la revue du projet n°46

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N°46 AVRIL 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS NATION UNE VOIE VERS L’ÉMANCIPATION ? DOSSIER P. 36 LE GRAND ENTRETIEN LA RÉPUBLIQUE S’OUBLIE QUAND ELLE ABANDONNE L’ART ET LA CULTURE AUX MARCHANDS Alain Hayot P. 46 HISTOIRE L’ÉCOLE, LA RÉPUBLIQUE ET LA RELIGION Côme Simien P. 42 FÉMINISME ARTÉMISIA, LA PLACE DES FEMMES DANS LE 9 e ART Chantal Montellier Parti communiste français ©Frédo Coyère

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Page 1: La revue du projet n°46

N°46 AVRIL 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

NATIONUNE VOIE VERS

L’ÉMANCIPATION ?

DOSSIER

P.36 LE GRAND ENTRETIEN

LA RÉPUBLIQUES’OUBLIE QUAND ELLEABANDONNE L’ART ET LA CULTURE AUXMARCHANDS Alain Hayot

P.46 HISTOIRE

L’ÉCOLE, LA RÉPUBLIQUEET LA RELIGIONCôme Simien

P.42 FÉMINISMEARTÉMISIA, LAPLACE DES FEMMESDANS LE 9e ARTChantal Montellier

Parti communiste français

©Frédo Coyère

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SOM

MAI

RE

La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacRédacteur en chef : Guillaume Roubaud-Quashie • Secrétariat de rédaction :Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : CarolineBardot, Hélène Bidard, Davy Castel, Igor Martinache, Nadhia Kacel, Victor Blanc, Stéphanie Loncle, Clément Garcia, MaximeCochard, Alexandre Fleuret, Marine Roussillon, Étienne Chosson, Alain Vermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette, MichaëlOrand, Pierre Crépel, Florian Gulli, Jean Quétier, Séverine Charret, Vincent Bordas, Anthony Maranghi, Camille Ducrot, StèveBessac • Direction artistique et illustrations :Frédo Coyère • Mise en page :Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin(6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 VénissieuxCedex) • Dépôt légal : Avril 2015 - N°46. ISSN 2265-4585 - Numéro de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Clément Garcia.

LA REVUEDU PROJETAVRIL 2015

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3 ÉDITOGuillaume Roubaud-Quashie Tripartisme

4 POÉSIESFranck Delorieux Les Memento mori de Jean de Sponde

5 REGARDÉtienne ChossonTaryn Simon

6 u34 LE DOSSIERNATION, UNE VOIE VERS L’ÉMANCIPATION ?Stève Bessac, Florian Gulli Quelle conception communiste de la Nation aujourd’hui ?Sophie Wahnich La Révolution française et la naissance de la Nation Michel Vovelle Les symboles de la Nation entre détournement et méprisJean Vigreux Le Parti communiste français et la Nation aujourd’hui ?Patrick Le Hyaric Le PCF et l’Europe : quelle souveraineté dans uneunion de nations ?Gilles Ardinat L’État-Nation dans la mondialisation : un échelon pertinent ? Lydia Samarbakhsh Internationalisme : un nouveau chapitre s'ouvreMiguel Viegas De l’importance de la NationGaël de Santis Régionalismes et indépendantismesPierre Saly Libre-échange et protectionnisme au regard de l’expérience historiqueIgor Martinache Quand Jaurès ouvrait la boîte noire de « l’intérêtnational »Yves Dimicoli Protectionnisme ou protections solidairesinternationalistes ?Guy Lemarchand La France : nation et lutte de classesJean-Loup Amselle Nation et raceMaryse Tripier Immigration et nation, des mots piégés ?Émeline Dupin Qu’est-ce qu’être français ?

35 LECTRICES & LECTEURSVincent GouletDes média populaires et progressistes à réinventer

36 u39 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENAlain Hayot La République s’oublie quand elle abandonne l’art et la culture aux marchands PUBLICATIONS DES SECTEURSLydia Samarbakhsh La « force des choses » n’est pas la boussole de la gauche !

40 COMBAT D’IDÉESGérard Streiff La nouvelle caste dirigeante

42 FÉMINISMEChantal Montellier Artémisia, la place des femmes dans le 9e art

44 MOUVEMENT RÉELRazmig Keucheyan Nicos Poulantzas et l’État

46 HISTOIRECôme Simien L’école, la République et la religionLes premiers débats scolaires de la République française (1792-1793).

48 PRODUCTION DE TERRITOIRESMartine Drozdz La politique de développement territorial à Londres

50 SCIENCESAnne Roger et Yannick Lémonie Sports et sciences (2)

52 SONDAGESGérard Streiff Aide au développement : des Français partagés

53 STATISTIQUESMichaël Orand 350 000 travailleurs transfrontaliers en France

54 CRITIQUES• LIRE : Marie Fernandez et Katherine L. Battaiellie Lydie Salvayre et leslangues• François Salvaing 818 jours• Alain Badiou, Marcel Gauchet Que faire ?• Pascal Marichalar Médecin du travail, médecin du patron ? • Laurent Mucchelli L'invention de la violence Des peurs, des chiffres,des faits

58 DANS LE TEXTEFlorian Gulli et Jean Quétier La production matérielle

61 BULLETIN D’ABONNEMENT

63 NOTES

THÈMES DES PROCHAINSNUMÉROS DE LA REVUE DU PROJET : La question musulmane,Mots glissants, Contre lechoc des civilisationsVous avez des idées sur cesdossiers ? N’hésitez pas à nouscontacter.

Écrivez à [email protected]

DÉBAT

Si vous souhaitez,vous aussi, organiserdes débats enpartenariat avec La Revue du projet. [email protected]

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ÉDITO

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Tripartisme

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ripartisme. Le mot, pour un communiste,sonne plutôt bien : dépassement du bipar-tisme honni et souvenirs de Libération ; unpetit parfum de Sécurité sociale ou de sta-tut de la Fonction publique et la fin du jeu à

2 PS-umP. et pourtant, le tripartisme nouvelle manière,celui qu’on nous annonce et nous prépare, n’a pas vrai-ment les mêmes harmoniques : FN-umP-bloc de gauchemené par le PS. tout s’y résumerait et, pour la gauche,devrait s’y résumer sous peine d’élimination. il est vraique l’opération qui consiste à éliminer toute une gauchequi ne se résout pas à la toute-puissance financière nedate pas d’hier. À l’approche de 2012 déjà, la questiondu choix politique avait été posée : FN, umP, modemou PS. hors des quatre, on jouait dans la cour des plai-santins. il a fallu toute l’exceptionnelle campagne de2012 pour contredire ce scénario écrit d’avance.

trois ans plus tard, voici qu’on nous propose une ver-sion toilettée – avec bayrou en moins côté casting. Pourles besoins de la démonstration, on écrase le score duFront de gauche et nous y voilà, 1, 2, 3 : FN, umP, PS.N’ergotons pas davantage. Les dominants sont dansleur rôle : aucun espoir, braves gens, restez chez vous !

reste que ce discours médiatique et politique est ren-forcé par de bien cruelles expériences vécues, quanddans plus de la moitié des cantons du Nord, de l’oise,du Vaucluse, de tant de départements, les secondstours opposent la droite à son extrême. des 21 avril unpeu partout, la surprise en moins. Comment penserque ça n’ait pas de lourds effets politiques dans de largespans de la population, même si d’aussi larges pans sem-blent désormais regarder « tout ça » avec force dis-tance, se résignant à l’abstention ?

dans ce contexte rudement difficile – caractérisé néan-moins par notre progression en voix, à l’échelle natio-nale –, nous allons être appelés à prendre d’importantesinitiatives si nous voulons que l’alternative ne paraissepas douce folie voire même coupable divagation horsdu « monde réel du tripartisme » (façon « si vous nesoutenez pas le PS par principe, quoi qu’il fasse ou dise,vous êtes l’allié direct du Front national »). mieux : « horsdu monde réel du tripartisme et dans une situation oùde toutes façons, avec la mondialisation, l’europe, toutça, on ne peut rien faire. »

Les initiatives, notre parti en a déjà pris plusieurs d’im-portance et entend bien les poursuivre, à commen-cer par le tour de France de notre secrétaire national,Pierre Laurent. mais il y en aura d’autres, il en faudrad’autres, locales et nationales. Le mois de mai, notam-ment, sera l’occasion d’un grand temps sur le projetcommuniste car c’est bien le projet politique qui est àla fois l’essentiel et, en même temps, la première vic-time de ce tripartisme qui appelle au ralliement sansprincipe ni contenu.

dire un sens et un chemin. Proposer des repères.Convaincre qu’on peut surmonter les obstacles iden-tifiés (« l’europe, la mondialisation, tout ça »). mener ledébat sur ces puissants blocs d’idées qui bloquentl’union populaire (assistanat, racisme), sans « mora-line », sans esprit donneur-de-leçon, avec l’ambitionde parler et de travailler avec de larges pans de notrepeuple. Comprendre notre peuple et agir avec lui plu-tôt que de le juger et de pleurer. Comprendre aussi sescontradictions afin, les ayant identifiées, de se donnerles moyens de les surmonter – pour mémoire, le chô-mage des cadres est de 3 %, celui des ouvriers de 15 %.oui, « les 99 % » ont un fort sens politique, fondé sur lescontradictions prééminentes de classe – pour mémoirebis, les 500 plus grosses entreprises états-uniennesont distribué 900 milliards de dividendes aux action-naires, soit encore plus qu’à la veille de la crise – maisces 99 % sont un bloc à bâtir politiquement plutôt qu’undonné social spontanément cimenté.

du pain sur la planche, le précipice à portée de vue,mais du possible plein le peuple.

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GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,rédacteur en chef

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POÉS

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J ean de Sponde est né en 1557 dans le pays basque. Élevédans la religion réformée, il étudie la théologie protes-tante et apprend le grec qu’il maîtrise parfaitement. il se

prend de passion au cours de ses études pour l’œuvred’homère dont il donnera une édition commentée en 1583.il écrit également des vers érotiques. Soutenu financière-ment par henri de Navarre, il s’inscrit à l’université de bâle oùil s’intéresse entre autres domaines à l’alchimie – ce qui luivaudra les critiques de son professeur théodore de bèze. Lalecture des Psaumes lui inspire en 1582 des Méditations surles psaumes ainsi qu’un Essai de quelques poèmes chrétiens.L’année suivante, il se marie et aura trois enfants avec safemme anne. en 1589, il se rend à Paris où il est emprisonné.henri de Navarre devenu le roi henri iV le nomme lieutenantgénéral de La rochelle, poste qu’il quitte deux ans plus tardaprès avoir publié dans cette ville une traduction latine desTravaux et les jours d’hésiode. en 1593, après la conversion

du roi, il abjure sa foi protestante : il deviendra alors un pariadans les deux camps. L’année suivante son père est assas-siné par des Ligueurs. agrippa d’aubigné, son grand ennemidepuis toujours, l’accuse de complot et d’adultère. Cettemême année 1595, il meurt de pleurésie à bordeaux. Sersœuvres poétiques, réunies sous le titre de Recueil de diversespoésies du feu Sieur de Sponde que d’autres non encore impri-més ne seront publiées que plusieurs années après sa mort.La haine qu’il suscita plongea longtemps ses travaux dansl’oubli. mais la poésie de Sponde, amoureuse ou macabre, estparticulièrement représentative dans ses thèmes (l’incons-tance, les masques, la mort…) comme dans ses rythmes dela poésie baroque.

Les Memento moride Jean de Sponde

mais si faut-il mourir ! et la vie orgueilleuse

Qui brave de la mort, sentira ses fureurs,

Les Soleils hâleront ces journalières fleurs,

et le temps crèvera ceste ampoule venteuse.

Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse,

Sur le verd de la cire esteindra ses ardeurs ;

L’huile de ce tableau ternira ses couleurs,

et ces flots se rompront à la rive escumeuse.

J’ay veu ces clairs esclairs passer devant mes yeux,

et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux.

ou d’une ou d’autre part esclatera l’orage,

J’ay veu fondre la neige et ces torrents tarir,

Ces lyons rugissants, je les ay veus sans rage,

Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.

*

Qui sont, qui sont ceux-là, dont le cœur idolâtre

Se jette aux pieds du monde, et flatte ses honneurs ?

et qui sont ces valets, et qui sont ces Seigneurs ?

et ces âmes d’ebene, et ces faces d’albastre ?

Ces masques desguisez, dont la troupe folastre

S’amuse à caresser je ne sçay quels donneurs

de fumées de Court, et ces entrepreneurs

de vaincre encore le ciel qu’ils ne peuvent combattre ?

Qui sont ces loüvayeurs qui s’esloignent du Port ?hommagers à la Vie, et félons à la mort,dont l’estoille est leur bien, le vent leur Fantaisie ?

Je vogue en mesme mer, et craindrois de périrSi ce n’est que je sçay que ceste même vieN’est rien que le fanal qui me guide au mourir.

*

tout s’enfle contre moy, tout m’assaut, tout me tente,et le monde, et la Chair, et l’ange révolté,dont l’onde, dont l’effort, dont le charme inventéet m’abisme, Seigneur, et m’esbranle, et m’enchante.

Quelle nef, quel appuy, quelle oreille dormante,Sans péril, sans tomber, et sans estre enchanté,me donras-tu ? ton temple où vit ta Sainteté,ton invincible main, et ta voix si constante ?

et quoy ? mon dieu, je sens combattre maintesfois,encore avec ton temple, et ta main, et ta voix,Cest ange révolté, ceste Chair, et ce monde.

mais ton temple pourtant, ta main, ta voix seraLa nef, l’appuy, l’oreille où ce charme perdra,où mourra cest effort, où se perdra ceste onde.

Jean de Sponde, Stances et sonnets de la Mort.texte établi

par alan m. boase. Éditions José Corti, 1982.

FRANCK DELORIEUX

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REGARD

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C ontre toute attente, cette image n'a pas été réalisée àl'intérieur d'un musée.

il s'agit du siège de l’agence centrale de renseignement (Cia)qui a développé une politique de soutien à l'art états-unienpendant la guerre froide. Cet étrange mécénat nous prouve,qu'aussi abstrait soit-il, l'art n'est jamais une activité neutrepolitiquement.réalisée par taryn Simon, cette image fait partie d'une vastesérie, An American Index of the Hidden and Unfamiliar [litté-ralement : « un index américain du caché et du méconnu »],qui nous montre un ensemble de lieux interdits au public auxÉtats-unis. elle fait partie de l'ambition de cette photographe

de montrer un autre visage de l'amérique. Commencée parun reportage sur les condamnations illégitimes, son œuvrefait l'objet d'une première exposition monographique enFrance à la galerie du Jeu de Paume à Paris.

taryn Simon, « Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureaude la propagande extérieure ». du 24 février au 17 mai 2015galerie nationale du Jeu de Paume (Paris).

Taryn Simon

The Central Intelligence Agency, Art CIA Original Headquarters Building Langley, Virginia

An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007 Tirage chromogène / 94,6 x 113,7 cm avec cadre Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon

ÉTIENNE CHOSSON

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tout semble aujourd'hui rattacher notre quotidien à l'espacemonde. Que reste-il, à ce nouvel âge, de la Nation ? discutée àgauche, appropriée par l'extrême droite, la Nation est au cœurdes contradictions du capitalisme contemporain. Pour le PCF, laNation, débarrassée de ses oripeaux identitaires, reste un desfondements de la souveraineté populaire, indispensable à la miseen mouvement de nos sociétés.

nation, une voie versl’émanciPation ?

DOSS

IER

Quelle conception communistede la nation aujourd’hui ?

doxal de fatalisme et de volontarisme.L’histoire nous conduirait mécanique-ment au-delà des nations. Mais ilfaudrait l’y aider malgré tout, à coupde traités européens corsetant lessouverainetés. Ou à coup d’intimida-tions ! Ceux qui s’imaginent pouvoiréchapper au cours de l’histoire sevoient taxer de « nationalistes », de

« frileux », d’ « europhobes », de « réac-tionnaires », etc. Bref, nous sommessommés de désirer ce dépassementdu national inscrit dans la mondiali-sation des échanges. Pourquoi ? Parceque la fin des nations nous préserve-rait de la guerre. C’est du moins l’an-tienne qu’on répète à l’envi. Néan-moins, si le fait de la pluralité desnations engendrait nécessairementdes conflits, le monde serait unepermanente guerre de tous contretous. Ce qu’il n’est pas. Vouloir de

nouvelles relations internationales estune chose, supprimer les nations enest une autre.

Face aux partisans de la mondialisa-tion heureuse, le nationalisme. Lanation comme l’ultime rempart contreles dégâts du « mondialisme ». Cenationalisme « ethnicise » la nation qui

se définirait essentiellement par oppo-sition à l’Islam – mot valise désignantpêle-mêle les musulmans, les immi-grés, les Arabes, etc. L’affirmationnationale passe alors par la mise soustension permanente de cette religiondont on pointe l’étrangeté et le danger.Pas un jour ne se passe sans qu’on lamontre du doigt : prière de rue, voile,viande halal, terrorisme, burqa, etc.L’ethnicisation de la nation fait feu detout bois et détourne des principes quinous sont chers comme la laïcité.

PAR FLORIAN GULLIET STÈVE BESSAC*

a « nation » est devenue unmot passe-partout dans lechamp politique, utiliséedavantage par ses fossoyeursque par ses avocats. Cedossier est l’occasion de

préciser l’idée que nous nous enfaisons. D’emblée, affirmons-le : notreposition est unique sur l’échiquier poli-tique, à l’opposé de deux autresconceptions de la nation.

différentes visions de la nationLa première considère que la nationest devenue obsolète à l’heure de lamondialisation. L’époque serait audépassement des nations, par le hautet par le bas. La nation devrait se diluerdans des entités supranationales, leurtransférant toujours plus de pouvoirs.Dans le même temps, son unité devraitêtre dissoute en renforçant les pouvoirsrégionaux au détriment du pouvoircentral de l’État-Nation. Cette posturepost-nationale est un mélange para-

PRÉSENTATION

L« Vouloir de nouvelles relations

internationales est une chose, supprimer les nations en est une autre. »

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une vision communiste,internationaliste, laïQue et démocratiQueLes communistes ne peuvent se recon-naître dans aucune des conceptionsprécédentes pour au moins troisraisons. D’abord, les communistes sontinternationalistes. De cet internatio-nalisme authentique qui ne nie pas lanation, mais la pense dans sa relationaux autres. Non pas donc, commel’écrivait Georges Politzer en 1939,« celui des émigrés de Coblentz, l’in-ternationalisme des ennemis dupeuple, des trusts, de ceux qui fontpasser leurs privilèges de classe avantles intérêts de la nation ». Non pas doncaujourd’hui, celui des entreprises quidélocalisent, des exilés fiscaux, etc.L’internationalisme des communistesest le refus de la concurrence entre lessalariés des différentes nations.Concurrence qui est la loi même dusystème capitaliste, et qu’un premierministre français, « socialiste » desurcroît, assume dorénavant de façondécomplexée. « La France, explique-t-il lors d’un voyage en Chine, estcompétitive, c’est l’OCDE qui le dit. Laprotection de l’emploi est plus élevéeen Allemagne qu’en France ». Ce qu’onprésente ici sans scrupule comme unechance, c’est la fragilisation de nossalariés et la mise en concurrence desouvriers français et allemands. Quelleautre réponse peut-il y avoir qu’inter-nationaliste ? Sans solidarité d’actionde part et d’autre de la frontière, il n’yaura que la « solidarité de défaite »(Manifeste de l’Association internatio-nale des Travailleurs, 1864).

Ensuite, pour les communistes, lanation n’est pas affaire de religion ! Etil est même dangereux, du point devue de la nation elle-même, d’essayerde la comprendre sous cet angle. C’esttout bonnement jouer avec le feu. Lenationalisme raciste est antinationalcar il exclut (notamment...) la popu-lation française de confession musul-mane du corps de la nation. L’histoirene se répète pas, mais c’est, mutatismutandis, la critique que GeorgesPolitzer adressait au national-socia-lisme à la veille de la Seconde Guerremondiale. Il ne lui reprochait pas demagnifier la nation ; il lui reprochaitd’être le fossoyeur des nations, desnations européennes dont il foulait aupied la souveraineté, de la nation alle-mande elle-même qu’il voulait« sauver » mais en commençant par lapurger de tous les indésirables préten-

dument « anti-allemands » (juifs, socia-listes, communistes, etc.), soit plusieursmillions de citoyens. Sans faire deraccourcis historiques, sans identifierdes périodes foncièrement différentes,on peut voir aujourd’hui une mêmelogique à l’œuvre : un discours censé-ment national qui refuse la France tellequ’elle est advenue historiquement,une promotion de la nation qui intro-duit les germes d’une guerre civile« ethnico-religieuse ».N’ayant pas de religion commune, lesFrançais ne sauraient tirer la particu-larité de leur caractère d’aucune reli-gion. Ce qui les définit, ce qui définitla France populaire, c’est une sociali-

sation encore globalement uniformesur le territoire, c’est une vie quoti-dienne soumise au même cadre juri-dique, façonnée par les mêmes insti-tutions (notamment l’école), protégéepar un certain nombre de droitssociaux collectifs, etc. En travaillant àla défense et à l’extension de ces grandscadres de la vie collective, les commu-nistes font œuvre nationale.Enfin, les communistes identifientnation et démocratie. Raison pourlaquelle, par exemple, ils refusent le« fédéralisme européen » au motif que« fédéralisme n’est pas démocratie »,mais abandon de souveraineté(Refonder l’Europe, numéro spécial deLaRevue du Projet, page 8). Dépasserla nation, c’est en réalité chercher àcontourner la démocratie qui n’existesubstantiellement, jusqu’à preuve ducontraire, que dans un cadre national.

Les institutions démocratiques natio-nales sont néanmoins plus propices àl’intervention populaire que les insti-tutions européennes. Absence d’ini-tiative du parlement, prédominancedes organismes non-élus (dont leConseil), traités imposant la mise enœuvre de politiques néolibérales, etc. :autant de dispositifs européens visantà museler les aspirations venues d’enbas. Mais la démocratie, c’est aussi lemouvement populaire lui-même. Orce mouvement a ses traditions d’ac-tion, ses multiples espaces publics dediscussion, qui renvoient à l’histoirelongue de chaque pays. Les luttessociales se déploient dans un cadrenational, les mouvements populairesont leur particularité, ils s’appuie surdes ressources historiques propres, etc.Ce qui explique la difficulté des mobi-lisations internationales, pourtantnécessaires.La souveraineté populaire, que les libé-raux rêvent de réduire, les nationalistesl’ignorent purement et simplement.Quelle implication populaire propo-sent-ils ? Quelle démocratisation desinstitutions ? Quelle appropriationsociale de l’économie ? Ne pas poserces questions c’est tenir pour négli-geable les rapports de dominationsinternes à la nation. C’est entretenirl’illusion d’une communauté natio-nale sans division, illusion qui profitetoujours aux plus forts, c’est-à-dire àceux dont les capitaux ont tout intérêtà se soustraire à l’impôt national. n

« Les communistes identifientnation et démocratie. »

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*Florian Gulli est responsable de larubrique Mouvement réel,Stève Bessac est responsable de larubrique Histoire.Ils sont les coordonnateurs de cedossier.

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détachée même des commettants entant qu’êtres empiriques situés, auprofit de cette Nation qui à la fois lesréunit et les dépasse : une Nationmoderne. Objet politique abstrait parexcellence, cette Nation tourne le dos

à celle qui avait été forgée au Moyen-Âge et renonce à sa mythologiefranque et gauloise, renonce à sonimaginaire exprimé quant aux races.Sieyès, dans Qu’est-ce que le Tiers-État ?avait défini une nouvelle identiténationale en affirmant : « Que si lesaristocrates entreprennent […] deretenir le peuple dans l’oppression, ilosera demander à quel titre. Si l’onrépond au titre de la conquête, il fauten convenir ce sera revouloir remonterun peu haut. Mais le Tiers ne doit pascraindre de remonter dans les tempspassés. Il se reportera à l’année qui aprécédé la conquête ; et puisqu’il estaujourd’hui assez fort pour ne pas selaisser conquérir, sa résistance sansdoute sera plus efficace. Pourquoi nerenverrait-il pas dans les forêts de laFranconie toutes ces familles quiconservent la folle prétention d’êtreissue de la race des conquérants etd’avoir succédé à leurs droits ? Lanation alors épurée, pourra se consoler,je pense, d’être réduite ainsi à ne plusse croire composée que des descen-dants des Gaulois et des Romains ». Le texte de Sieyès anticipe sur l’évé-nement fondateur, mais ce qu’il fautretenir, c’est que les nobles commetels, pourraient être renvoyés à lasauvagerie des forêts et ne pas fairepartie de la nouvelle Nation, parcequ’ils avaient voulu cerner l’histoiredes vainqueurs sous la forme d’unerace. Les nobles ne pourront en êtrequ’en abandonnant cette conceptionde la noblesse. Sieyès congédie expli-citement la guerre des races telle

qu’elle avait été mise à l’honneur enFrance au XVIIIe siècle par desBoulainvilliers. Or Sieyès déclare quela croyance dans cette origine racia-lisée est devenue folle aussi bien pourparler des nobles que pour parler du

peuple qui ne pourra plus puiser dansl’imaginaire d’une race gauloise salégitimité. La nation n’est clairementpas une race. C’est le Tiers-État et luiseul.

naissance de l’assembléenationaleDu 5 mai au 12 juin 1789, pour se fairereconnaître comme interlocuteurimpossible à négliger, le Tiers-Étatchange de nom. Il devient les « com -munes » à la manière anglaise, puiss’inscrit sans une « démarche aussimémorable aussi nouvelle, aussiprofondément décisive que celle denous déclarer Assemblée nationale etde prononcer défaut contre les autresordres », une démarche qui ne « sauraitêtre trop mûrie » (Mirabeau). Or si laNation est le principe qui réunit etque la noblesse et le clergé refusentde se réunir au Tiers, alors ils refusentd’être de cette Nation. Or soit lesnobles acceptent d’emblée derenoncer à la noblesse, soit ils doiventrefuser toutes les invitations du Tierset demeurer absents aux séances dites« nationales ». En effet, ils ne peuventreconnaître le principe de la repré-sentation abstraite. Ils ont été élus parle sang et ne peuvent sans trahir leurhonneur, reconnaître dans l’électionautre chose que la transmissionmystique du pouvoir incorporé del’ordre qu’ils incarnent. Ils sont doncacculés à être défaillants. Le 10 juin, Sieyès propose une der-nière motion pour inviter les deuxautres ordres constitués à vérifier les

PAR SOPHIE WAHNICH*

n e cherchez pas le sens d’unmot cherchez quel usage onen fait, affirmait Wittgenstein.

Or la Nation révolutionnaire n’estd’abord qu’un mot mobilisateur, celuiqui permet de fonder une nouvellepuissance souveraine, celle d’un peu-ple face à celle d’un roi. Mais pour-quoi alors ne pas avoir fondé le peu-ple français, plutôt que la Nationfrançaise en 1789 ? Même en 1793 lesdeux termes semblent encore néces-saires. La souveraineté réside dans lepeuple (article 25) mais la souverai-neté nationale garantit la jouissanceet la conservation des droits (article23). C’est que le peuple est un prin-cipe paradoxal qui réunit l’universa-lité des citoyens mais la divise socia-lement : « Le peuple c’est l’universalitédes citoyens français ; le peuple c’estsurtout la classe immense du pauvre »(Collot d’Herbois). La qualification depeuple français ne permet pas nonplus même en éclaircissant ce nomde France de se passer de la notionde Nation, car la Nation révolution-naire est d’abord un principe d’unitéqui permet de faire puissance et levierpolitique. Ce levier appartenait au roi,désormais il est subverti et reconquispar le peuple, qu’il soit représenté enassemblée ou qu’il soit acteur lors dela prise de la Bastille et des événe-ments de violence punitive qui suc-cèdent à l’événement fondateur. Laqualification de « national » dit ceprincipe d’unité contre toutes lesanciennes divisions provinciales,sociales et d’ordres d’Ancien régime.

une nation d’égauxPolitiQuesL’opération révolutionnaire consistede fait en mai-juin 1789 à transformerune nation hiérarchisée en une nationd’égaux politiques. Il s’agit alors desubvertir la Tradition au nom d’uneRaison qui affirme que chaque députén’est pas représentant de son ordreou de sa province, mais bien de laNation. Le premier événement révo-lutionnaire consiste donc à fairereconnaître le principe de la repré-sentation politique détachée des fiefs,

la révolution françaiseet la naissance de la nation La nation, c’est la puissance souveraine d’un peuple et un principe d’unitécontre toutes les anciennes divisions provinciales, sociales et d’ordresd’ancien régime.

« Le premier événement révolutionnaireconsiste à faire reconnaître le principe

de la représentation politique détachéedes fiefs, [...] au profit de cette Nation qui à

la fois les réunit et les dépasse. »DOSS

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*Sophie Wahnich est historienne.Elle est directrice de recherches auCNRS.

pouvoirs en commun étant entenduque « l’assemblée juge qu’elle ne peutplus attendre, dans l’inaction, lesclasses privilégiées, sans se rendrecoupable envers la Nation. » Le Tiersaprès un long débat vote la motion etannonce qu’il procédera à la vérifica-tion de tous les pouvoirs le 12 juin. Le 13 juin, trois curés viennentdéposer leur pouvoir sur le bureau duTiers, le 14 juin six membres du clergéviennent se réunir aux Communes.Le 15, deux autres les rejoignent, etles pouvoirs ayant été tous vérifiés, ils’agit de s’occuper de la constitution

de l’assemblée. Sieyès propose qu’elles’appelle « assemblée des représen-tants connus et vérifiés de la nationfrançaise ». Mirabeau propose « repré-sentants du peuple français »,Mounier « Assemblée légitime desreprésentants de la majeure partie dela nation, agissant en l’absence de lamineure partie. » Le 16 juin, on débat de ces noms,Mirabeau défend le nom de peuple,Sieyès la dénomination d’assembléenationale. Le 17 juin, cette dénomi-nation est adoptée.Désormais la légitimité du peuple

souverain dispose d’une origine poli-tique : celle de l’événement fondateurde la Nation souveraine. Une souve-raineté toute autre qui ne repose passur l’imaginaire des corps et du sang,mais sur la reconnaissance qu’en cha-cun réside la raison entière, c’est àdire l’entité juridique « homme » et ledroit ainsi de déterminer la volontégénérale. C’est le fondement mêmedu droit naturel. n

bourg comme Chant de marche del’armée du Rhin mais remontant deMontpellier à Paris à l’été 1792 enpassant par Marseille qui lui donneson nom s’impose, elle aussi, lors desjournées révolutionnaires comme cride liberté autant que d’un patriotismesans frontières. En ces années, presqueobscurément dans un coin du Midi,s’esquisse le personnage de Marianne,figure de la France dont les travauxmagistraux de Maurice Agulhon nousont relaté l’ascension modeste puisirrésistible sur un siècle.C’est que les symboles dont la créa-tion est d’illustrer ou de susciter etpromouvoir du consensus, stimulantla continuité et l’affermissement, onten fait une vie plus agitée si l’on peut

dire, sujets à engouements mais aussiproscription momentanée ou durable,captation voire détournement,compromis bourgeois, et finalementaussi déclin, contestation et oubli : lessymboles meurent aussi comme j’aitenté de la décrire (dans 1789, L’héri-tage et la mémoire).Ironiquement on pourrait se demandersi cette « fragilité » n’est point la consé-

quence d’un péché original, cetterupture révolutionnaire avec sonpartage laïc qui différencie nossymboles des héritages anglo-saxonsunder God avec la main sur le cœurcomme le président Bush (ou Obama)qui font psalmodier aux Anglais un Godsave the king , reflet d’un long héri-tage, respectueux d’une monarchieembaumée (jusqu’à la béatificationspontanée de Diana).

de l’anathème à la dérisionL’aventure française dans laquelle,malgré quelques concessions etquelques tentations que je suis loinde méconnaître, dès le début « il n’estpas de sauveur suprême », est beau-

coup plus accidentée, exposée à desattaques qui vont de l’anathème à ladérision.Voyez le parcours du drapeau tel quenous l’avons laissé au 14 juillet 1790,le tricolore s’impose dans le payscomme dans les champs de bataillerévolutionnaire, il fait école ainsi dansl’Italie et les républiques sœurs, etNapoléon l’adopte et le promène à

PAR MICHEL VOVELLE*

l’ idéologie nationale a besoinde symboles : repères, expres-sions figurées d’une commu-

nion autour de valeurs, en l’occur-rence celle de la Nation, à partird’objets comme le drapeau (maisaussi la cocarde, l’arbre de la liberté,le bonnet phrygien), des monuments,ou simplement des mots, slogans ins-crits sur les façades (Liberté, Égalité,Fraternité), ou des statues et repré-sentations figurées des plus modestesestampes aux grandes compositions,mais elle convoque aussi la musique,héritage d’une créativité festive donttémoignent le Chant du départ,Veillons au salut de l’Empire à sa façonet bien sûr La Marseillaise. Sur cetarsenal de symboles veille la figure deMarianne comme représentation dela nation, la République, la liberté…tout à la fois ou tour à tour, et pour-quoi pas la France.

l’héritage de larévolution françaiseOn dira pour faire court que c’est làl’héritage pour l’essentiel de la Révo-lution française, point origine dont onse dispensera de rappeler les moda-lités : le drapeau, un compromis entrele blanc de la monarchie, le bleu et lerouge des couleurs de la bourgeoisieparisienne, comme officialisé auchamp de mars lors de la fête de laFédération (14 juillet 1790), recevantle baptême du sang à Valmy. L’aven-ture de La Marseillaise née à Stras-

les symboles de la nation entre détournement et méPrisredonner vie aux symboles en leur restituant leur force révolutionnaire.

« Les symboles dont la création est d’illustrer ou de susciter et promouvoir

du consensus, stimulant la continuité et l’affermissement, ont en fait

une vie plus agitée. »

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travers l’Europe. La Restauration arétabli le drapeau blanc de la monar-chie, mais en 1830, le rusé Lafayette,en drapant Louis-Philippe dans lesplis du drapeau tricolore oseprétendre : « Voilà la meilleure desrépubliques ». Du moins le tricoloreest ici durablement en place, et explosedans l’Europe des printemps de 1848.Le Second Empire ne se prive pas des’abriter sous l’emblème des victoiresnapoléoniennes, et la Troisième Répu-blique, après une lutte épique contreles partisans de la monarchie, placele drapeau tricolore au cœur de sondispositif symbolique patriotique,autant que républicain. Victoire incon-testable encore que controversée. C’estalors que le drapeau rouge, longtempshonni (par Lamartine notamment)comme celui de la loi martiale, estréapproprié par le mouvement révo-

lutionnaire international : dans cetterivalité de fond qui en Francen’ébrèche pas encore en profondeurla coloration « tricolore » de l’avant-guerre 1914, il y a une similitude dedestin avec celui de La Marseillaise.Celle-ci a eu un parcours encore plussemé d’embûches. Dès la périodedirectoriale, sous la Révolution, elle aaffronté les campagnes hostiles, l’ana-thème adverse porté par le Réveil dupeuple, ou simplement l’encanaille-ment d’un refrain trop populaire (« Lejour de la gloire est arrivé »). Napo-léon qui ne l’aime pas a osé l’impos-ture d’utiliser en jouant sur les motsl’hymne révolutionnaire Veillons ausalut de l’Empire. Interdite sous laRestauration, réintroduite par lamonarchie de Juillet par le mêmesubterfuge que le drapeau tricolore,mais reprenant toutefois après 1830toute sa signification proprementrévolutionnaire à travers l’Europe, sontriomphe en 1848 est stoppé par lecoup d’État de Louis Napoléon. C’estla Troisième République qui non sansefforts préliminaires assure son statutd’hymne national, celui dont Berliozavait assuré l’orchestration et dontl’éclat s’impose aux nations, commeles couplets sont populaires par lapédagogie républicaine. Mais dans lemouvement comme dans les partisouvriers les études qui ont été menéessur les années 1880 au temps despremières grèves et de la naissance dela Seconde Internationale illustrentcomment les ouvriers sont réticents

à cet hymne bourgeois, fidèles parfoisà la Carmagnole, ils trouvent unnouveau point de ralliement dans L’In-ternationale d’Eugène Pottier.Je m’en voudrais de ne pas adjoindreà ce survol emblématique de deux dessymboles de la Nation (et de la Répu-blique), ne serait-ce qu’en hommagemérité à la mémoire de MauriceAgulhon, un aperçu sur les aventuresde Marianne, sujet d’une trilogie danslaquelle il décrit les débuts d’abordmodestes de cette créature personni-fiant la liberté, le peuple, la patrie etfinalement la France avec un accentdifférent suivant les époques. C’est àla Liberté guidant le peuple que l’onsonge à partir du tableau célèbre deDelacroix sur les barricades de 1830.Mais la Marianne proprement dites’affirme à partir de 1848, clandestinemais diffusée par l’image et à travers

le pays. La Troisième République aassuré son officialisation quand sediffuse spectaculairement dans lesmairies et les bâtiments officiels lebuste de cette allégorie, que l’onretrouve aussi statufiée sur les places.Non sans ambiguïté certes, car il y adeux Marianne au moins : celle desrépublicains modérés, notables bour-geois conservateurs, Cérès couronnéede blé, symbole de prospérité et desagesse. L’autre Marianne, celle desbarricades, porte le bonnet phrygienet a le sein nu, elle se mêle à la foulequ’elle guide. Internationaliste autantque patriote, révolutionnaire autantque républicaine, cette autre Marianneporte un message qui n’est point celuides mâles qu’on essaie de lui opposerailleurs comme Germania. Elle peutêtre porte-parole des révolutions àvenir.

une ruPture dansl’histoire des symbolesNous voici au tournant majeur de lafin du XIXe siècle, suivi de ce que mesétudiants de 1968 appelaient « lagrande boucherie impérialiste ». Lessymboles vont prendre un rude coup.Coup de chauffe pour les nations dres-sées les unes contre les autres à l’âgedes affrontements impérialistes. Autemps des défilés, des propagandeséchauffées par les mouvements mili-taristes, les bannières flottent, leshymnes nationaux sont à l’honneur,malgré les efforts de la propagandeinternationaliste dont Jaurès est le

héros et la victime. C’est en 1915 quel’on transfère aux Invalides la dépouillede Rouget de Lisle. L’Union sacréeprovoque momentanément uneforme de consensus sur les symbolesde la nation, malgré les voix discor-dantes. On ne peut contester lesimages qui reflètent l’ampleur de l’en-gagement initial dans les classes popu-laires comme dans la bourgeoisie,témoignage d’un patriotisme plutôtque d’un nationalisme assumé parune partie des classes dirigeantes,nourri de l’illusion d’une victoire dansune guerre brève. Il n’est pas de notrepropos de reprendre le récit ni lesétapes tant de la montée progressivede la contestation au sommet dans lemouvement socialiste (conférencesde Kienthal, Zimmerwald…) ou pluslargement pacifiste, que du refus à labase de ces mutins dont le nombre et

le sort ont été si longtemps occultéspar l’historiographie officielle : ceserait un chapitre qui est actuellementen pleine redécouverte. Il reste essen-tiel de marquer la rupture que repré-sente l’issue du conflit dans notrehistoire des symboles. En apparenceles couleurs nationales sont plus quejamais à l’honneur dans les festivitésqui entourant la victoire, au temps dela Chambre bleu horizon. Mais dansla nouvelle génération qui recueilledans les années 1920 les chroniquesdu massacre (Barbusse, auteur du Feu,et d’autres) un refus collectif se faitentendre, contestant l’appareil et lesexpressions de l’idéologie nationale.Politisé à la lumière du messageapporté par une nouvelle révolution,bolchevique, ou en voie de politisa-tion, on en trouve l’expression spec-taculaire dans le poème d’Aragon« Hourra l’Oural », dénonciation viru-lente de La Marseillaise, chant deguerre et de mort « dans la merde destranchées », hymne honni, auquel infine le poète substitue L’Internatio-nale. Dans quelle mesure ce discoursest-il l’écho d’un pacifisme assumépar les organisations révolutionnairesqui prennent corps. Nous avonsencore fredonné en cachette dans magénération le couplet « interdit » deL’Internationale :« S’ils s’obstinent ces cannibales à fairede nous des hérosIls sauront bientôt que nos balles sontpour nos propres généraux ».Les fanfares guerrières qui continuent

« il y a deux marianne au moins : celle des républicains modérés,notables bourgeois. [...] L’autre, celle des barricades, porte le bonnet

phrygien et a le sein nu, elle se mêle à la foule qu’elle guide. »

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à rythmer la vie et le quotidien dusoldat comme les défilés se doublentde leur version dérisoire, en écho à lamarche de la garde impériale àMarengo qui accompagne le souvenirde Camerone pour la Légion, le bidassechante « C’est un soldat d’Afrique, quitenait la faction, il m’a mis dans lamain un gros bâton tout rond ». Et lescivils s’ils participent avec zèle auxcommémorations qui exhibent lesmutilés de la guerre agrémentent inpetto le refrain de paroles nouvelles :« C’est pour les vieux cons, c’est pourles vieux culs, c’est pour les vieuxqu’ont perdu la vie ».Cette fibre dérisoire n’était point unenouveauté, elle s’était exercée auXIXe siècle contre les symboles de l’An-cien Régime et de l’aristocratie, ainsichez Beranger et d’autres, de mêmeque sous l’Ancien Régime les hymnesreligieux, avaient souvent une versionprofane insolente ou grivoise. Maisdans l’après-guerre des mouvementspacifistes, elle a duré autant que leservice militaire dirait-on, moinsconnue que les attaques frontales del’extrême droite réactionnaire puisfascisante contre la symbolique répu-blicaine, virulente depuis l’AffaireDreyfus et les combats de la laïcité autournant du siècle.

la réconciliation des symbolesIl n’est pas excessif de parler d’un tour-nant majeur dans les années trente,celles du Front populaire et de la mobi-lisation contre la montée des périlsfascistes. Ce qu’on pourrait désignerpour faire simple comme la réconci-liation des symboles s’opère autourd’une relecture de la Révolution fran-çaise, référence majeure. Révolutionbourgeoise pour l’extrême gauchereprésentée par le Parti communisted’alors, éclipsée par la révolutionbolchevique, même si dans ses débutscelle-ci en avait repris quelquesthèmes. Les faits sont connus : dès 1934un discours de Maurice Thorez austade Buffalo célèbre la réconciliationhistorique du drapeau rouge et dutricolore, de La Marseillaiseet de L’In-ternationale. En revendiquant l’héri-tage comme partie intégrante de lamémoire du mouvement ouvrier pourstimuler l’effort patriotique en luttecontre le fascisme, les communistesinaugurent le mouvement de toute lagauche au sein du Front populaireautour des valeurs à la fois patriotiqueset démocratiques héritées de la GrandeRévolution. Saurait-on ici parler dedétournement, ou au contraire de revi-vification ? Même si ce compromisn’est pas sans équivoque il a prouvésa vitalité dans la mobilisation des

années trente, dont restent des témoi-gnages comme le film La Marseillaisede Jean Renoir.Les mouvements de la Résistance,point simplement communistes,entre 1940 et 1944, se sont référés dansleurs appellations comme dans leur

rhétorique au souvenir de l’élannational de l’an II, premier combatexemplaire des forces de la libertécontre l’oppression. Éluard ou Aragonévoquent la rencontre, devant lepeloton d’exécution de La Marseil-laise et de L’Internationale.Tant et si bien qu’au lendemain de laLibération, dans une Républiquerestaurée, sous la caution du généralde Gaulle, un consensus semble s’im-poser, chacun gardant ses arrière-pensées. Il n’a pas résisté aux change-ments profonds de la seconde partiedu XXe siècle, prolongé jusqu’à nosjours, en passant par la Guerre froide,et plus encore les épisodes de la déco-lonisation, jusqu’aux grandes rupturesde la fin du siècle à aujourd’hui avecl’implosion du système socialiste, etles révolutions d’aujourd’hui. Au fil deces étapes, c’est non seulement lanation dans sa réalité comme dansson concept qui ont été mis àl’épreuve, mais l’appareil symboliquequi l’accompagnait.

main basse sur les symbolesEn survol global, le bilan de ce granddemi-siècle est celui d’un déclincontinu et prononcé. Mais il a sesépisodes de rupture et de contesta-tion, comme aussi de captation voirede main basse sur les symboles. Legaullisme a ambitionné un temps derassembler autour de la personne deson chef, symbole vivant, sous les plisdu drapeau et au chant de La Marseil-laise, une unité que les réalités ont trèsvite fait voler en éclats. Le choc des

guerres coloniales et singulièrementde la guerre d’Algérie par le nombrede jeunes qu’elle a impliqué dans uneaventure qui n’était pas la leur a certai-nement été profond. Il s’est en toutcas accompagné d’une des premièresopérations « main basse » sur lessymboles quand l’extrême droiteappuyée dans l’OAS par une partie descadres de l’armée a prétendu s’em-parer de La Marseillaise comme destrois couleurs… transmettant cetteprétention abusive au Front Nationaljusqu’à nos jours, même si le chœurverdien de Nabuccoa pu être essayé untemps, comme moins révolutionnaireque La Marseillaise… À défaut de fairemain basse, on a pu assister au lende-main de l’ère gaullienne à une tenta-tive pour « civiliser » l’hymne national,lorsque le président Giscard d’Estaingse mettant en tête de corriger les bruta-lités de l’orchestration par Berlioz luiimprima le rythme « oratorio » qui fitsourire avant que le président Mitter-rand ne lui restitue son rythme anté-rieur, après 1981. Au-delà de l’anec-dote, voilà qui confirme qu’en hautlieu, il est mal porté de toucher auxsymboles : après de Gaulle, de droitecomme de gauche, les gouvernementset leurs ministres se sont attachés avecune réelle continuité à promouvoir

dans l’enseignement les valeurs de laNation – celles de l’identité à droite,de la République à gauche, poursimplifier.Et le chant de La Marseillaise tient uneplace emblématique dans cet ensei-gnement civique. Il y a dans cette poli-tique des séquences particulières :nous les retrouverons. En contrepoint,place aux mouvements de contesta-tion venus d’en bas. Dans la jeunesse,interpellée par les guerres de la déco-lonisation, ils ont été musclés lors dela guerre d’Algérie, malgré les mani-festations initiales par le carcan del’institution militaire. Mais, en différé,1968 a pu apparaître comme une libération de la parole qui, tout en se référant à un certain modèle de la Révolution ne ménageait guère lessymboles de la société bourgeoise.

« dès 1934 undiscours de

maurice thorez austade buffalo

célèbre laréconciliationhistorique du

drapeau rouge etdu tricolore, de LaMarseillaise et deL’Internationale. »

« Le chant de La Marseillaise tient une placeemblématique

dans cetenseignement

civique. »

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Si l’on s’astreint à un survol globaljusqu’à aujourd’hui, il est évidentqu’en France le déclin et la déperdi-tion de sens des symboles fondateursde la nation s’imposent. J’ai évoquédans 1789. L’héritage et la mémoire ledestin de deux d’entre eux, la figurede Marianne et La Marseillaise. Lepremier à partir des pages de MauriceAgulhon, les trois tomes sur la figurepersonnifiée de la Nation ou la Répu-blique qui s’achève dans les dernièresdécennies sur le tarissement d’unefiguration qui s’est engagée dans la« starisation » quand Marianne a prisles traits de Brigitte Bardot, CatherineDeneuve puis Laetitia Casta. Ladécennie des années 1980 à 1990, invi-

tation à un renouveau des images del’héritage révolutionnaire, a certes étépropice à une multiplication momen-tanée des figurations mais a facilitéune érotisation parfois poussée de cesicônes vidées de leur contenu civique.Il en va de même pour La Marseillaise,à laquelle j’ai consacré des études(dans Les lieux de mémoire) quiconduisent au constat du déclin avéréde l’hymne national dans la culturefamiliale. L’application avec laquelleles différents ministres, depuis Chevè-nement le premier, jusqu’à Jack Langqui m’a sollicité à plusieurs reprisespour écrire sur le thème, et jusqu’àleurs successeurs de droite ou degauche (Ségolène Royal) ont réitérél’obligation d’enseigner La Marseil-laisebute sur des difficultés évidentesqui s’imposent à tout cet héritage.On invoquera Maurice Agulhon pourexpliquer l’indifférence, la banalisa-tion de notre regard vis-à-vis devaleurs que l’on peut considérer

comme des acquis même s’il s’en faut :l’inscription « Liberté, Égalité, Frater-nité » sur nos édifices n’attire plus leregard dans un paysage mural où lestags se substituent à la devise. Lanation a sans doute paradoxalementperdu de son contenu référentiel avecla suppression du service militaire.Inversement, l’émergence des régionsà partir des revendications identitaires– occitane, corse ou bretonne – a pucontribuer à l’effacement de laconscience nationale, cependant quele sentiment d’une appartenance« européenne » reste peu affirmé, etsouvent récusé… et que l’altermon-dialisme, relais de l’internationalismeprolétarien, a du mal à se remettre des

dégâts des décennies passées. Toute-fois, au risque de la contradiction, ondoit reconnaître que cet effacementde l’appartenance patriotique coexisteavec le renforcement croissant d’unnationalisme dans une partie de lapopulation, réflexe identitaireexacerbé par la crise générale. C’esten Allemagne, mais l’exemple est àméditer, qu’en 1990 le slogan poten-tiellement révolutionnaire « Wir sinddas Volk » [Nous sommes le peuple]s’est transformé en « Wir sind ein Volk »[Nous sommes un peuple], fermanttoute perspective subversive.

éveiller une mémoirePerdueIl y a donc plus que de l’indifférenceliée à l’oubli ou à l’ignorance de notrepassé d’une histoire qu’il conviendraitd’enseigner en termes appropriés auxnouvelles générations, éveillant unemémoire perdue. S’il a suffi à unimposteur astucieux d’imiter une voix

officielle pour que les footballeurs del’équipe de France entonnent LaMarseillaise, avec la main sur le cœurcomme le président Bush, il reste queLa Marseillaisea été, en plusieurs occa-sions, sifflée dans les stades et que lesplus récents événements dejanvier 2015 ont suscité dans les classesdes manifestations non méprisablesd’un rejet du discours républicain pardes jeunes qui se sentent de l’autrecôté de la barricade. Ce sont les valeursde la République tout autant que cellesde la Nation qui sont en cause.Où trouver aujourd’hui la juste voie pouraffronter les problèmes de l’apparte-nance et des héritages tels qu’ils s’ins-crivent dans nos mots et dans nos rites ?Suffirait-il d’une pédagogie adaptéeet d’un toilettage en matière d’aggior-namentode nos couplets vieillis, histo-riquement datés prétend-on ? Dansmes batailles pour La Marseillaise,combien de fois n’ai-je pas eu àaffronter l’argument du « sang impur »dont l’abbé Pierre comme DanielleMitterrand et d’autres bonnes âmesvoulaient expurger l’hymne national,jusqu’à ce que d’autres (Badinter) s’ap-puyant sur la caution de Victor Hugoarbitrent en faveur du respect du texte.S’il a vieilli dans ses mots, danscertaines références datées, il n’a pasvieilli dans son message qui est celuid’une nation en armes pour défendrela liberté, la sienne et celle des autres,ce qui lui a valu d’être repris en touslieux, d’hier à aujourd’hui. Redonnervie aux symboles en leur restituantleur force révolutionnaire n’impliquepas, il s’en faut, de respecter une ortho-doxie mortifère. Les symboles sontfaits pour être brocardés, preuve devitalité. Détournements, accapare-ments, dérision… les symboles résis-tent tant qu’ils nous parlent, ou quenous savons les faire parler. n

*Michel Vovelle est historien. Il estprofesseur émérite à l’universitéParis-1 Panthéon-Sorbonne.

« La décennie des années 1980 à 1990 [...]a facilité une érotisation

parfois poussée de ces icônes vidées de leur contenu civique. »

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premières scènes, l’instituteur pré -sente la France comme « un des paysles plus riches et les plus beaux dumonde » faisant l’inventaire desrichesses patrimoniales héritées del’histoire nationale. Cette lecture s’ins-crit dans l’idéal républicain, celui duroman national où le peuple est misà l’honneur au sein des publicationsdu Parti (tant nationales que régio-nales ou locales). Les reportages dela presse (L’Humanité, La Terre,Regard), mais aussi le congrès d’Arles

fin décembre 1937 participent à cetélan. On insiste avec force sur ledévouement patriotique du Particomme l’illustre le documentaireréalisé pour ce congrès par JacquesBecker La grande espérance : ladéfense du patrimoine national et descultures régionales sont au cœur despréoccupations communistes. Cettelecture renoue alors avec la geste dela Révolution française dont le 150e

anniversaire en 1939 est dignementcélébré. Toutefois, l’entrée en guerreet la signature du pacte germano-soviétique bouleversent quelque peucet élan. Si les députés communistesvotent les crédits de guerre, très vitela diplomatie soviétique reprend ledessus, révélant de fait des contradic-tions que certains ne surmontent paset quittent le parti.

une guerre PatriotiQueCertes, en juin 1941 après l’attaquede l’URSS par les troupes hitlériennes,la guerre devient « patriotique ». LaRésistance communiste qui s’estaffirmée auparavant reprend alors lamatrice nationale du Front populaire.Le sacrifice de ses martyrs en devientun symbole au moment de la Libéra-tion et de l’immédiat après-guerre.Même la Guerre froide, qui rejette ànouveau le PCF, devenu premier parti

de France comme « parti de l’étran -ger », n’annihile pas cet élan. AnnieKriegel évoque même avec unecertaine ironie (ou provocation) l’idéed’un « national-thorézisme » (le« national-socialisme » est encoreprésent dans les mémoires…). Plusque jamais face au danger américain,le PCF joue la carte nationale sur desregistres variés, comme celui de ladéfense de la boisson nationale, levin, face au Coca-Cola.Ainsi la culture politique du PCF est

marquée par l’horizon national.Certes, il faut composer avec la patriedu socialisme réel, l’URSS, les démo-craties populaires, mais ce rapport àla nation est primordial pourcomprendre l’action militante, lapratique politique des communistes.

le « socialisme auxcouleurs de la france »« La belle histoire du village deFrance » (tract édité au lendemain dela guerre par le PCF pour être distribuéaux élèves des écoles primaires ruralesavec cette mention « enfant qui avezcette belle image, montrez-la à vosparents ») reprend en vingt vignettesl’histoire de la « petite patrie dans lagrande patrie » rappelant avec forceles images d’Épinal. La logique n’estpas uniquement liée à la propagande,mais elle emprunte des chemins clas-siques de la politisation que MauriceAgulhon a mis en évidence. Pourcompléter ce tract, il y a un voleturbain, intitulé « L’histoire de Jean,ouvrier de notre beau pays de France »qui reprend la même rhétorique. Onprend alors la mesure de la référencenationale dans la culture politique duParti et ses pratiques militantes sur letemps long. Comme l’écrit RogerMartelli : « L’apogée de la référencefrançaise [est] atteint au milieu des

PAR JEAN VIGREUX*

u n tel rapprochement peutparaître surprenant tant lesadversaires politiques, voire

l’État républicain – puis celui deVichy –, mais aussi après 1947, ont puprésenter le PCF comme un « parti del’étranger ». Si les prolétaires n’ont pasde patrie et restent internationalistesselon l’héritage marxiste, il n’endemeure pas moins que la culturenationale de l’école républicaineirrigue la société et la culture des mili-tants de la SFIC (section française del’Internationale communiste) puis duPCF : d’ailleurs le passage d’une déno-mination à l’autre souligne bien cettelogique identificatrice. Le Parti com-muniste revendique alors son carac-tère national au cours des annéestrente, lorsqu’il propose le rappro-chement avec les autres forces démo-cratiques contre le danger fasciste.L’onde de choc de l’arrivée d’Hitlerau pouvoir, mais également les enjeuxde la crise économique, sociale etpolitique des années trente – avec lesévénements du 6 février 1934 –ancrent définitivement ce rapport àla nation qui est interprété commel’héritage de la grande Révolution de1789 et d’une République en danger.

le front PoPulaireLe Front populaire permet non seule-ment d’associer le drapeau bleu-blanc-rouge au drapeau rouge, LaMarseillaise à L’Internationale, maisil offre aussi la possibilité d’uneimplantation nationale plus impor-tante, tant d’un point de vue électoralque militant. Généralement, on retientla poussée communiste aux électionslégislatives de 1936 avec 72 députés– c’est-à-dire représentants de lanation – mais il ne faut pas oublierdans ce schéma les élus locaux (maires,conseillers municipaux et conseillersgénéraux) qui incarnent aussi la « petitepatrie » dans la « grande patrie ».Véritable laboratoire, ce moment duFront populaire est celui de larencontre du PCF avec la nation. Untel rapprochement culturel peut sevoir dans le film réalisé par JeanRenoir La vie est à nous où, dès les

le Parti communiste français et la nationLe projet et les discours politiques du PCF s’inscrivent dans une culturepolitique nationale, dans une langue et un héritage historique lié au romannational né avec 1789, celui de la république.

« La culture nationale de l’écolerépublicaine irrigue la société et la culture

des militants de la SFiC (section française del’internationale communiste) puis du PCF »

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années 1970, quand le PCF valoris[e],face à l’Union soviétique, son “socia-lisme aux couleurs de la France” ». Aumoment du programme commun,mais aussi de ses tensions, le PCF sedémarque des logiques atlantistes desdroites et du nouveau Parti socialistede François Mitterrand, tout en « sedistanciant d’un bloc soviétique qui,au temps de Brejnev, plaidait ouver-tement pour la “souverainetélimitée” ». La voie de l’eurocommu-nisme est aussi une expérience natio-nale face aux dérives du marché euro-péen. Cette identité a marquédurablement l’expérience du PCF,même au moment où il renoue avecson alignement sur l’URSS au débutdes années 1980 : nombreux sont sesmilitants qui préfèrent écouter LeBilan de Jean Ferrat, renouant avecl’idéal national émancipateur…

rePenser un nouvelinternationalismePlusieurs interprétations ont été avan-cées pour comprendre ce rapport àla France. Si pour certains, il s’agitd’un leurre, d’une simple tactique quimasque l’emprise du centre sur sapériphérie (de Moscou et du modèlesoviétique), il n’en demeure pas moinsque les cadres, les militants, les élec-teurs ne sont pas un corps étranger àleur nation ; le projet et les discourspolitiques s’inscrivent dans uneculture politique nationale, dans unelangue et un héritage historique lié

au roman national né avec 1789, celuide la République. Certes, elle peut (etdoit) être émancipatrice (et nongarante de « l’ordre bourgeois et impé-rialiste »), mais l’horizon est bel etbien celui d’une patrie commune.Pour autant cette République peutêtre aussi celle des soviets et on

mesure ici la double affirmation iden-titaire qui hérite du mythe d’Octobre1917, de la naissance du socialismeréel et de la fidélité à l’URSS. D’autrepart, plusieurs courants politiquesexclus ou dissidents du Parti ont théo-risé l’abandon de son internationa-lisme en insistant sur sa dérivebureaucratique et nationale repre-nant de fait la grille d’analyse de ladégénérescence stalinienne.Rechercher les tensions entre ces deuxpôles, les moments de conflits ouconflictualités affirmés, semble vain,car le Parti comme organisation poli-tique est inséré dans le système poli-tique national. Il faut alors composeravec le jeu d’échelles pour appré-hender au mieux les logiques à

l’œuvre. La période de la Guerre froideoù le PCF est hors du jeu politiquegouvernemental – « Vous les commu-nistes, je ne vous ai jamais situés àgauche mais à l’Est », comme le disaitGuy Mollet en reprenant les motsd’Édouard Depreux – peut êtreanalysée à l’échelle des départements

(des conseils généraux), descommunes ou municipalités souli-gnant alors le poids du paradigmenational.Depuis la disparition du modèlesoviétique et du bloc de l’Est, lamondialisation a permis à la culturenationale d’exister comme uniqueréférentiel, mais il semble toutefoisopportun de repenser un nouvelinternationalisme pour éviter d’êtreinaudible face aux courants politiquesnationalistes d’extrême droite quiprolifèrent… n

« il semble opportun de repenser un nouvel internationalisme

pour éviter d’être inaudible face auxcourants politiques nationalistes

d’extrême droite qui prolifèrent… »

*Jean Vigreux est historien. Il estprofesseur d’histoire contemporaineà l’université de Bourgogne.

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qui se fait sans eux et contre eux. Onest passé de l’idée de Communautéeuropéenne au concept politiqued’« Union européenne ». Cela signifieune intégration toujours plus pousséesur la base de politiques unifiées,uniques, régies par deux traités, letraité de Maastricht et de Lisbonne,complétées par le traité budgétaire etle pacte dit « Euro Plus » (voir le Lepacte des rapaces, éditions de l’Hu-manité). On voit ainsi comment lesinstitutions européennes pilotent nos

politiques budgétaires et monétaireset déterminent des choix quotidienscomme, par exemple, avec la loiMacron qui découle du pacte « Euro-plus ». Ce sont des instances supra-nationales, non élues au suffrageuniversel, comme la Commission deBruxelles, la Cour de Justice et laBanque centrale européenne, quigouvernent le dispositif.L’actuelle construction européennese fait donc contre la souverainetépopulaire, au service de la finance et

ENTRETIEN AVEC PATRICK LE HYARIC*

lors de sa dernière conventionnationale sur l’europe, le Pcf achoisi de redéfinir son projet euro-péen comme celui d’une «  union denations et de peuples souverains,libres et associés  ». Qu’entendez-vous par là ?Favorables à la construction euro-péenne, nous voulons profondémentla transformer. Les peuples se détour-neront de plus en plus d’une Europe

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le Pcf et l’euroPe, Quelle souverainetédans une union de nations ?La nation est le cadre vivant de l’expression démocratique, l’espace privilé-gié des luttes, des rassemblements et du combat politique. elle est un outilprécieux dans le cadre d’une coopération internationale et de la solidaritéinternationaliste pour ouvrir des brèches face aux politiques libérales.

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du capital international. Notre objectifde refondation vise à renverser ce typede construction à partir du respectdes spécificités historiques, cultu-relles, politiques de chaque nation.Chacune d’elle serait dans unedémarche d’union choisie parce quebénéfique pour tous, respectueuse dela singularité de chacun et, en mêmetemps, porteuse de ce que les nationsauront librement décidé de faire soli-dairement ensemble. Le contraired’une uniformisation qui, comme onle constate, conduit à une exacerba-tion des nationalismes. Cela suppose,à l’échelle du continent, d’inventerdes procédures démocratiques quipermettent aux citoyens, dans leurcadre national, de choisir librementce qu’ils veulent réaliser en commun.Ce processus est à l’opposé de la miseen concurrence actuelle.Prenons la question essentielle desservices publics. Alors que la concep-tion française du service public s’esttraditionnellement référée aux prin-cipes d’égalité, de continuité etd’adaptabilité, une autre logique luiest opposée. Cette logique est denature essentiellement économiqueet financière, c’est l’option d’uneéconomie de marché et de concur-rence dont les critères sont essentiel-lement monétaires comme le tauxd’inflation, les fluctuations moné-taires, les déficits des financespubliques, les taux d’intérêt à longterme, les taux de rentabilité. Cetteconception ne permet pas de garantirle respect de l’idée d’intérêt généralet du principe d’égalité, qui se retrou-vent indexés aux dogmes ultralibé-raux inscrits dans les traités, et ainsirelégués aux marges des politiquesmenées par les institutions euro-péennes. Il en est de même des enjeuxde l’accès au crédit pour un nouveaudéveloppement humain. La Banquecentrale européenne ne se fixe pas cetobjectif mais celui « prioritaire pourelle », de la valeur de la monnaieunique comme outil de spéculation.Dire cela ne signifie pas que nous

voulions imposer aux autres notreconception mais que nous voulonsque les autres peuples puissent avecnous dégager des principes communspour que la vie s’améliore pour touteset tous, que l’environnement soitsauvegardé.

Nul ne doit être entraîné dans unengrenage aboutissant à un type desociété violant ses choix fondamen-taux et les droits humains à vivremieux. Tous doivent pouvoir s’engagerdans tel ou tel champ de la politiqueeuropéenne si et seulement si ils enont choisi souverainement le cadre etla finalité. Une clause de sauvegardepermettrait à un peuple souverain de

se soustraire d’un pan de la politiqueeuropéenne ou d’une directive, dèslors qu’il considère qu’elle remet encause ses choix souverains.Cela ne l’empêcherait pas de pour-suivre les débats voire les négocia-tions avec les autres États pour desprojets communs. Les parlements na -tio naux seraient impliqués en amontde l’élaboration des lois et règles euro-péennes. Un tel projet impliquenécessairement de profon des trans-formations structurelles et institu-tionnelles.

comment, dans la forme que vousavez définie, parvenir à unir les peu-ples européens autour de projets etd’objectifs communs ?De nombreux enjeux auxquels sontconfrontés les citoyens de tous lespays européens leur sont communset nécessitent des projets coopéra-tifs. De grandes questions ne peuventêtre résolues qu’à l’échelle du conti-nent : mouvements migratoires inter-nationaux, défi climatique, dévelop-pement industriel selon des principesécologiques, nouveaux choix agri-coles et alimentaires, développementnumérique, création monétaire auservice d’un nouveau développementhu main, mais aussi droits nouveauxdes salariés dans les comités de

groupes, transition énergétique etautonomie énergétique, ou encorenouvelles coopérations avec les paysdu Maghreb et de l’Afrique. Ce ne sontlà que quelques exemples. J’y ajou-terai l’indispensable projet de fairede l’avenir de la petite enfance et de

la jeunesse une grande cause euro-péenne. Prise sous cet angle, laconstruction européenne n’est pasun pis-aller subi mais bien une néces-sité choisie.Une des conditions de la réalisationde ces objectifs est évidemment lerespect des choix démocratiques dechacun des peuples qui composentl’Union. À l’opposé de l’actuelle situa-

tion, l’exercice partagé de la souve-raineté des nations peut et doitpermettre l’émergence de grandsprojets européens, utiles, créateursd’emplois. À la condition qu’ils fassentl’objet d’une concertation préalable,non seulement avec les parlementsnationaux mais aussi avec les assem-blées locales, les citoyens, particuliè-rement celles et ceux qui s’organisenten associations ou en syndicats. C’estle ciment du principe coopératif quenous avons à cœur de substituer aurègne de la compétition de tous contretous, dont on voit bien actuellementqu’elle est la loi d’airain qui permetla mise au pas de certains pays auprofit des plus puissants. Bref, ladémocratie serait un facteur d’effica-cité sociale, économique et écolo-gique. Une confiance mutuelle peutalors s’instaurer entre les peuples etfédérer une espérance commune àl’échelle du continent.

la victoire de syriza en grèce s’estfaite dans un cadre national. est-ceà dire que seul le cadre national estsusceptible de permettre l’émer-gence de politiques de progrèssocial ?Il y a une tension entre le cadrenational et les institutions euro-péennes qui n’est pas due à l’idée dela construction européenne, mais auxpolitiques mises en œuvre au nom del’Union européenne – qu’on confondtrop souvent avec tout projet euro-péen – et à des conceptions qui n’ontplus rien à voir avec l’esprit de soli-darité et de coopération. On a vucomment, en quelques semaines, legouvernement Syriza a ouvert undébat fondamental sur la sortie del’unicité des politiques imposantl’austérité, le chômage, la précaritéde vie. L’enjeu de la solidarité des sala-riés, des privés d’emploi, des créa-teurs, des petites entreprises, desautres pays est considérable pour le

« L’actuelle construction européenne se fait donc contre la souverainetépopulaire, au service de la finance

et du capital international. »

« Notre objectif de refondation vise àrenverser ce type de construction à partir

du respect des spécificités historiques,culturelles, politiques de chaque nation. »

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peuple grec certes, mais pour tous lespeuples européens.Les cadres nationaux en Grèce, enEspagne, en Irlande, au Portugal, enItalie ou en France, s’alimentent l’unet l’autre comme les maillons d’unechaîne qui un à un se brisent pour faireémerger une autre cohérence euro-péenne. En ce sens, la réussite dugouvernement d’Alexis Tsipras inté-resse chacune et chacun d’entre nousau nom d’une alternative progressistepossible. C’est d’ailleurs ce que redou-tent les puissances d’argent.Il est donc indispensable de créer unrapport de forces solide et de mani-fester notre solidarité avec le peuplegrec qui traverse et va traverser desmoments de forte turbulence sous lescoups de boutoir des marchés finan-ciers et de leurs relais politiques.Agir ainsi, c’est défendre et faire vivrela démocratie. Jusqu’ici la nation restel’espace privilégié des luttes, desrassemblements et du combat poli-tique. Mais l’horizon d’une coopé - ration internationale et de la solida-rité internationaliste me paraîtindispensable pour engager le brasde fer avec le capitalisme mondia-lisé et financiarisé.

On remarquera d’ailleurs avec unecertaine ironie que ce sont les adula-teurs de l’actuelle construction euro-péenne qui brandissent l’argument –fallacieux qui plus est – des 750 euros

que chaque Français devrait payerpour le peuple grec, utilisant par làd’étroits ressorts nationalistes pourbriser la solidarité européennesusceptible d’émerger.La nation est donc le cadre vivant del’expression démocratique, avec, pourles individus qui la composent, desréflexions qui, et de plus en plus, vont

bien au-delà des frontières géogra-phiques. Elle est un outil précieuxpour ouvrir des brèches face aux poli-tiques libérales. En même temps, lespolitiques de progrès social, de déve-loppement humain, écologique,imbriquées plus que jamais à l’échelleeuropéenne et planétaire, nécessitentde penser l’intervention citoyenne,sociale et politique, au-delà du cadrestrictement national. La pertinencede l’échelon pour mener des poli-tiques de progrès est un vieux débatqui a autrefois divisé le mouvementouvrier sur la construction du socia-lisme. Il serait judicieux de repensercette question à l’aune de la mondia-lisation et des actuelles mutations ducapital et du travail.« Un peu d’internationalisme éloignede la patrie beaucoup d’internatio-nalisme y ramène. Un peu de patrio-tisme éloigne de l’internationale,beaucoup de patriotisme y ramène »clamait Jean Jaurès. n

« La réussite dugouvernementd’alexis tsipras

intéresse chacuneet chacun d’entre

nous au nom d’unealternative

progressistepossible. »

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*Patrick Le Hyaric est membre duComité exécutif national du PCF. Ilest responsable du projet européendu PCF et député européen. Propos recueillis par Clément Garcia.

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• Le nationalisme est une idéologiedangereuse, de tendance fasciste, qu’ilfaut remplacer par un idéal transna-tional : « le nationalisme, c’est laguerre » (Mitterrand, 1995).

un déclin des états-nations très relatifDans le discours dominant, l’efface-ment de l’État-Nation est présentécomme un progrès inéluctable (argu-ment du « sens de l’Histoire »). Néan-moins, cette analyse est très contes-table. En dépit de leur affaiblissementrelatif, les États restent les acteurs clésde la mondialisation. Rappelons quedepuis ses débuts, la mondialisations’est faite sous l’impulsion des États(Grandes découvertes, constructiond’empires mondiaux…). Historique-ment, la mondialisation ne corres-pond pas à la destruction des États,mais plutôt à leur déploiement dansl’espace mondial (via la diplomatie,les conquêtes coloniales ou des entre-prises proches des gouvernements).Le néolibéralisme, initié depuis lesannées 1980, a certes réduit le pouvoirde régulation des États (déréglemen-tation, privatisation, augmentationdu pouvoir des firmes transnatio-nales) mais le poids des gouverne-ments reste tout de même détermi-nant. Lors de la crise de 2008, ce sontles gouvernements nationaux qui ontpris l’initiative face à la crise. Ni leFMI, ni la Banque Mondiale, ni l’UEn’ont apporté de réponses. Ils se sontsimplement associés à un concert denations souveraines (le G20). Ainsi,un plan de relance concerté a étédécidé. Rappelons également que laplupart des phénomènes présentéscomme « mondiaux » restent liés auxÉtats (exemple du terrorisme « sans-frontières » qui est la plupart du tempsl’émanation d’un État). Enfin, le senti-ment national, loin de disparaître faceà la mondialisation, est extrêmementvivace dans la plupart des pays. Sil’identité européenne ou le « citoyendu monde » restent largement desutopies, le patriotisme se manifestenotamment comme une alternativeà la mondialisation sauvage.

démocraties nationalescontre oligarchiestransnationales ?De l’aveu même d’un ancien écono-miste de la Banque mondiale, lamondialisation souffre d’un « déficitdémocratique » (Joseph Stiglitz). Ilserait plus juste de parler d’absencedémocratique tant les notions depeuple et de souveraineté semblentembarrasser les technocrates duFMI et de Bruxelles. Chacun cons -tate l’influence croissante desgroupes de pression et de la financeau sein de ces cénacles de lamondialisation. L’Union euro-péenne, cheval de Troie de l’ultrali-béralisme et des intérêts américainssur le vieux continent, se construitde plus en plus contre la démocratie(viol du référendum de 2005, refusde consulter les Grecs en 2011…).Après des décennies d’intégrationcommunautaire et de libre-échangemondialisé (GATT puis OMC), lebilan est sans appel : les institutionseuropéennes et mondiales n’ontœuvré ni pour le progrès social, nipour la participation citoyenne.« L’Europe qui protège » et « lamondialisation heureuse » sont desslogans vides de sens.

Or, face aux firmes transnationales,aux logiques financières et à l’impé-rialisme, les seules réponses cohé-rentes se sont faites dans des cadresnationaux. Evo Morales, président deBolivie, a progressivement sorti sonpays de la sujétion. Il a été largementréélu en octobre 2014. En 2011, l’Is-lande, pays très soucieux de sa souve-raineté, a usé du référendum pour se

PAR GILLES ARDINAT*

la transnationalisationdes « élites »La classe dirigeante actuelle sembleprendre ses distances avec le cadrenational au profit de solutions « supra-nationales » (Union européenne etOTAN). Cette inflexion majeure denos « élites » s’appuie sur une théorieabondante. Pascal Lamy, ancien direc-teur général de l’OMC, est le symbolede ce mouvement idéologique : ilprône un gouvernement « alterna-tional » dont l’Union européenneserait le laboratoire avancé (voir sonouvrage de 2004). Ce discours est

omniprésent dans le débat public. Lesnations en général et la France enparticulier sont « trop petites ». Lessolutions nationales sont associées à« un repli sur soi ». En somme, l’ho-rizon national est présenté commeobsolète, voire archaïque. Cet argu-mentaire peut se résumer en quatrepoints :• La mondialisation a internationa-lisé les problèmes (terrorisme, envi-ronnement, économie…).• Les solutions doivent donc s’inscrireà une très petite échelle (l’Union euro-péenne, le G7, l’ONU…).• Les États-Nations sont donc totale-ment dépassés et impuissants. Ilsdoivent fusionner en de grands blocset transférer leurs compétences à deséchelles adéquates.

l’état-nation dans la mondialisation : un échelon Pertinent ? Les grands média et la classe politique répètent de manière incessanteque « l’europe est notre avenir » et qu’aucun des grands problèmescontemporains ne peut être résolu à l’échelle nationale. La mondialisationconduit-elle réellement à l’effacement des États-Nations au profit destructures continentales ou mondiales ?

« historiquement,la mondialisation necorrespond pas à la

destruction desÉtats, mais plutôt à

leur déploiementdans l’espace

mondial. »

« Lors de la crisede 2008, ce sont

les gouvernementsnationaux qui ont

pris l’initiative faceà la crise. »

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internationaliste renforçant les capa-cités émancipatrices des peuples dansleur combat contre les dominationset l’exploitation – sans chercher àhiérarchiser entre eux ces combats,ni à imposer une philosophie parrapport aux autres. Il s’agit d’un inter-

nationalisme qui soutient les mouve-ments émancipateurs dans leursluttes – celles du peuple palestinienpour ses droits, la reconnaissance deson État ; celles des Kurdes pour leursdroits politiques et culturels partoutoù ils vivent ; celles du peuplesahraoui... – et qui aide à les unirmondialement, et ce malgré leursdifférences, sur les enjeux internatio-

naux – les droits des femmes, le droità l’énergie, la souveraineté alimen-taire, la réappropriation sociale desressources, richesses et moyens deproduction, la souveraineté populaire,la paix... – et les mobilisations contrela domination du capitalisme finan-

cier. Des cadres d’action communecomme le Parti de la gauche euro-péenne (PGE) en Europe ou le Forumde Sao Paulo en Amérique latine préfi-gurent cette recherche.« Le ciment de la solidarité interna-tionaliste n’est pas l’existence d’unennemi commun mais le partage devaleurs communes et la volonté deles faire avancer » (M. Rogalski, 2010).

PAR LYDIA SAMARBAKHSH*

l a victoire de Syriza en Grèce le25 janvier 2015 et la constitu-tion d’un gouvernement de

« salut national », refusant de se sou-mettre au contrôle de la Troïka(Banque centrale européenne, Com -mission européenne, Fonds moné-taire international) et déterminé àrompre avec les politiques d’austé-rité européennes, a ouvert au cœurde l’Union européenne une nouvelleperspective : celle d’un processus derupture avec l’ordre néolibéral et dela construction d’un espace de coo-pération régionale entre les peuples,de justice et de progrès social.Étienne Balibar résumait dans undébat publié par l’Humanité le30 janvier 2015 l’impératif de solida-rité qui doit nous animer : « L’enjeun’est pas de commencer un “prin-temps rouge européen’’. C’est decréer un rapport de forces sur deslignes claires. Il faut renforcerl’Europe des peuples au détrimentde l’Europe des banques. » C’est, rap-porté au cas européen, le moteur del’internationalisme dont les forcesémancipatrices et de transformationsociale du XXIe siècle sont appeléesà écrire ensemble, par-delà leurs dif-férences et divisions du passé, unenouvelle page.

inventer un nouvelinternationalismeIl s’agit, en intégrant les expériences,d’inventer les nouveaux contours etles nouveaux outils d’une solidarité

internationalisme :un nouveau chaPitre s'ouvreSur la base des expériences vécues ces dernières années s’ébauche unenouvelle solidarité internationaliste à consolider.

« L'internationalisme est consubstantielau mouvement ouvrier et révolutionnaire. »

sortir de la spirale du surendettement(malgré les pressions du Royaume-Uni, pays 200 fois plus peuplé et beau-coup plus influent dans la mondiali-sation). En janvier dernier, les Grecsont porté au pouvoir un parti anti-austérité : une élection nationale apermis de tordre le bras de la Troïka.En somme, face à la dérive oligar-chique et financière de la mondiali-sation, les États-Nations apparaissentcomme les seules instances où la

démocratie peut s’exprimer avec effi-cacité. En effet, des ensembles hors-sol et sans identité sont incompati-bles avec l’exercice de la citoyenneté.Celle-ci nécessite un minimum deproximité, un sentiment d’apparte-nance, une histoire et des valeurscommunes.

L’État-Nation apparaît comme la seuleinstance permettant une expressiondémocratique légitime susceptible de

faire barrage aux puissances de l’ar-gent et à l’hégémonie de l’empireaméricain. Par pur cynisme, lesapôtres du marché tentent justementde dissimuler cette réalité (géo)poli-tique en accusant le patriotisme detous les maux (réaction, égoïsme,racisme…). n

*Gilles Ardinat est géographe.Agrégé, il est docteur de l'universitéPaul-Valéry de Montpellier.

mourid aL-barghoutiFondementscoca-cola, chase manhattan, general motorschristian dior, macdonald, shelldynasty, hilton international, sangamKentucky fried chicken, gaz lacrymogènematraques, police secrèteibn Khaldoun a dit :ce sont là les fondements de l’étatchez les arabes.

traduit de l’arabe (Palestine) par abdellatif Laâbi

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L’internationalisme est consubstan-tiel au mouvement ouvrier et révolu-tionnaire, et s’est structuré de la findu XIXe siècle au XXe siècle. La Révo-lution d’Octobre en Russie, la Guerred’Espagne et les luttes pour l’indé-pendance en Afrique et en Asie en

constituèrent trois étapes majeuressans pour autant échapper aux diffé-rences fondamentales d’approche etde visions de la visée internationa-liste, et de la visée révolutionnaire. Ledéveloppement de Forums sociauxmondiaux, à partir de 2001, sur l’af-firmation qu’un « autre monde estpossible » marque une quatrième etdistincte étape. Sur les gravats de l’ef-fondrement des pays socialistes, s’estdéveloppé un mouvement « citoyen »anticapitaliste (excluant d’emblée lespartis politiques de ce processus)cherchant dans les convergencesd’idées et d’actions au plan interna-tional à conforter la résistance et lariposte à la mondialisation capitaliste.À l’aune de l’expérience des dernièresdécennies, il s’agit sans doute pourtoutes les forces d’aborder unenouvelle étape de la solidarité inter-nationaliste capable d’opérer unesynthèse de nos approches et de nospratiques.

s’unir Pour renverser le raPPort de forcesAujourd’hui, au moment où la crisedu capitalisme culmine, les forcesréactionnaires et obscurantistes sontdominantes ; qu’il s’agisse des progrèsde l’extrême droite en Europe, desfondamentalismes religieux sur tous

les continents, de la violence arméede ces forces fondamentalistes dansdes régions où les États se sont effon-drés ou sont en passe de subir lemême sort. Les forces émancipatrices,par contre, souffrent partout dans lemonde de leur éclatement interna-

tional, de leurs divisions et de leuraffaiblissement dans le plus grandnombre de régions. La multiplicationdes efforts de convergences et deconstruction de fronts et d’alliancesdans les contextes nationaux montreque ces forces de gauche ontconscience de la nécessité de s’unirpar-delà les clivages idéologiques etpolitiques pour renverser ce rapportde forces.

un contexte nouveauOutre l’expérience accumulée aucours du XXe siècle, il y a la nécessitéde tenir compte des réalités dumoment et du contexte nouveau. EnAmérique latine et en Asie, ces forces– d’ailleurs rassemblées dans les caslatino-américains – exercent lesresponsabilités. En près de vingt ans,l’Amérique latine a réussi à mettre enéchec la domination états-uniennesur le continent. Certaines forces, enChine, au Vietnam, à Cuba parexemple demeurent attachées à pour-suivre la construction d’une sociétéqu’elles nomment socialiste sanstoutefois s’ériger en modèle, et touten cherchant les voies de leur déve-loppement dans un contexte demondialisation dont ces pays refu-sent d’être exclus sans pour autant lasubir. Ces pays y travaillent soit dans

le cadre de constructions régionales,soit au moyen du renforcement desliens internationaux entre pays émer-gents dans la perspective de la miseen place d’instruments de soutien auxpolitiques de développement (telleque la Banque de développement desBRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine,Afrique du Sud) par exemple, qui neconstituent pas pour autant un« bloc » homogène face à « l’Occi-dent »). Pour toutes les forces d’éman-cipation sociale et révolutionnaire, ilest nécessaire de tenir compte de cesconditions nouvelles qui cherchentdans la situation concrète, et non sanscontradictions, à renverser le rapportde forces présent.La solidarité internationaliste duXXIe siècle aux formes désormaisdiversifiées se développe sur trois axesintimement liés : la lutte pour ledépassement du capitalisme mondialfinanciarisé et ses artisans que sontles institutions de Bretton Woods, lesmarchés financiers, les trans- et multi-nationales qui ont soumis à leurdomination le pouvoir politique, lessouverainetés populaires, citoyenneset nationales ; la lutte pour l’émanci-pation humaine et sociale, les droitshumains et sociaux, la démocratie,les droits des femmes et des travail-leurs de toutes catégories, l’égalitéentre les peuples et entre les citoyens ;la lutte pour de nouveaux modes dedéveloppement et de production, laréappropriation sociale des richesses,ressources et moyens de production,l’instauration des biens communsuniversels, le droit à l’énergie, pourla paix, le désarmement, la dénucléa-risation et contre le commerce desarmes, et la lutte pour la préservationde l’environnement et l’écologie. n

« Le ciment de la solidaritéinternationaliste n’est pas l’existence d’un ennemi commun mais le partage de valeurs communes et la volonté

de les faire avancer. »

*Lydia Samarbakhsh est membre de la coordination nationale du PCF.Elle est responsable du secteurinternational du Conseil national du PCF.

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de l’imPortance de la nationLe terrain national où se développe la conscience de classe n’exclut pas ledéveloppement de coopérations.

en fonction de sa réalité spécifiqueet complexe et doit viser un profondchangement en matière de rapportde forces. La politique patriotique degauche que nous proposons auPortugal est fondée sur la défenseintransigeante de notre souverainetéet une rupture de ce processus d'in-tégration capitaliste de l'Europe auservice du capital. Nous proposonsune politique de gauche qui doit seconstruire à partir de la prise decontrôle des secteurs de base denotre économie, de façon à les mettreau service du développement dupays et d'une distribution plus équi-

table de la richesse et du revenu. Ilfaut chercher à être très clair dansnotre discours et surtout de pas s’entenir à des mesures ponctuelles, quipeuvent être plus ou moins sensa-tionnelles pour éventuellement avoirla faveur des média. Nous proposonsun projet global et cohérent.

comment conjuguer cette poli-tique avec l’internationalisme ?L'internationalisme est inscrit dansnotre code génétique. Nous nedéfendons pas l'isolationnisme.Nous estimons même qu'une inté-gration économique régionale peutêtre utile et bénéfique pour lepeuple et les travailleurs. Ce quenous disons, c'est que cette inté-gration ne doit pas être régie par laloi du plus fort dans un cadre desupposé libre échange où ceux quiprofitent sont toujours les mêmes.Par conséquent, nous défendonsune Europe des peuples, où seréunissent des États libres et souve-rains qui coopèrent en fonctiond'accords mutuellement avanta-geux. Sur un autre plan de lutte,notre Parti, le PCP a proposéplusieurs actions convergentesentre pays de l'UE qui souffrent dufardeau de la dette et des traités.

Nous avons proposé la réalisationd'une conférence intergouverne-mentale pour revoir les traités etconstruire une solution globalepour la dette. À une autre échelle,le PCP a des relations avec despartis communistes des quatrecoins du monde. Les échanges d'ex-périences, la construction de posi-tions communes sur tel ou tel sujet,constituent aussi un front debataille très important qui mobi-lise notre parti. La lutte nationalen’est pas incompatible avec la lutteinternationale, bien au contraire,elles sont liées et doivent êtreconjuguées.

comment agir contre les poli-tiques actuelles menées pas l'ue,la bce et le fmi alors que celles-cis'imposent à l'échelon national ?Résister, résister et accumuler desforces pour avancer, comme le fontles travailleurs au Portugal, enFrance, en Grèce et dans d'autrespays européens. Toutes ces poli-tiques ont une caractéristique declasse qui n'est pas nouvelle. Lespolitiques visent à perpétuer lepouvoir de la classe capitalistecontre les travailleurs. Ces politiques,d'autre part, ont une expressionnationale. Il suffit de voir lesprogrammes de la troïka imposés auPortugal, en Irlande ou en Grèce.Quand la troïka impose la révisionde la législation du travail, pour faci-liter les licenciements, ou quand elleimpose la privatisation d'entreprisespubliques fondamentales pour notredéveloppement, il s'agit de poli-tiques européennes avec des consé-quences bien précises sur notre terri-toire et que les travailleurs sententdans leur peau. Nous continuons àcroire que la lutte pour augmenterla conscience sociale et politique destravailleurs doit être fondée sur leterrain national, sans oublier lacoopération avec les forces progres-sistes d'autres pays quand celas'avère utile. n

ENTRETIEN AVEC MIGUEL VIEGAS*

la nation est-elle un cadre de lutteadéquat au vu de la mondialisationactuelle ?Bien sûr. Sans ignorer les relationsd'interdépendance économique etculturelle entre États souverains,nous estimons que les frontières ontun sens et une raison d'être, car ellesreprésentent aussi une identité poli-tique, historique et culturelle quenous voulons préserver. Nouspouvons théoriser sur la question etenvisager non seulement l'impor-tance de la solidarité internationale

et la convergence de positions surdes questions spécifiques. C'est trèsimportant de maintenir des contactsavec d'autres forces communistes etprogressistes de différents pays quiluttent également contre les poli-tiques du capital. Cependant, dansle cadre actuel, il faut éviter d'éloi-gner le centre de gravité de la luttede classes qui se trouve, que l'on leveuille ou non, au sein des entre-prises. Nous estimons donc que lasituation nationale sera toujoursdécisive pour la transformationsociale que nous défendons.

comment construire l'alternativeà partir de l'échelon national ? Quesignifie pour le Parti communisteportugais (PcP) ce que vous appe-lez une « politique patriotique degauche » ?Encore une fois, nous ancrons notreanalyse dans la réalité objective. Est-t-il possible de construire une alter-native par le haut, avec cette Europeoù les grands capitalistes règnent entoute puissance ? Certainement pas.À notre avis, l'Europe des travailleurset des peuples que nous défendonscomme d'autres partis communisteset de gauche, doit commencer à êtreconstruite à partir de chaque pays et

« Nous défendons une europe despeuples, où se réunissent des États libreset souverains qui coopèrent en fonctiond'accords mutuellement avantageux »

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*Miguel Viegas député européen(PCP).

Propos recueillis par CharlotteBalavoine.

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régionalismes et indéPendantismesÉcosse, Catalogne, Flandre… les mouvements régionalistes fleurissent, aurisque d’un morcellement de l’espace politique européen. ils se nourris-sent de l’identité culturelle de leur région. mais s’ils prennent de l’essor,c’est aussi que les citoyens de ces zones s’en saisissent pour faire enten-dre d’autres revendications, non identitaires.

tisme sans fond culturel : il repose surun égoïsme social, le refus de financerla solidarité nationale. Si bien que l’as-piration à l’indépendance s’estamenuisée à mesure que « l’État-Providence » a été rogné dans lapéninsule. La Ligue du Nord n’est plusmaintenant que le fer de lance de larevendication d’une décentralisationde l’État italien.

un nationalisme flamandOn trouve également des traces deséparatisme égoïste dans la politiqueconduite par la Nouvelle allianceflamande (NVA). En Belgique, la Voka,le patronat flamand nourrit la fibrenationaliste afin de détruire l’Étatsocial belge, encore l’un des plus résis-tants d’Europe. Ce séparatisme fonc-tionne d’autant mieux que la Flandreest aujourd’hui plus avantagée écono-miquement que la Wallonie, sapéepar la désindustrialisation. Toutefois,il convient de noter que, contraire-ment à l’Italie, ce séparatisme s’ap-puie sur des différences culturellesexistantes : deux langues cohabitenten Belgique. Par ailleurs, le mouve-ment flamand n’a pas toujours étéégoïste. Quand c’était la bourgeoisiewallonne et francophone qui régnaitsur une Flandre rurale et pauvre, cetautonomisme pouvait même revêtirune dimension émancipatrice.

les régionalismes etséParatismes esPagnolsEn Espagne, dans deux régions, lepays Basque et la Catalogne, unepartie de la population rêve d’indé-pendance. Là encore, on a affaire àdes régions riches. Mais ces deuxrégions ont derrière elles une longuehistoire. Une singularité linguistiquemarquée dans le cas basque, le faitd’avoir été un État pour la Catalogne.Ces régionalismes existent de longuedate et une partie des populations deces zones se sont saisies de cette cartepour lutter contre la dictature fran-quiste. Si l’autonomisme catalan a étémajoritairement conservateur depuisle retour à la démocratie, en appli-quant d’ailleurs avec zèle les poli-tiques d’austérité ces dernières

années, on observe récemment unindépendantisme populaire etprogressiste issu de la crise, qui exigeune participation populaire accrue.

l’indéPendantismeécossaisCar toutes les aspirations régiona-listes n’ont pas une tonalité néolibé-rale. La preuve par l’Écosse. Certes, leParti nationaliste écossais peut arguerque le futur pays aura les moyens deson indépendance grâce aux revenusdu pétrole de la mer du Nord. Mais cen’est pas là le vecteur qui a permis au« oui » à l’indépendance de recueillir44,6 % des voix, lors du référendumdu 18 septembre dernier. Le rejet despolitiques néolibérales austéritairesdu Parti conservateur au pouvoir àLondres, avec son lot de privatisa-tions, de hausse des frais d’inscrip-tion à l’université, de remise en causedu système de santé a nourri le voteindépendantiste, le Parti nationalisteécossais négociant opportunémentun virage à gauche sur les décombresdu vote travailliste.

une dynamiQue nourriePar l’agrandissement dumarché uniQueQu’ils s’érigent ou non sur des iden-tités régionales culturellement fortes,les indépendantismes sont légionaujourd’hui. Qu’est-ce qui donc lesrend crédible par rapport à il y a vingtans ? Les unités italienne et allemandeont été réalisées dans les années 1860et 1870 pour mettre fin à la domina-tion étrangère, mais aussi pour créerdes unions douanières favorables aucommerce. Aujourd’hui, c’est l’Unioneuropéenne qui, en bâtissant lemarché unique, joue ce rôle, rendantmoins utile de rester dans un pays.Une région peut quitter un État sansperdre les débouchés économiquesqui font vivre ses entreprises. Un défide taille pour la gauche, qui voit l’undes outils qu’elle a privilégié pour fairevivre la solidarité, l’État unifié, perdrede sa puissance. n

PAR GAËL DE SANTIS*

la ligue du nordLe régionalisme le plus surprenantest celui de la Ligue du Nord. Cemouvement italien naît à la fin desannées 1980, au milieu d’une crise :le modèle clientéliste démocrate-chrétien est à bout de souffle. Lecommunisme ne joue plus le rôle derepoussoir lui assurant une domina-tion politique et la crise de la detteempêche de financer l’embauchemassive d’affidés. La Ligue du Nords’insère alors dans le jeu politique enréclamant l’indépendance du norddu pays. Contre « Rome la voleuse »,qui par sa bureaucratie engloutit l’ar-gent des recettes fiscales en prove-nance du Nord industrieux. Contreles Terroni, les « bouseux » du sud del’Italie, qui viennent au nord chercherdu travail.

En promettant de mettre fin à la soli-darité nationale avec le sud de l’Italie,plus pauvre, la Ligue du Nord s’estimplantée dans une partie dupatronat, mais aussi des franges nonnégligeables du salariat qui ontsuccombé à ses sirènes. Ce sépara-tisme ne s’appuie pas sur une iden-tité culturelle régionale spécifique, cequi en fait un OVNI en Europe. Jamaisces régions n’ont été unifiées politi-quement au Moyen-Âge dans unemême entité politique. D’ailleurs, laLigue du Nord ne s’est pas trompée :elle est elle-même très décentralisée,étant elle-même une coalition de« ligues nationales » : lombarde, véni-tienne, etc. On assiste à un sépara-

« Nous avons faitl’italie. maintenant,

il nous faut faire les italiens »

massimo d’azeglio,écrivain et homme

politique, 1861.

*Gaël De Santis est journaliste à l’Humanité.

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libre-échange et Protectionnisme au regard de l’exPérience historiQueLe développement du commerce international a joué un rôle décisif dansles mutations du capitalisme. un constat qui invite à remettre libre-échange et protectionnisme à leur juste place : celle d'outils potentiels desubversion de la logique capitaliste.

le commerceinternationalD’importance limitée à l’échellemacroéconomique, les échanges àgrand rayon d’action avaient néan-moins introduit dans le fonctionne-ment des économies des facteurs inno-vants. Les bénéfices de ce commerceengendraient, pour les entrepreneursqui en avaient le contrôle, des surplusde richesses que l’économie « station-naire » était bien incapable de générer.Ils ont été, comme le soulignait égale-ment Marx, un des facteurs de « l’ac-cumulation primitive du capital » quia permis la première révolution indus-trielle et par là l’essor du mode deproduction capitaliste. De plus en plusce commerce international s’estorienté vers les échanges de pondé-reux, matières premières, charbon,minerais puis pétrole et toute la

gamme des produits fabriqués dontl’Europe inondait le reste du monde.Ce commerce international fut surtoutl’un des facteurs, mais pas le seul, dela transformation du capitalismecommercial puis industriel en capita-lisme financier. Derrière l’échange desmarchandises se profilaient l’accumu-lation, la mise en valeur et la circula-tion (entre pays comme dans lesrouages de l’économie) des capitauxamassés. Pour l’essentiel c’est sur leterrain du financement de cecommerce qu’est née la banquemoderne (dès le XVIe siècle en Europedu nord), puis que, progressivement,elle a étendu le champ de ses activités.Et c’est à partir de lui que l’exporta-tion des capitaux ou plus exactementl’internationalisation de la constitu-tion et de la mise en valeurs des massesde capitaux est devenue un facteuréconomique décisif.

Ce commerce international et les acti-vités financières liées ont profondé-ment bouleversé la situation des popu-lations sur la planète entière. Au-delàdu contact des cultures et des techno-logies, qui s’est souvent réduit à ladévalorisation des peuples dominéset au pillage des régions concernées,les effets furent ravageurs sur l’exploi-tation de la force de travail des payssoumis à ces échanges : commerce desesclaves, anéantissement de largesmasses de la population autochtonedes Amérique, ruine du tissage tradi-tionnel de l’Inde, brutale éviction descultures vivrières au profit des culturesd’exportation, esclavage minier ouforestier des populations locales sansparler de l’anéantissement de secteursentiers des économies européennes,frappées par une concurrence nonmaîtrisée, par exemple celui de l’agri-culture anglaise.

entre excès de Protectionet excès de libéralisme Face à ces situations, les pouvoirspublics des pays capitalistes avancés,prédateurs des économies tradition-nelles du reste du monde, ont eu desattitudes variables, entre excès deprotection et excès de libéralismeéconomique. À l’époque des « anciensrégimes » coexistèrent deux attitudes.D’une part une volonté (appeléemercantilisme) de se réserver les béné-fices de ce commerce, prolongé parune volonté industrialisante afin degarder pour soi l’essentiel de la valeurajoutée produite grâce à l’utilisationde techniques modernes (ce qu’onappelle en France le colbertisme).D’autre part une prise de consciencecroissante des « bienfaits de la concur-rence » (réels en matière de croissanceéconomique) : le « laisser-faire, laissez-passer », cher aux Physiocrates, tendaità la fin du XVIIIe siècle à s’étendre del’économie « nationale » (en cours deconstitution) à l’économie internatio-nale. Plus en avance dans son évolu-tion capitaliste, la Grande-Bretagne aété la première et la plus constantepour faire adopter, y compris par laforce, ce qu’on prenait l’habitude d’ap-

PAR PIERRE SALY*

Q uand Karl Marx écrivait dans le Manifeste du Parti communiste (1848) que « par

l’exploitation du marché mondial, labourgeoisie donne un caractèrecosmo polite à la production et à laconsommation de tous les pays », ilmettait en évidence le fait qu’au milieudu XIXe siècle les marchandises circu-laient entre leurs régions de produc-tion et les lieux de leur consommationsur de bien plus grandes distances quepar le passé. Sans doute les échangesà grand rayon d’action avaient-ils tou-jours existé. Dès la préhistoire et la pro-tohistoire on a pu identifier des « routesde l’ambre » qui mettaient en contactdes régions éloignées. Le commercede foires de Champagne au Moyen-Âge prospérait sur la base des échanges

entre les Flandres et l’Italie. La « routede la soie » a établi pendant des mil-lénaires un lien entre l’Europe etl’Extrême-Orient. La volonté de déve-lopper le commerce des épices a étéune cause essentielle des « Grandesdécouvertes » des XVe et XVIe siècles.Mais ce commerce à longue distancene concernait que des produits àgrande valeur marchande, marginauxdans la masse des consommations.L’essentiel, et de très loin, des richesses,surtout agricoles et alimentaires,étaient produites et consommées surplace. Le souci principal des pouvoirspublics était de veiller à ce que le com-merce des grains ne conduise pas àaffamer des régions entières en lesdépossédant de leurs ressources ali-mentaires de base. D’où des mesuresstrictes de contrôle des échanges inté-rieurs et à plus forte raison internatio-naux.

« dès la préhistoire et la protohistoire on a pu identifier des “routes de l’ambre”

qui mettaient en contact des régions éloignées. »

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peler le « libre-échange ». Il s’opposaitau « protectionnisme », ramené à l’édi-fication de « barrières douanières »autour de l’économie nationale, c’est-à-dire de droits de douane généraliséspour que les produits importables nepuissent pas être concurrentiels parrapport aux produits nationaux. Ces évolutions ne se firent pas sanshésitation. Ainsi la France, après unepériode de protection douanièreintense, expérimenta timidement àpartir de 1860 un abaissement géné-ralisé des barrières douanières dansses échanges avec la Grande-Bretagne,dans un contexte de très vive crois-sance économique. Mais dès lesannées 1880, dans la période delangueur économique généraliséequ’on a appelée la « Grande Dépres-sion » (1873-1896), ces avancées libre-échangistes furent révoquées. À l’ex-ception de la Grande-Bretagne, lesautres grands pays capitalistes firent

de même, en particulier l’Allemagneet les États-Unis. La période de l’entre-deux-guerres fut si brève et si perturbéeque, malgré la montée en puissancedes projets libres-échangiste, en parti-culier entre la France et l’Allemagnedans les régions rhénanes du fer et ducharbon, l’orientation protectionnisteglobale ne fut pas abandonnée.Au lendemain de la Deuxième Guerremondiale, le bilan de « l’internationa-lisation des forces productives » restaitencore limité.Dans les pays soumis à la dominationde l’impérialisme occidental des pansentiers des économies traditionnellesétaient en ruines, mais la plus grandepartie des populations restait pour l’es-sentiel hors de l’emprise du capita-lisme occidental. En revanche, lesressources naturelles de ces pays, tellesqu’alors connues et utilisées, étaientpratiquement sous le contrôle desimpérialismes, d’ailleurs rivaux.Dans les pays industriels avancés, à lafaveur de la croissance économiqueet donc des surplus de valeur créés parl’industrialisation, la classe ouvrièreet l’ensemble du peuple avaientobtenu de larges droits sociaux, au prixde grandes batailles politiques etsociales. Dans leur dénonciation ducapitalisme et de l’impérialisme, beau-coup de marxistes tendaient à penserque la classe ouvrière n’avait obtenuque des « miettes ». Mais ces miettes

étaient fort significatives, même s’il estlargement exagéré de dire que cesmiettes avaient l’exploitation impé-rialiste pour principale origine. L’es-sentiel de ces avantages provenait enréalité de la croissance économiqueinterne.

des mutationsfondamentales Le pillage des matières premières despays dominés s’est étendu à une multi-tude d’autres produits et, pour lesgrands produits de base, en particu-lier le pétrole, a connu une explosiondes volumes transportés. Les payseuropéens sont devenus dépendantsdes approvisionnements en prove-nance du reste du monde et donc desjeux d’influence des grandes entre-prises capitalistes qui les contrôlent.Les intérêts financiers liés aucommerce international se sont diver-sifiés et intégrés dans des alliances

capitalistes internationales (mêmeconflictuelles) qui font jeu égal avecles États quand elles ne les dominentpas. La notion de capitalisme nationalse dilue. Le réinvestissement des profitset du commerce international se faisaitjadis dans les « métropoles ». Il tendaujourd’hui à s’étendre à la planèteentière, générant à son tour des profitsgigantesques.Les pays jadis dominés ont conquisleur indépendance politique. Unebourgeoisie nationale s’est constituéeà la fois soucieuse de défendre des

occasions de profit pour son proprecompte et de partager avec les super-puissances économiques issues del’Occident un accès aux technologiesde pointe et aux financements massifs.Naturellement, cette montée du capi-talisme local a permis à certains paysdes avancées décisives dans la voie del’industrialisation et des autres moder-nisations, avec d’évidentes améliora-tions de la condition de vie d’unegrande partie de la population. Lacapacité exportatrice de ces pays,

parfois couplée avec de très impor-tantes expansions de la production etde la consommation intérieure, estdevenue un défi permanent aux agri-cultures et surtout aux industries desanciens pays industriels. Profitant desalaires et conditions sociales moinsfavorables que dans ces pays, les expor-tations des nouveaux pays industrielsont déjà anéanti des pans entiers desindustries nationales et, dans un payscomme la France, contribué à réduirede plus d’un tiers l’emploi industriel.Dans le même temps, l’exploitationdes richesses des pays moins déve-loppés a connu une extension énormeet le capitalisme prédateur a pénétrétous les replis des économies et subor-donné et dévitalisé les secteurs tradi-tionnels.Les révolutions technologiques danstous les domaines du transport desmarchandises ont permis de gigan-tesques augmentations des quantitéset tonnages transportés. La révolutioninformationnelle a encore décuplé leseffets des autres révolutions en permet-tant une gestion optimale « en fluxtendus » tant des marchandises quicirculent que des capitaux à larecherche du profit maximal. Mais enmême temps, les innovations techno-logiques bouleversent en permanenceles conditions de fonctionnement desmarchés internationaux : qu’on songepar exemple aux énormes effets desmutations comme celle des forages offshore ou celle de l’exploitation desschistes bitumineux. Saurons-nousimposer une utilisation sociale etécologique des ressources de laplanète ? C’est un enjeu majeur desévolutions en cours.À l’intérieur de la sphère des paysindustrialisés, anciens et nouveaux,une bataille idéologique intense aimposé l’idée de la fécondité du libre-

échange généralisé. Tel a été le pointde départ de la construction euro-péenne et maintenant de son exten-sion mondiale dont l’OMC, le FMI, laBCE sont les principaux agents d’exé-cution. Si, dans une phase de crois-sance capitaliste, les différentes inter-nationalisations productives ont puapporter un réel accroissement debien-être pour les populations despays concernés, comme en atémoigné l’élévation du niveau écono-mique des pays de l’Europe du Sud

« au-delà du contact des cultures et destechnologies, [...] les effets furent ravageurs

sur l’exploitation de la force de travail despays soumis à ces échanges. »

« Le capitalisme prédateur a pénétré tousles replis des économies et subordonné et

dévitalisé les secteurs traditionnels. »

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Cependant, les uns comme les autrestombent dans le même écueil, qui estcelui de postuler l’existence d’un « inté-rêt national » homogène. Ce que JeanJaurès avait en son temps su éviter avecprofit. D’où l’intérêt de l’écouter à nou-veau aujourd’hui. Lorsque le futur fon-dateur de L’Humanité est élu pour lapremière fois à la Chambre en 1885, lemonde connaît une accélération sansprécédent des circulations internatio-nales de capitaux, de marchandises etde personnes, à bien des égards com-parable à celle d’aujourd’hui. Une « pre-mière mondialisation » qui se refermeévidemment brutalement avec l’écla-tement de la Première Guerre mon-diale, et qui n’empêche surtout pas la« Grande Dépression » des années 1873à 1896 et les tentations protectionnistesque celle-ci alimente.

les droits de douane surl’imPortation descéréalesLe parlement français examine ainsien 1887 une proposition de loi visantà instaurer des droits de douane surles importations de plusieurs céréales.C’est à ce moment que Jaurès inter-vient pour demander l’ajournementdu projet, afin de prendre le tempsd’étudier d’autres mesures complé-mentaires. Affirmant qu’il « peut êtrebon à certaines heures de déroger auxprincipes du libre-échange », l’élu deCarmaux, qui appuie son argumen-taire sur les propres statistiques duministère de l’Agriculture, met cepen-dant l’accent sur les effets redistribu-tifs de la mesure parmi la populationhexagonale. Celle-ci va en effetentraîner une hausse des prix inté-rieurs dont les ouvriers urbains serontles premières victimes, et qui n’est àses yeux acceptable que si elle béné-ficie en retour aux travailleurs de laterre – fermiers, métayers et ouvriersagricoles – et non aux propriétairesfonciers comme cela risque d’être le

PAR IGOR MARTINACHE*

l ibre-échange ou protection-nisme ? Telle est l’alternativebinaire qui structure encore

bien souvent les débats concernantle commerce international. Se récla-mant de David Ricardo, économiste(et financier…) anglais du XIXe siècle,certains avancent ainsi que le premierserait un jeu où tous sortiraientgagnants, grâce à la division du tra-vail planétaire. Attentifs aux précé-dents historiques, leurs opposantspointent au contraire le poids des rap-ports de forces et la nécessité d’unprotectionnisme « éducateur » selonla formule de Friedrich List pour évi-ter que les secteurs stratégiques,comme l’industrie, ne soient étouf-fés dans l’œuf.

*Pierre Saly, est historien. Il estmaître de conférences honoraire enhistoire contemporaine à l’universitéParis-I Panthéon-Sorbonne.

par rapport à celle du Nord, l’entréedu capitalisme dans une phase sécu-laire de ralentissement économiquea fait éclater sous nos yeux lesmensonges d’une croissance euro-péenne et mondiale pilotée par le seulmoteur du profit maximum et de laspéculation reine. Au terme d’undemi-siècle « d’ ouverture » des écono-

mies des anciens pays industrialisés,des évidences s’imposent. Leséchanges internationaux sont devenusun facteur décisif de la croissanceéconomique, améliorant souvent leniveau de vie des populations de cespays tout en générant des effetscontrastés mais globalement réces-sifs sur l’emploi, en particulier indus-triel, et, à terme, compromettant lacroissance ou la réduisant à une fuiteen avant prédatrice et anti-écologique.

L’idée de renfermer un pays commela France dans une forteresse doua-nière (éventuellement complétée parun retour à l’isolationnisme moné-taire) est absolument impraticable, etdonc démagogique, tant l’économieest intégrée dans un système mondial.Mais l’idée qu’il n’y a rien à faire pourprotéger l’emploi et le niveau de vie

des populations durement touchéespar la mondialisation est une autreinjonction mensongère car l’expé-rience historique établit que des lutteséconomiques et sociales, et donc poli-tiques, ont pu se mener dans despériodes de protection comme despériodes de libre-échange, avec deréels succès.La mondialisation ne saurait êtreperçue comme une simple stratégieidéologique du capitalisme destinée

à organiser l’asservissement despeuples. Elle est, dans les conditionsdu capitalisme mondialisé et finan-ciarisé de notre temps, l’expressionde processus objectifs, ceux de l’in-ternationalisation des forces produc-tives. Il ne sert de rien de se contenterde dénoncer ce qui est inscrit dansla nature des choses, c’est-à-dire del’évolution même du capitalisme.Mais il revient aux peuples decombattre sur le terrain la mise decette mondialisation au service de laspéculation et du détournement desrichesses au profit d’un petit nombre.Libre-échange et protectionnismene sont pas bons ni mauvais en soi,ils sont des outils utilisables dansdiverses conditions pour mettre enéchec la tentative totalitaire desubordonner les peuples et leursintérêts véritables à la toute-puis-sance capitaliste. n

« Saurons-nous imposer une utilisationsociale et écologique des ressources de la

planète ? C’est un enjeu majeur desévolutions en cours. »

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Quand Jaurès ouvrait la boîte noire de « l’intérêt national »L’intérêt national n’est pas homogène. unemesure protectionniste peut ne profiter qu’auxspéculateurs et aux propriétaires fonciers.

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cas si les choses restent en état. Rapportde forces oblige, son amendement estrejeté, mais son discours marque lesesprits. En février 1894, revenu à laChambre sous les couleurs socialistes,

Jaurès défend un nouvel amendementaprès que le fameux Jules Méline aproposé un nouveau relèvement desdroits de douane céréaliers. Cette fois,Jaurès esquisse carrément un contre-projet consistant à réserver à l’État un

monopole sur l’importation des bléset farines pour les revendre ensuite àla population à un prix qui serait votéchaque année par le parlement. Si sontexte est de nouveau rejeté, il lui permet

de démontrer que les véritables béné-ficiaires de la mesure à laquelle il s’op-pose sont les propriétaires fonciers etles spéculateurs, et non « la nation »dans son ensemble. Jaurès intervientune dernière fois sur ce thème à la

tribune en juin et juillet 1897 et renvoiealors dos-à-dos « la protection qui nepeut guère profiter aujourd’hui qu’àla minorité de grands possédants, etle libre-échange, qui est la forme inter-nationale de l’anarchie économique ».Une fois encore, il s’applique à mettreen lumière les véritables gagnants etperdants des politiques adoptéesjusque-là, et à expliquer que la poli-tique commerciale ne peut être penséeindépendamment d’une politiqueéconomique plus large, intégrantnotamment les dimensions fiscales,monétaire et salariale. Autant de leçonsque les décideurs actuels seraient bieninspirés de réécouter… n

« Jaurès renvoie alors dos-à-dos “la protection qui ne peut guère profiter

aujourd’hui qu’à la minorité de grands possédants, et le libre-échange,

qui est la forme internationale de l’anarchie économique”. »

*Igor Martinache est politiste. Il estprofesseur agrégé de scienceséconomiques et sociales.

Protectionnisme ou Protectionssolidaires internationalistes ?L'exacerbation de la crise systémique depuis 2008 oblige à repenser l'or-ganisation de la production et des échanges mondiaux en cherchant àdépasser le cadre conceptuel traditionnel de l'opposition entre libre-échangisme et protectionnisme. il s'agit d'aller vers une nouvelle civilisa-tion de partages qui soit celle de toute l'humanité.

rence étrangère. Les protections misesen place visent donc explicitement àcontenir les échanges de façon unila-térale via des contingentements oudes interdictions d’importations, desdroits de douane, des taxes à l’impor-tation. Elles peuvent prendre aussi laforme de normes ou de licences,d’aides ou de subventions aux expor-tations, ou encore de contrôle desmouvements de capitaux.

les effets du libre-échangisme et du ProtectionismeEn réalité, libre-échangisme et protec-tionnisme ont marché de pair. Depuisla fin des années 1970 particulière-ment, ils ont favorisé l’utilisationperverse de la révolution information-nelle par les multinationales avec, aubout du compte, l’explosion duchômage : selon l’Organisation inter-nationale du travail (OIT), il devrait yavoir 206 millions de chômeurs en2014, soit 24 millions de plus qu’en

2007. Et, toutes choses égales parailleurs, on atteindrait 215 millions dechômeurs en 2018 !

Cela fait aussi le jeu des grandes puis-sances dont, au premier titre, les États-Unis. Le président Obama ne vient-ilpas encore d’accuser les Européens de« protectionnisme » car ils refusent ladomination, légitime selon lui, desgéants états-uniens sur le Net. Demême, l’invocation de normes socialesou, surtout, écologiques par les paysde l’OCDE, pour dominer les échangesavec les pays émergents, malgré lalocalisation massive, là-bas, des multi-nationales occidentales pour y jouirde coûts salariaux faibles, vise plus laprotection de profits dans les paysriches que la défense des intérêtssociaux et environnementaux de leurspopulations salariées, même si elless’en revendiquent volontiers.

Cela a contribué à déprimer gravementla croissance réelle et à freiner l’essor

PAR YVES DIMICOLI*

l e libre-échangisme est une doc-trine dominante dans les organi-sations internationales (Orga ni -

sationmondiale du commerce, Fondsmonétaire international, Commissioneuropéenne…), qui postule qu’enlevant tout obstacle aux échangesinternationaux, les gains économiquessont toujours supérieurs aux pertesqu’ils peuvent engendrer. Il permet-trait d’avancer vers une spécialisationinternationale du travail susceptiblede maximiser les gains nets pour toutel’humanité, chaque pays se spéciali-sant dans les activités où il détiendraitun « avantage comparatif » suivant lathèse de l’économiste libéral britan-nique David Ricardo.Le protectionnisme postule, lui, lanécessité d’un interventionnismed’État ou de groupe d’États, par desprotections spécifiques pour défendredes intérêts économiques nationauxou zonaux mis à mal par la concur-

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du commerce mondial lui-même. S’ila crû en volume de 5 % par an enmoyenne de 2000 à 2005, ce tauxtombe à 3,5 % de 2005 à 2011 et à 3 %de 2011 à 2013 (données de l’OMC).Simultanément, le multilatéralisme siinéquitable des règles de l’OMC a laissé

progressivement la place à des accordsbilatéraux très déséquilibrés, sous l’im-pulsion unilatérale des États-Unis.

Le tout a abouti à l’échec sévère de laconférence de l’OMC à Doha quiindique combien, en réalité, libre-échangisme et protectionnisme doi -vent être dépassés face aux défis desrévolutions en cours : la révolution tech-nologique informationnelle, la révolu-tion écologique et la révolution moné-taire (décrochement des monnaies parrapport à l’or).

les défis de la révolutioninformationnelleNous nous en tiendrons ici aux seulsdéfis de la révolution informationnelleet aux antagonismes qu’engendre sonutilisation par les multinationales pourmaximiser le rendement offert à leursactionnaires de contrôle.C’est, d’abord, la tendance à l’insuf-fisance grandissante des débouchésmondiaux. En effet, les importanteséconomies de travail des technolo-gies numériques rendent nécessaireset possibles de fortes réductions dutemps de travail et l’accès de chacuneet chacun, le long de sa vie, au savoir,aux compétences, à la culture avec laformation. Mais ces potentiels deproductivité nouvelle sont utilisés parles multinationales pour supprimermassivement des emplois et dimi-nuer les coûts salariaux, afin d’enri-chir les actionnaires. Cela pèse grave-ment sur la demande mondiale,accentuant la concurrence coupe-gorge pour se l’approprier.C’est, aussi, l’inflation accélérée desmarchés financiers. Avec la révolutioninformationnelle, les informations(recherche-développement, qualifica-tion des salariés, données et accès auxdonnées…) deviennent décisives pourla création de richesses. Mais leurscoûts de production (coûts informa-tionnels) augmentent fortement, obli-geant à les partager. Ceci est possiblecar, à la différence d’une machine-outilqui ne peut être qu’à un seul endroit

à la fois, une information (comme lerésultat d’une recherche) peut, elle,être partagée de partout. Donc, pluson développerait la capacité de chaqueindividu à utiliser toutes les informa-tions, en lui permettant de bien seformer et de disposer d’équipements

efficaces, et plus on pourrait partagerles coûts informationnels sur uneéchelle élargie. Ainsi, on soutiendraitla demande mondiale, tout en dimi-nuant les coûts de production grâceau développement de toutes les capa-cités humaines avec les investisse-ments efficaces nécessaires. C’est dires’il faut aussi promouvoir tous lesservices publics.Mais les multinationales, pour domi -ner dans la guerre économique, cher-chent à récupérer ces partages enconstituant de vastes réseaux de domi-nation, poussant de partout les priva-tisations. D’où l’explosion des fusionset acquisitions qui font s’envoler lecoût du capital en mobilisant des

ressources colossales sur les marchésfinanciers. Leur hyperinflation s’ac-compagnant du risque rémanent deleur effondrement, les banques cen -trales y injectent d’énormes liquidités.Il faudrait, au contraire, que toute cettemonnaie créée serve à développer lescapacités humaines, à protéger laplanète et à dégonfler le capital finan-cier suraccumulé.

Face à ces ravages, montent les illu-sions de la démondialisation et duprotectionnisme, lequel, dans lesannées 1930, n’a pas empêché l’accen-tuation des difficultés systémiques, aucontraire. C’est pourtant une sociali-sation du monde entier que fontavancer les multinationales en déplo -yant ainsi leur chaîne de valeur, maissur une base privée et qui, pour maxi-miser les profits, met en concurrencetous les salariés. Cela a développé uneinterdépendance croissante entre les

systèmes productifs nationaux, maisde façon non solidaire, inégale et domi-natrice.

Le projet de traité transatlantique(TAFTA) veut aller plus loin, renfor-çant les prérogatives des multinatio-nales contre les souverainetés natio-nales, pour consolider la dominationnord-américaine sur le monde, l’hé-gémonie allemande sur l’Europe etfaire plier les grands émergents.

s’émanciPer de la mondialisation du caPitalisme et du libéralismeAu lieu de cela, nous voulons réorienterl’Europe et l’euro pour les refonder etse rapprocher des initiatives les plushardies des pays émergents (ALBA,Mercosur, Banque du sud et « SUCRE »en Amérique latine, Banque de déve-loppement et Fonds commun deréserves de change des BRICS…), pourfaire prévaloir de nouvelles règlescommunes face aux néo-impéria-lismes, aux multinationales et auxmarchés financiers. Il faut chercher às’émanciper de la mondialisation ducapitalisme et du libéralisme pourfavoriser les souverainetés nationales,qu’il faut démocratiser profondément,mais aussi pour impulser des coopé-

rations internationalistes, zonales etmondiales entre toutes les nations.Cela exige de mettre en cause les règlesde l’OMC pour d’autres règles decoopération, de partage, de récipro-cité et de protection légitime contreles dumpings sociaux et écologiques.C’est ce que posent avec force les défisconcernant le climat, la biodiversité,l’exploitation du fond des océans et del’espace, ou encore les besoins decoopération des services publicsjusqu’à l’institution de biens publics(eau, alimentation, culture…). D’où lebesoin de nouvelles entreprisespubliques coopérantes et d’unemonnaie commune mondiale alter-native au dollar.

Promouvoir des normes sociales et environnementalesMais c’est ce que posent aussi avecforce les délocalisations. Aujourd’hui,

« Libre-échangisme et protectionnismedoivent être dépassés face aux défis

des révolutions en cours »

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« Le projet de traité transatlantique(taFta) veut aller plus loin, renforçant les prérogatives des multinationales contre

les souverainetés nationales »s

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*Yves Dimicoli est membre duComité exécutif national du PCF. Ilest responsable du secteur Économiedu Conseil national du PCF.

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ce sont les investissements à l’étrangerqui détruisent l’emploi, plus que leséchanges commerciaux en eux-mêmes.Les filiales des multinationales utili-sent la liberté de circulation desrevenus financiers et des services pourdélocaliser leurs profits au détrimentdes travailleurs des différents pays.On ne saurait se contenter d’intro-duire des clauses sociales ou environ-nementales dans les seuls échangesde marchandises, d’autant que celarisque de pénaliser le Sud où sontlocalisées des filiales de multinatio-nales du Nord. Il s’agirait plutôt dedévelopper une politique de promo-tion de normes sociales et environ-nementales hardies avec tous nospartenaires, appuyée sur un nouveaucrédit aux investissements porteurs

de meilleurs salaires, d’emplois sup -plé mentaires, de formation accruechez chacun. Son taux d’intérêt seraitd’autant plus abaissé, jusqu’à 0 %,que les normes seraient mieux respec-tées. Par contre, les autres investisse-ments à l’étranger seraient pénalisés,avec des taux d’intérêt dissuasifscontre les délocalisations assortis dedroits de veto et de contre-proposi-tion des salariés. La bonification deces crédits pourrait être financéenotamment par le produit de taxessur les marchandises échangées non-conformes aux normes et sur lestransactions financières (voir l’articlede Frédéric Boccara, « Protection-nisme : mais protéger quoi ? et qui ? »,Économie et politique (654-655)janvier-février 2009).

Ce pourrait être là l’une des missionsde pôles publics bancaires. On iraitainsi vers une mise à niveau de chaquepays avec la conquête de pouvoirs dessalariés et des populations sur les choixdes filiales des multinationales. Celane s’opposerait pas aux échanges inter-nationaux en soi. Ce ne serait pasdiscriminatoire et on pourrait avancerà partir de la France et de l’Europe,avec la BCE réorientée à cet effet, sansattendre d’autres règles à l’échellemondiale. n

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la france : nation et lutte de classesLes textes constitutionnels successifs, les révolutions, les vagues degrèves témoignent de l’âpreté du combat social et politique dans la nationfrançaise.

PAR GUY LEMARCHAND*

s ans grand souci de rigueur endisant que la nation françaiseest l’une des plus anciennes en

Europe, ce qui est juste, on n’a pashésité au XIXe siècle à situer sa forma-tion à Jeanne d’Arc et la guerre de CentAns, ou même à la Gaule deVercingétorix contre Rome, et à voiren elle une réalité donnée une foispour toutes traversant les siècles,immuable comme le marbre, ainsique le voulait en 2008 Sarkozy, ce quisemble aujourd’hui simpliste.Définition difficile à dessiner car lamatière est complexe, qu’est-ce quela nation ? Elle nous apparaît commerésultant d’un processus de longuedurée pluriséculaire et est constituéede multiples éléments, eux-mêmesnon pas immobiles mais en mouve-ment lent et incessant. La consciencede son existence est la reconnaissancepar les sujets de leur appartenance àune communauté de vaste dimen-sion, caractérisée par un vécu ensem-ble malgré la distance, par une mêmehistoire et par une certaine origina-lité par rapport aux communautéséquivalentes voisines. En dépit detraits communs, France, Angleterreou Allemagne ont une personnalitépropre. Chacune se constitue et

change suivant l’action d’une doubleou triple série de facteurs, les unsmatériels, géographiques et écono-miques, où l’intensification deséchanges de biens et services estessentielle, les autres sont culturelset d’autres encore politiques, telles laformation d’institutions d’enseigne-ment et d’activité intellectuelle etaussi la création d’un appareil d’ad-ministration qui surplombe l’auto-nomie des villages et des villes.

rôle de l’état etsentiment nationalEn France, et c’est un des grands traitsde notre spécificité, le rôle de l’Étatva de pair avec la montée du senti-ment national. D’abord sacralisé dansla personne du monarque et organisésur tout le royaume à partir duXIIIe siècle, il est doté d’une languequ’il imposera partout en 1539comme langue de l’administration,et de moyens financiers bien plusélevés que ceux des pouvoirs locaux.Il bénéficie en effet de l’impôt perçusur tout le territoire et de la supré-matie de la monnaie qu’il bat seul àpartir du XVIe siècle. Néanmoins, c’estla Révolution qui apporte l’unifica-tion nécessaire pour que les habitantsperçoivent la nation. Elle abolitseigneuries, noblesse héréditaire,

petites quasi-républiques urbaines etprovinces plus ou moins autonomesqu’elle remplace par des institutionsuniformes, elle abolit l’inégalitéfiscale, et crée une armée de conscrip-tion, un enseignement public, un

code civil unique à la différence descoutumes régionales et régissant lavie sociale de Dunkerque à Marseille,et une législation libérant contre lescorporations l’initiative commerciale.Avec la construction des routes, desports et l’amélioration des transportsfluviaux aidés par l’État, puis à partirdu milieu du XIXe siècle le chemin defer, les échanges s’accroissent à l’in-térieur des frontières et les idées circu-

« La loi est doncun enjeu, soit afin

de consolider larichesse en place et

son influence, soitpour améliorer la

condition destravailleurs. »

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charité chrétienne de l’Ancien Régimeétant insuffisantes, le secours socials’organise spontanément à travers lesassociations syndicales de salariéspour l’entraide et la revendication quiapparaissent dans les villes après

1830. Si, précédée par des révoltescontre les impôts et contre les droitsféodaux, nombreuses mais qui ne sefédèrent jamais aux XVIIe-XVIIIe

siècles, la Révolution comme soulè-vement de masse dans presque toutl’hexagone contre les autorités poli-tiques et sociales en place est uneautre spécificité française, elle n’a pastout réglé. La République égalitairenulle part établie en Europe, mêmepas en Angleterre ni en Hollande, nerègne que moins de trois ans, en 1792-94. Longtemps après 1815 et la chutede la dictature impériale déjà favo-rable aux riches, les pouvoirs demeu-

rent en fait détenus par la bourgeoisiepropriétaire de l’industrie en déve-loppement, de la banque et même deterres, fréquemment alliée localementà l’ancienne aristocratie foncière. Laloi est donc un enjeu, soit afin deconsolider la richesse en place et soninfluence, soit pour améliorer lacondition des travailleurs. Et sedéploie une lutte de classes ouverte-ment affirmée, qui donne égalementune identité particulière à la France.D’autant qu’une suite d’intellectuelsprestigieux, surtout d’écrivains duRomantisme et du Naturalisme, serapproche des milieux populairesauxquels ils donnent dignité et gran-deur à travers des héros de roman, enmême temps que certains dévelop-pent la description sociale critique oula satire ou même la réflexion poli-tique, depuis le Roman de Renard auXIIIe siècle et Rabelais jusqu’à Aragonet Roger Vailland, en passant par lesphilosophes du XVIIIe siècle, tandisque Rousseau théorise la démocratie

dans un livre (1762) lu dans le mondeentier, et que Michelet accorde enfinleur place aux paysans et aux compa-gnons des métiers dans le récit histo-rique national.Témoignent de l’âpreté du combat

social et politique, ce qui ne seretrouve pas dans les pays voisins saufl’Espagne mais avec des formes diffé-rentes, les douze constitutions ettextes constitutionnels successifsde 1791 à 1958, les quatre révolutionsdes XVIIIe-XIXe siècles sans compterles vagues de grèves de 1936, 1947,1995 et le choc de 1968. Car en facedu mouvement populaire, la bour-geoisie qui a l’argent, influente par làsur la culture et l’information etmaîtrisant l’emploi et le crédit, saits’organiser, malgré ses divisions entreconservateurs, nationalistes plus quepatriotes, et modernistes du libre-échange et de la technocratie. Elleparvient à étouffer la protestation desdivers dominés en utilisant tour à tourl’unanimité nationale en 1851 ou en1914, la répression violente contrel’émeute, la grève, ou contre le soulè-vement avec l’écrasement de laCommune en 1871 ou lors du régime

de Vichy qui impose l’ordre allemand.Des affairistes aidés par des militairestrouvent, à partir de la conquête del’Algérie en 1830, dans l’édification àla fin du XIXe siècle d’un empire colo-

lent mieux. En effet, le territoire,compact, est de circulation naturel-lement aisée grâce à des fleuves abon-dants et l’absence de grande barrièreinterne du relief. Ses longues façadesmaritimes sur la Méditerranée et lamer du Nord-Atlantique l’ouvrent àdes trafics volumineux proches etlointains. Ainsi, avant et après 1789s’est développée une urbanisationimportante pour l’époque, donc àcôté de l’aristocratie foncière, unebourgeoisie puissante de « la mar -chan dise » dont les familles donnentaussi des hommes de loi au servicede l’État monarchique autoritaire,puis constitutionnel.

déveloPPement de l’affrontement de classesAvec l’instauration d’un régime électifà tous les niveaux et le suffrageuniversel brièvement établi en 1792,définitif à partir de 1848, la conquêtedes pouvoirs, du local municipal aucentral qui élabore la législation etdécide la guerre, devient essentielle.Excité par les guerres et les sacrificesauxquels elles obligent la population,1792-1815, 1870, 1914, le débat poli-tique se fait plus précoce et plus vif

en France qu’ailleurs. Proclamée dès1789 sur le plan juridique en mêmetemps que la liberté, y compris contrele clergé, la liberté de conscience, dansla « Déclaration des droits de l’hommeet du citoyen » de portée universelle,la question de l’égalité réelle, socialeet non plus seulement formelle,contre l’inégalité des fortunes, desrevenus, et aussi de l’accès à l’instruc-tion, passe au premier plan dans lesannées 1840. Elle est suscitée par uneforte croissance capitaliste et par l’ex-pansion démographique d’un paysétendu et densément peuplé. Ainsi sesont multipliés au long des sièclespaysans parcellaires, métayers etpetits fermiers, et ouvriers à bassalaires. Enfin apparaît dès 1793-94la concrétisation de la fraternité quisera au XIXe siècle le troisième termede la devise républicaine, avec leGrand Livre de la bienfaisance natio-nale, ancêtre de la Sécurité Socialepour tous de 1946. À défaut d’appli-quer cette mesure, les pratiques de

« Qu’une suite d’intellectuels prestigieux,se rapproche des milieux populaires

auxquels ils donnent dignité et grandeur à travers des héros de roman. »

« arrive à se constituer une structuresyndicale combative et relativement

nombreuse avec la Cgt en 1895 et un partipolitique remettant en cause en théorie le

système capitaliste, la SFio en 1905. »

« Formation d’un mouvement

révolutionnaireactif quoique

minoritaire, avecson parti propre, leParti communiste

(1920) derecrutement

surtout ouvrier et son syndicat

la Cgtu (1921). »

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nation et raceLa nation n’accède à sa pleine existence politique que lorsqu’elle est hégé-monique et elle se rétracte sous la forme d’une race ou d’une ethnielorsqu’elle est en déclin.

PAR JEAN-LOUP AMSELLE*

étymologiquement, le terme« nation » réfère à la naissance(du latin : natio, naissance, race)

et donc à l’idée que la communauténationale est composée de personnesissues du même sang. Cependant,dans la conception moderne de lanation, notamment dans le cadre dela Révolution française, la nation estcomposée de l’ensemble des citoyens,que ces derniers soient natifs ouétrangers. De ce point de vue, la levéeen masse, telle qu’elle a pu se mani-fester en 1792 à l’occasion de labataille de Valmy, symbolise parfai-tement l’idée moderne de nation tellequ’elle pouvait prévaloir au XVIIIe siè-cle, en accord avec la philosophiepolitique et sa théorie du « contratsocial ».

la montée des thèsesracistes Mais cette idée de la « communautédes citoyens » n’a pas résisté à lamontée des thèses racistes qui ont vule jour à la fin du XIXe siècle dans lecadre de l’anthropologie physique etdu social-darwinisme. Ces thèsesracistes ont eu comme conséquencede promouvoir dans le champ poli-

tique une conception de la nationfondée sur la terre, le sang et les morts,c’est-à-dire de faire reposer l’appar-tenance à la communauté nationalesur un principe de filiation remon-tant aux origines. Qu’il s’agisse deBarrès, Maurras, du démographeGeorges Mauco ou plus récemmentde Fernand Braudel, on retrouve cette

vision d’une stabilité du peuplementde la France depuis les époques lesplus reculées.Cependant, l’idée moderne d’unestabilité du peuplement ne fait aufond que reprendre la vieille théoriede la « guerre des deux races », tellequ’elle a été formulée au XVIIe sièclepar Boulainvilliers. Dans le cadre decette théorie, remise au goût du jourpar Michel Foucault, le peuplementde la France serait composé d’unecouche d’autochtones gaulois ougallo-romains ancêtres du Tiers-Étatà laquelle serait venue se superposerune vague d’envahisseurs francs

venus de Germanie et dont descen-draient les aristocrates. Concurrentede la thèse du « contrat social », cettethéorie a fait son chemin chez diffé-rents auteurs comme Sieyès, Guizotou Augustin Thierry et elle a mêmeinspiré la conception de la « lutte desclasses » chère à Marx.Unité ou bipartition, conception

contractualiste ou ethnique dupeuplement national, telles sont lesoptions qui sont présentes sur lemarché des idées et offertes auxacteurs sociaux et politiques.Sur le long terme, force est deconstater le déclin des idées contrac-tualistes et de la conception de laRépublique qui lui est liée. À traversl’affaire Dreyfus, les années 1930, lerégime de Vichy et la lente progres-sion du Front national, c’est bien laconception raciale de la nation qui adominé et continue de dominer lechamp intellectuel et politiquecomme en témoigne l’utilisation non

« on assiste dans bien des cas, à deshostilités opposant les “derniers arrivants”

aux “avant-derniers arrivés”. »

nial d’étendue mondiale, un moyend’intégrer une partie des protesta-taires sociaux dans une idéologiemissionnaire qui flatte l’orgueilnational. Cependant, arrive à seconstituer une structure syndicalecombative et relativement nombreuseavec la CGT en 1895 et un parti poli-tique remettant en cause en théoriele système capitaliste, la SFIO en 1905.L’enlisement de ces organes dans l’ac-ceptation de la Première Guerremondiale qui se révèle être unmassacre sans précédent, aboutit àla formation d’un mouvement révo-lutionnaire actif quoique minoritaire,avec son parti propre, le Parti commu-niste (1920) de recrutement surtoutouvrier et son syndicat la CGTU(1921). C’est encore là une originalité

française, d’autant qu’après avoirabandonné la thématique de la nationdiscréditée par l’épreuve de la guerre,cette orientation reprend force à partirde 1934 et le Front populaire, en reve-nant à l’idée de défense de la souve-raineté nationale incarnée dans ladémocratie, devant, en particulier, ledanger nazi. La bataille de la Résis-tance contre l’occupant, plus popu-laire que bourgeoise, confirme ensuitecette orientation.

Au XXIe siècle une nouvelle révolu-tion technique, l’élargissement desmarchés à l’échelle du monde, la déré-glementation libérale et le poidsprépondérant de la finance interna-tionale, tendent à effacer nation etacquis sociaux dans un nivellement

général par le bas, ce qui rend ànouveau d’actualité l’État nationaldans un cadre de démocratie élargie,avec une société transformée sous lapression de la concentration finan-cière par la salarisation majoritaire,la montée des employés, des cadrestechniques et administratifs, par l’ef-facement relatif des actifs agricolesmajoritaires sous l’Ancien Régime etnombreux jusqu’à 1945, et par l’ap-port de populations venues desanciennes colonies. n

*Guy Lemarchand est historien. Ilest professeur émérite d’histoiremoderne à l’université de Rouen.

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et l’autre d’étrangers radicalementinassimilables. On assiste au contraire,dans bien des cas, à des hostilitésopposant les « derniers arrivants » aux« avant-derniers arrivés » comme entémoignent les heurts qui ont eu lieuà Marseille en 2012 entre famillesd’origine maghrébine et Roms.

un raPPort de forcesPolitiQueIl en résulte que la race ne saurait êtrele principe fondateur de la nationpuisqu’elle n’est en réalité que leproduit dissimulé d’un rapport deforces politique. Le couple « autoch-tones » / « étrangers », « indigènes » /« immigrants », loin d’être une oppo-sition de type racial, est en fait unschème politique structural dotéd’une pertinence qui déborde de loinle cadre hexagonal. Son extensionsemble quasiment universellepuisqu’on le retrouve à la fois enEurope et en Afrique sous la forme del’opposition princeps entre autoch-tones maîtres du rituel et conquérants

étrangers détenteurs du pouvoir poli-tique.La race ne saurait donc être un prin-cipe ordonnateur du champ politiquepuisque les oppositions qu’elleincarne sont toujours relatives etqu’elles ont pour effet de masquer desrapports de forces entre des effectifshumains qui sont toujours mélangésdès l’origine. Mais paradoxalement,la mondialisation actuelle a pour effetde faire disparaître ces rapports deforces politiques au profit d’un replinational ou régionaliste sur despatries de plus ou moins grandeampleur, laissant libre cours à l’ex-pression d’identités figées. La montéedu Front national, la résurgence desidentités régionales (« Bonnetsrouges » en Bretagne, Alsace, etc.) ainsique l’essor des revendications post-coloniales expriment bien la naturede ce phénomène en même tempsqu’ils traduisent le déclin des iden-tités « horizontales » de classe. Defaçon générale, on peut en conclureque la nation est un concept à géomé-trie variable : elle n’accède à sa pleineexistence politique que lorsqu’elle esthégémonique et elle se rétracte sousla forme d’une race ou d’une ethnielorsqu’elle est en déclin. n

contrôlée de la notion de « Françaisde souche », à laquelle sont liées d’au-tres expressions comme celle d’« insé-curité culturelle ». Cette racialisationde la population hexagonale netraduit pas seulement la radicalisa-tion de la droite et la montée de l’ex-trême droite, elle a également des

effets à l’autre extrémité du champintellectuel et politique : celle repré-sentée par les organisations postco-loniales. Ces entrepreneurs d’ethni-cité (CRAN, Indigènes de laRépublique, etc.) mobilisent en effetde façon symétrique et inverse sur labase d’identités certes discriminées,mais également essentialisées –« black », « beur » ou « rom » – contri-buant ainsi à figer un peu plus labipartition raciale du peuplementnational entre « autochtones » et« allochtones », ou prétendument tels.Or, force est de constater que lesconflits internes à la population deFrance ne font pas s’affronter priori-tairement deux groupes dont l’unserait composé de « purs » Français

*Jean-Loup Amselle estanthropologue. Il est directeurd’études honoraire à l’EHESS.

« La mondialisation actuelle a pour effet de faire disparaître

ces rapports de force politiques au profitd’un repli national ou régionaliste. »

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IMMIGRATION ET NATION, DES MOTS PIÉGÉS ?Nous sommes en avril 2015 en France, après de graves événements quiobligent à repenser le rapport entre immigration, religion, laïcité, commu-nautés, nation.

question des personnes déplacéesdans le monde ») : « Le terme géné-rique de migrant est trompeur,comme celui de réfugié. On peutdécliner à l’envi la typologie d’une

réalité d’abord complexe. Il y a lesdéplacements internes, les déportésinternes, les exodes, les réfugiés de lamer, les expulsions, les rapatriementsforcés, les exils, l’asile (qui est tou-jours politique et répond à des prin-

cipes juridiques), etc. ». L’immigrationvers l’Europe est infime au regard desmigrations sud-sud, la masse desréfugiés vit sur d’autres continents.Comme l’indique la CIMADE :

«Contrairement à une idée répandue,la majorité des personnes qui sedéplacent pour des raisons écono-miques ou à la recherche d’uneprotection le font à l’intérieur de leurpropre pays. Les migrants internatio-

PAR MARYSE TRIPIER*

S ous le terme immigration, etdans une perspective longue,les populations étrangères ont

changé de visage et les logiques àl’œuvre sont diverses. Les migrationsont toujours existé et existeront. Lanouvelle donne est celle de la globa-lisation économique, capitaliste etfinancière, de la crise écologique etde la multiplication des conflits régio-naux en particulier au Proche-Orient.S’ensuivent des migrations de pau-vreté, d’insécurité économique etsociale, des réfugiés de guerre, clima-tiques, mais aussi des échangesaccrus entre populations, le plus sou-vent qualifiées et instruites. Commel’indique notamment le rapportannuel d’Amnesty International (« La

« Ce ne sont pas les populations les pluspauvres qui migrent, car la migration a uncoût : seuls les plus aisés parviennent à

réaliser leur projet migratoire. »

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naux représentent 200 millions depersonnes, soit 3 % de la populationmondiale. Parmi eux, seul un tierss’est déplacé d’un pays en dévelop-pement vers un pays développé. 60%des migrations s’effectuent en effetentre pays de même niveau de déve-loppement (entre pays développés ouentre pays en développement). Deplus, ce ne sont pas les populationsles plus pauvres qui migrent, car lamigration a un coût : seuls les plusaisés parviennent à réaliser leur projetmigratoire. »Étudiants, mariages mixtes, réfugiés,migrations féminines, sans-papiers,travailleurs détachés, toutes cesfigures nouvelles ou plus anciennes,sont catégorisées sous le mêmeterme : immigration. Et comptéesglobalement sous le terme immigrédans la statistique publique française(né étranger à l’étranger, devenu fran-çais ou non). Affrontons donc lacomplexité et sortons du déni.

LA FRANCE, UN PAYS D’IMMIGRATION Les pays dits neufs (États-Unis,Canada, Australie, Israël) actentdans les faits que la nation s’estconstruite avec des immigrants. Cen’est pas le cas de la France. PourDominique Schnapper, « la Franceest un pays d’immigration quis’ignore ». Pour Gérard Noiriel, une

certaine histoire de la constructionde la nation par fusion de ses terri-toires provinciaux, occulte l’apportde l’immigration. Le recensementdes étrangers date de 1851.La place de ces diverses immigrationsn’est pas la même dans la nation fran-çaise, ni au regard d’ancienneté deprésence, ni en matière de mobilitéspatiale et sociale, de projets indivi-duels, ni surtout en matière d’accueil

et d’intégration par la société. L’im-migration postcoloniale qui a pris unepart importante ces dernières décen-nies, occupe une place particulière,négative, dans l’imaginaire nationalqui se reporte sur leurs descendants.Elle souffre de discriminations et deracisme. Il est temps d’en sortir.Partons de la citation de Renan lorsde sa conférence donnée enSorbonne en 1882, et publiée en1887 : « Une nation est une âme, unprincipe spirituel. Deux choses qui,à vrai dire, n’en font qu’une, consti-tuent cette âme, ce principe spirituel.L’une est dans le passé, l’autre dansle présent. L’une est la possession encommun d’un riche legs de souve-nirs ; l’autre est le consentementactuel, le désir de vivre ensemble, lavolonté de continuer à faire valoirl’héritage qu’on a reçu indivis. »Ce texte est devenu l'emblème d'uneconception française de la nation,fondée sur la volonté d'une popula-tion de former une nation, par oppo-sition à une conception allemandecensée être beaucoup plus essentia-liste (fondée sur la race, la langue etla religion). On dit que la France estune nation politique. Mais elle réservela participation politique aux natio-naux en refusant le découplage entrecitoyenneté et nationalité (cf. les recu-lades sur le droit de vote aux étran-gers aux élections locales). Les immi-grés font-ils partie de « notre richelegs de souvenirs » ? Ou font-ils, aucontraire, l’objet d’un refoulementcollectif ?Benjamin Stora, directeur de la Citénationale d’histoire de l’immigration,a ainsi déclaré à L’HumanitéDimanche du 28 août 2014 : « Nousdevons également montrer le vraivisage de l’histoire. La France des XXe

et XXIe siècles est plurielle, diverse,façonnée par une succession devagues migratoires. Il faut affrontercette histoire sans entrer dans desguerres de mémoire.

LA COLONISATION :UN CHAPITRE MANQUANTNe manque-t-il pas à cette histoirequelques chapitres, comme celui dela colonisation et de l’immigration ?Revenons à Renan : « Le consente-ment et le désir de vivre ensemble »sont des questions qui se posent ausside façon nouvelle.Qui vit aujourd’hui ensemble ? Et pourquel destin national ?Le modèle républicain, auquel noussouscrivons reste un idéal, mais pasune réalité. Il faut le revisiter, sinon ilest une coquille vide, une incantationabstraite. Le « vivre ensemble »dépend de tous, nouveaux venus

comme anciens habitants (immigrésinclus) et suppose une lutte contre leslogiques d’exclusion et pour l’égalité,a minima, l’égalité des chances. Celle-ci a fortement régressé avec l’essor dela précarité, des inégalités, le racismepersistant, les discriminations, laségrégation sociale et spatiale. Il n’ya pas d’un côté une nation homogène,sans classes sociales, sans territoires,

sans conflits, et de l’autre des immi-grés, lointains et à rendre solublesdans ce corps national non identifié.C’est d’ailleurs dans les luttes (syndi-cales, la Résistance, etc.) que se sonttissés les liens les plus solides.Le monde politique espère le déta-chement des individus de leurcommunauté d’origine, il se fait engénéral avec le temps et n’empêchepas l’attachement au passé familial.Mais aujourd’hui, on ne donne plusle temps au temps. L’intégration est,dans notre « matrice mentale », l’as-similation individuelle à la « culturefrançaise », avec plus ou moins detolérance pour un certain pluralismeculturel ou religieux. C’est ainsi qu’ondécrète que certains sont assimila-bles et d’autres non.On oublie de dire ce qu’est la « culturefrançaise » dans un monde globalisé,(Victor Hugo ou la téléréalité ?) et,surtout, de faire vivre concrètementl’appartenance à un même destin,alors que les plus riches s’exonèrentde l’impôt et de la solidarité natio-nale.L’immigration ne menace pas lanation, telle que nous l’entendons,mais une certaine politique de ferme-ture et de repli menace les immigrés,boucs émissaires de toujours. n

*Maryse Tripier est sociologue. Elleest professeur émérite à l’universitéParis-VII Denis-Diderot.

« Le modèlerépublicain, auquelnous souscrivonsreste un idéal, maispas une réalité et ilfaut le revisiter,sinon il est une

coquille vide, uneincantationabstraite. »

« On dit que laFrance est unenation politique.Mais elle réserve la

participationpolitique auxnationaux enrefusant le

découplage entrecitoyenneté etnationalité. »

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Qu’est-ce Qu’être français ?Plus que tout autre critère c’est une socialisation commune qui réunit lesFrançais.

ment le français, s’exprimant quoti-diennement en patois. Au cours duXXe siècle, la plupart des Français utili-sent plusieurs langues véhiculaires,le français ainsi qu’un patois ou unelangue « étrangère ». Si le français peutalors apparaître progressivementcomme « la » langue des Français,consacrée du moins comme étantcelle de la République dans l’articleII de la Constitution, il n’en demeurepas moins qu’elle n’est pas forcémentla langue exclusive des Français. Pluslargement, toute conception de lanation fondée sur une culturecommune nie la diversité des culturespropres à chaque individu et la plura-lité des cultures au sein de la société

française avec notamment descultures différenciées produites parles classes sociales.

un cadre JuridiQue ?Être français signifie-t-il forcémentêtre reconnu juridiquement commeétant français à travers un certainnombre de documents administra-tifs comme la carte d’identité ou lepasseport, la carte d’électeurs, etc.D’emblée, compte tenu du nombred’abstentionnistes, des restrictionspénales ou en matière d’âge légal, ilsemble évident qu’il n’y a pas d’ana-logie entre la citoyenneté et la natio-nalité. Qu’en est-il à propos de la carted’identité qui est censée symboliserl’appartenance à la nation française ?Depuis le Code Civil napoléonien de1804, le jus sanguinis ou [droit dusang] – domine dans la transmissionde la nationalité. Bien qu’en 1889, lejus soli [droit du sol] lui soit adjointafin de faire face aux besoins mili-taires de la nation et compte tenu quela France est un pays dit d’immigra-tion, le jus sanguinis n’a jamais étéremis en question. Ceci explique dèslors que des individus ont hérité dela nationalité française sur plusieursgénérations – et peuvent voter – sansjamais avoir foulé le sol national.

Posséder un document administratifne paraît donc pas le critère détermi-nant permettant de définir ce qu’estêtre français.

une socialisationcommuneLes conceptions précédentes ontdonc d’importantes limites qui nepermettent pas de les considérercomme les fondements de la Nationfrançaise. En revanche, d’autreséléments constituent le terreau surlequel cette dernière s’érige. Le cadrejuridique commun, le fait que tousles individus se trouvant sur le terri-toire français sont soumis aux mêmeslois, votées par les députés – repré-

sentants de la Nation – est un premierélément. À celui-ci s’ajoute un certainnombre d’institutions comme l’écolequi, à travers les programmes, lesépreuves nationales mais aussi lesmoments partagés, façonne les géné-rations. Il en est de même de la Sécu-rité sociale, lien invisible qui relie tousceux qui vivent sur le territoire etcréent de fait une solidarité, solida-rité organique pour reprendre ladistinction opérée par ÉmileDurkheim. Enfin, le fait de partagercertaines temporalités (fête nationale,jours fériés, vacances scolaires,dimanches chômés, etc.) renforce lesentiment d’appartenance à unemême société, qui vit selon les mêmesrythmes, qui fait vivre les gensensemble.Être français c’est donc une sociali-sation commune, le fait de partagerdes lieux et des temporalités, desdroits et des contraintes. Ainsi,lorsqu’au nom de la mondialisation,du XXIe siècle ou d’autres arguties, ons’attaque à ces fondements du vivreensemble, il s’agit d’une entreprisede dissolution de la Nation fran-çaise. n

PAR ÉMELINE DUPIN*

il ne sera pas question dans cet arti-cle de résumer l’ouvrage de PatrickWeil, Qu’est-ce qu’un Français ? et

de tracer les grandes lignes d’une his-toire de la nationalité française maisplutôt de s’interroger sur les aspects,sur les dénominateurs communs quiconstituent concrètement l’identitéfrançaise. Si les éléments juridiquessont naturellement pris en compte,ils ne peuvent constituer à eux seulsla « substantifique moelle » (Rabelais)de la Nation française.

la communauténationale ?Dans la lignée d’Ernest Renan, auteurd’une conférence publiée sous le titre« Qu’est-ce qu’une Nation ? » (1882),il est fréquent de considérer que lanation française se fonde sur unehistoire commune et sur la volontéd’être français. C’est ce que l’onappelle la « conception élective » dela nation où la part de la subjectivité,du choix individuel prédomine. Cetteconception a été réactualisée récem-ment par Alain Finkielkraut afin d’ex-clure de la nation tous ceux qui nepartageraient pas certaines valeursqui, par essence, seraient françaises.Cette vision fait alors fi du contextehistorique dans lequel a lieu la confé-rence de Renan avec la perte de l’Al-sace-Moselle lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Après ce conflit,de nombreuses polémiques voient lejour entre universitaires français etallemands pour justifier le rattache-ment de ces territoires à l’un ou l’autredes pays. Réactualiser cette concep-tion, 130 ans plus tard, en faisantabstraction de ce contexte revient àpromouvoir un esprit national fran-çais immuable.

une culture communesPontanée ?Il est également fréquent de consi-dérer qu’être français c’est partagerune culture commune et notammentune langue commune. C’est oublierque le français n’est devenu queprogressivement la langue maternellede beaucoup de citoyens au cours dela IIIe République. Encore au momentde la Grande Guerre, nombreux sontles citoyens-soldats envoyés au frontqui ne maîtrisent pas, ou imparfaite-

*Émeline Dupin est agrégéed’histoire.

« Toute conception de la nation fondée surune culture commune nie la diversité descultures propres à chaque individu et la

pluralité des cultures au sein de la sociétéfrançaise. »

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vincent goulet* réagit au dossier « média » paru dans La Revue du projet, n° 44, février 2015.

et si nous prenions les choses à l’envers ? Plutôt que dénoncerune fois encore l’emprise du monde de l’argent sur les média,demandons-nous pourquoi les lecteurs, les auditeurs, les spec-tateurs et les internautes, en particulier des milieux populaires,se tournent plus volontiers vers le Parisien, rtL ou bFm tV plutôtque vers l’Humanité, arte ou CQFd. Pourquoi le peuple s’ap-proprie-t-il si peu les média émancipateurs ?

le lectorat PoPulaire souvent laissésur le bord du cheminune première raison est avancée par la sociologie de la récep-tion. Les usages quotidiens des média ne sont pas exclusive-ment focalisés sur le caractère documentaire des informations,c’est-à-dire le recueil encyclopédique d’éléments permettantde se forger une « opinion éclairée ». Comme j’ai essayé de lemontrer dans Médias et classes populaires, les informationssont des biens culturels parmid’autres qui permettent d’abordà l’individu de se positionnerdans le monde, de gérer sesangoisses existentielles, ses frus-trations économiques etsociales, de transmettre desvaleurs à ses enfants, de nourrirsa vie amicale et conjugale, etc.À travers les média, c’est d’abord« une manière d’être au monde »que chacun recherche. Cettedimension est souvent difficile-ment prise en compte par lesmédia de gauche, qui onttendance à privilégier l’informa-tion sérieuse et l’analyse appro-fondie (en cédant parfois au jargon para-universitaire) et ànégliger les nouvelles plus légères mais qui font elles aussi sensdans la vie de tous les jours.C’est pourquoi il est si difficile de séparer strictement lesfonctions d’information, de divertissement et d’éducationdes média et de penser que le système de service public dela presse proposé par Pierre rimbert (une idée d’ailleursreprise des projets de Léon blum en 1928) puisse être viable.À l’heure de la capillarité de l’information et des réseauxsociaux numériques, est-il raisonnable de vouloir centraliserles moyens de production ?

La deuxième raison est d’ordre formel et renvoie à la sociologiede la production : les média de gauche peinent à trouver la« langue fraîche qui permet d’être accessible à tous » que récla-mait Jules Vallès, le directeur du Cri du Peuple, le grand journalpopulaire de la fin du xixe siècle. Pourquoi ? Parce que les jour-nalistes engagés à gauche sont aussi des militants et des intel-lectuels qui doivent tenir leur rang dans un milieu où la critiquese doit d’être « pointue ». Comme les autres journalistes, ilssont en outre peu à être directement issus des classes popu-laires. en résulte une sorte de « sociocentrisme » qui produitune presse engagée mais qui laisse trop souvent le lectoratpopulaire sur le bord du chemin… Comme le montre très bienNick Couldry à propos des émissions de téléréalité, ce public

est alors récupéré sans complexe par les média commerciauxqui n’ont d’autre but que de faire de l’audience, tout en diffu-sant une idéologie néolibérale favorable à leurs intérêts.Serait-il possible d’inventer des émissions populaires, divertis-santes avec des valeurs socialistes ou la gauche devrait-elleêtre nécessairement sérieuse et ascétique ?

Pour y parvenir, il faut rompre avec la théorie des « effets fortsdes média » encore très répandue à gauche, en particulier auParti communiste : les opinions des individus seraient commeune cire molle soumise à l’influence directe des média. toutela sociologie des média a remis en cause cette théorie : lesconvictions se forgent d’abord dans la famille, au travail, dansles expériences et les interactions quotidiennes et les individusont beaucoup plus de latitudes qu’on ne le croit pour refuserou transformer ce qui est dit dans les média (théories du two-

step flow [communication àdouble étage], de l’attention flot-tante, du décodage et des réap-propriations, etc.). La principaleinfluence des média provient enfait de leur effet de cadrage desproblèmes publics : le choix desthèmes, des mots et des imagespour en parler sont mis en circu-lation à travers les média etpeuvent faire écran à d’autresfaçons de voir le monde. C’estpar l’imposition d’un vocabulaireet de routines de pensée que lesmédia ont une influence, d’où lanécessité du pluralisme et d’ou-vrir l’actualité à d’autres thèmes

que ceux qui tournent en boucle dans les média commerciaux.Comme l’a rappelé Lionel thomson, la défense d’un servicepublic de l’audiovisuel fort, ouvert et créatif, dégagé du diktatde l’audimat, est ici indispensable pour « donner de l’air » auchamp médiatique et permettre de faire le lien entre culturespopulaires et culture légitime.

vers une Presse à la fois PoPulaire et émanciPatriceC’est donc un véritable défi culturel qui attend les journalistesqui veulent inventer une presse à la fois populaire et émanci-patrice. des initiatives existent, comme le bondyblog, le Crieurde Villeneuve à grenoble, d’innombrables radios locales enga-gées. À la lecture du dossier du mois de février, on aurait aiméen savoir plus sur les contenus de la Marseillaise ou la façondont « radio mundo real » est produite. La reprise deNice-Matin par ses salariés a-t-elle transformé sa ligne édito-riale ? il est temps de faire circuler les expériences, d’accumulerles savoir-faire, de mutualiser les idées d’avenir pour espérerfaire émerger ces nouveaux média émancipateurs et popu-laires dont notre société a tellement besoin pour sortir de l’or-nière de la réaction.

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*Vincent Goulet est sociologue. Il a été maître deconférences à l’université de Lorraine.

« Les média de gauche, ont tendance à privilégier

l’information sérieuse et l’analyseapprofondie (en cédant parfois

au jargon para-universitaire) et à négliger les nouvelles plus

légères mais qui font elles aussi sens dans la vie

de tous les jours. »

des média populaires etprogressistes à réinventer

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LÉO PURGUETTE

le grand entretien

la république s’oubliequand elle abandonnel’art et la culture auxmarchands alain hayot, délégué national du PCF à la culture aborde ici la dimensionculturelle de la bataille qui s'engage pour les progressistes dans « l'aprèsCharlie ». auteur de Face au FN, la contre-offensive, il développe une analysedes progrès idéologiques de l'extrême droite dans la société française etavance des moyens de la combattre.

près la tuerie à CharlieHebdo, Pierre laurent alancé lors de ses vœux :« ils ont voulu tuer la cul-ture, répondons par laculture  ». Qu’entendent

par là les communistes ?depuis les attentats et les marchescitoyennes nous constatons tous qu’il ya un avant et un après janvier  2015.L’après, il nous appartient de le pensercollectivement. Le temps de l’inventions’impose. La crise actuelle est d’abordune crise de sens. La France, l’europe,le monde sont confrontés au devenir del’humanité. après la chute du mur deberlin, la fin de l’histoire décrétée par lesidéologues libéraux s’est avérée unecruelle illusion. La crise systémique ducapitalisme mène à des catastrophesen faisant régner la domination absolued’une financiarisation globalisée, pro-ductiviste, prédatrice pour les humainset la nature. Les démagogies et tous lesintégrismes religieux, avec leur cortèged’obscurantismes, de replis sur soi et dehaines de l’autre se posent désormaisen alternative au libéralisme. maisgramsci nous rappelle – « La crise, c’estquand le vieux monde se meurt, que lenouveau tarde à naître et que, dans ce

clair-obscur, surgissent des monstres »– qu’il devient urgent de sortir de la pannedes grands récits émancipateurs et deréinventer les voies nouvelles d’une alter-native aux sociétés de domination etd’aliénation.

or qui dit crise de sens dit crise cultu-relle. À l’inverse de son histoire récente,notre pays connaît une disjonctionmajeure entre art et démocratie, cultureet politique. on peut y voir le lien étroitet destructeur entre une vaste crise dutravail, une immense entreprise de déso-cialisation, un essoufflement majeur dela démocratie délégataire, un processusde déculturation de nos territoires, une

crise de l’école et de la transmission édu-cative. La question de l’éducation, for-tement interpellée, aurait pu être le lieud’émergence d’un débat nécessaire pouraffronter la crise de sens que connaîtnotre société. il a tourné court en se limi-

tant à une dimension morale et quelquesdemi-mesures d’éducation civique, sansinterroger la pertinence des pratiquesde la république face à la crise actuelledes rapports sociaux, de la politique etde la démocratie.La république s’oublie quand elle aban-donne l’art et la culture aux marchands,fossoyeurs de la pensée libre, critiqueet émancipatrice. elle se nie quand elle

A« L’irruption du numérique, véritable

révolution anthropologique, illustre bien cemouvement où la fabrique des possibles se

voit brimée par d’implacables logiquespartageant les eaux glacées du calcul

égoïste et les eaux glauques de labarbarie. »

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ne fait pas des droits culturels le soclede l’égalité dans l’appropriation dessavoirs, des œuvres, des capacités cri-tiques car c’est le fondement de l’exer-cice citoyen du pouvoir. elle se bafouequand elle refuse d’admettre sa proprediversité culturelle. une culture com-mune ne peut pas se construire dansl’assimilation de tous à une source uniqueni dans l’assignation à des identitarismessectaires. au contraire, nous ne recons-truirons le vivre ensemble, une culturecommune et le pacte républicain quedans le partage des richesses singulièresde chacune et chacun quelles que soientses origines, ses appartenances ou sesconvictions.

comment analysez-vous les livresde Zemmour ou de houellebecq  ?sont-ils l’expression d’une droitisa-tion de la société ou des armes pourles réactionnaires dans la batailleculturelle ?À l’échelle mondiale les aspirations despeuples à l’autodétermination, à la jus-tice sociale et à la démocratie, celles devivre en paix dans un monde plus égali-taire, solidaire et respectueux de lanature, celles enfin des individus en géné- s

ral et des femmes en particulier à l’au-tonomie et à l’émancipation, grandis-sent à un point tel qu’elles provoquentdes réactions des forces sociales sou-

cieuses de préserver leurs dominations.C’est ainsi que nous assistons non seu-lement aux agissements des tenants del’ordre capitaliste, mondialisé et finan-ciarisé, individualiste et libertaire sur leplan des valeurs, mais aussi à l’émer-gence partout dans le monde de forcesobscurantistes et barbares qui se pen-

sent plus efficace que les libéraux pourdéfendre l’ordre inégalitaire qu’ils esti-ment « naturel ». ils cherchent plutôt àremettre au goût du jour des fondamen-talismes religieux ossifiés et sectaires,des identités nationalistes et ethniquesd’un autre âge, des démagogies xéno-phobes, haineuses et violentes. La peurqu’ils tentent de faire régner, exploitantcelles générées par la crise du système,n’est que le reflet de leur propre peurface à l’écroulement de leur vieux monde.La France n’échappe pas à ce mouve-ment et le lepénisme, les Zemmour,Finkielkraut et autres participent de cetair du temps. assistons-nous pour autantà une droitisation généralisée ? Je croisplutôt qu’il s’agit d’une radicalisation desdiscours et des comportements desforces de droite et d’extrême droite faceau danger. il s’agit effectivement poureux de tenter de reconquérir une hégé-monie culturelle réactionnaire, suscep-tible de permettre une contre-révolu-tion politique. ils avancent profitant denos difficultés à nous mobiliser culturel-lement et politiquement pour leur oppo-ser une autre ambition progressiste àvocation hégémonique et à construireun projet émancipateur novateur.

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« repenser lerapport de lapolitique à la

culture est unecondition nodalede l’invention des

nouveaux cheminsde l’émancipation

humaine. »

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la crise des politiques culturellespubliques liée à l’austérité, ne sedouble-t-elle pas d’une crise desens ?« Le politique dénué de culture et d’ima-ginaire est condamné à l’ordre duconjoncturel » écrit le poète mahmuddarwich. C’est pourquoi les artistes, lesacteurs culturels sont sidérés par le sortque leur réservent les pouvoirs succes-sifs depuis dix ans, qui font des budgetsculturels les variables d’ajustement despolitiques d’austérité. il devient urgentde s’y opposer et de réinventer les voiesd’une alternative à ces politiques libé-rales, comme il est impératif de faire faceà l’essaimage d’un « populisme ordi-naire » qui s’en prend prioritairement àl’art et à la culture. il faut le faire dans larecherche de convergences avec unmouvement plus large qu’il faut convain-cre que, face à la stratégie du choc, l’in-vention artistique, l’émergence d’un nou-veau grand récit émancipateur peuvent

ouvrir des possibles. « La culture c’estce qui donne sa chance à l’invention, àla création et donc au changement »(marie-José mondzain).Nous vivons un temps où jamais les idées,les créations, les œuvres, les expériencessociales, écologiques, culturelles etcitoyennes innovantes n’ont été aussinombreuses. L’irruption du numérique,véritable révolution anthropologique,illustre bien ce mouvement où la fabriquedes possibles se voit brimée par d’im-placables logiques partageant les eauxglacées du calcul égoïste et les eauxglauques de la barbarie. Jamais le besoinde culture n’est apparu avec autantd’acuité. il est au cœur des réponses àcette crise car la culture n’est pas un sec-teur parmi d’autres de l’action publique.elle est la condition du politique préci-sément parce qu’elle lui donne sens.repenser le rapport de la politique à laculture est une condition nodale de l’in-vention des nouveaux chemins de

l’émancipation humaine. C’est décisif.La politique ne saurait se réduire à la ges-tion loyale du système. elle doit porterune vision nourrie des savoirs et des ima-ginaires, des urgences et des rêves pournous projeter vers un autre destin.

Pour quelle politique culturelle lescommunistes agissent-ils ?Les communistes portent un projet cul-turel qui invite la gauche de transforma-tion sociale à inventer un commun pétrides formes nouvelles de la solidarité, dela coopération et du partage sans nos-talgie d’un passé révolu, sans se canton-ner à une simple résistance au coupleinfernal « libéralisme/populisme » danslequel s’opposeraient l’exigence artis-tique réservée à une « élite » et les armesde distraction massive aliénant le peu-ple. Notre ambition ne saurait se résu-mer à la défense désespérée de poli-tiques publiques en crise profonde, dontle pouvoir actuel a programmé la dispa-

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PUBLICATION DES SECTEURS

PAR LYDIA SAMARBAKHSH*

À l’occasion du colloque « Diplomatie française : oùest la boussole ? » organisé par la revue Recherchesinternationales, la Fondation Gabriel-Péri, et soutenupar le secteur international du PCF, le principe de «réalisme » s’est invité en toute fin des débats dans labouche d’un intervenant de marque pour expliquerl’absence de rupture significative entre les présidencesSarkozy et Hollande en matière de politique interna-tionale.Ainsi, nous dit-on, la gauche, confrontée à l’exercicedu pouvoir, et donc au « réel », ne pourrait mettre enœuvre ses orientations fondamentales de paix, de jus-tice sociale et de coopération solidaire sans tenircompte des intérêts de la France, lesquels comman-dent un sens du « réalisme ». Il y aurait une contradic-tion entre la défense de nos intérêts nationaux et unepolitique extérieure de gauche fondée sur des prin-cipes d’égalité, de solidarité et de partage. C’est cemême principe de « réalisme » que le premier minis-tre Manuel Valls convoquait lors de son long entretientélévisé sur France 2, le dimanche 7 décembre, pourconvaincre de la pertinence de son action et de celledu chef de l’État depuis son élection en 2012 : le Pactebudgétaire, le pacte de responsabilité, la loi du minis-tre de l’Économie, Emmanuel Macron seraient autantde maux nécessaires pour créer les conditions de lacroissance et d’une lutte efficace contre le chômage.Ce raisonnement – profondément de droite – invite

en permanence, si ce n’est oblige, à « s’incliner devant“la force des choses”, la puissance du fait acquis ». Il nevise rien d’autre qu’à maintenir l’ordre existant.Enfermée dans un « présent omniprésent » soumis aux« dictatures de l’urgence et de l’immédiat », le « pré-sentisme » défini par l’historien François Hartog, lapensée de droite reposant sur les impératifs de réa-

lisme, d’ordre, de hiérarchie et d’autorité vise à inter-dire de penser le possible et d’inventer l’avenir.L’affirmation selon laquelle les intérêts nationaux dela France – économiques, stratégiques, politiques –seraient contraires à une politique extérieure fondéesur des principes d’égalité plutôt que de domination,

« L’interdépendance qui caractérise notre monde

contemporain est un puissantatout potentiel du combat

pour l’émancipation humaineau plan national, régional

et mondial. »

la « force des choses » n’est Pas la boussole de la gauche !

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rition. Notre ambition doit grandir et envi-sager l’art, la culture et l’éducationcomme un formidable moyen d’éman-cipation sociale et la refondation d’ungrand service public avec les moyensadéquats comme un enjeu vital. Notreambition doit grandir et doit nous ame-ner à repenser ce service public de l’art,de la culture et de l’éducation populaire,afin de donner un nouveau souffle à laliberté de création artistique et de pro-duction du symbolique, dégagée descontraintes marchandes et d’une pen-sée unique et consensuelle, renouantainsi un lien organique entre l’art, la cul-ture, la démocratie et l’exercice citoyende la politique. Pour cela il faut s’attelerà une formidable bataille des idées contreles libéraux et les démagogues, préala-ble à une reconquête d‘une hégémonieculturelle progressiste.Contre le libéralisme et la marchandisa-tion de ce qui fonde notre humanité,contre l’emprise étouffante de la finance

sur la révolution numérique, contre lesinégalités galopantes, contre l’asphyxiedes collectivités et la menace sur leséquipements publics, contre le « popu-lisme culturel » parallèle à la lepénisa-tion des esprits, contre toutes les formesde xénophobies, toutes les discrimina-tions et les divisions, inventons et agis-sons :• Pour une compétence partagée entre

l’État et les collectivités locales pourgarantir les droits culturels de tous àun haut niveau d’exigence artistique,« une culture élitaire pour tous » enquelque sorte.

• Pour un service public de l’internetgarantissant le libre partage des savoirs,des œuvres et des idées tout en pré-servant, face au copyright, les droits àla propriété intellectuelle des créateurs.

• Pour la promotion de formes nouvellesde production, de création et de diffu-sion de l’art dans la pluralité et la diver-sité des expressions. La réinvention

des missions de tous les servicespublics à tous les niveaux, de la fricheindustrielle aux institutions nationales,régionales et locales ainsi que l’appro-fondissement de leur ancrage dans lesterritoires.

• Pour la socialisation de l’art, le dévelop-pement de l’esprit critique, les liensétroits entre l’art et l’éducation popu-laire, les créateurs et les militants del’action culturelle et artistique à l’école,dans la cité, dans l’espace du travail.

• Pour faire vivre l’immense potentielémancipateur de la culture, recons-truire un vivre ensemble fondé sur unnouveau souffle de la démocratie, surla reconnaissance et le partage des cul-tures diverses et leur mise en relationau sens qu’Édouard glissant donne àce terme.

ensemble, osons la culture et rêvonsavec Pasolini : « À dater de ce jour-là, leurfolie n’a plus été la folie de la peur maisla folie de l’homme qui rêve ». n

*Lydia Samarbakhsh est responsable du secteurinternational du Conseil national du PCF.

de partage plutôt que d’exploitation, de solidarité plu-tôt que de concurrence reste en fait à prouver.Car qui décide de ce que sont les intérêts nationaux dela France ? Et sur quels critères ? Est-ce le patron desgrands patrons français, Pierre Gattaz, qui a appelé àsortir la France de la Convention 158 sur les licencie-ments de l’Organisation internationale du travail (OIT)au moment même où se négocie le Traité transatlan-tique qui placerait les États sous la coupe des multina-tionales ?Qu’en est-il de ces intérêts lorsque notre indépendanceet notre souveraineté nationales en matière budgétaireet économique sont bridées par le carcan néolibéral de« l’Europe » austéritaire ?La France a besoin de reconstruire son outil industrieltout en amorçant une transition énergétique menant àde nouveaux modes de production et de développementsocial, humain et écologique. Or en trente ans, la désin-dustrialisation du pays et la montée en puissance ducapitalisme financier nous ont menés dans une impasseau prix de la destruction de millions d’emplois. Le pro-blème est posé à plus large échelle au plan européenalors que le redressement industriel est au cœur des solu-tions pour sortir la France et l’Europe de la crise écono-mique, sociale, politique et démocratique actuelle. Unepolitique de gauche en la matière impliquerait de tra-vailler au plan européen et mondial à des convergencespour combattre le pouvoir des marchés et institutionsfinancières, pour construire des pôles publics industrielsémancipés de la domination du capitalisme financier,

pour garantir les droits sociaux et conquérir de nouveauxdroits pour les travailleurs qui, notamment, permet-traient de lutter efficacement contre le dumping socialet les délocalisations.L’interdépendance qui caractérise notre monde contem-porain est un puissant atout potentiel du combat pourl’émancipation humaine au plan national, régional etmondial. Voilà le réel sur lequel agir.

http://www.pcf.fr/7350

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a Revue française d’administra-tion publique(rFaP) publie dansson numéro 151/152 un dossierintitulé « où en sont les élitesadministratives en europe ? »Luc rouban, directeur de

recherches au CeViPoF, coordonne ledossier, préface l’étude et rédige égale-ment un article sur le cas français, intitulé« La norme et l’institution : les mutationsprofessionnelles des énarques de 1970 à2010. » il compare la formation et l’itiné-raire de trois séries de promotions del’eNa, les promotions Jean-Jaurès etrobespierre de 1969 et 1970, les promo-tions Liberté-Égalité-Fraternité et Jean-monnet de 1989 et 1990 et les promo-tions Cyrano-de-bergerac et averroèsde 1999 et 2000.il s’attarde d’abord sur leur parcoursscolaire et note que progressivementl’économie remplace le droit. au fil desans, la proportion d’élèves ayant fait uneécole de commerce (heC, eSSeC, eSCP)est en très forte progression.« La génération d’énarques susceptiblede prendre en charge à partir des années2000 l’évolution managériale ou néolibé-rale de l’administration française a été,bien plus que les générations précédentes,formée ou du moins sensibilisée à lagestion privée. » dans le même temps,

la nouvelle castedirigeanteLa classe dirigeante n'en finit pas de s'adapter. elle change sans changervraiment, comme disait à peu près Lampedusa, elle mute en permanence.dans la très haute administration se profile une hyper-caste qui dédaignele droit pour l'économie, prospère dans les « grands corps », assure sa car-rière grâce à la « politisation » et pantoufle de plus en plus tôt.

donc, les études de droit régressent sensi-blement. dans ses commentaires, Lucrouban parle d’un divorce générationnel :« Les hauts fonctionnaires sortis de l’eNaen 1990 et donc en mesure de diriger lesservices vingt ans plus tard restent trèsliés au modèle qui existait encore dansles années 1970. en revanche, leurscollègues plus jeunes sortis de l’eNa dansles années 2000 ne leur ressemblent

guère. on trouve l’indice d’une fracturegénérationnelle. »Cette culture « école de commerce »donne à ces hauts fonctionnaires un profilde « gestionnaires privés » bien plus quede cadres attachés au service public.« Choisir de faire une école de commerceplutôt que du droit avant l’eNa signifieque les candidats aux filières d’élite choi-sissent désormais des stratégies « multi-cartes  » permettant d’aller dans lesgrandes entreprises privées soit en casd’échec à l’eNa, soit en cas de réussiteau concours afin de pouvoir intégrer desentreprises privées après quelques annéespassées dans les grands corps ou au minis-

tère des Finances. La question qui se posealors est bien celle de savoir s’il resteencore quelque chose de « service del’État » ou de la « motivation de servicepublic » pour une partie des cadres diri-geants qui deviennent polyvalents ».autre remarque de l’auteur : une fractures’opère entre énarques, séparant ceuxqui ont une « culture gestionnaire » et lamajorité des administrateurs civils atta-

chés au mixte droit public/Sciences Po.« on perçoit ici les linéaments qui font dela nouvelle gestion publique non pas uneculture pour classes moyennes, commec’est le cas dans la plupart des pays euro-péens, mais un critère de distinction quipermet à l’élite de l’élite (c’est-à-dire essen-tiellement aux membres des grands corpspassés par le concours étudiant) de sereconnaître et de se différencier de lagrande masse des cadres ». bref la hautefonction publique, au lieu de s’homogé-néiser, se divise en strates distinctes, ceuxappartenant aux « grands corps » – onappelle ainsi des organismes comme leConseil d’État, la Cour des comptes, l’ins-

« La question qui se pose alors est biencelle de savoir s'il reste encore quelque

chose de “service de l'État” ou de la“motivation de service public” pour une

partie des cadres dirigeants qui deviennentpolyvalents ». »

PAR GÉRARD STREIFF

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pection des Finances – et dotés d’uneculture heC dominant largement lesautres.

« l’élite de l’élite »après la formation, Luc rouban s’inté-resse aux profils de carrière, c’est-à-direaux choix professionnels faits par les diffé-rentes promotions (cabinets ministériels,entreprise privée, direction ministérielle,établissements publics, postes adminis-tratifs…). Là encore apparaît, écrit-il, une« élite de l’élite », celle de ces grands corpsqui se trouvent plus présents dans lescabinets ministériels ou qui pantouflent(qui passent au privé) plus volontiers. « Leniveau moyen de pantouflage desmembres des grands corps dix ans après

la sortie de l’eNa est deux fois plus impor-tant en 2010 qu’en 1980. »dans cette super-énarchie, on « pantouflede plus en plus tôt » : « une premièreobservation tient à la précocité croissantedu premier départ vers une entrepriseprivée, puisque la durée moyenne entrela sortie de l’eNa et ce départ est de 17,4ans pour la promotion 1969 puis de 9,6ans pour la promotion 1989 et finalementde 7,3 ans pour celle de 1999. ». en règlegénérale, les « pantouflards » accèdenttout de suite à de hauts postes de direc-tion, celui de président de la structuresupérieure, de président-directeur-général, de directeur général… L’étudeestime que c’est le cas de 63  % despantouflards des promos 1969 puis 1989 ;la « conjoncture » complique un peuaujourd’hui cette tendance. Luc roubanobserve, au passage, que si ces hautsfonctionnaires, très au fait du privé,pantouflent sans grande difficulté, il estquasi impossible pour les hauts cadresdu privé d’accéder aux postes dirigeantsde l’administration française.

tenant compte donc et de l’évolutiongénérationnelle, et de la formation (heCou pas), le politologue établit deux popu-

lations élitaires : « Si la culture gestion-naire d’entreprise gagne du terrain dansle temps, ses points d’ancrage sont bienfocalisés sur les deux populations les plusélitaires, à savoir les “pantouflards” et lesmembres des états-majors. on assistedonc bien à une fracture interne et à ladifférenciation des strates de pouvoir ausein même des services ».

après la formation et la carrière, Lucrouban se préoccupe de ce qu’il appellela « politisation » de cette élite. il parle de« politisation douce », doux euphémismepour dire qu’il ne s’agit pas tant chez ceshauts fonctionnaires d’engagementpartisan et encore moins de militantismemais de formes plus nuancées de proxi-

mité : participation à plusieurs cabinetsde la même couleur politique, présencedans des clubs de réflexion, passage pardes entourages connotés politiquementcomme la mairie de Paris ou les cabinetsd’élus locaux.Les lignes entre le politique et l’adminis-tratif se brouillent, les liens entre l’énar-chie et le pouvoir politique (avec sonpouvoir de nomination) se renforcent,

des liens plus « techniques » qu’idéolo-giques. Ce renforcement des liens, il ledate : 1983 et ce qu’il appelle « l’échec dela première gauche ». L’action publique« s’américanise » ; l’idéologie s’efface, c’estle rapport de proximité et de soumissionqui compte. « il n’y a donc pas un modèlede haut fonctionnaire de droite que l’onpourrait opposer à un modèle de hautfonctionnaire de gauche. » incontesta-blement cette « politisation » sert le pres-tige de l’énarque concerné, elle marquedans sa biographie « un seuil qualitatif »et elle aide au déroulement de la carrière.Ce qui autorise l’auteur à écrire : « Cetteévaluation permet de différencier lescarrières “normales” des carrières parti-culièrement réussies. Ces dernières sontassez fortement associées au degré depolitisation. Le fait de mener une carrièrepurement administrative devient unhandicap sérieux pour accéder à despostes prestigieux, s’aggravant d’unepromotion à l’autre.»

bref, le profil de « l’élite de l’élite » est lesuivant : une formation d’économiste etde gestion, l’appartenance aux grandscorps, un passage dans les entouragesministériels ou du pouvoir exécutif. Préci-sons encore « qu’apparaît clairement quesur les deux premières promotions lesfemmes ont un taux de réussite de 21 %contre 49 % pour les hommes ».Notons, in fine, que cette caste qui pilotedepuis des années des politiques de« réduction des coûts » tous azimuts,conserve précieusement ses propresprivilèges. intouchables, ils sont. L’austé-rité, c’est pour les autres. n

« Les lignes entre le politique etl'administratif se brouillent, les liens entre

l'énarchie et le pouvoir politique (avec sonpouvoir de nomination) se renforcent, desliens plus “techniques” qu'idéologiques. »

extraitsluc rouban pointe « la transformation des profils universitaires(des hauts fonctionnaires en europe) et le déclin du droit commeformation commune au profit des études de sciences écono-miques. la formation d'économistes ou ses avatars gestionnairesacquis dans les écoles de commerce comme dans les filières uni-versitaires spécialisées deviennent des clés d'identification pourune figure du nouveau technocrate conscient des enjeux finan-ciers de la mondialisation et ouvert sur l'entreprise privée. [...] enfrance, les études d'économie ou de gestion comme le passagepar les écoles de commerce concernent surtout la micropopula-tion des grands corps qui va rejoindre les cabinets ministériels etnon pas la grande majorité des énarques. »

luc rouban, « où en sont les élites administratives en europe ? »

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ourant 1984, avec NicoleClaveloux (illustratrice, pein-tre et dessinatrice française)nous avions réagi de lamême manière  au viragebrutal et aux orientations

souvent dégradantes des « politiques »d’édition de journaux comme L’Échodes Savanes, Charlie Mensuel  oumême Pilote. Choquées par ces dérivesnous avons fait ensemble une sorted’état des lieux des revues de bd pré-sentes en librairie ou dans les kiosqueset avons dû constater, non sans amer-tume, que le nouveau mot d’ordre géné-ral était désormais: «Porno, rétro, facho».Quel que soit le contenu des histoires,les femmes y étaient, à longueur depages, dénudées, exhibées et leur imageprostituée. Les belles idées généreusesdes années 1970 s’étant fracasséescontre le mur de l’argent ou noyées dans« les eaux glacées du calcul égoïste »,restait le cynisme et le cul qui fait tou-jours vendre. on voit le joli résultat quandon regarde la société d’aujourd’hui.obscénité et irrespect d’un côté, retourau puritanisme et à l’obscurantisme del’autre, surenchère de violence symbo-lique ou réelle partout. et après ?Publié dans Le Monde dont brunoFrappat assurait alors la direction, notretexte-manifeste reçut le soutien deFlorence Cestac, Jeanne Puchol, arnaudde la Croix, Franck, thierry groensteen,bruno Lecigne, et Pierre Sterck. Ce petit

artémisia, la place des femmes dans le 9e art

brûlot était intitulé « Navrant »:

« Navrante cette soi-disant nouvellepresse percluse des plus vieux etdes plus crasseux fantasmesmachos. Navrant de voir la plupartdes journaux de bandes dessinéesprendre le chemin réducteur de l’ac-croche-cul et de l’attrape-con. Dela “porno à quatre mains”, au “strip-tease des copines”, en passant par“l’étude comparative des lolitas”, “leroi de la tripe”, “les nouveauxesclaves”, les “mange-merde”, j’enpasse, les talents se déploient, virils.Ils nous proposent d’accompagner“le grand capitaine Rommel” dansle souffle nouveau de l’aventure.Rétro, humour fin de race, potinsmondains-branchés, nostalgie colo-niale, violence gratuite, poujadisme,sexe-con, fétichisme, sexisme etinfantilisme sont à l’ordre du jour.Parce que nous aimons certainesbandes dessinées, parce que noussouhaitons que les journaux soient auservice des créateurs et pas des seulsmarchands, parce que ces derniersréduisent chaque jour davantage laplace accordée à la création vérita-ble au profit de l’uniformisation, nousavons voulu réagir, en souhaitant quecette lettre trouve un écho auprès desauteurs comme des lecteurs.»

La gifle était violente, les coups (bas) enretour le furent davantage. Étant consi-dérée – à juste titre – comme l’inspira-trice de ces lignes, j’ai été particulière-ment visée et frappée. J’avais touché au

veau d’or, ça ne se pardonne pas ! Selonl’un de mes éditeurs, je m’étais de moi-même, « mise en dehors de la horde ».La sanction fut mon « black listage » etmon éviction des festivals et autres mani-festations publiques. Je restais encorebonne à exploiter, à très bas prix, maisfus privée de sortie et de reconnaissance.J’y survécus, non sans mal.

une dérive cyniQuementmercantile Le temps passa mais les raisons de lacolère étaient toujours là. Suivant le mou-vement impulsé par le pouvoir « socia-liste » des années 1980, la dérive cyni-quement mercantile – qui favorisepuissamment le sexisme – se poursui-vit dans les années suivantes et même,s’amplifia. alors que le festival d’angou -lême fêtait en janvier dernier ses 42 ans,il ressort qu’une seule femme y a reçu lefameux grand Prix, la très consensuelleet commerciale Florence Cestac. Clairebrétécher, elle, a reçu en 1982 le grandPrix spécial de la ville d’angoulême. C’estpeu. une tous les 21 ans…Les femmes sont, à une exception près,Florence Cestac, (ancienne éditricede Futuropolis avec Étienne robialdevenu « habilleur » de Canal +) tota-lement absente des jurys et pré jurysdu festival. elles ne sont pas beaucoupplus nombreuses dans la liste desalbums sélectionnés.Pour ma part, je n’ai jamais eu, en plusde 40 ans de production et bien quepionnière du dessin de presse politiqueet de la bande dessinée féminine pouradultes, ne serait-ce qu’une seule expo-

PAR CHANTAL MONTELLIER*

au début était la colère. il y a trente ans, le 27 janvier 1985, plusieursfemmes dessinatrices remettent en question, dans un texte-manifeste,les contenus de la presse bande dessinée de l’époque et ses dévoie-ments ; elles créent en 2007 le prix artémisia.

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sition de mes dessins dans le cadre dufestival charentais ! Cette énorme injus-tice ne semble d’ailleurs émouvoir per-sonne, ni à la gauche de la gauche ni dansles rangs des féministes, ni nulle part…on peut d’ailleurs s’interroger à ce sujetmais la question semble taboue.

création du Prix artémisiaContre cette situation scandaleuse quise pérennise, avec la dessinatrice JeannePuchol qui subit le même ostracisme(elle aussi pense mal), nous avons décidéde réagir en créant une structure dereconnaissance destinée aux femmesbédéastes, partant du principe que l’onn’est jamais mieux reconnue que par soi-même. Ce fut le prix artémisia.Crée en 2007 et proclamé le 9 janvier,date anniversaire de la naissance deSimone de beauvoir, le Prix artémisia estainsi nommé en référence à la grandeartiste italienne de la renaissance,artémisia gentileschi, la première femmerépertoriée en tant que plasticienne dansl’histoire de l’art. Ce prix, notamment sou-tenu par les sénatrices brigitte gonthier-morin puis Laurence Cohen, entendcontribuer à défendre l’imaginaire et letalent féminin en distinguant les œuvresqui mobilisent les ressources de l’écrit etde l’image pour parler haut et juste.Le constat que, dans tous les domainesde l’art, la place des femmes a été mino-rée, infériorisée et leur accès à l’expres-sion, comme à l’excellence, rendu infi-

niment plus difficile qu’aux hommesquand ce n’est pas impossible, appelaitune action. Longtemps, les pionnières comme Clairebretécher, Nicole Claveloux, FlorenceCestac ou moi-même avons été bienseules. mais c’est tout de même par nous

que la voix des femmes est parvenue,dans le 9e art, à prendre une force nou-velle et à s’approprier des thématiquescomme : l’autre, l’histoire, le social, lerécit personnel puis enfin à couvrir latotalité du champ des idées.aujourd’hui les femmes de la bande des-sinée comptent pour plus de 10 % de laprofession et se distinguent dans lesregistres les plus variés : le voyage ini-

tiatique avec Johanna Schipper (Nosâmes sauvages, prix artémisia 2008),le sexe et l’humour noir avec tanxxx etLisa mandel (Esthétique et filatures, prixartémisia 2009), l’aventure avecLaureline mattiussi, (L’île au poulaillert.1, prix artémisia 2010), l’autobiogra-phie tendance road movie avec ulli Lust

(Trop n’est pas assez, prix artémisia2011), la fantaisie surréaliste avec Clairebraud (Mambo, prix artémisia 2012), labd politico-historique avec JeannePuchol (Charonne-Bou Kadir, prixartémisia 2013), la biographie féministeavec Catel muller ( Ainsi soit BenoîteGroult, prix artémisia 2014), la biogra-phie familiale avec barbara Yelin ( Irmina,prix artémisia 2015)...

en contraste avec leurs œuvres forteset originales, le phénomène de modede la bd dite girly tend encore à can-tonner l’image de la femme dans lasphère du domestique, de la mode etdu futile, renforçant les stéréotypes lesplus éculés. Ce qui démontre, si c’étaitencore à prouver, que tous les combatssont loin d’être remportés.

renforcer la visibilité de la création auféminin n’est pas seulement un enjeupour les femmes ; il y va de la perti-nence de la bande dessinée dans lemonde contemporain, de son aptitudeà refléter la société réelle. Puissantes,décoiffantes, impertinentes, imagina-tives, les œuvres primées depuis 2008affirment et démontrent que, doréna-vant, la bande dessinée d’auteurs s’écritaussi au féminin. n

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« Le Prix artémisia est ainsi nommé en référence à la grande artiste italienne de la renaissance, artémisia gentileschi,

la première femme répertoriée en tant queplasticienne dans l’histoire de l’art. »

« renforcer la visibilité de la création au féminin n’est pas seulement

un enjeu pour les femmes ; il y va de la pertinence de la bande dessinée

dans le monde contemporain. »

Persistances des stéréotyPes dans la cultureun rapport d'information de la sénatrice communiste brigittegonthier-maurin, au nom de la délégation aux droits des femmes,remis au ministre de la culture, dénonce les inégalités persis-tantes dont sont victimes les femmes dans la culture et préco-nise des pistes alternatives. La place des femmes dans l'art etla culture : le temps est venu de passer aux actes, rapport n°704,réunit des recommandations politiques, le compte-rendu desauditions de personnalités (plus d'une centaine pages) et unesérie d'annexes, avec chiffres et graphiques, sur « l’égalitéhommes-femmes dans la culture et la communication ». un arti-cle de gérard streiff est consacré à ce rapport, sous le titre « laplace des femmes dans l'art. la force des stéréotypes » dansLa Revue du projet, n° 36, avril 2014.

*Chantal Montellier est auteure debandes dessinées. Elle estresponsable de l’associationArtémisia.

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ELLe communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.

Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvementrésultent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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œuvre de Poulantzas est lepoint culminant d’un sièclede débats sur la question dupouvoir et de l’État au seinde la tradition marxiste. Ellesynthétise ces débats, et

ouvre des pistes nouvelles pour les pour-suivre au contact d’un capitalisme enmutation constante [...]. L’État capita-liste, dit Poulantzas, est autonome parrapport aux intérêts de la bourgeoisie,mais il ne l’est que relativement. Cettethèse de l’autonomie relative de l’Étata souvent été mal comprise [...]. En régime capitaliste, l’État est toujoursun État de classe. Cependant, il est auto-nome par rapport aux classes domi-nantes, et ce pour deux raisons. La pre-mière est que les classes dominantesne sont pas homogènes, elles ne l’ontjamais été, et ne peuvent pas l’être. Ladivision du travail est l’essence du capi-talisme, elle affecte tous les secteurs dela société, y inclus les classes domi-nantes. Celles-ci se divisent en d’autrestermes en fractions du capital : le capi-tal industriel, le capital financier, le capi-tal commercial, l’armée, le personnelpolitique, les intellectuels dominants…Les intérêts de ces fractions ne coïnci-dent pas nécessairement. Afin d’asseoirleur domination et de constituer ce quePoulantzas appelle un bloc au pouvoir,elles doivent par conséquent pouvoircompter sur un instrument suffisam-

Nicos Poulantzas et l’État

ment souple qui, le plus souvent sousl’hégémonie de l’une d’elles (par exem-ple, à l’époque néolibérale, le capitalfinancier), coordonne leurs intérêts. Cetinstrument n’est autre que l’État. Celui-ci œuvre en faveur de la domination dela bourgeoisie, tout en étant indépen-dant des intérêts de telle ou telle frac-tion du capital. L’autonomie relative del’État, en somme, est une conséquencedu caractère pluriel, différencié, desclasses dominantes.On a souvent reproché au marxisme –Claude Lefort a fait toute sa carrière surcette idée – de ne pas disposer de théo-rie de la politique. Ce reproche, commele montre la pensée de Poulantzas, estprofondément erroné. Le marxisme

explique pourquoi il ne peut pas ne pasy avoir de la politique, pourquoi la poli-tique est nécessaire. Là où d’autres cou-rants de pensée postulent abstraite-ment l’existence «  du  » politique, lemarxisme montre que la politique est le

produit de la non-congruence des inté-rêts des fractions des classes domi-nantes, et des rapports de forces qui lesopposent aux fractions des classes sub-alternes. C’est dans cet espace socialnon déterminé que se loge la politique.Une seconde explication de l’autono-mie relative de l’État capitaliste résideen ceci que la bourgeoisie n’est pas tou-jours la mieux placée pour défendreses propres intérêts. Les classes domi-nantes manquent souvent de luciditésur leur propre compte. Il est fréquentqu’elles cherchent à assouvir leurs inté-rêts de court terme au détriment deleurs intérêts de long terme. C’est mêmesans doute la règle, et les écrits poli-tiques de Marx évoquent nombre d’épi-sodes où la bourgeoisie commet deserreurs, pour certaines graves. La crisedu capitalisme actuelle, l’incapacitédes États européens à résoudre l’im-passe institutionnelle de l’Union euro-péenne, en sont des exemples contem-porains. L’existence d’un Étatrelativement autonome est une façonde contrecarrer cette tendance de labourgeoisie à commettre des erreurs.L’État organise l’intérêt de long termedes classes dominantes, y compris aubesoin en réprimant leur tentation d’as-souvir leurs intérêts immédiats. Dumoins est-ce ce qu’un État qui fonc-tionne normalement est supposé faire.Car l’un des aspects de la crise de l’Étatest que celui-ci est de moins en moinscapable d’organiser rationnellement etdurablement l’hégémonie des classesdominantes, en partie, comme le sug-gère Poulantzas, parce qu’il n’est plusassez autonome par rapport à elles [...].

« L’autonomierelative de l’État,

en somme, est uneconséquence

du caractère pluriel,différencié, des classes

dominantes. »

Poulantzas est le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci.Après des débuts sartriens puis althussériens, sa conception du pouvoir n’acessé de se rapprocher de celle de l’auteur des Cahiers de prison, même sides désaccords – ou plutôt des malentendus – sont demeurés jusqu’à la fin.

PAR RAZMIG KEUCHEYAN*

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C’est sur cette base que Poulantzas for-mule sa définition de l’État  comme« condensation matérielle d’un rapportde forces entre les classes et les frac-tions de classe » (L’État, le pouvoir, lesocialisme) [...]. Comment comprendre alors la défini-tion poulantzassienne de l’État ? Quel’État moderne soit un État de classene signifie pas qu’il est un bloc mono-

lithique entièrement sous contrôle dela bourgeoisie. L’État est un champ stra-tégique, où classes et fractions declasses se livrent une lutte constante.Dans le fond, la question importanteest celle-ci : « Pourquoi la bourgeoisiea-t-elle généralement recours, à fin dedomination, à cet État national-popu-laire, à cet État représentatif moderneavec ses institutions propres, et pas àun autre ? » (EPS, p. 13). La réponse estque ce n’est pas elle qui a choisi cetteforme d’État, et que si elle avait pu lefaire, elle en aurait choisi une autre. touten étant capitaliste de part en part, l’Étatnational-populaire est imposé à la bour-geoisie par les classes subalternes : pro-létariat, paysannerie, classes moyennes,femmes, colonisés… Cette façon deconcevoir l’État a des implications stra-tégiques importantes. La thèse marxistedu « dépérissement de l’État » reposesur l’idée que l’État est un instrumentde domination, et que le renversementdu capitalisme induira à terme l’obso-lescence de cet instrument. Si enrevanche, comme le pense Poulantzas,l’État capitaliste a en partie été façonnépar des luttes populaires, la nécessitéde son dépérissement dans la transi-tion vers le socialisme devient nette-ment moins évidente [...].

Poulantzas se livre dans EPS à une cri-tique de la « dualité des pouvoirs ». Cettenotion apparaît dans le contexte de larévolution russe. Elle conduit cepen-dant les marxistes qui l’élaborent, au pre-mier rang desquels Lénine et trotski, à

relire par son entremise toute l’histoiredes révolutions modernes, depuis larévolution anglaise. La version la plussophistiquée de ce concept se trouvedans l’Histoire de la révolution russe detrotski, dont le premier volume contientun chapitre qui le concerne […].La dualité des pouvoirs se dit d’unesituation où deux pouvoirs se dispu-tent un même territoire : le pouvoir enplace, le tsarisme dans le cas de larussie, et le mouvement révolution-naire. Cet affrontement a un caractèreterritorial, puisque chaque antagonisteoccupe une partie de l’espace national(rural ou urbain) et cherche à conqué-rir l’autre par la force […].Pour Poulantzas, la dualité des pouvoirsconvient tout au plus aux pays nondémocratiques, où les institutions repré-sentatives et la société civile sont fra-giles. De fait, l’histoire des révolutions auXXe siècle montre que cette stratégie n’aréussi que là où existaient des régimes

autoritaires. Dans les pays de vieille tra-dition démocratique, un mouvement quimettrait en œuvre une stratégie de cetordre est certain de courir à la catas-trophe. C’est ce qu’avait commencé àreconnaître Gramsci, dont les notions« d’État intégral » et de « guerre de posi-tion » visent à sortir d’une conceptionsimpliste du processus révolutionnaire.Cette conception n’est d’ailleurs pas cellede Lénine et de trotski, elle résulte del’insuffisante contextualisation et de l’os-sification de leur pensée au cours desdécennies qui ont suivi.L’État capitaliste n’est pas une « forte-resse », dit Poulantzas. Il n’est pas exté-rieur aux conflits sociaux, et à ce titre,il n’est pas à conquérir comme onconquerrait une place forte située enterritoire étranger. En tant que conden-sation d’un rapport de forces entreclasses et fractions de classes, l’Étatest traversé de contradictions. tousses « appareils » le sont à des degrésdivers. Par conséquent, il est erroné de

se représenter l’État comme n’étantsitué que d’un côté, le côté conserva-teur, de la dualité des pouvoirs. Il setrouve de part et d’autre de la ligne defront, à tel point que cette ligne de frontn’en est en réalité pas une. Plus préci-sément, il existe de multiples lignes defront, dont certaines passent à l’inté-rieur même de l’État.Ce constat entraîne le marxisme sur unevoie jusque-là inexplorée. D’abord, larévolution cesse d’être synonyme d’af-frontement armé avec l’État. Celui-cidemeure bien entendu le garant de l’or-dre existant, au besoin par la violence.En ce sens, toute révolution inclut desmoments de contre-violence. Mais cesmoments ne sont plus conçus commedécisifs, on sort d’une vision militaire duchangement social. On renonce par lamême occasion au climax, à l’idée depoint culminant du processus révolu-tionnaire. L’État ne disparaît pas dans latransition vers le socialisme, il est pré-

sent jusque dans le socialisme lui-même.Puisqu’il n’est pas un simple instrumentaux mains des capitalistes, il n’a pas deraison de s’effacer avec la disparition dece système. Les marxistes ont accordépeu d’attention au problème de la formede l’État en régime socialiste, car poureux, le socialisme abolira l’État. Or, selonPoulantzas, cette question doit être miseà l’ordre du jour de la recherchemarxiste. n

« Le marxismeexplique pourquoi

il ne peut pas nepas y avoir de la

politique, pourquoila politique estnécessaire. »

« Un des aspects de la crise de l’État est que celui-ci est de moins en moins

capable d’organiser rationnellement et durablement l’hégémonie des classes

dominantes, en partie, comme le suggèrePoulantzas, parce qu’il n’est plus assez

autonome par rapport à elles. »

*Razmig Keucheyan est sociologue.Il est maître de conférences ensociologie à l’université Paris-IVParis-Sorbonne.

Extraits de la préface à la nouvelleédition de Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme (Les Prairiesordinaires, 2013) publiés avecl’aimable autorisation de l’auteur.

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« l’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

a ire république, fondée le22 septembre 1792, n’est âgéeque de deux petits moislorsque son assemblée natio-nale (la Convention) s’engage,à la fin du mois de novem -

bre 1792, pour près d’un an, dans un vastedébat sur l’instruction publique, sesvaleurs, ses principes organisateurs. Là,se mêlent les voix et les propositions defigures passées depuis au panthéon del’éducation nationale, Joseph Lakanal,gilbert romme, l’abbé grégoire, Pierredaunou, michel Lepeletier, ainsi quecelles de dizaines d’autres députésoubliés par la mémoire républicaine. Àdire vrai, la question n’est pas entière-ment neuve. mirabeau, talleyrand ouencore Condorcet ont déjà produit, àcette date, leurs réflexions sur l’instruc-tion publique. Jusqu’en novembre 1792,cependant, aucune de leurs idées n’a puêtre débattue par la représentation natio-nale, faute de temps.

le Point de déPart d’une histoire entièrement nouvelleComprendre la pensée des révolution-naires en matière scolaire suppose derappeler, au préalable, que les hommesqui ont fait la révolution ont perçu cettedernière comme une rupture radicaledans l’ordre des temps, comme le pointde départ d’une histoire entièrementnouvelle. Ce sentiment devait s’articulerà un formidable impératif pédagogique.

l’école, la républiqueet la religionles premiers débats scolairesde la république française (1792-1793)La liberté de conscience est parmi les tout premiers fondements de notrerépublique. Les débats de l’époque portaient comme aujourd’hui sur lerôle de l’école pour la faire triompher.

un monde nouveau, ne supposait-il pas,pour être viable, des hommes nouveaux ?Pour réussir leur grand œuvre, les révo-lutionnaires devaient donc trouver lesmoyens de défaire l’homme ancien (lesujet de jadis, corrompu par un passéavilissant, souillé par la macule du despo-tisme, du féodalisme et des préjugés) etde forger, dans le même temps, unhomme neuf, le citoyen républicain, indi-vidu libre et égal en droits à tous les autresmembres du corps civique. il s’agissaiten somme, pour reprendre les motsemployés par les révolutionnaires, de« régénérer » la société.L’idée de « régénération » plonge sesracines dans l’héritage philosophiquedes Lumières. depuis le milieu duxViiie siècle, les philosophes n’ont eu decesse d’insister sur la toute-puissancedu pouvoir pédagogique (« l’éducationpeut tout », assure helvétius en 1773) etsur la « perfectibilité » de l’homme (rous-seau). or, si l’homme est perfectible etque l’éducation peut tout, alors il devientpossible, par l’école, de transformer lesindividus afin, comme le dit le conven-tionnel dupont, en 1793, de « former deshommes à la république ». dans lesécoles de la république, les écoliersdevront donc apprendre, en mêmetemps que les rudiments (lire, écrire,compter), leurs droits et leurs devoirsfuturs, les gestes et les pratiques du« métier de citoyen ». rien d’étonnant,dès lors, à ce que les révolutionnairesprésentent à l’envi les écoles primairescomme la première dette souscrite parla Cité républicaine envers ses membres.rien d’étonnant non plus à ce que la

première véritable loi scolaire de la répu-blique française, la loi bouquier du 29frimaire an ii (19  décembre 1793),établisse l’obligation et la gratuité scolaire.d’emblée, comme le rappelait ClaudeNicolet, l’école s’impose donc tout à lafois comme le but et le moyen de la répu-blique. Le but au sens où l’école permetà tous d’être pleinement citoyen. Lemoyen, parce que seuls des citoyenspeuvent permettre à la républiqued’exister et de fonctionner. en somme,la république est condamnée, dès sespréludes, à être enseignante, ou à ne pasêtre.

mettre chacun en Pleine Possession de toutes les facultés de son entendementPour remplir cette mission colossalel’école doit à la fois, selon les conven-tionnels, « éduquer » et « instruire ».« Éduquer », c’est-à-dire inspirer l’amourde la république et de la patrie révolu-tionnaire, façonner des comportementsrépublicains et donc, in fine, inculqueraux enfants un habitus républicain,appelé à se substituer à l’habitus chré-tien et royal de jadis. « instruire », c’est-à-dire diffuser les lumières et apprendreaux écoliers à exercer leur raison. entreces deux impératifs, tous les révolution-naires ne placent pas tout à fait la prio-rité au même endroit. Condorcet, parexemple se situe résolument du côté de« l’instruction », liant étroitement la ques-tion de la formation civique à celle del’apprentissage d’un exercice libre de laraison. Selon lui, c’est l’école primaire qui

PAR CÔME SIMIEN*

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doit permettre à tous les citoyens de« connaître leurs droits et leurs devoirs »,afin qu’ils puissent « exercer les uns etremplir les autres, sans être obligés derecourir à une raison étrangère ». L’écoledoit donc d’abord mettre chacun enpleine possession de toutes les facultésde son entendement, seule voie d’accèsvers l’établissement d’une liberté et d’uneégalité véritables.dans ce premier débat scolaire républi-cain, une question se distingue par sonomniprésence : celle de l’enseignementde la morale. Le sujet est investi d’uneimportance politique majeure. dès 1791,talleyrand voyait dans la morale le« rendez-vous commun » autour duqueltous les citoyens de la patrie révolution-naire étaient appelés à se retrouver. defait, la morale reste perçue, ensuite, parles républicains, comme le ferment parexcellence de l’unité, voire de l’unani-mité, du corps civique autour des valeursdu nouvel ordre des choses. dans cette

perspective, le contenu des enseigne-ments se trouve bouleversé. À toutmoment, les leçons reçues par lesécoliers doivent être porteuses d’unsavoir et d’une morale civiques : appren-tissage de la lecture sur la déclarationdes droits de l’homme et du Citoyen ousur des recueils édifiants relatant lesexploits extraordinaires accomplis parceux des Français mus par un pur patrio-tisme ; participation des écoliers auxséances des sociétés populaires et auxfêtes civiques ; connaissance du nouveausystème de mesure d’un monde révo-lutionné (calcul décimal, systèmemétrique, calendrier républicain, etc.).

la Place de la religion à l’écolemais, au-delà, la question de l’enseigne-ment de la morale devait surtout souleverle problème, épineux, de la place de lareligion à l’école. Le sujet est inévitablepour des révolutionnaires qui, par l’ins-truction publique, entendent arracherl’homme à ses préjugés anciens et luiinculquer une morale digne des tempsnouveaux. au vrai, le sujet est d’autantplus incontournable que, depuis plusieurssiècles, les petites écoles étaient placéessous la coupe de l’Église, qui en avait faitun puissant instrument d’acculturationchrétienne du peuple. et alors que lesrelations entre les révolutionnaires etl’Église se sont singulièrement dégra-dées depuis 1791, au point que lesnombreux prêtres qui ont refusé de

prêter serment sur la Constitution (lesprêtres réfractaires) ont fini par êtresoupçonnés d’être autant d’agents enpuissance du fanatisme contre-révolu-tionnaire, la question de la religion àl’école ne pouvait que devenir incon-tournable.Par-delà des points de vue divergents(certains estiment, par exemple, qu’ilfaut interdire la fonction d’instituteur auxprêtres, quand d’autres ne sont pas favo-rables à une telle exclusion), une opinion,formalisée par Condorcet dès le prin-temps 1792, est très largement partagéepar les républicains, à compter de l’au-tomne de la même année : « n’admettredans l’instruction publique l’enseigne-ment d’aucun culte religieux ». bien sûr,ce rejet de la religion hors de l’école estsous-tendu par la volonté de protégerles enfants, cette «  espérance de lapatrie » révolutionnaire, du virus du fana-tisme contre-révolutionnaire. mais cesconsidérations idéologiques ne sont pas

les seules à être avancées pour justifierune telle laïcisation de l’école. Celle-cis’inscrit en effet au cœur des principeset des valeurs de l’État révolutionnaire.Pour Condorcet, admettre comme parle passé que l’école puisse servir desupport privilégié à l’apprentissage d’uneopinion religieuse reviendrait, ni plus nimoins, à nier le droit reconnu à chaqueindividu, par la constitution, de choisirlibrement son culte. admettre, dans l’ins-truction publique, l’apprentissage d’unefoi particulière reviendrait, dans les faits,à repousser des écoles les enfants d’unepartie des citoyens, ceux qui ne parta-gent pas la foi enseignée par l’instituteur,et donc à détruire l’égalité entre lesmembres du corps civique, en donnant« à des dogmes particuliers un avantagecontraire à la liberté des opinions ».Condorcet, comme la plupart des autresrévolutionnaires qui s’expriment sur lesujet de l’instruction publique en 1792-1793, propose alors que « les principesde la morale enseignés dans les écoleset dans les instituts, [soient] ceux qui,fondés sur nos sentiments naturels etsur la raison, appartiennent égalementà tous les hommes  ». Ce faisant, lepremier débat scolaire de la républiquemarque l’aboutissement d’un mouve-ment d’autonomisation de la morale parrapport à la religion engagée depuis lemilieu du siècle. Si talleyrand, en 1791,avait déjà formulé une telle distinction,ce dernier, cependant, faisait encore del’apprentissage de la religion l’un des tout

premiers objets des écoles primaires.un an plus tard, en revanche, les pèresfondateurs de la république écartentrésolument la foi religieuse de l’école, nelaissant plus subsister que l’enseigne-ment d’une morale naturelle, qui se veutégalement civique et républicaine. mêmeun député comme durand-maillane, quiapparaît, en décembre 1792, comme l’undes chauds défenseurs des droits de lareligion catholique à la Convention, seprononce en faveur d’une stricte distinc-tion entre un enseignement civique,appuyé sur une « morale naturelle, poli-tique et universelle », confié aux institu-teurs des écoles primaires, et « l’éduca-tion religieuse », confiée aux seuls prêtres,hors des écoles. À son image, denombreux conventionnels, qui ne parta-gent pourtant pas nécessairement sesopinions politiques et religieuses, esti-ment que l’apprentissage de la foi doitrelever de la seule sphère des opinionsprivées et de la liberté individuelle et nondes décisions imposées par la puissancepublique. michel Lepeletier, dont le pland’éducation nationale, l’un des plus radi-caux de la décennie révolutionnaire, estproposé à l’assemblée nationale parrobespierre en juillet 1793, estime ainsique si la religion ne peut pas être ensei-gnée par les instituteurs, les enfants pour-ront néanmoins se rendre librement autemple pour y apprendre les principesde leur culte respectif.Qu’il nous soit permis de conclure cesquelques réflexions en empruntant lesmots prononcés à la barre de la Conven-tion nationale, en décembre 1792, parJean-henri bancal. Leur étrange actua-lité nous rappelle que la liberté deconscience et la tolérance sont parmiles tout premiers fondements de notrerépublique, au cœur de laquelle setrouve également l’école, qui a un rôledécisif à jouer pour les faire triompher :« Je ne pense pas que nous devions jeter,du haut de cette tribune, nos opinionssur la religion. Qui peut se vanter d’avoirtrouvé la vérité sur ce sujet ? on disputedepuis le commencement du monde,et on dispute en vain. Nous n’avons pasété envoyés pour raisonner sur uneautre vie, mais pour faire dans celle-citout le bien dont nous sommes capa-bles. […] donnons ici, les premiers,l’exemple du respect qui est dû à laliberté religieuse. Sans elle il n’y a pointde paix à espérer parmi les hommes […]C’est à notre éducation élémentaire àopérer cette révolution. Qu’elle soitbonne, et les efforts du fanatisme serontimpuissants pour faire couler encorele sang des Français ». n

« “instruire”, c’est-à-dire diffuser les lumières et apprendre aux écoliers

à exercer leur raison. »

*Côme Simien est historien. Agrégé,il est doctorant à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand.

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les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. du global au local les rapportsde l’homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... la compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d’un savoir populaire émancipateur.

« Ya plus qu'à monter Sur mon bulldozer… »

maud octallin

epuis une quinzaine d’an-nées, le développementterritorial de la ville deLondres est en partie menépar une institution métro-politaine, le grand Londres,

un des points de référence dans laconstruction institutionnelle du grandParis. Le grand Londres chapeaute l’ac-tion des 33 districts londoniens et a encharge des compétences stratégiquescomme les services de transport ou lapolice. il coordonne également l’amé-nagement de grands projets de renou-vellement urbain, l’équivalent des projetsd’intérêt métropolitain pour le grandParis. ainsi à Londres, c’est désormais lemaire, élu au suffrage universel directtous les quatre ans, qui alloue les permisde construire pour les projets considéréscomme « stratégiques » pour le déve-loppement de la capitale.

une croissance de la PoPulation inédite depuis 2004, la mairie du grand Londres,en partenariat avec les pouvoirs locaux,les agences nationales pour la rénova-tion urbaine et des promoteurs immo-biliers privés, coordonne l’aménagementd’une trentaine de sites – dont une quin-zaine est située dans la première

Le bilan d'une dizaine d'années de grands projets permet de mieux compren-dre les succès et les impasses, en particulier en matière d'inclusion sociale etpolitique, d'un arrangement qui avait initialement l'ambition d'articuler déve-loppement des marchés immobiliers et cohésion socioterritoriale.

couronne de la capitale – autour d’unepolitique ambitieuse de développementdes territoires articulée à celui des infra-structures de transport. Ces actionsmisent à la fois sur le renforcement del’accessibilité et sur la densification dubâti pour permettre de faire face à unecroissance de la population inédite aprèsplusieurs décennies de déclin. La villefait en effet face à une croissance démo-graphique soutenue, particulièrementmarquée dans les espaces centraux.après avoir gagné 500 000 habitantsentre 1991 et 2001, la population du grand

Londres a augmenté de 14 % et gagné unmillion d’habitants entre 2001 et 2011pour dépasser la barre des 8 millions.

Les zones dans lesquelles la croissanceest la plus forte – au-delà de 25 % – sesituent à l’est et au sud de la tamise. denouveaux projets immobiliers ont ainsitransformé les paysages historiques del’East End populaire et industriel. ils sesont construits le long de l’axe nord sudde l’Overground, la ligne de métro aérienouverte en 2010. Le long de la tamise,les zones de rénovation urbaine et de

PAR MARTINE DROZDZ*

la politique de développement territorial à londres

DLa croissance démographique à Londres entre 2001 et 2011

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reconversion économique connaissentquant à elles une croissance démogra-phique supérieure à 50 %, en raison dela reconversion du foncier industriel versdes projets résidentiels. La disparitiondes activités liées au port depuis unecinquantaine d’années offre ainsi desterrains considérables – mais fortementpollués – dont la reconversion s’effectueprogressivement, au gré des cycles decroissance des marchés immobiliers.dans ce type de projets, la puissancepublique est rarement motrice,contrainte par un accès très restreint aucapital ; elle dépend exclusivement departenariats avec des investisseurs privéspour monter des projets de développe-ment territorial, même si elle peut jouerun rôle actif à certaines étapes desprojets, et fournir par exemple desterrains qu’elle possède à bas coût. Parconséquent, la nécessité de garantir lavalorisation des capitaux investis par desacteurs privés à court et moyen termeest fondamentale pour comprendre laforme des projets et les publics auxquelsils se destinent, en majorité les catégo-ries sociales aisées. dans ces conditionstrès sélectives socialement, commentproposer à l’ensemble des Londoniens,les familles modestes, les travailleurs lesmoins bien rémunérés, des conditionsde logement décentes ?

de nouveaux Quartiersmixtes socialement depuis 2000, plusieurs districts tradi-tionnellement à gauche se sont asso-ciés au grand Londres pour négocierdirectement avec les acteurs de lapromotion immobilière, en particulierrésidentielle. L’idée était d’essayer des’associer à des promoteurs conciliantsen leur garantissant un accès privilégiéaux sites prioritaires de renouvellementurbain en échange de la constructiond’une part de logements qui sont louésou vendus en dessous des prix dumarché. dans les premières années desa mise en œuvre, cet arrangement apermis de développer de nouveaux quar-tiers mixtes socialement et de construirede nouveaux logements sociaux et enaccession à la propriété. mais la quan-tité de logements construits n’a jamaispu répondre à la demande grandissante,émanant d’une frange toujours plusélargie de la population qui se retrouveen situation de mal-logement à mesureque les prix augmentent. entre 2005et 2011, la proportion de familles mallogées, où chaque pièce est occupéepar une personne ou plus, a ainsiaugmenté de 18 % dans la capitale.

Progression du mal-logement depuis 2008 et l’élection d’un maireconservateur à la tête du grand Londres,les objectifs de mixité sociale dans lesgrands projets urbains ont été revus à labaisse. La centralisation politique desdécisions d’aménagement pour les péri-mètres considérés comme stratégiquesdans le développement de la capitale aété renforcée. Cette situation politiqueaboutit alors au paradoxe suivant : lespermis de construire pour les grandsprojets urbains sont accordés rapide-ment par le grand Londres grâce à desprocédures simplifiées mais le mal-loge-ment progresse partout. dans les péri-mètres de développement prioritairessitués dans des quartiers populaires,cette évolution est encore plus marquéepuisque les nouveaux logementsproposés ne sont pas accessibles auxménages qui y vivent. Plusieurs associa-tions de défense des droits des loca-taires du parc social ont ainsi alerté lespouvoirs publics sur les conséquencesnégatives de projet qui étaient initiale-ment annoncés comme des occasionsd’augmenter l’offre de logements aidésen associant rénovation urbaine et densi-fication. Les études menées sur lesprojets effectivement réalisés indiquentune baisse importante de la part de loge-ments aidés dans tous les projetsconstruits actuellement.Si la politique des grands projets de déve-loppement prioritaire a été un succèspour réorienter géographiquement lesflux d’investissement vers des quartiers

qui étaient historiquement évités par lesacteurs de la promotion immobilière, laquestion de savoir qui sont les bénéfi-ciaires de ce programme pose franche-ment problème. dans ces projets, mêmesi la puissance publique n’assume pasdes risques semblables à ceux qui sontpris par la promotion immobilière, la miseà disposition de certaines ressources,en particulier foncières, appartenant àl’État, justifie une analyse fine des béné-fices effectivement reçus par l’ensemblede la collectivité, et pas seulement parcertains acteurs clés. actuellement,aucune évaluation de ce type n’estmenée par le grand Londres et l’affir-mation des retombées « bénéfiques »de ce type d’arrangement pour lesLondoniens reste plus supposéequ’avérée. enfin, l’exemple londonienmontre que l’absence de contre-pouvoireffectif à la tête de l’institution métro-politaine rend la prise en compte d’en-jeux cruciaux comme la durabilité et l’in-clusion sociale très vulnérable auxchangements de majorité… « L’effica-cité  » des prises de décision par unpouvoir fort permet certes d’accélérerl’examen et l’accord des permis deconstruire mais au risque d’une réorien-tation sociale contre laquelle il n’existealors que très peu de recours. n

*Martine Drozdz est géographe.Agrégée, elle est doctorante àl’université Lumière Lyon-II.

Source : Drozdz, 2013

Un exemple de grand projet urbain mixte

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la culture scientifique est un enjeu de société. l’appropriation citoyenne de celle-ci participe de laconstruction du projet communiste. chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. etnous pensons avec rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sansscience n’est souvent qu’une impasse.

on voit de nouveaux sports censésapporter de nouvelles sensations ...oui, plusieurs processus participent dece développement  : hybridation deformes de pratiques préexistantes (ex :kitesurf ou surf tiré par un cerf-volant,triathlon, c’est-à-dire natation, courseet vélo…), mais également processus deretour vers la nature, tendance relative-ment lourde qui traduit non pas la seuleconfrontation aux autres, mais parfoiségalement à soi-même. C’est l’explora-tion d’un espace potentiellement plusincertain, car non totalement « domes-tiqué » (navigation dans des rapides ourafting, nage en eau vive ou hydrospeed,escalade…). L’exemple de la course de fond est dece point de vue édifiant : les courses« hors stade » qui émergent dans lesannées 1970 vont vite devenir un phé-nomène de société : ouvertes à tous etnon aux seuls licenciés, elles entretien-nent un rapport conflictuel avec la coursesur piste, qui décline. elles se dévelop-pent très rapidement : plusieurs milliersde courses organisées sur le territoirefrançais au début des années 1990,contre 5 en 1970 ! Cela se double d’une seconde mutation :un retour à la nature, s’affranchir desespaces citadins et des routes trop gou-dronnées des centres-villes. La coursesur route cède la place aux courses sur

sports et sciences (2)

sentiers (ou trail). Le chronomètren’étant plus l’étalon, le défi représentela confrontation avec des distances etdes dénivelés importants. La pratiquede la course de montagne, très confi-dentielle dans les années 1990, serépand, des distances que l’on croyaitimpensables sont réalisées par de nom-breux coureurs. Les journaux télévisésrelayent cet engouement : l’ultra-trail dumont blanc (utmb®) devient chaqueannée de plus en plus médiatisé. Cettecourse sur 180 km a d’ailleurs dû mettreen place un système de qualification etde tirage au sort pour limiter le nombre

de participants à un peu plus de 2000coureurs. des figures emblématiquesémergent : dans cette pratique, KillianJornet fait figure d’extra-terrestre. adeptedes réseaux sociaux, sa page Facebookest suivie par près de 450 000 per-sonnes. Ce développement s’accom-pagne également d’une « philosophie » :naturel, simplicité, environnement dura-ble... Les « trailers » raillent les « bitu-meux ».

est-ce pour un épanouissement oupour le commerce ?À chaque fois qu’une nouvelle pratiqueapparaît, c’est bien entendu un nouveau

marché qui s’ouvre : on ne court pas enmontagne avec les mêmes chaussuresque pour un marathon par exemple. Lescourses déposent des labels, desmarques : l’utmb® est un exemple signi-ficatif ici. mais ce marché n’est pas nonplus exempt des tendances observéesdans les mutations des pratiques.L’ouvrage de Chris mcdougall, Born torun, est emblématique. il se présentecomme un documentaire réalisé par l’au-teur dans une tribu du mexique (lestarahumaras) dont les membres cou-rent pendant des heures dans les mon-tagnes, chaussés de simples sandales.

montrant la différence de foulée entreune course naturelle (pieds nus) et uneautre avec des chaussures aux épaissessemelles absorbantes, le livre est aussil’occasion d’un retour à la simplicité, etau naturel. Plaidoyer pour la course nu-pieds, il avance aussi une hypothèseanthropologique importante : la courseà pied, de fond ou de grand fond, est unepratique profondément humaine. Lesgrands équipementiers ne s’y sont pastrompés. après avoir placé toute sa stra-tégie marketing sur la protection descoureurs à travers la fabrication dechaussures aux semelles absorbantes,Nike propose maintenant des chaus-

Sports et sciences entretiennent des rapports variés. dans le n° 41(novembre 2014), nous nous étions centrés sur la question du dopage.Cette fois-ci, nous abordons les interactions du sport avec les sciencestant naturelles qu'humaines et sociales.

ENTRETIEN AVEC ANNE ROGERET YANNICK LÉMONIE*

« il est faux que les sciences dures et lesport de haut niveau soient déconnectés.Les apports de sciences biologiques sont

en effet indéniables. »

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sures légères avec un drop réduit (dif-férence d’épaisseur entre le talon etl’avant de la chaussure), un amorti réduit(exit les semelles intégrant de l’air) et unegamme complète appelée  Free (libre).Paradoxal renversement de situation…Ce nouveau marché est aussi unechance pour l’aménagement du terri-toire, la préservation des anciens sen-tiers parfois abandonnés et, bienentendu, pour le développement éco-nomique. des stations de ski se trans-forment en « stations de trail © » l’été,elles se regroupent en un réseau qui pro-

pose « des parcours, des services et desoutils » dans le cadre d’un « territoiredésireux de faire découvrir ses meilleurspaysages et ses meilleurs parcours »(stationdetrail.com).À l’inverse de ces exemples, c’est par-fois l’offre qui précède la demande enmatière de pratique sportive. Les sallesde remise en forme sont illustratives dece schéma. Face à l’essoufflement decertains pratiquants, le renouvellementest un argument pour garder les clients.Les méthodes sont « inventées », bre-vetées et associent mouvements types,démarches, et même environnementmusical associé :  bodyattack tm, bodybalance tm, etc.

un article d’amandine aftalion,mathématicienne et directrice derecherche au cnrs, paru dans LeFigaro du 16 février prétend que lessciences et techniques des activitésphysiques et sportives (staPs) sontdéconnectées des sciences dures. ilplaide alors pour un rapprochementmobilisant principalement desmodèles mathématiques.Cet article a suscité une vive contro-verse, notamment de la part de laConférence des directeurs des StaPSet du président de l’association des cher-cheurs en activités physiques et spor-tives (aCaPS). Ceux-ci affirment claire-ment une « méconnaissance inquiétantede la réalité » dans cet article. il est fauxque les sciences dures et le sport de hautniveau soient déconnectés.Les apports de sciences biologiques sonten effet indéniables. de nombreusesjournées d’études organisées à l’iNSePportent sur ce thème. Par exemple, ont

eu lieu en 2013 et 2014 des journées surla gestion de l’intensité de l’entraînement,sur l’entraînement des qualités muscu-laires (force, puissance, vitesse), etc. denombreux travaux sont également déve-loppés au sein des laboratoires en StaPS,en biomécanique ou en physiologie dela performance.Paradoxalement, la question posée ren-voie à une image des rapports entrerecherche et sport de haut niveau inversede celle présentée par amandineaftalion : si de l’extérieur on perçoit bienle rôle que peuvent jouer les sciences

biologiques ou mécaniques, il apparaîtvisiblement plus malaisé de percevoircelui des sciences humaines et sociales.

Quel peut être l’apport des scienceshumaines et sociales ?il faut regarder le contenu et la forme.autrement formulé, pour marierrecherche et sport de haut niveau, il estnécessaire de discuter non seulementdes raisons du mariage, mais égalementdu contrat de mariage en lui-même.Sur les raisons du mariage tout d’abord.Les pratiques sportives sont des espacesoù se déploie une activité humaine. Cetteactivité est à la fois multidimensionnelleet complexe. multidimensionnelle, carelle renvoie non seulement à la dimen-sion biologique mais également auxdimensions sociales et psychologiques.dans ce cadre, la performance engagel’ensemble de ces dimensions, et il seraitsans doute très réducteur de se conten-ter d’optimiser des processus biologiqueset physiologiques. beaucoup de recher -ches sur la performance impliquent lessciences humaines. Par exemple sur lestress et les stratégies de gestion desémotions mobilisées par les athlètes,des modèles sur les réactions psycho-logiques à la blessure dans le cadre duhaut niveau, sur la motivation, sur ladétection et le développement de l’ex-pertise, sur les prises de décisions, etc.L’entraînement est également un pro-cessus social engageant l’interventiond’entraîneurs, de préparateurs physiques,mentaux, de personnels médicaux, etc.des travaux portent plus particulière-ment sur les interactions entre les entraî-neurs et les athlètes, sur le coaching encompétition, mais également sur les pro-

*Anne Roger est maîtresse deconférences en STAPS à l’universitéClaude-Bernard Lyon-1.

Yannick Lémonie est agrégé deSTAPS et maître de conférences energonomie au CNAM.

Propos recueillis par Pierre Crépel

cessus de formation des uns et desautres, etc. et puis certaines recherchescreusent les aspects sociaux, historiqueset anthropologiques qui révèlent lesenjeux sociaux et culturels de la pratique.Sur le contrat de mariage ensuite. Lavision naïve véhiculée par l’article duFigaro laisse croire que le pilotage de laperformance reposerait sur une formed’application de l’excellence scientifiquedans le domaine du sport. Les scienti-fiques, à partir de recherches expéri-mentales, seraient alors en mesure dedétenir une « vérité » qui n’aurait qu’àêtre « appliquée » sur le terrain de la pra-tique. Cette conception est épistémo-logiquement fausse : les entraîneurs(sans personnalité ?), se transformanten « consommateurs de sciences », n’au-raient plus qu’à mettre en œuvre despréconisations formulées en d’autreslieux, à partir de problèmes bien circons-crits. or, les problèmes posés par la pra-tique sportive de haut niveau et par lapréparation à la haute performance sontcomplexes et par définition mal circons-crits. ils mettent en jeu une multitude defacteurs en général en interaction entreeux, ce qui implique une forme d’incer-titude. dans ce cadre, il est inconceva-ble d’invoquer l’application, dans descontextes nécessairement complexes,de solutions issues de protocoles réduc-teurs. Plutôt que de parler d’une impor-tation de la recherche dans le sport, ilvaut mieux parler d’accompagnementscientifique de la performance. La pro-duction de connaissance n’est ici plusguidée par les seuls critères de rigueur,mais principalement par des critères depertinence. Cela implique une meilleuremaîtrise ou du moins une compréhen-sion de l’activité de l’encadrement. Pourdonner un exemple, s’il est certainementjudicieux de produire des indicateurs dela performance ou des modèles de laplanification, il faut également compren-dre comment les entraîneurs exploitentces mesures, comment ils les adaptentà leur quotidien : c’est une nécessité sil’on souhaite vraiment marier les sciencesau travail des acteurs du sport.n

« beaucoup de recherches sur la performance impliquent

les sciences humaines. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

NDAG

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aide au développement :des français partagésdans le cadre de la semaine de la solidarité internationale,l’hiver dernier, l’agence fançaise de développement (et leJDD) avait demandé à l’iFoP de questionner les Français surla politique d’aide au développement.

80 % des Français pensent que l’extrême pauvreté a progressédans le monde ces dix dernières années. 78 % estiment quece qui se passera dans les dix années à venir dans les pays endéveloppement aura un effet sur leur vie.Conscients de l’importance de l’aide au développement, ilssont 62 % à soutenir « la politique de solidarité internationalede la France ». en même temps, quand on leur demande si lapart du budget de l’État consacrée à l’aide au développement

doit être augmentée ou diminuée, 40 % estiment qu’il faut lamaintenir au même niveau mais pour 38 %, elle devrait êtrerevue à la baisse (chiffre en augmentation de 20 points enmoins de deux ans).

Comme l’aide est en recul pour la quatrième année consécu-tive, et de 20 % depuis 2012, cela signifierait une manière d’ac-cepter le désengagement.« La Corrèze avant le Zambèze, comme le veut la formuleinventée à l’époque des colonies ? » s’interroge le JDD. entrel’envie manifeste de politique de solidarité internationale etla pression incessante, obsédante sur la dette, les déficits, lesréductions de coûts, etc., les Français sont partagés.

*avez-vous le sentiment que, dans les 10 ou 15 ans à venir, ce qui se passeradans les pays en développement peut avoir un effet direct sur votre vie ?

oui : 78 %NoN : 22 %NSP : 10 %

*dans le contexte actuel, pensez-vous qu'il faudrait réduire, maintenir ou augmenter la part de l'aide au développement dans le budget de l’état,

maintenir : 40 %augmenter : 22 %réduire : 38 %

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PAR MICHAËL ORAND

STAT

ISTIQUES

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en 2011, 353 000 personnes vivaient en France tout en tra-vaillant à l’étranger. on parle de travailleurs transfrontaliers.C’est 50 000 de plus qu’en 2006 et 100 000 de plus qu’en1999, ce qui représente donc une augmentation de plus de40 % en dix ans.

Cinq pays représentent l’essentiel des destinations de cestravailleurs : la Suisse (160 000 personnes), le Luxembourg(69 000), l’allemagne (50 000), la belgique (39 000) etmonaco (26 000 personnes). Le poids de l’espagne, de l’italieet du royaume-uni dans ces flux de travailleurs est beau-coup plus marginal. environ 10 % de ces travailleurs résidanten France mais exerçant leur activité à l’étranger sont eux-mêmes étrangers, le plus souvent ressortissants du paysoù ils travaillent.

À l’exception du cas particulier de monaco, enclavé dans leterritoire français, l’essentiel des mobilités transfrontalièresconcerne donc la frontière nord-est du pays (carte), avecnotamment quatre pôles importants : Luxembourg (68 000personnes), Sarrebruck (23 390 personnes), et les deux agglo-

mérations transfrontalières de Suisse, à savoir bâle (33 580personnes) et principalement genève (agglomération la plusconcernée avec 87 570 travailleurs transfrontaliers).

Si la part des travailleurs transfrontaliers dans la populationactive française reste relativement faible, dans certainesrégions, leur poids est au contraire très important. C’est notam-ment le cas des zones d’emploi autour des villes de Saint-Louis (vers bâle), de menton (vers monaco), de Longwy (versle Luxembourg) ou du genevois français, où plus du tiers desactifs travaillent à l’étranger.

en fonction de leur destination, la composition sociale destravailleurs transfrontaliers peut varier fortement. globalement,l’allemagne et la belgique sont des destinations où les ouvrierssont les plus représentés, alors que ce sont plutôt des employésqui se rendent à monaco. Le cas suisse est particulier, avecdes cas très différents : à genève, les cadres et les profes-sions intermédiaires sont les plus représentés, alors qu’à bâle,où travaillent également des allemands, les ouvriers sont sen-siblement plus nombreux.

350 000 travailleurstransfrontaliers en france

Source : INSEE.Note : la tailledes cerclesreprésente levolume des fluxde travailleurstransfrontaliers.

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Lydie Salvayre a reçu le prix goncourt pourPas pleurer,qui tisse ensemblele récit de la guerre d’espagne par sa propre mère (et surtout du bel été 36en Catalogne), et la révélation par bernanos des crimes franquistes perpé-trés avec la bénédiction de l’Église espagnole.

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PAR MARIE FERNANDEZ ET KATHERINE L. BATTAIELLIE

lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projetdes communistes.

lydie salvayre et les langues

présent que se sont estompés les crépite-ments des photographes lors de la remisedu Prix, à présent que ce même prix (c’estau moins un des aspects positifs des prix)nous a amenés à (re)lire les livres précé-

dents de Lydie Salvayre, nous pouvons jeter un regardsur l’ensemble de son œuvre et, en particulier, sur ce quiconstitue à nos yeux un fil conducteur : son travail surla langue, les langues, la manière dont elle les met enprésence et les confronte.

Comme le rappelle son dernier roman, Lydie Salvayreest d’origine espagnole, fille d’exilés politiques. Le fran-çais n’est pas sa langue maternelle, celle qu’on parlaitchez elle. Précisons que c’était bien avant que NicolasSarkozy ne déclare : « Je ne souhaite pas qu’on puisses’installer durablement en France quand on ne sait pasparler ou écrire français. Le français, c’est la France ». Lefrançais est une langue qu’elle a dû laborieusement s’ap-proprier à l’école, et qu’elle a eue, petite fille, conscienceet honte de mal parler. Cependant, la richesse lexicaledu français, de ses différents registres, justement peut-être parce qu’elle y était extérieure, n’a cessé de la fasci-ner, au point d’en faire d’abord l’objet d’études supé-rieures et le cœur de sa vie d’écriture, donnant ainsi raisonà Roland Barthes : « est écrivain celui pour qui la languene va pas de soi ».

Lydie Salvayre est aussi psychiatre et psychanalyste : écou-ter, saisir la singularité de chaque parole, celle de chacunde ses patients comme de chacune des personnes qu’ellecôtoie, hors de son cabinet, dans le bus, au café, susciteson attention constante. Dans ces cafés où elle aime lireet écrire, elle laisse d’ailleurs les langues dont elle perçoitdes bribes autour d’elle se fondre avec celle qu’elle lit ouqu’elle écrit. Peut-être par déformation professionnelle,reconnaît-elle, chacun à ses yeux est tout entier dans savoix et ses mots. Chacun est au monde, dit le monde etse dit avec sa langue, ou du moins tente de dire.

Ainsi dans Pas pleurer Lydie Salvayre revient sur la figurede sa mère et fait entendre sa langue, une langue uniquedont la narratrice se moque avec tendresse et qui consti-tue en elle-même un récit de vie. Grâce à ce livre, elle met« en sûreté » sa mère et l’arrache à la mort ; mais ce faisantelle se démarque aussi de l’histoire maternelle, parce quetout récit biographique a cette double fonction de faire revi-vre le passé en même temps que de le mettre à distance.

introduire dans la littérature la langue des exclusLydie Salvayre a clairement énoncé son ambition : intro-duire dans la littérature la langue des exclus, ceux donton parle habituellement, avec une belle langue littéraire.Ce projet est d’autant plus ancré en elle qu’elle est elle-même fille d’exclus, d’exilés politiques, d’immigrés pau-vres. Mais cette langue des exclus, il ne s’agit pas sim-plement de la reproduire ; son œuvre relèverait alors dusimple reportage, du document sociologique. Cettelangue est d’abord mise en scène dans une lutte, unelutte parodique avec d’autres langues, elles-mêmes per-verties et moquées, chaque langue se trouvant ainsi miseen perspective par d’autres. Ainsi entendons-nous dansLa méthode Mila le frottement dissonant entre une bellelangue classique nourrie de Descartes (à qui s’adresse lenarrateur) et, en son cœur même, des expressions d’uneallègre familiarité. De même, dans La compagnie desspectres assistons-nous à une confrontation dramatiqueentre la langue juridique et celle de deux femmes per-dues et injurieuses. À travers ce dernier texte et d’autres,Lydie Salvayre montre aussi comment dans notre sociétéles langues techniques, administratives, professionnelles,servent de barrières de protection, servent à empêcherles révoltes. Dans Pas pleurer, le jargon franco-espagnolde la vieille mère immigrée (« une mauvaise pauvre »,c’est-à-dire « une pauvre qui ouvre sa gueule ») se mêleà la langue de la narratrice dans de brusques retours,commentaires, incises. Ces dialogues à la fois jubilatoireset émouvants entre mère et fille font alors penser à ceuxd’Hélène Cixous, dans nombre de ses livres, et sa mèred’origine allemande.

Cette langue de « l’autre » n’est cependant pas seulementmise en perspective, elle est aussi retravaillée, réinven-tée : sélections, répétitions, juxtapositions viennent ren-

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forcer ses effets sur le lecteur. Suscitant souvent le rire,ce travail sur la langue désamorce le pathos, sans sup-primer l’émotion. Le seul bien que les vaincus et les exi-lés conservent, transmettent, dont ils enrichissent leursdescendants ou leurs proches, c’est leur langue – ce« butin de guerre » pour reprendre les mots de KatebYacine – qu’il s’agisse de leur pure langue d’origine ou,comme c’est le cas dans Pas pleurer avec la mère de lanarratrice, d’une langue renouvelée, bricolée, rebrodéeavec la langue du pays d’accueil, et qui réenchante cettedernière. Ainsi les hispanismes de la mère (dont on sedit souvent : quelles merveilleuses trouvailles !) « don-

nent un coup de jeune au français, ouvrent un sens nou-veau, réveillent les étymologies. » (cf. entretien paru dansLe Matricule des Angesde septembre 2009). D’une façonou d’une autre, c’est bien ce à quoi aboutit la littérature :nous restituer notre propre langue devenue différente,plus riche, nous permettre de la considérer comme unmatériau merveilleux et inépuisable.

La langue c’est aussi un rythme, de la belle harmonied’alexandrins à des syntaxes syncopées, un rythme lié aucorps du locuteur, à sa respiration, sa gestuelle, son poids,et ce corps, souvent souffrant, en tant que médecin et psy-chiatre, Lydie Salvayre en a une conscience aiguisée.Maintenir la langue dans toute sa vie, fuir une langue

moyenne qui ne serait la langue de personne, profaner labelle langue littéraire, la bousculer, c’est aussi bousculerle monde, les idées toutes faites, l’ordre social existant.Mais cet ordre social donnera majoritairement à LydieSalvayre des lecteurs issus de la bourgeoisie, ce dont elleest consciente, alors même qu’elle s’efforce avec la langueplurielle utilisée dans ses livres de s’adresser à d’autres.

Faire de la littérature un « carnaval de langues » n’est pasun dessein nouveau ; Rabelais déjà dynamitait la languedu XVIe siècle par la multiplicité de ses emprunts savantsou populaires. Mais Lydie Salvayre nourrit ce dessein desa vie, et le renouvelle par l’usage social qu’elle en fait.La tour de Babel des langues qu’elle nous offre est àl’image d’une société multiple, métissée, qui pourraitêtre riche de ses différences. L’auteur a rappelé dans derécents entretiens diffusés par France Culture la colèrepermanente qui l’habite depuis l’enfance, contre l’ordremoral, social, politique, contre l’ordre du langage et s’estfixé comme objectif de « foutre en l’air cette guerre deslangues » (décalque de la lutte des classes) à l’œuvreaujourd’hui. La littérature est un des (rares) endroits oùcela est possible, confiait-elle déjà dans un entretien parudans Le Matricule des Anges en mai 1999. n

818 joursÉditions du Sirocco

FRANÇOIS SALVAING

PAR YVETTE LUCAS

François Salvaing est né au Maroc. Il y vivait, enfant fran-çais, à l’écart d’une population locale ignorée parce queméprisée, lorsque les événements qu’il relate dans 818jours survinrent. Des événements aujourd’hui disparusde nos mémoires que son roman vient opportunémentrappeler.Le 20 août 1953, le gouvernement français tirait de sonlit le sultan Mohammed ben Youssef pour l’exiler avecsa famille d’abord en Corse, puis à Madagascar avant dele replacer sur son trône le 16 novembre 1955. La pous-sée en faveur de la décolonisation, pour lever l’oppres-sion que faisait régner au Maroc le protectorat, les évé-nements tragiques qu’elle avait provoqués, la nécessitéde régler le sort du Maroc comme celui de la Tunisie pouréviter l’embrasement de l’ensemble du Maghreb, avaientaprès deux ans conduit à cette solution.Chroniqueur, journaliste, romancier, François Salvaing

traite cet épisode sous le couvert de la fiction. Solidementappuyé sur les archives et sur les mémoires dudocteur Dubois-Roquebert, médecin et confident du roi,

il établit une chroniqueau jour le jour où l’ondécouvre, au fil des évé-nements, les réflexions dumonarque, ses échangesavec son fils aîné Hassan,la vie de sa famille, et lesmotifs de ses comporte-ments vis-à-vis des auto-rités françaises et de leursémissaires, soit subal-ternes, soit proches dugouvernement lorsque lescirconstances l’imposent.C’est aussi à travers lespensées et les réactionsdu souverain, déposé

parce que trop proche de l’Istiqlal et des indépendan-tistes, que l’on connaît les luttes et la répression, sou-vent féroce, qu’elles déclenchent, les atermoiements,manœuvres sourdes et volte-face qui travaillent les

QueLQueS LeCtureS• Pas pleurer, Seuil, 2014.• La méthode Mila, Seuil, 2005.• Quelques conseils utiles aux élèves huissiers,Verticales, 1997.

• La compagnie des spectres, Seuil, 1997.Sur Pas pleurer : site www.lesheuresperdues.fr

« Profaner la belle languelittéraire, la bousculer, c’est

aussi bousculer le monde, lesidées toutes faites, l’ordre

social existant. »

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nisme » bricolé pour les besoins de la cause est un grandclassique, digne des pires dissertations de terminale. OrBadiou se contente de nuancer : non, « la conceptionmarxienne ne s’appuie pas seulement sur une eschato-logie généralisée du Grand soir… » mais intègre aussi, etlà serait l’apport de Lénine, le « schème insurrectionnel »contre le « crétinisme parlementaire ». En d’autres termes,à part quelques éléments de contextualisation histo-rique, il ne conteste guère sur le fond le schéma extraor-dinairement idéaliste servi par Marcel Gauchet. Pire : ilprête à Marx, après tant d’autres, l’idée absurde selonlaquelle le capitalisme serait voué à s’effondrer de lui-même, et l’on comprend mieux de ce fait son mépris del’organisation communiste : elle relève du simple dédainde la démocratie (réduite au parlementarisme) et de l’ac-tion collective (qui ne serait qu’embrigadement).On l’aura compris : nous sommes devant un échangeextrêmement complaisant entre deux personnagesdavantage soucieux de plaire à leurs admirateurs qu’àconfronter des positions. Il est vrai qu’au ciel des idéestout s’arrange vite. n

Médecin du travail, médecin du patron ? Presses de Sciences-po, 2014

PASCAL MARICHALAR

PAR IGOR MARTINACHE

Parmi toutes les spécialités vers lesquelles les étudianteset étudiants en médecine peuvent s’orienter à l’issuedes épreuves classantes nationales (qui ont remplacéen 2004 le concours de l’internat), la médecine du tra-vail est parmi les moins attractives. Sans doute le faitque les médecins du travail ne prescrivent pas – actecentral dans la définition de la profession – constitue

un facteur non négli-geable dans cette dés-affection, mais il n’enépuise pas les ressorts.Car comparés à leurscollègues qui exercentà l’hôpital ou en cabi-net, les quelque 6 000médecins du travailqui exercent dansl’hexagone occupentune position assez sin-gulière. Et particuliè-rement ambivalente,comme le montre l’au-teur dans cet ouvragetiré de sa propre thèsede sociologie. Salariésdes entreprises qui lesemploient, directe-

ment ou par le biais d’une association, ils sont de faitsubordonnés à leurs employeurs, mais bénéficient enmême temps d’une relativement forte autonomie garan-tie par la loi pour assurer leur mission de prévention,leur permettant théoriquement d’organiser eux-mêmesleur travail. C’est dans la pratique que les choses se com-pliquent, car si la loi prévoit qu’un tiers de leur tempsdoit être consacré à l’étude des postes de travail et desrisques afférents au sein des entreprises de leur « por-

Français, en métropole pour les dirigeants, sur le terrainpour ceux prêts à tous les complots pour conserver leurdomination.Conçu en ces termes, le récit emploie un ton distancié,disséquant les pensées secrètes et l’argumentation entrain de se construire, et les mettant en scène. Le tonchange dans la dernière partie lorsque le retour à Rabatest annoncé. Davantage événementiel, le récit prend l’al-lure d’un thriller, s’accélérant jusqu’au temps dutriomphe, quand, aux termes d’un récit captivant, ledénouement nous fait assister au moment où le sultanSidi Mohamed Ben Youssef, de retour dans son pays etdans son palais dévasté, devient le roi Mohammed V. n

Que faire ?Philosophie éditions

ALAIN BADIOU, MARCEL GAUCHET

PAR JEAN-MICHEL GALANO

C’est la mode : de plus en plus d’ouvrages dits de théo-rie se présentent sous la forme d’entretiens, voire deconfrontations, entre deux auteurs à la notoriété recon-nue. Procédé éditorial simple et pratique, qui permet deréduire la rédaction du livre à quelques entretiens rapi-dement réalisés autour d’un magnétophone. On y gagneun peu de familiarité avec les personnes. Mais qu’en est-

il de la rigueur, del’honnêteté, du simplesérieux lui-même ? Ilsrisquent bien d’être lesgrands sacrifiés danscette entreprise.Dans son projet même,ce livre témoigne d’ungrand retour : celui ducommunisme. La crisesystémique du capita-lisme, dont nos auteursparlent étonnammentpeu, met à l’ordre dujour non pas une« déconstruction »comme ils le disent (lecapitalisme est assez

grand pour se déconstruire tout seul, a-t-on envie de leurrépondre !) mais d’autres logiques et d’autres rapportshumains.« Que Faire ? » : un titre planétaire, repris de Lénine, etqui correspond à une vraie question. Les réponses vontêtre édifiantes.Huit entretiens donc, construits autour d’une « alterna-tive » : capitalisme ou « idée » du communisme ? Et toutest construit sur cette position biaisée du problème. Lesdeux compères s’accordent d’abord pour évacuer de laquestion le Parti communiste lui-même, en quelquesphrases catégoriques pleines de ressentiment. Le PCF,ce mort qu’il faut qu’on tue, même quand on se réclamedu communisme !On ne peut méconnaître chez Marcel Gauchet une cer-taine cohérence : selon lui le marxisme est une belle idéefausse reposant sur la « croyance » à la possibilité de réa-liser ici-bas l’harmonie universelle jadis proposée parles religions. Lénine aurait trahi cette idée en la mettanten œuvre. Cette résorption du stalinisme dans un « léni-

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tefeuille », dans la pratique, leurs employeurs les pres-sent pour qu’ils effectuent le plus de visites réglemen-taires possibles, les visites de contrôle programmées paravance, visites d’embauche, qui à côté de celles de pré-reprise ou de reprise après un arrêt de travail, ainsi queles consultations à la demande des salariés, constituentle gros de leur travail. Des employeurs confondent ainsila subordination administrative (qui oblige les méde-cins, comme tous salariés, à rendre un certain nombrede comptes sur leur activité à leurs employeurs), et lasubordination fonctionnelle (qui permet aux employeursde s’immiscer dans les tâches concrètes effectuées parles salariés), qui ne les concerne pas. À cette premièretension sur la répartition de leur temps de travail s’ajou-tent celles qui concernent leur rôle lui-même : alors queles textes prévoient que le médecin du travail doit véri-fier l’aptitude des salariés à occuper leur poste, sur unplan purement sanitaire, nombre d’employeurs atten-dent d’eux qu’ils s’assurent surtout de la compétencede ces derniers. Se posent ainsi plusieurs dilemmes déli-cats pour ces praticiens : entre leur mission de préven-tion des risques et de déclaration des maladies profes-sionnelles, et le souci d’éviter de freiner la productionou d’amener des coûts supplémentaires pour les entre-prises dont ils font partie, mais aussi entre la préser-vation de la santé des travailleurs ou celle de leuremploi, qu’ils risquent de perdre s’ils sont déclarésmalades ou inaptes. Quoi qu’il en soit, face à ces mul-tiples injonctions contradictoires, les médecins du tra-vail se doivent d’inventer leurs propres solutions etconstruire ce faisant leur propre « empreinte de poste »,à l’image de ces vieux fauteuils qui ont fini par pren-dre la forme de la physionomie de leur occupant régu-lier. Dans cette tâche, ils se retrouvent fréquemmentseuls, faute de confrères exerçant dans la même struc-ture, mais peuvent néanmoins pallier cet isolementpar la construction de réseaux au sein comme en dehorsde leur « portefeuille » d’entreprise. La tâche est d’au-tant plus cruciale qu’elle est délicate, tant lesemployeurs comme les salariés de la base, et notam-ment les représentants syndicaux, sont prompts, encas de conflits, à voir dans les médecins du travail lesagents du camp d’en face. Reste que ce travail invisi-ble de tissage d’un réseau apparaît à l’auteur commela stratégie la plus pertinente pour remplir sa mission,et ne pas être soi-même en souffrance, par rapport àcelle qui consiste à prendre la parole ou au contraire àcultiver une « neutralité » de façade les condamnant àl’isolement. La désaffection de la part des futurs méde-cins vient ainsi amplifier les effets du numerus claususdont les effets sur la démographie du corps se font lar-gement sentir (vieillissement et surtout raréfaction). Etpourtant, la mission de ces professionnels est véritable-ment cruciale dans la prévention des risques et mala-dies professionnelles, comme l’a entre autres bien misen évidence l’épidémie d’asbestose due à l’amiante,mais aussi la progression des troubles musculosquelet-tiques ou psychosociaux. Profitant de ce sous-effectif,certains « entrepreneurs de morale » s’efforcentaujourd’hui d’imposer une approche purement quan-titative de la santé au travail, pouvant s’objectiver à tra-vers un ensemble d’indicateurs que pourraient vérifierdes intervenants dépourvus de formation médicale. Unemanière de réduire les coûts, et surtout les tensions affé-rentes à la santé des travailleurs. Mais comme dit l’adage,il ne suffit pas de casser le thermomètre pour faire ces-ser la fièvre… n

L'invention de la violenceDes peurs, des chiffres, des faitsFayard

LAURENT MUCCHELLI

PAR PATRICK COULON

C’est un maître ouvrage que nous livre Laurent Mucchielli.L’auteur, rappelons-le, est sociologue, directeur derecherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de socio-logie). Il travaille depuis une douzaine d’années sur lesquestions de sécurité. Il a créé en 2011 un Observatoirede la délinquance dans la région Provence-Alpes-Côted’Azur. Auteur de nombreux livres et articles scienti-fiques, il est aussi le rédacteur en chef d’un site Internettrès consulté : www.laurent-mucchielli.org.En partant du constat que le sentiment d’insécurité gran-dit, le livre cherche à répondre à la question : est-il vraique la violence gagne la société française ? Certes, toutn’est pas pour le mieux. Est-ce étonnant dans une sociétéet un monde taraudé par des crises multiples ? Mais cediagnostic que livre l’auteur est nuancé. Il révèle quecette fameuse « explosion de la violence » est un mythe

produit par une sociétéamnésique (non cen’était pas mieux avant)et par des campagnespolitiques orientées.En réalité notre sociétéest globalement moinsviolente qu’autrefois. Lesociologue nous démon-tre que cette question dela violence et ses décli-naisons révèlent l’état denotre société – l’évolu-tion des valeurs, les iné-galités croissantes desrichesses, les façonsd’habiter villes et vil-lages, les drames fami-

liaux, l’ampleur du chômage, la ghettoïsation de certainsquartiers – et ce qu’ils disent de notre « vivre ensemble ».L’ouvrage se décline en trois parties. La première mon-tre « comment politiques et média construisent l’insé-curité ». On regrettera quand même que dans le chapi-tre dénonçant le manque d’alternative à la politiquesécuritaire par la gauche, les solutions et discours com-munistes soient occultés. La seconde est une tentativede bilan des violences et de la délinquance en Franceavec un retour historique bienvenu. La troisième se veutune lecture de l’évolution de la société française.Nous avons apprécié que la masse d’informations livréessoit d’autant plus assimilable que le sociologue facilitele cheminement par un résumé placé à la fin de chaquechapitre.

Notons également une instructive annexe : « Commentmesurer la délinquance ? » ainsi qu’une roborative biblio-graphie. On ne peut que conseiller la lecture de cetteenquête qui ose dans un chapitre évoquer la lutte desclasses et dont une phrase de conclusion dit : « il est tel-lement plus facile de gouverner par la peur, d’invoquersans cesse “le retour à l’ordre” que de chercher à inven-ter la société de demain »… n

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le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que marx et d’autres avec luinous ont transmises. sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairagescontemporains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

la production matérielle marx essaie d'expliquer « la production matérielle ». Celle-ci est la « base » de la struc-ture sociale, c'est-à-dire le point de vue privilégié, mais non unique, permettant decomprendre une société. dans ce texte, marx pose une question de méthode : quelpoint de départ permet de rendre intelligible la production matérielle et, partant, lasociété ?

PAR FLORIAN GULLI ET JEAN QUÉTIER

L’objet de la présente étude, c’est tout

d’abord la production matérielle. Des indi-

vidus produisant en société – donc une

production socialement déterminée des

individus, c’est là naturellement le point

de départ. Le chasseur et le pêcheur sin-

guliers et singularisés, avec lesquels débu-

tent Smith et Ricardo(1), appartiennent aux

fictions sans imagination de la robinson-

nade du XVIIIe siècle, fictions qui n’expri-

ment en aucun cas, comme l’imaginent

quelques historiens de la culture, une sim-

ple réaction contre un raffinement exces-

sif et un simple retour à la vie naturelle

mal comprise. Pas plus que le Contract

social de Rousseau(2), qui met en rapport

et en lien les sujets, qui par nature sont

indépendants, au moyen du contrat, ne

repose sur un tel naturalisme. C’est là une

apparence, la simple apparence esthé-

tique des petites et des grandes robinson-

nades. C’est bien plutôt l’anticipation de

la « société civile bourgeoise »(2), qui se pré-

parait depuis le XVIe siècle et fit au

XVIIIe siècle des pas de géant vers sa matu-

rité. C’est dans cette société de la libre

concurrence que l’individu singulier appa-

raît détaché des liens naturels, etc., qui

font de lui, à des époques historiques anté-

rieures, l’élément accessoire d’un conglo-

mérat humain déterminé et limité. Dans

la tête des prophètes du XVIIIe siècle, sur

les épaules desquels se tiennent encore

complètement Smith et Ricardo, cet indi-

vidu du XVIIIe siècle – produit d’une part

de la dissolution des formes de société

féodales, et d’autre part des forces pro-

ductives, qui connaissent un développe-

ment nouveau depuis le XVIe siècle – appa-

raît comme un idéal, dont l’existence serait

une existence passée. Non pas comme un

résultat historique, mais comme le point

de départ de l’histoire. Et cela parce qu’il

leur apparaît comme l’individu naturel,

conforme à leur représentation de la

nature humaine, non pas comme un indi-

vidu issu de l’histoire mais comme un indi-

vidu posé par la nature.

Karl Marx, « Introduction aux Grundrisse

(dite de 1857) », in Contribution à la critique

de l'économie politique,

Les Éditions sociales, Paris, 2014, p. 31 sq.

Traduction de Guillaume Fondu

et Jean Quétier.

1) Adam Smith (1723-1790) et David Ricardo (1772-

1823) sont les deux représentants les plus célèbres

de l'économie politique classique. Si Marx a critiqué

ces deux économistes libéraux, il leur a aussi reconnu

un mérite : celui d'avoir fait du travail (et non de l'ar-

gent ou de la terre) la source de la valeur. Les exem-

ples cités par Marx, celui du chasseur et celui du

pêcheur, examinés en dehors de tous rapports

sociaux et échangeant naturellement des marchan-

dises dans un prétendu état primitif de la société,

proviennent de leurs deux principaux ouvrages : La

Richesse des Nations d'Adam Smith et les Principes

de l'économie politique et de l'impôtde David Ricardo.

2) Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), dans son

ouvrage intitulé Du Contract social, expliquait la

constitution de la communauté politique par l'aban-

don d'un prétendu état de nature primitif, composé

d'individus isolés, à travers la conclusion d'un pacte

social rassemblant ces différents individus en un

peuple.

3) Sur ce terme, nous renvoyons à l'analyse propo-

sée dans le N° 39 de La Revue du Projet.

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Les « robinsonnades ».Marx va prendre le contre-pied de cer-taines théories économiques et poli-tiques nées au siècle des Lumières.Pour comprendre la société, celles-cipartent de l’individu isolé et sedemandent dans un second tempspourquoi et comment il va entrer enrelation avec d’autres individus iso-lés jusqu’à constituer un ensembleque l’on nommera « société ».L’individu est premier, il est ce qu’ilest par lui-même ; la relation estseconde, produit des volontés indi-viduelles. La société est donc le fruitd’un contrat. Marx choisit de nom-mer ce schéma théorique « robinson-nade », en référence au roman deDaniel Defoe publié en 1719 :Robinson Crusoé. Le roman présenteun individu isolé, un naufragé sur uneîle, luttant pour sa survie, et finissantpar faire société avec un autrehomme, Vendredi. Ce scénario litté-raire va irriguer les théories écono-miques et la philosophie politique.Comment Adam Smith, l’un desreprésentants les plus célèbres del’économie politique classique,explique-t-il les rapports sociaux ? Ilpart de l’individu isolé, par exempleun chasseur, et se demande ce qui apu le pousser à entrer en relation avecd’autres. La situation est apparem-ment simple : deux individus fontsociété parce qu’ils y ont intérêt.« Donnez-moi ce dont j’ai besoin etvous aurez de moi ce dont vous avezbesoin vous-mêmes ! », tel est le mar-ché conclu par exemple entre le chas-seur et le forgeron le premier fournis-sant au second du gibier contre des armes. La philosophie politique de Hobbes à Rousseau a recours au même schéma contractuel : lasociété et l’État naîtraient d’un contrat passé entre individus naturellement séparés prenant progressivementconscience du fait que l’état de naturedans lequel ils vivent ne saurait garan-tir leur sécurité.

La soCiéTé CoMMe poinT dedéparT de L’anaLyse.Marx va proposer de prendre leschoses à l’envers. Plutôt que de consi-dérer l’individu comme le point dedépart de son analyse, il le considèrecomme un résultat. Plutôt que d’ima-giner qu’il a d’abord existé des indi-

vidus isolés qui se sont ensuite ras-semblés pour faire société, Marx posela société comme étant le fait primor-dial. L’individu ne se comprend qu’àpartir des groupes auxquels il appar-tient. Les goûts qui sont les siens peu-vent s’expliquer notamment par laclasse sociale à laquelle il appartient.S’il a tel caractère, c’est parce qu’il agrandi dans cette famille particulière,etc. Jamais l’individu n’est une réalitépremière.Et c’est particulièrement vrai lors -qu’on envisage la production maté-rielle. Celle-ci est toujours « so cial -ement déterminée », c’est-à-direcollective. Les individus naissent ets’inscrivent dans des rapports sociauxqu’ils ne choisissent pas : esclavage,servage, salariat, coopération. On estbien loin du chasseur primitif échan-geant librement son gibier contre uneautre marchandise.

L’individu esT un produiTde L’hisToire.Ce que Marx reproche précisémentaux « robinsonnades », ce n’est pasd’affirmer l’existence d’individus iso-lés et condamnés à l’échange mar-chand. Ce qu’il leur reproche, c’est dene pas voir que cette existence est le« résultat » et non « le point de départde l’histoire ». L’erreur est de croireque cet état de choses, l’individuséparé, est naturel alors qu’il estadvenu progressivement dans l’his-toire. La situation dans laquelle untravailleur libre – c’est-à-dire qui n’estpas, comme l’esclave, la propriétéd’un autre et qui n’a d’autre choix quede travailler pour survivre – vend saforce de travail à un capitaliste n’a pastoujours existé. Comme le rappelleMarx, cette situation est relativementrécente (il la fait remonter au

XVIIIe siècle), et il rappellera mêmedans le livre I duCapital qu’elle a biensouvent été le fruit de violences etd’expropriations. En Angleterre parexemple, à l’aube du capitalisme, lespaysans étaient expulsés de leursterres et contraints à l’exode vers lesvilles. Ils devenaient les prolétaires,« libres » d’échanger leur force de tra-vail contre un salaire. En France, enpleine Révolution, la loi Le Chapelierretirait aux ouvriers le droit de s’as-socier, ce qui conduisait chacun d’en-tre eux à se présenter isolé pour l’em-bauche. Le développement des forcesproductives accélérera le processusde dissolution des communautés tra-ditionnelles : l’invention du métier àtisser mécanique sonnait le glas dutissage artisanal à domicile, obligeantles tisserands à se salarier dans lesmanufactures.On voit alors le problème des « robin-sonnades » : elles constituent des obs-tacles à la compréhension et à latransformation des rapports sociaux.En prenant la société actuelle pour lasociété « naturelle », les « robinson-nades » laissent accroire qu’il ne sau-rait y avoir d’autre société que capi-taliste. Le capitalisme aurait toujoursexisté, il serait l’expression de « lanature humaine ». Loin d’être uneindication méthodologique secon-daire, la critique de Marx permet d’af-firmer que l’échange marchand n’estpas le fin mot de l’histoire et que d’au-tres modes de production sont pos-sibles. Aujourd’hui encore, les repré-sentants de l’économie dominantedite néoclassique s’appuient très lar-gement sur cet individualisme métho-dologique que l’on trouvait déjà chezSmith et Ricardo. La critique formu-lée par Marx reste donc d’une actua-lité brûlante.n

L'INTRODUCTION DE 1857 :QUESTIONS DE MÉTHODEL'introduction aux Grundrisse– un texte qu'on désigne commu-nément par son titre allemand, lequel signifie « ébauche » ou« esquisse » – rédigée par Marx en 1857 ouvre la première versionde son projet de critique de l'économie politique, qu'il n'aura decesse de retravailler jusqu'à la fin de sa vie. Très rapidement, Marxrenoncera à faire précéder son ouvrage de considérations géné-rales et préférera entrer directement dans le vif du sujet, en com-mençant son analyse par la marchandise. Cette introduction,pourtant riche d'indications concernant la méthode employéepar Marx, ne sera publiée qu'après sa mort.

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citoyennes, citoyens... ParticiPeZ !

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« beaucouP mettent de l’énergie à résister, il en fauttout autant Qui se mêlent du débat PolitiQue ! »Pierre laurent, secrétaire national du Pcf, a invité ainsi l’ensemble des forces sociales, syndicales, associa-tives, à investir le débat d’idées et à participer à la construction d’une véritable alternative politique à gauche.Nous voulons nous appuyer sur l’expérience professionnelle, citoyenne et sociale de chacune et chacun, en mettant à contribu-tion toutes les intelligences et les compétences. La Revue du projet est un outil au service de cette ambition.Vous souhaitez apporter votre contribution ? Vous avez des idées, des suggestions, des critiques ? Vous voulez participer à ungroupe de travail en partageant votre savoir et vos capacités avec d’autres ?

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notes

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Parti communiste français

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