONNEL Reste à examiner la distance, idéologique,politique, qui sépare ces bouleversementsobjectifs et les représentations que s’enfont les classes sociales concernées. J’aisouligné dans mon livre l’ampleur des cli-vages culturels (au travail, à l’école, dansl’espace résidentiel) qui opposent lescouches intellectuelles paupérisées, voireprolétarisées, mais conscientes de leursressources culturelles, et les classes popu-laires les plus démunies scolairement,notamment les fractions issues de l’émi-gration maghrébine et africaine. Rien nepeut remplacer la lutte politique de longuedurée contre toutes les formes de ségré-gation sociale pour transformer l’archi-pel salarial (notion purement descriptived’une réalité plurielle) en un salariat mul-tipolaire, uni politiquement dans sa plu-ralité par des liens de coopération et desolidarité.

Mais comment construire l’unité du nou-veau salariat informationnel dans toutesa diversité, sans retomber dans la« grande simplification » de l’affrontementde deux acteurs historiques, le proléta-riat et le capital ? Comment relier les luttespour leur émancipation des féministes,des minorités ethniques, culturelles, etdes salariés dans les entreprises, com-ment croiser en un mot les luttes contreles dominations et les luttes contre l’ex-ploitation du travail, à l’ère du capitalismeinformationnel ? La tâche est d’autantplus délicate que les dominations peu-vent traverser le « camp » des exploités,comme l’ont montré les travaux des socio-logues féministes à propos du « mach -isme » des ouvriers ou des cadres ou ceuxdes sociologues de l’éducation à proposdu comportement ambivalent des ensei-gnants, même militants, à l’égard desenfants des familles populaires.Seule l’expérience des luttes sociales etculturelles, y compris de leurs échecs, per-mettra de repérer les chemins nouveauxqui donneront sens et visibilité aux nou-velles luttes de classe. n

*Jean Lojkine est sociologue. Il est directeurde recherche émérite au CNRS.

Seule l’expérience des luttes sociales et culturelles,

y compris de leurs échecs,permettra de repérer les chemins

nouveaux qui donneront sens et visibilité aux nouvelles

luttes de classe.

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Diversité

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LE DOSSIER Les mots piégés

Ce qui fait du terme « diversité »un mot piégé, c’est, en premierlieu, qu'être contre n’a presqueaucun sens et, deuxièmement,qu'être pour n’a pas beaucoupplus de sens …

PAR WALTER BENN MICHAELS*

En effet, ça n’a aucun sens d’être contrecar, à moins d’être un suprémacisteblanc [quelqu’un qui croit à la supré-

matie de la « race blanche » N.D.T.], on nevoit pas le moindre intérêt à ce que toutesles positions de pouvoir du monde soientoccupées par des Blancs. En outre, notonsque si la « suprématie blanche », assuré-ment, est complètement indéfendable,elle compte, de nos jours, de moins enmoins de partisans. Ainsi, on voit mal quelobstacle serait suffisamment solide pourrésister face aux combats menés pourouvrir à chacun ces positions de pouvoir.On voit mal ce qui pourrait faire échec àla formation d’un monde dans lequeltoutes les personnes, quelle que soit lacouleur de leur peau, puissent être par-lementaires ou dirigeants d’entreprises,un monde dans lequel les personnes decouleur seraient tout aussi riches ou…tout aussi pauvres que les personnesblanches.

ÊTRE CONTRE OU ÊTRE POUR Pourquoi, alors, dis-je qu’être pour ladiversité n’a pas davantage de sens qu’êtrecontre ? Parce que, au moins si vous êtesde gauche, votre objectif n’est pas de faireadvenir un monde dans lequel les per-sonnes de couleur ne seraient ni plusriches ni plus pauvres que les personnesblanches. Bien sûr, si vous êtes de droite,la situation est différente : vous croyezque le vrai problème est celui de l’inéga-lité des chances et non pas l’inégalité elle-même. Dès lors, la diversité ne manquerapas de vous paraître séduisante. Pourquoi ? Parce que la diversité est uneexpression de l’approche libérale d’élimi-nation des discriminations. Or tout l’ob-jet de ce combat ne consiste pas à élimi-ner l’inégalité mais à la justifier.Prenons les exemples états-uniens les pluscriants : un monde dans lequel les Noirspeuvent diriger non seulement de grandesentreprises comme McDonalds mais unpays entier ; un monde dans lequel les

Asiatiques peuvent être le groupe eth-nique disposant des plus hauts revenus.Ce n’est pas un monde qui a fait un pasvers l’égalité ; c’est bien plutôt un mondeoù la lutte s’est concentrée sur l’extensionà certaines personnes de couleur de lapossibilité de tirer profit de ce mêmemonde, précisément de plus en plus iné-galitaire. Et si cet effort libéral contre lesdiscriminations devait complètementaboutir, les États-Unis seraient tout justeaussi inégalitaires qu’ils le sont à présent.La différence serait simplement que laquestion raciale serait sortie du champde l’inégalité, que personne ne serait pau-vre parce qu’elle est victime de racisme.

C’est le monde qu’Adolph Reed critiquequand il dit que le « triomphe du néoli-béralisme » est l’idée selon laquelle« seules peuvent être qualifiées d’injustesles inégalités résultant d’un traitementdéfavorable fondé sur des désignationsnégatives assignées telles que la race »(Renewing Black Intellectual History,2010). Mais c’est ainsi un monde que leséconomistes libéraux adorent parce que,de leur point de vue, la discriminationn’est pas un optimum économique.L’employeur refusant d’embaucher desNoirs ou des femmes restreint la force detravail disponible et donc octroie uneprime salariale pour satisfaire sa préfé-rence pour les hommes blancs. Dans desmarchés assez peu soumis aux exigences

Plus les sociétés libérales deviennent inégalitaires,

plus elles accordent de place àl’idée selon laquelle ceux qui

profitent de l’inégalité devraientprovenir de toutes les « races »,

genres ou cultures.

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École libreLes religieux parlent volontiers d’écolelibre. Mais que les lecteurs ne se trom-pent pas. Le mot liberté prend dansleur bouche une signification particu-lière qui ne coïncide en rien avec leconcept de liberté que peuvent avoirdes hommes qui pensent et qui ne sont

pas religieux.[...]  La formule «  Pourl’école libre  » est un superbe drapeauqui couvre, ou prétend couvrir, unespéculation économique aussi juteuseque sectaire.

Antonio Gramsci, «  Les privilèges del’école privée  », Avanti ! 13  avril 1917.

de compétitivité, cet employeur peut s’ensortir mais dans les marchés contempo-rains, le moins cher emporte nécessaire-ment la préférence. Ainsi, aujourd’hui, laLibrary of Economics and Liberty(Bibliothèque de l’économie et de laliberté) l’affirme : « l’idée selon laquellela discrimination est un coût pour le dis-criminateur est communément admiseparmi les économistes » (http://www.econlib.org/library/Enc1/bios/Becker.html). Or, bien sûr, les années au coursdesquelles cette idée a été appropriéecoïncident avec celle où le terme « diver-sité » s’est répandu. Plus les sociétés libé-rales deviennent inégalitaires, plus ellesaccordent de place à l’idée selon laquelleceux qui profitent de l’inégalité devraientprovenir de toutes les « races », genres oucultures.

UN POTENTIEL RADICAL ?Cependant, aux États-Unis comme enFrance, d’aucuns continuent d’imaginerque la notion de « diversité » peut avoirun potentiel radical. Si, d’un côté, l’ou-verture des élites aux personnes de cou-leur, comme Sadri Khiari le reconnaît,peut servir à « dissocier les classesmoyennes indigènes du peuple des ban-lieues » ; de l’autre, « cette frange au seindu pouvoir blanc peut aider à l’organisa-tion et à la politisation de ceux qui, tantd’un point de vue de classe que d’un pointde vue de race, demeurent au bas del’échelle » (Race et capitalisme, 2012). Ladiversité, selon Khiari, peut être une arme,relativement faible, dans ce qu’il appelle« la lutte des races » mais il a l’espoir quece soit le commencement de quelquechose de plus fort.

Les citoyens des États-Unis, noirs commeblancs, seront fatalement un peu scep-tiques vis-à-vis de cette espérance. Undemi-siècle de racialisation – que ce soitdans le discours rétro du Black Power(pouvoir noir) ou dans la langue contem-poraine du diversitarisme d’entreprise –n’a rien changé pour la grande masse desNoirs ; cela a seulement produit une nou-velle élite politique noire. Ajoutons que

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Gouvernance

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PAR AURÉLIE TROUVÉ*

Gouvernance locale et globale, gou-vernance urbaine, gouvernance del’environnement et d’entreprise ou

encore gouvernance multi-niveaux, lagouvernance est partout. Voilà unconcept particulièrement attrayant pourle politique, l’expert et le chercheur ensciences sociales. Il « favorise la rencon-tre entre disciplines » et rend compte de« processus originaux dans les domainessocio-économique et politique » (C.Baron, « Débat autour d’un concept poly-sémique » Droit et société, 2003). Il prenden compte de nouvelles configurationsdu pouvoir, de nouvelles façons de déci-

der, moins hiérarchiques et top down [duhaut vers le bas], plus horizontales, pas-sant par des arènes de concertation, deconfrontation directe de l’ensemble desacteurs publics, privés et parapublics dansla prise de décision publique. Pour cer-tains auteurs importants de l’économiehétérodoxe, il s’agit de redéfinir les fron-tières de l’étude des politiques et d’éviterdes « oppositions trop simples entre Étatet marché » (G. Allaire, R. Boyer). Il prenden compte la « société civile » et tous lesacteurs qui se situeraient entre le gouver-nement (la puissance publique) et lesacteurs privés du marché, à tous lesniveaux (local, national et international).

C’est ainsi que doctorante en économieil y a dix ans, j’avais utilisé abondammentle concept, empruntant (et cédant ?) auxnombreux travaux d’économie hétéro-doxe et de sciences politiques qui se récla-maient des approches ou théories de lagouvernance. Mais lors de ma soutenancede thèse, un des membres du jury m’avaitlonguement interpellée sur l’utilisationde ce vocable : et pourquoi pas utiliser leconcept de « gouvernement » ou de « régu-lation » ? Car derrière le choix de tel ou telconcept analytique se cachent des visionsdu monde et des intérêts particuliers. Etplus précisément, « dans l’imposition etla légitimation des normes de la mondia-lisation libérale, c’est-à-dire une mondia-lisation impulsée par les transnationaleset les marchés financiers, les mots sontdes armes stratégiques ». (B. Cassen,« Mots pièges et mots épouvantails »,intervention au colloque «Diversidad ymundializacion », 2002). La gouvernanceest certainement de ces mots-là.

Derrière ce faux ami se cache la conception d’une mondialisationimpulsée par les transnationales et les marchés financiers et d’undémantèlement en règle de la puissance publique.

dans le sillage de la réélection d’Obama,la droite états-unienne, dans sa quête dés-espérée pour gagner la faveur des gens detoutes couleurs, multiplie les gestes enmatière de diversité : pas simplement endésignant un sénateur noir mais en pro-mouvant des Latino-Américains commele sénateur Marco Rubio et des Asiatiquescomme les gouverneurs de Caroline duSud et de Louisiane. Cela dit bien à quelpoint la diversité se présente comme unebelle occasion pour les conservateurs decouleur. Même ce groupe qui, depuis le11 septembre a été assurément l’objet dela plus grande suspicion – les Américainsmusulmans – a commencé à produire sapropre élite : les « Muslim UrbanProfessionals » (littéralement, profession-nels musulmans urbains N.D.T.), qu’onappelle à Wall Street « Muppies ». Les intel-lectuels français peuvent se penser degauche parce qu’ils soutiennent le portdu hijab en public mais ce que Wall Streetcomprend, ce n’est pas juste sa valeur cul-turelle mais sa valeur en cash. Comme l’adéclaré un ancien trader de Citigroup :« Tu peux vouer un culte à Satan. Tant quetu fais de l’argent, ils sont contents. » (NewYork Times du 15 avril 2012).Cependant, le vrai problème qu’il y a àpenser la diversité comme une technolo-gie potentielle de la gauche radicale, n’estpas d’ordre empirique mais conceptuel.Khiari pense que « le champ politique fran-çais est le lieu d’une lutte pour le pouvoir

entre les races ». En effet, il pense que cecombat n’est pas simplement françaismais une expression de la « suprématieblanche internationale ». C’est exactementce que les racistes blancs comme LothropStoddard pensaient dans les années 1920 –

ainsi dans son ouvrage à grand succès TheRising Tide of Color Against White WorldSupremacy (littéralement, La marée mon-tante de couleur contre la suprématieblanche mondiale N.D.T.) – et c’est ce quedes conservateurs contemporains commeSamuel Huntington– transformant la ques-tion raciale en question culturelle – ontappelé le Choc des civilisations. La diffé-rence, bien sûr, c’est que Stoddard aimaitla suprématie blanche et était résolu àdéfendre ce que Khiari est engagé à com-battre. Mais la similitude est l’aspect leplus instructif : pourquoi la suprématiedes « indigènes » serait préférable à lasuprématie des Blancs ? Plus fondamen-talement – et en supposant que c’est l’éga-lité raciale qui est visée et non une nou-velle suprématie raciale – qui bénéficieraitde cette victoire de la lutte entre les races

(en français dans le texte N.D.T.) ? Imaginezun monde dans lequel les « races » parta-geraient finalement le pouvoir. Les élitesblanches seraient rejointes par les élitesde couleur mais le sort de ceux qui sonten bas de l’échelle – la grande majoritédans chacune des « races » – serait totale-ment inchangé. Pourquoi ? Non parce queleur victoire aurait été incomplète en tantque « race », mais parce que le combat n’apas été mené en premier lieu pour eux.En d’autres termes, la raison pour laquelleon ne peut pas mener une politique radi-calement progressiste en promouvant ladiversité tient au fait qu’on ne peut pasfaire quoi que ce soit de radicalement pro-gressiste selon des considérations racia-lisées. Appelez cela « diversité » commeGoldman Sachs ou appelez cela « guerrede races » comme les Indigènes de laRépublique ; quoi qu’il en soit, la diver-sité est un projet de classe du débutjusqu’à la fin. Le problème n’est pas que« la lutte des races » (en français dans letexte N.D.T.) n’aurait rien à voir avec lalutte des classes. C’est précisément lecontraire : la lutte des races est toujoursdéjà une lutte des classes et la classe quien tire profit est la classe dominante. n

*Walter Benn Michaels est professeur de lit-térature à l’université de Chicago (États-Unis,Illinois). Le présent texte a été écrit en anglaisà l’intention de la Revue du projet. Il a été tra-duit par notre équipe.

La lutte des races est toujours déjà une lutte des classes

et la classe qui en tire profit est la classe dominante.“

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LE DOSSIER

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Les mots piégés

SON EMPLOI PAR LES INSTITUTIONSINTERNATIONALESLe mot gouvernance était équivalent degouvernement et signifiait, en ancien fran-çais comme en anglais, l’art et la manièrede gouverner. Il a été remis à l’honneurdans les années 1990 par des économisteset politologues anglo-saxons et par cer-

taines institutions internationales (ONU,Banque mondiale et FMI, notamment)avec des préoccupations majeures : l’ou-verture de la décision publique à d’autresacteurs et avec elle, une redéfinition desprérogatives de l’État, centrées davantageautour de l’accompagnement et de l’en-cadrement des acteurs privés plutôt quede la régulation et du contrôle. Des poli-tiques britanniques soulignent dès lesannées 1990 que la gouvernance remet encause la capacité et la légitimité de l’Étatà intervenir directement, encourageant àle cantonner dans un rôle d’influence, aumême titre que les acteurs privés.

À la même époque, la « bonne gouver-nance » est utilisée par la Banque mon-diale pour reformuler le consensus deWashington et continuer à promulguerles idées néolibérales, après les échecsdes plans d’ajustement structurel. La cor-porate governance ou « gouvernance d’en-

treprise » rend compte quant à elle desnouveaux rapports de pouvoir dans lesentreprises en faveur des actionnaires.L’utilisation à tout va de la gouvernanceaccompagne aussi les changements àl’œuvre dans le gouvernement britan-nique : l’affaiblissement de l’État (ou hol-lowing out the state), le new public mana-gement, la compétition entre acteurs, laprivatisation ou la délégation de la ges-tion publique aux acteurs privés et para-publics… Et dans le champ théorique del’économie, si des économistes hétéro-doxes se sont emparés du concept, il fautgarder à l’esprit les liens très forts avec descourants plus en phase avec l’économiedominante, celle des coûts de transaction,des choix rationnels, de la théorie desjeux…En se plongeant dans les origines duconcept, on mesure à quel point il ne s’agitpas seulement de rénover les cadresd’analyse en sciences sociales. La gouver-nance sous-tend, du moins dans saconception dominante anglo-saxonne,un démantèlement en règle de la puis-sance publique, au nom d’une démocra-tie retrouvée qui met sur un même planÉtat, marché et « société civile ». Unesociété civile dans laquelle tous les inté-rêts privés se valent, qu’ils soient syndi-cats, associations ou patronat. (O. Paye,« La gouvernance : d’une notion polysé-mique à un concept politologique »,Etudes internationales, 2005). Patronatqui in fine se voit attribuer la même légi-timité qu’un pouvoir élu au suffrage uni-versel. Par le biais d’un nouveau cadreanalytique, le patronat, les multinatio-nales, les acteurs financiers, se voientoctroyer une place de choix. n

*Aurélie Trouvé est économiste. Elle estmaître de conférences à l’ENSAD. Elle estcoprésidente d’ATTAC.

La gouvernance sous-tend, du moins dans sa

conception dominante anglo-saxonne, un démantèlement enrègle de la puissance publique,

au nom d'une démocratieretrouvée qui met sur un même

plan État, marché et « société civile ».

Gagnant-gagnantLa formule a une sonorité étrange,un petit côté gnan-gnan. Elle nousvient des États-Unis, où l'on parlelà-bas du win-win, ce qui est déjà unpeu plus agréable à l'oreille.Attention  : gagnant-gagnant neveut pas dire que, dans une opéra-tion x, une tractation, un échange,je vais gagner deux fois  ; ni quedans un face à face, les deux partiesvont gagner de manière égale. C'estun peu plus retors. Le «  concept  »,ou plutôt la technique a déjà unelongue histoire  ; elle a été expéri-mentée dans le domaine des jeux (àpropos de la répartition de gains),de l'éducation (concernant unconflit parents/enfants) et du mana-gement (solutionner une luttesociale).La notion de gagnant-gagnant,qu'affectionnent le MEDEF ou lespoliticiens libéraux (et sociaux libé-raux), se pare des vertus du par-tage, de l'équilibre, je gagne et tugagnes  ; en fait, il s'agit d'un par-tage très inégalitaire, genre pâtéd'alouettes (une alouette et un che-val…). Pas question de diviser legain en deux. Prenons un gâteau.Madame Parisot dira au syndicalistesalarié  : à vous la cerise, à moi legâteau. C'est du gagnant-gagnantdans ce sens où chacun part avecquelque chose, mais il y a là un senstrès particulier de la répartition. Lewin-win ou le gagnant-gagnant,c'est jamais du 50/50, plutôt du99/1. Ou encore  : à moi le réel, à toile symbolique ou à moi le fond, à toila forme.Quel est alors l'intérêt du win-win ?C'est faire croire, dans un conflit, unface à face, une négociation (sala-riale, politique, diplomatique), qu'iln'y a pas de perdant. C'est permet-tre au vaincu de «  sauver l'hon-neur  », de garder les apparencesd'une non-défaite, c'est soumettrel'autre avec son consentement,c'est abattre l'adversaire en lui lais-sant croire – et surtout en laissantparaître – qu'il est toujours debout.C'est de l'entourloupe et dans lesécoles de formation du patronat, ondoit passer pas mal de temps à cepetit jeu  : faire en sorte que l'ex-ploité perde la mise mais pas laface…

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nies une approche de l’hybridité commemoyen de renversement des processusde domination coloniale (Bhabha). En cesens, des ponts se construisent entre lespostcolonial studies et l’éloge de la créo-lité (Jean Bernabé, Patrick Chamoiseauet Raphaël Confiant) – une créolité deve-nue incontournable dans le domaine lit-téraire notamment.Renforcée par la circulation des biens etdes personnes selon une vision transna-tionale souvent enchantée, cette concep-tion du monde mobile se fonde paradoxa-lement sur une permanence des essences(culture, minorité, ethnie, langue). Carsupposer le métissage ou le mélange, c’estbien affirmer qu’il existe des ethnies, deslangues et des cultures différenciées, donton constate ou désire la rencontre (lemodèle inter-culturel). Autrement dit, loinde renverser les fondements ontologiquescontenus dans le discours colonial, l’in-jonction au métissage repose inélucta-blement sur une visée culturaliste, réac-tualisant la fonction différentielle despopulations pour lesquelles on fabriquedes appartenances et des identités.

CULTURALISER LE POLITIQUEL’injonction au métissage n’est pourtantpas surprenante dans le contexte social,politique et économique qui est le nôtre :focaliser l’attention sur la culture commedonnée déterminante du politique (ouculturaliser le politique) favorise, au seindu capitalisme tardif, l’éviction des rap-ports de forces et de pouvoir propres àtisser les liens sociopolitiques. Inventéespar l’ethnologie et instrumentaliséesvariablement selon des logiques poli-tiques au cours de l’histoire, les culturescomme les langues ou les ethnies conti-nuent d’être des objets manipulés et mani-pulables à des fins gouvernementales. n

*Cécile Canut est sociolinguiste. Elleenseigne à l’université Paris-Descartes.

MétissageL’économie libérale a aujourd’huibesoin de l’idéologie multicultu-relle : elle trouve dans le métis-sage, du fait de la complexité deson histoire, un moyen de servircette nécessité.

PAR CÉCILE CANUT *

À l’heure où la politique européennese veut multiculturelle dans unmonde saturé de flux et de réseaux,

la notion de métissage, envisagée demanière conjointe avec celle d’hybriditéou de créolité, s’est imposée depuisquelques années comme doxa dans le dis-cours dominant des média, des artistesou des chercheurs en sciences humaines :représenter le monde comme métissésuppose une ouverture à l’autre, altéritéinscrite dans une optique généreuse dedépassement des frontières de toutessortes. Déclinée de plus en plus commeprocessus (hybridisation, créolisation,diversalité), elle concerne tous lesdomaines de ce qui est communémentconceptualisé comme culturel (musiquemétisse, littérature mosaïque, cuisinecréole, langue métisse ou créole…). Cettevalorisation du métissage culturel, àrebours de son acception péjorativearchaïque arguant du choc puis du brouil-lage des cultures, cherche à en faire valoirla portée pacifiante et régulatrice.

LES ORIGINES DU MOTLes significations actuelles données aumot métissage sont indissociables de sonhistoire et des conditions de productiondans lesquelles il a émergé. Issu du por-tugais (mestiço) puis de l’espagnol (mes-tizo) le métisse correspond au XVe siècleà une nouvelle catégorie de personnes :les enfants issus d’unions honteuses entreles Européens et les Indiens. Classés enfonction de l’origine de leurs parents, cesêtres humains menaçaient ainsi l’ordreétabli des catégories raciales. En 1708,dans le dictionnaire de la langue françaisede Furetière, le terme métisse apparaît :« Le nom que les Espagnols donnent auxenfants qui sont nés d’un Indien et d’uneEspagnole, ou d’un Espagnol et d’uneIndienne. On appelle aussi chiens métis,ceux qui sont nés de différentes races,comme d’un Lévrier et d’un Épagneul. »Élargie à l’ensemble des contacts entre

races, la connotation péjorative associéeau processus de métissage s’institue pen-dant les colonisations européennesjusqu’au milieu du XXe siècle et vise à dif-férencier plus largement les rejetons decouples noirs et blancs. À la fois anoma-lie biologique et sociale, le métisse cor-respond alors à une sorte de monstrecontre nature. De même, les langues néessur les îles et résultant de l’esclavage vonttoutes être nommées créole, c’est-à-direidentifiées en fonction de leur impuretésupposée et réduites à leur processus decréation, le mélange. Cette dénominationannule de la sorte le caractère communà toutes les langues, celui d’un syncré-tisme intrinsèque, en hiérarchisant lesformes linguistiques selon leur origine etleur histoire.

UNE VISÉE CULTURALISTEAprès la Seconde Guerre mondiale, se pro-duit une inversion sémantique : le pro-cessus de métissage appliqué à toutessortes de mélanges, ethniques et cultu-rels, devient positif. Les discours scienti-fiques, politiques puis médiatiques, enta-ment progressivement un retournementdu signifié afin de lutter contre touteforme d’essentialisation. Face à la puretéérigée comme fondement des civilisa-tions pendant la période coloniale, il s’agitau contraire de construire un monde plu-riel fait d’échanges, de mélanges et demobilité. Cette option va consacrer le mul-ticulturalisme, entraînant avec lui l’in-jonction à l’interculturel.Les États-Unis, en cherchant à générali-ser leur modèle multiracial et multicul-turel, tiennent un rôle majeur dans l’avènement de cette conception post - moderne. Les anthropologues américainsthéorisent ainsi depuis quelques décen-

Mariage gayVoilà une expression qui a du plombdans l’aile mais à laquelle on n’a pasencore réussi à faire la peau définitive-ment. Pourtant, là encore, cette simpleexpression n’est pas anodine. En effet,l’élémentaire revendication républi-caine portée par la gauche n’est pasl’ouverture d’un contrat spécifique,d’une institution ad hoc pour leshomosexuels comme le sous-tend l’ex-pression « mariage gay » où l’épithète

gay vient qualifier et spécifier lemariage comme s’il s’agissait d’unautre type de mariage. Or, ce n’est jus-tement pas un autre mariage qui estréclamé, c’est au contraire la simpleégalité qui est attendue avec l’ouver-ture à tous les couples des mêmesdroits à l’union. Voilà pourquoi«  mariage pour tous les couples  » et«  mariage gay  » sont deux notionsqu’il ne s’agirait pas de confondre…

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LE DOSSIER Les mots piégés

Partenaires sociauxUn regard historique montrecombien cette expression nerend pas compte de la réalitéhier et aujourd’hui.

PAR MICHEL DREYFUS*

«Partenaires sociaux » : chaquemot, chaque expression ont unsens. Il faut faire attention à

l’utilisation des termes employés. La ter-minologie n’est jamais neutre et bien aucontraire, elle a une signification idéo-logique. La façon dont on désigne uneréalité contribue à la définir. Employerl’expression de « partenaires sociaux »renvoie implicitement à l’idée selonlaquelle le patronat et les organisationssyndicales auraient les mêmes intérêts,les mêmes objectifs. Dans cette perspec-tive, ils mettraient en commun leursefforts pour aboutir à un but bénéfiquepour tous : ce qui les rassemblerait seraitbien plus fort que ce qui les divise.

UNE EXPRESSION DISCUTABLEOr toute l’histoire mais aussi l’examende la réalité la plus actuelle montre com-bien cette vision des choses est discuta-ble en ce qui concerne les mouvementssociaux. Depuis les débuts de la révolu-tion industrielle vers 1820, l’histoiresociale française a été très largementconflictuelle. Interdiction avait été faiteen 1791 par la loi Le Chapelier au mondedu travail de s’organiser pour défendreses intérêts. Cet interdit a duré près d’un

siècle puisqu’il faut attendre 1884 pourque soient légalisés les syndicats. Ce refusétatique de l’organisation ouvrière a étépour beaucoup à l’origine de ces grandesexplosions sociales qu’ont été la révoltedes Canuts (1831-1832), les journées dejuin 1848 et la Commune (1871). Cettehistoire et le souvenir qu’en ont les pre-miers militants ouvriers expliquent qu’enFrance, le syndicalisme se soit d’abordconstruit contre l’État. N’oublions pasenfin que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, cedernier brille par son absence dans lesocial et intervient essentiellement surle plan répressif.

Les choses commencent à changer aprèsla Grande Guerre. Toutefois la conflic-tualité subsiste très largement et ce, surune longue période. Les grandes explo-sions sociales de 1936 et, plus près denous de 1968, sont très différentes parbien des aspects mais elles se rejoignentcependant sur un point : elles n’auraientcertainement pas eu lieu si le patronatavait accepté de négocier sur les salaireset les conditions de travail avec les orga-nisations syndicales. Mais en 1936, per-sonne ne considère les syndicats commedes partenaires sociaux et il en est demême en 1968.

Tout n’a pas été obtenu par des luttesspectaculaires, loin de là : l’histoiresociale française a aussi été façonnée pardes lois très importantes, votées « àfroid ». Signalons les deux lois jumellesd’avril 1898, sur la mutualité et les acci-dents du travail, ainsi que celle de 1930,

instaurant les Assurances sociales ; cedispositif, on l’oublie trop souvent,ouvrira la voie quinze ans plus tard à laSécurité sociale. Ce bref rappel montrequ’on ne peut s’en tenir à une vision uni-quement conflictuelle de l’histoire socialedans notre pays. Mais inversement éva-cuer complètement cette dimension,comme tend à le suggérer l’expressionde partenaires sociaux, est tout aussi dis-cutable.

Ce long passé se fait encore très lour-dement sentir aujourd’hui. Force est eneffet de constater que la conflictualitéreste encore très vive, comme le mon-trent plusieurs épisodes récents. Le plusimportant et le plus spectaculaire est lePlan Juppé en 1995. Au mépris de touteconcertation, un gouvernement s’ef-force de « réformer » les régimes spé-ciaux ainsi que la Sécurité sociale, en

passant en force. Dans cette démarche,où sont les partenaires sociaux ? On enmesure le résultat : le pays connaît leplus grand mouvement de grèves sur-venu depuis 1968. L’absence de concer-tation se manifeste également lors desdifférentes réformes sur les retraitesmenées en 2003, 2007, etc. L’équilibrenécessaire de la Sécurité sociale est dif-

Employer l'expression de « partenaires sociaux » renvoie

implicitement à l'idée selonlaquelle le patronat

et les organisations syndicalesauraient les mêmes intérêts,

les mêmes objectifs.

“”

NauséabondIl s’agit là d’un terme très fort au senspropre. On l’entend aussitôt dès qu’ony prête attention  : nauséabond, c’estce qui donne la nausée. L’image estsaisissante  : c’est tellement horribleque ça fait vomir «  ça me fait ger-ber  !  » dit-on parfois avec émotion.Les dictionnaires précisent bien ladimension sensorielle du terme,dimension essentiellement olfactivemais aussi, secondairement, gusta-tive. Pourquoi dès lors y voir un mot

piégé  ? C’est surtout son emploiparesseux qui interroge, un emploiusé jusqu’à la corde où ce mot au senspropre très fort se trouve, par sonemploi mécanique, doté d’un sensfinalement très faible. Dès qu’il estquestion de xénophobie, de racismeou d’homophobie, aussitôt surgit«  nauséabond  », mot qu’on utilise àpeu près jamais en dehors de ces cas.On peut donc se demander pourquoices affaires ne seraient pas tout sim-

plement «  injustes », « scandaleuses »ou encore «  révoltantes  »  ? Pourquoispécifiquement «  nauséabondes  »  ?Pourquoi le racisme serait un parfumet l’homophobie une odeur ? Pourquoipas des positions politiques aussifermes que les autres  ? On ne combatpas une fragrance, on l’inhale, avecplaisir ou dégoût. Or racisme et homo-phobie ne s’inhalent pas  ; ils méritentbien qu’on les combatte résolument.

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ficile à obtenir : est-ce une raison pourprocéder comme l’ont fait alors les dif-férents gouvernements ? La convictiondu patronat en ce qui concerne les par-tenaires sociaux est tout aussi problé-matique. Lorsque le gouvernementJospin instaure à partir de 1999 les35 heures, Jean Gandois représentantdu Conseil national du patronat fran-çais (CNPF), l’ancêtre de l’actuelMEDEF, est contraint à la démission, enraison de sa supposée mollesse sur cedossier. Il est remplacé par Ernest-Antoine Seillère qui ne cache pas savolonté d’en découdre avec le gouver-nement et surtout les syndicats en destermes qui n’évoquent nullement lanotion de partenaires sociaux. Une foisde plus, les mots sont tout sauf neutres.

UNE ÉGALITÉ ENTRE PATRONAT ET SYNDICATS FORMELLEEnfin on peut s’interroger aujourd’hui,à l’heure où le chômage n’arrête pas deprogresser depuis des mois, si l’expres-sion de partenaires sociaux rend comptede la réalité. La crise s’est considérable-ment accrue depuis 2008. Elle met lemonde du travail dans une positionencore plus difficile, ce qui fait que touteégalité entre le patronat et les syndicatsest formelle. La France connaît le tauxde syndicalisation le plus faibled’Europe en raison de la profonde divi-sion de son mouvement syndical. Aussice dernier est plus que jamais sur ladéfensive parce que le poids de la criseet en particulier du chômage se fait sen-tir. Dans ces conditions, la situation n’estpas égale entre les syndicats et le patro-nat. Au risque d’employer un vocabu-

laire qui eut son heure de gloire maisqui est un peu passé de modeaujourd’hui, la lutte des classes resteplus que jamais d’actualité. Plus de huitmillions de personnes sont touchéespar la grande pauvreté en France etvingt-cinq millions dans toute l’Europe.Dans ce contexte, parler de partenairessociaux est pour le moins réducteur. Le

conflit n’est certainement pas la seuleréponse à la situation et il faut se méfierde toute solution simpliste. Mais, répé-tons-le, il faut aussi faire attention à lafaçon avec laquelle on rend compte dela réalité. n

*Michel Dreyfus est historien. Il est direc-teur de recherche (CNRS/université Paris-IPanthéon-Sorbonne).

PAR ELSA GUQUELIN*

Populisme, d’abord, on l’entend aus-sitôt, est un mot forgé sur peuple(populus en latin) auquel on a

adjoint le fameux suffixe « -isme » signi-fiant « partisan de », « en faveur de ».Ainsi, le populiste, littéralement, est celui

qui est en faveur du peuple. Évidem-ment, d’emblée, se posent deux ques-tions : le périmètre et la définition duditpeuple ; secondement, si on se dit enfaveur du peuple, c’est que le peuple ades adversaires et la deuxième questionest l’identification desdits adversaires.On voit donc d’emblée le caractère ten-danciellement flou de la notion pouvant

embrasser le pire (peuple = race X ; adver-saires = races Y, Z, etc.) comme le meil-leur (peuple = classes laborieuses ; adver-saires = bourgeoisie par exemple).

« ROUSSEAUISME COLLECTIF » EN RUSSIEHistoriquement, le mot trouve sa pre-mière forte incarnation en Russie. En

PopulismeVoici résolument un mot qui a pris un furieux envol ces dernières décennies dans la bouche des com-mentateurs politiques ! Insulte qui disqualifie celui qu’elle vise, le terme populisme a pourtant une his-toire complexe, effacée par un usage tellement dominant qu’il n’est pas sûr que son emploi soit encorepossible dans une bouche progressiste.

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LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

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LE DOSSIER Les mots piégés

effet, il désigne, sous le règne du tsarAlexandre II (1855-1881), « le premiermouvement révolutionnaire spécifique-ment russe » (Jean-Paul Scot), sorte desocialisme agraire théorisé parTchernychevski – notamment dans soncélèbre roman Que faire ? (1863) – ouencore Netchaïev et Mikhaïlovski. Liéspersonnellement à Marx dont ils intro-duisent en pionniers – avec une fidélitéapproximative… – les idées en Russie, lesnarodniki (populistes en russe) dévelop-pent une théorie politique pourtant sin-gulière, teintée de mysticisme : il s’agitpour les membres de l’intelligentsia d’al-ler au peuple et d’y aller par milliers –ainsi des vagues étudiantes populistesdes années 1870 en direction des cam-pagnes. Après l’échec cuisant rencontrépar ce premier élan, le mouvement évo-lue en sens contradictoires : terrorisme

avec le groupe significativement appelé« Volonté du peuple » dès 1878 – il est àl’origine de l’assassinat d’Alexandre II en1881 ; institutionnalisation avec la créa-tion en 1901 du Parti socialiste révolu-tionnaire (SR) qui joue un rôle majeurdans la vie politique russe du début duXXe siècle – y compris sur le maigre planparlementaire concédé par l’autocratie.Leur importance est si peu négligeableque Lénine ne manque pas de leur consa-crer plusieurs articles importants pourles combattre – ainsi du fameux ettonique Ce que sont les « amis du peuple »(1894). Résumons : le populisme, lorsqu’ilapparaît en Russie, est une culture poli-tique s’apparentant au socialisme dansune vision superficiellement nourrie del’œuvre marxienne et plaçant en soncœur la question du peuple, c’est-à-dire,essentiellement, du peuple paysan des

campagnes, l’obchtchina (la communerurale en russe) devant former la celluleélémentaire du socialisme à bâtir dès àprésent. Le principal spécialiste du popu-lisme russe, l’Italien Franco Venturi n’hé-sitait pas, en 1952, à qualifier le popu-lisme de « rousseauisme collectif » : onest bien loin de Jean-Marie Le Pen…

LE PRIX DU ROMAN POPULISTEPoursuivons en revenant sous nos lati-tudes. S’il n’y eut pas stricto sensu de partipopuliste en France, il y eut pourtant uneécole littéraire se réclamant explicite-ment du populisme, sans pour autantqu’il y ait le moindre lien avec les popu-listes russes. C’est la naissance de cetteécole que proclame Léon Lemonnier enpage 3 du journal d’esprit radical-socia-liste L’Œuvre, le 27 août 1929 dans untexte-programme : « Un manifeste litté-

ProductivismeOn retrouve à nouveau un mot en« isme », ce fameux suffixe qui, selon leTrésor de la langue française,«  implique une prise de position, théo-rique ou pratique, en faveur de la réalitéou de la notion que dénote la base ». Leproductiviste est donc partisan de laproduction. Dans le langage théorique,on entend surtout celui qui serait parti-san de la production pour la production,la production étant considérée commeune fin en soi, un objectif à soi seul.D’aucuns prétendent ainsi (voir «  Lire  »du numéro précédent) que la meilleuredéfinition du capitalisme serait juste-ment celle-ci  : productivisme.Cette désignation appelle quelquesremarques. Le capitalisme, on le sait, aété à l’origine d’un immense accroisse-ment de la production – il n’est que delire Le Manifeste du parti communisteou n’importe quel livre d’histoire duXIXe siècle pour en prendre la mesure.Quand le féodalisme bridait la produc-tion, le capitalisme l’a amplement libé-rée, phénomène quantitatif historiqueindéniable. Mais le concept porte en luil’idée de «  produire pour produire  ».Qu’est-ce à dire  ? Le capitalisme, on lesait, ne vise pas à répondre aux besoinshumains, il vise à faire de l’argent. Dèslors, il n’hésite pas à nous refourguerdes marchandises dont on n’a stricte-ment aucun besoin. De fait, ce qui estaujourd’hui un énorme secteur mar-chand, la publicité, est spécifiquement

conçu pour nous faire désirer ce dontnous n’avions ni besoin ni idée – lisezStiegler ou Clouscard qui en parlaitdéjà. En outre, on parle à juste titre de«  dégénérescence programmée  »,c’est-à-dire que le nombre d’acheteursétant limité, il convient que les produitsqu’on leur vend aient une durée de vielimitée afin qu’on puisse leur en vendrede nouveau  pour faire de nouveauxprofits. Ainsi, la rengaine des grands-parents selon laquelle, avant, le réfrigé-rateur avait duré bien plus longtemps,etc. n’est pas nostalgie sénile mais s’ap-puie bien sur un fondement du capita-lisme qui, pour faire des profits, n’hésitepas à produire mal pour produire etvendre plus.Jusque-là tout va bien mais le bâtblesse sérieusement deux fois.Premièrement, est-il si sûr que le capi-talisme soit un mode de productionfondé essentiellement ou principale-ment sur l’accroissement de la produc-tion  ? Un examen même superficiel dela situation sanitaire des séropositifs depar le monde devrait interdire ce genrede raisonnements. Où a-t-on vu que lescapitalistes voulaient produire toujoursplus de médicaments pour la trithéra-pie  ? Non, le capitalisme n’est pas unproductivisme, il ne vise pas, en toutétat de cause à produire toujours plus  ;il ne vise pas à produire pour produire,il vise et il ne vise qu’à accroître le tauxde profit, ce qui, en effet, peut passer

par l’accroissement artificiel de la pro-duction (au mépris de la nature commedes humains, que ce soient les travail-leurs qui se tuent à la tâche pour pro-duire des choses inutiles comme ceuxqui sont contraints d’acheter des pro-duits de mauvaise qualité) mais on nepeut certainement pas soutenir quel’accroissement de la production est laseule chose visée  : encore faut-il qu’il yait une population solvable pour ache-ter ces marchandises…En fait, on le comprend bien, la questionest décalée  : le productivisme est dansune logique +/- alors que le capitalismeest dans la logique du taux de profit. Etnous, dans quelle logique sommes-nous  ? Sommes-nous productivistes(produire plus) ou antiproductivistes(produire moins ou cesser de produirepour produire) ? On est tenté de répon-dre que là encore, la vraie question estailleurs tant on peine à croire que laréponse puisse être  :  plus d’armes ato-miques ou moins de médicaments…Il ne s’agit pas de produire plus ou deproduire moins. Il s’agit de répondred’une façon révolutionnaire aux ques-tions  : Qui produit  ? Dans quel but  ?Selon quelles modalités  ? En d’autrestermes, qui décide de la production  ?Pour répondre à quels objectifs  ?Comment s’organise cette production ?Autant de questions qui tendent à dis-paraître avec le mot «  productivisme  »et les logiques qu’il implique…

SUITE DE LAPAGE 17 >

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raire : le roman populiste ». Après avoirattribué la paternité de cette école nou-velle au jeune romancier André Thérive,Léon Lemonnier déclare : « Nous enavons assez des personnages chics et dela littérature snob ; nous voulons pein-dre le peuple. » Il s’agit d’en « finir avecles personnages du beau monde, lespécores qui n’ont d’autre occupation quede se mettre du rouge, les oisifs qui cher-chent à pratiquer des vices soi-disantélégants. Nous voulons aller aux petitesgens, aux gens médiocres qui sont lamasse de la société et dont la vie, elleaussi, compte des drames. » On voit bienla dimension esthétique de ce choix lit-téraire ; on en mesure tout autant la por-tée idéologique et politique. Pour autant,point de proximité excessive avec le mou-vement ouvrier. L’Œuvre, pour être unjournal de gauche, n’en est pas moinsfarouchement anticommuniste. Surtout,la distance est bien marquée : « Nous nevoulons point non plus nous embarras-ser de ces doctrines sociales qui tendentà déformer les œuvres littéraires. » Endépit de cette impulsion liminaire, serontrécompensés du prix du roman popu-liste créé peu après (1931) plusieursromanciers fort proches du mouvementouvrier – Eugène Dabit, le tout premier,pour Hôtel du Nord, Jules Romains(1932), Jean-Paul Sartre (1940), Jean-Pierre Chabrol (1956), André Stil (1967),Gérard Mordillat (1987), DidierDaeninckx (1990) ou encore PatrickBesson (1995). En France donc, « popu-lisme », dès l’entre-deux-guerres, c’estmoins une culture politique socialiste –ce n’est même clairement pas ça – qu’unecentralité artistique accordée aux classespopulaires. Là encore, on est bien loinde Jean-Marie Le Pen…

UNE OPÉRATION POLITIQUEL’usage contemporain qui a envahi lesplateaux de télévision et quelques labo-ratoires de science politique est parfai-tement étranger à ces deux moments fortsdu mot « populisme » des deux sièclespassés. Il vient tout droit des États-Uniset a été importé en France par Pierre-André Taguieff dans les années 1980. Cetancien situationniste ayant avec le tempsglissé sensiblement vers la droite, occupealors certaines responsabilités au sein deSciences Po et, singulièrement, du poli-tiquement et médiatiquement puissantCentre d’études de la vie politique fran-çaise (CEVIPOF). Le contexte politiqued’apparition/importation du contextemérite d’être précisé : le Front nationalvient de faire son entrée fracassante sur

le devant de la scène politique. Lecontexte idéologique n’est pas moinsimportant : il est marqué par l’effondre-ment du marxisme dans l’université. Dèslors, il s’agit de penser à nouveaux fraisl’extrême droite mais aussi le position-nement politique ouvrier. Sans qu’au-cune étude précise soit menée en ce sens,on lie en effet le vote ouvrier au vote FNet la légende du passage du PCF au FNdu monde ouvrier se met en place. Lemot « populisme » est l’aboutissement etle condensé de cette réflexion de com-bat. Qu’en est-il au fond ? Le populismeserait la lutte des petits contre les gros, lalutte des mécontents, des menacés.Précisément, Taguieff le définit comme« un style politique » fondé sur « l’appelau peuple contre les élites ». Le populisteest celui qui « prétend parler directementau nom du peuple et pour le peuple, endénonçant les élites en place, et ce en vuede réaliser une démocratie véritable […]Il se distingue et par l’insistance qu’il metà célébrer sa “différence” et par ses pro-messes intenables. » (article « populisme »de Taguieff dans l’Encyclopaedia Univer -salis). On voit bien le danger du concept :tenir un discours de lutte des classesdéfendant les intérêts populaires contreles classes dominantes tout en réclamantl’approfondissement radical de la démo-cratie fait irrémédiablement tomber l’im-pudent progressiste dans l’infamantecatégorie où il côtoiera les Le Pen &consorts. L’opération idéologique pré-sente plusieurs avantages pour les forcesdésignées comme non populistes, c’est-à-dire celles qui n’entendent pas parlerpour le peuple en dénonçant des élitesen vue de réaliser une démocratie véri-table. À gauche, pour certains socialistesattirés vers le centre, la notion de popu-lisme permet de reconfigurer complète-ment l’espace politique en dénouant dessolidarités et en en proposant de nou-velles : les alliés ne sont plus nécessaire-

ment à gauche s’ils sont touchés par lepopulisme, ils sont bien plutôt dans lereste de l’arc politique qui n’est pas popu-liste, c’est-à-dire, notamment au centrevoire au-delà. Pour la droite, la notion de« populisme » présente deux intérêtscontradictoires : 1) décrocher le Frontnational (figure d’épouvantail dans unelarge partie de la société) de la grandefamille de la droite – si le FN est popu-liste, il n’est donc pas l’accentuation dela droite, il est bien plutôt l’égal de lagauche qualifiée d’extrême 2) adoucirl’image du FN qui ne se trouve plus« extrême » ou « fasciste » mais simple-ment « populiste », c’est-à-dire bienmoins dangereux. Enfin, cette concep-tualisation de populisme permet à tousceux qui refusent des changements radi-caux dans le sens des intérêts populaires,tout à la fois de disqualifier leurs adver-saires en les taxant de « populistes », delégitimer le statu quo, et enfin, last butnot least, d’éliminer le peuple du champpolitique. Exit le peuple, immature créa-ture facilement envoûtée par des lea-ders charismatiques flattant ses ins-tincts ; mieux vaut s’en remettre auxseules élites qui, elles, savent et com-prennent – relisez la presse de 2005 lorsdes débats référendaires… Exit toutepolitique visant à mobiliser le peuple età mener une politique répondant à sesintérêts en s’en prenant aux dominants.Concluons donc avec la sociologue AnnieCollowald qui a tant œuvré à mettre enlumière les dangers de cette notion : lepopulisme est « une erreur scientifiquequi fait écran », tout à la fois excès d’hon-neur pour le Front national ainsi placéen parti du peuple, et indignité démo-phobe pour renoncer aux combats declasse. n

*Elsa Guquelin est politiste. Elle enseigne àNouméa.

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LE DOSSIER Les mots piégés

racial simple se trouve encombré d’in-finis mélanges de sorte que, Gobineau,désespéré, écrit : « L’espèce blanche adésormais disparu de la face dumonde […]. La part du sang aryen,subdivisée déjà tant de fois, qui existeencore dans nos contrées, et qui seulesoutient l’édifice de notre société,s’achemine vers les termes extrêmesde son absorption. » Le modèle racialsitôt exposé se trouverait périmé.Surtout, dans le monde scientifique,on voit bien les problèmes de cemodèle à quelques races : personne n’yrentre complètement et ces groupescréés sont très hétérogènes. On déve-loppe donc des modèles avec un nom-bre plus grand de races pour que le réelentre dans ces catégories. JosephDeniker propose ainsi un modèle à 17races. Scientifiquement, l’affaire paraîtdonc fragile mais n’en conserve pasmoins un certain écho.

RACE ET RACISME AU XXe SIÈCLELe XXe siècle se distingue du siècle pré-cédent en ce qu’il fait pleinemententrer la race au cœur du débat poli-tique, en particulier avec le nazisme,Hitler n’hésitant pas à dire que le véri-table moteur de l’histoire est la luttedes races. Le triomphe nazi de la raceest pour autant un chant du cygne.Après l’écrasement du nazisme et larévélation de son absolue atrocitéd’une part, avec la découverte et l’ap-profondissement de la génétiquemoderne de l’autre, la race s’effondre.Sous les coups conjugués de la poli-tique et de la science, la race meurt.Rappelons le rôle de Claude Lévi-Strauss et de l’UNESCO dans ce com-bat méritoire.Pour autant, le racisme ne disparaît pasmécaniquement et il garde même uneforte audience au sommet de l’État enFrance, notamment pendant la guerred’Algérie. Rapportons ici un fait célèbremais qui mérite réflexion. Le 17 octobre1961, Papon donne l’ordre à la policed’arrêter tous les Algériens selon des cri-tères de race énoncés comme tels, lespoliciers pourtant formés à l’exercice,croient n’arrêter que des Algériens, pour-tant, ils embarquent aussi pêle-mêle desItaliens ou des Espagnols qu’ils ont prispour des Algériens… Quelle meilleurepreuve que les races n’existent pasquand on voit que même les spécialistesn’arrivent pas à s’y retrouver !L’antiracisme, dès lors, consiste à rap-peler l’inexistence des races et à affir-mer l’égalité et l’unité fondamentale de

cle. Existe-t-il une seule humanité ou ya-t-il des différences fortes entre leshommes qu’on pourrait regrouper enplusieurs catégories aux caractéris-tiques propres, comme on le fait avecles chevaux (je reprends la comparai-son pointée par Roger Vailland) ? Legrand naturaliste suédois Linné (1707-1778) isole ainsi six races humaines : larace sauvage (certes encore inaperçue),la race américaine, la race européenne,la race asiatique, la race africaine et larace monstrueuse (pathologique). Le débat prend de l’ampleur, on le sait,au XIXe siècle autour du débat touchantle polygénisme : tous les hommes ont-ils la même origine ou y a-t-il plusieurssouches différentes à l’origine de plu-sieurs races différentes ? Surtout, pourmettre fin au grand flou des catégories,il s’agirait de trouver des critères fiablespour délimiter les races. Bien sûr, lacouleur de peau est un temps envisa-gée mais nos scientifiques savent bienqu’elle n’est pas fiable : un Africainalbinos est plus pâle qu’un Marseillais ;une paysanne provençale n’a pas tou-jours le teint plus clair qu’un bey tuni-sien… Combien de gradients en lieu etplace de catégories nettes – avantMuriel Robin, ils avaient déjà perçuqu’il y avait des Noirs plus ou moinsnoirs… Aussi, l’invention de l’indexcrânien en 1842 va être l’occasion d’ungrand essor de la race en milieu scien-tifique. On délimite ainsi des grandescatégories en fonction du volume crâ-nien et de la forme de celui-ci ; tout estmesuré – c’est la craniométrie – etclassé : dolichocéphales, brachycé-phales, mésocéphales… Sans oublier lacouleur de peau, on essaie ainsi demêler les éléments censément objectifspour élaborer des catégories raciales.Le chef de file de ce mouvement, c’estbien sûr le comte de Gobineau et soncélèbre Essai sur l’inégalité des raceshumaines (1853) mais ce discourspénètre largement et durablement lesmilieux scientifiques et politiques –lisez le Tableau de la géographie de laFrance de Vidal de la Blache au débutdu XXe siècle et, au-delà, les méticuleuxtravaux de l’historienne CaroleReynaud-Paligot.Le hic, toutefois, car nous sommes auXIXe siècle, c’est-à-dire au cœur d’unsiècle d’immenses et inédites migra-tions – les Européens partant pardizaines de millions dans tous lescontinents et opérant, par le biais de lacolonisation, des transferts de popula-tion massifs – c’est que ce modèle

RaceAlors que les races n’existentobjectivement pas, elles ont uneexistence subjective qui a deseffets sociaux.

PAR GUILLAUME QUASHIE-VAUCLIN*

L e mot race est ancien. On en trouvetrace en français au moins dès leXVe siècle : la « rasse » est alors essen-

tiellement l’ensemble des ascendants etdes descendants d’une même famille.On est encore tout proche, en fait du motlatin gens. Ainsi, dans la tragédie antique,on est souvent confronté à des gentes(pluriel latin de gens), la plus célèbre étantsans doute celle des Atrides. De quois’agit-il ? Il s’agit des descendants d’Atrée,confrontés, de génération en génération,à la colère des dieux du fait du péché ori-ginel d’Atrée et de son frère Thyeste : ilsavaient tué leur demi-frère Chrysippos,enfant que leur père avait eu avec unenymphe, crime qui valut malédictionpour Atrée lui-même mais aussi pourtoute sa race, c’est-à-dire pour toute salignée : Agamemnon et Ménélas, ses fils,mais aussi Électre, Iphigénie ou Oreste,ses petits enfants. La race, comme tra-duction de gens, c’est d’abord cela : l’en-semble des personnes appartenant à unemême lignée. Ce sens est particulièrement vivace dansl’aristocratie à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) : on parle ainsi de la racedes Rohan ou de celle de n’importe quelgrand noble. On se distinguera ainsi enindiquant qu’on appartient à une vieillerace – c’est-à-dire lignée – aristocratiqueen dédaignant ceux qui ont été anoblisrécemment et ne relèvent donc pas vrai-ment de la noblesse de race.

LA CONSTRUCTION DE LA RACE AU XIXe SIÈCLEMais il y avait une ambiguïté dès ledépart dans le mot gens qu’on retrouvedans le mot race. Si on parle en latin dela gens Iulia pour parler de la familleJulia, on parle aussi de la gens Sabinapour parler du peuple sabin ou, commeon traduisait naguère encore, la racesabine. Le mot gens/race peut ainsiavoir un sens plus large que le strictsens familial.C’est justement au flou de la notionque vont s’attaquer un certain nombred’hommes de science dès le XVIIIe siè-

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SociétalSociétal  : relatif à la société, à sesvaleurs, ses institutions, dixit LeLarousse. Lequel précise que le terme,un tantinet barbare, est récent, il seraitapparu en 1979. Il a fait fortune ces der-nières années dans la rhétorique poli-tique et le jargon médiatique, sous laforme d'adjectif puis de nom, queue dela comète appelée «  le phénomène desociété  ». Certains lui contestentencore sa légitimité. Le romancierMathieu Larnaudie, par exemple, écritdans  Acharnement (Actes Sud, 2012)  :« Je me laissais finalement attraper parl'une de ces infectes et dégradantesémissions de «  débats  » que je regardeencore régulièrement afin de me tenirinformé des mots d'ordre de circons-tance, des plis rhétoriques utilisés parles personnels politiques en présence,des grossières thématiques qu'on nousvend comme étant des phénomènes desociété du moment, supposés concer-ner sans exception tous les citoyens dece pays, en refléter les préoccupationsprofondes, et qui ne sont bien sûr, laplupart du temps, que les sujets de dis-cussion ciblés, définis et lancés par lepouvoir pour orienter et légitimer sastratégie dans l'opinion publique  ».Prenons acte de la polémique et dépas-sons la car le sociétal, au même titreque le social ou l'économique dans leur

domaine de compétence, concerne désor-mais, qu'on le veuille ou non, l'ensembledes problèmes de mœurs et de règlesdes individus en collectivité. Est ainsi unprogrès sociétal tout ce qui favorisel'émancipation, l'autonomie humaine.Si le mot avait existé, on aurait pu (lesmédia auraient pu) qualifier de socié-tale l'IVG ou plus tard l'abolition de lapeine de mort.Le problème avec ce terme aujourd'huin'est pas dans sa définition, il est dansune posture politique qui oppose sou-vent et artificiellement social et sociétal.Un dessin de Plantu, à la Une du journalLe Monde le 13  décembre dernier, endonne un bon exemple  : sur la moitiégauche de la caricature, Harlem Désir,premier secrétaire du PS, hilare, exhibedeux pétitions (Mariage pour tous etVote pour tous), chapeauté d'un titregénérique « Réformes sociétales » et surla partie droite, des ouvriers en colèreexigent des « Emplois pour tous ». Cettemanière de faire, d'utiliser le sociétalcomme un leurre, de l'opposer de fait ausocial, sous prétexte d'habileté politiqueest, dirons-nous, caricaturale.Il y a là un côté chiffon rouge dont parlepar exemple Le Figaro : «  Si cesréformes (sociétales) continuent d'ex-porter vers le FN l'électorat ouvrier etpermettent de conserver au PS l'électo-

rat bobo, le premier parti à en faire lesfrais ne sera-t-il pas, cette fois-ci,l'UMP  ? Le stratagème avait aidéMitterrand en son temps, pourquoi neservirait-il pas Hollande aujourd'hui  ?  »Mais le jeu du sociétal contre le socialn'est pas que posture politique. Il y aaussi une conception (et une ambition)de la gauche qui est en jeu. Certainsopposeraient volontiers gauche socialeet gauche sociétale. Serge July parexemple (voir la rubrique Idées) pré-tend que 1968 et ses suites ont signifiéla victoire des aspirations sociétalescontre ce qu'il appelle «  le grand soir  »et que nous nommerons le social.On contestera cette façon de voir, oncontestera aussi la fermeté de cette« gauche sociétale », si elle existe, en lamatière  : le pouvoir aujourd'hui ne faitpas preuve d'une grande assurance surles questions du mariage pour tous oudu vote pour tous, c'est le moins qu'onpuisse dire.En créant une fausse opposition (pro-grès social ou progrès sociétal), ondivise artificiellement, on affaiblit lacause qu'on prétend servir.L'ambition communiste serait plutôt dedéfendre dans un même mouvement,et avec une égale énergie, social etsociétal. Mariage, vote, emploi pourtous  ! Smic et mœurs, même combat  !

l’humanité. Il ne s’agit pas de prônerl’égalité des races mais de les nier radi-calement.

LE DÉBAT À GAUCHECependant, on assiste ces dernierstemps au retour du mot « race ». Pourquelle raison ? Les partisans de sonretour se disent pour la plupart nonracistes au sens où ils reconnaissentl’inexistence biologique des races.Cependant, ajoutent-ils, si les racesn’existent objectivement pas, elles ontune existence subjective qui a des effetssociaux. Effectivement, la race noiren’existe pas plus que la race blanche,jaune ou verte ; ce qui n’empêche pascertaines personnes de croire que desraces existent et, en conséquence, des’en prendre par exemple à ceux dont letaux de mélanine sera jugé trop élevé,pour la raison qu’ils considèrent quecette personne appartient à la race noireet que c’est un problème à un titre ou

un autre. Ce constat posé – qu’on appellescientifiquement « ethnicisation des rap-ports sociaux » comme Jean-LoupAmselle ou plus simplement « racialisa-tion » –, c’est ensuite que le débat existeà gauche. Faut-il créer des dispositifsspécifiques pour ces personnes égalesaux autres mais qui ne sont pas consi-dérées égales aux autres par tous ? Faut-il au contraire travailler activement à lesrendre effectivement égales ? D’un côté,la discrimination positivequi reprend etperpétue de fait les catégories raciales,de l’autre la conquête de l’égalité effec-tive et le dépassement de la catégorieraciale. Le débat existe aussi autour decertains concepts comme « diversité »(voir l’article dans le dossier), motsomme toute anodin initialement maisqui s’est forgé comme concept racisteces dernières années. En effet, de quellediversité parle-t-on le plus souvent ? dediversité ethnique dit-on pudiquement,c’est-à-dire, en fait, de diversité raciale.La diversité présuppose ainsi l’existence

de races différentes. Elle présupposedans le même temps une homogénéitéforte de ceux qui ne relèvent pas de ladiversité. En clair, le mot dit des Noirsqu’ils ne sont pas de souche françaisepuisqu’on est « issu de la diversité »quand on est noir ; il dit aussi que lesFrançais sont blancs puisqu’on n’estjamais « issu de la diversité » quand onest blanc. Le mot, raciste, valide ainsi lathématique de la souche (métaphorevégétale qui n’a aucun sens en histoire)posée de surcroît comme uniforme surun plan pensé racialement (soucheblanche), c’est-à-dire qu’il véhicule,nolens volens, le discours de la droiteextrême : race et nationalité sont pen-sées ensemble. Être français c’est êtreblanc, ne pas être blanc, c’est n’être pasfrançais. Ou comment l’idée de race etle mot diversité se mêlent pour interdiretoute avancée émancipatrice. n

*Guillaume Quashie-Vauclin est responsa-ble adjoint de La Revue du projet.

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LE GRAND ENTRETIEN

TRAVAIL DE SECTEURS

Mariage et adoption pour les couples homo-sexuels. Le PCF y est favorable. Pour quellesraisons  ?

Nous sommes pour l’égalité des droitspour tous les couples. Pour nous, lemariage n’est pas une institution avectout ce que cela peut comporter de sacra-mentel, mais un droit. Un droit qui a étépeu à peu conquis par ceux qui en étaientprivés. Dans l’Antiquité il a d’abord étéaccaparé par les patriciens, puis ouvertaux plébéiens et ensuite aux esclaves. Ilest grand temps que tous les couplesd’aujourd’hui aient ce droit, quelles quesoient leur orientation sexuelle ou leuridentité de genre. Il en va de même pourle droit à l’adoption qui y est lié. Le pro-jet du gouvernement prévoit d’ouvrirl’adoption à tous les couples mais siaucune disposition diplomatique n’estprise en direction des pays d’où sont issusla majorité des enfants adoptés, il y a fortà craindre que ce droit demeure théo-rique. Nous ne l’acceptons pas. De même,en excluant le droit à la procréation médi-calement assistée de son projet, le gou-vernement fait un pas de clerc. Il laissese perpétuer une discrimination entreles femmes en couples hétérosexuels et

les femmes en couples homosexuels quenous refusons.Bref, s’il est porteur de progrès, ce pro-jet de loi est insuffisant et je souhaitequ’il soit considérablement enrichi parson passage à l’Assemblée nationale etau Sénat.

L’opposition à ce projet est très bruyante.Certains, notamment issus de la droite catho-lique ont parlé de risque de décadence, deporte ouverte à la polygamie, à la zoophilie…Quel est votre regard sur ces réactions  ?Je conçois que des femmes et deshommes soient opposés au mariage età l’adoption pour tous. Ils ont le droit dele dire. Quant à ceux qui choisissent d’userde termes humiliants, de propos violentset qui font preuve de sottise, je leur pro-

pose de méditer ce proverbe arabe : « Sice que tu vas dire est moins beau que lesilence, alors tais-toi  »  !Le risque de décadence de la civilisationétait déjà agité au moment du débat surl’IVG. Or ce qui s’est produit avec l’IVGc’est un pas pour l’émancipation desfemmes et en cela pour l’émancipationde l’humanité tout entière.

À l’autre bout de l’échiquier politique, desprogressistes jugent incongru à la suite desluttes de 68, le fait de revendiquer le mariage,perçu comme un cadre de domination, un sym-bole de la société bourgeoise. Que leur dites-vous  ?Soyons clairs  : personne n’est pour l’obli-gation de se marier. C’est un droit dontune partie de la population est privée.Ensuite, un droit, on en use ou on n’enuse pas. Par ailleurs, comme la société,le mariage bouge, change. Il n’a plus rienà voir avec le mariage du début desannées 1960 qui privait les femmes dudroit d’ouvrir un compte ou de signer unchèque sans l’autorisation de leur mari.Aujourd’hui 40 % des mariages hétéro-sexuels sont ceux de couples qui ont déjàdes enfants. Avec le mariage pour tous,cette forme d’union continuera à évoluer.

Manifestations pour et contre, débordements homophobes, l'égalité des droitspour tous les couples déchaîne les passions. En marge du tumulte, RichardSanchez, président du collectif Fièr-e-s et révolutionnaires, responsable nationalaux questions lesbiennes, gaies, bi et trans (LGBT) développe pour La Revue duprojet les positions du Parti communiste.

Le combat pour l’égalité c’est du communisme à

Le risque de décadence de la civilisation était déjà agité au

moment du débat sur l’IVG. Or ce qui s’est produit avec l’IVGc’est un pas pour l’émancipation

des femmes et en cela pourl’émancipation de l’humanité

tout entière.

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crimination qui toucherait les femmes,c’est scandaleux. Les plus fortunées conti-nueront d’aller à l’étranger ; quant auxautres, j’en connais beaucoup qui sontcontraintes de chercher le géniteur d’unsoir pour avoir l’enfant de toute une vie.Il y a une forme de viol moral dans cettesituation qu’on leur impose.Je sais que certains députés du Front degauche s’interrogent. Je leur demandede réfléchir, de se souvenir du vote del’IVG. Je leur dis qu’on ne peut pas céderaux sirènes d’électeurs petits-bourgeoisquand on a été élu sur une orientationde combats pour l’émancipation humaine.

La procréation médicalement assistée nepourrait-elle pas ouvrir la voie à la gestationpour autrui, autrement dit à la pratique des«  mères porteuses  » que les communistes

combattent comme une exploitation du corpsdes femmes  ?

Absolument pas. La procréation médicale-ment assistée pour les couples de femmes,c’est l’élargissement d’un droit existant, quiimplique un don de gamètes anonyme etgratuit comme pour les couples hétéro-sexuels confrontés à des difficultés à avoirun enfant. La gestation pour autrui reposeau contraire sur une transaction. C’est unprivilège à combattre qui consiste à faireporter un enfant par une femme rémuné-rée et extérieure au couple. C’est une mar-chandisation grave du corps que nous refu-sons. Toutes les associations féministes s’yopposent tout en soutenant l’élargissementdu droit à la procréation médicalementassistée. Comme elles, nous disons qu’ils’agit de deux sujets tout à fait distincts, j’aienvie de dire opposés.

des couplesl’état pur

Vous critiquez l’absence du droit à la procréa-tion médicalement assistée pour les coupleslesbiens dans le projet du gouvernement maisdes réticences ont été exprimées sur le sujetégalement dans le groupe où siègent les dépu-tés communistes et du Front de gauche àl’Assemblée nationale. Quelle est votre posi-tion au juste  ?Il y a longtemps que le Parti communistes’est prononcé en faveur de la procréa-tion médicalement assistée. En tant queresponsable national, je l’ai fait il y a neufans. Cette revendication faisait partie despropositions de Marie-George Buffetquand elle fut candidate à l’élection pré-sidentielle de 2007 et elle est contenuedans l’une de ses propositions de loi.Pourquoi une femme en couple hétéro-sexuel aurait ce droit et pas une femmeen couple homosexuel ? Encore une dis-

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LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

TRAVAIL DE SECTEURS

Une fois le droit au mariage et à l’adoptionpour tous conquis, le combat pour l’émancipa-tion des personnes LGBT sera-t-il achevé  ?Non, parce que la formation de la sociétépour faire du respect la règle du vivreensemble est encore devant nous. Cen’est pas une mince question car pournous, communistes, c’est le respect etl’épanouissement des différences qui des-sinent le devenir heureux de l’humanité.Par ailleurs, il faut régler la question dela filiation avec la notion de parentssociaux.

Je pense aussi aux personnes trans. Voilàdes personnes qui dès l’éveil de leurconscience se sentent d’un genre diffé-rent que celui qui leur est imposé au vude leur apparence physique à la nais-sance. Il faut arrêter de les stigmatiseret agir pour que l’OMS cesse de les consi-dérer comme des « malades ». Il faut per-mettre aux personnes trans de ne plussubir le diktat de la psychiatrie et du fric.Nous proposons qu’elles puissent béné-ficier d’un accompagnement de profes-sionnels formés pour les aider àconstruire la transition qu’elles ont décidéd’entreprendre. Leur parcours, pour deve-nir pleinement elles-mêmes, doit êtrefacilité et gratuit.

À vous entendre, le PCF s’affirme à la pointede la défense des revendications LGBT, pour-tant on dit qu’il a longtemps été en retard surce terrain.Si nous avons été en retard c’est que nousconsidérions qu’une question commel’homosexualité relevait de l’intime etqu’il ne fallait donc pas s’en mêler. C’est

d’ailleurs l’argument principal qui aconduit les députés communistes en 1960à être les seuls à rejeter l’amendementMirguet qui faisait de l’homosexualité« un fléau social ». De grands députés etdirigeants communistes comme MauriceThorez, François Billoux ou WaldeckRochet ont tenu bon sur le principe durespect de la vie privée essuyant les quo-libets d’autres élus. Mais cette attentionportée au respect de l’intime par les com-munistes ne nous a pas permis de pren-dre en compte suffisamment la dimen-sion sociale qui implique le combat contreles discriminations et pour l’égalité. Lepremier à opérer ce changement d’ap-proche a été Georges Marchais. C’est d’ail-leurs sur son impulsion que le bureaupolitique du PCF a pris la décision audébut des années 1990 d’être représentéà la Gay pride, l’ancêtre de la marche desfiertés, par Henri Malberg, premier secré-taire de la fédération de Paris et dirigeantnational. Puis Jean-Claude Gayssot areçu, au nom de la direction du Parti, lesassociations LGBT et des responsabili-

Économie sociale et solidaireAU CŒUR DU DÉBAT Le texte pour le 36e congrès « Rallumez les étoiles » indique :« Nous voulons organiser la coopération entre les sites deproduction comme le proposent souvent les organisationssyndicales, et favoriser les circuits courts qui économisentla planète. Nous voulons instaurer un droit de préemptionpour les salarié-es sur leur outil de travail, développer l’éco-nomie sociale et solidaire. »

Selon l’appel du Front de gauche pour une économie socialeet solidaire de transformation, « Le développement de l'ESS[…] est essentiel dans la construction d’un nouveau systèmeéconomique. Les principes de non lucrativité, de personna-lité morale de l’entreprise, de démocratie, de solidarité etd'égalité sont au cœur du projet de transformation socialeet écologique. »

Il y a là une ambition nationale, voire européenne, de relo-calisation, de reconversion écologique et sociale de l'écono-mie et de priorité aux circuits courts et à l’économie circu-laire dans une démarche d'intérêt général.

De grands services publics des biens communs pratiquantdes formes de gratuité (eau, énergie, santé, éducation…),une nationalisation ou renationalisation démocratique dessecteurs clés de la production (grandes entreprises de l’agroa-limentaire, de la pharmacie…) associée à un développement

des entreprises de l’économie sociale ouvriraient la voie à cenouveau mode de développement vers une économie soli-daire démocratique.

Les assemblées citoyennes et les ateliers législatifs animéspar le Front de gauche peuvent être des lieux propices pouragir et obtenir des avancées concrètes qui aillent pas à pasen ce sens.

Le groupe de travail « Économie sociale et solidaire » du PCFa participé activement à l’animation du Front de gauche ESSdurant les élections. Il a également participé à la co-construc-tion du projet de proposition de loi à l’initiative d’Ap2E-Agirpour une économie équitable «Accession à la propriété éco-nomique, juridique et participative par les salariés à la ces-sion et à la poursuite d’activité d’une entreprise ».

Prochaine initiative, en coopération avec les secteurs thé-matiques du PCF et le LEM : rencontre entre les acteurs del’Économie sociale et solidaire et les militants du PCF sur lethème : quel apport de l'ESS au projet « l’Humain d’abord »pour le travail, la santé, les finances et l’agriculture. Objectif :15 juin.

Bonnes volontés et compétences bienvenues !

SYLVIE MAYER

RESPONSABLE ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE DU PCF

BRÈVES DE SECTEURS

La procréation médicalement assistée pour les

couples de femmes, c’estl’élargissement d’un droit existant,

qui implique un don de gamètesanonyme et gratuit comme

pour les couples hétérosexuelsconfrontés à des difficultés

à avoir un enfant.

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FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

Communication

RÉFLEXIONS À PROPOS DE LA VIDÉO DES VŒUX Avec plus de 400 000 visionnages sur Internet, plusieurs mil-lions de vues sur les principales TV, cette vidéo a fait le buzz,suscitant une polémique.

Depuis quatre ans le secteur Communication du PCF met àprofit cette période médiatique creuse, entre Noël et le jourde l'an, pour lancer sur la toile une vidéo décalée.

En 2010-2011 « les vrais-faux vœux de Sarkozy » avaient déjàsuscité un gros succès tenant pour beaucoup à son côté trèscaricatural en pleine montée de l'anti-sarkozysme. Elle per-mettait aussi de faire connaître nos propositions.(http://www.youtube.com/watch?v=Btvsawlx58w).

Décembre 2012, pas de voix pour imiter celle de Hollande,les propos rapportés sont les siens et les images ont été vuesdes millions de fois. Plus « sérieuse » que la précédente sonsuccès tient à un hasard de calendrier. Mise en ligne le 26décembre à 11 heures, le 27 à 4 heures du matin FrançoisHollande débarque à Rungis, comme Sarkozy quelquesannées plus tôt. Le nouveau plan com du président, censéenrayer un basculement de l'opinion, se télescope avec lavidéo, la réaction surréaliste d'Harlem Désir fait le reste pouren assurer le succès médiatique.

Cet épisode appelle plusieurs remarques :

- Sachons profiter de toutes les périodes de l'année pourcommuniquer et faire parler du PCF en donnant aux médiala matière (images, histoires...) pour le faire. Que l'on appré-cie ou pas la vidéo, son succès en montre la possibilité.- Fallait-il faire ou ne pas faire cette vidéo ? Les relais et lescommentaires, bien au-delà des cercles militants, montrentun écho positif dans l'opinion. En même temps des cama-rades l'ont trouvée excessive ou pas assez équilibrée par despropositions. Une évidence le « choc » de la vidéo c'est l'am-pleur des renoncements qu'elle pointe et il est très difficilede « rééquilibrer » cette réalité.

- Mais cela met en évidence un vrai problème. Comme lorsdu débat parlementaire, nous sommes plus audibles pourles média et donc l'opinion publique, par nos critiques quenos propositions. Un vote contre ou une abstention au Sénatfait plus parler de nous que nos propositions pour l'indus-trie. Il ne serait pire solution que de « rééquilibrer » en ren-dant nos critiques aussi peu audibles que nos propositions.C'est à l'inverse qu'il faut travailler inlassablement, pour ren-dre plus audibles nos propositions.

La campagne du Front de gauche « L'alternative à l'austérité,c'est possible » doit être l'occasion d'amplifier ce travail.

BOB INJEY

RESPONSABLE NATIONAL DE LA COMMUNICATION DU PCF

tés concernant la lutte contre les discri-minations homophobes et transphobesont pu être ainsi créées dans quelquesfédérations. Après Georges, il est arrivéque la question soit cantonnée à uneforme de lobbying. Mais avec Marie-George Buffet – qui a beaucoup agi dansle domaine – et aujourd’hui PierreLaurent, le Parti communiste a placé lecombat pour l’égalité des droits au rangde ses premières préoccupations.

Quelle place lui fait-il dans son projet  ?Une place déterminante. J’en reviens àGeorges Marchais qui liait profondémentl’émancipation humaine à l’épanouisse-

ment de la personne. Nous ne voulonspas d’un communisme de caserne où toutle monde marcherait du même pas dansla grisaille. Au contraire, notre projet visela fin de toute exploitation, de toute alié-nation et en même temps la reconnais-sance des différences qui font la richessede l’humanité. Le plein épanouissementde chacune et de chacun nécessite la pos-sibilité d’aimer librement, d’avoir le désir,le plaisir, la vie dont on a besoin pour êtreheureux, pour être soi-même. Bref, lecombat pour l’égalité des droits c’est ducommunisme à l’état pur.

Vous présidez le collectif Fier-e-s et révolu-tionnaires du PCF, quelle est son histoire  ?Il a acquis en dix ans une respectabilitéimportante auprès des associations LGBT.Nous avons souvent porté les positionsles plus avancées et été les premiers àfaire en sorte que nos parlementaires entant que groupe déposent des proposi-tions de loi sur le mariage pour tous, lafiliation… Des maires communistes ontorganisé des mariages de couples de

même sexe. Le collectif a participé à laquasi-totalité des marches des fiertés.Je suis fier du chemin parcouru et à 62ans je m’apprête à quitter cette respon-sabilité. Je suis confiant car beaucoupde jeunes femmes et de jeunes hommesde notre parti sensibles à ces questions,quelles que soient leur orientationsexuelle et leur identité de genre, sonten situation de continuer à faire vivre cecollectif. Mon seul regret est que son tra-vail soit parfois plus reconnu en dehorsdu Parti qu’à l’intérieur, mais je suis sûrde la capacité des communistes à se l’ap-proprier. Lorsqu’on m’a proposé de pren-dre cette responsabilité à laquelle je neconnaissais presque rien, j’ai répondu ouiaprès avoir médité deux citations : la pre-mière est de Maïakovski, «  je plonge enplein communisme parce qu’il n’est pourmoi sans lui d’amour » et la seconde estun vers de l’Ode pour hâter la venue duprintemps de Jean Ristat, «  camaradene mets pas l’amour en prison  », je leslivre à tous, elles sont notre bien com-mun. n

Notre projet vise la fin de toute exploitation,

de toute aliénation et en mêmetemps la reconnaissance des

différences qui font la richesse del’humanité.

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D’ IDÉESCO

MBA

T «Tu peux tout accomplir dans la vie si tu as le courage de le rêver, l’intelligence d’en faire un projet

Par GÉRARD STREIFF

entendue, les seventies ont la cote.Cela se manifeste de diverses manières.Parfois, on repasse tout simplement leprogramme de ces années-là. Onréécoute, en boîte ou au spectacle, Abba,les Bee Gees ou Joe Dassin. On « biogra-phise » des figures de l’époque, tel JeanYanne, raconté par Bertrand Dicale (« Àrebrousse-poil », chez First) ou Carlos ouMesrine ou Spaggiari ou Baader ouAngela Davis… On re-visionne des filmscultes de la décennie. La 23e édition dufestival international du film d’Histoirede Pessac vient de porter sur « les années70, le grand tournant » et on a pu y voirou revoir Forman, Kazan, Scorsese, etc.(voir encadré). Dans certaines galeries,on expose et on vend du mobilier de cetemps (comme la galerie XXO deRomainville).

Plus significatif peut-être, des créateursretravaillent aujourd’hui ces années-là.C’est vrai en littérature. Il y a eu plu sieursromans, superbes, signés par d’an ciensmilitants d’extrême gauche commeMaos de Morgan Sportes, L’organisationde Jean Rollin, Tigre de papier  d’OlivierRollin, La rage au cœur de Gérard Guégan,Déclassés de Jean-François Bizot. Cesderniers mois, deux femmes (enfin  !)reviennent sur les seventies avec talent.La grande bleue de Nathalie Démoulin(La brune) est un roman mélancolique

sur la vie d’une ouvrière, Marie, entre 1967et 1978, du côté de Besançon. Belle occa-sion de revisiter les grèves de Rhodiaceta(1967) puis le mouvement des Lip. C’estun livre, dit l’éditeur en quatrième de cou-verture, sur «  le passage de l’utopie à lacrise ». À la fois un point de vue de femmeet un récit vu de l’usine, la chose est rare.Autre auteure remarquée, ClaudieHunzinger  : dans  La survivance, elleraconte l’errance d’aujourd’hui d’un cou-ple de libraires en faillite qui reprennentle chemin de la ferme, une expériencedéjà tentée par eux dans les années 70.C’est vrai au cinéma. On a pu voir cesderniers mois Tous au Larzac de C.Rouaud  ; un polar sur le gang desLyonnais d’Olivier Marchal  ; Après mai,déjà cité, d’Olivier Assayas. DansL’Humanité, le critique Jean Roy dit trèsjustement de ce dernier film  : «  Il nous aparu totalement désabusé dans sa recons-titution de la perte des illusions mais nousa semblé simultanément fascinant dansle besoin qu’a l’auteur de rouvrir la plaiedes causes perdues ».

Mais quel est ce besoin de rouvrir laplaie ? Car il s’est produit, ces années-là,le pire et le meilleur, Pinochet au Chili etla Révolution des Œillets au Portugal, lavictoire du Vietnam sur l’ogre américainet le « goulag », le génocide au Cambodgeet le programme commun, la mort de

Le dernier film d'Olivier Assayas, Après mai, en est un signe parmi d'au-tres : il est volontiers question aujourd'hui de la décennie 70 dans lapresse, les arts, les spectacles, la littérature. Nostalgie d'un « âge d'or » dela contestation ou convergence d'aspirations ? Une chose est sûre : il existeune forte envie de (re-)connaître cette époque.

a chose se dit et se répète  : lesannées 70 seraient à la mode. Briscarddu journalisme, directeur adjoint duMonde, Didier Pourquery est de ces men-tors qui sentent (et font) l’air du temps  ;il écrivait le 12  novembre dernier  : «  Onme dit que les décennies 1970 (et 1980)reviennent à la mode, qu’une certainenostalgie de ces années-là flotte dansl’air.  » On ne sait pas très bien si le bon-homme s’en félicite ou le regrette maisil en prend acte. Autre gourou, Serge Julysignait fin novembre une longue tribune,dans le même journal, intitulée «  1973,matrice de notre modernité  ». Tout cequi constitue notre quotidien (politique,économie, technologie, international)serait né, à l’entendre, cette année-là…Autre exemple encore : Le Figaro propo-sait dernièrement une enquête, en pagesculture, sur  : « Années 1970, la nouvellenostalgie ». Le chapeau précisait  : « Cetâge d’or de la liberté d’expression connaîtactuellement un regain d’intérêt » ; et lemême organe publiait un sondage  :«  Êtes-vous nostalgique des années70  ?  ». Le résultat (les sondés étant leslecteurs internautes) donnait 61,36 % deoui, 38,64  % de non  ! Bref, l’affaire est

L

Les années 70 à la moou le besoin de rouvrir

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réaliste, et la volonté de voir ce projet mené à bien.» Sidney A. Friedman, économiste américain

Franco et les dictatures d’Amérique latine,la mise en musique du Canto General deNeruda par Theodorakis et Mike Brant,la crise qui pointe son nez (les fameuxchocs pétroliers) et l’IVG enfin autorisée.Délégué général du Festival de Pessac,Pierre-Henri Deleau écrit  : «  Partout lemonde, diversement et parfois contra-dictoirement, craquait. Lentement maissûrement, l’histoire changeait  : le tempsdu doute et de l’incertitude s’installait. »Dans l’imaginaire collectif, en France sin-gulièrement, reste vivace le souvenir d’untemps d’esprit critique, de contestation,de rêve et d’utopie. On peut y voirquelques passerelles avec la situationd’aujourd’hui  : un monde qui craque departout  ; le sentiment que les choses nepeuvent rester en l’état  ; une envie(contrariée) de remise en cause.

UNE INTERPRÉTATION DISPUTÉECette mémoire, qui sent le soufre, estimportante. Les zélotes de la penséeunique, déjà, s’affairent, installent despare-feu, disputent l’interprétation decette «  mode  ». Rebondit le débat de

2008 sur l’anniversaire de 1968. Il s’agitd’amoindrir la portée des souvenirs, derabougrir l’événement, de rapetisser leréel. Serge July, chef trois plumes de latribu qui passa du col Mao au Rotary(gloire à Guy Hocquenghem  !), attaqueainsi son article, déjà cité, sur 1973 : « EnFrance, il y aura deux après-mai. Un après-mai gauchiste et un après-mai sociocul-turel. Le premier dure jusqu’à la mort en1972 de Pierre Overney. Ce gauchismede masse va finir par s’autodissoudre auprofit de l’autre. La révolution proléta-rienne n’était pas dans les gènes de 68.Ce n’était pas la veille du Grand soir maisle petit matin des amours hier encoreinterdites. L’autre après-mai, culturel,sociétal, musical, libérateur, féminin,homosexuel et individualiste, triomphe. »Cette vision est partielle, et partiale. Il ya bel et bien eu deux après-mai, deuxgrands courants d’idées qui ont cohabitédurant cette décennie où la droite gis-cardienne était au pouvoir  : un air dutemps très attaché au commun, au col-lectif, à l’intérêt général, aux luttes (queJuly discrédite en le taxant « gauchisme »

dela plaie

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et de «  Grand soir  ») et un air du tempsémancipateur et individualiste, hédoniste,égoïste, privilégiant la sphère privée. Cesmentalités n’étaient pas forcémentcontradictoires, elles auraient très bienpu se compléter. Les choses ne se sontpas passées ainsi. C’est la tendance July,égotiste, qui l’emportera et deviendral’idéologie dominante sous l’èreMitterrand, paradoxalement. L’énergielibératrice qu’elle pouvait incarner sera« détournée » pour asseoir un individua-lisme libéral (les prétendus liberalo-liber-taires) de plus en plus décomplexé dontle sarkozysme sera une parfaite expres-sion. Nous ne sommes probablement pasencore sortis de cette vague de fond libé-rale même si s’affirment des contesta-tions nouvelles, des envies critiques, desremises en cause qui ont l’air de faire unclin d’œil à la décennie 70, de donner àces deux « temps » une certaine familia-rité. Il n’y a jamais de retour en Histoireet un remake seventies est hors sujetmais reste un besoin de rouvrir la plaieet de redécouvrir ce que fut cette époque,pour de vrai. n

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, E. Petri, 1970Taking off, M. Forman, 1971.Les Visiteurs, E.  Kazan, 1971.L’an 01, J. Doillon, A. Resnais, J. Rouch, 1972.César et Rosalie, C. Sautet, 1972.Le Dernier Tango à Paris, B.  Bertolucci, 1972.Tout va bien, J.L. Godard, 1972.La Maman et la Putain, J. Eustache, 1973.1974, une partie de campagne, R. Depardon, 1974.Emmanuelle, J. Jaeckin, 1974.Nada, C. Chabrol, 1974.Les Trois jours du Condor, S. Pollack, 1975.Maman Kûsters s’en va au ciel, R.W. Fassbinder, 1975.Taxi Driver, M. Scorsese, 1976.L’Une chante, l’autre pas, A. Varda, 1977.

Apocalypse now, F.F. Coppola, 1979.La Grande Bouffe, M. Ferreri, 1979.La Déchirure, R. Joffé, 1985.Né un 4 juillet, O. Stone, 1989.Milou en mai, L. Malle, 1990.Au nom du père, J. Sheridan, 1993.Le Péril Jeune, C. Klapisch, 1994.Générations, P. Rotman, 1998.Capitaines d’Avril, De Medeiros, 2000.Escadrons de la mort, MM Robin, 2003.Buongiorno, notte, M. Bellochio, 2003.Salvador Allende, P. Guzman, 2004.Les Années Mao, B. Debord, 2005.Les LIP, l’imagination au pouvoir, C. Rouaud, 2007.Nés en 1968, O. Ducastel et J. Martineau, 2008.(Le lecteur complètera)

QUELQUES FILMS DES (OU SUR LES) ANNÉES 70

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MOUVEMENT RÉEL

PAR ROLAND GORI*

« Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelonscommunisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellementexistantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L'Idéologie allemande.

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humain se transforme en « capi-tal  » que l’on doit exploiter comme «  res-sources », et auquel on apprend à « gérer »ses émotions, son deuil, ses «  habiletéssociales », ses « compétences cognitives »,au prétexte d’accroître ses «  perfor-mances  » et sa «  compétitivité  ». La viedevient un champ de courses avec ses« handicaps », ses départs, ses « deuxièmeschances » et son arrivée. Si la vie devientun champ de course, alors à la manièred’Aragon on peut dire que « vivre n’est plusqu’un stratagème », que « l’avenir ne seraplus qu’un recommencement  » et quel’homme tombe malade, malade de lalogique et de la raison instrumentale, fonc-tionnelle. Le divertissement lui-même pro-longe le travail, reproduit sa fragmenta-tion, son automatisation, son aliénation,dans les dispositifs de la marchandise etdu spectacle. C’est ce profond désarroi,subjectif autant que social, qui fabriqueaujourd’hui un nouveau malaise de la civi-lisation, pétri de peurs, de désespoirs etd’ennui, qu’annonçait déjà Aragon lorsqu’ilécrivait dans Le Cahier noir  : «  voici pré-cisément venir le temps de la grande rési-

gnation humaine. Le travail-dieu trouve àson insu des prêtres. La paresse est puniede mort. À l’orient mystique, on institue leculte des machines. Les madones d’au-jourd’hui sont des motobatteuses. À l’ho-rizon, dans les panaches laborieux des citésouvrières, le miracle nimbé s’en va enfumée. Personne ne laissera plus à per-sonne une chance unique de salut. Ellesonne, l’heure du grand contrôle univer-sel. […] Je vois grandir autour de moi desenfants qui me méprisent. Ils connaissentdéjà le prix d’une automobile. Ils ne jouentjamais aux voleurs. »C’est cette «  noyade sans exaltation  »,comme il la nomme, qui fait aujourd’hui del’homme un « capital humain, voilà le granddogme qui somnole au fond de toutes cescervelles. On ne s’en rend pas compte, maiscela revient à cela. » Ces lignes écrites aucours des années 1920 n’ont pas pris uneride. Il suffit de changer le mot « motobat-teuse » par « algorithme », « automobile »par «  I-Pad  » et tout y est. Les universi-taires n’ont plus d’autre choix que d’êtrecomme l’exigeait Madame Pécresse des« produisants » Nous sommes bien ici danscette société de la marchandise et du spec-tacle analysée par Guy Debord écrivant  :«  là où le monde réel se change en sim-ples images, les simples images devien-nent des êtres réels, et les motivations effi-cientes d’un comportement hypnotique ».Dans cette civilisation des mœurs « le vraiest un moment du faux. » Dans cette mytho-logie de la raison instrumentale, Aragondévoile ce qu’il nomme «  un tragique

moderne  », c’est-à-dire «  une espèce degrand volant qui tourne et qui n’est pasdirigé par la main. » Et si le volant n’est pasdirigé par la main, c’est, et je cite encorel’Aragon du Paysan de Paris, parce que  :«  L’homme a délégué son activité auxmachines. Il s’est départi pour elles de lafaculté de penser. » Dans une telle sociétéde l’ennui et de la résignation, on est tousprisonniers, prisonniers de l’argent qu’ona ou de celui qui manque, et la totalité dela vie sociale et intime se trouve occupée,confisquée, par le spectre de la finance. Àla misère matérielle du peuple à laquelleAragon fut toujours sensible, s’ajoute lamisère affective de la bourgeoisie. Il écrità Denise en 1924 : « Les gens occupés sontdrôles. Ils ne savent pas combien les jour-nées sont longues. Ils ne savent pas ce quec’est que vieillir doucement devant un mor-ceau de verre, un cendrier. Il m’arrive dene plus souhaiter d’être interrompu danscet ennui. »Nous voilà amené aux lisières d’Aurélien,hanté par ce vers de Racine « je demeurailongtemps errant dans Césarée », plongédans un état de déréliction, depuis que laPremière Guerre mondiale a disloqué sonmonde réel. Cette Première Guerre mon-diale dont le philosophe Walter Benjamina montré dans un article exceptionnel, « leconteur » publié en 1936, combien elle avaitconstitué un tel traumatisme que leshommes ne pouvaient plus raconter ettransmettre leur expérience sensible etsociale. Walter Benjamin rappelait en 1936 :« L’art de conter est en train de se perdre.

De nos jours, le premier service que l’industrie apporte au client est de toutschématiser pour lui. À partir de ce moment-là une nouvelle colonisation desesprits, par l’extension du langage de la technique et de l’économie à l’humainmenace son humanité même.

*ROLAND GORI est psychanalyste. Il est professeur émérite de psychopathologie àl’Université de Marseille.

Avec Aragon, comment « défendre l’infini » dansune société de la résignation

L’

Dernier livre paru

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Il est de plus en plus rare de rencontrer desgens qui sachent raconter une histoire. Ets’il advient qu’en société quelqu’un réclameune histoire, une gêne de plus en plus mani-feste se fait sentir dans l’assistance. C’estcomme si nous avions été privés d’unefaculté qui nous semblait inaliénable, laplus assurée entre toutes  : la facultéd’échanger des expériences. »

LES TRAUMATISMES DES DEUX GUERRESMONDIALESWalter Benjamin rappelait que cette « expé-rience transmise de bouche à bouche » àla source de laquelle tous les conteurs ontpuisé a été compromise par les effets desidération et de trauma de la «  bouche-rie  » de la Première Guerre mondiale quia «  découvert un paysage où plus rienn’était reconnaissable » de ce qui avait ététransmis par la culture des anciens. Commele note également Daniel Bougnoux, dansson introduction à l’édition de la Pléiadedes œuvres complètes d’Aragon c’est aussiavec la Première Guerre mondiale que celui-ci «  put observer l’anéantissement desesprits autant que des corps, la soumis-sion des hommes brutalement réduits àl’esclavage, enchaînés à une techniquemeurtrière et à une peur universelle.  »Cette Première Guerre mondiale infligeaun cruel démenti à l’essor intellectuel etartistique du début du XXe siècle et consti-tua un énorme traumatisme mettant encrise les fabriques du sensible placées sousle signe du progrès civilisateur et de l’éman-cipation sociale. Après ce traumatismedans et de la civilisation, le monde réel del’expérience sensible et rationnelle a étédisloqué produisant un sentiment d’erranceet d’irréalité des sujets modernes.Comment alors ne pas chercher dans lajouissance érotique, dans l’engagementpolitique et dans le pouvoir métaphoriquedes mots, «  qui font l’amour avec lemonde », les germes d’une nouvelle éman-cipation, une émancipation où le poète«  parle un langage de décombres où voi-sinent les soleils et les plâtras » ? D’ailleurs,il n’est pas vrai que c’est le poète seul quitente seul, face au désordre infini du mondemoderne, de rassembler les débris et lessoleils car, au contraire de Breton, Aragonjoua de la « confusion des genres ». Cetteconfusion des genres où se mêlent roman,poésie, politique, philosophie et journa-lisme, est déjà en soi une façon de faireentrer l’infini pour ne pas se résigner. Et à

ce titre sans nul doute Aragon fut commePasolini un martyr, martyr des idéologiespolitiques autant que de lui-même et deson histoire. Ce rapprochement d’Aragonet de Pasolini que je propose ici, se trouverapporté par Jean Ristat rappelantqu’Antoine Vitez déclarait à propos de lahaine que mobilisait Aragon  : « quelqu’und’autre a suscité une haine comparable àcelle d’Aragon : c’est Pasolini qui jetait soncorps même dans la lutte. Pasolini l’a fait  :et, d’une certaine manière, Aragon aussi. »Comme Pasolini, Aragon a pourfendu leconformisme social, le calcul égoïste denos sociétés bourgeoises et la «  dispari-tion des lucioles  ». Comme Pasolini, c’estdans la vie et l’écriture qu’Aragon recueillecet infini de la jouissance de vivre qui esttout autant celle des sens que de la pen-sée et qui permet cette «  transubstantia-tion de chaque chose en miracle  »qu’évoque son Traité du style.

RÉHABILITER LE POUVOIR DES MOTS ETDES MÉTAPHORESFace à la crise de la rationalité utilitaire etpragmatique, que cette langue techniquequi plus que jamais est «  une langue decaissier, précise et inhumaine », il convientde réhabiliter le pouvoir des mots et desmétaphores. Il faut bâtir le monde réel etcelui des actions sur les rêves. Il faut « men-tir vrai » pour bousculer les certitudes, lesévidences et continuer à s’inventer.Aujourd’hui plus que jamais il nous fautréfléchir à la place de la culture, à la fonc-tion de la parole, du récit et de l’écriture,dans la fabrique des subjectivités et du liensocial. Au moment où l’on ne parvient pasà imaginer que l’on ne saurait faire autre-ment que se soumettre à la tyrannie deschiffres et au pilotage de l’économie, puis-sions-nous nous rappeler que «  la poésieest la mathématique de toutes les écri-tures  », et qu’une société se construitcomme un individu dans un « mentir vrai ».La Shoah et la barbarie nazie n’ont pu queredoubler ce traumatisme amplifié par l’in-dustrialisation massive des horreurs de laPremière Guerre mondiale. C’est toujoursde la mort et de son mystère que le récitdétient son autorité, depuis Shéhérazadejusqu’aux paroles de l’agonisant saisissantdans son dernier souffle le sens rétrospec-tif de son existence. Sauf que face à cer-tains traumatismes, la sidération est tropforte pour pouvoir encore penser les évé-nements qui la provoquent. Ce fut le cas

des deux Guerres mondiales, c’est peut-être aujourd’hui le cas de cette «  guerretotale  », insidieuse de la mondialisationnéolibérale. Qui le sait ?Une chose est sûre si nous laissions som-brer l’art du récit et le goût de la parole iln’y aura bientôt plus personne pour défen-dre la démocratie. Parce qu’il n’y aura plusde culture véritable où se fondent sublimi-nalement le singulier et le collectif, le poli-tique et la subjectivité. Laurent Terzieff l’amerveilleusement formulé  : «  Dans uneépoque informatisée au paroxysme, où leconsommateur d’images ressemble de plusen plus à une foule solitaire, où les maîtresde la technologie n’ont jamais autant parléde communication, je crois que le théâtrereste une des dernières expériences quisoit encore proposée à l’homme pour êtrevécue collectivement ». Et si l’art du récittend à se perdre, si la figure épique de lavérité tend à disparaître, si les vertus dépé-rissent dans les formes gangrenées de nos«  démocraties d’expertise et d’opinion  »,c’est parce que nous n’avons pas vérita-blement su préserver la niche écologiquede «  l’oiseau de rêve qui couve l’œuf del’expérience » comme dit Benjamin, parceque nous n’avons pas totalement admisque si les « braves gens » laissent faire les« monstres » et les « barbares » c’est parcequ’ils préfèrent ne pas imaginer ce qui étaiten train de se produire. Et si les «  bravesgens  » préfèrent ne pas imaginer ce quiétait en train de se produire c’est parcequ’ils ne croient pas au pouvoir de la cul-ture. C’est-à-dire au pouvoir de l’infini quiconduit au dérèglement de tous les sens,à cette peur de l’inconnu que détient laliberté, qui fait de l’action politique «  unesœur du rêve  » et nourrit la «  voix poé-tique de la révolte » (Patrick Chamoiseau).Et je terminerai avec Julia Kristeva, Kristevaqui a magnifiquement su évoquer ce « senset ce non-sens de la révolte » chez Aragonlorsqu’elle écrit  : « Force est de constaterque la révolte apparemment formelle etpassionnelle de l’écriture dans La Défensede l’infini, […], survient dans un mondedominé par l’infinie violence de la raisontechnique, pour y opposer la résistance del’infini sensible. » C’est peut-être ce qui fait qu’aujourd’huiencore, pour reprendre la formule dePhilippe Forest, « on n’en a jamais fini avecAragon  » et qu’au-delà des célébrationsanniversaires, ce «  retour d’Aragon  » aaussi une signification politique. n

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LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

Une ultime utopiede l’histoire ?En 1950, Lucien Febvre, aidé par François Crouzet, se lance un défi : écrire, enréponse à une sollicitation de L’UNESCO, un manuel d’histoire de la civilisationfrançaise. Au bout de quelques mois, ce « raid dans le temps » est achevé, maisse heurte aux réticences de l’organisation internationale naissante. Il demeureoublié dans un grenier poussiéreux. Sa redécouverte est un petit événement.

lle permet de préciser la pen-sée de Febvre au lendemain de la guerreet surtout d’appréhender comment l’his-toire a pu être pour lui une véritable uto-pie, au sens d’une épistémologie visantà promouvoir une unité culturelle etéthique de l’humanité alors que l’Europeétait en ruines. Sa publication a semblénécessaire, parce que Febvre, en bien desdéveloppements, est un pionnier. À com-mencer dans la déconstruction des faux-semblants d’une présumée « identité dela France ».L’auteur du Problème de l’incroyance(1942) apparaît obsédé par une volontéde prendre les armes contre les forces demort qu’il a vu se déchaîner tragique-ment en vertu d’une idéologie racisto-racialiste qui s’identifie à ses yeux à unepréhistoire de la pensée. Les atrocités dunazisme, souligne-t-il, ont procédé de lafabrication d’une « idole sanglante » véhi-culée par une instrumentalisation del’histoire que chaque pays européen a,depuis la fin du XVIIIe siècle, cultivéedans des exacerbations nationalistes,dans la prétention à une supériorité héri-tée. L’objectif est de dénoncer, par l’his-toire pensée comme une science révé-lant à l’humanité la conscience d’une

Toutefois, le processus historique ne seréduisit pas à cette seule empreinte. Il setraduisit aussi par la présence hellénique,puis surtout par la conquête romaine quifit que « la Gaule devint méditerra-néenne », reçut une civilisation urbaine,fut aspirée dans la romanité. Plus tard,la France a été christianisée, mais ladynamique d’hétérogénéité a été d’au-tant renforcée, parce que la christiani-sation était imprégnée de pensée juive,grecque, orientale, puis italienne, etmême irlandaise.Nous sommes des sang-mêlés est à lirecomme une défense et illustration del’interdépendance et de la connectivité,définies comme une force. La régression,pour un peuple, est imaginée advenantlors des moments historiques de ferme-ture, ainsi lors des invasions barbares.Les Germains, par leurs destructions,rompirent le lien à la romanité et la Gauleconnut alors le drame de l’isolement, dela rupture avec ce qui avait fait sa forcecréatrice, l’extériorité, la Méditerranéeet l’Orient : « tu vois ici la contre-épreuvede l’expérience qui dicte et éclaire toutce livre : il n’y a pas de richesse, pas decivilisation vraiment possible quand iln’y a pas de contact avec l’extérieur ».L’interdépendance s’appelle ensuite« révolution ». Il faut tout d’abord parlerde « révolution italienne » pour les arts,la littérature et l’esprit, qui a fait que lacivilisation française fut imprégnée deculture antique. Puis la révolution futaussi religieuse, au XVIe siècle, sous deseffets combinés, venus d’Italie avecLaurent Valla, des Pays Bas avec Erasme,d’Allemagne avec Luther, de Suisse etAlsace avec Zwingli, Oecolampade,

PAR DENIS CROUZET ET ÉLISABETH CROUZET-PAVAN*

HISTOIRE

Esolidarité universelle, ce que les falsifi-cateurs de l’histoire, « grande maîtressed’illusions », ont pu théoriser en préten-dant à une pureté du sang impliquantune continuité et une identité racialesdes peuples, donc un providentialismedes constructions politiques légitimanthaines, massacres et violences.Il s’agit d’entrer en guerre contre laguerre, dans une forme d’utopie paci-fiste qui doit permettre aux Français d’ac-céder à une autre compréhension de leurpassé. D’où la particularité de l’écriture,qui s’exprime dans un tutoiement du lec-teur, « un petit Français », et qui d’em-blée lui proclame qu’il n’y a pas de racefrançaise : « n’allons pas faire les purs.Les autres ne le sont pas ; mais nous nonplus ». ll n’y a pas plus de « sang » que de« race » française, écrit Febvre, et le jeuneFrançais doit savoir qu’il a derrière lui,en lui, « une prodigieuse variété des peu-ples d’origine diverse », que « tous »« nous sommes des sang-mêlés », « lesproduits croisés, et recroisés de milliersd’alliances hétérogènes ».

UN BONHEUR POUR UN PEUPLE DE NEPAS ÊTRE ETHNIQUEMENT « PUR »Ce bonheur, il revient à François Crouzetde l’expliciter, en démontrant que laFrance n’a pu exister que dans l’interdé-pendance aux autres peuples, que leprincipe d’un constant métissage eth-nique et culturel a été actif depuis la nuitdes temps. Les Gaulois, qui faisaient par-tie d’un grand groupe d’envahisseurs, nese fixèrent pas seulement en Gaule, etc’est en se mêlant avec les peuples pré-cédemment sédentarisés qu’ils devin-rent une « nationalité », « la gauloise ».

*DENIS CROUZET ET ÉLISABETH CROUZET-PAVAN sont historiens. Ils sont professeurs àl'université Paris-IV Paris-Sorbonne. Ils ontpréfacé Nous sommes des sang-mêlés .Manuel d’histoire de la civilisation française.

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FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

Bucer… Et il y eut le Français Calvin ins-tallé à Genève. Pas de Réforme françaisesans la synergie d’apports théologiquespluriels, sans une confluence dynamiquesurcréatrice. Mais la révolution fut aussi,à la Renaissance, économique, avec ànouveau l’impulsion venue de l’étran-ger, à commencer par les grandes décou-vertes espagnoles et portugaises. La révo-lution des prix due à l’arrivée du « métal »d’Amérique toucha la France dont lasociété fut transformée du fait de l’essorde la « bourgeoisie » et le capitalismenaissant dont l’organisation trouve sesorigines en Italie…

La logique d’une France terre de conver-gences et de connexions ne se limite pasau XVIe siècle. Même le XVIIe siècle estconcerné, quand la monarchie françaisesemble à son apogée européen et qu’elleest vue comme « le » modèle dynamique.« La civilisation du Grand Siècle s’estnourrie, comme ses devancières, d’ap-ports étrangers », condition essentiellede son épanouissement : influences ita-liennes, flamandes, chinoises sur les arts,influences espagnoles et italiennes surla littérature, influences espagnoles dansla politique, influences hollandaises pource qui est de la politique économique.Puis intervient la Révolution de 1789 : « ilserait exagéré de dire, sans doute quec’est à Londres, que c’est à Philadelphieque s’est joué le sort de la Bastille. Maisil serait inintelligent, non moins, de pen-ser que la France a pu faire, et a fait, sarévolution en vase clos et sans précé-dents ». Précédent de l’Angleterre, qui ala primauté dans l’expérience révolu-tionnaire et dans l’invention de la décla-ration des Droits, dans celle de la libertéde conscience, dans l’élaboration d‘unmodèle institutionnel qui enthousiasmales élites intellectuelles françaises.Précédent des États-Unis, également, laDéclaration d’indépendance des treizecolonies d’Amérique étant décisive dansla formation d’une sympathie française,« une opinion publique » et dans ce quiest un « lien de filiation » entre 1776et 1789.

L’histoire a ensuite continué de fonction-ner selon la même procédure, car la révo-lution industrielle est venue d’Angleterre,avant une seconde révolution industriellequi, à partir de 1880, voit la France sedévelopper grâce à des inventionsanglaises mais aussi allemandes, belges,américaines. Dans le champ politique,le régime parlementaire est dit avoir étéinspiré, dès la chute de l’Empire, du

modèle britannique, dont l’influences’estompe au temps de la « dictature » deNapoléon III avant de réapparaître lorsde la Troisième République. Si la Franceapparaît comme résultat de clonages surles plans économiques et politiques, ellel’est aussi à travers le romantisme, promupar l’Angleterre et l’Allemagne dès avantla Révolution, à travers encore la penséesociale, scientifique ou philosophiqueissue d’Allemagne. La force de la Franceest donc, tout au long de son histoire,d’avoir été réceptrice d’influences exté-rieures et d’avoir su réaliser des hybri-dations qui ont fait sa grandeur. L’identitéde la France n’existe que dans cetteconstante tension de métissages et decroisements, dans cette dynamique derecharge par l’altérité.

DON ET CONTRE-DONLa démonstration de Febvre-Crouzet aceci de fondamental qu’elle ne vaut pasque pour l’histoire française, qu’elle avaleur universelle. Nous sommes des sang-mêlés met ainsi en valeur un axiome his-torique : « toutes les nations sont logéesà la même enseigne, aucune qui n’aitprêté, aucune qui n’ait emprunté. » Unenation ne se contente pas de recevoir, ellea pour sens aussi de donner, redistribuer.Aux temps d’emprunts succèdent les« périodes d’expansion civilisatrice ». Donet contre-don seraient à identifier commeune loi de l’histoire, à laquelle aucun peu-ple ne peut prétendre échapper. L’histoirefrançaise se traduit donc par des contri-butions à la « civilisation européenne » :la France médiévale a fait rayonner l’artgothique ainsi que sa littérature, à partirde Paris, capitale intellectuelle de la chré-tienté, au point que « le XIIe et le XIIIe siè-cle ont été la première époque d’univer-salité de la culture française ». AuXVIIe siècle, la France, après avoir étédépassée par d’autres civilisations euro-péennes, est de partout imitée, dans lafigure de son souverain, dans l’architec-ture de Versailles, dans son classicisme :« dans la civilisation de la France clas-sique, il y avait quelque chose de com-municable à toutes les nations ; elle futuniverselle dans son expansion parcequ’elle était universelle dans son prin-cipe ». Celui-ci serait d’annoncer des« vérités » ayant une puissance de propa-gation universelle, par la voie de la litté-rature, de l’art, de la langue qui ont faitque l’Europe du XVIIIe siècle a été fran-çaise. Tout comme l’a été celle du XIXe siè-cle : « l’histoire du XIXe siècle, c’est avanttout la diffusion et le triomphe des prin-cipes politiques, des institutions, des

formes sociales nouvelles que la Francerévolutionnaire avait élaborés en unenfantement douloureux et sanglant, etqu’elle a transmis au monde entier. Lasociété et l’État moderne sont les enfantsde la Révolution française ». La Révolutionest cernée comme moment d’avènementde la liberté, avec en son cœur laDéclaration des droits de l’homme : libertéindividuelle, liberté de conscience, libertéd’exercice, liberté des cultes et égalitécivile, souveraineté nationale, droit despeuples à disposer d’eux-mêmes.L’Europe tout au long du XIXe siècle vitsur ces principes issus de la Révolution,libéraux et nationaux ; le monde entieraussi, jusque dans les colonies espagnolesdes Amériques. Au registre des contre-dons, les co-auteurs font figurer signifi-cativement les expansions lointaines, àcommencer par les croisades, puis laNouvelle France, et enfin l’œuvre – affir-mée civilisatrice - qui concerne l’Empirecolonial français.

Nous sommes des sang-mêlés se terminepar un appel à ce que les Français se défas-sent pour toujours des tentations dehaine, de xénophobie, de « mépris » àl’égard de peuples plus ou moins prochesdont ils participent par leur passé. « Onne s’affranchit jamais de ses ancêtres »,toujours au travail en soi, mais on ne peutpas davantage se débarrasser « de sonombre », c’est-à-dire de tous ces apportsétrangers. La fraternité, alors, doit êtreuniverselle. L’écriture de l’histoire estinternationaliste ou n’est pas, car elle sedoit de mener à la compréhension quel’humanité, par les constantes connec-tions qui ont dans le passé uni leshommes, a un sens historique, la paix, etque le travail des historiens du mondeentier est d’enseigner qu’une civilisationmondiale pacifiée parce qu’« unitaire »doit être appelée désormais à laconscience d’elle-même.Certes, pourra-t-on dire, le texte deFebvre-Crouzet peut sembler en bien despoints aujourd’hui obsolète historiogra-phiquement. Certes, il porte la marqueconceptuelle d’une foi dans « la » civilisa-tion. Mais il est émouvant de se plongerdans ce livre d’histoire engagée, militanted’un rêve de paix et de fraternité aumoment où les mêmes ombres issues dece que Febvre identifiait à une « préhis-toire » de la pensée paraissent prétendreà une densification : racisme plus oumoins avoué, nationalisme souterraine-ment ravivé, xénophobie qui ne se cacheplus, crypto-fascisme rampant… n

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PRODUCTION DE TERRITOIRES

PAR CÉLINE COLANGE, JÉRÔME FOURQUET, MICHEL BUSSI*

e résultat a parfois été pré-senté par les média comme une modifica-tion des équilibres électoraux. Pourtant, lacartographie des votes à l’échelle canto-nale montre que la structure géographiquede cet électorat du Front de gauche resterelativement stable par rapport à la géo-graphie du vote PCF.La carte du vote Mélenchon présente eneffet de nombreuses similitudes avec lagéographie historique et traditionnelle duvote communiste (carte 1). La plupart deszones de force du candidat du Front degauche correspondent ainsi à des bastionscommunistes. C’est le cas dans la région Nord-Pas-de-Calais avec le bassin minier et le valen-ciennois, en Seine-Maritime, en Île-de-France avec les communes de la banlieuerouge, dans l’Est avec la région de Longwy

Vote Front de gauche en 2012Nouveautés et permanences du vote communiste

*CÉLINE COLANGE est ingénieur derecherche au CNRS.

JÉRÔME FOURQUET est directeur dudépartement Opinion et stratégiesd'entreprise à l’IFOP.

MICHEL BUSSI est géographe. Il estprofesseur à l’université de Rouen.

Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapports de l'Homme àson milieu sont déterminants pour l'organisation de l'espace, murs, frontières, coopération, habiter, rapports de domination,urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de la constitution d'un savoir populaire émancipateur.

mais aussi dans le Gard ou bien encoreavec les fiefs communistes des Bouches-du-Rhône. On retrouve enfin les cam-pagnes irriguées par le communisme ruralavec un vote Mélenchon important, parexemple, dans le centre-Bretagne (lesMonts d’Arrée) ou dans le bocage bour-bonnais dans l’Allier.

DES ÉLECTEURS DE GAUCHE AU-DELÀ DESRANGS DES SEULS SYMPATHISANTSCOMMUNISTESMais le succès de la candidature de Jean-Luc Mélenchon a également résidé danssa capacité à aller chercher des électeursde gauche au-delà des rangs des seuls sym-pathisants communistes. Ainsi, le voteMélenchon est supérieur à la moyennenationale dans de nombreux cantons situésdans les départements socialistes ou radi-caux, dans le sud-ouest. De même, onobserve le basculement d’une partie del’électorat socialiste dans la région duLanguedoc-Roussillon, ainsi que dans unemajorité de cantons des basses-Alpes etdu Vercors. Dans les terres rurales ou mon-tagnardes du sud de la France, où les élec-teurs sont particulièrement sensibles à laquestion du maintien des services publics,l’écho rencontré par le discours de Jean-Luc Mélenchon est venu concurrencer celuide François Hollande. Ce constat se véri-fie tout particulièrement dans le sud-estoù Arnaud Montebourg avait réalisé de

bons scores lors de l’élection primaire socia-liste.Si le vote Front de gauche est assez élevéet homogène dans toute la moitié sud dela France, la situation est beaucoup pluscontrastée au nord de la Loire. De vastesterres de mission se dessinent ainsi, desplaces fortes conservatrices de l’Est de laFrance aux zones de droite traditionnelles(Beauce, Perche, bocages normand et ven-déen) dans la partie ouest du pays. Danscette dernière, le Front de gauche a néan-moins su trouver des points d’appui dansla plupart des grandes agglomérations.Jean-Luc Mélenchon a obtenu dans cesvilles-centres et dans leurs immédiatespériphéries des scores non négligeables.Ces villes de l’ouest constituent les princi-paux fiefs du PS dans cette région. Le déve-loppement du vote Front de gauche s’y estdonc effectué sur la base d’un électoratmajoritairement socialiste (et égalementd’un apport de voix d’extrême gauche).Dans ces terres, les progrès du Front degauche peuvent s’apparenter à une nou-velle forme de protestation autre que leFN. La différence avec la poussée obser-vée dans le sud du pays réside dans le faitqu’elle s’est principalement concentréedans l’électorat socialiste urbain alors qu’ellea concerné les cantons ruraux comme lesvilles dans le sud-est et le sud-ouest.Au regard de cette implantation en milieuurbain, certains commentateurs ont d’ail-

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Le score réalisé par Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présiden-tielle du printemps 2012 dépasse celui obtenu par le candidat du PCF lors desscrutins précédents. Avec 11,1 % des suffrages exprimés et près de 4 millionsd’électeurs, Jean-Luc Mélenchon retrouve le niveau de vote pour le PCF de lafin de la décennie 1980.

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leurs qualifié le vote Mélenchon d’un votede «  bobos  ». Le candidat du Front degauche enregistre certes des résultats éle-vés dans des territoires hyper-urbains oùle mode de vie « bourgeois bohème » esttrès répandu. C’est le cas des arrondisse-ments de l’est parisien : 17,4 % dans le 20e

arrondissement, 15,7 % dans le 19e, 15,3 %dans le 18e et 14,9 % dans le 10e, le long ducanal Saint-Martin. On retrouve le mêmephénomène dans le Ier arrondissement deLyon (19,9  %) ou bien encore à Grenoble(15,4 %). Mais à la lecture de la carte 1, onvoit que ces espaces de centre-ville gen-trifiés ne représentent somme toute qu’unetrès faible proportion des zones de forcedu Front de gauche, au sein desquelles lescommunes urbaines populaires, à traditioncommuniste notamment, et les cantonsruraux pèsent bien plus lourd.

ÉROSION DANS DES FIEFS COMMUNISTESPour compléter cette analyse, nous avonscartographié les écarts entre le vote pourJean-Luc Mélenchon en 2012 et celui pourRobert Hue en 1995 (carte 2). À cetteépoque, le candidat communiste avaitobtenu 8,6  % des suffrages. Si le voteMélenchon correspond assez bien à la cartedu vote PCF, le Front de gauche est pourautant aujourd’hui en dessous des niveauxqu’avait atteints Robert Hue en 1995 danspresque toutes les zones de force du particommuniste. À l’inverse, il progresse signi-ficativement dans les terres de mission oùl’influence communiste était faible. Jean-Luc Mélenchon améliore ainsi par exem-ple très nettement le score du candidatcommuniste en 1995 dans plusieurs can-tons des départements des Hautes-Pyrénées, de la Haute-Garonne, de l’Ariège

ou encore de l’Hérault et de la Drôme. Lemouvement d’érosion concerne quant àlui tous les types de fiefs communistes, quece soient les campagnes de l’Allier ou desCôtes d’Armor, les cantons ouvriers duNord-Pas-de-Calais et dans une moindremesure les banlieues nord et est de la capi-tale. Si la dynamique créée autour du Frontde gauche a donc permis de conquérir desvoix dans les « terres de mission » elle n’estpas parvenue à enrayer le déclin dans lesfiefs historiques du PCF.

Lors des prochains scrutins il sera intéres-sant d’observer si le vote Front de gauchese structure et s’enracine sur les bases decette géographie qui s’est révélée au soirdu premier tour de l’élection présiden-tielle. n

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Vote pour Jean-Luc Mélenchon(en pourcentage des suffrage exprimés)

Écart entre le vote Sarkozy en 2007 et le vote Le Pen en 2012

(en pourcentage des suffrage exprimés)

PRÉSIDENTIELLES 2012 - PREMIER TOUR

Source : Ministère del’intérieur avril 2012

Source : Ministère del’intérieur avril 2012

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SCIENCESLa culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de la constructiondu projet communiste. Chaque mois un article éclaire une actualité scientifique et technique. Et nous pensonsavec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

*OLIVIER GEBUHRER est mathématicien. Il est maître de conférences honoraire àl’université Louis-Pasteur de Strasbourg.

a mécanique classique reposelargement sur les idées d’Isaac Newton etce qu’il convient d’en retenir est l’idée sui-vante  : connaissant à un instant donné laposition et la vitesse d’un corps solidemobile soumis à un champ de force1 parailleurs déterminé, on peut complètementdéduire position et vitesse à tout instant.Si ce champ est nul, le corps reste au reposou persiste dans une vitesse constante,qu’il possédait initialement.Pour Newton, la lumière était corpuscu-laire. L’idée selon laquelle la lumière pou-vait avoir des propriétés ondulatoires nepouvait pas lui venir  : l’expérience mon-trait qu’une onde doit se propager dansun « milieu », pas dans le vide. Sans douteles interférences avaient été découvertespar Huygens en 1678. Mais la mécaniqueselon Newton était si puissante et les obser-vations de Huygens nécessitant l’intro-duction d’un milieu indécelable, « l’éther »,on en resta là.

Par OLIVIER GEBUHRER*

CARACTÉRISTIQUES CORPUSCULAIRES ETONDULATOIRESDeux expériences de natures très distinctesfont apparaître une situation étrange, com-plètement inattendue  : la lumière peutavoir des propriétés ondulatoires et cor-pusculaires. La première propriété se mani-feste dans l’expérience des fentes de Young(fig. 1) (1801) ; la seconde se manifeste dansle cadre de l’effet photoélectrique (1839)découvert par Antoine Becquerel dontAlbert Einstein fournit l’élucidation en1905.Il faut comprendre le caractère contradic-toire de ces deux découvertes si on restedans le cadre de la mécanique classique :une particule est localisée dans le tempset l’espace, une onde ne l’est pas. La théorie classique s’effondrait mais onétait encore loin d’une quelconque solu-tion de ce paradoxe.En 1929, le prix Nobel de physique est attri-bué à Louis de Broglie qui démontre queles deux propriétés (corpusculaire et ondu-latoire) ne caractérisent pas la lumière,mais la matière (à un certain niveau, voirci-après)  !Très liés à Niels Bohr, Erwin Schrödingerd’une part (1925) et Werner Heisenberg(1926) d’autre part, de façon très diffé-rente (mais en fait équivalentes !) jettentles fondements de ce qu’on appelle lamécanique quantique.W. Heisenberg montre que, au niveau où

les effets quantiques se manifestent, toutemesure visant à obtenir simultanément laposition et la vitesse d’un corpuscule enmouvement ne peut qu’échouer. C’est le« principe d’incertitude ». Dit autrement,l’erreur sur la position est d’autant plusgrande que la vitesse est connue avec pré-cision et réciproquement. Nous laissons volontairement de côté laquestion du « niveau » où ce principe s’ap-plique sans réserve. On dira «  microsco-pique » pour suivre l’usage courant.L’École de Copenhague qui va donner uneinterprétation cohérente de lamécaniquequantique est née. Selon elle, une mesurephysique est une interaction entre un sys-tème classique et un système quantique2. De la sorte, toute mesure physique per-turbe l’objet de la mesure  ; cette pertur-bation est négligeable pour l’interactionde deux systèmes classiques ; si vous regar-dez votre voisine, vous ne la perturbezpas, usuellement3.Cette interprétation se heurta à de vivescontroverses de la part d’Albert Einstein,pourtant à la base de la découverte decette dualité, qui ne pouvait se résoudreà abandonner l’idéal classique détruit àjamais par la mécanique quantique et ladualité onde – corpuscule continua d’ali-menter les discussions pendant plus desoixante-dix ans. Le point de vue de Copenhague se heur-tait à une question, à savoir le fait que lors

Le piège à photons : une affaire de chatsLes travaux de Serge Haroche lui ont valu le prix Nobel de Physique en2012. On essaie ici d’exposer en quoi ces travaux sont importants, cequ’ils élucident. On peut résumer ce qui suit en disant « le monde estcompréhensible donc on peut agir sur lui ». On ne parlera pas ici desapplications.

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d’une mesure, un processus mystérieuxappelé «  réduction  » efface les superpo-sitions d’états ; de la sorte, est dénié à l’ap-pareil de mesure le statut d’objet quan-tique. Les physiciens soviétiques adoptèrent tota-lement le point de vue de l’École deCopenhague mais Lev Landau et EvgueniLifshitz notent néanmoins  : «  La méca-nique quantique ne peut être considéréecomme une théorie complète  : elle nie lamécanique classique mais a besoin d’ellepour être fondée »4.Le physicien soviétique Wladimir Fock sug-géra que le mot «  particule  » prêtait àconfusion ; on avait affaire au niveau micro-scopique à des objets de type nouveaupouvant avoir, selon les circonstances, descaractéristiques corpusculaires et descaractéristiques ondulatoires.

L’AFFAIRE DU CHAT DE SCHRÖDINGER5

Un chat est enfermé dans une boîte closeavec un appareil contenant un dispositifqui, dès qu’il détecte une désintégrationradioactive, tue le chat (fig. 2). Par exem-ple un compteur Geiger relié à un mar-teau cassant une fiole d’acide cyanhy-drique. On suppose que la désintégrationa une chance sur deux d’avoir lieu en uneminute. Tant que l’observation n’est pasfaite, l’atome se trouve a priori dans deuxétats à la fois et le chat dans l’état com-biné « mort » et « vivant » ; seule l’ouver-ture de la boîte déclenche le choix entreles deux états.Un paradoxe analogue mais moins frap-pant pour un public non initié fut imaginépar A. Einstein, B.  Podolsk et N. Rosen(1935). Pour se rendre compte de la prouesse intel-lectuelle réalisée, il convient de se réfé-rer à notre note issue de Wikipédia (quiretarde maintenant)6. Personne ne peut voir d’interférences

entre un chat vivant et un chat mort.Personne n’a vu ni ne peut voir une boulede billard passer par deux trous en mêmetemps. Nous tentons de condenser sans distor-sion les conclusions de l’article original7.Qu’est-ce qui pouvait provoquer la dispa-rition des interférences lors de la mesure ?Ceci conduisit à des conceptions faisantémerger la mécanique classique à partirde la mécanique quantique. Celles-ci mirentau jour la difficulté d’éviter que l’environ-nement ne capte une partie de l’informa-tion du système notamment si un grandnombre de particules viennent à interagirlors du processus de mesure. Ces idéesappelées «  décohérence  » conduisant àrétablir une continuité entre univers clas-sique et quantique, il restait à les validerexpérimentalement. «  L’absence d’interférences est expliquéepar la réduction qui transforme la super-position schizophrénique en une réalisa-tion aléatoire soit d’un chat vivant en pré-sence d’un atome excité, soit d’un chatmort en présence d’un atome désexcité.On dit alors que le chat est dans unmélange statistique d’états ».

TRAVAUX DE SERGE HAROCHE ET SON ÉQUIPE« Mais la question se pose de savoir quandet comment se produit cette réduction  ;est-elle réellement instantanée ? N’existe-t-il pas un court intervalle de temps où lesinterférences restent observables ? »Deux « expériences » de natures distinctesont permis de répondre à ces questions  ;l’une d’elle est due à l’équipe de D. Weinlandet l’autre, à l’équipe du laboratoire dirigépar Serge Haroche, rue d’Ulm (le prix Nobelde physique en 2012 a été attribué auxdeux équipes)  ; dans cette expérience onobserve en outre le moment où les inter-férences disparaissent.

C’est ici qu’intervient le piège à photonscapable d’isoler quelques photons, ce quisuppose l’utilisation de la supraconducti-vité, ainsi que la génération de tempéra-tures proches du zéro absolu (à cette tem-pérature les pertes d’informationdeviennent très lentes).Ces expériences permettent de concevoirqu’un chat, système constitué d’un nom-bre gigantesque de particules quantiques,perd sa cohérence en un temps infinimentcourt.De ce fait, il n’y a heureusement pas deraison d’essayer de voir si un chat peutréellement être dans un état mixte vivantet mort.L’interprétation de Copenhague est ainsitotalement validée, et à la suite de cettevalidation le dernier mystère de la méca-nique quantique s’effondre.L’histoire se poursuit mais, on l’espère,

l’introduction de cet article apparaîtra enpleine lumière , même si demeurent desquestions épistémologiques que cet arti-cle n’a pas l’intention de traiter. n

1- Champ de force : en tout point de l’espace,la force agissante est connue complètement 2 -Une table est un système classique, unélectron, un système quantique. 3 - En tout cas avec moi ça ne marche pas. 4 -Il faudrait ici un long commentaire quenous ne pouvons donner ; la négation ici esttotale ; ce n’est en aucun cas celui de la théo-rie de la relativité (restreinte ou générale) quinie la mécanique de Newton, a besoin d’ellepour être fondée mais constitue un DEPAS-SEMENT de celle-ci 5 - L’auteur de l’article adore les chats et attirel’attention des lectrices sur le fait qu’il nes’agit que d’une, certes cruelle, expérience depensée. Personne n’aurait l’idée de soumet-tre un chat à une pareille torture. 6 - Cette expérience n'a jamais été réalisée,car : les conditions techniques pour préser-ver l'état superposé du chat sont très diffi-ciles, tout à fait irréalisables pour plus dequelques molécules ; En fait, le passage à l'échelle macroscopiqueque représente le chat par rapport auxquelques molécules est le principal intérêt del'expérience de pensée (ce n'est pas unequestion sur le vivant) ; le rôle du chat seraitparfaitement réalisé par un interrupteur ;Et même si ces conditions sont atteintes, ils'agit d'une pure expérience de pensée,apparemment non réalisable même en prin-cipe. En effet, on ne pourra jamais mettre enévidence directement, ou mesurer, que lechat est à la fois mort et vivant car le fait d'es-sayer de connaître son état provoqueranécessairement l'effondrement de la fonc-tion d’onde.7-http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=19544#commentaires

(fig. 2)

(fig. 1)

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LA REVUE DU PROJET - FEVRIER 2013

SONDAGES

Boucler son budget :

Un problème pour un Français sur deux

POUR CHACUN DESSUJETS CITÉS, DITES

SI C'EST UN SUJET QUI VOUS PRÉOCCUPE

AU QUOTIDIEN :

Un sondage Domplus-LH2-Le Figaro du 19  novembre 2012montre que près d'un actif sur deux peine chaque mois à bou-cler son budget. La peur de l'endettement deviendrait la préoc-cupation n° 1 des Français. 47 % des actifs, dit l'étude, « recon-naissent éprouver de temps en temps des difficultés à gérertoutes leurs dépenses mensuelles avec leurs ressources dis-ponibles. Et 14 % des actifs déclarent même que ces difficul-tés sont systématiques  ».

Le thème de l'endettement monte fort dans l'opinion (81  %)et prend souvent le pas sur la peur de perdre son emploi(77  %). Ces soucis influent sur l'ambiance au travail et «  unactif sur deux a déjà eu le sentiment que ses préoccupationspersonnelles l'empêchaient de se concentrer et d'effectuercorrectement son travail  ».

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STATISTIQUES

Le chômage augmenteOui, mais pas partout !PSA, Sanofi, Virgin, Renault… Chaque jour qui passe vientajouter un nouveau plan social à la longue litanie de suppres-sions de postes qui occupent l’actualité économique depuismaintenant plusieurs mois. Dans un tel contexte, et malgréles incantations répétées du gouvernement sur le renverse-ment de la courbe du chômage, difficile d’imaginer que leschiffres de l’emploi soient bons.

Et en effet, les statistiques de l’Insee sont sans appel (gra-phique 1) : entre 2005 et 2012, le taux de chômage en France acrû de façon malheureusement impressionnante. En fait, il fautrevenir à 1999 pour trouver une situation où le taux de chômageétait supérieur à celui que la France connaît actuellement.

Derrière ces courbes bien connues, une question reste en sus-pens : ces nouveaux chômeurs, ces emplois supprimés, qui sont-ils  ? On connaît évidemment les figures les plus médiatiques,la plupart du temps des ouvriers subissant de plein fouet la dés-industrialisation qui se poursuit, et s’accentue même avec lacrise. Mais des milliers d’autres n’ont pas la chance de bénéfi-cier de la même couverture médiatique que les Conti.

L’observatoire des Zones urbaines sensibles (Onzus), dansson dernier rapport annuel, nous fournit une première indi-cation pour connaître un peu mieux ces nouveaux chômeurs.Le rôle de cet observatoire est, entre autres, de mesurer lesécarts socio-économiques entre les Zones urbaines sensibles(ZUS), soit les quartiers les plus défavorisés du tissu urbainfrançais, ou, pour faire court, les cités de banlieues. Parmi lesindicateurs que l’Onzus analyse chaque année dans son rap-port se trouve évidemment le taux de chômage. Et le cru 2012n’est pas très rassurant quant à l’évolution de l’emploi dansles quartiers.

En effet, alors que dans les quartiers urbains hors ZUS, letaux de chômage est stable depuis 2009, il explose dans lesZUS (graphique 2) : 18,5% en 2009, 21,9% en 2010 et 22,7%en 2011. Près d’un actif sur quatre est au chômage dans lesquartiers sensibles  !

On savait qu’en temps de crise, les personnes les plus expo-sées sont souvent celles dont la situation dans l’emploi estdéjà fragile  : travailleurs faiblement qualifiés, jeunes et femmesen particulier. De par leur situation sociale déjà défavorisée,il était donc évident que les ZUS seraient sévèrement tou-chées par l’augmentation du chômage. Mais ce que montrentles chiffres de l’Onzus va encore plus loin  : en moyenne, leshabitants des quartiers sensibles sont les seuls à subir cetteaugmentation du chômage.

Alors, oui, le chômage augmente en France, cela n’étonnemalheureusement personne. Mais il n’augmente pas partoutpareil, et il faut prendre conscience rapidement de la situa-tion dans laquelle se trouvent actuellement les quartiers sen-sibles des villes de France, avant le franchissement d’un pointde non-retour.

1 - TAUX DE CHÔMAGE EN FRANCE MÉTROPOLITAINE

Source : InseeChamp : actifs de plus de 15 ans en France métropolitaineLecture : en 2005, le taux de chômage en France métropolitaine était de 9,1% 2 - TAUX DE CHÔMAGE EN ZUS ET DANS LES UNITÉS

URBAINES ENVIRONNANTES ENTRE 2005 ET 2011

Source : Insee - Traitement : OnzusChamp : actifs de 15 à 64 ansLecture : en 2005, le taux de chômage était de 18,9% en ZUS et de 9,5%dans les quartiers hors ZUS des unités urbaines abritant une ZUS

Par MICHAËL ORAND

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Par ALAIN VERMEERSCH

REVUE DES MÉDIA

L’invalidation par le Conseil constitutionnel de la mesure sur latranche pour les revenus de plus d’un million d'euros, est-elle unesanction ou plutôt le révélateur d'une forme de gouvernement ?

LES RESPONSABLES DE L’ÉCHECJacques Sapir rappelle les faits de façonsuivante (02/01) : « Dans la campagnedu premier tour de l’élection présiden-tielle, François Hollande, sentant mon-ter la cote de popularité du candidatdu Front de gauche, Jean-LucMélenchon, cherche une mesure emblé-matique pour ancrer sa candidature àgauche. D’où l’idée de cette super-tranche, qu’il impose sans discussion àson entourage. Il s’agit d’une mesureessentiellement symbolique, dont lesrecettes fiscales attendues sont par ail-leurs limitées. François Hollande éluprésident, il faut bien appliquer lamesure. Et c’est là que tout se com-plique… Il repasse alors le bébé à sondirecteur de cabinet, qui lui-mêmedésigne un des énarques du dit cabi-net pour rédiger le texte. Or il se trouveque ce dernier ignore les principesmêmes du droit fiscal français et com-met un texte irrecevable sur la forme.Le scandaleux, en l’occurrence, n’estpas la censure du Conseil constitution-nel, mais la chaîne d’incompétences quia permis à ce texte d’arriver en l’étatsur sa table. Cette lamentable histoireillustre aussi le refus de FrançoisHollande de se livrer à une granderéforme fiscale rétablissant un peu delogique dans un système qui s’estconstruit par empilements successifsde mesures parfois contradictoires. La censure du Conseil constitutionnelsanctionne ainsi moins une mesure par-ticulière qu’une politique de faux-sem-blants et d’amateurisme. Ces faux-sem-blants, nous en trouvons d’autresexemples : entre autres avec le projet

Le faux pas des 75 %,une erreur volontaire ?

de loi bancaire, loi croupion qui traduitune capitulation honteuse devant lelobby de la finance, et avec le refus dupremier ministre de répondre à ÉdouardMartin, le syndicaliste de Florange. »Qui est le responsable de la boulettejuridique sur la taxe à 75  % ? Si l’onécoute le rapporteur des finances àl’Assemblée nationale, le député socia-liste Christian Eckert, c’est Bercy(Challenges 31/12) « L’impôt en Franceest conjugalisé, cette taxe était indivi-dualisée, écrit-il sur son blog. Nousl’avions conçue et bâtie comme un outilde dissuasion des salaires exorbitants,pas comme une tranche supplémen-taire de l’impôt. Ainsi, un couple où cha-cun gagne 600 000  euros n’était pastaxé. Un autre couple où l’un gagne1 200 000  euros et l’autre rien l’était.Chaque couple dispose pourtant dumême revenu. C’est cette inégalité etrien d’autre qui a entraîné la censure ! »Contre les accusations d’amateurisme,Christian Eckert se dédouane : « J’avais,sur le conseil avisé de mon équipe d’ad-ministrateurs à l’Assemblée nationale,fait préparer un amendement pour évi-ter cette distorsion entre foyers fiscaux.On m’a dissuadé de déposer cet amen-dement. […] Je regrette de n’avoir passu convaincre sur ce point.  » La res-ponsabilité de cette incroyable bévuepolitique revient donc au ministre duBudget Jérôme Cahuzac et de sonéquipe. Dans Libération (31/12), sonentourage évoque «  un pari qui a étéfait  ». Bercy était donc tout à faitconscient du risque de censure.Interrogé par Le JDD (30/12), P.Moscovici à la question «  Avez-vous

joué de malice en présentant une loitout en sachant qu’elle serait rejetée ? »répond : « C’est absurde ! Procéder ainsiaurait été du masochisme de notre part,pas du machiavélisme ! Je n’acceptepas ces insinuations. Cela laisserait pen-ser que le rejet de cette mesure étaitvolontaire. Il ne l’est évidemment pas. »L. Mauduit réplique (Mediapart 29/12):« Cette fameuse taxe était, en quelquesorte, devenue le cache-sexe de gauched’une politique de plus en plus claire-ment sociale libérale. C’est dire l’em-barras dans lequel se trouve aujourd’huile chef de l’État. La seule mesure quise voulait nettement ancrée à gauchepasse à la trappe. Et au bilan du gou-vernement, il ne reste guère qu’uneliste de reculs ou de reniements qui s’al-longent de jour en jour. Jean-MarcAyrault a publié un communiqué depresse pour le moins ambigu. Le pre-mier ministre a en effet d’abord indi-qué que le gouvernement proposeraun dispositif nouveau conforme auxprincipes posés par la décision duConseil constitutionnel. Sous-entendu,il va rebâtir une nouvelle taxe qui tiennecompte du caractère familial de l’im-pôt. Mais dans la foulée, Jean-MarcAyrault a aussi ajouté : Il sera présentédans le cadre de la prochaine loi definances » L. Mauduit poursuit « Ondispose désormais d’une étude trèsméticuleuse, réalisée par l’Institut despolitiques publiques, qui atteste que lesréformes fiscales engagées par le gou-vernement socialiste n’ont corrigé lesinégalités fiscales que de manièreinfime. Cette étude apporte la preuveirréfutable, chiffres à l’appui, que la

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réforme engagée par le gouvernementsocialiste – la réformette, devrait-ondire – n’a modifié que de manière infimeles plus graves inégalités de l’impôt surle revenu. Et en particulier, la plus spec-taculaire de ces inégalités, au terme delaquelle l’impôt sur le revenu cessed’être progressif pour les plus hautsrevenus et devient même dégressif. Enclair, la vraie bêtise, c’est FrançoisHollande lui-même qui l’a commise, trèsen amont. En inventant cet impôt stu-pide à 75 %. Une sorte d’impôt Canada-dry, ayant l’odeur d’un impôt de gauche,la saveur et les apparences… Le gou-vernement est à la croisée des chemins.Soit il renonce une bonne fois pourtoutes à cet impôt croupion qui ne réta-blit pas la progressivité et engage enfinla révolution fiscale promise. Soit, pro-fitant de la décision du Conseil consti-tutionnel, il renonce à tout cache-sexeet conduit une politique sociale libéralequi s’assume comme telle. »

LES SOLUTIONS DE RECHANGEFaire connaître « au plus vite » le dis-positif de remplacement de la taxe à75  % sur les revenus supérieurs à

un  million d’euros censurée par leConseil constitutionnel. C’était la reven-dication du Parti socialiste formuléepar son porte-parole David Assouline(Les Échos 08/01). Le ministre duBudget a laissé entendre qu’il n’y auraitpas de reconduction d’une taxe à 75 %par peur que ce taux soit jugé « confis-catoire  » et «  donc censuré  » par leConseil constitutionnel. B. Leroux et F.Rebsamem pensent qu’il ne « faut pasfaire de fétichisme sur le taux à75  %.  L’important est de faire com-prendre que des rémunérations àun  million d’euros sont excessives.  »«  Les 75  %, c’est mort  », tranche leporte-parole du groupe PS àl’Assemblée, Thierry Mandon. «  Onn’aura pas le même résultat symbo-lique, reconnaît-il, mais on trouvera unoutil fiscal qui permettra de préleverfortement les rémunérations excep-tionnellement élevées. » G. de Capèle(Le Figaro 08/01) jubile «  Depuis le30 décembre, les équipes du ministèredes Finances phosphorent jour et nuitpour résoudre le problème le plusurgent, le plus ardent, le plus essentieldu moment aux yeux du gouverne-

ment : trouver une nouvelle formulepour taxer à 75  % les hauts revenus,sans encourir une seconde censure duConseil constitutionnel. Pourquoi untel entêtement, qui vaut à la Franced’être brocardée aux quatre coins dumonde ? Parce que François Hollande,qui eut un jour cette idée folle et en fitle symbole de sa campagne, l’exige. »Les Échos bien informés notent«  Depuis la censure de plusieursmesures de la loi de Finances 2013, legouvernement martèle que la futurecontribution sur les hauts revenus, quiremplacera la taxe à 75 %, devra êtrejuridiquement incontestable. Taux,assiette, durée, tous les paramètressont sur la table. » H. Sterdyniak, dansune note de l’OFCE, affirme «  Le sys-tème français a besoin d’être repensé.Il faudrait réaffirmer son caractèrefamilial, redéfinir la notion de revenu,bien distinguer les impôts et les coti-sations ouvrant des droits à presta-tions, supprimer certaines dépensesfiscales, remplacer les autres par dessubventions explicites. Cette transfor-mation ne peut se faire par l’accumu-lation de réformes ponctuelles.  » n

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CRITIQUES

LIREPAR PATRICK COULON

Combats autour de l’histoire desgauchesLe livre de Jacques Julliard Les gauches françaises : 1762-2012 : histoire, politique et imaginaires se veut la pre-mière synthèse sur les gauches françaises, du XVIIIe siè-cle à nos jours, des philosophes des Lumières à FrançoisHollande. Il interprète l’auteur est une figure embléma-tique de la « seconde gauche » celle de Rocard et DSK ceque la gauche a retenu de chaque période historique :l’idée de progrès du XVIIIe siècle finissant, les droits del’homme de la Révolution, le parlementarisme de lamonarchie censitaire, le suffrage universel de 1848, lalaïcité de la IIIe République, la civilisation du travail duFront populaire, la patience du pouvoir de FrançoisMitterrand. Pour finir, il distingue quatre gauches : libé-rale, jacobine, collectiviste, libertaire. L’arrière-planintellectuel de chaque période est éclairé par des «por-traits croisés», à l’imitation de Plutarque - de Voltaire etRousseau en passant par Robespierre et Danton,Lamartine et Hugo, Clemenceau et Jaurès, jusqu’àSartre et Camus, et enfin Mendès France etMitterrand… Une vision à la fois historique et anthro-pologique.On ne sera pas surpris de l’analyse caricaturale du« courant » collectiviste (comprendre communisme)lequel est né d’une tare utopique, doublée d’une visioncésariste de l’économie, adepte d’une gestion centraliséet autoritaire de la société. Ce courant de la gauche esten échec. Passons sur quelques inepties à propos du cli-vage gauche/droite et transfert de l’électorat commu-niste vers l’extrême droite (invalidé par toutes lesenquêtes sérieuses).Il n’empêche que certains défis pointés pour l’avenir dela gauche méritent attention : la place des individus,l’affrontement avec la finance, le renouvellementnécessaire de la démocratie.

Gauche et mouvements sociauxPeut-on réfléchir aux débats qui traversent et tarau-dent la gauche en passant sous silence l’évolution desmouvements sociaux ? Même si le but de ce copieuxouvrage n’est pas de répondre à cette questionL’ouvrage Histoire des mouvements sociaux en Francede 1814 à nos jours, dirigé par Michel Pigenet etDanielle Tartakowsky, vient à son heure combler unelacune et relever un défi. Il semble désormais possibleet nécessaire d’ entreprendre l’histoire hexagonale desmouvements sociaux. Possible, car les travaux existentqui permettent d’en renouveler l’approche commed’en explorer des aspects inédits. Nécessaire, parceque, de nouveau, la question sociale, mondialisée dansses causes et ses manifestations, revient en force sur ledevant de la scène publique, en quête d’interpréta-tions, de relais, de connexions et de solutions.L’histoire développée ici s’attache, du XIXe siècle à nosjours, à tous les types de mouvements sociaux – révolu-tions, rébellions, émeutes, grèves, campagnes électo-rales, pétitions, etc. – et quels qu’en soient les acteurs,ouvriers, paysans, jeunes, catholiques, minoritéssexuelles, etc.L’ouvrage tente de cerner l’articulation du social avecle politique, le culturel, l’idéologique et le religieux. Lesauteur-es entendent réintégrer les mobilisations col-lectives dans une histoire globale dont elles furent etdemeurent des moments essentiels.

2012, et après quel avenir pour lagauche ?Le numéro 60 de la revue Vacarme, paru dans la fouléede la défaite de Sarkozy anticipait : « 2012 n’est pas lesymétrique inversé de 2007. Il y a cinq ans, la victoirede l’UMP, ample, était celle d’une droite conquérantequi remportait l’élection parce qu’elle avait gagné la

Chaque mois, des chercheurs, des étudiants vous présentent des livres, des revues...

DÉBATS À GAUCHELa victoire de l’ensemble de la gauche contre Sarkozy, et l’exercice dupouvoir par une partie d’entre elle (PS, EELV) réactive le débat sur le sensd’une politique de gauche et à gauche. La crise exaspérant l’acuité de laconfrontation. Une série d’ouvrages en témoignent.

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bataille des idées. Aujourd’hui, la victoire de FrançoisHollande est trop étriquée pour qu’on puisse croire àun succès idéologique. Du coup, inquiétude pour lescinq ans à venir, et pour le coup d’après. Inquiétude,d’abord, parce que nous sommes dans un pays casséen deux, dont la moitié du corps électoral était prête àremettre ça, la xénophobie ne la révulsant visiblementpas. Mais inquiétude, aussi, parce que deux scénariosdominants s’esquissent aujourd’hui à gauche, inaptesà conjurer le danger de la victoire en 2017 d’une droiteextrême (rassemblement bleu marine ou UMP alignée): d’un côté, le scénario qu’on appellera « gestionnaire »,de l’autre le scénario qu’on appellera « identitaire » ;d’un côté la stratégie d’une gauche de gouvernementqui croit pouvoir apaiser la société par une « prési-dence normale » et une gestion rigoureuse en faisantl’économie d’une refondation idéologique ; de l’autrela proposition d’une certaine gauche intellectuelle,autoproclamée « populaire », attelée à un projet derefondation idéologique, qui valide en réalité les postu-lats de l’adversaire.Les auteurs tentent de démontrer que ce serait triple-ment suicidaire : pour des raisons, tactique, stratégiqueet enfin intellectuelle.La revue renvoie dos à dos ceux qui s’enferment dans lefaux dilemme : opter pour une gauche « bien pen-sante », ou opter pour une gauche « revenant » vers lescatégories populaires mais en donnant des gages à ladroite voire l’extrême droite.On la suivra dans son affirmation : « une conceptionpurement électorale et gouvernementale de la société,conçue pour gouverner mais qui paradoxalement, sielle l’emportait intellectuellement, mènerait tout droitla gauche à l’échec en la coupant de son moteur histo-rique : la vitalité d’un social clivé. »« il n’est pas besoin non plus d’aller réinventer la lune,les grandes lignes sont déjà posées depuis longtempset sont évidentes : aujourd’hui l’enjeu est d’articuler laquestion des luttes minoritaires à la question sociale età la question écologique ».Philippe Corcuff s’est également inscrit dans le débatavec un opuscule La gauche est-elle en état de mortcérébrale ? Ce petit texte que l’auteur présente lui-même comme un pamphlet pose un a priori « Lagauche est devenue électoralement dominante à unmoment avancé de sa décomposition intellectuelle. » Àpartir de ce constat par lui-même dressé PhilippeCorcuff réagit de manière pamphlétaire. Sont doncpassés à « la moulinette de la critique » à l’heure ouprend fin l’état de grâce de François Hollande les « logi-ciels » de la non pensée de gauche (les séductions desthéories) du complot, le « logiciel collectiviste » contreles individus du XXIe siècle entre autres. Corcuff fustigeégalement les « impensés » citons notamment l’écono-misme et la religion de la croissance, la professionnali-sation politique, les dérives « républicardes », « laï-cardes » et nationalistes, la diabolisation des média. Onpourra toujours opposer à l’auteur certaines outrancesil cible certains chantiers pour les forces émancipa-

trices. Il est dommage que l’impasse, le silence soit faitsur les recherches en cours du côté du Parti commu-niste.

Une perspective communisteOn peut considérer le dernier ouvrage de PierreLaurent, Maintenant prenez le pouvoir, comme unapport au débat sur les orientations de la gauche et au-delà sur la crise, les obstacles au changement, les pointsd’appuis pour l’imposer ; Il parie sur la capacité du peu-ple à investir la politique. Extrait… « La campagne élec-torale du Front de gauche a réveillé une envie d’inter-vention. Elle a donné la possibilité à des centaines demilliers de personnes d’investir leurs compétences,leurs engagements, leur volonté de retrouver prise surleur travail, sur leur vie dans un nouvel espace poli-tique. [...] Le Front de gauche a été fondé à l’initiative demilitants socialistes et communistes qui entendentbien disputer la question du pouvoir, au gouvernementcomme dans toutes les institutions démocratiques, àceux qui, à gauche, se satisfont du jeu de l’alternanceentre l’ultralibéralisme et le social libéralisme. [...] Nousproposons à la gauche un chemin nouveau. Ne pasl’emprunter dans ce contexte de crise, c’est prendre unrisque majeur. À l’inverse, nous sommes persuadés quela dynamique que nous avons enclenchée est celle quia le plus d’avenir à gauche. »

Bibliographie• Jacques Julliard, Les gauches françaises : 1762-2012 :histoire, politique et imaginaire, Flammarion.• Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky (Dir.), Histoiredes mouvements sociaux en France de 1814 à nosjours, Éditions de La Découverte.• La revue Vacarme, n°60.• Philippe Corcuff, La gauche est-elle en état de mortcérébrale  ? Textuel.• Pierre Laurent, Maintenant prenez le pouvoir, Édi-tions de l’Atelier.• Jean Lojkine, Une autre façon de faire de la politique,Le temps des cerises.

À signaler également• Bruno Trentin, La cité du travail. Le fordisme et lagauche, Fayard.• Changer vraiment  ! Quelles politiques économiquespour la gauche  ? Note de la Fondation Copernic.• Bernard Maris, Plaidoyer (impossible) pour les socia-listes, Albin Michel.• Jean-Christophe Cambadélis, La troisième gauche, DuMoment.• « La crise et la gauche - conséquences sociales etpolitiques de la crise financière mondiale », L’annuairesocialiste.

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CRITIQUESLa mémoire d’Auschwitzen Bande dessinéeK&L Press.

PAR ERNEST BRASSEAUX

Des bandes dessinées sur Auschwitz.C'est le pari lancé par une maison d'édi-

tion indépendante polonaise, fondée par Beata KŁos et JacekLech, guides au camp d'Auschwitz, sous le titre génériqueÉpisodes d'Auschwitz : www.episodesfromauschwitz.plLes scénarios partent de faits réels ayant eu lieu dans la viedu camp. Ces BD, écrites en polonais, sont ensuite traduitesen diverses langues, ce qui n'est pas si simple, car il fautsavoir employer des mots d'époque aujourd'hui disparus,notamment d'allemand ou d'argot des camps, sans pourautant devenir incompréhensible au lecteur moderne. Il enexiste pour le moment une en français : Amour dans l'om-bre de la mort. En plus de la bande dessinée proprementdite, chaque volume contient une petite présentation ducontexte historique lié à la thématique (deux ou trois pages),un glossaire du vocabulaire spécifique du camp, ainsi quedes micro-biographies des gens nommés dans la BD.L'ensemble nous paraît bien réussi, pédagogique, alliantsens du scénario, clarté, images dynamiques. On regretteraseulement que, dans certains volumes (pas tous), les auteurspolonais semblent mettre dans le même sac de dictateurset des tortionnaires, d'une part les nazis, et d'autre part ceuxqu'ils appellent « les communistes » (lire les staliniens, dontil n'est certes pas question de taire les agissements) : de tellesconfusions (patriotisme ou nationalisme ?), peuvent s'ex-pliquer au vu de l'histoire de la Pologne, mais n'en sont pasmoins à éviter.Les numéros 3 et 4 suivants, en cours de tra-duction, mais publiés en polonais, portent respectivement

« Diderot 2013 »Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°47

PAR PIERRE CRÉPEL

2012 : année Rousseau. 2013 : année Diderot. Comprendreles Lumières, dans ce qu’elles ont de commun et dans leurdiversité politique, sociale, scientifique et philosophique,est une nécessité pour changer le monde aujourd’hui. En1986, au lendemain du bicentenaire de la mort (1784) deDiderot, fut créée par Anne-Marie et Jacques Chouillet larevue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie. Elle enest au n° 47 : deux numéros par an, plus des index cumula-tifs très pratiques, en particulier sur les n° 1-41. La revue esten général articulée autour d’un dossier (par exemple« Diderot et les spectacles » pour le n° 47 de 2012), avec des« varia », des « glanes », des comptes-rendus et une rubrique« autographes et documents » où sont dépouillés les cata-logues de ventes de manuscrits.Diderot n’est pas le seul auteur étudié ; l’Encyclopédie, dontil est le principal maître d’œuvre (1751-1765 pour les dis-cours, 1762-1772 pour les planches, sans compter les sup-pléments, tables, éditions étrangères et recompositions parordre de matières), fait également l’objet de nombreuses

recherches : D’Alembert, Voltaire, Turgot, Quesnay, Rousseau,Montesquieu..., presque tous les hommes des Lumières,connus ou non, y ont participé.S’il existe de nombreuses revues sur le XVIIIe siècle, il n’y ena pas d’autre au monde qui soit entièrement consacrée àDiderot ou à l’Encyclopédie et celle-ci, de qualité remarqua-ble, fait appel aux meilleurs spécialistes, français ou étran-gers, de ces sujets. La triste et bientôt feue AERES (Agenced’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche)et ses satellites n’ont pas daigné la classer, ne serait-ce queparce qu’elle publie en français et même parfois en fran-çois. Peut-être ces garants autoproclamés de « l’excellence »estiment-ils que l’Encyclopédie, jamais traduite (sauf enextraits) ne doit être étudiée qu’en anglais ?Publication de la Société Diderot, la revue, soutenue par leCentre national du livre, le conseil général de la Haute-Marneet la ville de Langres (où est né Diderot le 5 octobre 1713) afait le choix du non-lucratif. Les numéros anciens sont enligne en accès libre (http://rde.revues.org/) ; les plus récentssont diffusés pas la Société Diderot ou par « Aux Amateursde Livres ». Gageons que l’année 2013 du tricentenaire don-nera un coup d’accélérateur aux recherches sur ce philo-sophe C’est ce qui ressort déjà du programme et même duprospectus accessible sur le site suivant : https://sites.google.com/site/diderot2013/

sur le P. Maximilien Kolbe, c'est-à-dire aussi sur le doubledéfi de l'Église catholique et de l'antisémitisme, et sur lesSonderkommandos. L'un des objectifs des auteurs est detrouver de nouveaux moyens de transmission de la mémoire,à l'heure où les derniers survivants disparaissent. Les conte-nus de ces BD sont discutés avec les survivants et les histo-riens ; la partie fiction qu'elles renferment ne change en rienle cours de l'histoire. C'est un parti courageux qui s'attaqueaussi à des questions délicates souvent éludées.

Bon pour la casse, Lesdéraisons del'obsolescenceprogrammée Les liens qui libèrent, 2012.

SERGE LATOUCHE

PAR FLORIAN GULLI

Un thème fait son entrée dans les textes du PCF, en l’occur-rence dans la base commune proposée par le Conseil natio-nal. Il s’agit de « l’un des choix stratégiques les plus symbo-liques de l’absurdité du système : l’obsolescence programméequi voit des entreprises produire des biens à durée de vievolontairement déterminée pour fidéliser, en quelque sorte,leur clientèle… ».Dans Bon pour la casse, Serge Latouche se propose de décrirel’histoire et la logique de l’obsolescence, tant celle-ci est aucœur de notre système économique. L’obso lescence pro-grammée consiste pour un fabricant à concevoir des pro-duits dont la durée de vie est limitée grâce à l’introduction

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FEVRIER 2013 - LA REVUE DU PROJET

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« Contenus d’enseignement »La Pensée, n°372

PAR PATRICK COULON

La revue consacre son dossier aux « contenus d’enseigne-ment ». En effet cette question est très peu débattue alorsque les enjeux sont décisifs. Dans sa présentation La Penséeconstate : « Le développement des savoirs va croissant dansles sciences, dans la technologie, comme dans les arts etbien d’autres domaines de la connaissance : ces savoirs exi-geants et les formes de raisonnement très élaborés qu’ilsvéhiculent modèlent de plus en plus les postes de travailcomme la vie sociale. Mais ces savoirs et formes de raison-nement sont inégalement maîtrisés par les adultes. Pourchanger ce constat, une première piste réside dans une nou-velle étape de démocratisation du système scolaire. Danscette perspective, l’École se trouve au défi de conduire l’en-semble d’une génération vers des études longues pour for-mer la future génération d’adultes, de penser les contenusà enseigner et la façon de le faire de telle manière que tousles élèves apprennent. Et ce, alors même que les scolaritéslongues ont été ouvertes en droit à tous les enfants, et doncque les enseignements secondaire et supérieur n’accueil-lent plus seulement des « héritiers » dans la connivence avec

la culture savante, et que l’école primaire a été dotée de lanouvelle mission de préparer chacun à des études longues.Une autre optique conduit à renoncer à préparer toute unegénération à se saisir le mieux possible des savoirs com-plexes qui modèleront les différents aspects de la vie pro-fessionnelle et sociale. » Les quatre contributions rassem-blées dans le dossier abordent la question sous différentsangles complémentaires. Les deux premières, à l’échelle dusystème, traitent des politiques qui ont changé les pro-grammes depuis quelques décennies ; les deux suivantes,plus près des salles de classe, sont davantage centrées surles évolutions des exigences intellectuelles faites aux élèveset sur les formes pédagogiques. On indiquera qu’au menude ce numéro 372 le lecteur pourra découvrir l’analyse deJean George sur l’avenir des USA qui voit l’effondrement dusystème financier s’ajouter à leur échec militaire tandis quel’affaiblissement relatif de la superpuissance s’accompagned’une montée de la Chine, de l’Inde, du Brésil et d’autrespays. Et soulignons également l’excellente idée de republierdes textes de Jacques Decour, Georges Politzer, JacquesSolomon qui tous trois comptèrent parmi les fondateurs deLa Pensée.

de tel ou tel dispositif technique. « Il peut s’agir, par exem-ple, d’une puce électronique insérée dans une imprimanteafin que celle-ci se bloque après 18 000 copies, ou d’unepièce fragile dont on prévoit qu’elle provoquera la panne del’appareil à l’expiration de la durée de garantie ». À cela ilfaut ajouter ce que l’auteur nomme une « obsolescence psy-chologique » désignant le vieillissement prématuré des mar-chandises provoqué par la publicité.L’obsolescence est nécessaire économiquement, parce qu’entant qu’incitation à la consommation, elle est la conditionde l’écoulement des marchandises, elle est le moyen d’ajour-ner les crises et donc de perpétuer le système capitaliste.Les profits se portent mal lorsque nous ne renouvelons pasnos équipements. Mais elle obéit aussi à une logique poli-tique explicitement formulée par les milieux d’affaires amé-ricains dès le milieu des années 1920. La consommation aété conçue comme un moyen de détourner l’insatisfactionpopulaire de la contestation de l’ordre capitaliste ; la consom-mation comme « réponse au bolchevisme ».La difficulté vient de ce que l’obsolescence a aussi un rôlesocial : elle « devient une nécessité pour lutter contre lechômage ». Le vieillissement prématuré est peut-être cho-quant éthiquement ; il n’en reste pas moins qu’il fait tour-ner l’économie et crée des emplois. Pour Serge Latouche,cet argument n’est pas concluant car il omet de compta-biliser les emplois que l’obsolescence détruit, ainsi queceux dont elle entrave le développement. Il propose fina-lement de substituer à la logique écologiquement mor-tifère du renouvellement, celle de « la durabilité, [de] laréparabilité et [du] recyclage programmé des produits »,ce qui ne manquerait pas de faire apparaître de nouveauxtypes d’emplois.

De la Médecine civile ou de la Police de laMédecineÉditions BHMS, 1797/2009

SAMUEL TISSOT

PAR PIERRE CRÉPEL

Miriam Nicoli, déjà auteure de l’ouvrage Apporter les lumièresau plus grand nombre, Lausanne, Antipodes, 2006, a publiéassez récemment un petit ouvrage très lisible et jusque-làinédit du grand médecin lausannois, Samuel Auguste Tissot,intitulé De la Médecine civile ou de la Police de la Médecine.(1728-1797), plus connu pour ses deux best-sellers,L’Onanisme (1760) et Avis au peuple sur sa santé (1761). Ils’est beaucoup engagé en faveur de l’hygiène publique, pourl’inoculation (ancêtre de la vaccination) et pour que le peu-ple lui-même apprenne à prendre en main les problèmesde santé. Chez lui, la médecine n’est pas seulement un artde mystères, une science autoritaire et un pouvoir, elle relèveaussi de ce qu’on pourrait appeler, un peu anachronique-ment, l’éducation populaire. Le texte de Tissot se composede deux parties : la première traite « des moyens de conser-ver la santé du public ou de l’hygiène générale », la secondedes « moyens de rétablir la santé ». L’histoire de la médecine,la qualité de l’air, les boucheries, la prévention des épidé-mies, les aliments, les boissons, le mouvement et le repos,la débauche, les hôpitaux, le personnel médical, les médi-caments : tout cela est abordé en termes simples par l’undes plus grands médecins des Lumières. Bien sûr, on trou-vera cet ensemble un peu naïf, car la médecine moderne nedébute progressivement que – disons – vers 1820.L’introduction cosignée de Miriam Nicoli et Danièle Tosato-Rigo expose fort clairement contexte, opinions et enjeux.

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COMITÉ DU PROJET ÉLU AU CONSEIL NATIONAL DU 9 SEPTEMBRE 2010 : Patrice Bessac - responsable ; Patrick Le Hyaric ; Francis WurtzMichel Laurent ; Patrice Cohen-Seat ; Isabelle Lorand ; Laurence Cohen ; Catherine Peyge ; Marine Roussillon ; Nicole Borvo ; Alain Hayot ; Yves DimicoliAlain Obadia ; Daniel Cirera ; André Chassaigne.

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