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110 JUILLET-AOÛT 2017 LA RÉVOLUTION DE 1789 DANS L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE 2016 Marc Fumaroli « Aucun tribun dans le monde n’a eu un langage moins populaire plus savant et plus étudié que Robespierre et Saint- Just. Quiconque s’essayait à parler la langue du peuple leur fut promptement et naturellement odieux. Cela leur semblait faire déchoir la Révolution. Ils ne la virent jamais qu’avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite […] C’était la Révolu- tion classique et lettrée des jacobins qui écrasait l’inculte et prolétaire des cordeliers […] Robespierre poursuivait les plans d’une tragédie classique. Tout ce qui sortait de l’ordonnance convenue : vie, spontanéité, instinct popu- laire, lui apparaissait comme une monstruosité : il y por- tait le fer et le feu. (1) » La mémoire de la révolution de 1789 rencontre au XIXe siècle romantique antipathie et réserves, non pour son programme encore monarchique de 1789, mais pour la féroce froideur rationnelle et géo- métrique du plan républicain conçu par les deux théoriciens radicaux du jacobinisme, Robespierre et Saint-Just, et pour le style de prose dans lequel ils entendirent l’expliquer et l’appliquer. Un projet entièrement

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LA RÉVOLUTION DE 1789 DANS L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE DE 2016› Marc Fumaroli

« Aucun tribun dans le monde n’a eu un langage moins populaire plus savant et plus étudié que Robespierre et Saint-Just. Quiconque s’essayait à parler la langue du peuple leur fut promptement

et naturellement odieux. Cela leur semblait faire déchoir la Révolution. Ils ne la virent jamais qu’avec la pompe de Cicéron et la majesté de Tacite […] C’était la Révolu-tion classique et lettrée des jacobins qui écrasait l’inculte et prolétaire des cordeliers […] Robespierre poursuivait les plans d’une tragédie classique. Tout ce qui sortait de l’ordonnance convenue : vie, spontanéité, instinct popu-laire, lui apparaissait comme une monstruosité : il y por-tait le fer et le feu. (1) »

La mémoire de la révolution de 1789 rencontre au XIXe siècle romantique antipathie et réserves, non pour son programme encore monarchique de 1789, mais pour la féroce froideur rationnelle et géo-métrique du plan républicain conçu par les deux théoriciens radicaux du jacobinisme, Robespierre et Saint-Just, et pour le style de prose dans lequel ils entendirent l’expliquer et l’appliquer. Un projet entièrement

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dépouillé, dans son application comme dans sa conception, tant de la sensibilité de Jean-Jacques Rousseau que de l’empathie idyllique et élégiaque de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre et de Fabre d’Églantine, le poète du calendrier républi-cain créé pour remplacer le calendrier gré-gorien par un groupe de travail d’experts élu par la Convention. Les deux architectes de la Terreur ne voulaient voir dans les procès sommaires et les exécutions immé-diates du Tribunal révolutionnaire que le prologue chirurgical indispensable et pro-visoire aux cinq actes de la « régénération » prévue du corps politique français. L’esprit voltairien des journalistes royalistes qui rédigèrent et publièrent en 1789-1791 la revue les Actes des apôtres avait pressenti le caractère fanatique et punitif commun à l’Église originelle de Pierre et Paul, foudroyeurs à Jérusalem d’Ananias et de Sapphira, et à l’État jacobin inaugurant un nouveau cycle histo-rique avec la même impitoyable vertu spartiate.

La fascination horrifiée qu’éprouve le poète Edgar Quinet pour les deux « apôtres » ferrés à glace du jacobinisme lui a dicté une critique de la Révolution qui a fait longtemps autorité dans l’historiographie de 1793 et qui a reçu un puissant réconfort dans le Tocqueville de l’Ancien Régime et la Révolution (1856) et chez le Taine des Origines de la France contemporaine (1876-1893). De génération en généra-tion, sous la IIIe République, baptisée d’emblée « athénienne », et non spartiate ou jacobine, par Gambetta, l’apologie de la Révolution dirigée contre l’école historique de droite (2) prit le plus souvent ses distances avec l’épisode « terroriste » des années 1793-1794.

Cependant Georges Clemenceau, qui fit capoter en 1917 les propo-sitions de trêve et de paix du pape Benoît XV, rendant inévitable l’inter-vention américaine, repoussait la notion de « République athénienne » chère à Gambetta et ne voulait voir qu’un « bloc », Terreur comprise, dans la Révolution de 1789. Après la Seconde Guerre mondiale, dont Staline fut l’un des vainqueurs, la version robespierriste de la Révolution en retira une nouvelle audace. La Société des études robespierristes et son

Marc Fumaroli est membre de

l’Académie française, professeur

honoraire au Collège de France,

président de la Société des amis

du Louvre, directeur de l’Institut

d’histoire de la République des

lettres (CNRS). Dernier ouvrage

publié : le Comte de Caylus et Edme

Bouchardon. Deux réformateurs du

goût sous Louis XV (Somogy, 2016).

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président Albert Soboul (1914-1982), continuateur orthodoxe d’Albert Mathiez (1874-1932), dictaient l’enseignement officiel d’histoire de la Révolution. L’approche, sous la Ve République « monarchique », du bicentenaire de 1789 multiplia les publications historiques conçues par des équipes de recherche ou par des auteurs plus ou moins assujettis au schéma progressiste et providentialiste de Marx, qui commence par le triomphe de la révolution bourgeoise sur les survivances de la féodalité et qui prévoit la revanche révolutionnaire du prolétariat industriel sur le capitalisme exploiteur. Le plus affranchi de ce schéma inexorable fut le grand essayiste genevois Jean Starobinski, auteur de l’Invention de la liberté et d’Emblèmes de la raison (3). Il avait eu en France des prédéces-seurs à gauche (Anatole France).

Parmi les études très nombreuses préparant le grand anniversaire, était aussi apparu, dès les années quatre-vingt, Penser la révolution française, de François Furet (4), précédé de peu par le chef-d’œuvre de Simon Leys, les Habits neufs du président Mao (5). L’essai critique de Furet faisait appel à l’Ancien Régime et la Révolution d’Alexis de Tocqueville (1856) et à Augustin Cochin (les Sociétés de pensée et la démocratie, 1921) pour défaire le carcan marxisant dont se prévalait au XXe siècle l’École historique de la Révolution à la Sorbonne.

Furet et ses amis Denis Richet, Mona Ozouf et leur éditeur Pierre Nora chez Gallimard (6) disposaient, à la fois dans le monde de gauche parisien et dans le cadre libéral de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), d’une indépendance d’esprit et d’une auto-rité scientifique difficiles à contester par les clans défraîchis de l’his-toriographie néojacobine et néostalinienne. La clé de cette nouvelle approche critique de la révolution française força la serrure du phé-nomène imprévisible et spécifiquement français surgi tout à coup au cours de la Révolution, le jacobinisme. Encore en 1968, cette serrure bien gardée s’imposait comme une révélation grandiose aux yeux de l’historiographie robespierriste : il n’était pas question d’en chercher la genèse et d’en expliquer le succès. D’autant que, loin de compter parmi les rebuts de l’histoire, la doctrine jacobine avait refait surface, à la stupeur générale, en 1917 à Saint-Pétersbourg, sous la forme du léninisme et des soviets s’appuyant sur la complicité de l’état-major

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prussien, pour s’emparer de l’État tsariste et anéantir la dynastie des Romanov. La Providence matérialiste se manifesta de nouveau après la Seconde Guerre mondiale, consolidant la foi jacobine européenne, par une cascade de révolutions réussies et dirigées, dans plusieurs cas (Ho Chi Minh au Viêt Nam, Pol Pot au Cambodge) par d’anciens étudiants en histoire ou en droit de la Sorbonne, et dans le cas le plus monumental, celui de la Chine de Mao, par un autodidacte local du jacobinisme et du léninisme occidentaux.

On mesure après coup, avec le secours du beau livre publié par François Furet peu avant sa mort en 1997 (le Passé d’une illusion (7)), l’énorme emprise sur les esprits, savants ou non, exercée dans le monde entier par les nombreuses variantes de la secte jacobine et l’effet produit sur les masses à la fois par le nombre des convertis à ce catéchisme moderne et par les victoires militaires remportées par les croisés de cette foi. Le mérite de Furet, soutenu par un groupe d’amis, est d’avoir su libérer son esprit de ces énormes obstacles à la vue historique et d’ouvrir à lui-même et à ses lecteurs un chemin à la découverte des vraies Lumières.

Jean-Claude Milner et la réhabilitation de Robespierre

Pour autant, le conflit d’interprétation du jacobinisme, cette étrange Méduse pétrifiante surgie en France, le pays de Montaigne et de Voltaire, de Boucher et de Matisse, est loin d’avoir cessé. Chaque année il y va de sa moisson d’ouvrages ramenant des lecteurs médusés au lieu mystérieux, contagieux et redoutable dévoilé par la violence au fond de l’histoire française moderne. L’année 2016 a été particulière-ment féconde.

On a vu paraître chez Verdier un essai intitulé « Relire la Révolu-tion » (8) conçu à l’évidence pour répondre, après un demi-siècle, au Penser la révolution française de Furet et pour réhabiliter Robespierre, le Lycurgue et le saint Paul du jacobinisme. L’auteur, Jean-Claude Milner, est à la fois philosophe althussérien, psychanalyste lacanien, linguiste chomskyen, sémanticien du langage politique et critique d’art (9). Il a

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été en 1968 un maoïste de poids ; comme Philippe Sollers, il a toujours refusé de renier son admiration pour la Révolution culturelle pilotée par le Grand Timonier, le Robespierre et le Lénine de la Chine moderne.

Avec Jean-Claude Milner, nous avons affaire à l’archétype sévère du superintellectuel parisien, couvé rue d’Ulm dans le sillage des Jean-Paul Sartre, Louis Althusser, Michel Foucault, Gilles Deleuze. Il a publié nombre d’essais brefs et brillants, la plupart chez Verdier. Plusieurs sont consacrés à la philologie du français et aux règles d’énonciation de l’alexandrin. Le plus éclatant à mon goût, publié chez Grasset en 2006 et intitulé « Le juif de savoir » (par opposition au juif de cour), est à la fois un autoportrait et une description de l’idéal-type des grands cerveaux qui, ayant échappé à temps à l’extermination en Europe, ont pu prendre la tête en Amérique d’un Siècle d’or juif, d’Albert Einstein à Henry Kissinger, de Robert Oppenheimer à Isaac Bashevis Singer, de Noam Chomsky à Harold Bloom, de Leo Strauss à Saul Bellow, de Mark Rothko à Robert Motherwell, de Leonard Bernstein à Leonard Cohen et bien d’autres.

Milner en 2016, avec Relire la Révolution, est donc entré sinon en rivalité du moins en polémique posthume avec Furet. C’est un règle-ment de comptes entre grands esprits de gauche, les uns, « soixante- huitards », n’entendant pas plus se renier que Jean-Paul Sartre ou Phi-lippe Sollers, les autres, « antisoixantehuitards », bien décidés à avoir eu raison, avec Raymond Aron, de la Révolution culturelle chinoise, de son carnaval d’épouvante, plutôt comique une fois transporté dans les alcôves du Quartier latin. Concurrent libre de la Société des études robespierristes, tenant à peine compte des travaux récents d’histoire reli-gieuse de la Révolution (ceux de Catherine Maire, Mona Ozouf, Dale Van Kley, Monique Cottret, Lucien Jaume), Milner se fait un plaisir de montrer la vivace survie d’une persévérante foi jacobine que le succès des livres de Furet n’a pas réussi à éradiquer, et que rien n’empêchera, à en croire notre auteur, de regagner du terrain sur un capitalisme libé-ral et mondial en voie de déréliction. Dans une langue claire et abs-traite, proche de celle de ses ancêtres spirituels, Robespierre, Saint-Just et les orateurs de leur parti, Milner s’emploie à faire valoir la singularité absolue de la révolution de 1789, impossible à confondre avec les deux

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révolutions anglaises et l’américaine, simples changements superficiels de régime, et non pas, comme dans la France de 1789 à 1794, projet métaphysique de transformation radicale de la condition humaine, des-siné subliminalement sur des schèmes chrétiens, voire pauliniens.

La notion de régénération, inconnue des Lumières philosophiques, est entrée d’emblée dans le vocabulaire de la Révolution en 1789, trans-position de la notion paulinienne d’« homme nouveau », se dépouil-lant du « vieil homme » déchu par la faute d’Adam, mais racheté par le baptême. Jean-Claude Milner n’hésite pas à parler de « croyance » plus ou moins ardente pour qualifier le jacobinisme et le culte de l’Être suprême dont Robespierre, père régénérateur de l’État-Église révolu-tionnaire, voulut pourvoir la Cité jacobine, fille aînée de la Respublica christiana médiévale, maintenant transportée de Rome à Paris comme elle l’avait été, au IIIe siècle, de Rome à Constantinople. Savant et bril-lant explicateur de textes, Milner, linguiste et philosophe, brouille toute lecture routinière de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’il tient pour plus hardie et plus universelle que toutes ses rivales, lorsqu’elle distingue les droits accordés à l’homme par la nature et les droits dont le libre citoyen est pourvu par les lois du droit civil. Il ne cache pas non plus sa vindicte contre François Mitterrand, le Tartuffe du maurrassisme monté sur le trône gaulliste au titre du socialisme. Il lui reproche entre autres d’avoir obtenu de Jack Lang qu’il confie la fête anniversaire de la Révolution, le 14 juillet 1989, sur les Champs-Élysées et la Concorde, fête à laquelle étaient invités les chefs d’État du monde entier, à un décorateur de défilés de mode, Jean-Paul Goude.

De chapitre en chapitre, bref et net, Jean-Claude Milner réussit à surmonter le peu de goût que le lecteur français d’aujourd’hui éprouve à revisiter cette terrible époque, et à s’intéresser à l’étrange génie que fut Robespierre. Il s’arrange pour surprendre même les spécialistes des deux bords de la Révolution, en extrayant de sa manche une carte négligée par les historiens de l’Antiquité qui ont étudié la place des historiens antiques dans les débats de la Révolution : l’Histoire géné-rale de la République romaine écrite par Polybe, un Grec romanisé qui admira l’équilibre et la solidité des institutions politiques de la Rome conquérante, combinant et équilibrant les trois principaux régimes

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politiques décrits par Platon et Aristote : monarchie (toujours menacée de sombrer dans la tyrannie), aristocratie (guettée par une dégénéres-cence oligarchique), et démocratie, hantée par sa dérive, l’ochlocratie ou dictature de la foule. Idéalement, pour Polybe, un déclin cyclique (anacyclose), fait parcourir successivement chacun de ces régimes et leur décadence, avant qu’un grand législateur ne restaure le meilleur régime dans sa pleine santé, la monarchie.

Monique Cottret, jansénisme et Révolution

Très admirée par Montesquieu, la Constitution de la Rome des deux derniers siècles avant Jésus-Christ est aux yeux de Polybe un chef-d’œuvre de modération et d’esprit de synthèse qui ralentit les déca-dences. Ce que Milner appelle « polybisme » fut selon lui un repoussoir modéré dont l’extrémisme jacobin se joua. Son échec en 1789-1792 imprima sur l’imaginaire politique français ce que nos politologues nomment, autre singularité gauloise, le « centre introuvable ». La relec-ture par Jean-Claude Milner de la révolution jacobine et des discours des deux apôtres du jacobinisme a le mérite de nous mettre en face d’un fait énorme que nous aimerions bien ignorer ou oublier, un peu comme la Saint-Barthélemy, le massacre de Wassy, le sac de Lyon par le baron des Adrets et celui que plus tard décrétera Fouché dans Lyon rebaptisée Commune-Affranchie, et enfin la révocation de l’édit de Nantes, autant de boucheries des XVIe-XVIIe siècles que nous effacerions volontiers de notre mémoire collective avec les massacres de la fin du XVIIIe siècle et les tueries dont furent payées les victoires napoléoniennes.

Les Lumières n’ont cessé d’attribuer presque exclusivement ces hor-reurs au fanatisme religieux dont la Réforme calviniste et la Contre-Réforme tridentine s’étaient chargées (comme on dit de la poudre à canon et des balles de fusil), dans une extrême violence réciproque. Les longues guerres de religions françaises précédant de peu l’autre, dite de Trente Ans, qui abîma pour longtemps les deux versants religieux du Saint-Empire romain germanique, ne purent s’apaiser que par l’applica-tion de l’édit de Nantes en France et celle des traités de Westphalie dans

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l’Europe du Nord, après 1648. Même la révocation de 1685 et la férocité de ses applications immédiates durent s’atténuer, avant même la mort de Louis XIV, et surtout sous la régence de l’agnostique duc d’Orléans. En même temps que les dragonnades des Cévennes, la passion sénile de Louis XIV pour l’unité religieuse du royaume lui laissa tout de même le temps et la volonté de faire raser l’abbaye de Port-Royal des Champs, de séparer et disperser les dernières vieilles nonnes qui y survivaient, et de chasser hors de France les derniers « messieurs » arrachés à leur studieux « Désert ». Cette indécente et publique brutalité du roi, de son État et de son Église envers des lieux saints et des ecclésiastiques doctes, inno-cents et âgés, hommes et femmes, ouvrit dans l’âme chrétienne française une plaie profonde qui ne cicatrisera jamais plus, de haut en bas de la société monarchique et aristocratique.

Jean-Claude Milner, qui maîtrise tant de savantes disciplines, laisse de côté le détail de cette histoire religieuse, la seule pourtant qui pourra déchiffrer à fond et à neuf le mystère du jacobinisme français et de sa contagieuse ferveur révolutionnaire. Heureusement, les travaux d’au-teurs que j’ai nommés plus haut ont révélé depuis une trentaine d’an-nées la tortueuse vitalité au siècle dit « des Lumières », tant en France qu’en Italie, d’un jansénisme qui a certes perdu l’éclat généreux de la France classique. Mais le métamorphisme de ce jansénisme réducteur, plus ou moins difficile à suivre et à reconnaître dans le secret des cœurs et la variété des milieux, a beaucoup contribué à éloigner les Français, tant aristocrates de salon que paroissiens de Paris, lecteurs clandestins des virulentes Nouvelles ecclésiastiques et auditeurs de prêches furieux de curés rigoristes, d’une monarchie persécutrice de ses propres saints et d’une Église gallicane corrompue par l’appât du gain et du pouvoir, et trop souvent abandonnée publiquement dans ses palais épiscopaux à un laxisme jouisseur.

L’excellent ouvrage publié l’an dernier par Monique Cottret, His-toire du jansénisme, est une synthèse écrite par l’une de nos meilleures historiennes de la survie cachée dans les Lumières d’un jansénisme abrégé, moral et politique, mais virulent. Mme Cottret fait reconnaître l’irritation permanente du petit peuple parisien par les prêches indi-gnés de leurs curés jansénisants et la réprobation secrète qu’éprouvaient

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en conscience magistrats et même grands seigneurs comme l’une des données les plus diffuses, les plus répandues et les moins aisément saisissables de la pré-Révolution. On est trop souvent porté par les historiens des idées à réduire celles-ci à un dialogue au sommet entre « philosophes » et historiens de la Grèce et de la Rome antiques, arbi-tré par un public urbain de femmes et d’hommes cultivés.

Monique Cottret peut aujourd’hui écrire :

« Si Louis XIV a fabriqué des jansénistes en alternant phases d’ouverture et de persécution, le pouvoir du car-dinal Fleury, à partir de 1727 multiplie les jansénistes [qui se qualifient, quand ils se déclarent, d’“Amis de la vérité et de saint Augustin”, ou bien “de la doctrine de saint Augustin”] en les transformant en victimes [et martyrs]. Ils deviennent la preuve tangible des excès despotiques de la monarchie. Tous les jansénistes ne sont pas des révolutionnaires, il s’en faut de beaucoup, mais leur des-tin participe, qu’ils le veuillent ou non, à la remise en cause de l’ordre établi. (10) »

L’exemple d’un grand seigneur athée, libertin,parisien et jansénisant : le comte de Caylus

Cette analyse porte avant tout sur le petit peuple parisien, mais on peut aussi l’étendre aux traces profondes laissées par une éducation janséniste chez un grand seigneur athée et esthète tel que le comte de Caylus. On a pu faire valoir le terreau jansénisant sur lequel ont prospéré la satire morale des romans dits « libertins » de Crébillon fils et de l’abbé Prévost et la célébration de l’intimité domestique et fami-liale chrétienne par le peintre Jean Siméon Chardin, célèbre malgré lui. Pour en revenir au cas plus tortueux du comte Anne-Claude de Caylus, il partagea assurément les avanies que sa mère, pourtant nièce chérie de Mme de Maintenon, dut subir, chassée de Versailles pour avoir choisi comme directeur de conscience le général de l’Oratoire,

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Pierre-François de La Tour, honni à la Cour pour son jansénisme. À un autre moment, la ravissante comtesse se vit ostracisée à Paris pour sa liaison avec le duc de Villeroy. Adolescent, il apprit comment sa mère encore enfant avait été littéralement enlevée à sa famille calvi-niste par les sbires de Mme de Maintenon, qui souhaitait élever auprès d’elle la petite Marguerite Marie après l’avoir forcée à se convertir. Son entrée dans le catholicisme, telle qu’elle la raconte dans ses Souvenirs, lui parut facile, tant elle avait pris plaisir, dès son arrivée à Versailles, aux beautés de la liturgie romaine de la Messe royale, faste sensuel raffiné dont la réforme catholique janséniste aurait souhaité limiter sévèrement l’esthétisme, tandis que la réforme calviniste persévérait à remplacer la messe eucharistique et son double miracle par une simple commémoration des paroles et gestes du Christ de la Cène.

Doué pour les études, le fils aîné de la comtesse, Anne-Claude, fut confié à son oncle paternel, Charles de Caylus, ecclésiastique très goûté par Mme de Maintenon, qui lui fit obtenir l’évêché d’Auxerre en 1704. Mgr de Caylus en gardera la gratitude la plus ardente envers le couple morganatique de Louis XIV et Mme de Maintenon, qui avaient déjà honoré la famille en concourant en 1686 au mariage du frère du futur évêque, le marquis de Caylus, avec Mlle de Villette-Mursay, nièce de Mme de Maintenon et future mère de deux Caylus, le comte Anne-Claude (1691), entré dans l’armée à l’âge de 15 ans, démissionnaire en 1714, et consacrant désormais son esprit et ses revenus à achever son éducation et à devenir dès 1748 un savant célèbre dans toute l’Europe ; son frère cadet, le chevalier Charles ne fit de son côté qu’une aventu-reuse carrière maritime.

Les premières années de sa libre vie civile, Caylus les passa en voyages d’études à l’étranger et en studieux séjours parisiens auprès de sa mère adorée. Celle-ci pouvait écrire à Mme de Maintenon, retirée à Saint-Cyr, son admiration pour un fils si vertueux. À une réserve près : la totale indifférence religieuse du jeune homme, dont sa mère ne pouvait imagi-ner qu’il n’en démordrait jamais, même sur son lit de mort en 1765. La violente querelle française entre Versailles « jésuite » et bas clergé « jansé-niste » a eu souvent pour effet une exigence morale redoublée, d’autant plus rigoriste qu’elle ne s’appuyait pas sur un acte de foi théologique.

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Le jeune comte, qui respectait les convictions et le caractère de son oncle l’évêque, auprès duquel il fit de nombreux séjours d’été, dans son château épiscopal de Régennes (dans l’Yonne), n’était pas janséniste au sens théologique, mais il l’était par l’admiration qu’il portait à l’exer-cice rigoriste des vertus morales pratiqué par son oncle. Mais ce libertin érudit se garda bien d’imiter en tous points ce chrétien exemplaire. Il était néanmoins au courant des incessantes intrigues du clergé projésuite contre Mgr de Caylus et il n’hésitait pas à intervenir en sa faveur auprès de son ami, le puissant comte Jean-Frédéric Phélypeaux de Maurepas, dont le vaste ministère de la Maison du roi englobait une partie des affaires religieuses du royaume. Respectueux chez autrui de la sévère éthique chrétienne du « jansénisme », Anne-Claude de Caylus ne se sentait pas tenu à une conduite chaste et pure, pour peu qu’il ne scandalise personne dans le monde qu’il fréquentait de préférence, le clergé savant.

Un autre trait de sa conduite, cette fois excentrique et provocateur, mais moralement irréprochable, était sa vêture de pauvre plébéien, mar-quant sa sympathie pour les « basses classes », et son dédain pour les paons de Versailles. Ce piéton de Paris qui pratiquait avec talent, dans ses proses, l’argot oral des rues de la capitale mettait rarement les pieds à Versailles, alors qu’il aimait arpenter les quartiers commerçants et arti-sanaux de Paris. Il s’employa à graver lui-même (il avait été l’élève d’An-toine Watteau) une suite de « Cris de Paris » dessinés par son protégé depuis 1732, le sculpteur Edme Bouchardon, dont les robustes modèles à l’antique tranchent résolument sur les jeunes gens modernes, minces et gracieux, préférés par le peintre des « fêtes galantes ».

Le jansénisme éthique des Lumières est aussiune esthétique

Caylus amateur, mécène, critique d’art dont le goût avait dès l’en-fance été marqué par le jansénisme – mais resté chez lui un jansénisme athée–, exercé au « divertissement » pascalien, et un jansénisme esthé-tique, rallié à la simplicité et au naturel de l’antique. Dès 167I, sous le titre éloquent « La Vraie Beauté et son fantôme », le parti augustinien

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avait trouvé en la personne de Pierre Nicole un philosophe chrétien-platonicien du beau. Le jeune Caylus attendit la mort de sa mère, en 1729, pour s’affranchir peu à peu des nombreuses sociétés de diver-tissements dont il s’était étourdi, après s’être conduit en héros dans les dernières batailles de la guerre de la Succession d’Espagne. Il se consacra et se concentra de plus en plus désormais aux travaux plus graves auxquels s’adonnaient les deux Académies royales dont il était devenu membre, celle de peinture, sculpture et gravure (il y entra en 1731) et celle des inscriptions et médailles, où il fit son entrée en 1742. C’est finalement avec ses amis archéologues et antiquaires, tous jansénisants, le père théatin Paciaudi à Parme et l’abbé numismate Barthélémy à Rome et à Paris, mais aussi avec un futur membre de l’Académie de peinture, le très sage et très savant historien, collection-neur et marchand d’art Pierre-Jean Mariette, qu’il se délivra de son penchant à la dispersion, aux « amusements », aux « récréations ».

Ses nombreuses conférences dans les deux Académies, les sept volumes de son Recueil d’antiquités, l’orientation savante qu’il imprima aux artistes contemporains qu’il protégeait ont fait de l’ancien ami de Watteau le plus déterminé et écouté promoteur du retour à l’antique dans les arts de la monarchie. Ses amis et collaborateurs préconisent avec lui cette thérapeutique pour guérir le goût français, corrompu selon eux par le succès frivole des décorateurs « rocaille ». La « vraie beauté » selon Pierre Nicole, modèle sur lequel Caylus et les siens ont conçu la réforme des arts français, c’est « la beauté antique et nouvelle » dont saint Augustin se plaint dans ses Confessions de l’avoir reconnue et aimée trop tard : Sero te amavi… Caylus, janséniste sans le vouloir, a fait du « retour à l’Église des premiers siècles et des Pères », revendiqué si haut par Port-Royal, le principe caché et constamment renouvelé d’une beauté « à la française », simple et sublime comme l’antique, tant païen que chrétien. Ce n’est pas un hasard si la « République européenne des antiquaires », composée de laïcs et d’ecclésiastiques, a cultivé avec un zèle extraordinaire, au XVIIIe siècle, l’étude de l’an-tique, et surtout de l’antique pur et original, le grec, l’athénien : cette rétrogradation esthétique accompagnait en surface et symbolisait en profondeur la rétrogradation théologique et morale dont Port-Royal

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avait attendu la régénération de la France gallicane, corrompue par les « nouveautés » théologiques et morales modernes répandues par les ambitieux jésuites.

Hérésie gallicane à l’intérieur du catholicisme français, apparentée à l’hérésie calviniste dont l’expansion dans les élites du royaume au XVIe siècle avait failli de peu le faire basculer du côté de l’Europe réformée, le jansénisme classique du XVIIe siècle ou, si l’on préfère, son augustinisme fit craindre à Louis XIV que cette élite spirituelle, dont l’exigence intellectuelle et morale ralliait les meilleurs esprits du royaume, comportât une grave menace pour son État, sa politique européenne et pour lui-même, dont les mœurs n’étaient guère gênées par la direction de conscience laxiste de ses confesseurs jésuites. Le jansénisme initial, celui de l’abbé de Saint-Cyran et de la mère Angé-lique Arnauld, immédiatement diagnostiqué et redouté par Riche-lieu, s’est voulu la forme la plus authentique et la plus radicale de la Contre-Réforme catholique française, avec l’Oratoire du cardinal de Bérulle : la véritable et sévère réponse de l’Église gallicane au défi des schismatiques protestants. Or il a été tenu d’emblée par l’État royal et la majorité de la haute Église gallicane comme le péril le plus dan-gereux, avec la Réforme protestante, qu’encouraient la solidité et le centralisme politique et religieux de la monarchie absolue.

Celle-ci, alliée à l’ultramontaine Compagnie de Jésus contre une majorité de « bons Français », avait adopté la théologie de la liberté et la « morale relâchée » prônée par les fils de saint Ignace. Ce premier jansé-nisme modérément persécuté après la mort de Bérulle, de Saint-Cyran et de Richelieu, connut son âge d’or pendant la courte paix de l’Église négociée par le pape Clément IX en 1669, mais il lui fallut endurer, après la mort de la duchesse de Longueville en 1671 jusqu’à la mort du roi en 1715 une escalade de répression qui culmina dans les spectacu-laires violences de 1711-1713 et qui chassa en Hollande calviniste les derniers survivants sur le territoire français du « parti » originel de la Contre-Réforme radicale.

Restait que l’une des très grandes heures du génie français (René Descartes et Marin Mersenne, Nicolas Poussin et Philippe de Cham-paigne, Jean Racine et Nicolas Boileau, Antoine Arnauld et Blaise

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Pascal, Marie-Madeleine de La Fayette et François de La Rochefou-cauld, François Mansart et Louis Le Vau, le prince Louis II de Condé et sa sœur Anne-Geneviève, duchesse de Longueville, dite « la Mère de l’Église ») avait coïncidé avec la période la plus modérée de la répres-sion royale exercée sur les « messieurs » de Port-Royal des Champs et sur les nonnes de Port-Royal. Cette courte trêve fut suivie de violences se voulant définitives. Écrasé au sommet, le parti élitiste des « Amis de la vérité » va se capillariser, sans diluer son intransigeance, dans le petit peuple des paroisses parisiennes manipulé par les prêches du dimanche et les articles vengeurs des Nouvelles ecclésiastiques. Dans cette revue insaisissable bien informée et fort bien écrite étaient stigmatisés chaque semaine la haute Église gallicane, sa scandaleuse décadence morale et doctrinale et le reniement de ses traditionnelles libertés envers Rome. Dans le vocabulaire politique de la Révolution jacobine, de son éloquence et de son journalisme, affleurera à tout moment la violence sacrée d’un prophétisme religieux.

La révolution de 1793 s’est tournée vers un lointain passé salvateur, comme le fameux Angelus novus de Paul Klee en 1920, emblème d’un modernisme qui cherche le salut dans le primitif. Elle a perdu presque tout son attrait aujourd’hui où l’on attend du passé qu’il se détruise à grande échelle pour laisser place aux productions éphémères d’une créativité de masse dépourvue de mémoire. L’horreur fait recette édi-toriale dans un public qui plonge volontiers dans ses lointains abîmes pour se délivrer de sa propre inanité et en rapporter un semblant de sens. Si la Révolution ne se contente pas, comme le souhaitait le doux docteur Guillotin, de couper des cous, dans l’imaginaire des romans de Sade, comme dans la réalité sordide des bastilles improvisées par les bourreaux républicains, elle recourt aux cruautés du sadisme et aux tortures du masochisme pour reproduire à diverses échelles, dans l’ac-tualité tardive de l’histoire de France, les folles douleurs qu’on croyait oubliées de sa parturition originelle.

Deux ouvrages, de genres très différents, ont renouvelé deux lieux de mémoire révolutionnaires jusqu’ici explorés superficiellement, ou même allusivement : le procès de Marie-Antoinette par Emmanuel de Waresquiel (11) et le long destin de sa fille Marie-Thérèse, la seule de

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la famille à avoir longtemps survécu, sous le nom de duchesse d’An-goulême, transie et comme transfixée par le sort réservé aux siens sous ses yeux, et surtout celui promis à son petit frère, qu’elle dut abandon-ner entre les mains d’ignobles tortionnaires chargés de le faire dispa-raître. Sylvie Yvert lui a consacré des mémoires fictifs mais historique-ment vraisemblables ; ils débordent d’une insondable tristesse (12).

Waresquiel vise plus haut. Son récit au passé du procès de Marie-Antoinette est le fruit d’une enquête archivistique approfondie, qui sert à son tour de cadre « en abyme », au présent et à la première personne, d’un évènement qui n’a besoin de pathos ni dans son temps ni dans le nôtre. Les faits et leurs traces surpassent par eux-mêmes, en pleine « civilisation », les capacités humaines de froide férocité dans un camp et d’indignation impuissante dans l’autre. Pari tenu en faveur de la noble reine, adoptée et avilie récemment dans la culture de masse américaine, par le même historien qui a réussi par ailleurs à soustraire Talleyrand à la vindicte que lui porte, avec Chateaubriand, l’opinion française en général et a rendu justice au grand artiste « immoral » de la diplomatie qui a rendu de bien plus grands services à la France et à l’Europe que la vertu de l’Incorruptible ou le génie militaire de l’Aigle corse.

Benedetta Craveri célèbre la jeunesse dorée de Versailles rééduquée en Amérique révoltée

Pour une vue d’ensemble de la Révolution comme processus final d’expulsion hors de l’histoire de l’aristocratie de naissance, le vaste diptyque composé en italien par Benedetta Craveri, et aussitôt tra-duit avec élégance sous le titre « Les derniers libertins » (13), ravive dans la mémoire française à la fois les charmes de la société d’Ancien Régime finissant, tant à Versailles qu’à Paris, et la férocité croissante de la « justice » révolutionnaire appliquant « la lanterne » aux nobles arrêtés pour crime de rang et de naissance, avant que les émigrés, peu à peu de retour pendant le Consulat, ne découvrent leurs successeurs plébéiens installés à leur place par la toute-puissance de Bonaparte et son pouvoir de titrer ses fidèles sujets.

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Cette liquidation, physique ou symbolique, de l’ancienne noblesse féodale avait commencé dès l’avènement de la dynastie des Bourbons, sous le règne de Henri IV, qui n’hésita pas à faire décapiter le maréchal de Biron, son compagnon d’armes, surpris à comploter avec l’étranger contre le roi, afin de restaurer pour lui-même et les siens le pouvoir politique que leur ôtait de façon systématique le Béarnais. C’est une véritable Terreur qu’instaura, au règne suivant, contre une féodalité frondeuse, la justice sommaire de Richelieu et de son lieutenant de justice Isaac de Laffemas, le Fouquier-Tinville de la monarchie abso-lue. Le cardinal et son « étrangleur » firent exécuter en public, entre autres grands seigneurs, le duc de Montmorency, le maréchal de Maril-lac et le marquis de Cinq-Mars, qu’adorait Louis XIII, mais qu’il dut sacrifier à la survie de son régime. Mazarin, Louis XIV et Colbert s’y prirent autrement pour dompter leur caste féodale et en faire une caste de loisir, entretenue par de juteuses pensions royales et dont les mœurs galantes, les manières, le goût, le luxe, exposés sur la scène somptueuse et solennelle des Tuileries, de Fontainebleau, puis de Versailles seraient imités en province et dans les cours d’Europe, laissant à Louis XV, au cardinal Fleury, à Étienne-François de Stainville, duc de Choiseul, à la marquise de Pompadour la liberté de gouverner à leur guise une docile et ornementale noblesse d’épée.

La génération de très nobles « libertins » dont s’occupe Mme Cra-veri, et dont le destin a coïncidé dans le temps avec la Révolution, mérite cet adjectif, non pas tant pour leurs mœurs amoureuses éman-cipées du mariage que pour leur appétit de cette liberté politique que le régime bourbonien a soustrait à leur caste, mais dont ils ont tardive-ment respiré le souffle parmi les gentlemen de la rébellion américaine. Une périlleuse ambiguïté pèse alors sur l’emploi du mot « liberté » selon qu’il est prononcé par les descendants d’une aristocratie d’épée efféminée, réduite à parader sur la scène versaillaise, ou au contraire par les tribuns d’une plèbe qui revendique l’affranchissement de son humiliation millénaire et toute sa part majoritaire de citoyenneté.

Le duc d’Orléans, futur Philippe-Égalité, joue alors contre son cousin Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, qu’il rêve d’évincer du trône, sa partie de nouveau frondeur appelé à libérer le second

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ordre du royaume de son asservissement versaillais et à bénéficier lui-même d’une vaste popularité due à sa création d’un marché-spectacle, le palais Royal et ses galeries de bois, un Anti-Versailles fréquenté à égalité par tous les publics et clientèles de la société de consomma-tion parisienne naissante. L’ingénieuse et savante historienne coupe sa narration en deux, avant et après la prise de la Bastille et le barbare assassinat par la foule des deux gouverneurs du vieux château, de part et d’autre du fameux échange de minuit entre Louis XVI et le duc de La Rochefoucauld-Liancourt que commente aussi Jean-Claude Milner : « Eh bien, Liancourt, où en est l’émeute ? – Ce n’est pas une émeute, Sire, mais une révolution ! » L’avant-Bastille est occupé dans ce livre par une belle galerie de portraits qui semblent sortir de l’ate-lier de Mme Vigée Le Brun et dont les sept modèles forment le héros romanesque et collectif de cette narration historique à la manière de Germaine de Staël, leur amie à tous, dans Delphine et dans Corinne ou l’Italie. L’après-Bastille s’élargit à un récit labyrinthique du monde éclaté et inexorable de la Révolution au sens de Liancourt, où les sept héros et anti-héros choisis par Mme Craveri – le duc de Lauzun de Gontaut-Biron, le vicomte et le comte de Ségur, le duc de Brissac, le comte de Narbonne, le chevalier de Boufflers, le comte de Vaudreuil – s’égaillent aux quatre coins de l’Europe, croisant ou perdant de vue leurs amours et leurs amitiés, partagés entre la fidélité à la monarchie près de disparaître et un patriotisme préparé dans tous les partis à se mobiliser contre l’invasion étrangère imprudemment souhaitée en secret par le couple royal et annoncé par le duc de Brunswick.

Chacun a, dans le livre de Mme Craveri, son portrait ovale qui le fait connaître jeune jusqu’à 1789. Tous ont des liens de parenté, de société, de rivalité amoureuse dans le même réseau de cercles et de compagnies de haut vol parisien, tous se ressemblent. L’échantillon sélectionné par Mme Craveri avec la sûreté rétrospective du sociologue historique superposant ses types pour en dégager un idéal-type, comporte à la fois trois chefs-d’œuvre de l’éducation aulique versaillaise, beaux, galants, élégants, chevaleresques, Brissac, Boufflers, Vaudreuil, et deux autres, Biron, Narbonne, passés maîtres eux aussi dans les arts de société, mais de plus grand format, de plus fort caractère, de sens politique plus

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pénétrant, capables avec aisance de dépouiller l’uniforme du courtisan versaillais et d’affronter sans biaiser les défis qu’opposait à leur passion de la liberté la démarche, ivre ou inspirée, de la Révolution.

Le comte de Narbonne, était le fils présumé de Louis XV qu’adora Germaine de Staël et qu’admira Napoléon, et le duc de Lauzun-Gontaut-Biron, le fils naturel de Choiseul, qui avait rendu ce service dynastique à son ami Gontaut, dont une blessure à la bataille de Det-tingen avait fait un eunuque. La mère de cet enfant était la richissime fille aînée du banquier Antoine Crozat, dit « le Riche » pour le distin-guer de son frère cadet Pierre Crozat, dit ironiquement « le Pauvre ». Choiseul épousa la sœur cadette, née elle aussi Crozat, de la duchesse de Gontaut, morte en couches du futur duc de Biron. Vertige d’en-dogamie caractéristique des mœurs de la très ancienne aristocratie concentrée à Versailles autour du roi et assez analogue aux pratiques des éleveurs de chevaux de race anglais. La grande carrière diploma-tique, puis gouvernementale de Choiseul, petit noble lorrain affranchi des routines de Versailles, fut lancée à la fois par le faste que lui permit dans ses ambassades à Rome, puis à Vienne, l’immense fortune de sa femme et par une rare liberté d’esprit.

Quant à Lauzun, un fils secret que Choiseul ne revendiqua jamais, Mme Craveri a raison de lui consacrer dans sa seconde partie un portrait en pied dont les dimensions prennent les proportions d’une biogra-phie, pour peu toutefois que le lecteur réussisse à raccorder le Lauzun d’avant 1789 au Biron de l’après-1789, où ce duc orléaniste, devenu Biron à la mort de son père putatif en 1788, s’attacha au succès de la Révolution. Nommé à la tête de plusieurs armées successives, il fut enfin transféré en Vendée, où il ne tarda pas à être accusé de trahison, ramené à Paris, jugé et guillotiné (le 31 décembre 1793). Pur produit, comme ne l’avait pas été le comte de Caylus, de la cour-couveuse de Versailles, élevé par de grandes dames initiées aux règles non écrites et peu morales de la société de cour, Lauzun bat tous les records de pas-sion partagée avec les grandes dames les plus admirées de Versailles et de l’Europe des cours : la dauphine Marie-Antoinette, dès son arrivée à Versailles, la très belle et spirituelle comtesse de Stainville, belle-sœur détestée de Choiseul et de la duchesse de Gramont, sa sœur, Lady

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Sarah Bunbury, la vedette de la cour de Saint James, et la plus splen-dide des princesses polonaises, Izabela Czartoryska. Et même, pendant sa campagne militaire contre Pascal Paoli en Corse, faute de mieux !, la jeune et vaillante épouse de l’intendant de Louis XV dans l’île de Beauté. Éblouissant séducteur séduit, il se savait virtuose sans rival de l’esprit de société ; il en fit merveille chez son père secret, Choiseul, exilé dans son paradis de Chanteloup. Mais Lauzun se révéla aussi, dès la victoire de Yorktown, un chef de guerre hors pair, parfaitement indemne du principal reproche adressé à la cage dorée de Versailles par Saint-Simon, historiographe de l’aristocratie d’épée : réduire celle-ci à une aristocratie de loisir et de parade, peu préparée à l’art de com-mander et de gouverner, dont le roi « absolu » s’attribue jalousement le privilège.

Talleyrand, l’une des figures les plus originales de sa génération, y fait exception. Ecclésiastique athée échappant à l’impôt du sang et au code moral de sa famille d’épée, il n’a pas été non plus soumis au dressage que la monarchie absolue selon Richelieu et Louis XIV, depuis la victoire de Mazarin sur les deux Frondes, a imposé à son aristocratie d’épée pour en faire le défilé permanent et officiel de modes de tous ordres, vestimentaires, culinaires, mais aussi artis-tiques et littéraires aussitôt adoptées et bientôt délaissées dans la plu-part des cours d’Europe espionnes, et plus ou moins imitatrices, des caprices féminins de Versailles.

Cette féminisation et esthétisation de la classe politique et mili-taire du royaume (souvent dénoncées à leurs amants trop doux par les moqueuses grandes dames des romans « libertins » du jansénisant Crébillon fils) ont fini par faire rêver de nouveau le second ordre d’af-franchissement et de libération. L’emballement de la fine fleur de la jeune génération aristocratique pour la guerre de libération des colo-nies anglaises d’Amérique du Nord (la croisade des Lumières !) est l’ex-pression encore indirecte (mais déjà la plus naïve et ambiguë) de cette aspiration de la jeune noblesse à sa libération politique. Chez Talley-rand, évêque d’Autun, grand seigneur sceptique et épicurien qui sait intimider sans blesser, l’« esprit de société » s’élève au rang de science diplomatique, le cynisme au refus de toutes les formes d’autoduperie

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et la corruption cachée devient une technique efficace pour s’attacher, au bon moment, ministres, ambassadeurs et espions. Dédaigneux de la vertu dont son époque brutale feint partout de porter le masque, Talleyrand s’est fait redouter de Napoléon empereur et des Bourbons restaurés. Ce « libertin » d’une singulière autonomie morale a rendu à la France et à l’Europe le signalé service d’adoucir pour la France les traités de Vienne et d’ouvrir aux Français un demi-siècle de paix suc-cédant à vingt-cinq ans de guerre et de politicologie.

Benedetta Craveri rejoint Emmanuel de Waresquiel, biographe de l’évêque d’Autun, pour faire de ce grand civilisé et de ses amis les meilleurs passeurs, à travers l’Europe révolutionnée, d’un ancien art de vivre dont le raffinement, la douceur et les délicatesses nous manquent cruellement, à une époque qui a substitué à la santé démocratique selon Tocqueville un régime dégénéré que Chateaubriand nomme « oligarchie chrysogène » (14) et dont Jean-Claude Milner rappelle le nom d’origine grecque « ochlocratie », le gouvernement de la foule aveugle et de ses flatteurs.

1. Edgar Quinet, la Révolution, tome I, 1868, p. 175.2. Numa Denis Fustel de Coulanges, la Cité antique (1864), Flammarion, 2009 ; Jacques Bainville, Histoire de France (1924), Tallandier, 2007.3. Jean Starobinski, l’Invention de la liberté suivi de 1789, les Emblèmes de la Raison, Gallimard, 2006.4. François Furet, Penser la révolution française, Gallimard, 1978.5. Simon Leys, les Habits neufs du président Mao. Chronique de la Révolution culturelle, Champ libre, 1971.6. Coll. « Bibliothèque des histoires ».7. François Furet, le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont, 1995.8. Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Verdier, 2016.9. Voir son déchiffrement de l’icône de Marat assassiné peinte par David : Jean-Claude Milner, Malaise dans la peinture, Ophrys, 2012.10. Monique Cottret, Histoire du jansénisme, Perrin, 2016, p. 162.11. Emmanuel de Waresquiel, Juger la reine, Taillandier, 2016.12. Sylvie Yvert, Mousseline la Sérieuse, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2016.13. Benedetta Craveri, les Derniers Libertins, Flammarion, 2016.14. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, livre VI, « Dangers pour les États-Unis », Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 2015.