la septiÈme vague - mapage.noos.frmapage.noos.fr/oeildhoros/downloads/laseptiemevague.pdf · ils...
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3
CHAPITRE UN
Trois semaines plus tard
Objet : Hello
Hello.
10 secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ. LE DESTINATAIRE NE
PEUT PLUS RECEVOIR LES MESSAGES QUI Y SONT ENVOYÉS.
TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS.
POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE
ADMINISTRATEUR SYSTEME.
***
4
Six mois plus tard
Objet : (pas d’objet)
Bonjour !
10 secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ. LE DESTINATAIRE NE PEUT PLUS RECEVOIR LES MESSAGES QUI Y SONT ENVOYÉS. TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS. POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
Trente secondes plus tard
Re :
Ça ne s’arrêtera donc jamais ?
10 secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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5
POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
***
Trois jours plus tard
Objet : Requête
Bonsoir, M. l’Administrateur Système. Comment allez-vous ?
Un peu froidement non, pour un mois de mars ?… Enfin, après
un hiver aussi doux, je crois qu’il ne faut pas trop se plaindre.
Ah, pendant que j’y pense, je vous serais très reconnaissante
de bien vouloir transmettre une petite requête. Il se trouve
que nous avons une connaissance commune. Son nom est Leo
Leike. Malheureusement, j’ai dû égarer son adresse mail.
Auriez-vous l’amabilité de bien vouloir… ?
Je vous prie d’accepter mes salutations virtuelles,
Emmi Rothner
10 secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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6
TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS. POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
Trente secondes plus tard
Re :
Si vous me permettez une petite critique constructive, je
trouve que vous êtes très légèrement répétitif...
Je vous laisse prendre le premier quart de nuit,
Emmi Rothner
10 secondes plus tard
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7
Quatre jours plus tard
Objet : Trois questions
Cher M. l’Administrateur Système,
Bon, je vais être honnête avec vous : c’est pour une urgence.
J’ai besoin de l’adresse e-mail actuelle de « l’Utilisateur » Leo
Leike, et j’en ai affreusement besoin ! J’ai trois questions à lui
poser : 1) Est-il toujours vivant ? 2) Est-il toujours à Boston ?
3) A-t-il une relation épistolaire avec quelqu’un d’autre ? Si la
réponse à 1) était oui, je lui pardonnerais la 2). Mais jamais je
ne pardonnerai la 3). Ça m’est égal si pendant tout le dernier
semestre, il a essayé de se remettre quinze fois avec Marlene.
Ça m’est égal si, pour elle, il a fait l’aller-retour en avion tous
les jours. Ça m’est égal s’il a traîné toutes les nuits dans les
clubs miteux de Boston, et s’est réveillé chaque matin coincé
entre les seins siliconés d’une ennuyeuse Barbie blonde. Je ne
verrais même aucun inconvénient à ce qu’il ait divorcé trois
fois et se retrouve avec trois jeux de triplés hétérozygotes.
Mais il y a une chose qui me chagrinerait : QU’IL SOIT TOMBÉ
AMOUREUX, PAR MAIL, D’UNE AUTRE FEMME QU’IL N’A
JAMAIS VUE. Tout mais pas ça ! C’est le genre de chose qui ne
doit arriver qu’une fois par vie. J’ai besoin d’en être sûre pour
pouvoir sortir entière de mes insomnies. Le vent du nord
souffle inlassablement.
8
Cher M. l’Administrateur Système, je peux plus ou moins
deviner ce que vous allez me répondre, mais je vous le
demande quand même : soyez chic et transmettez mon
message à Leo Leike. Je suis sûre que vous lui parlez
régulièrement. Dites-lui bien qu’il est bien temps qu’il
reprenne contact. Faites-le pour moi ! ça vous fera du bien.
Bon, maintenant il est temps de me donner votre réplique.
Bien cordialement
Emmi Rothner
10 secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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9
Trois mois et demi plus tard
Objet : merci de transmettre
Bonjour Leo,
Y aurait-il de nouveaux locataires dans ton appartement ? Au
cas où tu serais toujours à Boston, j’ai pensé qu’il fallait te
prévenir : ne t’étonne pas de recevoir une énorme facture
d’électricité. Ils laissent la lumière allumée toute la nuit.
Passe une belle journée – passe une belle vie
Emmi
Deux minutes plus tard
Re :
Hello ?
Une minute plus tard
Re :
Youhou, M. l’Administrateur Système, vous êtes là ?
Une minute plus tard
Re :
Faut-il que je m’inquiète, ou que je me prenne à espérer ?
10
Onze heures plus tard
Objet : Rentré de Boston
Chère Emmi,
Ton intuition est troublante. Je suis rentré au pays depuis
moins d’une semaine. L’électricité, c’est moi qui l’utilise. Ce
que j’aimerais dire Emmi, c’est… que je pourrais-je bien avoir
envie de dire après si longtemps ? Tout ce qui peut me venir à
l’esprit me paraît très banal. Alors, même si je suis en avance
de cinq mois, je ne trouve pas mieux que : Joyeux Noël et
bonne année ! J’espère que tu te portes bien. Au moins deux
fois mieux que moi.
Adieu, Leo.
***
Le lendemain
Objet : Perplexe
Heu… c’était quoi, ça ? A supposer que c’était bien quelque
chose… Et si oui – quoi que ce fût – je ne crois pas du tout que
ce soit comme avant.
E.
11
***
Trois jours plus tard
Objet : Abasourdie
Leo, Leo, mais que t’est-il arrivé ? Boston n’a-t-il donc rien
laissé de toi ?
E.
***
Le lendemain
Objet : Clôture
Cher Leo,
Ce que j’ai ressenti ces cinq derniers jours est bien pire que
tout ce que tu m’as jamais fait endurer, et ce n’est pas facile vu
tes antécédents. C’est grâce à toi que j’ai découvert à quel
point les sentiments pouvaient être aussi terribles. (Les bons
aussi, devrais-je ajouter). Mais celui-ci m’était encore
inconnu : je suis devenue un fardeau pour toi...
Alors te voilà rentré de Boston, tout à la perspective de
reconquérir ta mère patrie par e-mail. Les premiers messages
prometteurs, envoyés par erreur par des souscriptrices de
magazine, se mettent à affluer : un combustible idéal pour de
nouvelles aventures virtuelles avec des femmes anonymes. Et
12
puis, qui sait, dans le lot, il pourrait y en avoir qui ne soient
pas mariées. Soudain : oh, un e-mail de quelqu’un qui s’appelle
Emmi Rothner. Ce nom te semble vaguement familier. N’était-
ce pas celle que tu avais quasiment traînée jusque dans ton lit,
à la seule force de tes mots, en véritable expert es souricières
du cybermonde ? Tu l’avais presque dans tes bras ! Et puis, la
raison a eu raison d’elle à la toute dernière minute, et ô
fatalité, elle ne s’est jamais montrée, elle t’a laissé tomber. Si
proche et pourtant si lointaine.
Neuf mois et demi ont passé, la femme et la frustration sont
oubliées depuis longtemps. Et voilà qu’elle te recontacte, sans
crier gare, et qu’elle refait surface dans ta boîte de réception.
Et tu lui souhaites – très drôle, ça me rappelle le Leo de la
grande époque – un joyeux Noel et une bonne année, au beau
milieu de l’été. Et un adieu.
Elle a eu sa chance. Il y en a tant d’autres comme elle. Elle est
en travers de ton chemin, elle te saoule. Vas-tu tout
simplement m’ignorer, Leo, c’est ça ? Allons, elle finira bien
par laisser tomber au bout d’un moment. Elle est déjà en train
d’abandonner. Eh bien, elle va abandonner, c’est une
promesse !
Emmi
13
PS : Tu espères que je me porte « au moins deux fois mieux
que toi ». Malheureusement, je ne sais pas si tu vas bien. Leo,
se sentir deux fois mieux que moi en ce moment, ça ne pèse
pas bien lourd, parce que je me sens au moins dix fois pire que
je ne le mérite. Mais ne t’embête pas avec ça.
PPS : Merci de m’avoir écoutée. Tu peux me remettre ton
gentil Administrateur Système maintenant. A moins, lui et moi
nous serons capables d’avoir une honnête conversation sur le
temps qu’il fait, sans être dérangés.
*
Une heure plus tard
Re :
Chère Emmi, je n’aurais pas dû te répondre. Je t’ai (encore) fait
de la peine, ce qui n’était pas mon intention. JAMAIS TU NE
SERAS UN FARDEAU POUR MOI. Tu le sais. Autrement je serai
aussi un fardeau pour moi-même, parce que tu fais partie de
moi. Je te transporte partout et toujours, par-delà les
continents et les voyages émotionnels, comme un rêve,
comme une illusion de perfection, comme la plus haute
expression de l’amour. Voilà ce que tu étais pour moi pendant
presque dix mois à Boston, et c’est ce que j’ai ramené à la
maison.
14
Mais Emmi, entre temps, mon existence physique a continué ;
j’ai dû aller de l’avant. Je suis au début d’une nouvelle histoire.
J’ai rencontré quelqu’un à Boston. Il est encore un peu tôt pour
en parler… enfin tu comprends. Mais nous voulons faire en
sorte que ça marche. Elle pense à se trouver un travail ici, et à
émigrer.
Lors de cette nuit affreuse, quand notre « première et dernière
rencontre » a échoué si pitoyablement, j’ai brutalement cessé
tout contact. Tu avais pris une décision, même si tu n’as pas
voulu l’admettre avant la toute fin, et je t’ai aidée à t’y tenir. Je
ne sais pas comment ça va avec Bernhard et ta famille en ce
moment. Et je ne veux pas le savoir, parce que cela ne
concerne pas notre relation. J’avais besoin de cette longue
période de silence. (Peut-être n’aurais-je jamais dû
l’interrompre). Nous devons protéger cette expérience rare et
précieuse pendant le reste de nos vies, notre non-rencontre
privée, intérieure et intime. Nous avons porté notre relation
jusqu’à son extrême limite. Elle n’est pas allée plus loin. Elle
n’a pas d’avenir, pas même les trois quarts d’une année en
tout, et particulièrement pas maintenant. Je t’en prie, Emmi,
vois les choses comme je les vois ! Chérissons ce que nous
avons eu. Et n’y touchons plus, autrement nous le détruirions.
Bien à toi, Leo
15
Dix minutes plus tard
Re :
C’était du grand art, Leo, une vraie friandise. On dirait que tu
as déjà repris du poil de la bête ! – « Sois une illusion de
perfection, mais je ne veux plus rien avoir à faire avec toi ». J’ai
compris, j’ai compris. La suite demain. Je ne peux pas
t’acquitter à si bon compte, désolée.
Bonne nuit,
Ton I. de P.
***
16
Le lendemain
Objet : Une fin appropriée
D’accord, je chéris ce que nous avons vécu sans y toucher. Je
ne détruirai rien. Je respecte ton point de vue, mon cher ex-
petit-ami virtuel Leo « ça-ne-peut-pas-continuer » Leike. Je me
ferai à l’idée que tu ne veuilles conserver de moi et de « notre
truc » que de jolis souvenirs. A dire vrai, je me sens plutôt
imparfaite pour une « illusion de perfection », et extrêmement
désenchantée, mais je demeure toujours ta « plus haute
expression de l’amour », même si je viens clairement d’une
autre planète. Parce que le truc avec Cindy – je parie qu’elle
s’appelle Cindy, je peux même la voir susurrer à ton oreille « Je
suis Cindy » et glousser : « Mais tu peux m’appeler
Cendrillon », avec deux rires de gorge – le truc c’est qu’avec
Cindy, tu n’auras peut-être jamais la plus haute expression de
l’amour, mais tu auras sa dimension physique. Et ce qui est
mieux, tu pourras la vivre. Tu m’emportes avec toi comme une
sorte de « rêve », un équilibre naturel entre le corps et l’esprit,
et bien sûr, je comprends parfaitement que tu veilles à ce que
cela ne devienne pas trop pesant. Tu ne veux pas que ce rêve
se brise.
C’est entendu Leo, je vais « nous » faciliter les choses, je vais te
faciliter les choses, je vais me faire rare, je vais arrêter et sortir
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de ta vie. Je ne t’enverrai plus aucun mail (bientôt !). C’est
promis.
Mais « ton rêve » a-t-il le droit de te demander une dernière
faveur ? Une dernière ultime faveur ? Je veux UNE HEURE, une
heure face à face. Il ne saurait y avoir meilleure façon de
préserver notre expérience mutuelle. La seule conclusion
raisonnable à notre non-rencontre intime ne saurait être
qu’une rencontre. Je n’exigerai rien de toi, je n’attendrai rien.
Mais une fois dans ma vie, il faut que je t’aie vu. Je dois te
parler, te sentir. Je dois regarder tes lèvres former le mot
« Emmi » au moins une fois. Je dois avoir vu tes cils battre
devant moi, avant le tomber de rideau. Tu as raison, cher Leo,
il n’y a pas d’avenir raisonnable pour nous deux. Mais il peut y
avoir une fin appropriée. C’est ce que je te demande !
Ton Illusion de Perfection
Trois heures plus tard
Re :
Pamela.
18
Une minute plus tard
Re :
???
Trente secondes plus tard
Re :
Elle ne s’appelle pas Cindy, mais Pamela. Oui, je sais de quoi ça
a l’air. C’est toujours dangereux quand les pères sont autorisés
à choisir les prénoms de leurs filles. Mais elle n’a pas du tout
l’air d’une Pamela, je te le jure.
Bonne nuit, Emmi
Leo
Quarante secondes plus tard
Re :
Cher Leo, c’est pour ça que je t’adore ! Pardonne-moi mes
salves critiques. Je me sens très, très, très abattue.
Bonne nuit,
Emmi
C
19
CHAPITRE DEUX
Le lendemain
Objet : OK d’accord
Rencontrons-nous.
Leo
Trois minutes plus tard
Re :
Un homme, deux mots, et quels mots ! Excellente idée, Leo.
Où ?
Une heure plus tard
Re :
Dans un café.
Une minute plus tard
Re :
Avec dix voies d’accès et cinq sorties de secours.
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Cinq minutes plus tard
Re :
Puis-je suggérer le Café Huber ? Nous n’avons jamais été plus
proches que là-bas. (Physiquement, s’entend).
Quarante secondes plus tard
Re :
Vas-tu y renvoyer ta charmante sœur pour un complément
d’enquête sur le cas d’Emmi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Non, cette fois je viendrai droit à toi, tout seul et comme je
suis.
Trois minutes plus tard
Re :
Je trouve cette inhabituelle détermination assez frustrante,
Leo. Pourquoi tout d’un coup ? Pourquoi veux-tu me
rencontrer ?
21
Quarante secondes plus tard
Re :
Parce que c’est ce que tu veux.
Trente secondes plus tard
Re :
Et parce que tu veux en finir.
Deux minutes plus tard
Re :
Parce que je veux que tu en finisses avec l’idée que je veux en
finir.
Trente secondes plus tard
Re :
Leo, ne joue pas avec moi. Reconnais seulement que tu veux
passer à autre chose.
Une minute plus tard
Re :
Nous le voulons tous les deux. Nous voulons pouvoir passer à
autre chose définitivement.
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Et il s’agit d’y donner une « fin appropriée. Ce sont tes propres
mots, ma chère Emmi.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mais je ne veux pas te rencontrer juste pour que tu puisses
être débarrassé. Je ne suis pas ton dentiste !
Une minute et demie plus tard
Re :
Pourtant, il n’est pas rare que tu tapes pile là où ça fait mal...
EMMI, S’IL TE PLAIT !! Nous allons tourner la page
maintenant. C’était ton souhait explicite et c’était un souhait
raisonnable. Tu as fait la promesse que tu ne détruirais pas
notre « nous ». J’ai confiance en toi et en notre « nous », en
mon « nous » et en notre « nous » mutuel. Nous nous verrons
face à face, pour une heure, au-dessus d’un café. Quand es-tu
libre ? Samedi ? Dimanche ? A déjeuner ? L’après-midi ?
*
23
Trois heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Pas d’autre nouvelle de toi pour aujourd’hui, Emmi ? Si non,
bonne nuit ! (Si oui, bonne nuit).
Une minute plus tard
Re :
Mais… Est-ce que tu ressens quelque chose quand tu m’écris,
Leo ? Parce que je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas. Et ce
sentiment n’est pas agréable du tout.
Deux minutes plus tard
Re :
Emmi, j’ai de grands coffres et des placards pleins de
sentiments pour toi. Mais j’ai aussi les clés pour les y
enfermer.
Quarante secondes plus tard
Re :
Est-ce que ta clé vient de Boston et s’appelle Pamela ?
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Cinquante secondes plus tard
Re :
Non, c’est un passe universel et on le connait sous le nom de
« bon sens ».
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mais ta clé ne tourne que dans un sens, elle ne sait
qu’enfermer les choses. Et à l’intérieur de tous tes placards,
tes sentiments commencent à étouffer.
Quarante secondes plus tard
Re :
Mon bon sens fait en sorte qu’ils aient assez d’air.
Trente secondes plus tard
Re :
Mais ils ne peuvent pas sortir. Ils ne sont jamais libres. Je te le
dis, Leo, tu as un entrepôt plein de sentiments sous clé. Tu
devrais réfléchir à ça.
Je vais te dire au revoir pour aujourd’hui, (mon bon sens me
25
l’ordonne) et laisser les mots que tu as laissé échapper (ou
pas) sur notre imminente rencontre, me glisser dessus.
Bonne nuit.
Vingt secondes plus tard
Re :
Dors bien, Emmi.
***
26
Le lendemain
Objet : droit au but
Bonjour Leo,
Finissons-en alors : je suis libre samedi à deux heures. Dois-je
te faire une description afin que tu ne passes pas trop de
temps à me chercher ? Ou préfères-tu que ce soit moi qui te
trouve ? Tu pourrais être assis quelque part dans la foule, l’air
de t’ennuyer ferme, à feuilleter un journal et à attendre que je
vienne te parler. Je pourrais dire quelque chose comme : « Est-
ce que cette chaise est prise ? Hem, par le plus grand des
hasards, seriez-vous M. Leike, l’homme aux sentiments
bouclés à double tour ? Je suis Emmi Rothner, ravie de faire
votre connaissance, ou plutôt de faire enfin votre
connaissance. Alors… » – en regardant le journal – « … quelles
sont les nouvelles du monde ? ».
*
Deux heures plus tard
Objet : Désolée
Leo, je suis vraiment navrée pour mon dernier mail !! Il était
si… Si… Enfin, il n’était pas particulièrement amical, c’est sûr.
Je mérite probablement l’Administrateur Système pour celui-
là.
27
Dix minutes plus tard
Re :
Quel Administrateur Système ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Oh, ne t’occupe pas. C’est un gag récurrent entre moi et moi-
même. Est-ce que ça te va, samedi à quatorze heures ?
Une minute plus tard
Re :
Quatorze heures, c’est parfait. Passe un bon mercredi, Emmi.
Quarante secondes plus tard
Re :
Ce qui revient plus ou moins à dire : « C’est le dernier mail que
tu auras de Leo pour la journée, Emmi ».
*
28
Sept heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Au moins tu t’y tiens !
*
Trois heures plus tard
Objet : pour rien
Ta lumière est encore allumée, Leo ? (Tu n’as pas à répondre.
J’étais en train de me le demander. Et du coup, j’ai pensé que je
ferais tout aussi bien de te poser la question).
Trois minutes plus tard
Re :
Avant que tu ne risques de t’apporter la mauvaise réponse, oui
Emmi, ma lumière est toujours allumée. Bonne nuit !
Une minute plus tard
Re :
Qu’est-ce que tu trafiques à cette heure ? Bonne nuit.
29
Cinquante secondes plus tard
Re :
Je suis en train d’écrire. Bonne nuit.
Quarante secondes plus tard
Re :
A qui ? Pamela ? Bonne nuit.
Trente secondes plus tard
Re :
A toi. Bonne nuit.
Quarante secondes plus tard
Re :
A moi ? Qu’est-ce que me tu dis ? Bonne nuit.
Vingt secondes plus tard
Re :
Bonne nuit.
30
Vingt secondes plus tard
Re :
Ok, j’ai pigé. Bonne nuit.
***
Le lendemain
Objet : Encore deux jours
Cher Leo,
C’est le dernier mail que je t’envoie sans autre réponse de ta
part. Voilà ce que je souhaitais vraiment dire. Si on ne se
reparle pas, je te dis à après-demain au Café Huber.
Je ne vais pas errer dans le café à te chercher avec un regard
égaré. Je serai assise à une petite table à l’écart de la foule – à
attendre le correspondant qui a passé deux ans à construire
et à démanteler mes sentiments, avant qu’il ne décampe pour
Boston et ne referme à clé ses placards pleins de sentiments
pour moi – à attendre que cet homme me trouve, pour que
nous puissions donner à cette aventure de l’esprit, une fin
appropriée, et définitive.
Donc je te demande de faire de ton mieux pour m’identifier.
Comme tu le sais, tu as le choix entre trois versions. Au cas où
tu aurais oublié les descriptions de ta sœur, je suis heureuse
de pouvoir te les souffler. (Il se trouve que j’ai gardé ton mail
31
de l’époque). Emmi Un : petite, cheveux noirs coupés courts
(qui peuvent avoir poussé en un an et demi bien sûr),
turbulente, « une arrogance digne masquant une légère
insécurité », un peu hautaine, attaches fines, mouvements
rapides, bavarde, caractérielle. Emmi Deux : grande, blonde,
gros seins, féminine, un peu plus lente dans sa gestuelle. Emmi
Trois : taille moyenne, brune, timide, peut-être introvertie,
mélancolique.
Comme ça, je ne crois pas que tu auras du mal à me trouver.
Réponds-moi, ou sinon passe deux jours au calme et sans
stress. Et prends bien soin de ta clé.
Emmi
Dix minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Tu me facilites ta reconnaissance, plus que tu ne l’escomptais,
je présume. Tu viens finalement d’admettre que tu étais Emmi
Un, ce que je pensais depuis le début. Veux-tu que je te dise
pourquoi ?
32
Une minute plus tard
Re :
Un peu que je veux ! J’adore quand le psychologue amateur
commence à se réveiller en toi. Cela veut dire que je peux te
ressusciter quand ton cœur s’arrête de battre et même te
contraindre à écrire des mails quand tu es complètement
retranché au fond de ta lampe magique.
Quinze minutes plus tard
Re :
Chère Emmi Un, il se trouve que j’ai moi aussi gardé nos mails
de l’époque, quand nous nous entrainions au télédiagnostic
l’un sur l’autre. Pour « Emmi Deux », tu ne t’es pas attardée sur
le fait qu’elle soit « confiante et cool », la façon dont elle
« regardait les hommes distraitement » ni sur ses « longues
jambes fines » et son « magnifique visage ». Tout ce qui
compte ce sont ses mouvements lents et sa forte poitrine (un
détail sur lequel tu tires à vue depuis que nous nous
connaissons). Il est évident que tu ne l’aimes pas beaucoup.
Donc tu n’es pas elle.
Même chose avec « Emmi Trois ». Elle ne t’intéresse pas. Tu
rejettes immédiatement sa timidité, ce que je soupçonne être
un trait de caractère qui t’est totalement étranger. Et tu n’as
33
rien dit de son « teint exotique », de ses « yeux vert amande »,
de la façon dont elle fuit le contact visuel, ni de toutes ces
choses qui pourraient la rendre intéressante.
Il n’y a qu’avec « Emmi Un » que tu sois généreuse dans tes
observations. Tu aimes souligner que ses cheveux courts et
bruns ont dû pousser, tu mentionnes son « arrogance digne
masquant une légère insécurité », et qu’elle est un peu
« hautaine ». Tu as dit « bavarde » mais as laissé de côté
« agitée » et « nerveuse ». Ce sont des traits que tu n’aimes pas
chez toi. Alors ma chère Emmi Un, j’attends de te rencontrer
au café samedi après-midi – cheveux bruns, hautaine et
bavarde. A bientôt,
Leo.
Dix minutes plus tard
Re :
Si j’avais su comme tu pouvais être euphorique quand tu crois
avoir percé à jour quelque chose, j’aurais essayé d’être un peu
plus transparente, mon cœur. Je te préviens quand même, tu
ferais mieux de t’attendre à n’importe laquelle des trois. Qui
sait ce qui se passe dans le monde extérieur, et avec quelle
force ou quelle faiblesse il se reflète ici, où les mots prennent
un sens indépendant ? De nous deux, c’est toi qui démarres au
34
quart de tour sur les gros seins. Le seul fait de les mentionner
déclenche de toute évidence une situation œdipienne
inconfortable. Je ne sais pas comment décrire autrement le
phénomène, mais tu sembles toujours monter sur tes grands
chevaux à cause d’eux, si tu me passes l’expression.
A bientôt
Emmi
Cinq minutes plus tard
Re :
Nous pourrons en discuter au café si tu en as envie. On dirait
bien que le sujet des seins « oui ou non, gros ou petits »
pourrait nous occuper un moment, mon coeur, mon très cher
amour.
Dix minutes plus tard
Re :
Évitons les sujets suivants quand nous nous verrons :
1) Les seins et toute autre partie du corps (je préférerais
ne pas parler des apparences – elles seront bien assez
évidentes).
35
2) « Pam » (et comment elle imagine son avenir dans la
Vieille Europe, avec Leo Leike et ses placards pleins de
sentiments).
3) Plus toutes les autres affaires privées de Leo Leike qui
n’ont rien à voir avec Emmi.
4) Et toutes les affaires privées d’Emmi qui n’ont rien à
voir avec Leo Leike.
Cette heure ne devrait être que consacrée à nous et à rien qu’à
nous. S’il te plaît, s’il te plait, penses-tu que ce soit possible ?
Huit minutes plus tard
Re :
De quoi allons-nous parler alors ? Tu ne nous laisse pas grand-
chose.
Quinze minutes plus tard
Re :
Leo, tu paniques à nouveau – ta peur chronique et sous-
jacente du contact-avec-Emmi. Sans doute préférerais-tu
probablement t’en tenir aux « gros seins » ? Je me moque
totalement ce dont nous allons parler. Racontons-nous des
histoires de notre enfance.
36
Je ne prêterai pas la moindre attention à la forme ou au
contenu de ce que tu diras, seulement la façon dont tu le diras.
Je veux te VOIR parler, Leo. Je veux te VOIR écouter. Je veux te
VOIR respirer. Après tout ce temps de réalité virtuelle proche,
intime, prometteuse, mesurée, constante et pourtant écourtée,
accomplie et en même temps inachevée, je voudrais juste
poser les yeux sur toi en vrai. C’est tout.
Sept minutes plus tard
Re :
J’espère que tu ne seras pas déçue. Parce que je ne suis pas
particulièrement excitant à VOIR ni quand je parle, ni quand
j’écoute et certainement pas quand je respire (j’ai un rhume).
Mais si c’est ce que tu veux, c’est toi qui réclames cette
rencontre.
*
Trois heures plus tard
Objet : ??
Est-ce que j’ai (encore) dit quelque chose de mal ?
Passe une belle soirée.
Leo
***
37
Le lendemain
Objet : mort de trouille
Bonjour Emmi. Oui, je suis terrifié. J’ai peur que ce que j’ai pu
signifier pour toi (et que peut-être je signifie encore) ne
s’évapore au moment où tu me verras. Tu sais, je crois que
mon style écrit et mes mots font plus d’effet que ma tête
quand je les prononce. Tu t’effaroucheras peut-être de
découvrir celui avec qui tu as passé deux ans à gaspiller tant
de mots et de sentiments, ou bien de quel genre de sentiments
il s’agissait... C’est ce que je voulais dire hier en écrivant :
« Mais si c’est ce que tu veux, c’est toi qui réclames cette
rencontre ». J’espère que tu me comprends à présent. Si je ne
te lis pas avant, alors à demain.
Leo
*
Cinq heures plus tard
Re :
Bien sûr, tu t’es merveilleusement fait comprendre. A chaque
fois qu’il s’est agi de « nous », tu as toujours parlé
exclusivement de ce que tu pourrais représenter pour moi, et
en fait, tu continues. Parce que c’est à cette aune que tu
38
mesures ce que je représente aussi pour toi. En d’autres
termes, si tu comptes beaucoup, je compterai un peu. Si tu
comptes peu, je ne signifierai rien. Mon être physique étant
superflu pour toi, tu ne ressens donc pas spécialement le
besoin de me connaître en personne, ce qui implique que tu ne
sois pas exactement enthousiaste à l’idée d’y être contraint.
Peu t’importe qui je suis vraiment, ça n’a pas de sens, et ça
continue à ne pas en avoir. Peut-être puis-je dans ce cas te
rassurer : ce que tu représentais pour moi est bien en train de
s’évanouir, avant même la rencontre (quelle phrase mal
construite !). La tête que tu as n’importera donc plus le moins
du monde, mon cher et tendre Leo.
Dix minutes plus tard
Re :
Je pense que nous ferions mieux d’oublier notre rencontre, ma
douce.
Vingt secondes plus tard
Re :
Ouaip, c’est ça, n’y pensons plus. Tu pourrais aussi bien
réactiver ton message d’absence du bureau, mon bien-aimé.
39
Dix minutes plus tard
Re :
Tout est ma faute. Je n’aurais jamais dû te répondre après
Boston.
Une minute plus tard
Re :
C’était la mienne. Je n’aurais jamais dû t’écrire qu’il y avait de
la lumière au n°15 à trois heures du matin. De quoi je me
mêle ? Oh, et au fait, au cas où tu surestimerais l’importance
que tu as pour moi, je signale que je ne faisais que passer
devant en taxi juste ce jour-là.
Deux minutes plus tard
Re :
Tu as tout à fait raison, ma lumière allumée ne te concerne en
rien, mais je reconnais que c’était très aimable à toi de
souhaiter m’aider à endiguer ma facture d’électricité. Pour
info – même si ce commentaire n’a plus tellement de sens
aujourd’hui – note qu’il n’est pas possible de voir si les
lumières sont allumées au n°15 depuis un taxi.
40
Une minute plus tard
Re :
Ok, c’était peut-être un bus à impériale, ou un avion à hélice.
Au point où nous en sommes, on s’en fiche bien. Bonne nuit !
*
Sept heures plus tard
Re :
Au cas où tu ne viendrais pas à l’instant de voler devant mes
fenêtres, cette nuit, la lumière est toujours allumée. Je ne dors
pas.
Dix minutes plus tard
Objet : ce qui compte par-dessus tout
Laisse-moi clarifier un point, Emmi.
1) Ce que tu représentes pour moi m’importe au moins
autant que ce que je peux représenter pour toi.
2) C’est précisément parce que tu comptes autant que je
m’inquiète de l’éventualité de la réciproque.
3) Si tu n’avais pas autant compté, je me moquerais bien
de savoir ce qu’il en est de ton côté.
41
4) Mais parce que ça m’importe vraiment, j’en suis au
point que ça doive aussi forcément avoir du sens pour
toi.
5) Si tu savais à quel point tu comptes, tu comprendrais
pourquoi je veux continuer à signifier quelque chose à
tes yeux.
6) Conclusion un : tu n’as de toute évidence pas la
moindre idée de ce que tu représentes.
7) Conclusion deux : peut-être que c’est le cas maintenant.
8) Je suis fatigué. Bonne nuit.
*
Quatre heures plus tard
Re :
Bonjour Leo. Personne ne m’a jamais parlé de cette façon. Et je
pense que personne n’a jamais entendu ça non plus un jour.
Non seulement parce qu’on ne saurait formuler les choses
deux fois avec autant de circonvolutions. Mais également
parce que très peu de personnes peuvent encore penser avec
des sentiments aussi intenses. Je t’en remercie beaucoup. Tu
n’imagines pas combien ça compte pour moi !!! A tout à
l’heure au Café ?
*
42
Une heure plus tard
Re :
14 h au Café Huber.
Une minute plus tard
Re :
Donc il reste quatre heures et vingt-six minutes.
Une minute plus tard
Re :
Vingt-cinq.
Une minute plus tard
Re :
Vingt-quatre.
Quarante secondes plus tard
Re :
Et cette fois, tu viendras vraiment !
43
Cinquante secondes plus tard
Re :
Sans faute. Et toi ?
Deux minutes plus tard
Re :
Evidemment. Je ne vais pas nous priver de notre « fin
appropriée ».
Vingt minutes plus tard
Re :
Alors, c’était ton dernier mail ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Non. Etait-ce le tien ?
Trente secondes plus tard
Re :
Non, pas le mien non plus. Impatient ?
44
Vingt secondes plus tard.
Re :
Oui. Et toi ?
Vingt-cinq secondes plus tard
Re :
Très.
Trente secondes plus tard
Re :
Pas la peine. Je suis très quelconque. Pas de quoi s’exciter au
premier regard.
Vingt minutes plus tard
Re :
Il est beaucoup trop tard pour tenter de limiter la casse, Leo !
Alors c’était ton dernier mail cette fois ?
Trente secondes plus tard
Re :
Mon deuxième dernier mail, ma douce Emmi.
45
Quarante secondes plus tard
Re :
Celui-là est le mien ! A tout de suite, Leo. Bienvenue dans le
monde des Rencontres de la Vraie Vie.
C
46
CHAPITRE TROIS
Le même soir
Objet : (pas d’objet)
Merci Emmi.
Leo
***
Le lendemain matin
Objet : (pas d’objet)
Tout le plaisir était pour moi, Leo.
Emmi
* Douze heures plus tard
Objet : Etait-ce…
… si affreux ?
47
Deux heures plus tard
Re :
Pourquoi cette question ? Tu sais comment c’était. Tu y étais.
Tu t’es assis face à ton « illusion de perfection » en personne
pendant 67 minutes, et tu lui as souri pendant au moins 54
d’entre elles. Je ne saurais faire la liste de tout ce que tu as
réussi à caser dans ton sourire tant le spectre en était large. Il
devait y avoir aussi une bonne part d’embarras dans le lot.
Mais non, ce n’était pas affreux. Ce n’était pas affreux du tout.
J’espère que ta gorge va mieux. Je t’ai dit : des pastilles
Strepsil, de préférence goût fraise. Et des gargarismes
d’infusion de sauge avant d’aller dormir !
Passe une belle soirée
Emmi
Dix minutes plus tard
Re :
« Ce n’était pas affreux du tout ». Mais comment était-ce alors,
chère Emmi ? Comment était-il ce « du tout » ?
48
Cinq minutes plus tard
Re :
Hey Leo,
Depuis quand c’est toi qui poses toutes les questions
excitantes ? N’es-tu pas celui qui est censé fournir les réponses
excitantes ? Alors, si ce n’était pas affreux, comment c’était,
mon cher Leo ? Prends ton temps.
Bonne nuit,
Emmi
Trois minutes plus tard
Re :
Comment deux Emmis identiques peuvent-elles écrire et
parler de deux voix si différentes ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Avec beaucoup d’entrainement, monsieur le Linguiste !
Maintenant dors bien, fais de beaux rêves et respire librement.
Pendant que j’y pense, mon cher Leo, ton « Merci Emmi » était
faible. Très faible. Très en deçà de ton potentiel.
***
49
Le soir suivant
Objet : Un inconnu
Chère Emmi,
Depuis une heure j’efface des paragraphes entiers d’un mail
où j’essayais de te décrire ce que j’ai pensé de toi pendant
notre rencontre. Je ne parviens pas à rassembler mes
impressions. Tout ce que j’écris est banal, très cliché, « bien en
deçà de mon potentiel ». Alors maintenant je vais essayer de
m’y prendre autrement. Je vais te dire ce que tu as pensé de
moi quand nous nous sommes vus. J’espère que tu n’as rien
contre le fait que je t’emprunte l’une de tes listes si pratiques,
pour changer. Ok, voilà ce qu’on a :
1) Tu n’as pas aimé le fait que je sois arrivé avant toi.
2) Tu as été très étonnée que je te reconnaisse
immédiatement, parce que tu savais que je ne
m’attendais pas à trouver « cette » Emmi.
3) Tu as été déconcertée lorsque je t’ai embrassée sur la
joue comme si c’était une vieille habitude. (Tu ne m’as
pas tendu l’autre joue – j’ai compris pourquoi).
4) Instantanément, tu as eu l’impression que tu étais
assise avec un inconnu qui affirmait être Leo Leike,
mais sans donner la moindre preuve qu’il l’ait été
vraiment.
50
5) Tu n’as pas trouvé cet inconnu déplaisant du tout. Il t’a
regardée dans les yeux. Il a dit ce qu’il fallait quand il le
fallait. Ni bavard ni ennuyeux, il n’a pas paniqué quand
il y a eu des blancs dans la conversation. Il n’avait pas
mauvaise haleine ni de tics nerveux. Il était divertissant
et de bonne compagnie, bien qu’un peu enroué. En
dépit de cela, tu n’as pu t’empêcher d’interroger cette
splendide montre vert émeraude, appariée au plus
délicat des poignets, sur le temps durant lequel tu
aurais encore à feindre une familiarité – ou à la voir
jouée devant toi – qui était totalement absente de cette
scène publique. Tu n’as rien reconnu de moi. Rien
n’était familier. Rien ne t’a touchée. Rien ne t’a rappelé
le Leo qui t’écrit des lettres. Rien en provenance de ta
messagerie n’a trouvé son chemin jusqu’à cette table
du café. Aucune de tes attentes n’a été comblée, chère
Emmi. Et c’est pourquoi, au sujet de Leo Leike, tu es un
petit peu… Non « déçue » serait trop fort…
Désenchantée. Désenchantée, c’est plus proche : « Alors
c’est vraiment lui, c’est lui Leo Leike ? OK, je vois ». C’est
ça que tu dois probablement penser en ce moment. Est-
ce que je me trompe ?
*
51
Une heure plus tard
Re :
Oui, merci pour le compliment, mon cher Leo. Ma montre
verte est extrêmement belle. Je la porte depuis des années. Je
l’ai achetée à Leipzig chez un antiquaire serbe. « Marche bien,
vous regarder le jour, vous regarder la nuit, toujours elle
montrer la bonne heure ». C’était ce qu’il m’avait promis. Et
c’est vrai : à chaque fois que j’ai regardé ma montre, elle m’a
toujours donné la bonne heure. Et elle me la donne encore
maintenant.
Bises
Emmi
Dix minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Quelle façon terriblement élégante d’esquiver la réponse,
presque charmeuse même ! Mais ne crois-tu pas qu’il serait
plus juste de me dire pourquoi tu m’en veux ? Cela m’aiderait
à passer la nuit, pour dormir et tout ça, si tu vois où je veux en
venir.
52
Vingt minutes plus tard
Re :
OK, Leo, à dire vrai, j’aurais été beaucoup plus intéressée
d’entendre ce que tu avais pensé de moi, et ce que tu
ressentais, ou avais ressenti (en espérant que tu aies bien
ressenti quelque chose). On peut supposer que je connais mes
propres émotions et mes pensées juste un tout petit mieux
que toi. Fais-moi confiance. Mais c’était gentil à toi d’avoir pris
cette peine.
Bonne nuit.
***
53
Le soir suivant
Objet : L’homme qui n’était pas là
Cher Leo,
Je relève une légère tension dans ta communication en ce
moment. Peut-être en as-tu fait un petit peu trop en étant si
détendu au café. Mais je ne veux pas être rabat-joie : pourquoi
ne te dirais-je pas ce que tu as ressenti lorsque de notre
rencontre ? Voilà :
1) Tu étais si bien préparé à être Leo Leike le parfait, Leo
Leike l’intelligent, le gentleman, le confiant mais
modeste pourvoyeur de fins appropriées à des
relations mails avec toute Emmi qui croiserait ton
chemin, que savoir laquelle se présenterait importait
bien peu.
2) Félicitations Leo, tu as à peine laissé entrevoir ta
stupéfaction à me découvrir si différente de ce que tu
imaginais.
3) Félicitations encore, tu as à peine laissé entrevoir
combien je pouvais être de taille moyenne, brune,
timide et réservée à la fois. (Pour parer à toute
éventualité, j’avais laissé ma mélancolie au vestiaire, et
je suis contente de l’avoir fait).
54
4) Et félicitations Leo, tu as à peine laissé entrevoir
combien tu as trouvé dur de garder tes yeux limpides
comme un torrent de montagne, concentrés sur les
miens pendant que tu me servais ton sourire « Je-
prendrai-ces-Emmis-comme-elles-sont », inoffensif,
réservé mais néanmoins amical.
5) Sur un top 100 des rendez-vous arrangés les plus
intéressants auxquels une Emmi de base, âgée de 20 à
60 ans, se déciderait pour une seconde entrevue – au
moins pour sortir voler des chevaux – tu te classerais
sans aucun doute dans les cinq premiers. (Tu as juste
perdu quelques points à cause de ce baiser sur la joue,
qui dans son bref accès de perfectionnisme était un peu
précipité. Il va falloir retravailler un peu tout ça).
6) Mais hélas, trois fois hélas ! Je ne suis pas l’Emmi de
base, je suis simplement celle qui pensait qu’elle te
connaissait vraiment « personnellement », celle qui t’a
connu en ces jours (et ces nuits !) où tes placards à
sentiments étaient grands ouverts (et d’ailleurs, ta cave
à vin semblait l’être aussi, en plusieurs de ces
occasions).
7) Non, cher Leo, tu n’étais pas du tout un inconnu. Tu ne
m’as même pas laissé une chance de te considérer
55
comme tel. Parce qu’à l’exception de ton revêtement
extérieur tu n’étais pas là ; en public, tu es resté caché.
8) Notre rencontre résumée en sept mots : j’étais timide
et tu étais fermé. Etait-ce décevant ? Eh bien, si je
devais être honnête, je dirais oui un peu. Les deux
dernières années – y compris les mois que tu as passés
à Boston (appelons-les : ton Emmi-gration) ont
certainement eu un peu plus de substance. Un baiser
sur la joue ! Je peux maintenant aller déballer ma
mélancolie sous la douche.
*
Quatre heures plus tard
Objet : Encore une chose
Jolie veste au fait. Le bleu te va bien. Et amuse-toi bien à
Londres (pas besoin de répondre).
Cinq minutes plus tard
Re :
Ça t’ennuie si je te pose une question « personnelle » ?
56
Cinquante secondes plus tard
Re :
Eh bien, ça doit être une sacrée question !
Quarante secondes plus tard
Re :
Est-ce que Bernhard et toi vous êtes toujours ensemble ?
Trente secondes plus tard
Re :
Bien sûr. Oui, évidemment. Absolument. Pourquoi cette
question ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Oh, tu sais, c’est juste par intérêt « personnel ».
Vingt secondes plus tard
Re :
Envers moi ?
57
Trente secondes plus tard
Re :
Envers ta situation.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Aha, je vois. Puis-je te demander quelque chose de
profondément « personnel » aussi, Leo ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Tu peux.
Vingt secondes plus tard
Re :
Est-ce que tu regrettes de m’avoir vue ?
Trente secondes plus tard
Re :
Est-il possible de le regretter ?
58
Quarante secondes plus tard
Re :
Devrais-je répondre à cela honnêtement et « très
personnellement » ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Oui, tu devrais.
Trente secondes plus tard
Re :
Je persiste à penser que non, tu ne peux pas le regretter. Mais
je peux t’imaginer le faire.
Bonne nuit, mon cher correspondant
Vingt secondes plus tard
Re :
Depuis que j’ai posé les yeux sur toi, mon admiration pour
l’assurance avec laquelle tu peux de te moquer de ton manque
de confiance en toi, a décuplé.
Bonne nuit, ma chère correspondante.
59
Quarante secondes plus tard
Re :
Charmant en vérité, mon Leo virtuel commence à se réveiller.
Si un jour tu avais envie de ventiler tes placards à sentiments,
pense à Emmi, la femme qui se moque sans complexe de son
manque de confiance en elle.
Trente secondes plus tard
Re :
Est-ce que « Pam » vient à Londres avec toi ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Elle y est déjà.
Trente secondes plus tard
Re :
Oh, c’est super. Bien, bon voyage lors, et bonne nuit !
61
CHAPITRE QUATRE
Un mois plus tard
Objet : Bonjour Emmi !
Bonjour Emmi,
Serais-tu passée en rase-mottes au-dessus de chez moi la nuit
dernière, dans ton avion à hélices pour prendre des photos ?
Ou bien n’était-ce qu’un simple orage ? J’ai pensé à toi dans les
deux cas, et je n’ai pas pu dormir. Comment vas-tu ?
Bise,
Leo
*
Cinq heures plus tard
Re :
Bonjour Leo,
Ça, c’est une surprise ! Après la minutieuse autopsie de notre
« rencontre » et un mois de silence, je ne croyais pas que tu
t’armerais de courage pour m’écrire à nouveau. Du coup, à qui
es-tu en train d’écrire maintenant ? A qui penses-tu lorsque tu
62
penses à moi (puisque un charmant orage qui t’y a incité) ? À
ton « rêve » sans visage et sans corps d’autrefois, à ta « plus
haute expression de l’amour », à ton « illusion de perfection » ?
Ou plutôt à la fille timide du café Huber qui évitait ton regard ?
(Si j’ai de tes nouvelles avant un mois, j’irai plus loin en te
demandant des précisions sur les deux points susdits).
Mille baisers
Emmi
Trente minutes plus tard
Re :
Je pense à l’Emmi qui du bout de ses doigts si délicats qu’ils
pourraient s’évanouir dans l’éther, repousse des cheveux
imaginaires de son visage toutes les trente secondes, et les
range derrière son oreille, comme si elle essayait de
débarrasser ses yeux d’un voile, pour voir les choses
finalement aussi nettement et clairement que si elle les
décrivait depuis des siècles. Et je me demande, encore et
encore, si cette femme est vraiment heureuse dans la vie.
63
Dix minutes plus tard
Re :
Avec un e-mail comme celui-là tous les jours, je serais la
femme la plus heureuse du monde.
Trois minutes plus tard
Re :
Merci, Emmi. Mais je suis navré de dire que le bonheur n’est
pas fait d’e-mails.
Une minute plus tard
Re :
De quoi alors ? De quoi le bonheur est-il donc fait ? Raconte, je
brûle de savoir.
Cinq minutes plus tard
Re :
De sécurité, de confiance, de choses en commun, d’attention,
d’expériences, d’inspiration, d’idées, de croyances, de défis,
d’objectifs. Et je suis sûr que la liste est encore longue.
64
Trois minutes plus tard
Re :
La vache ! Ça ressemble plutôt à un cauchemar, un genre de
décathlon des temps modernes, des semaines entières
d’activités autour du thème du bonheur, avec démonstration
de ses vertus et caractéristiques sous-jacentes. Je préférerais
un mail quotidien de Leo, avec une petite boucle de cheveux
imaginaire. Passe une très belle soirée ! Contente que tu ne
m’aies pas oubliée.
Bisou sur la joue
Emmi
***
65
Le lendemain
Objet : une question
Cher Leo,
Tu sais ce que je vais te demander !
Vingt minutes plus tard
Re :
Ton usage délibéré du point d’exclamation me laisse un gros
indice.
Une minute plus tard
Re :
Alors qu’est-ce que je vais te demander ?
Trois minutes plus tard
Re :
« Comment c’était à Londres ? »
Une minute plus tard
Re :
Oh, Leo, ça c’est ce que toi tu dirais.
66
Mais à présent tu dois savoir que j’appelle un chat un chat.
Alors : « Comment ça se passe avec ‘’Pam’’ » ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Un : « Pam » n’a pas besoin de ces guillemets. Deux : Pam
s’appelle Pamela. Trois : Pam n’est pas une chose.
Deux minutes plus tard
Re :
Est-ce que tu l’aimes ?
*
Trois heures plus tard
Re :
Tu as pris beaucoup de temps pour y réfléchir.
Dix minutes plus tard
Re :
Il est peut-être trop tôt pour en parler, Emmi, ou même d’en
discuter.
67
Trois minutes plus tard
Re :
Jolie formulation. Maintenant j’ai le choix. Ou Leo veut dire :
c’est trop tôt pour appeler ça de l’amour. Ou il veut dire : c’est
trop tôt pour parler de « Pam » à Emmi. Désolée, de Pamela.
Cinq minutes plus tard
Re :
Tout à fait, la dernière option, Emmi. La façon dont tu reviens
si rapidement à « Pam » m’avertit que tu n’es pas prête à en
savoir davantage. Tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? Tu penses
qu’elle t’éloigne de ton partenaire mail, je me trompe ?
*
Cinq heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Maintenant c’est toi qui prends ton temps, ma chère, pour
trouver un moyen de démentir.
Quinze minutes plus tard
Re :
OK, c’est vrai. Je ne l’aime pas beaucoup.
68
D’abord parce que je ne la connais pas, comme ça c’est plus
facile pour moi, ensuite parce que je fais de mon mieux pour
l’imaginer sous les traits les plus défavorables, troisièmement,
parce que j’y parviens assez bien, quatrièmement parce que
oui, elle t’éloigne de moi, le reste de toi, la petite part qui écrit,
le petit morceau d’espoir. Espoir de… de… Qui sait. Juste
l’espoir.
Mais c’est promis : si tu l’aimes vraiment, alors j’apprendrai à
l’apprécier. D’ici là, vois-tu un inconvénient à ce que je dise
encore un petit peu « Pam » ? Je me sens mieux après, ne me
demande pas pourquoi. Et tu sais ce qui m’aide aussi à me
sentir mieux, mon cher ? Quand tu écris « ma chère ». Parce
que je le prends littéralement. Oui parfois, je peux faire ça
aussi. Dors bien.
Trois minutes plus tard
Re :
Toi aussi, ma très chère.
***
69
Deux jours plus tard
Objet : Moi qui t’écris maintenant
Emmmmmmmmmmmmi,
Je suis saoul. Et je suis seul. Grossière erreur. Ne jamais être
les deux. Soit seul, soit saoul, mais jamais les deux en même
temps. Grossière erreur... Tu m’as demandé : « Est-ce que tu
l’aimes » ? Oui je l’aime, quand elle est avec moi. Ou si je
reformule : je l’aimerais si elle était avec moi. Mais elle n’est
pas avec moi. Est-ce que tu comprends, Emmi ? Il faut que
j’arrête d’aimer des femmes qui ne sont pas avec moi, si je ne
suis pas avec elles quand je les aime…. Londres ? Comment
était Londres ? Cinq jours à satisfaire le désir inassouvi, six
jours à s’inquiéter du désir encore restant. Voilà comment
était Londres. Pamela veut déménager et venir vivre ici avec
moi. Appelle-la « Pam », tu peux l’appeler « Pam » » si tu veux.
Toi seule y es autorisée. Elle veut vivre avec moi. Elle le veut
mais le fera-t-elle vraiment ? Il faut que j’arrête de vivre en
fonction des désirs d’une femme que j’aime. Vivre avec et
aimer, les deux en même temps. Jamais l’un sans l’autre. Saoul
ou seul, jamais les deux en même temps. Toujours l’un sans
l’autre. Est-ce que tu comprends ce que je suis en train de dire,
Emmi ? Attends un instant, je vais juste me verser un autre
verre. Vin rouge, du clairet, la deuxième bouteille, et plus que
70
jamais la saveur d’Emmi. Tu te souviens ? Savais-tu Emmi que
tu étais la seule ? Tu es la seule, la seule, la seule, la… C’est
difficile de trouver les mots qui conviennent. Je suis déjà un
peu saoul. Tu es la seule qui soit proche de moi même quand
tu n’es pas avec moi, parce que je suis toujours avec toi quand
tu n’es pas avec moi. Et il y a quelque chose d’autre que je dois
te dire, Emmi. Non, je ne peux pas, tu as une famille. Tu as un
mari qui t’aime. A l’époque, tu t’es rapidement esquivée. Tu
l’as choisi lui, et tu as pris la bonne décision. Peut-être que tu
penses que tu as raté quelque chose. Mais il ne manque rien à
ta vie. Aimer et vivre avec – tu as les deux. Moi j’ai aussi un
duo – je suis seul et saoul. Grossière erreur. Mais laisse-moi te
dire quelque chose. J’ai essayé de m’y forcer, j’ai essayé si dur
de m’y contraindre. Je ne voulais pas t’aimer. Je ne voulais pas.
Je ne voulais pas t’aimer, et je ne voulais pas non plus ne pas
t’aimer. Je ne voulais rien. Je ne voulais pas te voir. A quoi ça
aurait servi ? Tu as Bernhard et les enfants. Et j’ai Pamela. Et
quand elle n’est pas avec moi, j’ai du clairet. Mais laisse-moi te
dire encore autre chose : tu as un visage magnifique, entre
autres. Tu as l’air bien plus innocent que la façon dont tu
écris. Non pas que tu écrives comme si tu étais coupable, mais
parfois tes mots sont si durs, tu me pousses dans mes
retranchements. Et pourtant ton visage est doux. Et beau. Et je
71
ne sais pas si tu es heureuse. Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne
sais pas. Mais il faut que tu le sois. Tu peux vivre avec et aimer,
les deux en même temps. Je suis seul et je ne me sens pas
super. Et qu’est-ce qui me reste de Pamela lorsqu’elle est si
loin que j’arrête de ressentir qu’elle est avec moi ? Est-ce que
tu comprends ? Je vais me coucher. Mais laisse-moi te dire
quelque chose : j’ai rêvé de toi la nuit dernière, et j’ai vu ton
vrai visage. Je me fiche de tes seins, gros, petits, moyens, je
m’en fiche complètement. Mais pas du tout de tes yeux ni de
tes lèvres. Ni de ton nez. Ni de la façon dont tu m’as regardé et
parlé, ni de ton parfum. C’est ça qui m’importe. Et maintenant
chaque mot que tu m’écris est comme ton parfum et ton
visage, et ta bouche. Je vais me coucher maintenant. J’envoie
ce message et je vais me coucher. J’espère que je vais appuyer
sur la bonne touche. Tu es si proche de moi, je t’embrasse. Et
maintenant je vais me coucher. Où est cette touche ?
Cinq minutes plus tard
Objet : Je t’ai écrit
Chère Emmi,
Je t’ai envoyé un e-mail. J’espère que tu l’as reçu. Non, j’espère
que tu ne l’as pas reçu. Ou, en fait plutôt si. Ça ne fait rien, il est
72
comme il est, que tu l’aies lu ou pas. Et je vais me coucher. Je
suis un peu saoul.
***
Le lendemain soir
Objet : Quel amour !
Cher Leo,
J’ai reçu un e-mail de toi hier soir. T’en souviens-tu ? L’as-tu
relu aujourd’hui ? L’as-tu enregistré quelque part ? Sinon, je
peux te le renvoyer. Tu es si adorable !!! Tu devrais t’enivrer
plus souvent. Quand tu es ivre, tu es très très très… « peu
solitaire ». On dirait que tu es juste à côté de moi.
*
Une heure plus tard
Re :
Merci, Emmi. Plus tôt dans la matinée, un marteau piqueur
dans la tête et l’estomac en vrac, j’ai découvert ce que je t’ai
servi la nuit dernière pendant mon ébriété. Et Emmi, « laisse-
moi te dire quelque chose ». Etrangement, je n’en suis pas mal
à l’aise. Je me sens même soulagé d’une certaine façon. J’ai
écrit de choses que j’avais en tête depuis longtemps. Je suis
73
heureux qu’elles soient sorties maintenant au grand jour. Et
laisse-moi te dire quelque chose d’autre – je suis heureux de te
les avoir dites. Je vais me faire une camomille maintenant.
Bonne nuit, ma chère. Et pardonne-moi si je suis allé trop loin.
***
Le lendemain matin
Objet : Second essai
Je veux te revoir, Leo. Pour un autre café. Juste un café dans un
café, c’est tout. S’il te plaît, accepte ! Nous pouvons faire mieux
que la dernière fois.
Passe une belle journée, mon coeur.
*
Dix heures plus tard
Objet : Café
Bonjour Leo,
Où es-tu ? Pas encore tout seul dans un coma induit par le
clairet, j’espère. Je voulais te rappeler ma requête de ce matin :
allons-nous nous revoir pour un café, oui ou non ? Je vote pour
« oui ». Et toi ? Si les votes sont à égalité, nous choisirons la
74
plus petite pointure. Serais-tu assez gentil pour partager ton
vote avec moi aujourd’hui (même s’il se trouvait que tu sois
sobre) ? J’aimerais dépouiller les résultats dans mon lit avant
de dormir.
Bisou sur la joue
Emmi (au doux visage)
*
Deux heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Leo, réponds s’il te plait !!!
*
Une heure plus tard
Objet : (pas d’objet)
Oh, Leo, pourquoi ? Cela me rend dingue d’avoir à attendre des
réponses à mes questions pressantes ! Ecris juste « oui », ou
« non » ou même « bah ! » – écris quelque chose, n’importe
quoi, mais écris ! Autrement un avion à hélice viendra atterrir
sur le balcon du n°15. Considère que tu es prévenu !
Emmi
***
75
Le lendemain matin
Objet : Cruel
Merci Leo. Merci pour cette nuit inoubliable. Je n’ai pas fermé
l’œil.
Dix secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
Ceci est un message automatique généré par le serveur.
CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ. LE DESTINATAIRE NE PEUT PLUS RECEVOIR LES MESSAGES QUI Y SONT ENVOYÉS. TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS. POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
Trois minutes plus tard
Re :
Leo, pitié dis-moi que tu es en train de tester mes limites en
tentant des plaisanteries de mauvais goût. Si tu me contactes
immédiatement, je pourrais peut-être quand même te
pardonner !
Emmi
76
Dix secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
Ceci est un message automatique généré par le serveur.
CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ. LE DESTINATAIRE NE PEUT PLUS RECEVOIR LES MESSAGES QUI Y SONT ENVOYÉS. TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS. POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
Une minute plus tard
Re :
Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?
Dix secondes plus tard
Objet : Delivery Status Notification (retourné)
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CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ. LE DESTINATAIRE NE PEUT PLUS RECEVOIR LES MESSAGES QUI Y SONT ENVOYÉS. TOUS LES MAILS SERONT AUTOMATIQUEMENT SUPPRIMÉS. POUR TOUTE QUESTION, VEUILLEZ CONTACTER VOTRE ADMINISTRATEUR SYSTEME.
C
77
CHAPITRE CINQ
Le lendemain soir
Objet : Test
Hello Emmi,
Dis-moi si tu reçois ça.
Leo
Une demi-heure plus tard
Re :
Oui je l’ai eu. Mais toi reçois ça, Leo : je n’ai pas exactement
apprécié ta compagnie ces derniers jours. Qu’est-ce qui
t’arrive ? Où étais-tu ? Qu’essaies-tu de faire ? A quoi diable
joues-tu ? Pourquoi as-tu lâché l’Administrateur Système sur
moi ? J’ai cru pendant un moment que tu étais reparti en
courant à Boston.
Deux minutes plus tard
Re :
Je suis désolé, Emmi. Vraiment désolé.
78
De toute évidence, il y a eu un sérieux problème informatique.
Mon compte Outlook a été accidentellement supprimé. J’ai
peut-être oublié une échéance de paiement. Je n’ai eu aucun
message pendant trois jours. M’as-tu écrit ?
Douze minutes plus tard
Re :
Oui, Leo, je t’ai évidemment écrit. Je t’ai posé une question. Et
j’ai attendu une réponse pendant deux jours et demi. J’étais
malade d’inquiétude, comme je l’étais pendant les formidables
jours qui ont précédé ta fuite en Amérique. J’ai même essayé
de te téléphoner. Je n’allais pas parler, c’était juste pour
entendre ta voix, mais il y avait un message qui disait que ton
ancien numéro « n’était pas reconnu ». J’ai sangloté à cette
seule pensée mais aucune larme n’est venue. J’ai éclaté d’un
rire hystérique à cette seule pensée. J’ai subitement réalisé
que quelque chose qui n’avait jamais vraiment commencé
venait déjà de se terminer pour la seconde fois. Voilà les
points saillants de ma misérable existence pendant la durée de
ton sérieux problème informatique. Comme s’il n’y avait déjà
pas assez de choses pour nous séparer, le « système » qui
semble avoir joué un rôle clé dans tout ça, ajoute son grain de
sel. L’espace où nous vivons fait froid dans le dos, je suis
79
épuisée. Bonne nuit. C’est bon que tu sois de retour. Bon et
réconfortant.
Trois minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Crois-moi ça me fait du mal de t’avoir blessée. C’était un coup
du sort : l’informatique, nous séparant tout aussi rapidement
qu’elle nous a connectés. Nos sentiments sont impuissants
face à cela. Pardonne-moi. Et dors bien, mon amour.
***
Le lendemain matin
Objet : Ta question
Bonjour Emmi. Je viens d’avoir au téléphone un « spécialiste ».
Le « système » est réparé et fonctionne à nouveau. J’espère
que tu as passé une bonne nuit de sommeil. Ah oui, tu as dit
que tu m’as posé une question. Que voulais-tu savoir ?
Avec tout mon amour,
Leo
*
80
Une heure plus tard
Re :
Version courte : aujourd’hui, 15h, Café Huber ?
Trente minutes plus tard
Re :
Oui, mais (…). Non, pas de mais. Oui !
Vingt minutes plus tard
Re :
Génial ! Et ça t’a pris une demi-heure pour aboutir à ce
remarquable développement, mon cher Leo ?
SEULEMENT une demi-heure ? Je ne résiste pas à l’idée de
l’analyser, d’accord ? D’abord, il y a eu un « oui », une
affirmation apparemment résolue. Puis vient une virgule,
laissant attendre un élément additionnel à la phrase. Ensuite,
il y a eu un « mais » annonçant une réserve. Après cela, vient
une parenthèse ouvrante. Puis trois points pour transmettre
toute une variété de pensées enveloppées de mystère. Ensuite,
assez de discipline pour fermer la parenthèse et remballer ce
déroutant suspense. Ensuite un point très traditionnel pour
maintenir un semblant d’ordre et masquer la tourmente
81
intérieure. Et alors tout à coup, un petit « non » réfractaire,
comme pour signifier un refus bien à propos. Une autre
virgule, anticipant plus d’information, et après cela un « pas
de » : refus complet. Puis un autre « mais » qui se dissipe, un
« mais » qui n’est là que pour témoigner qu’il n’y en a plus.
Tous les doutes sont restés privés. Aucun doute n’a fait
entendre sa voix. Chaque doute a été laissé de côté. Et tout à la
fin, il ne nous reste qu’un courageux petit « oui », complété
d’un point d’exclamation rebelle ! Je répète : « Oui, mais (…).
Non, pas de mais. Oui ! ». Quelle description ô combien
poétique de ton inconstance. Quelle démonstration lyrique de
ton processus de prise de décision. Cet homme sait
exactement qu’il ne sait pas ce qu’il veut. Et il sait mieux que
tout autre comment transmettre cette connaissance à la
personne très particulière que cela concerne. Tout ça en à
peine une demi-heure. C’est brillant ! Et quelqu’un a eu la
présence d’esprit de t’embaucher comme psychologue du
langage, afin que tu puisses en venir à ça, mon cher Leo ?
Trois minutes plus tard
Re :
Tu sais ce que tu veux ?
82
Trente secondes plus tard
Re :
Oui.
Quarante secondes plus tard
Re :
Quoi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Toi. (Pour un café). ((Comme tu vois, même moi je suis
capable de maîtriser l’art de la parenthèse)).
Trente secondes plus tard
Re :
Pourquoi ?
Une minute plus tard
Re :
Parce que je fais la même chose que toi, bien qu’il semble que
tu ne puisses te l’avouer, ouvrez la parenthèse, et me l’avouer,
fermez la parenthèse, que lorsque tu es alcoolisé.
83
Quarante secondes plus tard
Re :
Et qui serait ?
Trente secondes plus tard
Re :
M’intéresser à toi.
Quarante secondes plus tard
Re :
Oui, chère Emmi. Pas de mais, pas de point, pas de parenthèse.
Juste un « oui » entier et simple. Correct, bien vu. Je
m’intéresse à toi.
Une minute plus tard
Re :
Splendide, Leo chéri. Dans ce cas je pense que toutes les
conditions nécessaires sont réunies pour une seconde visite
au Café. Quinze heures ?
84
Vingt secondes plus tard
Re :
Oui. Ouvrez la parenthèse. Point d’exclamation. Point
d’exclamation. Fermez la parenthèse. Quinze heures.
B
85
CHAPITRE SIX
Environ minuit
Objet : Toi
Cher Leo,
Cette fois, c’est moi qui remercie (la première). Merci pour cet
après-midi. Merci de m’avoir permis de jeter un coup d’œil à
travers les interstices de tes placards pleins de sentiments. Ce
que j’y ai vu m’a convaincue que tu es la même personne que
celle qui m’écrit. Je t’ai reconnu, Leo. Je t’ai reconnu enfin. Tu
es la même personne. Tu es unique et identique. Tu es réel. Tu
me plais beaucoup ! Dors bien.
Vingt minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Il y a un point particulier sur la paume de ma main gauche, à
peu près au milieu, là où la ligne de vie est coupée par de
profondes rides, et où elle descend vers l’artère. Je l’ai regardé
mais il ne se voit pas. Je l’ai contemplé mais je ne peux pas le
86
repérer. Je ne peux que le ressentir. Je peux le sentir aussi
lorsque je ferme les yeux. Un point. C’est une sensation si forte
qu’elle m’en donne le vertige. Lorsque je me concentre dessus,
je sens qu’il s’étend à travers tout mon corps, jusqu’au bout de
mes orteils. Il picote, il chatouille, il me réchauffe, et me
chamboule de l’intérieur. Il accélère ma circulation, il
gouverne mon pouls, il détermine la vitesse des battements de
mon cœur. Et dans mon cerveau, il me grise comme une
drogue, expansant ma conscience, élargissant mes horizons.
Un point. Je pourrais éclater de rire, parce qu’il me rend
heureux. Je pourrais pleurer des larmes de bonheur, du
bonheur de l’avoir, d’être saisi et saturé de lui jusqu’au bout
de mes doigts.
Chère Emmi, dans un certain Café cet après-midi – il devait
être à peu près seize heures – quelque chose est arrivé à ma
paume gauche où ce point se trouve être. Ma main était à la
recherche d’un verre d’eau. Les doigts agiles d’une autre main,
plus douce venaient à vers elle ; ils ont essayé de s’arrêter, de
changer de route pour éviter la collision. Ils y sont presque
parvenus. Presque. Le temps d’une milliseconde, le bout d’un
doigt doux et léger comme un souffle a reposé sur la paume de
ma main alors qu’elle atteignait le verre. C’était un contact
délicat. Je l’ai sauvegardé. Personne ne peut me le prendre. Je
87
peux te ressentir. Je te reconnais. Je te reconnais enfin. Tu es la
même personne. Tu es unique et identique. Tu es mon point.
Dors bien.
Dix minutes plus tard
Re :
Leo !!! C’était si charmant ! Où as-tu appris des trucs comme
ça ? Maintenant il va me falloir un verre… Ne me laisse pas
t’embêter. N’hésite pas à aller dormir. Et n’oublie pas ton
point. Je te conseille de fermer le poing sur lui pour bien le
protéger.
*
Cinquante minutes plus tard
Objet : Trois whiskys et moi
Cher Leo,
Nous sommes restés debout encore un moment et nous avons
parlé de toi, le toi physique. (« Nous », c’est moi et mes trois
petits whiskys). Il est apparu au premier whisky et à moi-
même que lorsque tu es en ma présence, tu as du mal à garder
le contrôle sur tes paroles, tes gestes et tes expressions. Le
premier whisky qui me connaissait assez bien, a dit que tu
n’avais pas besoin de faire ça. (Malheureusement, celui-là est
88
parti depuis longtemps). Le second whisky, lui aussi envolé,
suspectait que tu avais décidé il y a des siècles de ne pas
t’approcher plus près de moi que tu ne le fais dans ma
messagerie, ou au-dessus d’une table de café brillamment
éclairée sous le regard protecteur d’une douzaine de témoins.
Ceci étant, la conversation d’aujourd’hui était agréablement
chaleureuse, pleine d’affection, sincère, personnelle à défaut
d’être intime, et elle a même duré une demi-heure de plus que
ce qui était prévu. C’était ce que pensait le second whisky. Il y
a de bonnes chances que nous puissions continuer ce genre de
rendez-vous du dimanche après-midi, jusqu’à devenir des
habitués, jouant au Solitaire ensemble ou peut-être une partie
de Tarots si nos partenaires jouent aussi. (Je suis sûre que
« Pam » doit avoir ça dans le sang).
Maintenant le troisième whisky, qui est parfois un peu coquin,
a posé des questions sur tes sentiments physiques. (Le whisky
les appelle « libido », je trouve ça plutôt grandiloquent, et je lui
ai dit qu’il poussait peut-être le bouchon un peu loin). Il
voulait savoir si je croyais vraiment que tu ne me trouvais
attirante qu’avec de 3.8 g de clairet dans le sang. Parce qu’avec
du café et de l’eau, tu perds tout intérêt pour mon apparence.
J’ai répondu : « Tu te trompes complètement là, Whisky ». Leo
est un homme capable de concentrer tous ses sentiments,
89
même s’ils sont forts, et quels qu’ils soient, dans un simple
point au milieu de sa paume. Un homme comme lui ne ferait
pas savoir à une femme qu’il la trouve attirante, et il ne lui
dirait certainement pas en face ‘tu me plais’ ! Il trouverait ça
bien trop grossier. Et le troisième whisky m’a dit : « Je parie
que Pamela entend ça de sa bouche des milliers de fois ». Tu sais
ce que j’ai fait de ce troisième whisky après ça, Leo chéri ? Je
l’ai liquidé. Et maintenant je vais me coucher. Bonjour !
*
Plus tard ce matin là
Objet : Honnêtement, Emmi !
Qu’as-tu écrit le lendemain de notre première rencontre ?
Laisse-moi te citer : « ‘Merci, Emmi’ était faible. Très faible. Bien
en deçà de ton potentiel ».
Et qu’as-tu dit la nuit dernière de notre deuxième rencontre ?
Laisse-moi te citer : « Parce qu’avec du café et de l’eau, tu perds
tout intérêt pour mon apparence ». C’était faible, Emmi. Très
faible. Très en deçà de ton potentiel.
*
90
Trois heures plus tard
Re :
Leo, je suis navrée. Tu as raison, cette phrase est ridicule. Si tu
l’avais écrite, je t’aurais fait la leçon. Tout cet e-mail est
embarrassant. Vain. Susceptible. Faux-jeton. Et vache. Argh !
Crois-moi : CE N’ÉTAIT PAS MOI, C’ÉTAIT LES TROIS
WHISKYS ! J’ai mal à la tête. Je vais retourner m’allonger. A
plus !
*
Le soir suivant
Objet : Bernhard
Emmi, je suis désolé mais j’ai besoin de reconsidérer ce que tu
as dit (et ce que tes whiskys ont dit). Alors je vais te
demander, tout à fait sérieusement et sans aucune trace
d’humour – bien dans le style de ma personnalité : pourquoi
devrais-je avoir un quelconque « intérêt pour ton
apparence » ? Pourquoi faudrait-il que je te dise en face que
« tu me plais » ? Pourquoi devrais-je me tenir plus proche de
toi qu’à la table d’un café bien éclairé ? Tu ne veux
certainement pas que je tombe amoureux de toi
« physiquement » aussi (ou libidineusement, comme dit ton
verre d’alcool) ?! Où cela te mènerait-il ? Je ne comprends pas,
91
il faut que tu t’expliques. En fait, il y a un certain nombre de
choses qui méritent des éclaircissements, ma chère. Au-dessus
d’un café, tu as encore une fois réussi à être élégamment
évasive. Tu as évité le sujet pendant des mois – depuis Boston
en fait. Mais maintenant, je veux savoir. Oui je veux vraiment
savoir. Point d’exclamation, point d’exclamation, point
d’exclamation, point d’exclamation.
Voilà mon premier questionnaire : Qu’en est-il de ton
mariage ? Comment vont les choses entre Bernhard et toi?
Qu’est-ce que deviennent les enfants ? Qu’est-ce qui se passe
dans ta vie ? Questionnaire deux : Que penses-tu aujourd’hui
des circonstances qui ont conduit à la rupture de notre
correspondance ? Comment as-tu pu pardonner Bernhard ?
Comment as-tu pu me pardonner ? Questionnaire trois :
Qu’est-ce qui manque à ta vie ? Que puis-je faire pour toi ? Que
veux-tu faire avec moi ? Que devrais-je être pour toi ?
Qu’allons-nous faire maintenant ? Est-ce que nous
continuons ? Et vers où ? Réponds-moi s’il te plait : VERS OÙ ?
Prends quelques jours avant de répondre ; le temps est la
seule chose que nous possédions en abondance.
Passe une bonne soirée,
Leo
92
*
Cinq heures plus tard
Objet : Impressions
Chère Emmi, je voulais ajouter quelques mots sur mon
« intérêt pour ton apparence» indiscernable ou inexistant. Tu
diras bien à tes whiskys passés et futurs que tu me plais. Je
peux le dire avec 0.0 grammes d’alcool dans le sang. C’est un
bonheur de te regarder. Tu es époustouflante à regarder. Et
par chance, je peux te regarder chaque fois que je le désire.
Pas seulement parce que j’ai des centaines de photos
intérieures de toi, j’ai aussi une sensation de toi. J’ai un point
de contact sur ma paume. Je peux t’y voir. Je peux même te
caresser.
Bonne nuit.
Trois minutes plus tard
Re :
Tu viens juste de répondre tout seul à la question « Que puis-je
faire pour toi ? ». Caresser le point de contact, mon cœur.
93
Une minute plus tard
Re :
Ce sera fait, ma très chère. Mais pour moi, pas pour toi. Parce
que je suis seul à ressentir ce point, il m’appartient.
Cinquante secondes plus tard
Re :
C’est une méprise, mon cœur ! Un point de contact appartient
toujours à deux personnes. 1) Le contacteur 2) Le contacté.
Bonne nuit.
***
94
Trois jours plus tard
Objet : Questionnaire un
Fiona est sur le point de fêter ses dix-huit ans. Elle termine sa
scolarité l’an prochain. En ce moment, je lui parle
exclusivement en anglais ou en français, pour qu’elle pratique
un peu. Ce qui veut dire qu’elle ne me parle plus du tout. Elle
veut être hôtesse de l’air ou pianiste concertiste. J’essaie de la
persuader qu’elle peut faire les deux : une pianiste à bord du
vol, ou une joueuse de piano volant. Il n’y aurait donc pas de
compétition entre les deux. Elle est jolie, mince, de taille
moyenne, blonde, le teint clair, avec des taches de rousseur –
tout comme sa mère. Elle « sort » avec Gregor depuis six mois.
« Sortir avec Gregor » semble être le code pour rester dehors
toute la nuit avec n’importe qui, mâle ou femelle.
Officiellement, elle passe toutes ses nuits avec lui. Le pauvre
garçon n’a pas l’air d’être au courant, et encore moins d’en
retirer quoi que ce soit. Je demande : « Mais à quoi passez-
vous votre temps tous les deux ? ». Elle me sourit aussi
diaboliquement qu’elle le peut. Laisser entendre qu’il s’agit de
« sexe » est toujours la meilleure stratégie pour les
adolescents taciturnes. C’est évident. Pas la peine que Fiona
gâche sa salive. Elle aura juste à supporter quelques lectures
sur la contraception et les rapports protégés.
95
Jonas a quatorze ans, et c’est toujours un enfant. Il est sensible
et un peu collant. Sa mère lui manque, et il a besoin de moi. Il
soude la famille et c’est un effort considérable pour lui. Il n’a
plus d’énergie pour étudier. Plusieurs fois par semaine, il me
demande si j’aime toujours son père, et tu ne peux imaginer la
façon dont il me regarde, Leo. Pour lui la chose la plus
merveilleuse au monde est de nous voir tous les deux heureux,
et il est notre préoccupation principale. Quelquefois, il me
pousse dans les bras de son père. Il essaie de nous forcer à
nous rapprocher, de nous rendre plus intimes. Il ressent que
petit à petit cette intimité s’estompe entre nous.
Bernhard, oui, Bernhard ! Qu’est-ce que je peux dire, Leo ? Et
pourquoi devrais-je t’en parler, à toi entre tous ? Je trouve
assez dur de devoir le reconnaître. Notre relation s’est
refroidie. Il s’agit davantage aujourd’hui d’un simple exercice
mental plutôt que d’une affaire de cœur. Je n’ai
malheureusement rien à lui reprocher. Il ne montre jamais
aucune faiblesse. C’est la personne la plus gentille et la moins
égoïste que je connaisse. Je l’apprécie. Je respecte sa décence.
Je chéris son attention. Je m’émerveille de son calme et de son
intelligence.
Mais non, ce n’est plus le « grand amour » que nous avons
connu. Peut-être que ça ne l’a jamais été. Mais nous avons
96
tellement apprécié de le mettre en scène, et d’y jouer nos rôles
mutuels, pour les enfants afin qu’ils se sentent en sécurité.
Mais après douze ans de représentation constante, nous avons
épuisé nos rôles de partenaires dans un mariage parfait.
Bernhard est musicien. Il aime l’harmonie. Il a besoin
d’harmonie. Il la vit. NOUS la vivons ensemble. J’ai décidé d’en
faire partie. Si je pars, je causerai l’effondrement de tout ce
que nous avons construit pour nous. Bernhard et les enfants
ont déjà traversé ce type d’épreuve. Ils ne sauraient la revivre.
Je ne pourrais pas leur faire ça. Je ne pourrais pas non plus me
faire ça. Je ne me le pardonnerais pas. Est-ce que tu
comprends ?
***
Un jour plus tard
Objet : Leo ?
Bonjour mon cœur, as-tu perdu ta langue ? Ou attends-tu
patiemment les épisodes deux et trois de ma saga familiale ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Lui en as-tu parlé, Emmi ?
97
Six minutes plus tard
Re :
Non, nous nous efforçons de ne pas en parler. Il semble que ça
marche mieux ainsi. Nous ne savons que trop bien lui et moi
de quoi il retourne. Nous essayons de nous en accommoder.
Ne pense surtout pas que je sois désespérément malheureuse,
Leo. Ce corset que je porte est un bon ami ; il me soutient et
me protège. Je dois juste veiller à ce qu’un jour, il ne
m’empêche pas complètement de respirer.
Trois minutes plus tard
Re :
Emmi, tu as trente-cinq ans !
Cinq minutes plus tard
Re :
Trente-cinq ans et demi. Et Bernhard en a quarante-neuf.
Fiona, dix-sept. Jonas quatorze. Leo Leike a trente-sept ans.
Hector, le bouledogue de Mme Kramer a neuf ans. Et Vasilyev,
la petite tortue d’eau des Wiessenbacher ? Fais-moi penser à
leur demander ! Leo, qu’essaies-tu de me dire ? Qu’à trente-
cinq ans je ne suis pas assez vieille pour être rationnelle ? Qu’à
98
trente-cinq ans, je ne suis pas assez vieille pour assumer mes
responsabilités ? Que je ne suis pas assez vieille pour savoir ce
que je me dois à moi-même et à ma vie, et ce à quoi je dois
m’en tenir pour rester honnête envers moi-même ?
Quatre minutes plus tard
Re :
Quoi qu’il en soit, tu es beaucoup trop jeune pour commencer
à t’inquiéter de ce que ton corset ne puisse t’empêcher de
respirer totalement, ma douce.
Une minute plus tard
Re :
Aussi longtemps que Leo Leike sera dans le coin pour vérifier
mon arrivée d’air, par mail ou parfois dans la vraie vie à la
table d’un café, je ne pense pas que j’aurai le moindre
problème respiratoire.
Deux minutes plus tard
Re :
Bien essayé, mais ne change pas de sujet, ma chère Emmi.
Puis-je te rappeler que beaucoup de mes questions restent
99
sans réponse ? Les as-tu sauvegardées ou dois-je te les
reposer ?
Trois minutes plus tard
Re :
J’ai conservé la moindre chose que tu m’as écrite, mon cœur.
Mais c’est assez pour aujourd’hui. Passe une belle soirée. Tu
écoutes très bien, Leo. Merci.
***
Le lendemain soir
Objet : Questionnaire numéro trois
Je garde pour plus tard ton questionnaire deux, qui est bizarre.
Je vais passer directement au présent.
Qu’est-ce qui manque à ma vie, Leo ? – Toi. (Même avant que
je n’aie su ton existence).
Que peux-tu faire pour moi, Leo ? – Seulement être là.
M’écrire. Me lire. Penser à moi. Caresser ta paume là où je t’ai
effleurée.
Qu’est-ce que je veux faire avec toi, Leo ? – ça dépend de
l’heure. La plupart du temps, je veux que tu sois dans ma tête.
Parfois, dessous.
100
Que pourrais-tu être pour moi, Leo ? – Question superflue. Tu
es déjà.
Qu’allons-nous faire, Leo ? – La même chose qu’avant.
Devrions-nous le faire ? – Absolument.
Mais où cela nous mènera-t-il ? – Nulle part. Seulement à
continuer. Tu vis ta vie, je vis la mienne. Et le reste nous le
vivrons ensemble.
Dix minutes plus tard
Re :
Cela ne laisse plus grand-chose pour « nous », ma chère.
Trois minutes plus tard
Re :
Cela dépend de toi, mon amour. Mes réserves sont profondes.
Deux minutes plus tard
Re :
Profondément insatisfaites. Je ne pourrais pas les combler
toutes, mon cœur.
101
Cinquante secondes plus tard
Re :
Tu n’as pas idée de ce que tu peux combler, ou de ce que tu as
déjà comblé. N’oublie pas les vastes placards de sentiments
que tu as à ta disposition. Il faut juste que tu leur fasses
prendre l’air de temps en temps.
Quinze minutes plus tard
Re :
Je veux savoir une chose : est-ce que nos deux rencontres ont
changé quelque chose pour toi ?
Quarante secondes plus tard
Re :
L’ont-elles fait pour toi ?
Trente secondes plus tard
Re :
Tu commences.
102
Vingt secondes plus tard
Re :
Non, toi d’abord. Est-ce que quelque chose a changé pour toi ?
Une minute plus tard
Re :
OK, je vais te le dire. Mais avant il faudra que tu répondes à
mes questions restées en suspens. Ça n’est que justice, ma
chère.
*
Quatre heures plus tard
Objet : Questionnaire numéro deux
Ok, finissons celui-ci :
1) Pourquoi ai-je repris contact avec toi après Boston ?
Pourquoi en vérité ? – Parce que les neufs mois de
Boston ont été les pires neuf mois depuis que les
années ont été divisées en mois. Parce que l’homme
aux mille mots s’est esquivé silencieusement de ma vie.
Furtivement par la petite porte de ma messagerie, qui a
été refermée par l’un des pires messages de la
communication moderne. Cette phrase demeure le
103
contenu même de mes cauchemars (et si la technologie
est d’humeur taquine, c’est parfois aussi le contenu de
ma boite mail – Delivery Status Communication
(retourné), bla bla bla). Notre « histoire » n’a jamais été
terminée, Leo. La fuite n’est jamais une fin en soit, ce
n’est qu’un moyen de la remettre à plus tard. Tu le sais
très bien. Si tu ne l’avais pas su, tu ne m’aurais pas
répondu, neuf mois et demi après.
2) Qu’est-ce que je pense aujourd’hui des circonstances
qui ont conduit à la rupture de notre correspondance ?
– La drôle de question que voilà ! C’est devenu un peu
trop pour toi, trop ou pas assez. Trop peu pour ton tout
ton investissement émotionnel, trop cher payé pour
des illusions. Trop peu pour des gains pratiques, et des
retours sur investissement tangibles. Emmi SARL ne
produisait plus de bénéfices. Je t’ai fait perdre patience.
Voilà, mon cher Leo, les circonstances qui ont conduit à
la rupture de notre correspondance.
3) C’est là que ça devient passionnant. Comment ai-je pu
pardonner à Bernhard ? J’ai bien lu cette question vingt
fois et je ne la comprends pas. Vraiment pas. Qu’est-ce
que j’aurais pu avoir à lui pardonner ? Qu’il soit mon
mari ? Qu’il se mette en travers de notre liaison par e-
104
mail ? Le fait qu’en définitive sa seule existence était
responsable de ta fuite ? Où essaies-tu d’en venir Leo ?
Il va falloir m’expliquer.
4) En conclusion : comment ai-je pu te pardonner ? Oh,
Leo, je suis facilement corruptible. Quelques charmants
e-mails de toi et je peux tout te pardonner, même une
pause spectaculaire de neuf mois et demie. C’est tout !!!
Dix minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
Maintenant mon amour, maintenant tu vas me dire si quelque
chose a changé suite à notre rencontre. (Si c’est le cas, qu’est-
ce qui a changé, bien sûr).
Un baiser pour ta joue et une caresse pour ta paume sur le
point spécial.
Emmi
a
105
CHAPITRE SEPT
Le lendemain suivant
Objet : Leo ?
Leo ?
***
Le lendemain matin
Objet : sonnerie du réveil
Leo ?
Leeeooo ?
Leo eo eo eo eo eo eeeeeoooooooo ??
Le e e e e e e e e e e e e eeeeeeeeeeeeeeeeeoooooooo ??
*
106
Onze heures plus tard
Objet : Rendez-vous
Chère Emmi,
Pouvons-nous nous revoir ? Il faut que je te dise quelque
chose. Je pense que c’est important.
Dix minutes plus tard
Re :
« Pam » est enceinte !
Trois minutes plus tard
Re :
Non, Pamela n’est pas enceinte. Ça n’a rien à voir avec Pamela.
Peux-tu dégager quelques minutes demain ou après-demain ?
Une minute plus tard
Re :
Ça fait très dramatique ! Si c’est une bonne nouvelle tellement
urgente qu’il faille soudain la transmettre en personne, alors
oui, je peux « dégager quelques minutes » !
107
Deux minutes plus tard
Re :
Ce n’est pas une bonne nouvelle.
Quarante secondes plus tard
Re :
Alors donne-la-moi par écrit. Aujourd’hui, je t’en prie ! Demain
va être une rude journée. J’ai besoin au moins de quelques
heures de sommeil.
Dix minutes plus tard
Re :
Emmi, je t’en prie, discutons de cela tranquillement à un
moment quelconque des prochains jours ! Maintenant va
dormir et tâche de fermer l’oeil, ok ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Je suis toujours ravie d’être réconfortée, Leo, mais je n’aime
pas qu’on se débarrasse de moi. Pas toi. Pas de cette façon. Pas
avec les mots « va dormir et tâche de fermer l’oeil ». Allez dis-
moi tout.
108
Trente secondes plus tard
Re :
Crois-moi, Emmi, ce n’est pas un sujet idéal pour te souhaiter
bonne nuit. Il faut que nous en parlions de vive voix. Quelques
jours de plus ne feront aucune différence.
Cinquante secondes plus tard
Re :
ELL, DLV !!!!
(Ecoute, Leo Leike, dis la vérité !!!!)
Dix minutes plus tard
Re :
D’accord, Emmi. Bernhard est au courant pour nous. Ou du
moins, il l’a été. C’est pour ça que je suis parti.
Une minute plus tard
Re :
??? Leo, mais c’est absurde ! Bernhard serait au courant de
quoi ? Comment l’aurait-il su ? Et toi comment l’aurais-tu su ?
Si quelqu’un avait dû être au courant de ce genre de chose, ça
109
aurait dû être moi, non ? Te serais-tu laissé aller à une étrange
théorie du complot ? J’exige une explication !
Trois minutes plus tard
Re :
Emmi, pose la question à Bernhard, je t’en prie ! S’IL TE PLAIT,
PARLE-LUI ! C’est à lui de t’expliquer tout ceci, pas à moi.
Comment aurais-je pu deviner qu’il ne t’avait rien dit ? C’est
inconcevable. Je refuse d’y croire. Je pensais juste que tu ne
voulais pas en discuter avec moi. Mais on dirait que tu ne sais
rien. Il ne t’a toujours rien dit.
Deux minutes plus tard
Re :
Je commence à me faire du souci pour toi… Tu as un peu de
fièvre ? Où ton imagination t’a-t-elle entraîné ? Au nom du ciel,
pourquoi devrais-je parler de toi à Bernhard ? Tu te figures
que je lui dirais quoi ? « Bernhard, il faut qu’on parle. Leo Leike
dit que tu sais tout de lui, ou plutôt de nous. Qui est Leo Leike ?
Tu ne le connais pas. C’est un homme que je n’ai jamais vu et
dont je ne t’ai jamais parlé non plus. Donc tu ne peux pas le
connaître. Mais là, il insiste pour que tu sois au courant de son
existence, et de ce qu’il y a entre nous… ».
110
Allons, Leo, reprends-toi. Tu me rends nerveuse !
Une minute plus tard
Re :
Il a lu nos mails. Ensuite, il m’a écrit directement. Il m’a
demandé de te rencontrer une seule fois et de te laisser
tranquille. Après ça, j’ai pris le job à Boston. C’est la version
courte. J’aurais mieux aimé t’en parler en personne.
Trois minutes plus tard
Re :
Non. Je n’y crois pas. Ça n’est pas du tout le genre de Bernhard
d’agir comme ça. Dis-moi que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas
possible. Tu ne peux pas imaginer la peine que tu me fais. Tu
me mens. Tu es en train de tout détruire. C’est monstrueux
d’accuser quelqu’un comme ça, et Bernhard ne le mérite pas.
Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu démolis tout entre nous ?
Est-ce que c’est du bluff ? Une plaisanterie ? Mais de quel
genre au juste ?
111
Deux minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Je ne peux pas réécrire le passé. Je me déteste de ce que j’ai
fait, mais je n’avais que deux solutions. Soit tirer ma révérence
et me taire à jamais. Soit dire la vérité. Bien trop tard.
Impardonnablement tard, je le sais. Je te joins l’e-mail que
Bernhard a envoyé l’an dernier le 17 juin, immédiatement
après son soudain malaise pendant les vacances avec les
enfants dans le Sud Tyrol.
-----------------
Objet : Pour Monsieur Leike
Cher M. Leike,
J’ai trouvé très difficile de vous écrire ce message. Je reconnais
que je suis embarrassé, et que cet embarras augmente à
chaque ligne. Mon nom est Bernhard Rothner – je pense que je
n’ai pas besoin de me présenter davantage. M. Leike, j’ai une
très grande faveur à vous demander. Quand je vous dirai
quelle est cette faveur, vous serez surpris et peut-être même
choqué. Je vais tout de même essayer d’expliquer les raisons
qui me poussent à vous la demander. Je ne suis pas doué pour
écrire, c’est regrettable, et je ne suis pas vraiment familiarisé
112
avec les e-mails. Mais je vais m’efforcer de dire toutes ces
choses qui me préoccupent depuis des mois, ces choses qui
ont fait de ma vie un chaos – ma vie et celle de ma famille, et
même celle de ma femme, et je crois que je peux en juger
pertinemment après tant d’années d’un mariage harmonieux.
Alors cette faveur : M. Leike, rencontrez ma femme ! Faites-le
enfin, s’il vous plait, et mettez un terme à ce cauchemar ! Nous
sommes adultes, je ne peux vous dicter votre comportement.
Je ne peux que vous implorer : rencontrez-la ! Je me sens
inférieur et impuissant, et j’en souffre. Pouvez-vous imaginer
combien il est humiliant pour moi d’écrire une telle chose ? De
votre côté, M. Leike, vous n’avez pas montré la moindre
faiblesse. Vous n’avez rien à vous reprocher. Et moi-même, je
n’ai rien non plus à vous reprocher, malheureusement.
Vraiment rien. Vous ne pouvez pas en vouloir à un esprit. Vous
n’êtes pas tangible, M. Leike, vous n’êtes pas tangible. Vous
n’êtes pas réel. Vous êtes juste le fantasme de ma femme,
l’illusion d’un bonheur sentimental sans limite, un
ravissement éthéré, une utopie d’amour, mais entièrement
forgé de mots. Contre cela, je suis impuissant ; tout ce que je
peux faire est d’attendre que le sort soit clément et vous
transforme enfin en une créature de chair et de sang, un
homme avec des contours, avec des forces et des faiblesses,
113
quelque chose à viser. Ce n’est que lorsque ma femme pourra
vous voir comme elle me voit, comme quelqu’un de
vulnérable, un être imparfait, un exemple de cette
construction pleine de défauts qu’on appelle un homme ; ce
n’est que lorsque vous vous retrouverez face à face, que votre
supériorité s’évanouira. Alors seulement je pourrais lutter
avec vous sur un pied d’égalité, M. Leike. Alors seulement je
pourrai me battre pour Emma.
Ma femme vous a écrit un jour « Leo, ne m’oblige pas à ouvrir
mon album de famille ». Mais maintenant je suis obligé de le
faire à sa place. Lorsque nous nous sommes rencontrés, Emma
avait vingt-trois ans et j’étais son professeur de piano à
l’Académie de Musique, de quatorze ans son aîné, un mari
comblé et le père de deux délicieux enfants. Un accident de
voiture a détruit notre famille – le petit de trois ans a été
traumatisé, la plus âgée gravement blessée. J’ai reçu des
blessures incurables et la mère des enfants, ma femme
Johanna, est morte. Sans le piano, je me serais effondré. Mais
la musique quand elle est jouée, est l’essence même de la vie –
et rien ne peut rester mort à jamais. Si vous êtes musicien et
que vous jouez, vous revivez les souvenirs comme des
émotions présentes. La musique m’a aidé à me reconstruire. Et
il y a eu mes élèves : ils étaient une distraction, un travail à
114
faire, et ils avaient du sens. Et puis, tombée du ciel, il y a eu
Emma. Cette jeune femme gaie, étincelante, impertinente, et
magnifique, a commencé – toute seule – à recoller les
morceaux de notre vie, sans rien attendre en retour. Les gens
extraordinaires comme elle sont mis sur Terre pour faire
barrage à la tristesse. Ils sont peu nombreux et dispersés. Je ne
sais pas si je l’avais mérité, mais soudain, elle était à mes côtés.
Les enfants sont venus immédiatement à elle, et je suis tombé
éperdument amoureux.
Et elle ? M. Leike, je parie que vous vous demandez « Mais
qu’en était-il pour Emma ? ». Cette étudiante de 23 ans, est-
elle également tombée amoureuse de ce vieux chevalier triste,
bientôt quadragénaire, et qui ne tenait debout que par
quelques touches et notes de musique ? Je ne peux pas
répondre à cette question : ni pour vous ni même pour moi.
Dans quelles proportions son admiration pour ma musique a-
t-elle joué ? (J’avais beaucoup de succès à l’époque, comme
pianiste reconnu). Y avait-il de la pitié, de la sympathie, le
désir d’apporter son aide, la capacité d’être là dans les
moments difficiles ? Est-ce que je lui rappelais son père, qui l’a
abandonnée lorsqu’elle était très jeune ? Combien était-ce dû à
son attitude maternelle aimante envers ma douce Fiona et
mon petit Jonas ? A quel point ma propre euphorie s’est-elle
115
reflétée en elle, à quel point a-t-elle aimé mon amour pour elle,
plutôt que de m’aimer moi ? Jusqu’à quel point comptait-elle
sur l’assurance que je ne serai jamais infidèle, la garantie à vie
de ma fiabilité, l’assurance de ma loyauté éternelle ? Veuillez
me croire, M. Leike, je n’aurais jamais osé m’approcher d’elle
si je n’avais pas ressenti que ses sentiments pour moi étaient
aussi forts que les miens. Il était évident qu’elle était attirée
vers moi et les enfants ; qu’elle voulait faire partie de notre
monde, en être une part influente, définitive, et son cœur
battant. Deux ans plus tard, nous nous sommes mariés. C’était
il y a huit ans. (Désolé, je viens de ruiner votre jeu de cache-
cache : « l’Emmi » que vous connaissez a trente-quatre ans).
Pas un jour ne s’est passé sans que je ne m’émerveille d’avoir
cette vitale jeune beauté à mes côtés. Et tous les jours
j’attendais avec appréhension que « ça » arrive, qu’un homme
plus jeune apparaisse, l’un des nombreux hommes qui l’ont
admirée et idolâtrée. Et Emma dirait alors : « Bernhard, je suis
tombée amoureuse de quelqu’un d’autre. Qu’allons-nous
faire ? ». Ce cauchemar ne s’est jamais matérialisé. Un autre
bien pire est arrivé. Vous, M. Leike, le silencieux « autre
monde ». Les illusions de l’amour par e-mail, les sentiments
qui s’intensifient jour après jour, un désir croissant, une
passion insatisfaite, tous dirigés vers un seul but réel
116
apparent, un but ultime éternellement repoussé à plus tard, la
rencontre de toutes les rencontres, mais qui ne se produirait
jamais car elle dissiperait tous les artifices de bonheur ultime,
de satisfaction totale, sans fin, sans limite de temps, et qui ne
peuvent être vécus qu’en esprit. Encore une fois, je suis
impuissant.
M. Leike, depuis que vous êtes « arrivé », c’est comme si Emmi
n’était plus la même. Elle est distraite et s’est éloignée de moi.
Elle s’assied dans sa chambre pendant des heures, les yeux
fixés sur l’écran de l’ordinateur, perdue dans le cosmos de ses
rêves. Elle vit « dans son autre monde », elle vit avec. Quand il
y a un sourire radieux sur son visage, il n’est plus jamais pour
moi – il ne l’est plus depuis longtemps. Elle doit faire un effort
conscient pour cacher sa distraction aux enfants. Je vois
combien c’est devenu une torture pour elle de s’assoir près de
moi maintenant. Savez-vous combien ça fait mal ? J’ai essayé
de dépasser tout ça en me montrant extrêmement tolérant. Je
n’ai jamais voulu qu’Emma se sente prisonnière avec moi.
Aucun de nous n’a jamais été jaloux. Mais soudain, je ne savais
plus quoi faire. Je veux dire, il n’y avait rien, ni personne, pas
de vraie personne, pas d’intrus manifeste – jusqu’à ce que je
découvre l’origine du problème. J’ai cru mourir de honte
d’être allé aussi loin. J’ai fouillé la chambre d’Emma.
117
Finalement, dans un tiroir secret, j’ai trouvé un dossier, un
gros dossier plein de documents : l’intégralité de sa
correspondance avec un certain Leo Leike, joliment
imprimée, page par page, message par message. J’ai
photocopié ces documents d’une main tremblante et pendant
plusieurs semaines, j’ai réussi à ne pas trop y penser. Les
vacances au Portugal ont été terribles. Le petit était malade,
l’aînée est tombée follement amoureuse de son prof de sport.
Ma femme et moi ne nous sommes pas dit un mot pendant
quinze jours, mais l’un et l’autre faisions notre possible pour
laisser croire que tout était parfait, comme ça l’avait toujours
été, et comme ça le serait toujours. Après ça, je ne pouvais plus
en supporter davantage. J’ai pris le dossier avec moi pour les
vacances à la montagne, et dans un élan autodestructeur, né
du désir masochiste de me faire souffrir, j’ai lu tous les e-mails
en une nuit. Laissez-moi vous dire que depuis la mort de ma
première femme, je n’ai pas éprouvé de plus grande torture
émotionnelle. Lorsque j’ai eu fini de lire, je ne pouvais plus me
lever. Ma fille a appelé les urgences et on m’a emmené à
l’hôpital. Ma femme est venue me cherché avant-hier.
Maintenant vous savez toute l’histoire.
M. Leike, s’il vous plaît, rencontrez Emma ! Et maintenant j’en
viens à toucher le fond de ma propre humiliation. Rencontrez
118
la, passez une nuit avec elle, faites l’amour avec elle ! Je sais
que vous le voudrez. Je vous le « permets ». Je vous donne
carte blanche, je vous absous de tout scrupule, je n’y verrai pas
d’infidélité. Je ressens qu’Emma veut une intimité autant
physique que mentale avec vous, elle veut la connaître, elle
pense qu’elle en a besoin et quelque chose en elle la presse de
le faire. C’est le frisson, la nouveauté et la variété que je ne
peux lui offrir. Tant d’hommes ont adoré et désiré Emma, mais
je n’ai jamais ressenti qu’elle était attirée par aucun d’entre
eux. Et alors j’ai vu les e-mails qu’elle vous avait écrits. J’ai
soudain réalisé combien son désir pouvait être intense quand
il était suscité par « la bonne personne ». Vous, M. Leike, vous
êtes celui qu’elle a choisi. Et je souhaiterais presque que vous
couchiez avec elle une fois. UNE FOIS (comme ma femme,
j’utilise les majuscules pour renforcer la phrase). UNE FOIS.
JUSTE UNE FOIS ! Que cela soit la culmination de la passion
que vous avez construite par l’écriture. Et faites en une
conclusion. Couronnez votre correspondance et mettez-y un
terme. Créature évanescente et intouchable, rendez-moi ma
femme ! Libérez-la. Ramenez-la sur terre. Laissez notre famille
continuer à vivre. Ne le faites pas comme une faveur pour moi
ou mes enfants. Faites-le pour Emma, pour son bien. Je vous
en supplie.
119
Et maintenant j’en viens à la fin de mon embarrassant et
pénible cri du cœur, mon insoutenable appel à la pitié. Une
dernière requête finale, M. Leike. Ne trahissez pas mon secret.
Laissez-moi en dehors de votre récit partagé. J’ai trahi la
confiance d’Emma, j’ai agi dans son dos, j’ai lu sa
correspondance privée et intime. J’ai expié pour ça. Je ne
pourrais plus jamais la regarder dans les yeux si elle savait
que je l’ai espionnée. Elle ne pourrait plus jamais me regarder
dans les yeux si elle savait ce que j’ai lu. Elle nous détesterait,
elle et moi avec une force égale. Je vous en prie, M. Leike,
épargnez-nous cela. Ne lui parlez pas de cette lettre. Une fois
encore, je vous en supplie.
Je vais maintenant envoyer la lettre la plus insoutenable que
j’ai jamais écrite.
Sincèrement,
Bernhard Rothner
C
120
CHAPITRE HUIT
Trois jours plus tard
Objet : Emmi ?
Emmi ?
(Je n’attends pas de réponse. Je veux juste que tu saches que
cette question me hante à chaque seconde).
***
Deux jours plus tard
Objet : (pas d’objet)
Tu me méprises peut-être pour chaque phrase que je t’ai
envoyée. Ou pour chaque mot que je t’envoie. Mais qu’est-ce
que je pouvais faire d’autre ? Comment vas-tu Emmi ?
J’aimerais être là pour toi. J’aimerais être capable de faire
quelque chose pour t’aider. J’aimerais savoir à quoi tu penses
et ce que tu ressens. J’aimerais penser et ressentir avec toi.
J’aimerais porter la moitié de tes fardeaux même s’ils sont
déplaisants.
121
***
Deux jours plus tard
Objet : (pas d’objet)
Faut-il que je cesse de t’écrire ?
***
Le lendemain
Objet : (pas d’objet)
Qu’est-ce que ça signifie, Emmi ? Est-ce :
Tu ne sais pas toi-même si tu veux que je t’écrive.
Tu te fiches que je t’écrive ou pas.
Tu es absolument certaine que tu ne veux pas que je t’écrive.
Tu ne lis plus mes e-mails.
***
Trois jours plus tard
Objet : Le vent du nord
Ok, Emmi. J’ai compris, j’arrête.
Si jamais le vent du nord… Tu vois… Toujours.
Toujours, toujours, toujours, toujours, toujours !
122
Avec tout mon amour
Ton Leo
*
Cinq heures plus tard
Re :
Bonjour Leo,
Est-ce que tu dors ?
Trois minutes plus tard
Re :
EMMI ! MERCI !
Comment vas-tu ? S’il te plaît parle-moi ! Je ne pense à rien
d’autre. J’aurais dû être en train de boucler un mémoire de
recherche, mais je suis resté assis devant l’écran pendant des
heures, les yeux rivés à la barre d’outils, à attendre
l’enveloppe, et le miracle aux quatre lettres. Le voilà. Je n’y
crois pas. EMMI. Tu es revenue !
Trente secondes plus tard
Re :
Puis-je venir te voir ?
123
Une minute plus tard
Re :
Emmi ? Euh, quoi ? Est-ce que j’ai bien compris ? Tu veux venir
chez moi ? Appartement 15 ? Pourquoi ? Quand ça ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Maintenant.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Tu es sérieuse ? Est-ce que tu te sens bien ? Tu as besoin de
parler ? Bien sûr que tu peux venir. Mais il est deux heures du
matin. Ce serait peut-être mieux de se voir demain ? Nous
aurons plus de temps et la tête plus claire (enfin moi, oui).
Vingt secondes plus tard
Re :
Est-ce que je peux venir, oui ou non ?
124
Une minute plus tard
Re :
C’est un peu menaçant, mais oui bien sûr, Emmi.
Trente secondes plus tard
Re :
Tu as du whisky ou je dois apporter le mien ?
Quarante secondes plus tard
Re :
J’en ai. La bouteille est aux trois quarts pleine. Tu en auras
assez ? Emmi, tu ne voudrais pas dire dans quel état d’esprit tu
es ? Juste pour que je puisse m’y préparer ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Tu le découvriras bien assez tôt. A tout de suite !
Quarante secondes plus tard
Re :
A tout de suite !
125
***
Le lendemain soir
Objet : Nadir
Chère Emmi,
Je n’imagine pas un seul instant que tu te sentes mieux
aujourd’hui qu’hier, ni en meilleur état que moi. Rendre avec
colère la pareille à celui qui t’a fait souffrir initialement
n’atténuera pas tes souffrances pour autant. Lui payer la
monnaie de sa pièce signifie seulement que tu seras plus
pauvre ensuite.
Ton entrée fracassante, le démenti de ta timidité, l’abandon de
ta peur, ton « électrisante requête » (que j’étais bien incapable
de savoir ou vouloir rejeter, et ça tu le savais très bien), ton
plan parfaitement orchestré consistant à me pousser à bout, et
puis à tout laisser tomber, comme si les relations sexuelles
étaient ce qu’il y avait de plus vil au monde ; ton départ
calculé, ton habile disparition – tout cela n’était pas des
représailles, mais un acte de désespoir. Le regard que tu m’as
lancé ensuite semblait vouloir dire « N’est-ce pas ce que tu as
toujours voulu ? Eh bien, tu l’as eu ». Non, ce n’était pas du
tout ce que je voulais, et tu le sais bien ! Je n’ai jamais été si
proche de toi et en même temps tellement tenu à l’écart.
C’était notre nadir. Je ne suis pas dupe, Emmi. Tu n’es pas le
126
genre de femme cool, puissante et confiante qui peut
transformer comme ça, une humiliation en une victoire.
La seule punition que j’ai vraiment ressentie était ton
mutisme. Jusqu’à présent, les mots nous avaient toujours
rapprochés et liés. S’il te reste le moindre sentiment pour moi,
alors parle-moi !
Leo
*
Trois heures plus tard
Re :
Comme ça, tu veux des mots ? Bien, j’en ai à revendre et je te
les donnerai volontiers, car je ne peux rien en faire d’autre.
Tu as raison, Leo. Je voulais nous le prouver à tous les trois : à
Bernhard, à toi et à moi-même. Maintenant que sais que je suis
capable de tromper. Pire, de tromper Bernhard. Encore pire,
de tromper Bernhard avec toi. Et le bouquet – ma plus grande
réussite – de me tromper moi-même par-dessus le marché.
Merci d’avoir « joué le jeu » au fait. Je sais bien que ça n’avait
rien à voir avec l’incapacité de contrôler ton désir – mais que
c’était seulement de la pure compassion. Tu avais offert de
porter la moitié de mes sentiments. Si l’on considère l’extrême
127
tension de ces circonstances, tu t’en es sorti brillamment hier
matin. Un lit partagé revient à une moitié de lit. Les
souffrances partagées sont multipliées par deux.
Tu as raison Leo. Je ne me sens pas mieux aujourd’hui. En fait,
je me sens plus misérable que jamais.
Tu ne peux pas savoir ce que « vous deux » vous m’avez fait. Je
me suis sentie trahie, et vendue. Mon mari et mon amant
virtuel ont fait un pacte dans mon dos : si tu me touchais juste
une fois, il ferait une exception et regarderait ailleurs. Si tu
décampais ensuite, il me garderait pour toujours.
L’un me restitue à mon mari, mon propriétaire légitime,
comme si je n’étais qu’un objet trouvé. En échange, l’autre
permet une « rencontre physique » – une aventure avec un
amant virtuel fantasmé, pour le récompenser de m’avoir
ramenée. Méticuleuse répartition des tâches, parfaite
séparation, perfide conspiration. Et la stupide petite Emmi,
toute dévouée à sa famille et pourtant poussée par la soif de
l’aventure, elle n’en entendrait jamais parler. Oh que non.
Je ne peux même pas imaginer ce que tout ceci va impliquer
pour Bernhard et moi, Leo. Et tu ne le sauras probablement
jamais. Quant à ce que ça implique pour « nous » ? Je peux te le
dire immédiatement. Mais pour toi, l’homme qui était supposé
128
être capable de lire directement dans mon âme comme
personne, ça doit être évident, non ? Allons, Leo, ne soit pas
naïf. Il n’y a pas de « miracle à quatre lettres ». Il n’y a qu’une
conclusion logique à huit lettres, face à laquelle nous avons
tremblé tant de fois. Nous l’avons remise à plus tard, nous
l’avons escamotée, nous en avons parlé au passé. Mais à
présent, elle nous a rattrapé, et c’est à moi de l’écrire en toutes
lettres :
C’-E-S-T-F-I-N-I.
C
129
CHAPITRE NEUF
Trois mois plus tard
Objet : Oui, c’est bien moi
Bonjour Leo. La dame très qualifiée qui prend soin de ma
psyché en miettes pense que je peux me permettre de te
demander comment tu vas. Donc, comment vas-tu ? Que vais-
je pouvoir répondre à mon attentive thérapeute ? Puis-je lui
dire : CETTE ADRESSE E-MAIL A CHANGÉ… !
Porte-toi bien
Emmi
***
Trois jours plus tard
Objet : Toujours moi
Je viens de parler au téléphone avec ma thérapeute et de lui
lire l’e-mail que je t’ai envoyé mardi. Elle dit que je ne devrais
pas m’étonner qu’il soit resté sans réponse. J’ai répondu :
« Mais je ne suis pas surprise ». Alors elle a dit : « Mais vous
130
voulez savoir comment il va, n’est-ce pas ? » Moi : « Oui ». Elle :
« Alors vous devez le lui demander d’une façon qui vous laisse
une chance de le découvrir ». Moi : « Oh, je vois. Et qu’elle est le
meilleur moyen de faire ça ? ». Elle : « Essayez d’être amicale ».
Moi : « Mais je n’ai pas envie d’être amicale ». Elle : « Bien sûr
que si, vous en avez beaucoup plus envie que vous ne voulez
l’admettre. Vous voulez juste qu’il ne croît pas que vous avez
envie d’être amicale avec lui ». Moi : « Je me fiche de ce qu’il peut
penser ». Elle : « Vous croyez vraiment à ce que vous venez de
dire ? ». Moi : « Non, c’est vrai. Vous êtes douée pour percer les
gens à jour ». Elle : « Merci, c’est mon travail ». Moi : « Qu’est-ce
que je dois faire alors ? » Elle : « En priorité, faites tout ce qui
vous semblera le mieux pour vous. Ensuite, demandez-lui
comment il va. Mais gentiment ».
Cinq minutes plus tard
Objet : Et encore moi
Donc je vais te demander gentiment « Comment ça va ? ».
Et je peux même être plus amicale et dire : « Bonjour Leo,
comment vas-tu ? ».
Et je peux même pousser un cran plus loin dans l’échelle de la
sympathie avec un : « Mon cher Leo, comment vas-tu, comment
131
est-ce que tout va pour toi, comment s’est passé Noël, j’espère
que la nouvelle année a démarré du bon pied, que fais-tu ces
jours-ci, comment va ta vie amoureuse, comment va « Pam »,
pardon Pameeela ? ».
Mes plus sincères salutations,
Emmi
*
Deux heures plus tard
Objet : Moi pour la troisième fois
Bonjour Leo,
C’est encore moi. Oublie s’il te plait les absurdités que je t’ai
envoyées plus tôt. (Mais laisse-moi te dire quelque chose –
c’est l’une de mes citations de toi préférées ; je t’imagine
toujours ivre mort quand tu la dis). Laisse-moi te dire quelque
chose : écrire me fait le plus grand bien !
Demain lorsque je raconterai à ma thérapeute que je t’ai écrit
et que cela me fait du bien, elle me répondra : « Mais ça n’est
qu’une demi-vérité ». Et je dirai : « Qu’est-ce qui serait l’entière
vérité alors ? ». Elle répondra : « Il aurait été plus précis
d’écrire : T’écrire me fait le plus grand bien. ». Et je dirai : « Mais
je n’écris à personne d’autre. Donc si j’écris qu’écrire me fait du
132
bien, je veux automatiquement dire que LUI écrire me fait du
bien ». Elle dira : « Mais il n’est pas censé savoir ça ». Moi :
« Mais si – il me connaît ». Elle : « Voilà qui m’étonnerait fort.
Vous ne vous connaissez pas vous-même, et c’est bien pour ça
que vous avez atterri dans mon bureau ». Moi : « Et vous
facturez combien de l’heure pour ce genre d’insultes ? ».
Autour de moi, tout fluctue ; seules les lettres qui composent
ces mots sont identiques. Cela me fait du bien de m’y retenir.
J’ai l’impression qu’en le faisant, je reste au moins sincère
envers moi-même. Je n’attends pas que tu répondes. En fait, je
pense que ce serait probablement mieux si tu ne le faisais pas.
Le train où nous étions tous deux a quitté la gare, et « Boston »
(et tout ce qui y ramène) m’a mise sur la touche pendant un
an. Et là, je suis assise dans le compartiment miteux d’un
wagon entièrement nouveau, et essayant de trouver mes
marques. Je ne sais pas où cela va me mener ; les gares n’ont
pas de noms, et la destination même est incertaine. Lorsque je
regarde le paysage défiler au travers de la petite fenêtre gelée,
j’aimerais pouvoir te dire de temps en temps si je vois quelque
chose de familier, et ce que c’est. Est-ce que ça te semblerait
possible ? Je sais que tu as un bon enregistrement souvenir de
moi. Et si tu voulais me raconter ton propre voyage quelques
fois – et tes expériences à bord du « Pam Express » – je serais
133
toute ouïe. Bon, il est temps de dire au revoir et de m’assurer
que tu es chaudement vêtu. L’hiver semble revenir. La
froideur des trains invisibles peut donner la nuque raide et
restreindre le champ de vision. On ne peut que regarder droit
devant vers la destination programmée, et pas sur les côtés où
se déroulent toutes ces choses qui rendent le voyage agréable.
Emmi
***
Deux jours plus tard
Objet : Dis-moi seulement si…
a) Tu effaces mes e-mails sans les avoir lus
b) Tu lis mes e-mails avant de les effacer
c) Tu lis mes e-mails avant de les archiver
d) Tu ne reçois aucun e-mail de moi
*
134
Cinq heures plus tard
Re :
c
***
Le lendemain matin
Objet : Bon choix !
C’était le meilleur choix que tu pouvais faire, Leo ! Et c’était
bien décrit, élaboré, justifié et formulé ! Hem, est-ce que
l’effort d’une réponse t’a refilé un syndrome du canal carpien,
ou y aurait-il autre chose qui gêne ?
Porte-toi bien,
Emmi
***
135
Deux jours plus tard
Objet : Analyse du « c »
Salut Leo,
Comment pourrais-tu ignorer à quel point ta première et
unique offrande extraite de l’alphabet depuis seize semaines a
donné des ailes à mon imagination ? Qu’est-ce que Leo le
Linguiste pouvait bien avoir voulu dire avec une réponse de ce
genre ? Qu’espérait-il accomplir par-là ?
a) Avec ce tout minuscule signe de vie écrit, espérait-il
figurer dans mon livre personnel des records de Leo ?
b) Etait-il captivé à l’idée que la destinataire du « c »
passerait au moins une heure avec sa thérapeute à
soupeser la différence entre « c » suivi d’un point, « c »
sans point ni parenthèse, et « c » dans son plus simple
appareil, au naturel, comme Leo l’avait tapé ?
c) Est-ce que « m’écrire un mot » de cette façon
minimaliste et perfectionniste était une tentative pour
m’apparaitre (une fois encore) plus intéressant que la
situation ne le justifie ?
d) Ou n’était-ce que purement axé sur le contenu ?
Essayait-il de dire : Oui, je lis les e-mails d’Emmi, et je
les conserve même, mais je ne vais absolument pas
continuer à lui écrire ? Et je vais me montrer poli en le
136
lui disant. Par l’envoi d’un (très) faible signal, mais un
signal tout de même, même si c’est le plus petit signe
qui soit, c’en est toujours un. Je lui envoie un petit
anneau à moitié mangé. Est-ce que c’était ça ?
Je me réjouis de recevoir bientôt une autre « lettre » de toi,
Emmi
*
Trois heures plus tard
Re :
Et ma question à moi, chère Emmi : quand tu as écrit C’EST
FINI si définitivement (comme tu l’as fait il y a seize semaines,
le lendemain du jour où… peut-être te souviens-tu du
lendemain de quel jour c’était), que voulais-tu dire en fait ?
a) C’EST FINI ?
b) C’EST FINI ?
c) C’EST FINI ?
d) C’EST FINI ?
Et pourquoi ne peux-tu pas t’en tenir soit à : a), b), c) ou d) ?
137
Trente minutes plus tard
Re :
1) Parce que j’aime écrire.
2) OK, parce que j’aime t’écrire À TOI.
3) Parce que ma thérapeute dit que je vais mieux et elle
doit savoir de quoi elle parle : elle a fait des études.
4) Parce que j’étais curieuse de savoir pendant combien
de temps tu réussirais à tenir sans m’écrire.
5) Parce que j’étais encore plus curieuse de savoir quelle
serait ta réponse. (Je l’admets, je n’aurais jamais
imaginé que ça pourrait être « c »).
6) Parce que j’étais curieuse, et que je le suis même
toujours davantage, de découvrir comment tu allais.
7) Parce que ce genre de curiosité pour l’extérieur
améliore la qualité de l’air par ici, et l’atmosphère de
mon minuscule, stérile, et nouvel appartement, avec
son piano silencieux et ses murs nus qui ne cessent de
me retourner des points d’interrogation au visage. Un
appartement qui me ramène d’un seul coup quinze ans
en arrière, mais sans me donner quinze ans de moins
pour autant. Et maintenant, à trente-cinq ans me
revoilà en bas de l’escalier des vingtenaires. Ce qui
138
signifie qu’il faudra que je me regrimpe toutes les
marches à nouveau.
8) On en était où ? Ah, oui, à « C’est Fini », et pourquoi je
ne veux pas dire que « C’est Fini » quand je le dis :
parce qu’il y a seize semaines, je voyais les choses assez
différemment de maintenant où je les vois peut-être de
façon un peu moins conclusive.
9) Parce que la fin ne veut pas vraiment dire la fin ne veut
pas vraiment dire la fin ne veut pas vraiment dire la fin,
Leo. Parce que dans chaque fin réside aussi un
commencement.
Passe une belle soirée, et merci de m’avoir écrit !
Emmi
Dix minutes plus tard
Re :
Quoi ? Tu as déménagé, Emmi ? Bernhard et toi vous êtes
séparés ?
*
139
Deux heures plus tard
Re :
J’ai déménagé, et pris un peu de recul. J’ai mis quelque
distance entre moi et Bernhard. L’espace physique qui nous
sépare reflète maintenant le genre de relation que lui et moi
avons eue ces deux dernières années. J’essaie de faire en sorte
que les enfants n’en souffrent pas. Je veux toujours être là
pour eux quand ils pourraient en avoir besoin. Cette nouvelle
situation est affreuse pour Jonas. Il faudrait que tu voies son
visage quand il me demande pourquoi je ne dormirai plus
jamais à la maison. Je lui dis : « Papa et moi nous ne nous
entendons pas très bien en ce moment ». Jonas dit : « Mais la
nuit, ça ne doit pas faire une grande différence ». Et je dis : « ça
en fait lorsque la seule chose qui vous sépare est un petit mur ».
Il dit : « Alors je peux échanger ma chambre avec toi. Moi ça ne
me dérange pas qu’il y ait un petit mur entre moi et Papa ».
Qu’est-ce que je suis supposée répondre à cela ?
Bernhard reconnait ses carences et ses insuffisances. Il a
honte de lui. Il est plein de remords, abattu, et complètement
anéanti. Il essaie de sauver ce qu’il peut pendant que j’essaie
d’identifier s’il reste quelque chose à sauver. Nous avons
beaucoup parlé ces derniers mois, mais malheureusement, ça
vient des années trop tard. Nous avons jeté un coup d’œil
140
derrière la façade de notre relation pour la toute première
fois, et ce que nous avons vu avait l’air décomposé et désolé.
Rien n’y avait jamais été entretenu, jamais nettoyé, jamais
aéré, tout était délabré. Pourrons-nous jamais nous
pardonner ?
Nous avons aussi beaucoup parlé de toi, Leo. Mais je ne te
parlerai que de ce que tu aurais envie de savoir. (Le fait que tu
vas bien évidemment vouloir savoir impliquera que nous
restions en contact écrit, futé le plan non ?). Je ne veux te
mettre aucune pression, mais ma thérapeute pense que tu es
très bon pour moi. Elle dit : « Je ne comprends vraiment pas
pourquoi vous dépensez autant d’argent en séance avec moi.
Vous avez la même chose gratuitement avec votre Leo Leike.
Alors pourquoi ne pas vous faire une fleur et faire un peu plus
d’efforts pour lui ! ». Alors je me fais une fleur et je fais un peu
plus d’efforts pour toi, cher Leo. Et je te suis extrêmement
reconnaissante que tu en fasses aussi pour moi.
Bonne nuit.
***
141
Le soir suivant
Objet : (pas d’objet)
Je suis flatté que ta psychothérapeute me croie capable de la
remplacer. (« Pour rien » ce serait un peu trop bon marché,
bien sûr, mais je pourrais te faire un prix intéressant).
Et bien entendu, je suis ravi qu’elle, au moins, considère que je
sois bon pour toi. Mais aurais-tu la gentillesse de lui demander
si elle peut m’assurer que tu aies le même effet sur moi ?
Bises,
Leo
*
Une heure plus tard
Re :
Elle ne pense qu’à mon mieux-être, Leo, pas au tien. Si tu ne
sais pas ce qui est bon pour toi et que tu veuilles le découvrir,
il va falloir que tu te trouves un thérapeute à toi. Je le
recommande fortement, soit dit en passant, mais tu trouverais
ça sans doute trop extravagant.
Passe une belle soirée
Emmi
142
P.S. : Au fait Leo, j’adorerais savoir comment tu vas. Ne me
diras-tu rien là-dessus ? Même pas quelques indices ? Je t’en
prie !!
Une demi-heure plus tard
Re :
Indice 1 : J’ai la crève depuis trois semaines.
Indice 2 : Il ne me reste que trois semaines de célibat.
Indice 3 : Pamela (« Pam ») arrive. Et s’installe.
Dix minutes plus tard
Re :
Eh bien, c’est une surprise ! Félicitations, Leo, c’est amplement
mérité ! (Je parle de « Pam » bien sûr, pas du rhume).
Sincères salutations,
Emmi
Cinq minutes plus tard
Re :
Ça me refait penser à cette question que nous nous étions
posée il y a quelques mois, et qui n’a jamais reçu de réponse.
C’était : est-ce que notre rencontre a changé quelque chose ?
143
Pour ma part, oui ! Depuis lors, je suis capable de me
représenter ton visage lorsque je lis tes messages, je peux
deviner beaucoup plus vite l’humeur qui est la tienne quand tu
m’écris, et ce que tes mots veulent vraiment dire quand ils
signifient quelque chose d’absolument différent de ce qu’ils
ont l’air de dire à l’écran. Je vois tes lèvres former les mots. Je
vois tes yeux qui évitent les miens, tandis que tu commentes
ce qui se passe. A l’instant tu as écrit : « Eh bien c’est une
surprise ! Félicitations, Leo, c’est amplement mérité ». Et ce que
tu disais en fait, c’était : « Eh bien quelle déception ! Tout est
entièrement de ta faute, Leo, tu ne mérites certainement pas
mieux ». En plaisantant, tu as ajouté entre parenthèse « Je
parle de ‘Pam’ bien sûr, pas du rhume ». Un commentaire amer
et retors que j’ai lu comme suit : « Mieux vaut avoir la crève
pendant trois semaines que ‘Pam’ pour le restant de ta vie ! ».
Est-ce que je me trompe ?
Trois minutes plus tard
Re :
Non, Leo – il peut m’arriver d’être amère mais je ne suis pas
tordue. Je suis sûre que « Pam » est une femme formidable, et
je suis sûre qu’elle plus douce pour toi qu’un rhume des foins
quotidien. Tu n’as pas une photo d’elle à m’envoyer ?
144
Une minute plus tard
Re :
Non, Emmi.
Trente secondes plus tard
Re :
Pourquoi pas ?
Deux minutes plus tard
Re :
Parce que je ne sais pas ce que tu cherches avec ça. Parce que
tu ne devrais pas te préoccuper de la tête qu’elle a. Parce que
je ne veux pas que tu compares son apparence à la tienne.
Parce que je suis fatigué. Parce que je vais me coucher.
Bonne nuit, Emmi.
Une minute plus tard
Re :
Leo, tu as l’air boudeur et irritable. Pourquoi ? 1) Je commence
à t’énerver ? 2) Tu n’es pas heureux ? 3) Tu n’as pas de photo
d’elle ?
146
CHAPITRE DIX
Le soir suivant
Objet : Excuse
Désolé d’avoir été grincheux. Je ne suis pas au mieux de ma
forme en ce moment. Je reste en contact.
Bise,
Leo
*
Deux heures plus tard
Re :
Pas de problème. Reprends contact quand tu en as envie. Tu
n’as pas besoin d’être au mieux. Je me contenterais bien d’un
peu moins que mieux.
Emmi
***
147
Trois jours plus tard
Objet : Mon état d’esprit
Pourquoi ai-je donc eu durant ces trois derniers jours le
sentiment (parfois vraiment déchirant) que tu attendais
impatiemment que je veuille bien expliquer simplement
pourquoi je ne vais pas très bien en ce moment ?
*
Quatre heures plus tard
Re :
Probablement parce que tu te languis de l’expliquer. Si tu es
désespéré, accouche et arrête de tourner autour du pot.
Dix minutes plus tard
Re :
Non, Emmi, je ne désespère pas de l’expliquer ! Je ne peux pas
te l’expliquer parce qu’à moi-même, je n’y arrive déjà pas.
Mais paradoxalement, je pense que je te dois une explication.
Peux-tu expliquer ça ?
148
Huit minutes plus tard
Re :
Aucune idée, Leo. Peut-être bien que tu es devenu parano,
peut-être que tu penses que tu dois expliquer toutes les phases
par lesquelles tu en passes. (Ce serait nouveau, au fait). Si tu
veux, je peux demander à ma thérapeute si elle connait de
bons spécialistes en paranoïas d’explication de phases.
Une suggestion pour t’aider à te détendre : je ne te demande
pas pourquoi « tu ne vas pas très bien en ce moment ». Je le
sais déjà.
Trois minutes plus tard
Re :
Fantastique, Emmi ! Vas-y explique alors ! Je t’en prie.
Vingt minutes plus tard
Re :
Tu es inquiet à cause de « … », OK à cause de Pamela. Tu étais
son invité à Boston. Puis elle a été la tienne. Vous avez échangé
vos rôles à Londres ou à un autre endroit où seriez allés. Mais
aujourd’hui, les paramètres géographiques et romantiques de
votre relation ont changé. Elle vient vivre avec toi. Une
149
relation à distance va se muer en relation de proximité. Ce qui
veut dire la vie quotidienne de deux personnes au sein de
leurs quatre murs, plutôt que la pension complète à l’hôtel.
Nettoyer les vitres et rependre les rideaux lavés plutôt que de
contempler rêveusement un vaste paysage de conte de fées.
Au passage, elle ne vient pas seulement à toi. Elle vient à cause
de toi. Elle vient pour toi. Elle compte sur toi. Tu prends toute
la responsabilité, et cette pensée t’angoisse. Tu as peur de
l’incertitude, du sentiment décourageant que soudainement
tout pourrait être différent entre vous. Ton anxiété est
parfaitement compréhensible, et légitime, Leo. Tu ne saurais
être « au mieux de ta forme » en ce moment. Comment
saurais-tu alors décrire la phase de ta vie qui approche à
présent, et que présage-t-elle de ton futur ?
Tu vas plancher là-dessus en ton for intérieur, j’en suis sûre !
Bises et passe une bonne soirée
Emmi
*
Sept heures plus tard
Objet : Mon cher journal
Tu dois sûrement dormir.
150
Il doit être deux ou trois heures du matin. J’ai arrêté de boire
suffisamment longtemps pour ne plus tenir aussi bien l’alcool.
Ce n’est que mon troisième verre et tout est déjà flou. Bon, je
veux bien admettre que c’était un grand verre. Le vin est à
13.5 %, c’est ce que dit l’étiquette, et il est déjà monté au
cerveau, les 86 ou 87 % restants sont toujours dans la
bouteille. Je vais donc la boire en entier maintenant puisqu’il
n’y reste logiquement plus d’alcool. Tout est dans ma tête.
Pour être franc, c’était aussi la deuxième bouteille.
Emmi, je veux te dire quelque chose, tu es la seule femme à qui
j’écris, tu es la seule femme à qui j’écris. A qui j’écris sur ma
façon d’écrire, sur celui que je suis, et ce que je ressens. De fait,
tu es mon journal intime, mais tu ne te tiens pas tranquille
comme un brave journal. Tu n’es pas aussi patiente. Tu es
toujours en train d’interférer, de riposter, de me contredire, de
me perturber. Tu es un journal avec un visage, un corps et des
contours. Tu penses que je ne te vois pas, tu penses que je ne
te touche pas. Faux. Faux. Tout faux. Lorsque je t’écris, je
t’approche tout près de moi. Cela a toujours été le cas. Et
depuis que je t’ai rencontré « personnellement », tu sais,
depuis que nous nous sommes assis face à face, depuis lors –
Dieu merci personne n’a jamais pris ma tension artérielle –
depuis lors… Je ne te l’ai jamais dit, je n’ai jamais voulu. A quoi
151
bon ? Tu es mariée et il t’aime. Il a commis une grosse erreur
en restant silencieux. La plus grosse erreur qui soit, en fait.
Mais tu dois lui pardonner. Tu te dois à ta famille, et je ne le
dis pas parce que j’ai des valeurs conservatrices… enfin, peut-
être que mes valeurs sont un peu conservatrices, mais moi je
ne le suis pas, pas du tout. Où en étions-nous ? C’est vrai
Emmi, tu appartiens à ta famille. Et j’appartiens à Pamela, ou
elle à moi, peu importe. Non, non, je ne vais pas t’envoyer de
photo d’elle. Je ne le ferai pas car je trouverais cela trop… Je la
soumettrais à un examen trop approfondi, est-ce que tu me
comprends, Emmi ? Et mes raisons pour le faire ? Elle est
différente de toi, Emmi. Mais elle m’aime et nous avons pris
une décision, nous serons heureux, nous sommes très bien
assortis, nous avons un avenir, fais-moi confiance là-dessus.
Est-ce que je peux quand même t’écrire ça ? M’en voudras-tu ?
Toi et moi, Emmi, nous aurions dû arrêter tout ça depuis
longtemps. Ce n’est pas une façon de tenir un journal, c’est
insupportable. Tu es tout le temps en train de me regarder –
tu écrirais que tu me regardes toujours très, très, très… Et je
peux te voir me regarder quand tu dis très, très, très. Peu
importe que je parle, peu importe que je me taise longtemps,
tu continues à me regarder avec tes mots/yeux. Chaque lettre
de chacun de tes mots cligne vers moi, très très très… comme
152
ceci, ou bien comme cela. Chaque syllabe transporte ton
regard.
Emmi, Emmi, quel hiver abominable ça a été. Pas de Joyeux
Noël ou de Bonne Année de la part d’Emmi Rothner. J’ai
vraiment cru que c’était terminé. Après cette nuit, où tu as
écrit C’EST FINI. Cette nuit, et puis ensuite C’EST FINI – pas
c’est fini, mais : C’EST FINI – et bien ça été trop dur. Je t’ai crue
perdue. Tout s’est envolé, il n’est rien resté. Pas de journal. Pas
de journées. C’était une époque si horriblement vide, crois-
moi. Mais Pamela m’aime et de cela je suis sûr.
Emmi, laisse-moi te poser la question, as-tu oublié cette nuit-
là ? Nous n’aurions pas dû. Tu étais si en colère, si amère, si
triste, et pourtant tellement… Ton souffle, sur mon visage et
dans mes yeux, s’est insinué jusque sous ma peau. Quelle
intimité sexuelle peut être plus intime que ça ? Combien de
fois en ai-je rêvé, avec toujours les mêmes images. De vivre
une étreinte si étroite et ensuite d’être changé en pierre pour
toujours… Et ne plus rien ressentir d’autre que ton souffle.
Mais je ferais mieux d’arrêter d’écrire maintenant. Je suis très
légèrement saoul, le vin est fort avec ou sans l’alcool. Plus que
quinze nuits, Emmi, je les ai comptées, et Pamela sera là. Alors
ma nouvelle vie commencera, tu dis « phase », je dis vie. Mais
153
je n’ai pas de valeurs conservatrices, ou rien qu’un tout petit
peu. Ta vie est avec Bernhard et les enfants. Ne te coupe pas
d’eux. Les gens qui vivent leur vie en phases perdent de vue
son envergure, son étendue et le sens de la totalité qu’elle
forme. Ils vivent dans des petites parcelles insignifiantes. Et au
bout du compte, l’essentiel leur échappe. Santé !
Et maintenant, mon cher journal, bon sang de bois, je vais
t’embrasser. Ne me regarde pas comme ça !!! Et pardonne-moi
les e-mails de ce genre. Je ne vais pas super en ce moment, et
même pas très bien non plus. Et je suis un peu saoul. Pas
beaucoup, mais un peu. Alors. Point final. Fini. Envoyer. Fini,
pas C’EST FINI, juste fini.
Bien à toi
Leo
***
Le lendemain matin
Objet : plus que quatorze nuits
Cher Leo,
Décidément tes épanchements sous alcool, c’est vraiment
quelque chose ! Bien plus qu’une inondation de mots, c’était
un véritable torrent. Tu témoignes toujours de tant de remous
154
quand il s’agit de nous. Et pourtant parfois lorsque tes
placards s’ouvrent brusquement, et que tes mots sont trempés
de vin rouge, il t’arrive d’être assez philosophe. Tes
observations sur le conservatisme et les phases de la vie – les
vieux professeurs pourraient en prendre de la graine. Je ne
sais pas comment commencer à te répondre. Je ne sais même
pas s’il est judicieux que je le fasse. Est-ce que ça vaut la peine
pour quatorze nuits ? Il faudra que je demande à ma
thérapeute. Et toi, tu pourras évacuer tout cet alcool de ta
tête !
Bises
Ton journal qui se mêle de tout
*
Neuf heures plus tard
Re : Notre programme
Bonsoir Leo,
Ça y est ? Les mots ont arrêté de danser sur l’écran ? (Peux-tu
voir mon visage en eux ?). Si oui, j’ai la question suivante, en
ma qualité de journal intime, concernant notre programme
pour les deux semaines à venir (qui pourraient bien être les
dernières) : qu’allons-nous faire ?
155
1) Rien, afin que tu puisses te préparer en paix à l’arrivée
de « Pam » ? (Et je cite : « Mais elle m’aime et nous
avons pris une décision, nous allons être heureux, nous
nous sommes très bien assortis ». Commentaire annexe
d’Emmi : quelle grande décision !).
2) Allons-nous continuer à nous écrire comme s’il n’y
avait jamais rien eu entre ton journal et toi (et pour la
simple raison qu’il ne pourra jamais rien y avoir ?).
Notre correspondance cessera au moment où l’avion de
Boston atterrira, pour que tu puisses te concentrer sur
le reste de ta vie, pendant que je plongerai dans la
prochaine phase de la mienne – ou que je répéterai la
précédente parce que ma performance y aura été
médiocre ?
3) Ou nous verrons-nous encore une fois ? Tu sais, pour
l’une de nos célèbres ultimes rencontres. Parce que,
parce que, parce que… parce que rien. Juste parce que.
Comment avons-nous appelé ça l’été dernier ? « Une fin
appropriée ». Et arrêter une fois pour toutes ? Je ne
pense pas qu’une meilleure occasion se représentera
jamais.
***
156
Le lendemain soir
Objet : Plus que treize nuits
Salut Leo,
Je vois que tu as choisi la 1) sans même consulter ton journal.
Ou bien serais-tu encore en train d’y réfléchir ? Ou bien es-tu
seulement sobre et silencieux ? Allons, dis-moi !
Emmi
*
Deux heures plus tard
Re :
Sobre, silencieux et complètement perdu.
Dix minutes plus tard
Re :
Si tu es sobre, bois un verre. Si tu es silencieux, dis quelque
chose. Si tu es perdu, demande-moi. C’est à cela que sert ton
journal.
Cinq minutes plus tard
Re : Que devrais-je te demander ?
157
Six minutes plus tard
Re :
De préférence, demande-moi ce que tu aimerais savoir. Et si tu
es perdu au point d’ignorer ce que tu pourrais me demander,
parce que tu n’as pas la moindre idée de ce que tu voudrais
savoir : alors demande-moi autre chose. (J’ai appris à
construire des phrases comme ça grâce à toi !)
Trois minutes plus tard
Re :
D’accord, Emmi. Comment es-tu habillée ?
Une minute plus tard
Re :
Joli !! Considérant qu’il y a cinq minutes, tu n’avais aucune
piste, c’était une bonne, parfaitement valide – et d’aucuns
diraient même – brûlante question !
Cinquante secondes plus tard
Re :
Merci. (J’ai appris ces questions de toi !). Alors qu’est-ce que tu
portes juste ce moment ?
158
Cinq minutes plus tard
Re :
Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Rien ? Ou plutôt :
« Rien ! » ? J’espère que tu peux faire face à la triste réalité : je
porte un haut de pyjama en flanelle grise. J’ai perdu le
pantalon qui allait avec, alors je l’ai remplacé par un autre,
bleu clair qui n’arrête pas de descendre parce que l’élastique
est mort. Mais je me sens désolée pour ce bas de pyjama parce
qu’il est tout seul maintenant. Par une nuit brumeuse de
novembre, le haut assorti est passé dans une machine à 90°.
Pour m’épargner la vue de mon pyjama combo, je porte aussi
un peignoir de bain en serviette éponge couleur grain de café
de chez Eduscho. Est-ce que ça t’aide à te sentir un peu
mieux ?
Quinze minutes plus tard
Re : Et si on se voyait encore, Emmi, que crois-tu qu’il se
passerait ?
Trois minutes plus tard
Re :
Ah, voilà, tu vois ?
159
Cette dernière question montre déjà une amélioration notable
par rapport à la précédente. Tu as dû être inspiré par ma
tenue.
Deux minutes plus tard
Re :
Allons… que crois-tu qu’il se passerait ?
Huit minutes plus tard
Re :
Tu peux dire « se passera », Leo. Tu n’es pas obligé d’utiliser à
chaque fois le conditionnel.
Je réalise que tu es loin de souhaiter me rencontrer une
quatrième fois. Et je comprends ça parfaitement. Avec « Pam »
juste au coin de la rue, je me doute que tu es terrifié à l’idée
d’une nouvelle attaque sexuelle nocturne de ma part, et dont
tu ne voudrais peut-être pas avoir à te défendre. (Tu n’es pas
le seul à aimer le conditionnel).
Mais je peux apaiser tes craintes, mon cher : ce n’est pas ce
que j’imagine qui « pourrait » se passer cette fois.
160
Une minute plus tard
Re :
Alors quoi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Comme tu l’imagines.
Trente secondes plus tard
Re :
Mais je n’imagine rien, Emmi, tout au moins rien en
particulier.
Vingt secondes plus tard
Re :
C’est exactement ce que j’imagine aussi.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Chère Emmi, je ne sais pas. Si je voulais être franc, je ne crois
pas qu’une « dernière entrevue » soit une bonne idée, si aucun
d’entre nous ne peut imaginer à quoi elle ressemblerait. Je
161
crois qu’il vaut mieux nous en tenir à l’écriture. Ainsi nous
pourrons accorder plus de liberté à notre imagination.
Quarante secondes plus tard
Re :
Tu recommences, mon cher Leo. A l’instant, tu n’apparais plus
le moins du monde perdu. Ou silencieux. Mais toujours sobre,
malheureusement. Je ne pense pas que je m’y ferai un jour.
Bonne nuit, dors bien. J’éteins maintenant.
Trente secondes plus tard
Re :
Bonne nuit, Emmi.
***
Le lendemain soir
Objet : plus que douze nuits
Ma thérapeute m’a explicitement et énergiquement
déconseillé de te rencontrer durant cette phase (qui n’est ni ta
meilleure, ni bonne pour moi). Vous vous êtes concertés ?
*
162
Deux heures plus tard
Objet : Je me trompe ?
Tu es là. Je me trompe ?
Et tu lis mes e-mails. Je me trompe ?
Tu ne sais plus quoi dire. Je me trompe ?
Parce que tu ne sais pas quoi faire de moi. Je me trompe ?
Tu penses tout bas : Mon Dieu comme j’aimerais que ces
douze nuits soient terminées ! Je me trompe ?
Quarante minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Aussi difficile que ce soit pour moi de l’admettre, je crains que
tu n’aies raison sur toute la ligne.
Trois minutes plus tard
Re :
C’est vraiment triste !
Une minute plus tard
Re :
Pas que pour toi !
163
Cinquante secondes plus tard
Re :
On arrête alors ?
Trente secondes plus tard
Re :
Oui, ce serait la meilleure chose à faire.
Trente secondes plus tard
Re :
Quoi… maintenant ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Puisque tu me le demandes, oui, maintenant !
Vingt secondes plus tard
Re :
OK.
164
Quinze secondes plus tard
Re :
OK
Trente secondes plus tard
Re :
Toi d’abord, Leo !
Vingt secondes plus tard
Re :
Non, Emmi, toi d’abord !
Quinze secondes plus tard
Re :
Pourquoi ça serait moi ?
Vingt secondes plus tard
Re :
C’était ton idée !
165
Trois minutes plus tard
Re :
Mais tu me l’as soufflée, Leo ! Tu es une source d’inspiration
depuis bien des jours. Toi et ton silence. Toi et ta sobriété. Toi
et ta désorientation. Toi et ton « Ce serait la meilleure chose à
faire ». Toi et ton « Il vaudrait mieux que nous arrêtions ». Toi
et ton « Mon Dieu comme j’aimerais que ces douze nuits soient
terminées ! ».
Quatre minutes plus tard
Re :
C’est toi qui as mis cette phrase dans ma bouche, ma chère.
Une minute plus tard
Re :
Mon cher Leo, si je ne le faisais pas, mais on n’en verrait sortir
aucune !
Trois minutes plus tard
Re :
Emmi, la façon mélodramatique dont tu égrènes ce compte à
rebours d’adieu me rend nerveux. Objet : plus que quatorze
166
jours. Objet : plus que treize jours. Objet : plus que douze
jours. Quel douloureux fétichisme de l’objet de mail, et quel
masochisme extrême ! Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi est-ce
que tu rends tout plus difficile encore que ça ne le serait déjà
sans ça ?
Trois minutes plus tard
Re :
Même si je ne le rendais pas plus difficile, ça ne le rendrait pas
plus facile pour autant… Leo, mon coeur, laisse-moi
décompter nos dernières nuits ensemble (si l’on peut dire).
C’est ma façon d’y faire face. Il n’en reste plus tant que cela
maintenant, et demain il y en aura encore moins.
En d’autres termes : ton journal indéfectiblement provocateur
te souhaite une bonne douzième nuit.
B
167
CHAPITRE ONZE
Le lendemain
Objet : Une suggestion !
Bonjour, chère Emmi. Je voudrais faire une suggestion pour
notre programme virtuel des dix prochains jours. Chacun de
nous pourra poser une question par jour et devra répondre à
la question de l’autre. D’accord ?
Vingt minutes plus tard
Re :
Comment t’es venu une idée aussi insensée, mon cœur ?
Trois minutes plus tard
Re :
Est-ce ta question du jour, ma toute chère ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Un instant, Leo. Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord.
168
Tu sais que j’aime jouer – autrement je ne serais pas restée
assise ici pendant deux ans. Mais ce jeu est totalement mal
foutu. Que ferons-nous si, par exemple, ta réponse à ma
question entraine une autre question ?
Une minute plus tard
Re :
Tu pourrais la poser le lendemain.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Ce n’est pas juste ! Tout ce que tu veux, c’est faire passer plus
vite l’intervalle de temps entre moi et « Pam », afin de te
débarrasser enfin de ta correspondance avec ton journal.
Quarante secondes plus tard
Re :
Désolé, Emmi, c’est comme ça que le jeu fonctionne. Je le sais
parce que je l’ai inventé. Commençons-nous ?
169
Une minute plus tard
Re :
Juste une seconde. Suis-je autorisée à ne pas répondre à une
question ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Non, il n’y aura pas de non-réponse aux questions ! A la
rigueur, les réponses pourront être évasives.
Trente secondes plus tard
Re :
Dans ce cas, tu posséderais un avantage inique : tu t’entraines
depuis vingt-cinq mois !
Quarante secondes plus tard
Re :
Commençons-nous maintenant, Emmi chérie ?
Trente secondes plus tard
Re :
Et si je disais non ?
170
Deux minutes plus tard
Re :
Eh bien, ça constituerait à la fois ta question et ta réponse du
jour. Et nous nous recontactons demain.
Une minute plus tard
Re :
Si je n’étais pas certaine que tu sois ce même Leo Leike que j’ai
vu de mes yeux languissant à une table de café, essayant de
son mieux d’être si charmant qu’il pouvait même rivaliser
avec mon fantasme de lui, alors je dirais que tu n’es qu’un
sadique ! Vas-y alors, pose-moi une question. (Mais s’il te plait,
pas une sur mes vêtements !).
Emmi
*
Trois heures plus tard
Objet Question numéro 1
J’attends toujours ta première question, mon coeur. Tu ne vois
rien à me demander ? A propos, ce n’était pas ma question !
Ma question est : « Cher Leo, dans l’une de tes récentes
déclarations sous influence éthylique au sujet de toi et P… P…
171
Pamela, tu as dit que vous étiez tous les deux très bien
assortis. En quoi ? Je te serais reconnaissante de me
l’expliquer ».
Cinq minutes plus tard
Re :
Ma question pour toi, Emmi, est : « Le referais-tu ? ».
Quinze minutes plus tard
Re :
Très malin, Leo. Comme ça je peux choisir mon « le », et Dieu
me garde de choisir le mauvais, parce que je resterais coincée
avec pour toujours, même si c’est ta propre question. Si tu
n’étais pas Leo, mais n’importe quel autre homme, il serait
assez évident que tu ne pourrais faire référence qu’au sexe.
Dans notre cas, ma « visite » à ton appartement, ma déception,
mon désespoir, ma colère destructrice, et… ce qui s’en est
suivi. Si tu voulais parler de ça, alors ma réponse serait non.
Non je ne le referais pas. Je voudrais ne jamais l’avoir fait en
premier lieu.
Mais puisque tu es Leo Leike, ton « le » ne saurait faire
référence au sexe, mais à quelque chose d’autre, quelque
172
chose de plus vaste, quelque chose de sublime, quelque chose
d’une plus haute tenue. Sauf erreur de ma part, tu dois faire
référence à notre correspondance. Tu demandes :
« Recommencerais-tu ? Me réécrirais-tu encore ? Pourrais-tu
t’impliquer de la même façon une seconde fois, avec la même
intensité et la même tension émotionnelle ? Le referais-tu
même si tu savais comment tout ça va finir ?
Oui, Leo. Tant et plus. OUI ! Encore et encore.
Et maintenant, c’est ton tour !
*
Cinquante minutes plus tard
Re :
Je sais que tu n’as pas envie de répondre à ma question, mais
tu es obligé, Leo. C’est toi qui as inventé ce jeu !
*
Une heure plus tard
Re :
Ma réponse, chère Emmi, est : « Pamela et moi sommes très
bien assortis parce que nous sommes en harmonie. Nos
relations sont faciles et sans complication. Tout en faisant
173
exactement ce que nous voulons, nous ne faisons rien dont
l’autre n’aurait pas envie. Nous avons des personnalités
similaires, nous sommes tous deux assez tranquilles et
pondérés, nous ne nous agaçons pas l’un l’autre, nous
n’exigeons pas davantage que ce que nous ne sommes prêts à
donner nous-mêmes, nous ne voulons pas changer l’autre,
nous nous apprécions comme nous sommes. Nous ne sommes
jamais lassés l’un de l’autre. Nous aimons la même musique,
les mêmes livres, les mêmes films, la même nourriture, le
même genre d’art, avons la même attitude envers la vie, le
même sens de l’humour, ou sa même absence. En bref, nous
nous entendons bien, et nous voulons être ensemble ». C’est ce
que je voulais dire par « très bien assortis ».
Bonne nuit, Emmi.
***
174
Le lendemain soir
Objet : ???
Hello Emmi, ma question pour aujourd’hui est : « Pourquoi ne
m’écris-tu pas ? »
Dix minutes plus tard
Re :
Ma réponse (facile et sans complication) du jour est : « Si tu
relisais ton e-mail d’hier soir, tu comprendrais pourquoi ».
Quinze minutes plus tard
Objet : Question du jour
OK, finissons-en. Ma question est : « Ai-je raison de penser que
tu n’as pas vraiment envie que j’apprécie « Pam », et que tu ne
me laisses aucune chance d’être mieux disposée envers votre
couple ? Si tu l’étais, tu ne me présenterais pas un tableau de
vous deux qui ne me laisse aucune autre option que celle de
me glisser dans mon écran et hurler depuis les profondeurs de
mon cœur : aaaarrrhg ! C’est écœurant ! Ils aiment la même
musique, les mêmes livres, les mêmes films, la même
nourriture et le même art, ils ont les mêmes opinions, le même
sens de l’humour et même pire, la même absence de sens de
175
l’humour. Au secours ! Peut-être que dans quelques semaines,
ils se rendront sur un green de golf en portant les mêmes
chaussettes rayées bleu et blanches, pour un parcours
synchronisé. Mais hey, ces deux-là ne seront jamais jamais
lassés l’un de l’autre. Incroyable ! Comment diable y
parviennent-ils ? Ecouter Leo décrire sa compatibilité avec
« Pam » suffit à m’endormir en sursaut ». (Tu as vu ma
question ? Elle était quelque part au début).
Vingt minutes plus tard
Re :
Emmi, sois cinglante et moqueuse autant que tu veux. Je n’ai
jamais prétendu que j’étais passionnant... Si mes descriptions
t’endorment, et bien au moins, tu te calmeras un peu, et ça ne
pourrait qu’avoir un effet bénéfique sur ta pression sanguine.
Petite remarque, Emmi – que ta thérapeute pourrait
corroborer – c’est incroyablement inutile et même un peu
facile de laisser le train d’un homme quitter la gare (selon ta
formule), et puis s’en prendre à la femme qui est assise près
de lui dans un nouveau wagon. Tu ne pourras jamais me
dégoûter d’elle de cette façon. Au contraire, tu lui fais une très
bonne publicité.
176
Ce qui amène ma réponse à ta question, presque noyée sous
ton déluge émotionnel. Je n’ai pas la moindre influence sur la
façon dont tu pourrais être « bien disposée » envers mon
« partenariat », Emmi. Je préférerais que tu le sois. Mais si tu
te sens mieux de ne pas l’être, alors ne le sois pas. Je peux très
bien faire avec. Si quelque chose devait faire échouer mon
couple avec Pamela, ce ne serait absolument pas ton
« indisposition » envers lui.
Passe une bonne soirée
Leo
Dix minutes plus tard
Re :
Ce n’était pas gentil, Leo ! Quand je suis cynique, au moins je
ne suis que cela. Mais quand tu l’es, tu peux être vraiment
désagréable.
Et ce n’est pas MOI qui ai laissé ton train quitter la gare, mon
cher. A l’époque, j’avais écrit « Le train où nous étions tous les
deux a quitté la gare ». Ce n’est pas la même chose. Tu te
figures que j’ai unilatéralement renvoyé ton train et toi au
diable (et là, je ne veux pas dire « Pam » !). Le fait est, que toi
et moi avons tous les deux laissé filer notre train. C’était un
177
travail d’équipe bien huilé, après des mois et des mois
d’entrainement acharné sur la meilleure façon de manquer
notre gare. N’oublie pas ça s’il te plait.
Bonne nuit.
Trois minutes plus tard
Re :
Je retire les chaussettes rayées assorties. C’était mesquin.
Une minute plus tard
Re :
Mais tu as adoré ça.
Vingt secondes plus tard
Re :
Oui, et pas qu’un peu !
Trente secondes plus tard
Re :
Alors ça a bien rempli son office. Dors bien, ma chère lanceuse
de railleries.
178
Vingt secondes plus tard
Re :
Toi aussi, ma cible bien aimée ! C’est ce qui me plait vraiment
chez toi : tu peux apprécier une blague même à tes dépends.
Quarante secondes plus tard
Re :
Parce que j’aime te voir rire. Et rien ne semble te ravir
davantage qu’une blague à mes dépends.
Trente secondes plus tard
Re :
Hey, Leo mais j’adore les chaussettes rayées, tu sais ! Je suis
sûre que tu serais très mignon avec. Et même plus innocent
que d’habitude.
Bonne nuit !
***
179
Le lendemain
Objet : Ma question
Chère Emmi,
Ma question du jour est : « Qu’allez-vous faire maintenant,
Bernhard et toi ? ».
Cinq minutes plus tard
Re :
Non, Leo ! Suis-je obligée ?
*
Sept heures plus tard
Objet : Bernhard
Bien. A Pâques, il prend l’avion avec moi pour une semaine à
La Gomera aux Canaries, sans les enfants. Je souligne : il prend
l’avion avec moi, je ne pars pas avec lui. Mais nous serons dans
le même vol. Je vais le laisser faire. Je trouve que c’est
courageux de sa part. Il n’a rien à en attendre, et pourtant il en
attend tout. Il croit qu’il peut reconquérir mes sentiments et
réveiller notre grand amour, au milieu du sable, du sel, de la
crème solaire et des galets. Ben tiens. Peut-être que je vais
passer mon permis bateau.
180
Cinq minutes plus tard
Re :
Est-ce que ça signifie que vous donnez une deuxième chance à
votre mariage ?
Trois minutes plus tard
Re :
Oh, là comme tu y vas, mon cher ! Une seule question par jour !
Deux minutes plus tard
Re :
OK, je te la reposerai demain. Quelle est ta question ?
Quatre minutes plus tard
Re :
Je la réserve pour le prime-time. J’ai déjà vu le film d’horreur
qui passe ce soir.
*
Cinq heures plus tard
Objet : Ma question
Voici ma question : « Le ressens-tu encore ? »
181
*
Deux heures plus tard
Re :
Tu dois répondre à toutes les questions, mon cher Leo !
*
Deux heures plus tard
Re :
Trouillard ! Tu pourrais au moins admettre que tu ne sais pas
de quoi je parle. Ce serait au moins une façon stylée d’éluder le
fait que tu ne le ressentes plus. Parce que si la réponse avait
été oui, tu aurais su ce de quoi il s’agissait. Mais rassure-toi, je
n’y comptais pas. Il est tard, je vais dormir.
Bonne nuit. Encore sept réveils et nous en aurons fini.
Emmi
Vingt minutes plus tard
Objet : Bien sûr que oui !
Salut Emmi,
Je viens juste de rentrer. Pour répondre à ta question : « Oui,
bien sûr, je le ressens toujours ».
182
Bonne nuit
Leo
Trois minutes plus tard
Re :
Attends, Leo ! Je suis (soudainement) bien réveillée et je crains
de ne pas pouvoir te laisser t’éclipser pour dormir comme ça,
même à cette heure tardive. Je ne te laisserai pas faire ; c’est
contre les règles ! « Oui, bien sûr je le ressens toujours » est une
affirmation creuse. Ce n’est pas une réponse, et même pas une
évasive. Tu ne m’as donné aucune preuve suggérant que tu
saches ce que tu devrais pouvoir ressentir. Tu es sûrement
juste en train de bluffer pour avoir un peu la paix. Mais je suis
désolée, mon cher Leo, tu me dois toujours une réponse
adéquate !
Quinze minutes plus tard
Re :
Chère Emmi, ma réponse était tout aussi énigmatique que ta
question. Tu ne l’as pas appelé par son nom pour me tester, et
voir si je m’en rappelais. Je ne l’ai pas appelé par son nom
pour te tester et voir si tu croyais (apparemment pas) que je
183
savais de quoi je parlais et à quoi je pensais, et ce que je
ressentais en pensant à toi.
Oui, c’est toujours le cas. Parfois, la sensation se fait plus forte,
parfois plus faible. Parfois, je dois le réveiller d’abord en
fermant les doigts de ma main sur ma paume. Parfois, je le
caresse avec le pouce de mon autre main. Mais la plupart du
temps, il se manifeste tout seul. Je peux faire couler autant
d’eau que je veux dessus, il reste, et persiste à revenir. Parfois,
il picote, ce qui veut probablement dire que tu m’écris un mail
sarcastique. Et parfois, il me fait vraiment mal, ce qui veut dire
que tu me manques, Emmi, et que je souhaiterais que tout soit
différent. Mais je ne veux pas être ingrat. Je l’ai ce point où tu
m’as touché au centre de ma paume. Tous mes souvenirs et
mes désirs y sont concentrés. Ce point abrite le catalogue
complet d’Emmi, avec l’intégrale des accessoires pour le très
exigeant Leo Leike, contemplateur rêveur de-vastes-paysages-
de-contes-de-fées.
Bonne nuit !
Sept minutes plus tard
Re :
Merci, Leo, j’adore ! J’adorerais être avec toi à cet instant.
184
Une minute plus tard
Re :
Tu y es !
***
Le lendemain
Objet : Ma question
Hello Emmi. Comme promis, je vais répéter ma question
d’hier : « Etes-vous en train de donner une autre chance à
votre mariage ? ».
*
Deux heures plus tard
Re :
Comme c’est grisant ! Après le romantique Leo nocturne qui
peut être vraiment très charmant quand il parle de points de
contact, revoilà le sobre Leo diurne, le prêcheur par mail qui
lutte pour sauver les relations de sa confidente comme s’il
touchait une commission dessus. Hmmm. Je vais interposer
une question. La voilà : « Dans l’un des tout premiers
messages suivant la reprise de ma relation par mail, j’ai écrit
que j’avais parlé beaucoup de toi avec Bernhard, et de nous
185
deux, en fait. Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui s’est
dit ? Pourquoi toujours prendre Bernhard à part ? Pourquoi
n’arrives-tu pas à saisir que ma relation avec lui est
directement connectée à ma relation avec toi ? » (Et par pitié
ne me dit pas que ça fait trois questions. Il y avait trois points
d’interrogation mais ce n’est qu’une seule et même question !).
*
Trois heures plus tard
Re :
Chère Emmi,
Je ne veux pas que tu parles de moi avec Bernhard, ou tout au
moins, je ne veux pas savoir si tu le fais. Je ne suis ni un
membre de ta famille, ni de ton groupe d’amis. Je refuse
catégoriquement de croire que votre relation ait quoi que ce
soit à voir avec la nôtre. Je n’y crois pas ! Je n’ai jamais voulu ni
le défier, ni l’évincer, ni m’immiscer dans votre mariage. Je ne
voulais rien voler de toi à ton mari. Et a contrario, je ne
supporte pas l’idée de n’avoir été (et de n’être) pour toi rien
de plus que le suppléant de Bernhard. Depuis le début, il n’y a
toujours eu selon moi que deux alternatives : soit l’un, soit
l’autre. Ce qui signifie que lorsque tu as dit que tu étais une
186
épouse comblée, tout ce qui me restait était d’être le second
choix.
Passe une belle soirée
Leo
Vingt minutes plus tard
Re :
Une réponse, pour changer :
1) Est-tu en train de me dire que ces deux dernières
années tu n’aurais été que « l’autre » ? Je dois dire que
ton « second choix » était tout à fait capable de basculer
du côté du premier. Et si tu pensais tout ce temps que
tu n’étais que « l’autre », alors que tu étais tout sauf ça,
quel homme aurais-tu donc été, si tu avais vraiment cru
être, ce en quoi tu n’osais croire ?
2) Tu as écrit : « Je ne voulais rien voler de toi à ton
mari ». Ne vois-tu pas que c’est exactement le genre
d’affirmation ultraconservatrice que je déteste ? C’est
profondément dégradant. Je ne suis pas une
marchandise, la possession d’un homme qui ne peut
être abandonnée à un autre. Je M’APPARTIENS, Leo, et
à personne d’autre. Tu ne peux pas « me prendre » à
187
quiconque, et aucun mari au monde ne serait capable
de me « garder». JE SUIS la seule personne qui peut me
« garder » ou « me reprendre » à quelqu’un d’autre.
Parfois je me donne, parfois je m’abandonne. Mais très
rarement. Et pas au premier venu.
3) Tu fais une fixation sur « heureuse en ménage». Les
changements de ma vie de l’an dernier te sont-ils
complètement passés au-dessus ? N’en ai-je pas assez
parlé ? N’y ai-je pas fait référence à longueur de
temps ?
4) Ce qui m’amène à présent à ta sentencieuse question
toute chargée de strict optimisme catholique : « Etes-
vous en train de donner une seconde chance à votre
mariage ? ». Suis-je en train de donner une seconde
chance à mon mariage ? – Je pourrais te donner une
bonne réponse à cela, mon cœur ! Mais je vais la garder
pour moi pour l’instant. Tout ce que je veux dire
aujourd’hui c’est : Pour l’amour de Dieu, Leo, je me
contrefiche du mariage institutionnel ! C’est juste une
structure pour ceux qui veulent s’y cramponner quand
ils sentent qu’ils perdent pied. Ce sont les individus qui
comptent. Bernhard est important pour moi. Bernhard
et les enfants. Je ressens que j’ai un devoir ici, je le
188
ressens encore. Est-ce que ça nous conduira quelque
part, ça reste à voir.
5) J’attends de ta part une question plus excitante pour
demain !!! Nous n’avons plus que six nuits, mon très
cher.
6) Passe une bonne soirée. Je sors au cinéma.
***
Le soir suivant
Objet : Ok, excitante
Hello Emmi,
Ma question est : « Qu’es-tu allée voir au cinéma et comment
c’était ? » Non je plaisante ! Ma vraie question : « Est-ce que tu
penses quelquefois à faire l’amour avec moi ? ».
Dix minutes plus tard
Re :
Leo, merci beaucoup pour celle-ci ! Tu l’as posée juste pour me
faire plaisir, pas vrai ? Tu sais combien je craque pour ce genre
de questions. Tu sembles ne t’y intéresser qu’en compagnie de
ton amie la bouteille de Bordeaux. Mais je dois dire que je suis
aux anges que tu te comportes comme si le sexe n’était pas
189
tabou, même sobre. Et rien que pour ça, tu as mérité une
réponse sincère : « Non, je ne pense pas quelquefois à l’amour
avec toi ». J’adorerais te retourner la question, mais aussi
étrange que ça puisse paraître, la pensée de l’arrivée
imminente de « Pam » ta petite-amie synchronisée s’est
interposée. Donc en ce qui concerne le sexe, je pense que je
vais m’en tenir là avec mon correspondant conservateur, Leo
« soit l’un, soit l’autre » Leike.
Deux bises
Emmi
Trente secondes plus tard
Objet : Pamela
Très étrange. Tout ce que ça te coûte d’écrire le mot « sexe »
probablement en portant tes chaussettes rayées, et moi j’ai
besoin de descendre deux verres de whisky.
Malheureusement, ma question du jour est loin d’être aussi
alléchante. La voici : « Qu’est-ce que Pamela sait de nous ? ».
(Note : j’ai écrit « Pamela ». Donc j’attends une réponse d’un
sérieux équivalent).
190
Une minute plus tard
Re :
Rien !
Deux minutes plus tard
Re :
Quoi, rien du tout ? Tu plaisantes ?
Dix minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
Cher Leo,
J’espère que tu voudras bien convenir que « Rien ! » ne saurait
suffire. Je veux dire que ça ne peut pas être là l’intégralité de ta
réponse. Ma question tentait d’établir POURQUOI « Pam »
savait ce qu’elle savait à propos de nous, et s’il s’avérait qu’elle
ne sache rien, POURQUOI diable ? Bon c’est évident, parce que
tu ne lui as rien dit. Mais POURQUOI NON ? C’est ma question
du jour. (Non pas de demain, d’aujourd’hui !). Et je te
préviens : si tu ne veux pas donner de réponse
volontairement, je volerai jusqu’au n°15 et je te l’arracherai en
personne. J’en ai besoin, j’ai besoin de le savoir, et j’ai besoin
d’aller le partager avec ma thérapeute à l’aube demain matin.
191
Une minute plus tard
Re :
Je t’imagine très bien dire ça, Emmi ! Chaque fois que tu exiges
quelque chose (de moi) séance tenante, tu me regardes droit
dans les yeux et tes pupilles se transforment en flèches vert
fluo. Tu pourrais poignarder quelqu’un à mort avec un regard
pareil.
Quarante secondes plus tard
Re :
C’est très bien observé ! Et avant que je ne te saute à la gorge
en montrant les crocs, je vais cligner des yeux trois fois. Une.
Deux. Deux un quart. Deux et demie… J’attends, Leo !
Dix minutes plus tard
Re :
A Boston, je n’ai rien dit à Pamela sur nous parce que je
considérais que c’était une affaire classée. Et après Boston, je
ne lui ai rien dit de nous parce que je ne lui en avais pas parlé
avant. Je n’allais pas commencer par le milieu. Une histoire
aussi folle que la nôtre, ou tu racontes dès le départ, ou pas du
tout.
192
Une minute plus tard
Re :
Tu aurais pu lui faire un cours de rattrapage accéléré.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Juste.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mais ça n’aurait pas valu la peine parce que tu voulais mettre
un terme à toute cette « folle » affaire avec moi (ou au moins
ne pas la recommencer) et aussi rapidement que possible.
Trente secondes plus tard
Re :
Non.
Vingt secondes plus tard
Re :
Que veux-tu dire par « non » ?
193
Trente secondes plus tard
Re :
Ta conclusion est fausse.
Quarante secondes plus tard
Re :
Alors donne-moi en une bonne !
Deux minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
Non, Leo, pas demain ! (Fais attention, je suis prête à bondir !)
Trois minutes plus tard
Re :
Je ne lui ai rien dit de nous parce qu’elle n’aurait pas compris.
Et si elle avait compris, alors ça n’aurait pas été vrai. Il est
impossible de comprendre la vérité sur nous, vois-tu. A la
base, je ne la comprends pas moi-même.
194
Trente secondes plus tard
Re :
Allons, Leo, bien sûr que tu la comprends.
En fait tu la comprends extrêmement bien. Suffisamment bien
pour la garder pour toi. Tu ne veux pas que « Pam » se sente
insécurisée.
Quarante secondes plus tard
Re :
Peut-être.
Une minute plus tard
Re :
Mais ce ne serait pas une bonne idée de commencer une
relation avec une femme tout en taisant un secret sur une folle
histoire avec une autre, mon cher.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Le secret est bien gardé, ma chère Emmi.
195
Deux minutes plus tard
Re :
Bien sûr, dans tes placards pleins de sentiments. Tasse Emmi
dans l’un d’entre eux. Ferme la porte. Tourne la clé à fond
plusieurs fois. Règle la température intérieure à moins vingt.
Voilà. Et assure-toi de dégivrer tous les trois ou quatre mois.
Bonne nuit. Il fait froid. Je vais sous les couvertures.
b
196
CHAPITRE DOUZE
Le lendemain soir
Objet : Ma question
Chère Emmi,
On ne va pas se poser de question aujourd’hui ? Le jeu est-il
fini ? Est-tu fâchée ? (Trois points d’interrogation, une
question - les règles interprétées par Emmi Rothner).
Deux heures plus tard
Objet : Ma question
C’est quoi, la vérité sur nous, Leo ?
Quinze minutes plus tard
Re :
La vérité sur nous ? Tu as une famille que tu adores, un mari
qui t’aime, et un mariage qui peut encore être sauvé. Et j’ai une
relation qui ne mène à rien. Chacun de nous a un avenir. C’est
seulement que nous n’en avons pas un ensemble. D’un point
197
de vue réaliste, ma chère Emmi, c’est là toute la vérité sur
nous.
Trois minutes plus tard
Re :
Je déteste quand tu es réaliste !
En passant, ce n’est pas la vérité SUR nous, mais juste la vérité
SANS nous. Et crois-le ou pas, Leo, je le savais déjà ! Elle
réapparait à peu près tous les cinq e-mails que tu m’envoies
depuis deux ans. Parfait, je sors ce soir. Je vais dîner avec
Philip. Philip ? C’est un web designer, jeune, célibataire et
drôle. Il m’adore et je suis d’humeur, pas spécialement pour
lui, mais pour son adoration. C’est la vérité sur Philip et moi. Si
ta question de demain était « Comment s’est passé ta soirée
avec Philip ? » je peux y répondre dès maintenant : c’était très
reposant.
J’espère que tu aimeras ta soirée.
Emmi
*
198
Six heures plus tard
Re :
Hello Emmi, il est quatre heures du matin, et je ne dors pas.
Ma question pour le jour qui se lève est : « Allons-nous nous
revoir une autre fois ? ».
***
Ce matin là
Objet : A quoi bon ?
Cher Leo,
N’est-ce pas un petit peu tard pour une question comme celle-
là ? Il y a à peine deux semaines tu étais arc-bouté sur un
programme radicalement contre. Et je cite : « Je n’arrive pas
bien à imaginer qu’une ‘dernière’ rencontre soit une bonne
idée si aucun d’entre nous n’est capable d’imaginer comment
elle se passerait ». Pourquoi maintenant ? Tu ne crois pas tout
d’un coup que « quelque chose » pourrait arriver quand
même, si ? Si j’ai bien compté, Leo, « nous » n’avons plus que
trois jours avant l’arrivée de « Pam ». Trois jours pour
découvrir sur nous une vérité remarquablement différente de
celle que tu insistes pour décrire comme « réaliste ». Une
199
vérité qui ne sera probablement pas très bien accueillie par ta
petite-amie de Boston, qui ne sait rien de nous, et par
conséquent ne doit rien découvrir de nous. Donc, il ne nous
reste que deux soirs pour un rendez-vous secret. Mais
pourquoi, Leo ? A quoi bon ? Oui, je pense que ce sera ma
question du jour, tu peux l’appeler ma troisième dernière
question. À QUOI BON ?
Vingt minutes plus tard
Re :
Emmi, nous n’avons pas à nous rencontrer le soir. Je pensais
plus à une heure ou deux l’après-midi dans un café.
Trente secondes plus tard
Re :
Oh, je vois. Bien sûr, Leo ! Sympa ! Pourquoi faire ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Pour que je puisse te revoir.
200
Trente secondes plus tard
Re :
Que comptes-tu en retirer ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Du bien-être.
Sept minutes plus tard
Re :
J’en serais ravie pour toi, mais ce serait tout le contraire de ce
que je ressentirais. Te revoir : bien. Te revoir « une fois
encore », une dernière fois : merde ! On se voit pour la
dernière fois depuis un an et demi maintenant, Leo ! Nous
nous disons adieu depuis un an et demi. Il semble que nous ne
nous soyons rencontrés que pour nous dire adieu. Je n’en peux
plus. Je suis saturée, écœurée, et ravagée par tous ces adieux.
S’il te plaît, va t’en, tout simplement. Remets-moi ton
administrateur système : lui au moins, je peux compter dessus
pour me répondre sèchement dans les dix secondes. Mais
arrête avec tes au revoir sans fin. Et ne me donne pas
maintenant le sentiment humiliant que tu es incapable de
201
penser à quelque chose de plus gentil que « me voir une
dernière fois ».
Neuf minutes plus tard
Re :
Je n’ai pas dit « une dernière fois », j’ai dit « une autre fois ».
Mais l’écrit rend toujours les choses plus dramatiques qu’elles
ne le sont. Tu ne trouverais pas ça humiliant en face-à-face.
Dans tous les cas, jamais je ne te perdrai. Tu fais trop partie de
moi. J’ai toujours considéré ça comme un atout. Chaque
impression sensorielle d’Emmi est un bonus. Pour moi te dire
adieu signifie ne plus penser et toi et ne plus rien ressentir.
Crois-moi, je suis à mille lieues de ça.
Cinq minutes plus tard
Re :
Mais quelles conditions d’accueil parfaites pour la femme avec
qui tu vas passer le restant de ta vie ! Pauvre Pamela ! Dieu
merci, elle ne sait rien de tes impressions sensorielles d’Emmi.
Evite de lui montrer les clés de tes placards à sentiments, cher
Leo, quoi qu’il arrive. Elle en serait profondément blessée.
202
Douze minutes plus tard
Re :
On ne peut pas tromper rien qu’en éprouvant des sentiments,
ma douce Emmi. Ce n’est que lorsque tu agis en fonction d’eux
et que tu causes ainsi de la souffrance à quelqu’un, que tu as
fait quelque chose de mal. Et autre chose : il ne faut pas du
tout être désolée pour Pamela. Mes sentiments pour toi ne
retirent rien à ceux que j’ai pour elle. Ils n’ont rien à voir les
uns avec les autres. Ils ne sont pas en compétition. Tu es une
personne complètement différente d’elle. Je n’ai pas
d’allocation fixe de sentiments à partager entre différentes
personnes qui comptent pour moi de différentes façons.
Chaque personne importante pour moi a ses propres mérites
et occupe son propre espace en moi. Je ne peux pas croire que
ce soit différent pour toi.
Quinze minutes plus tard
Objet : Tromper
Cher Leo,
1) Tu n’as pas besoin de dire « personne », pourquoi ne
pas dire « femme » ? Je sais de qui tu parles.
2) Que veux-tu dire par « agir tes sentiments » ? Tu agis
tes sentiments en les ressentant. Bien au contraire,
203
tromper, c’est se cacher dans un échange de
sentiments, les sentiments (que tu ressens) pour
quelqu’un d’autre. Mais rassure-toi Leo, je n’ai appris
ça que depuis que je suis en thérapie. J’ai trompé
Bernhard avec toi, pas cette nuit particulière, mais
durant les trois cents autres nuits précédentes. Mais
c’est du passé maintenant. Maintenant il sait tout. Il sait
même ma « vérité sur nous ». Cela pourrait n’être que
la moitié de la vérité, mais c’est ma moitié. Et je n’en ai
pas honte.
3) Bien sûr, je pourrais te féliciter et montrer mon
admiration parce que, quelle que soit la taille de ton
cœur, il semble y avoir assez d’espace en lui pour
plusieurs placards pleins de sentiments pour
différentes femmes. Malheureusement, j’ai trente-cinq
ans, et un peu vécu, et je n’ai aucun problème à dire
que toute cette histoire est très simple. Tu aimes – oui,
même toi – garder plusieurs femmes dans ton cœur.
Encore mieux, tu aimerais que le plus de femmes
(intéressantes) possible te portent dans leur cœur.
Bien sûr, elles sont vraiment très différentes les unes
des autres. Chacune d’entre elle a « quelque chose
d’assez spécial ». Chacune est unique. Et ce n’est pas
204
surprenant, Leo, parce que tu es celui qui les isole.
Lorsque tu penses à l’une, tu oublies toutes les autres.
Lorsque tu ouvres un placard plein de sentiments, tous
les autres restent bien fermés.
4) Je ne suis pas comme ça. Mes sentiments ne sont pas
parallèles. Ils sont linéaires. L’un après l’autre. Et rien
qu’un seul à la fois. En ce moment, c’est, hem, disons
Philip. Il fleure bon Abercrombie et Fitch.
5) Bien, maintenant je vais éteindre et je ne rallumerai
pas avant demain matin. Passe un bonne avant-
dernière après-midi, une bonne avant-dernière soirée
et une bonne avant-dernière nuit, Leo. J’espère que tu
dors mieux.
Emmi
*
Cinq heures plus tard
Objet : De scandaleuses preuves écrites
Chère Emmi,
a) Je suis ennuyeux quand je suis sobre.
b) Je n’ai aucun sens de l’humour, même quand j’ai bu.
c) Je m’entraine aux réponses évasives depuis deux ans.
205
d) Quand j’ai des sentiments, je trompe (spécifiquement :
toi avec Pamela, Pamela avec toi, et toutes les deux
avec moi-même).
e) Tous les cinq mails, je t’envoie de subtils rappels que
toi et moi sommes tous deux « pris », et que nous
n’avons donc pas d’avenir ensemble.
f) Je n’ai pas cessé de te dire au revoir depuis deux ans.
g) Mes pouvoirs de séduction sont limités. Tu ne vois
absolument aucune raison de me revoir.
h) Ma philosophie de vie est répréhensible : « J’aimerais
que le plus grand nombre possible de femmes
(intéressantes) me portent dans leur cœur ». (Puis-je
faire une confession, Emmi ? Je prendrais aussi celles
qui ne sont pas intéressantes. Simplement pour qu’il y
en ait le plus possible).
i) Je suis un homme.
j) Je ne sens pas ce truc d’Evercrumby et Fish.
k) Et donc mon avant-dernière question sera : POURQUOI
M’ÉCRIS-TU ENCORE ?
***
206
Le lendemain matin
Re :
Parce que je dois répondre à ton avant-dernière question.
Parce que ce sont les règles du jeu. Parce que je ne vais pas
abandonner si près de la fin. Parce que je n’abandonne jamais.
Parce que je ne peux pas perdre. Parce que je ne veux pas
perdre. Parce que je ne veux pas te perdre.
Cinq minutes plus tard
Objet : Et à part ça
Et parce qu’à part ça, tu m’écris parfois des mails vraiment
adorables.
Et que cela n’arrive pas souvent que tu n’aies pas d’humour et
que tu sois ennuyeux en même temps.
Trois minutes plus tard
Objet : Qui plus est
D’accord, je ne t’ai jamais trouvé ennuyeux ! (Sauf quand tu
écris sur ce que « Pam » et toi avez en commun). Et
l’apparence ne fait pas tout, Leo – C’était l’un de tes refrains
favoris, tu ne te souviens pas ?
207
Sept minutes plus tard
Objet : D’accord, d’accord
Bon d’accord, d’accord, d’accord… Tu es séduisant. Tu le sais, je
le sais, tout le monde le sait ! Est-ce que ton orgueil est
satisfait ?
*
Une heure plus tard
Objet : (pas d’objet)
C’est bon, Leo, prends un peu de temps pour bien assimiler
tout ça.
*
Deux heures plus tard
Objet : Mon avant dernière question
Peut-être que tu attendais mon avant-dernière question ? La
voici : Allons-nous concrètement nous arrêter après demain,
ou continuer à nous écrire ? Je veux dire, de temps en temps,
quand l’un de nous en aura envie ? Nous pouvons toujours
nous dire adieu pour officialiser tout ça, et pour le bien de
« Pam », pour que les choses soient nettes en ce qui la
concerne. Oh, mais attends, tu es « à mille lieues » de me dire
208
adieu ; tu vas juste congeler tes sentiments pour un temps.
Peu importe. Allons-nous continuer d’écrire ? Ou préférerais-
tu ne pas être dérangé à partir de maintenant, à partir de
« Pam », dirons-nous ? Tu me le dis simplement et j’arrêterai
de regarder mes mails. Ou je me déconnecterai d’internet.
Non, ça sera dur, j’ai sept nouveaux clients qui veulent que je
leur fasse un site – ils préféreront que je travaille en ligne. Peu
importe. Allons-nous continuer à écrire, Leo ? Pourrais-tu le
faire malgré « Pam » ? Cela pourrait être à tout moment. Mais
allons-nous continuer à écrire ?
Dix minutes plus tard
Re :
Oui, continuons. Avec la condition que tu as mentionnée dans
ta troisième phrase « quand l’un de nous en aura envie ». Je
vais être honnête avec toi, Emmi. Je ne sais pas si j’en aurai
envie, ni quand, ni combien de fois. Et si j’en avais envie, si ce
serait une bonne chose de le faire finalement. N’attends jamais
un e-mail de moi, s’il te plait. S’il y en a un, alors c’est que j’en
aurai eu envie. S’il n’y en a pas, peut-être que je n’en aurai pas
eu envie. La réciproque est aussi vraie. Nous ne pouvons plus
continuer à nous rendre dingues dans l’attente d’un message,
209
ni à rédiger fiévreusement des réponses. Ecris-moi, Emmi, si
tu en as envie. Et si j’en ai envie, je te répondrai.
Trois minutes plus tard
Re :
Ce mail n’était pas sympa du tout, Leo ! Mais je comprends ce
que tu dis. Et je m’y conformerai. Assez pour aujourd’hui, bye !
Maintenant, j’ai envie d’éteindre. Demain est un autre jour.
Même si à certains égards, ce sera notre dernier.
***
Le matin suivant
Objet : Question finale
Chère Emmi,
Comment aurai-je dû me comporter à l’époque, qu’aurais-je dû
faire, qu’est-ce qui aurait été préférable ? Quand ton mari m’a
supplié de disparaître de ta vie, de ne pas détruire ton
mariage, de « sauver » ta famille. « Boston » était la seule
solution sensée, non ? Quelle autre décision aurais-je pu
prendre, et qui aurait été la bonne ? Cette question me torture
depuis dix-huit mois. Réponds-moi, je t’en prie !
210
Une heure plus tard
Objet : Réponse finale
Peut-être que tu ne pouvais pas prendre de meilleure décision
tout seul en effet. Mais tu n’aurais pas dû la prendre seul. Tu
aurais dû me permettre de t’aider à la prendre. Tu aurais dû
me faire savoir quelle était la situation avec Bernhard,
puisqu’il était trop lâche pour le faire lui-même. Ce n’était pas
TA responsabilité à l’époque de « sauver » mon mariage ou d’y
mettre un terme. C’était la nôtre, la mienne et celle de mon
mari ! Ton pacte secret avec lui, ton départ mystérieux pour
Boston m’ont volé l’opportunité de faire un pas dans la bonne
direction au bon moment. Et oui, tu aurais dû te battre un peu
plus pour moi, Leo. Pas comme un héros, pas comme un brave
gars, pas comme un « vrai mec », simplement comme
quelqu’un qui a confiance dans ses propres sentiments. Oui, tu
as raison : nous ne nous connaissions pas à l’époque, nous ne
nous étions même jamais vus. Et alors ? Je maintiens que notre
relation était suffisamment développée. C’est vrai que nous
n’avons pas vécu ensemble au sens traditionnel du terme,
mais nous avions une expérience l’un de l’autre, et c’est
beaucoup plus important. Nous étions prêts à nous embrasser
sans même nous voir, tant nous étions sûrs de notre mutuelle
dévotion. Et notre lien était très étroit. Mais, toi tu n’as pas
211
voulu t’engager. Tu m’as laissée tomber au nom d’un sens de
la chevalerie mal placé. Sans même opposer de résistance.
VOILÀ ce que tu aurais pu avoir fait différemment. VOILÀ ce
que tu aurais pu améliorer, mon cher Leo.
Dix minutes plus tard
Re :
Je voulais ce qu’il y a de mieux pour toi. Malheureusement, je
n’ai jamais pu penser que ça aurait pu être moi. Pas de bol.
Dommage. Trop tard. Je suis désolé. Vraiment désolé !
Cinq minutes plus tard
Objet : Ma dernière question
Viendras-tu me voir, Leo ?
Quinze minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
Ne fais pas ton timide, et réponds.
212
Cinq minutes plus tard
Re :
Quelle était donc cette délicieuse réponse que tu as servie en
majuscules il y a deux jours, confrontée à une situation
similaire ? À QUOI BON ?
Une minute plus tard
Re :
Je n’appelle pas ça une réponse. C’est une autre question. Mais
je crains qu’il ne t’en reste plus, mon cher : tu les as toutes
utilisées pour des idioties.
Maintenant, tu vas devoir prendre un risque. Viendras-tu me
voir ? Ou plus précisément : viendras-tu me voir aujourd’hui ?
Oui ou non.
Vingt minutes plus tard
Re :
Tu offres un bon spectacle, mon cher Leo. Ni « oui », ni « non ».
Et pourtant, cela ne peut vraiment être que TA décision. Tu
peux choisir, sans avoir à y penser très longtemps.
213
Trois minutes plus tard
Re :
Mais je pense à toi. A toi et à ce que tu as écrit jeudi. « Te voir :
très bien. Te voir une fois encore, une dernière fois : merde ! ».
C’est plutôt l’opposé de ce que tu soutiens aujourd’hui.
Pourquoi maintenant tout d’un coup ? Pourquoi devrais-je
venir ? Si tu ne me donne pas de réponse, j’en trouverai une
moi-même.
Une minute plus tard
Re :
Tu réfléchis de travers, Leo ! OK, quand tu te seras décidé, je te
dirai. Alors viendras-tu chez moi, 14 Felgasse, troisième étage,
appartement 17 ? Oui ou non ?
Huit minutes plus tard
Re :
Oui
Cinquante secondes plus tard
Re :
Vraiment ? Tu en es sûr ?
214
Quarante secondes plus tard
Re :
Ces questions ne sont pas autorisées. Mais je répondrai quand
même : Non Emmi, je ne suis pas sûr. Je ne suis absolument
pas sûr. J’ai rarement été moins sûr de toute ma vie. Mais je
prends le risque.
Deux minutes plus tard
Re :
Merci Leo ! Tu peux maintenant effacer de ton esprit tous les
scénarios catastrophes et autres visions d’horreur. Ce ne sera
qu’une très courte entrevue. Disons, dix minutes. Je voudrais
juste boire un whisky avec toi. Un seul, c’est promis. (Tu
pourras prendre un verre de vin rouge, si tu préfères). Et puis
– et c’est la véritable raison de mon invitation – j’aimerais te
donner quelque chose. Cette remise ne prendra pas plus de
cinq secondes. Et après, mon cher, tu seras libre de partir.
Une minute plus tard
Re :
Que veux-tu me donner ?
215
Deux minutes plus tard
Re :
Quelque chose de personnel. Un souvenir.
Je te promets qu’il n’y aura pas de drame, pas de scène et pas
de larmes. Juste une gorgée de whisky, je te donne quelque
chose. Et après, bye-bye.
Cela ne sera pas douloureux. Compte tenu de la situation, je
veux dire. Alors viens !
Quarante secondes plus tard
Re :
Quand ?
Trente secondes plus tard
Re :
A vingt heures ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Vingt heures, d’accord.
216
Trente secondes plus tard
Re :
Alors à tout à l’heure, vingt heures !
Quarante secondes plus tard
Re :
A tout à l’heure, vingt heures !
C
217
CHAPITRE TREIZE
Deux semaines plus tard
Objet : Signes de vie
Hello Emmi, comment vas-tu ? (Ce serait bien de pouvoir
changer de phrase un jour, mais pour laquelle ?). Cela me
ferait grand plaisir de savoir que tu vas bien. Je pense à toi
souvent. A chaque fois que… Je crois que tu sais ce que je veux
dire. Merci pour ça !
Leo
***
Trois jours plus tard
Re :
Salut, Leo,
C’est bon d’avoir de tes nouvelles. Alors comme ça, tu en as eu
envie ? Pour de bon ? Ou bien était-ce encore la même saleté
de rupture de silence habituelle, d’apitoiement sur la
séparation, de soulagement de conscience, et de défi à la
218
distance ? Oui Leo, je vais bien. (Pourquoi présumes-tu
d’ailleurs que le mieux que je puisse aller soit « bien » ?) La
vérité, c’est que je ne me sens pas assez bien pour te
demander en retour comment tu vas. Je ne veux pas le savoir.
Parce que ça ne me ferait pas du tout plaisir d’apprendre que
pour toi les choses vont deux fois mieux que « bien ». Et je
présume que c’est le cas.
Salutations de loin,
Emmi
***
Une semaine plus tard
Objet : Maintenant
Chère Emmi,
Oui, j’en avais assez envie.
Bonne nuit,
Leo
***
219
Un jour plus tard
Re :
Heureuse de l’entendre !
Bonne nuit,
Emmi
***
Deux semaines plus tard
Objet : Quelle coïncidence !
Salut Leo
Est-ce que « Pam » ne serait pas, par hasard, une grande et
mince beauté blonde aux longues jambes ? Un peu comme ta
sœur Adrienne ? A peu près de mon âge, ou quelques années
plus jeune, peut-être ? Le bureau de mon comptable est au
coin de ta rue (Non, ce n’est pas pour cette raison que je l’ai
choisi !). Et juste au moment où je passais devant ta porte,
l’une de ces grandes bringues, je veux dire, une de ces grandes
et séduisantes femmes au maquillage pâle en est sortie,
comme le mannequin d’un catalogue sur un shooting d’hiver.
Elle avait l’air si américaine : le long cou, les chaussures
couleur bronze, le volumineux sac à main carré, le menton
ciselé par le mâchage énergique du chewing-gum. Je parie que
220
c’est ainsi que l’on mâche du chewing-gum à Boston. Cela
devait être « Pam ». Tu peux imaginer comme j’étais surprise.
Le monde est petit, non ?
Bien cordialement
Emmi.
***
Trois jours plus tard
Re : En rogne ???
Leo, tu m’en veux ? Il ne faut pas t’inquiéter, je ne reverrai plus
mon comptable avant six mois.
*
Une heure plus tard
Re
Chère Emmi
Bien évidemment, je ne saurais exiger que tu fasses (ou ne
fasse pas) quelque chose. Mais je te demanderais de te retenir
de faire d’autres voyages de reconnaissance purement fortuits
chez ton comptable dans mon secteur. Cela n’apporterait rien
de bon.
221
Porte-toi bien,
Leo
PS : A propos, Pamela ne mâche pas de chewing-gum, ni de
façon nord-américaine, ni sud-américaine, ni d’aucun autre
coin du monde.
*
Trois heures plus tard
Re :
Ça devait être une bouchée de hamburger alors. Décompresse
un peu Leo. Tu prends vraiment tout au sérieux ! Qu’est-ce que
ça peut faire si j’ai reconnu « Pam ». Ou si je la connaissais ?
Nous nous apprécierions peut-être, nous pourrions devenir
les meilleures amies du monde, partir en vacances ensemble,
et comparer nos notes sur Leo Leike. Et tous les trois, nous
pourrions vivre ensemble en colocation. Ou tous les cinq,
comme ça je pourrais m’occuper des enfants le soir.
OK, c’est bon j’arrête. Je ne pense pas que tu trouves cela
particulièrement drôle, n’est-ce pas ? A dire vrai, moi non plus,
en fin de compte.
En te souhaitant d’agréables jours tranquilles avec beaucoup
de soirées en terrasse au n°15.
222
Bien à toi,
Emmi
PS : je pars en vacances !
***
Une semaine plus tard
Objet : La septième vague
Hello Leo,
Je suis assise à mon balcon de Playa de Alojera à La Gomera,
contemplant par la fenêtre les criques de galets et de sable
noir, et leurs langues de vagues salées qui s’étendent loin sur
la mer, à perte de vue, jusqu’à l’horizon séparant le bleu clair
du bleu foncé, le ciel de la mer. Tu ne saurais imaginer comme
c’est beau ici. Vous devriez y venir ensemble absolument. C’est
comme si ce lieu avait été créé tout spécialement pour les gens
qui venaient de tomber amoureux.
Pourquoi suis-je en train de t’écrire ? Parce que j’en ai envie.
Et parce que je ne veux pas attendre la septième vague en
silence… Les gens d’ici racontent une histoire sur
l’indomptable septième vague. Les six premières sont
prévisibles et régulièrement espacées. Chacune détermine la
suivante, chacune est issue de la précédente, sans surprise.
223
Elles sont en rythme. Six approches, apparemment différentes
quand on les regarde de loin, six approches – et toujours la
même destination.
Mais gare à la septième vague ! L’imprévisible. Pendant un
long moment, on ne remarque rien, elle enfle au cours d’une
séquence monotone, mêlée à celles qui la précèdent. Mais
quelquefois, elle se déchaine. Cela n’arrive jamais que pour
celle-là, la septième vague. Parce qu’elle est téméraire,
ingénue, rebelle, elle balaie tout sur son passage, et recrée tout
derrière elle. Elle n’a pas de passé, elle a juste le présent. Et
après elle, tout est différent. Est-ce meilleur ou bien pire ?
Seuls ceux qui ont été balayés par cette vague, ceux qui ont eu
le courage d’y faire face, et d’être entrainés dans son éveil,
pourraient correctement en juger.
Je me suis assise ici à compter les vagues depuis plus d’une
heure, à regarder ce qui se passe toutes les sept vagues.
Aucune ne s’est encore détachée. Mais je suis en vacances, je
suis patiente, je peux attendre. Je garde espoir ! Ici sur la côte
ouest où je me trouve, souffle un vent du sud chaud et
puissant.
Emmi
***
224
Cinq jours plus tard
Objet : Rentrée ?
Hello Emmi,
Merci pour ton mail maritime. Alors ? La septième vague a-t-
elle tout brisé sur son passage ? Et as-tu été emportée avec
elle ?
Bise
Leo
***
Trois jours plus tard
Objet : Toutes les sept vagues
Il y a quelque chose qui m’a intrigué à propos de cette histoire,
alors j’ai fait mes propres recherches à ce sujet. L’ancien
bagnard Henri Charrière, l’a décrite dans sa nouvelle
autobiographique Papillon. Après qu’il ait été conduit jusqu’à
l’Ile du Diable, au large des côtes de la Guyane française, il a
passé des semaines à observer la mer et a remarqué que les
septièmes vagues étaient plus hautes que les autres. Il s’est
servi de l’une d’elles – il l’appelait « Lisette » – pour dériver
225
vers le large sur son radeau en sacs de noix de coco, et
parvenir ainsi à s’évader.
Mais ce que je voulais dire, en fait, Emmi, c’était que tu me
manquais.
***
Un jour plus tard
Objet : (pas d’objet)
Tu aurais dû rentrer il y a quelques temps. C’est le cas ?
***
Six jours plus tard
Objet : Calme plat
Chère Emmi,
Je veux juste savoir si tout va bien. Tu n’as pas à répondre si tu
n’en as pas envie. Ecris seulement que tu n’as pas envie de
m’écrire, si c’est le cas. Et si par chance tu en avais
effectivement envie, alors écris ! J’en serais heureux, et même
ravi ! Il n’y a pas de vagues ici, pas même le début des six
premières. A plus forte raison, pas de septième. La mer est
226
calme. Elle étincelle comme un miroir, le soleil brille. Je
n’attends rien. Tout est là, tout suit son cours. Pas de
changement en vue. Calme plat. S’il te plait Emmi, juste
quelques mots de toi, au moins.
Leo
***
Trois jours plus tard
Re :
Tout va bien, Leo ! J’écrirai plus dans quelques jours. Je faisais
des projets.
Emmi
***
Huit jours plus tard
Objet : Un nouveau départ
Cher Leo,
Bernhard et moi sommes en train d’essayer de nous donner
une autre chance. Nous avons passé de bonnes vacances
ensemble, agréables et même assez harmonieuses. Comme
227
dans le temps. Enfin, similaires. Non, assez différentes à dire
vrai, peu importe. Nous savons ce que nous sommes l’un pour
l’autre. Nous savons ce que nous avons ensemble. Nous savons
que ce n’est pas tout. Mais aujourd’hui, nous savons que ça n’a
pas à être tout. Il semble qu’une seule personne ne puisse pas
combler tous les besoins d’une autre. Bien sûr, on peut passer
sa vie entière à attendre que vienne quelqu’un qui en soit
capable. On a alors cette merveilleuse, ensorceleuse, et
vibrante « illusion du don de soi » qui fait battre le cœur, qui
rend la vie supportable avec ses insuffisances chroniques,
jusqu’à ce que l’illusion soit dissipée. Alors tout ce que l’on
ressent, c’est l’insuffisance. J’en ai assez de ce sentiment. Je
n’en veux plus. Je ne vais plus vibrer pour un idéal. Je veux
juste tirer le meilleur parti d’une bonne chose, c’est assez pour
me rendre heureuse.
Je vais ré-emménager à la maison, chez Bernhard. Il va être
absent assez longtemps l’année prochaine, car il a une grosse
tournée de concerts en préparation. Il est très demandé à
l’international en ce moment. Les enfants auront besoin de
moi. (Ou moi des enfants ? Puis-je encore penser à eux comme
des enfants ? Bon, peu importe). Je vais garder mon petit
appartement comme refuge pour mon temps personnel.
228
Et pour vous deux, Leo ? J’y ai beaucoup pensé. J’en ai aussi
parlé à Bernhard, que ça te plaise ou non. Il sait combien tu
comptes pour moi. Il sait que nous nous sommes vus
brièvement en quelques occasions. Il sait que tu me plais, oui
tout à fait normalement, physiquement, non virtuellement,
avec tes bras et tes jambes. Il sait que j’ai été capable
d’imaginer que tout serait possible avec toi. Il sait que je l’ai
vraiment cru. Il sait aussi que je compte encore sur tes mots et
que j’ai un insatiable besoin de t’écrire. Oui, il sait que nous
avons continué. La seule chose qu’il ignore, c’est le contenu de
nos échanges. Et je ne vais pas le lui dire parce que ça ne le
regarde pas ; seulement toi et moi, et personne d’autre. Mais
j’aimerais penser que même s’il savait ce que nous écrivons, et
le type d’échanges que nous avons, il les trouverait
parfaitement raisonnables. Je ne veux plus le décevoir avec
mes aspirations insatisfaites, mes « rêves d’amour idéal ». Je
veux cesser d’être isolée de toi, Leo. Je veux ce que tu as désiré
depuis le début, si tu es honnête envers toi : je veux – et
maintenant je meurs de savoir si je pourrai l’obtenir – je veux,
je veux, je veux… que nous soyons amis (ça y est, je l’ai dit!).
Des correspondants. Tu vois ? Plus de cœurs battants. Plus de
maux de ventre. Plus de désir ardent. Plus de tremblements.
D’espoirs. De souhaits. D’attentes. Tout ce que je veux ce sont
229
des e-mails de mon ami Leo. Et si je n’en ai pas, mon monde ne
s’écroulera pas. C’est ce que je veux. Enfin la fin des
apocalypses hebdomadaires. Tu comprends ?
Bises
Emmi.
Dix minutes plus tard
Re :
La septième vague a eu raison de toi finalement !!
Quatre minutes plus tard
Re :
Non, Leo, au contraire. Elle ne s’est jamais montrée. J’ai
attendu toute la semaine, elle n’est pas venue. Et tu veux que
je te dise pourquoi ? Parce qu’elle n’existe pas. Ce n’était qu’un
« beau rêve ». Je n’y crois pas. Je n’ai pas besoin de vagues ; ni
des six premières, et absolument pas de la septième. Je m’en
tiendrai à ton : « La mer est calme. Elle étincelle comme un
miroir, soleil brille. Je n’attends rien. Tout est là, tout suit son
cours. Aucun changement en vue. Calme plat ». Je peux vivre
ainsi. Au moins ça signifierait pouvoir dormir la nuit.
230
Trois minutes plus tard
Re :
A ta place, je ne placerais pas la barre trop haut, Emmi. Il faut
pouvoir être du genre à supporter les eaux calmes. Pour
certains, le calme plat est une paix intérieure, pour d’autres,
une dépression.
Deux minutes plus tard
Re :
Tu écris comme si tu étais du genre à déprimer, mon ami.
Une minute plus tard
Re :
En fait, je pensais à toi, mon amie.
Deux minutes plus tard
Re :
C’est très prévenant de ta part, Leo. Mais peut-être que dans
l’absolu, tu devrais plutôt penser à toi. A toi et (« … »). Et
puisqu’on en parle, tu as mené une toute nouvelle vie ces dix
dernières semaines, une nouvelle vie avec quelqu’un d’autre.
Mais tu ne m’en a pas dit un seul mot. Pas un mot sur ta
231
relation ! MAIS UNE LOYALE CORRESPONDANTE A LE DROIT
DE SAVOIR !
Passe une belle soirée,
Emmi
Cinq minutes plus tard
Re :
Tu exiges trop de moi, Emmi. Tu n’as sans doute pas la
moindre idée de L’AMPLEUR DE CE QUE TU ME DEMANDES !
Leo.
***
Quatre jours plus tard
Re :
Clairement trop !
***
Trois jours plus tard
Re :
Allons, Leo, ressaisis-toi, fais un effort. Raconte-moi toi et
Pamela. S’te plait, s’te plait, s’te plait ! Comment est-elle ?
Comment trouves-tu votre vie à deux ? S’est-elle adaptée ? Elle
232
ce qu’elle se sent chez elle au n°15 ? Prend-elle du muesli au
petit-déjeuner ou de sandwichs au thon bien huileux ? Est-ce
qu’elle dort du côté droit, du côté gauche, sur le ventre ou sur
le dos ? Comment ça se passe à son travail ? Est-ce qu’elle
parle de ses collègues ? Qu’est-ce que vous faites le week-end ?
Comment passez-vous vos soirées ? Est-ce qu’elle porte des
slips tanga ou des culottes bouffantes de Boston ? Combien de
fois faites-vous l’amour ? Qui prend l’initiative ? Qui veut
arrêter le premier et pourquoi ? Quel est son handicap ? (Là, je
parle du golf). Qu’est-ce que vous faites d’autre ? Est-ce qu’elle
aime l’escalope viennoise et le strudel aux pommes ? Quels
sont ses hobbies ? Le saut à la perche ? Comment s’habille-t-
elle (à part les bottes couleur bronze de Boston). Combien de
temps met-elle à sécher ses cheveux blonds ? En quelle langue
parlez-vous ? T’écrit-elle des e-mails en anglais ou en
allemand ? Es-tu très amoureux d’elle ?
***
Le lendemain
Re :
Au petit déjeuner, elle boit du bon vieux café blanc de Boston,
avec beaucoup d’eau chaude, du lait et du sucre, et sans café.
Et elle mange du pain (sans beurre) et de la confiture
233
d’abricot. Elle dort sur le côté droit et ne rêve jamais du
travail, Dieu merci. Mais ce n’est pas du tout ce qui t’intéresse,
pas vrai ? Alors passons directement au plat de résistance :
combien de fois faisons-nous l’amour ? Tout le temps, Emmi,
c’est non-stop, je te le dis ! D’habitude, nous commençons tôt
le matin (tous les deux en même temps), et nous n’arrêtons
pas, disons, de toute la semaine. C’est vraiment dur de
continuer à t’écrire des e-mails platoniques en parallèle. Alors
ta question sur ses sous-vêtements est superflue. Et pendant
les très rares pauses que nous faisons, elle sèche ses longs
cheveux blonds qui lui cascadent jusqu’aux genoux.
Passe une belle après-midi, chère correspondante !
Leo
Huit minutes plus tard
Re :
C’était une excellente réponse, Leo. Elle avait un certain
panache ! Tu vois quand tu veux ! Bonne après-midi aussi. Je
sors acheter un pantalon. Avec Jonas, malheureusement. Pour
Jonas, en fait. La mode est si injuste : les gens qui ont besoin
d’un nouveau pantalon n’en veulent pas (Jonas). Les gens qui
veulent un nouveau pantalon n’en ont pas besoin (moi).
234
PS : je ne sais toujours pas si vous vous écrivez en anglais ou
en allemand.
*
Cinq heures plus tard
Re :
Ni l’un ni l’autre.
***
Le lendemain
Re :
En russe ?
*
Dix heures plus tard
Re :
Nous n’écrivons pas de mails. Nous utilisons le téléphone.
Trois minutes plus tard
Re :
Oh !!!!
235
***
Cinq jours plus tard
Objet : Hello Leo !
De toute évidence, une correspondance simple et sans sous-
entendus polissons est un peu trop ennuyeuse pour toi, non ?
***
Deux jours plus tard
Objet : Hello Emmi !
C’est là que tu te trompes, chère Emmi. Maintenant que je sais
que ton monde ne s’effondrera pas si je ne t’écris pas, je ne
suis plus si souvent en ligne. C’est la raison de ces longues
pauses. J’implore ton pardon, et ta patience aussi.
Trois minutes plus tard
Re :
Ne me dis pas que c’est l’unique raison pour laquelle tu m’as
écrit pendant deux années entières : pour empêcher mon
monde de s’effondrer ?
236
Huit minutes plus tard
Re :
Ma chère, je suis surpris d’avoir réussi à survivre une autre
semaine sans tes stupéfiantes tentatives de tout prendre à
contre-pied !
Et je vais répondre à ta première question par une autre de
mon cru : ne trouverais-tu pas que le calme plat a un petit côté
barbant ? Si ?
Quatre minutes plus tard
Re :
Non Leo, tu as tort. Monumentalement tort ! Je suis tout à fait
détendue, je goûte la tranquillité, la paix intérieure, et des
fettucine aux langoustines avec une sauce aux amandes. J’ai
déjà pris huit kilos (enfin au moins 0,8). Alors ? Tu es très
amoureux d’elle ?
Une minute plus tard
Re :
Qu’est-ce qui t’embête autant, ma chère correspondante ?
237
Cinquante secondes plus tard
Re :
Cela ne m’embête pas, je m’intéresse voilà tout. N’ai-je donc
plus le droit de m’intéresser aux états émotionnels les plus
basiques de mon correspondant ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Et si je disais : « Oui, je suis très amoureux d’elle ! » ?
Trente secondes plus tard
Re :
Je répondrais : « Je suis ravie pour toi ! Pour vous deux ! ».
Quarante secondes plus tard
Re :
Le ravissement n’aurait pas l’air sincère.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mon cher ami, tu n’as plus besoin de perdre ton temps à
t’inquiéter de la sincérité de mes ravissements ! Dis-moi !
238
Tu es très amoureux d’elle ?
Deux minutes plus tard
Re :
Ce sont là d’Emmi-nentes techniques d’interrogatoire, ma
douce ! Mais tu ne me feras pas parler de cette façon.
Cependant, je serai heureux de partager un café un jour, et de
discuter de ces choses qui nous troublent en dépit du calme
plat.
Une minute plus tard
Re :
Tu veux me voir ?
Trois minutes plus tard
Re :
Oui, pourquoi pas ? Nous sommes amis.
Deux minutes plus tard
Re :
Et que diras-tu à « Pam » ?
239
Cinquante secondes plus tard
Re :
Rien du tout.
Trente secondes plus tard
Re :
Pourquoi ça ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Parce que je ne lui ai pas parlé de nous, comme tu sais.
Une minute plus tard
Re :
Oui, oui. Mais qu’y a-t ‘il à ne pas savoir ? Que devrait-elle
ignorer ? Que nous sommes correspondants ?
Deux minutes plus tard
Re :
Qu’il y a une femme qui me pose des questions comme celle-ci
et que j’y réponds.
240
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mais… en fait, tu n’y réponds pas… !
Une minute et demie plus tard
Re :
Emmi, pourquoi crois-tu que je sois là, assis à mon ordinateur
depuis plus d’une demi-heure ?
Trente secondes plus tard
Re :
Et bien ça, c’est une bonne question. Pourquoi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Pour correspondre avec toi.
Une minute plus tard
Re :
Ouais. « Pam » ne comprendrait pas. Elle dirait : « Pourquoi
n’utilisez-vous pas le téléphone ? Vous perdriez beaucoup moins
de temps. »
241
Quarante secondes plus tard
Re :
Ouais. Et si tu disais des trucs comme ça, je pourrais te
raccrocher au nez sans scrupule.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Ouais. Les e-mails sont plus indulgents que le téléphone.
Heureusement !
Quarante secondes plus tard
Re :
Ouais. Et avec les e-mails, on passe aussi du temps ensemble
entre les messages.
Trente secondes plus tard
Re :
Ouais. C’est le danger.
Quarante secondes plus tard
Re :
Ouais. Et leur côté addictif aussi.
242
Cinquante secondes plus tard
Re :
Ouais. Fort heureusement ma désintox se passe bien. Sur ce, je
te laisse pour ce soir, mon cher correspondant. Bernhard fait
la cuisine et je vais aller jeter un œil par-dessus son épaule.
Prends soin de toi !
Emmi
a
243
CHAPITRE QUATORZE
Huit jours plus tard
Re :
Hello Emmi, est-ce que ça te dirait d’aller prendre un café ?
*
Quatre heures plus tard
Re :
Regarde à quoi vient tout juste de penser mon correspondant
Leo, tout à fait spontanément, après toute une semaine de
digne silence, en plein calme plat.
Trois minutes plus tard
Re :
Je ne voulais pas t’empêcher de cuisiner ou de regarder par-
dessus les épaules des autres gens, ma chère Emmi.
244
Deux minutes plus tard
Re :
Pas de mauvaise foi, Leo, s’il te plait. Autrement, nous
t’invitons à dîner immédiatement. « Pam » pourra venir aussi
bien sûr. Est-ce qu’elle aime les langoustines ?
Une minute plus tard
Re :
Ce tout nouvel humour enjoué et participatif est étrange, ma
chère Emmi, même selon tes propres standards. Nouvelle
tentative : allons-nous prendre un café ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Mon cher Leo,
Pourquoi ne peux-tu pas simplement dire : « Je veux… avec
toi ». Pourquoi demandes-tu toujours : « Allons-nous… ? ». Ne
te connais-tu pas assez pour savoir si tu en as envie ou pas ?
Ou te réserverais-tu le droit de ne plus vouloir au cas où je ne
voudrais pas non plus ?
245
Cinquante secondes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Je veux prendre un café avec toi. Est-ce que tu veux aussi ? Si
tu ne veux pas, alors je ne veux pas non plus, parce que je ne
veux pas (prendre un café) avec toi contre ta volonté. Alors ?
Irons-nous… ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Oui, faisons cela, Leo. Quelle date suggères-tu, et où ?
Trois secondes plus tard
Re :
Mardi ou mercredi, vers quinze ou seize heures ? Tu connais le
Café Bodinger sur Dreisterngasse ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Oui je le connais. Un peu sombre, non ?
246
Cinquante secondes plus tard
Re :
Tout dépend d’où l’on est assis. Juste sous le grand chandelier,
on y est comme en plein jour, comme au Café Huber.
Trente secondes plus tard
Re :
C’est là que tu veux t’asseoir, juste sous le grand chandelier ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Je me fiche de savoir où je serai assis.
Vingt secondes plus tard
Re :
Mais pas moi.
Quarante secondes plus tard
Re :
Où voudrais-tu être assise, Emmi, sous le grand chandelier ou
dans un coin sombre ?
247
Trente secondes plus tard
Re :
Ça dépend avec qui je suis.
Vingt secondes plus tard
Re :
Avec moi.
Vingt secondes plus tard
Re :
Avec toi ? Je n’y ai pas vraiment réfléchi, mon cher.
Trente secondes plus tard
Re :
Alors essaie d’y penser, très chère.
Une minute plus tard
Re :
OK, j’ai fini d’y réfléchir. Je crois que j’aimerais assez m’asseoir
quelque part entre les coins mal éclairés et la table juste sous
le grand chandelier, où la lumière va du sombre au plein jour.
Mardi à 16h30 ?
248
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mardi à 16h30, c’est parfait !
Cinq minutes plus tard
Re :
Et qu’attends-tu de notre première, deuxième, troisième (!),
quatrième, cinquième rencontre ?
Deux minutes plus tard
Re :
Parce que chacun de nos rendez-vous a été différent de ses
prédécesseurs, je m’attends à ce que celui-ci le soit aussi.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Parce que maintenant nous sommes amis.
Trente secondes plus tard
Re :
Oui peut-être à cause de ça aussi.
249
Et parce qu’il y a une part de « nous » qui est scrupuleusement
déterminée à mettre l’idée de l’amitié sur le tapis.
Cinq minutes plus tard
Re :
Selon toi, quelle était notre meilleure entrevue, Leo ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
La dernière, la numéro quatre.
Deux minutes plus tard
Re :
Ça ne t’a pas pris longtemps… Est-ce parce que c’était la plus
courte ? Parce qu’elle a eu une conclusion (relativement)
claire ? Parce qu’elle a posé les jalons du futur ? Parce que
« Pam » était à ta porte ?
Quarante secondes plus tard
Re :
A cause de ton « souvenir ».
250
Trente secondes plus tard
Re :
Oh. Tu t’en rappelais donc ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Je n’ai pas besoin de m’en rappeler. Je ne pourrai jamais
l’oublier. C’est toujours avec moi.
Quarante secondes plus tard
Re :
Mais tu n’en as jamais reparlé.
Trente secondes plus tard
Re :
Les mots sont impuissants à le décrire.
Quarante secondes plus tard
Re :
Les mots n’ont-ils pas toujours tout décrit de « nous » jusqu’à
présent ?
251
Trente secondes plus tard
Re :
Pas là. Les mots n’ont pas leur place dans ce cas. C’est
pourquoi il est… comme il est.
Vingt secondes plus tard
Re :
Donc tu le ressens toujours, tout autant qu’avant ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Et comment !
Quarante secondes plus tard
Re :
C’est trop mignon, Leo !!! (Pause. Pause. Pause). Voilà nous
sommes de nouveau amis.
Trente secondes plus tard
Re :
Oui ma chère correspondante, tu peux y aller maintenant.
252
Tu peux regarder par-dessus l’épaule de Bernhard pendant
qu’il cuisine. Passe une belle soirée.
Quarante secondes plus tard
Re :
Oui, cher correspondant et toi tu peux regarder « Pam » sécher
ses cheveux.
Passe aussi une très belle soirée.
Trente secondes plus tard
Re :
Elle se sèche les cheveux entre sept heures et sept heures
trente le matin (sauf le week-end).
Cinquante secondes plus tard
Re :
Je ne demandais pas de détails aussi précis.
***
253
Quatre jours plus tard
Objet : Café Bodinger
Hello Emmi, on se voit toujours cet après-midi ?
Amitiés
Leo
Une heure plus tard
Re :
Hello Leo,
Oui bien sûr. C’est juste que… j’ai un petit problème logistique
qui vient de tomber. Mais ça ne fait rien. Ce n’est pas un
problème du tout, en fait. Je confirme pour cet après-midi.
16h30. A tout à l’heure !
Trois minutes plus tard
Re :
Devrions-nous remettre… Désolé : Veux-tu repousser à plus
tard cette entrevue ?
Deux minutes plus tard
Re :
Non, non, pas du tout. Tout va bien. Non il n’y a pas vraiment
de souci. A tout à l’heure ! J’ai hâte d’y être !
254
Quarante secondes plus tard
Re :
Moi aussi !
***
Le lendemain matin
Objet : Invité surprise !
Hello Leo, tu lui as bien plu !
Une heure plus tard
Re :
Formidable…
Quarante secondes plus tard
Re :
Tu m’en veux ? Je n’avais pas d’autre solution, Leo. Son cours
d’éducation manuelle a été annulé et il voulait vraiment venir
avec moi. Il voulait te rencontrer. Voir à quoi ressemble un
homme qui écrit des e-mails à quelqu’un (non, pas
« quelqu’un », à sa mère) depuis deux ans. Tu comprends, il
pense que ce que nous faisions, ou plutôt ce que nous ne
255
faisions pas, était un peu pervers. Pour lui, tu étais un
extraterrestre, et à cause de cela encore plus fascinant. Qu’est-
ce que je devais faire ? Aurais-je dû lui dire : « Non, Jonas,
désolée, l’homme qui vient de l’étrange planète ‘Outlook’, est à
moi et rien qu’à moi » ?
Dix minutes plus tard
Re :
Oui Emmi, je t’en veux – je t’en veux beaucoup en fait ! TU
AURAIS DU ME DIRE que tu comptais amener Jonas avec toi !
J’aurais pu m’y préparer.
Cinq minutes plus tard
Re :
Mais tu aurais annulé. Et j’aurais été déçue. Au lieu de ça, j’ai
été impressionnée par ton grand numéro de charme, et par
ton écoute si attentive, et combien tu étais gentil avec lui.
N’est-ce pas mieux ? En fin de compte, tu lui as beaucoup plu.
Trois minutes plus tard
Re :
Je suis sûr que son père sera ravi de l’apprendre !
256
Huit minutes plus tard
Re :
Ne sous-estimes pas Bernhard, s’il te plait, Leo. Il a arrêté de te
voir comme un rival il y a longtemps. Nous sommes au clair
dans notre relation. Enfin ! Nous avons ce qu’on pourrait
appeler un « partenariat de convenance » mais dit comme ça,
ça n’a pas l’air très inspirant. Mais c’est notre mode de vie à
présent. Et nous nous en sortons bien ! Parce qu’à court ou à
long terme tout partenariat doit être « praticable » – tout
autre chose serait très, très, très… mal commode du point de
vue d’un partenariat, si tu vois ce que je veux dire.
Deux minutes plus tard
Re :
Et suis-je un nouveau membre élu de ton partenariat de
convenance ?… Pourrais-tu me dire un jour quelle fonction
j’exerce dans cet arrangement ? Enfin seulement si c’est
convenable, bien sûr. Si ayant été responsable du soin virtuel
de la mère, je devrais à présent tourner mes attentions en
direction du fils ?
257
Une minute plus tard
Re :
Mon cher Leo,
L’heure que nous avons passée avec Jonas était-elle tellement
horrible ? C’était bien qu’il puisse te voir enfin, et discuter un
peu avec toi, crois-moi. Il a vraiment adoré ton exposé sur les
méthodes de torture médiévales. Il veut en savoir davantage
là-dessus.
Sept minutes plus tard
Re :
J’en suis ravi, Emmi. C’est un gentil garçon. Mais pour être
franc, totalement franc, je ne pense pas que tu comprendras ça
– quelle épouse dans un mariage de raison, avec des enfants
d’un mariage de raison, le pourrait ? – car c’est absurde, c’est
présomptueux, arrogant, mégalo même, compulsif, dingue,
totalement à l’ouest, déconnecté, et extraterrestre... Mais le fait
est que je voulais TE voir et TE parler, Emmi. C’est pourquoi
j’ai arrangé ce rendez-vous avec TOI, juste pour nous deux.
258
Deux minutes plus tard
Re :
Mais nous nous sommes vus (à mon grand plaisir). Et nous
pouvons gérer le fait de ne pas avoir pu discuter cette fois-là.
Tu es libre la semaine prochaine ? Mardi, mercredi ou jeudi ?
Peut-être que nous pourrions passer un peu plus de temps
ensemble ?
*
Trois heures plus tard
Objet : Hello
Hello Leo,
Toujours en train de consulter ton agenda ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Je suis à Boston la semaine prochaine avec Pamela.
Trois minutes plus tard
Re :
Ah ! Je vois. OK, mhh. Je comprends. Rien de grave ?
259
Une minute plus tard
Re :
C’est exactement le genre de choses dont j’aurais aimé parler
avec toi.
Quarante secondes plus tard
Re :
Eh bien, ne me fais pas languir ! Dis-le par écrit !
Dix minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
S’te plait ! (S’te plait, s’te plait, s’te plait !).
*
Une heure plus tard
Objet : (pas d’objet)
Bon, tant pis, fais donc la tête ! Ça te va bien Leo. J’adore les
hommes qui font la tête. Je les trouve follement érotiques. Ils
sont en première place de mon classement : les hommes qui
aiment les courses de moto, les hommes dans les salons du
tourisme, les hommes en sandales, les hommes dans les tentes
où l’on sert de la bière, les hommes qui font la tête !
260
Bonne nuit.
***
Le lendemain soir
Objet : L’illusion du don de soi
Hello Emmi,
Ma situation n’est pas facile à expliquer mais je vais essayer
quand même. Je vais commencer par une citation de toi : « Il
semble qu’une seule personne ne puisse pas combler tous les
besoins d’une autre ». Tu as raison. Très intelligent. Très
astucieux. Très sensé. Avec cette logique en tête, tu ne seras
jamais en risque d’exiger trop de quelqu’un d’autre. Et sans
cette charge, tu peux te consacrer plutôt à contribuer
simplement à son bonheur. Ça laisse des réserves pour les
moments plus difficiles. C’est la façon dont les gens vivent
ensemble. C’est la façon dont les gens se marient. C’est la façon
dont les enfants sont élevés. C’est la façon dont sont faites les
promesses, dont les « partenariats de convenance » se créent,
se consolident, se négligent, se tirent de leur léthargie, se
sauvent, se redémarrent de zéro, se sortent des crises et en
réchappent au bout du compte. Pas une mince affaire ! J’ai
beaucoup de respect pour tout ça, c’est vrai.
261
Seul : je ne peux pas l’être, je ne veux pas l’être, je ne pense pas
seul, je tourne au ralenti. Même adulte et ton aîné de deux ans,
j’ai toujours « l’illusion du don de soi », et je ne suis pas
(encore) prêt à l’abandonner. Mon illusion : « Mais ça devrait
être mon ambition. Et je ne devrais jamais arrêter d’essayer ».
Marlene ne m’a jamais aimé. J’aurais été prêt à « tout » lui
donner, mais elle n’a jamais été particulièrement intéressée
par ce que j’avais à offrir. Elle en a accepté une fraction par
gratitude, ou bien c’était un acte de pitié, mais j’étais autorisé
à garder tout le reste pour moi. Somme toute, cela n’a été
suffisant que pour une demi-douzaine de décollages. Les
atterrissages arrivaient vite et très brutalement,
particulièrement pour moi.
C’est différent avec Pamela. Elle m’aime. Elle m’aime vraiment.
Pas d’inquiétude, je ne vais pas t’ennuyer encore avec les
détails de tout ce que nous avons en commun. Le problème :
Pamela ne se sent pas heureuse ici. Elle a le mal du pays, sa
famille lui manque, ses amis, ses collègues, ses lieux favoris,
ses habitudes. Elle le montre à peine, elle veut garder ça
secret, elle veut me protéger parce qu’elle sait que ça n’a rien à
voir avec moi, et parce qu’elle suppose que je ne peux rien
faire pour y changer quelque chose.
262
Alors pour lui faire une surprise, je suis allé acheter des billets
d’avion pour Boston. Elle a pleuré au moins un an de larmes
de joie pure. Depuis, c’est une autre femme, comme si elle était
sous l’emprise d’une drogue du bonheur. Elle ne le voit pas
mieux que comme « deux semaines de vacances », mais je ne
peux écarter la possibilité que ça évolue au bout du compte.
Sans rien lui dire, j’ai prévu des entretiens dans des instituts
d’études allemands. Je pourrais avoir des opportunités de
carrière à plus long terme.
Je ne souhaite pas vivre à Boston, Emmi, pas une seule minute.
Je préférerais beaucoup rester ici – pour un certain nombre de
raisons différentes… non, pas pour différentes raisons, pour
une raison spécifique. Mais cette raison est si… comment
dire ? « Cette raison est très, très, très… déraisonnable ». Elle
est sans fondement. C’est juste quelque chose qui tourne dans
ma tête. Non pire que ça, c’est quelque chose qui tourne dans
mes tripes.
Il est probable que mon avenir avec Pamela, pour qu’il puisse
y en avoir un, réside à plusieurs milliers de kilomètres d’ici. Je
pense que je trouve plus facile qu’elle de changer et de
m’adapter à un nouvel environnement.
263
Son bonheur m’encourage. J’aimerais continuer à la voir telle
que je l’ai vue ces derniers jours. Et je veux qu’elle continue à
me voir comme elle l’a fait ces derniers jours. Elle me
regardait comme un homme capable de « tout » lui donner. Ce
n’est pas que je sois capable de le faire, non, mais j’y suis prêt.
Entre les deux réside mon rêve. Je voudrais m’y accrocher
encore un peu. Car pourquoi prendre la peine de vivre, si ce
n’est pour des « rêves d’amour idéal » ?
Deux heures plus tard
Re :
« Elle m’aime. Elle m’aime vraiment ». « Je veux tout lui
donner ». « Je trouve plus facile qu’elle de changer et de
m’adapter à un nouvel environnement ». « Son bonheur
m’encourage ». « Si seulement elle pouvait continuer à me
regarder comme elle l’a fait ces derniers jours ! »…
Leo, Leo, Leo ! Pour toi l’amour c’est… t’asseoir aux
commandes du bonheur de quelqu’un d’autre. MAIS OÙ ES-TU
LÀ-DEDANS ? Et ton propre bonheur ? Et tes désirs ? N’en as-
tu donc aucun ? N’as-tu que ceux de « Pam » ? N’as-tu rien
d’autre que des sentiments dans tes tripes ? – Je me sens
désolée pour toi. Non, pour moi. Non, je me sens navrée pour
nous deux. Ce soir est une triste nuit. Une sombre nuit de
264
printemps finissant. Calme plat. Mer d’huile. Je vais prendre
un whisky. Et ensuite je déciderai si j’en prends un second.
Parce que j’ai mes propres désirs à écouter. Et je vais chercher
MON bonheur. Heureusement. Ou Malheureusement. Aucune
idée.
Tu es un homme adorable, Leo ! Vraiment ! Mais ne sais-tu
qu’être aimé ou bien peux-tu aimer quelqu’un toi-même ?
Bonne nuit,
Emmi
***
Deux jours plus tard
Objet : Quatre questions
1) Comment vas-tu ?
2) Quand pars-tu ?
3) Ecriras-tu avant de partir ?
Trois minutes plus tard
Re :
Ça ne fait que trois !
265
Trente secondes plus tard
Re :
Je sais. Je voulais juste vérifier que tu étais toujours sur cette
planète et capable de compter.
Huit minutes plus tard
Re :
1) Je n’ai pas la forme. Quelque chose d’autre tourne dans
mes tripes : une grippe intestinale. Un classique : à
chaque fois que je suis sur le point de partir à deux, je
tombe toujours malade. C’était toujours comme ça avec
Marlene.
2) Nous décollons demain après-midi (à condition que je
puisse caser des toilettes dans ma valise).
3) Ecrirai-je encore ? Emmi, ta nuit-obscure-de-
printemps-finissant m’a plutôt déprimé. Je ne sais pas
comment répondre. Il n’y a pas de manuel d’instruction
illustré pour repérer et sauver le bonheur. Tout le
monde cherche son propre bonheur à sa façon, et en
des lieux où il croit pouvoir le trouver au plus vite.
Peut-être que c’était trop d’attendre de toi quelques
mots d’encouragement sur « l’Opération Boston ».
266
Une demi-heure plus tard
Re :
Tu as raison Leo. Je suis désolée, mais pour moi « Boston » est
désespérément chargé de connotations négatives, et je ne
trouve rien d’encourageant à dire. Tu dois comprendre que je
pense que ton souhait de « tout donner » à une femme est
remarquable, courageux, et fascinant. (J’allais écrire « noble »
et « très gentleman » mais j’ai trouvé mieux). Je te souhaite le
meilleur pour tout ça, la meilleure chance possible. En laissant
de côté le manuel d’instruction illustré, tout le monde définit
son bonheur à sa façon. Je pense plutôt au mien ; tu sembles
penser davantage à celui de « Pam ». J’espère que tu te
comptes aussi dans l’équation quelque part.
Oh, pendant que j’y suis, ma thérapeute pense qu’il n’y a pas
d’inconvénient à ce que je te dise que j’attendrai ton retour de
voyage, dans deux semaines. Elle pense qu’il serait bon pour
moi d’admettre que j’attends ton retour parce que je crois que
ce serait vraiment très… agréable si tu rentrais. Quand tu
reviens, ça l’est, en tous cas. Juste agréable. Est-ce que tu
comprends ?
Et essaie de manger des gâteaux de riz, pas des bananes. Les
bananes n’arrangent rien. Les bananes sont la plus grosse
arnaque de toute l’histoire des gastroentérites.
267
Prends soin de toi, mon coeur !
Cinq minutes plus tard
Re :
C’était quoi la quatrième question ?
Deux minutes plus tard
Re :
Ah, oui, la quatrième question !
4) Quand tu rentreras, est-ce que nous quatre nous
pourrons nous voir une fois ? Fiona voudrait vraiment
te rencontrer. Jonas lui a sorti que tu ressemblais à
Kevin Spacey, mais avec encore moins de cheveux.
Fiona adore Kevin Spacey, même sans cheveux, bien
que je considère que ses cheveux puissent être tenus
pour l’une de ses plus intéressantes caractéristiques.
Quoi qu’il en soit, il n’est pas exclu que Jonas confonde
Spacey avec ce pitoyable acteur de sitcom, celui qui a
une longue figure, comment s’appelle-t-il ? Aucune
importance. Nous reverrons-nous bientôt, Leo ? Dis
oui !
268
Une minute plus tard
Objet : DIS OUI !
Cf. titre ci-dessus et fais-le !
Cinquante secondes plus tard
Re :
Oui ! Oui ! Oui ! Pardonne-moi, j’ai dû faire un arrêt aux
toilettes. Et la prochaine phrase ne pourra être longue ou il
faudra que je l’interrompe à mi-parcours. Au-revoir, ma
douce !
c
269
CHAPITRE QUINZE
Huit jours plus tard
Objet : Ma maison c’est « toi »
Chère Emmi
Je suis dans les griffes de Boston depuis une semaine
maintenant. Lorsque cette ville met la main sur toi, elle ne te
lâche plus. Dans la zone où nous résidons, Pamela connait
quelqu’un toutes les cinq familles, et la moitié nous invitent à
déjeuner ou à diner. Ce qui veut dire que nous allons manger
avec des connaissances environ huit fois par jour. Et c’est sans
compter les visites à la famille. Cela pourrait te sembler très
suranné. Mais j’aime ça, la convivialité de ces gens est
contagieuse, du matin jusqu’au soir je vois des visages ouverts,
riants et radieux. Ça déteint sur moi. Tu sais combien j’ai une
approche très particulière du bonheur. Généralement, il vient
de l’extérieur, rarement de moi. C’est rare, mais ça arrive.
J’adore penser à toi, Emmi ! Je dois donner plus de poids à
cette phrase : J’ADORE PENSER À TOI, EMMI ! J’étais terrifié à
l’idée que ne se réveillent les fringales pénibles de refuges et
de lieux secrets nés de mon précédent séjour ici. Je te suis très
270
reconnaissant de ne pas avoir verrouillé la porte par laquelle
je me suis évanoui autrefois, en abandonnant notre « nous ».
Même à une si grande distance, je peux maintenant me sentir
« à la maison » sans avoir le cœur brisé. La maison, c’est là où
tu es Emmi. J’ai hâte d’être à nouveau géographiquement près
de toi. J’attends impatiemment notre prochain rendez-vous.
Amène absolument avec toi tes enfants adolescents comme
une surprise. Plus tard, je te raconterai une chose ou deux sur
toi, sur « lui » et sur moi. Et maintenant nous sommes invités à
dîner chez Maggy Wellington, une amie que Pamela a connue à
l’université.
Prends soin de toi,
Ton correspondant,
Leo
***
Quatre jours plus tard
Objet : Arrivé ?
Chère Emmi,
Il y a quelques jours, je t’ai envoyé un e-mail de Boston. Je ne
sais pas si tu l’as eu ; j’ai reçu un message d’erreur.
271
J’en résume le contenu en deux phrases : 1) Je vais bien,
mais/et tu me manques ! 2) J’attends notre prochaine sortie !
A bientôt
Ton correspondant
Leo
***
Trois jours plus tard
Objet Arrivé ?
Salut Leo,
L’avion a-t-il bien atterri ? Es-tu de retour chez toi au n°15 ?
Merci pour ton gentil message des Etats-Unis ! Je vais résumer
tes deux messages de la côte Est. 1) La maison est là où se
trouve ta correspondante Emmi. 2) Boston est un lieu plein de
visages heureux, un lieu où tu peux rendre « Pam » heureuse
de l’intérieur (et toi-même de l’extérieur, par la même
occasion). Question : sais-tu maintenant où tu vas finir ? Et
dans quels délais ?
Encore bon retour chez toi,
Emmi
272
PS : Oh, oui : raconte-moi quelque chose sur « toi, et ‘lui’ et
moi » !
***
Le lendemain matin
Objet : Coincé ?
Ou bien aurais-tu décidé de rester définitivement à Boston ?
*
Sept heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Chère Emmi,
J’ai commis une grave erreur hier. J’ai parlé de toi à Pamela. Je
te recontacte dès que possible. Mais n’attends pas.
Bise
Leo
Dix minutes plus tard
Re :
Oh, Leo !!! Pourquoi faut-il toujours que tu fasses les choses les
plus rationnelles aux moments les plus irrationnels ?
273
D’accord, je n’attends pas.
Bises,
Emmi
***
Un jour plus tard
Objet : (pas d’objet)
Non, je n’attends pas.
***
Un jour plus tard
Objet : (pas d’objet)
Comme je l’ai dit, je n’attends pas.
***
Un jour plus tard
Objet : (pas d’objet)
Je n’attends pas. Je n’attends pas. Je n’attends pas.
274
***
Un jour plus tard
Objet : (pas d’objet)
Je n’attends pas. Je n’attends pas. Je n’attends pas. Je n’attends
pas. Je n’attends pas.
***
Un jour plus tard
Objet : Terminé !
Je suis malade de ne pas attendre ! Maintenant j’attends !
*
Six heures plus tard
Objet : Leeeo ?
Est-ce que tu ne veux plus m’écrire, est-ce que tu ne peux pas
m’écrire, ou est-ce que tu n’es pas autorisé à écrire ? Que lui as-
tu dit de moi ? QUOI ? QUOI ? QUOI ?
Si tu définis ton bonheur avec la plus petite référence au mien,
Leo, alors tu dois le ressentir : tu me rends profondément
malheureuse en ce moment. S’il te plait rectifie le tir. Et fais-
275
moi une faveur, pour l’amour du ciel, mets un terme à ce
mutisme !
Amèrement,
Ton Emmi
*
Une heure plus tard
Objet : Comptable !
Tu ne me laisses pas le choix, Leo : je vais compter jusqu’à dix
et je vais téléphoner à mon comptable pour prévoir un
rendez-vous demain. Tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas ?
Quand il faut tirer des affaires personnelles au clair, mon
américain est parfait. Un. Deux. Trois…
***
Le matin suivant
Objet : Ultimatum
Salut Leo,
Ma thérapeute pense que je devrais t’écrire un dernier
message, et te prévenir que ça sera vraiment le tout dernier à
moins que tu ne m’écrives bientôt – ou plus tôt que bientôt,
276
immédiatement, en fait – et même si tu le faisais, ce serait
quand même le dernier message. Je le garantis ! Et elle suggère
aussi que nous voyions pour parler de tout cela calmement. Je
me dois de te dire en des termes plus que clairs que je ne veux
absolument pas que « Pam » soit informée de cette entrevue,
ni qu’elle la découvre ultérieurement, parce que ça nous
concerne nous et personne d’autre. Est-ce que tu penses que
ma thérapeute s’est exprimée assez clairement ?
Dans l’attente de ta réponse immédiate,
Emmi
*
Trois heures plus tard
Re :
Chère Emmi,
Donne-moi un peu plus de temps. Elle est complètement
bouleversée et rentrée dans sa coquille. J’essaie de regagner sa
confiance et d’établir une base de dialogue. Ta
psychothérapeute serait sûrement d’accord avec le fait que
j’aie besoin de mettre les choses au clair avec elle avant que
nous nous revoyions, toi et moi. Ma guerre avec Pamela n’est
pas encore terminée, et peut-être même qu’elle n’a pas encore
réellement éclaté. Elle a eu finalement une opportunité de
277
s’exprimer, elle a commencé, elle doit me dire en face ce qui
lui fait mal si terriblement, ce qui l’a fait souffrir, ce qu’elle a à
me reprocher. Je suis debout à l’entrée d’un tunnel obscur, et
j’ai besoin de le traverser avec elle. Tu ne peux pas venir avec
nous. Tu dois rester au grand air. Mais quand j’atteindrai
l’autre côté, je te dirai tout, tout sur toi et moi. C’est promis !
Chère Emmi, s’il te plait sois patiente, je ne veux pas te
perdre ! Je me sens plus misérable que je ne l’ai jamais été
depuis longtemps.
*
Une heure plus tard
Re :
Je ne serai pas perdue pour toi, cher Leo. Mais TOI tu le seras
pour moi. Tu parcourras le long tunnel avec « Pam », et tout au
bout, tu émergeras dans lumière éclatante du soleil de Boston.
Ne t’inquiète pas, je suis sûre que tu « mettras les choses au
clair » avec elle, mais ça ne peut signifier qu’une chose : plus
de contact entre toi et moi. C’est ton unique chance de
préserver ta vacillante « illusion du don de soi ». Je n’ai
absolument aucune idée de ce que tu lui as raconté de nous.
Tu n’as évidemment pas dit que nous étions de vieux amis, ou
des connaissances qui s’écrivent de temps en temps. Si j’étais
278
« Pam » et que je savais le dixième de toute la vérité sur notre
histoire, j’attraperais un mégaphone pour crier à tes oreilles
toutes les deux minutes : « Plus d’Emma, jamais ! ». Mais elle
est probablement plus réservée, plus prudente et beaucoup
plus polie. Elle ne fera que le penser. Mais ça ne changera rien
à l’issue logique : en finir avec Emmi. « Pam » l’exigera de toi.
Et je comprends complètement pourquoi ! Et tu le feras. Je te
connais.
Alors tu as tout ton temps pour « mettre les choses au clair »,
Leo. D’abord avec elle, puis avec moi. Et peut-être qu’à un
certain moment, il faudra le faire avec toi-même aussi. C’est ce
que j’espère pour toi, plus que tout.
Je t’embrasse
Emmi
***
279
Trois jours plus tard
Objet : Spiderman
Salut Leo,
Jonas t’envoie ses salutations. Il veut aller voir « Spiderman
III » avec toi (et avec moi, si c’est vraiment obligé). Si tu as le
vertige, il pourrait se contenter du « Retour du Jedi ». Son père
est parti pour trois semaines, en tournée en Asie. Il joue tous
les soirs à guichets fermés. Et si une salle de concert est pleine
en Asie, tu peux parier qu’elle est cinq fois plus pleine qu’elle
ne le serait ici.
En réalité, je voulais juste que tu saches que je ne suis pas
encore perdue pour toi, comme promis.
Je t’embrasse
Emmi
Dix minutes plus tard
Re :
Merci, Emmi !!!
280
Une minute plus tard
Re :
Tu vois Leo, c’était tout ce que j’avais besoin d’entendre ! Tout
ce que tu as à faire et de m’écrire une fois par semaine –
« Merci, Emmi », et sans oublier les trois points d’exclamation
– et je m’accommoderai bien de quelques jours
supplémentaires au bout de mon tunnel.
***
Quatre jours plus tard
Objet : Chaud
Il fait chaud aujourd’hui, n’est-ce pas ?
(Si tu n’as pas le temps ou la force de réfléchir à ta propre
réponse, je te recommande : « Oui, très chaud !!! » ou
« N’oublie pas de boire beaucoup d’eau !!! ». N’oublie pas les
trois points d’exclamation !!!).
*
Sept heures plus tard
Objet : (pas d’objet)
Dommage. J’attendais vraiment une réponse cette fois.
281
***
Le soir suivant
Objet : Une petite lumière
Est-ce qu’il fait toujours aussi sombre dans ce tunnel ? Ou
peux-tu voir une toute petite lumière au bout ? Est-ce qu’elle
brille ? Alors, c’est moi (coup de soleil !).
***
Le lendemain matin
Objet : Quoi, exactement ?
Cher Leo,
Précisément, qu’as-tu raconté à « Pam » à propos de nous
deux ? Est-ce que tu lui as parlé des choses qui fâchent ? Par
exemple :
a) Que notre relation écrite dure depuis deux ans et
demi ?
b) Que tu as fui à Boston pour protéger mon mariage ?
c) Que nous nous sommes retrouvés en ligne après ton
retour au pays, et que nous nous sommes vus offline
cinq fois ?
d) Que nous avons même couché ensemble une fois ?
282
e) Si la réponse à d) est oui, lui as-tu expliqué les
circonstances dans lesquelles d) s’est produit et
comment tu avais trouvé ça ?
f) Que nous nous sommes vus quelques minutes la nuit
précédant immédiatement son arrivée ?
g) Que je t’ai donné à ce moment un « souvenir » ?
Et est-ce que les facteurs suivants t’ont permis de t’en sortir
sans trop y laisser de plumes ? Par exemple le fait :
h) Que notre relation est dorénavant « profonde,
platonique et amicale ».
i) Que notre correspondance ne devrait interférer en
aucune façon avec ton couple à long terme.
j) Que je ne diminue pas ta relation avec elle, ni la sienne
avec toi.
k) Parce que, de toute façon, je suis retournée auprès de
ma famille pour poursuivre un « partenariat de
convenance » sans précédent et purement rationnel,
après une petite pause bien méritée.
l) Et parce que quoi qu’il en soit, vous deux êtes tous les
deux sur le point d’émigrer à Boston à court terme ?
283
Cinq minutes plus tard
Re :
a), b), c), d), e), f), h), i), j), k), l).
Une minute plus tard
Re :
Quoi, tout ? L’intégralité ? Tout le catalogue ? Mais t’es pas
dingue, Leo ?? Si j’avais été à sa place, mais la seule raison qui
m’aurait empêchée de t’expédier sur orbite, ça aurait été parce
que je n’aurais plus été capable de t’arracher les poils de la
barbe un par un. Tu aurais été beaucoup trop loin…
Trente secondes plus tard
Re :
Et parce que je savais que nous aurions été capables d’avoir
une bonne discussion à propos de tout cela.
Quarante secondes plus tard
Re :
Hey Leo, je remarque seulement que tu as tout dit à part g). Tu
as laissé g) de côté. Tu as pu avouer à « Pam » que nous avons
couché, tu lui as même dit ce que tu as ressenti (ou plutôt ce
284
que tu as ressenti d’autre, ou pas ressenti du tout)… Mais tu
n’as pas dit que ce que je t’ai donné en souvenir ? Pourquoi
ça ?
Une minute plus tard
Re :
Parce que s’il ne devait rester qu’une chose entre toi et moi, ce
serait mon plus grand et mon plus beau secret.
Deux minutes plus tard
Re :
C’était bien tourné, même si j’ai dû lire la phrase deux fois !
Comme tu dirais dans ta sténo personnelle : Merci Leo !!!
***
285
Six jours plus tard
Objet : Perdue pour moi ?
Chère Emmi,
Est-ce que je t’ai perdue ? Je ne pourrais pas t’en tenir rigueur
si c’était le cas.
***
Un jour plus tard
Objet : Quand ?
Leo, de nous deux, c’est toi le silencieux ! Dis-moi quand
émigres-tu pour Boston alors ?
Cinq minutes plus tard
Re :
S’il te plait Emmi, sois patiente avec moi pour encore quelques
jours. Dans une semaine, je te dirai tout. TOUT !
Sept minutes plus tard
Re :
Peux-tu TOUT me dire dans une semaine ? Ou dois-tu TOUT
me dire dans une semaine ? Pam a-t-elle le droit de savoir que
286
tu vas TOUT me dire dans une semaine ? Ou Pam exige-t-elle
que tu me dises TOUT dans une semaine ? Et pourquoi une
semaine ? Que va-t-il se passer dans cet intervalle ? OK, j’ai
pigé, je ne le découvrirai que dans une semaine.
Bye bye !
On se reparle à ce moment-là donc.
Quatre minutes plus tard
Objet : Istrie
Oh, au fait, Bernhard rentre du Japon dans une semaine et
deux jours. Dans une semaine et quatre jours nous partons
avec les enfants pour les vacances d’été en Istrie. Au cas où tu
penserais me voir avant pour TOUT me dire, il vaudrait mieux
choisir une date rapidement !
Bon courage et fructueuse semaine,
Emmi
***
287
Six jours plus tard
Objet : Presque plus de temps
Salut Leo,
Demain ta semaine sera écoulée. Comment TOUT va ? Où est
TOUT ? Et c’est quoi, TOUT ?
***
Un jour plus tard
Objet : Tout (est fini)
Chère Emmi,
Pamela et moi nous avons rompu. Elle rentre à Boston lundi,
seule. C’est ça, TOUT.
Dix minutes plus tard
Re :
Cher Leo,
C’est un gros morceau, je le concède. Mais ça ne peut pas être
TOUT. Cela ne peut pas avoir été tout. Juste ça ? Je ne te crois
pas. Allons, Leo ! Tu veux qu’on se voie ? Tu veux dire ce que
tu as sur le cœur et pleurer un bon coup ? Je peux me libérer
pour te voir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit,
288
pour ainsi dire, pendant les deux prochains jours. Si tu veux
qu’on se voie, on se voit ! Si tu n’es pas sûr qu’on doive se voir,
alors on se voit ! Si tu n’es pas sûr de vouloir voir quiconque,
alors choisis-moi ! Mais si tu es certain de ne pas savoir si ce
serait une bonne chose ou pas pour toi de me voir – parce que
comment le pourrais-tu ? – alors ne me vois pas. Si, fais-le
quand même ! Un point c’est tout. Je ne veux pas me montrer
prudente avec cette proposition. Je ne pense pas qu’il puisse y
avoir moins prudent que cela. Et je ne me reproposerai plus
jamais si imprudemment à l’avenir. C’est promis !
Quinze minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Dans quelques heures, je serai dans un train pour Hambourg.
Je vais rendre visite à ma sœur Adrienne et je resterai chez
elle jusqu’à mardi. Tu pars avec ta famille pour la Croatie
mercredi, c’est ça ? Donc nous ne nous reverrons
probablement pas avant ton retour. Emmi, je sais que tu
meurs d’envie de savoir ce qui s’est passé. Tu as parfaitement
le droit de le savoir. Et j’ai aussi besoin de te le dire. Vraiment
besoin ! Tu découvriras tout dans les moindres détails, je te le
promets. Faisons ce que nous avons à faire à Hambourg et en
289
Croatie d’abord. J’ai besoin de voir les choses plus clair. J’ai
besoin de prendre du recul – par rapport à Pamela et par
rapport à moi-même. Pas par rapport à toi Emmi, crois-moi,
pas par rapport à toi !
Huit minutes plus tard
Re :
Tu sais, tu ne pourrais pas être plus distant que tu ne l’es déjà,
mon cœur. Tu me rends folle avec tes éternels ajournements,
tes démentis, tes promesses creuses et tes volte-face presque
monosyllabiques ! Quand je rentrerai d’Istrie, je m’attends à ce
que tu m’annonces tes fiançailles avec « Pam ». Mais
malheureusement, tu ne pourras partager aucun « détail » de
ta décision avec moi. Parce que tu as besoin « d’y voir clair
avant ». J’en ai assez Leo ! Ne te fâche pas : quoi que ce soit qui
te fasse encore attendre cette fois-ci avant de pouvoir me dire
quelque chose de profond sur toi-même, j’attendrai. J’attends
depuis que je te connais. En deux ans et demi, j’ai attendu trois
fois plus que je ne l’ai fait les trente-trois années précédentes.
Si seulement je savais pourquoi j’attends ! J’en suis malade à
crever d’attendre. En gros, je suis à bout de patience. Désolée !
(Et maintenant tu vas te murer dans le silence et me faire
encore la tête).
290
Une minute plus tard
Re :
Non, Emmi. Je ne serai ni silencieux ni boudeur. Je vais à
Hambourg. Et je reviens. Et je t’écrirai. Et je n’annoncerai pas
de fiançailles.
Bises
Leo
b
291
CHAPITRE SEIZE
Cinq jours plus tard
Objet : Adieu Pamela
Bonjour chère Emmi,
Salutations aux méditerranéens de la part de l’appartement
15 ! Je suis rentré. Je suis à nouveau moi-même. Je suis assis à
la terrasse avec mon portable. Dans mon dos, il y a l’un de ces
appartements masculins qui ont l’air si pitoyablement vides
quand une femme vient juste de les quitter.
Je lui ai parlé au téléphone hier. Elle est bien arrivée. Il pleut à
Boston. J’ai trouvé ça étonnant que nous puissions déjà nous
reparler ; un peu gênant peut-être – bouche sèche, gorge
sèche, souffle court, grincements de dents – mais nous
pouvions le faire. Ça ne fait qu’une semaine que nous avons
réussi à nous plaquer l’un l’autre, sans crier gare ni nous
justifier. J’ai commencé : « Pamela, je crois que nous
devrions… » et Pamela a complété par : « … rompre, tu as
raison ! ».
292
Nous sommes tous les deux à blâmer, c’est ensemble que nous
avons échoué. C’était calme, élégant, parfaitement
chorégraphié avec une très grande dextérité technique,
« synchronisé ». Nous avons fait une pile de nos déconvenues
et nous les avons partagées équitablement. Chacun en a pris sa
part. Et c’est ainsi que nous nous sommes séparés. Quand
nous nous sommes dit adieu, nous nous sommes enlacés,
embrassés, et donné une bourrade amicale sur l’épaule. Et
voilà comment sans dire un mot, chacun de nous a manifesté
sa « sincère sympathie » à l’autre. Nous avons pleuré quand
nous avons vu les larmes de l’autre. C’était un peu comme un
enterrement, comme si nous avions perdu un proche que nous
aurions eu en commun. Et en fait c’était le cas ! Seulement
nous le connaissions sous des noms différents. Pamela
l’appelait Confiance, moi Idéal. (A suivre – j’envoie ça
maintenant, je me fais un café. Je ne serai pas long).
Dix secondes plus tard
Objet : répondeur automatique d’absence
Je suis en vacances et je répondrai à mes e-mails le 23 juillet.
Bien cordialement
Emmi Rothner
293
Trente minutes plus tard
Re :
Je m’y attendais Emmi. Et en fait, c’est une bonne chose ! Tu
vois, je ne sais pas du tout si tu as envie d’entendre tout ça. Je
ne pourrai pas le découvrir avant une semaine et demie au
plus tôt. Alors mon cœur, je vais continuer à récapituler sans
vergogne :
Pamela était la première femme qui ne me faisait pas penser à
toi, que je ne comparais pas à toi, qui n’avait rien de toi – mon
fantasme virtuel – et que je trouvais pourtant attirante. Quand
je l’ai vue, j’ai su immédiatement qu’il fallait que je tombe
amoureux d’elle. C’était là le piège et l’erreur : « il fallait », le
plan, l’intention, mes efforts pressants. J’étais obsédé par
l’idée de l’aimer. J’étais consumé par cette idée. Jusqu’à la
toute fin, j’ai tout fait pour ça. Excepté une chose : je ne me
suis jamais demandé si j’étais vraiment amoureux d’elle.
Il y a eu trois phases avec Pamela. Quatre mois à Boston –
c’était mes plus beaux moments avec elle, c’était MES
moments avec elle, je n’en aurais pas manqué un seul jour.
Quand je suis rentré d’Amérique l’été dernier, tu étais là,
Emmi. Encore et toujours : TOI ! Et mes sentiments
prudemment tenus sous clé. Comme j’étais naïf de croire qu’ils
294
pourraient disparaître d’eux-mêmes. Tu n’as pas mis
longtemps à me rappeler qu’il ne pouvait y avoir de fin sans
un commencement. Nous nous sommes rencontrés. Je t’ai vue.
JE T’AI VUE ! Qu’est-ce que j’aurais dû dire à ce moment-là ?
Qu’est-ce que je devrais en dire aujourd’hui ? J’étais dans ma
phase deux avec Pamela : une relation à distance, entrecoupée
d’excitants voyages de découverte, et de violents accès de
désir pour une vie commune plus permanente et parfaitement
normale – sortir acheter le pain et le lait, changer le sac de
l’aspirateur…
Et comment ai-je passé le temps à attendre mon avenir ? Avec
toi, Emmi. Qui reposait virtuellement chaque nuit à mes
côtés ? Encore toi, Emmi. Avec qui ai-je vécu dans le secret de
mon monde intérieur ? Toujours toi, Emmi. Et rien qu’avec toi.
Et désormais mes fantasmes les plus merveilleux avaient aussi
un visage. Ton visage.
Puis Pamela est arrivée et a emménagé. Phase trois. J’ai
mentalement appuyé sur l’interrupteur principal : Emmi
éteint, Pamela allumé. Une décision brutale. Concentration
totale sur « la femme de ma vie », l’élue, celle que je devais
aimer. « L’illusion du don de soi » mise en pratique. Tu m’as
soufflé l’idée ; je pensais que je pourrais mieux m’en sortir que
toi et Bernhard avec votre « mariage de convenance ». Peut-
295
être que je voulais simplement te prouver que j’en étais
capable. J’étais déterminé à tout faire pour rendre Pamela
heureuse.
Au début, elle s’est sentie flattée et en sécurité. Je me sentais
bien aussi. C’était une manœuvre de diversion, un programme
très utile d’ergothérapie – tout ce que j’avais à faire, c’était de
m’assurer de ne pas écouter ma voix intérieure, de ne pas trop
consacrer de temps à Emmi. Chaque e-mail personnel, chaque
pensée intime que j’avais pour toi devait être immédiatement
dédouanée et compensée par une confirmation de mon lien
avec Pamela. C’est ainsi que je faisais taire ma mauvaise
conscience. Eh bien, elle n’a pas été impressionnée bien
longtemps par mes ardentes déclarations d’amour. Bientôt,
elle s’est sentie nerveuse, dépassée, acculée. Elle avait besoin
d’espace, d’un exutoire, d’un refuge où elle pouvait jouer à
domicile. Il n’y avait qu’un seul endroit pour ça : Boston. Je l’ai
vu comme la seule opportunité de concrétiser mon rêve.
Tu as lu mes e-mails. Nos vacances m’en ont donné un avant-
goût assez bon pour me persuader que je voulais faire ma vie
avec elle sur la Côte Est. Nous aurions prévu « d’émigrer » au
début de l’année suivante, les choses se seraient mises en
place, la perspective d’un travail et d’un appartement, et puis,
et puis, et puis… Oui, je lui ai parlé de toi, Emmi.
296
Profite bien de la plage !
Leo
*
Huit heures plus tard
Re :
Mais pourquoi lui as-tu parlé de moi ?
Salut Leo. J’espère que tu n’as pas cru sérieusement que je te
laisserai analyser tes mélodramatiques phases de « Pam »
toute la semaine, sans que j’y mette mon grain de sel. Je ne
vais pas te laisser abattre toutes tes cartes et puis me taire
pendant des mois.
En parlant d’abattement, je suis dans un délicieux cybercafé
aux allures de crypte mal éclairée, il doit faire trois mètres
carrés et les murs sont noirs. Probablement le repaire des
héritiers du mouvement No Future croate, le genre d’endroit
où tu inhales plus de fumée en cinq minutes en tant que
fumeur passif, qu’un fumeur ordinaire en une heure. Assise au
milieu de cette odeur de renfermé nihiliste, tes réflexions sur
« Pam » me semblent d’autant plus bizarres.
Mais vas-y, raconte, ne fais pas ton timide ! Pourquoi lui as-tu
parlé de moi ? Que s’est-il passé ? Et qu’est-ce qui se passe
maintenant ? Je reviendrai dans cet élégant établissement de
297
temps à autre durant les prochains jours, pour recueillir tes
notes sur le sujet, si mes poumons ne sont pas carbonisés d’ici
là.
Deux bises
Emmi
PS : (comme c’est original), j’ai hâte de te revoir !
***
Un jour plus tard
Objet : Point de contact
Quel plaisir de te trouver en aussi grande forme ! La mer
croate et l’air de la crypte font manifestement un bien fou à tes
sensibles artères.
1) Pourquoi ai-je parlé de toi à Pam, Pamela ? J’y ai été obligé.
C’en est arrivé à un point où je n’avais plus le choix. C’était
TON point, Emmi ! Naguère décrit et identifié par mes soins
comme suit « sur la paume de ma main gauche, à peu près au
milieu, là où la ligne de vie est coupée par de profondes rides,
et où elle descend vers l’artère ». C’est là où tu m’as
accidentellement touché lors de notre second rendez-vous.
298
C’est resté mon point de contact absolu avec Emmi, préservé
pour l’éternité.
Des mois plus tard, lors de notre célèbre rencontre de cinq
minutes avant que Pamela n’atterrisse, tu m’as donné ton
« souvenir », ton petit « présent ». Avais-tu conscience de la
signification de ce geste ? Avais-tu idée de ce à quoi il
conduirait ? « Psst » as-tu chuchoté. « Ne dis rien, Leo ! Pas un
mot ! ». Tu as pris ma main gauche pour la porter à tes lèvres
et embrassé notre point de contact. Et tu as gentiment passé
ton pouce dessus aussi. Tes mots d’adieu : « Au revoir, Leo.
Bonne chance à toi. Ne m’oublie pas ! ». Et la porte s’est
refermée. J’ai rejoué cette scène des centaines de fois, recréé
ton baiser sur ma paume des milliers de fois. Comme je ne suis
pas exactement qualifié pour décrire les différents stades de
l’excitation sexuelle, je te laisserai seulement imaginer dans
quel état j’étais.
A partir de là, il m’a été impossible d’être intime avec Pamela
sans ressentir ton point dans ma paume, sans penser à toi à
chaque contact, Emmi. Et voilà comment ma si pompeuse
théorie sur la tromperie a été mise en pièces. Te souviens-tu
de ce que j’avais écrit ? « Mes sentiments pour toi ne retirent
rien à ceux que j’éprouve pour elle. Ils n’ont rien à voir les uns
avec les autres. Ils ne sont pas en compétition ». Foutaises !!
299
C’est inexcusable ! Totalement irréaliste. Réfuté par un simple
minuscule petit point. Pendant longtemps, j’ai refusé
d’admettre que ma main gauche commençait à éviter le corps
de Pamela. Je ne voulais pas reconnaître la position défensive
qu’elle adoptait, ni combien elle était résolue à protéger son
secret et à le cacher dans mon poing fermé.
Au bout d’un moment, Pamela a dû le remarquer. Ce fameux
soir, elle s’est emparé énergiquement de ma main gauche
rebelle, elle a essayé tout ce qu’elle a pu pour forcer mon
poing à s’ouvrir et en a fait un jeu : avec un rire forcé, elle a
intensifié la pression sur mon avant-bras. Au début, j’ai
opposé une sérieuse résistance. Mais j’ai finalement réalisé
que je n’allais pas pouvoir cacher indéfiniment notre « tout » à
l’intérieur de mes cinq doigts. J’ai retiré brusquement ma main
de sa prise, et je l’ai présentée ouverte face à elle, avant de dire
avec exaspération (je me sentais très mal, totalement à sa
merci, humilié, plein de ressentiment, jugé) : « Voilà ! Tu vois ?
Tu es contente maintenant ? ». Désemparée, elle m’a demandé
ce qui n’allait pas tout à coup, si elle avait dit ou fait quelque
chose de mal. Je me suis excusé. Pamela ne savait pas
pourquoi. Mais après cela, je n’avais plus le choix : je lui ai
parlé de toi.
300
En réalité, tout ce que je voulais faire au début, c’était
prononcer ton nom et voir après comment j’allais enchaîner.
Je me suis servi de l’histoire de l’indomptable septième vague
comme d’une opportunité pour mentionner qu’elle m’avait été
rappelée « par Emmi, une bonne amie ». « Emmi ? Qui est-ce ?
D’où la connais-tu ? ».
Les vannes étaient ouvertes, et j’ai passé une heure à déverser
toute notre histoire jusqu’à la dernière goutte. Tout bien
considéré, c’était le parfait exemple de la vague qui enfle,
écume et déferle que tu avais décrite. Une vague qui
s’échappe, change tout, recrée le paysage et ne laisse plus rien
de reconnaissable après son passage.
Passe une belle matinée à la plage !
Leo
*
Trois heures plus tard
Objet : Adieu
2) Que s’est-il passé après cela ? Bien peu. La marée basse. Une
accalmie. Silence. Embarras. Hochement de tête. Méfiance.
Froid. Frémissements. Frissons. Sa première question :
« Pourquoi me racontes-tu tout ça ? ». Moi : « J’ai pensé que le
moment était venu pour toi de savoir ». Elle : « Pourquoi ? ».
301
Moi : « Parce que ça faisait partie de ma vie ». Elle : « ça ? ».
Moi : « Emmi ». Elle : « Faisait ? ». Moi : « Nous sommes devenus
amis, nous nous écrivons de temps en temps. Elle s’est remise
avec son mari, et elle est heureuse ». Elle : « Et si elle ne l’était
pas ? ». Moi : « Elle l’est ». Elle : « Est-ce que tu l’aimes
toujours ? ». Moi : « Pamela, je t’aime ! Je déménage à Boston
avec toi. N’est-ce pas une preuve suffisante ? ». Elle a souri et
m’a gratifié d’une petite tape à l’arrière du crâne. Je pouvais
deviner sans peine ce qu’elle en pensait.
Ensuite, elle s’est levée et a marché jusqu’à la porte. Elle s’est
retournée et elle a dit : « Encore une petite question : est-ce que
je suis là uniquement à cause d’elle ? ». J’ai hésité et j’ai réfléchi,
puis j’ai dit : « Pamela, il y a un contexte pour chaque chose.
Rien n’existe hors contexte ». Elle a quitté la pièce. Pour elle, le
sujet était clos. J’ai fait plusieurs tentatives pour lui parler. Je
désirais ardemment en reparler, j’aurais supporté une
violente averse de grêle pour qu’un autre jour limpide puisse
enfin se lever. En vain. Pamela refusait toute discussion. Il n’y
avait pas de dispute, pas de reproche, pas de mots
désagréables, pas même un regard de travers. Non, il n’y avait
plus de regards du tout, juste un profil évasif. Sa voix sonnait
comme un enregistrement. Plus ses touches étaient douces,
plus elles semblaient douloureuses. Nous avons continué
302
comme si de rien n’était. A nous torturer mutuellement
comme ça pendant des semaines, ensemble, côte-à-côte, de
concert, synchrones. Jusqu’à ce que je comprenne
finalement que je n’avais pas seulement raconté notre histoire
à toi et moi. Je lui avais aussi raconté notre histoire tout
entière, la sienne et la mienne. Et je l’avais racontée de bout en
bout. Il ne nous restait rien d’autre à faire que de nous dire
adieu.
***
Le lendemain suivant
Objet : Vraiment très triste !
Salut Leo,
J’adorerais pouvoir nous distraire un peu du contenu de ton e-
mail avec une blague idiote. Mais cette fois je n’y arrive pas. Je
déteste les histoires qui finissent mal, particulièrement de si
bon matin. La tienne m’a mis les larmes aux yeux, et je pleure
sans pouvoir m’arrêter. L’homme assis à côté de moi,
abandonné là par la nuit et dont on dirait qu’il a un appareil
orthodontique greffé sur le front, a même écrasé sa cigarette à
moitié fumée, en signe de sympathie. J’ai trouvé tout ce que tu
as écrit si désespérément triste, Leo, et la façon dont tu l’as
303
écrit est vraiment très triste elle aussi ! Je me sens désolée
pour toi ! Je voudrais tellement te prendre dans mes bras
maintenant et te serrer très fort. Tu es tellement gentil ! Et si
incroyablement peu doué pour les affaires de cœur ! Tu fais
tout exactement au pire moment, et s’il y avait jamais un bon
moment pour faire quelque chose, tu ne le ferais certainement
pas, ou le ferais de travers. Toi et « Pam » – ça n’aurait jamais
pu marcher. Je l’ai su dès que j’ai posé les yeux sur elle. Jouer
au golf tous les deux, bien. Visiter des parents à Boston,
manger de la dinde à Noël, faire l’amour une fois de temps en
temps (en cas d’urgence), tout cela je peux le comprendre.
Mais impossible de vous imaginer vivre ensemble !
Bien, je vais devoir me calmer un peu. Fiona attend dehors.
Elle veut essayer de trouver une galerie commerçante au
village de pêcheurs du coin… C’est le moment de ton dernier
chapitre tragique.
A bientôt, mon cœur
Emmi
***
304
Deux jours plus tard
Objet : Troisième partie
3) Alors que va-t-il se passer maintenant ? – je n’en ai pas la
moindre idée, ma chère Emmi. J’essaie de noter quelques idées
pour préparer mes six prochains mois. Si tu as des conseils
utiles, tu peux me les envoyer. Je pourrais passer le reste de
l’été à Hambourg avec ma sœur, et attendre près de la mer du
Nord la venue d’une régénératrice septième vague. Quoi qu’il
en soit, tu n’as aucune raison de te sentir triste ou inquiète
pour moi. Même si je me sens un peu sonné, je suis vraiment
heureux. Je ne vois pas loin, mais le peu que je vois est très
clair. Toi par exemple, dans le café-crypte croate, et sur la
plage dans un bikini vert (ne me détrompe pas s’il te plait, en
me disant qu’il est bleu !).
Si mon compte est bon, il te reste cinq jours de vacances avec
ta famille. J’espère que tu pourras en profiter paisiblement. Je
vais y contribuer en m’enterrant sous quelques piles de travail
de thèse en retard, et ne t’écrirai pas avant ton retour. Merci
pour tout – pour ton écoute, pour ton regard, pour ton point
de contact. Pour toi ! Tu es terriblement importante pour moi.
Tu l’es vraiment. Vraiment !
Leo
305
Trois heures plus tard
Re :
Il se trouve que j’ai en effet un conseil utile pour toi, Leo. Veux-
tu l’ajouter à ta liste d’idées, s’il te plaît ? – Dans une semaine,
jeudi : 19h30, au Ristorante Impressione, une table pour deux
est réservée au nom d’Emmi Rothner. J’ai hâte d’y être.
Arrange-toi pour t’y trouver, même si tu te sens sonné. S’il te
plait, s’il te plait, s’il te plait !
Bons baisers de la crypte,
Emmi
PS : tu n’étais pas loin : c’était le bikini marron et blanc. Je vais
porter le vert aujourd’hui. Et ainsi quand tu me verras, ce sera
vraiment très clairement !
***
Trois jours plus tard
Re : Impressione
Salut Leo,
Tu n’as pas confirmé si tu pouvais venir jeudi. Je ne veux pas
te forcer la main, je veux juste savoir pourquoi je m’affale au
soleil pendant une heure par jour entourée par des gens en
306
chaise longue. Jusqu’à la semaine dernière, je les plaignais
plutôt de se laisser aller à une si terne non-activité qui
transforme le cerveau en marmelade.
Bises
Emmi
PS : Jonas « Spiderman » Rothner t’envoie ses salutations ! Il a
parié avec moi que tu étais un passionné de deltaplane et de
planche à voile. J’ai misé sur chercheur de trésor, pêcheur de
moules et collectionneur de galets.
***
Un jour plus tard
Objet : Confession
Chère Emmi,
Je ne veux pas t’ennuyer avec ça pendant tes vacances mais je
dois avouer que notre rendez-vous me fait peur.
*
307
Quatre heures plus tard
Re :
Oh, Leo, tu n’as rien à craindre. Ce sera la sixième fois que
nous nous voyons. C’est de la septième dont il faudra te
méfier…
Au fait, je suis en train de modifier dès maintenant mon hit-
parade personnel des hommes les plus érotiques au monde :
les passionnés de course automobile, les visiteurs de salons de
tourisme, les hommes en sandales, les hommes dans les tentes
à bière, les hommes qui font la tête et… les hommes qui ont
peur.
A bientôt
Emmi
Trois minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Qu’attends-tu de notre « soirée italienne » ? Je sais que tu as
l’habitude de cette question mais je trouve qu’elle se met en
travers de chaque rendez-vous, et particulièrement de celui-là.
308
Deux minutes plus tard
Re :
1) Antipasti di pesce
2) Linguine al limone
3) Panna cotta
4) Et pour aller avec tout ça, avant, après, pendant et
accompagné par du vin : Leo !
5) Assis en face de moi, pour lui parler, pour entendre sa
voix, pour le regarder de mes yeux, assez près pour se
toucher, presque genou contre genou : Leo !
(Si tu promets de répondre immédiatement sans y penser trop
longtemps, même si ça va à l’encontre de tes instincts naturels,
je patienterai encore dans cette boite enfumée encore
quelques minutes).
Une minute plus tard
Re :
Tu te comporteras différemment ?
Trente secondes plus tard
Re :
Leo, tu ne peux pas poser des questions comme ça. Qui sait ?
309
Et de toute façon, à chaque fois que nous nous voyons, c’est
toujours différent.
Quarante secondes plus tard
Re :
Je veux dire à cause de Pamela.
Deux minutes plus tard
Re :
Je sais très bien ce que tu veux dire. Et je ne pense pas que je
me conduirai autrement envers toi à cause de « Pam ». Si je me
conduisais différemment, ce serait à cause de toi. Ou de moi.
Autrement dit : si tu te conduis différemment envers moi,
alors je me conduirai différemment envers toi. Et parce que
jusqu’à présent, tu t’es toujours conduit différemment envers
moi, tu te conduiras différemment cette fois aussi, et en retour
je ferai pareil. Et en plus, nous ne sommes jamais sortis dîner
ensemble. Le simple fait que tu mangeras impliquera un
comportement différent. Et ma réaction sera de manger aussi,
je te le promets !
Tu vois un inconvénient à ce que je remonte de cette crypte
vers la lumière du soleil ?
310
Trois minutes plus tard
Objet : Puis-je ?
Est-ce que ça veut dire que je suis autorisée à retourner au
soleil ? OK, je coupe. Bye Leo ! Je te recontacte quand je rentre.
Deux bises
Emmi
En même temps
Re :
Bien sûr tu peux. A bientôt. Ecris quand tu seras de retour. Je
t’embrasse.
Bien à toi
Leo
*
Trois heures plus tard
Objet : Joli bikini
J’aime ce bikini. Je t’adore en vert !
***
311
Un jour plus tard
Re :
En voilà un petit effronté !
***
Deux jours plus tard
Objet : Moi d’abord
Hello Emmi,
Un très bon retour chez toi ! Efface-moi de ton « hit-parade
des hommes érotiques » s’il te plaît. J’ai hâte d’être à demain,
19h30, chez l’italien. Je suis libre de toute crainte. Je ne suis
pas du tout inquiet de ce que notre rendez-vous puisse très
mal tourner (sauf si tu voulais autre chose au dessert).
Leo
*
Trois heures plus tard
Re :
Le nouveau Leo : rapide comme l’éclair, intrépide, affamé, et
prêt à tout !
312
(Merci pour ton chaleureux accueil. MOI j’ai encore plus hâte
que toi !).
Quatre minutes plus tard
Re :
L’ancienne Emmi : clairement de retour chez elle en grande
forme !
(Merci de souligner « MOI » et « plus »)
***
Le matin suivant
Objet : Toujours en forme ?
Chère Emmi,
On se voit toujours ce soir ?
Trente minutes plus tard
Re :
Bien sûr, Leo, mon cœur. Oh j’ai presque oublié de te dire.
Bernhard et les enfants viennent aussi ? Pas de problème ?
313
Dix minutes plus tard
Objet : Blague
Je plaisantais, Leo ! C’était une BLAGUE ! Une BLA-GUE !
Trois minutes plus tard
Re :
Je vois que ça va être une soirée amusante ! Je ferais mieux de
ne plus envoyer d’autre mail maintenant.
A toute à l’heure.
Leo
Une minute plus tard
Re :
J’ai hâte de te voir !
Trente secondes plus tard
Re :
Et moi aussi !
C
314
CHAPITRE DIX-SEPT
Le lendemain suivant
Objet : (pas d’objet)
Bien dormi ?
Cinq minutes plus tard
Re :
Je n’ai pas pu dormir. Trop d’images dans ma tête, trop occupé
à les revoir encore et encore. Comment te sens-tu, ma douce ?
Une minute plus tard
Re :
Je ne peux qu’espérer que tu te sentes comme moi, mon coeur.
Deux minutes plus tard
Re :
Si tu doublais l’intensité de tes sentiments, alors tu ne serais
pas loin de ce que je ressens, Emmi.
315
Trois minutes plus tard
Re :
Divise par deux et multiplie par quatre, et tu sauras où j’en
suis ! Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de monter avec toi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Emmi, parce qu’entre autres choses, tu aurais dit non.
Quarante secondes plus tard
Re :
Ah bon ? Est-ce que j’avais l’air de quelqu’un qui aurait
refusé ?
Une minute plus tard
Re :
Les gens qui refusent en ont rarement l’air, avant de le faire
pour de bon. Autrement personne ne leur demanderait jamais.
316
Quarante secondes plus tard
Re :
Dixit Leo, grand connaisseur de femmes, en puisant dans sa
vaste et pertinente expérience de ces questions. Et après une
centaine de ‘non’, même si les femmes en question n’avaient
pas du tout l’air de refuser, il a simplement arrêté de
demander.
Trente secondes plus tard
Re :
Tu aurais refusé, Emmi, pas vrai ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Mais toi Leo, tu n’aurais pas été contre le fait que je monte
chez toi ? Je me trompe ?
Trente secondes plus tard
Re :
Qu’est-ce qui peut te le faire penser ?
317
Quarante secondes plus tard
Re :
Quelqu’un qui embrasse et qui… hem… « enlace » comme ça
n’aurait pas été contre.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Conclut Emmi, croqueuse d’hommes, sur la foi d’innombrables
tests gustatifs et sensoriels.
Quarante secondes plus tard
Re :
Alors, tu voulais que je reste avec toi ou pas ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Bien sûr que oui.
Trente secondes plus tard
Re :
Mais alors pourquoi ne me l’as-tu pas demandé ? J’aurais
accepté. Je t’assure.
318
Trente secondes plus tard
Re :
Ah oui ? Merde !!
Cinquante secondes plus tard
Re :
Mais, l’épisode du pas de porte n’était pas mal non plus, mon
cher. J’ai connu mon lot de baisers devant la porte, à une
époque (d’accord, pour la plupart… sur grand écran). Très peu
ont été aussi bons et aussi longs que celui-là. Je ne me suis pas
ennuyée un instant. Tout d’un coup, j’avais à nouveau dix-sept
ans.
Quarante secondes plus tard
Re :
C’était une étourdissante soirée, Emmi !
Cinquante secondes plus tard
Re :
Oui, étourdissante, c’est sûr ! Il a pourtant chose que je ne
comprends pas, mon cœur.
319
Trente secondes plus tard
Re :
Qu’est-ce que c’est, ma douce ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Comment as-tu pu ? Comment as-tu pu ? Comment as-tu pu ?
Trente secondes plus tard
Re :
Parle !
Quarante secondes plus tard
Re :
Leo, comment as-tu pu laisser quatre de ces sensationnels
tortelloni asparagi et prociutto in salsa limone sur les sept de
ton assiette ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Je les ai laissés pour toi !
320
Trente secondes plus tard
Re :
Tu marques des points supplémentaires.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Bon Emmi, ma toute chère, je vais éteindre maintenant, fermer
les yeux, arrêter le temps et rêver – de cela, et de bien d’autres
choses encore.
Je t’embrasse !
Quarante secondes plus tard
Re :
Dors bien, mon coeur ! Ce soir j’écrirai le reste de ce que je
voulais dire. Je te retourne ton baiser ! Non, je ne le retourne
pas. Tu peux en avoir un tout neuf rien qu’à toi. Je garde celui
que tu m’as donné. Tu n’auras pas de ces baisers-là tous les
jours.
*
321
Neuf heures plus tard
Objet : J’ai remarqué quelque chose
Cher Leo,
Es-tu réveillé ? Je voulais juste faire remarquer que tu n’as pas
parlé une seule fois de Bernhard hier soir.
Quarante secondes plus tard
Re :
Toi non plus, Emmi.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Je peux me discipliner sur ce point. Mais je n’y suis pas
habituée venant de toi, mon cœur.
Huit minutes plus tard
Re :
C’est possible que tu t’y sois habituée (ou que je t’aie laissé t’y
habituer), ma chère. Mais parfois j’apprends aussi : Bernhard
c’est ton affaire, pas la mienne. C’est ton mari, pas le mien.
Quand tu m’embrasses, c’est ta mauvaise conscience, pas la
mienne. Ou peut-être que la mauvaise conscience n’entre pas
322
en ligne de compte parce qu’il est au courant pour nous… ou
qu’il devrait… ou devrait présumer… ou être capable
d’imaginer… ou… je ne sais plus. J’ai arrêté d’essayer de
comprendre ton interprétation des « convenances » et ton
ouverture d’esprit à ce sujet. J’ai perdu le fil. Non pire que ça,
cela ne m’intéresse plus. Je ne veux plus sauter par-dessus
l’obstacle permanent de Bernhard à chaque fois que je pense à
toi. Ni naviguer secrètement entre les absences de Pamela à
chaque fois que je veux penser à toi. Je pense à toi à chaque
fois que je veux, aussi souvent que je le veux, et exactement
que je veux. Rien ne m’arrête et personne ne me retient plus.
Est-ce que tu sais combien c’est libérateur ? Hier, c’était pour
moi comme un saut quantique. Maintenant je suis capable de
te regarder comme si tu étais là pour moi et pour moi seul,
comme si tu avais été créée spécialement pour moi, comme si
le restaurant italien avait ouvert juste pour nous deux, comme
si la table avait délibérément été construite un peu petite pour
que nos jambes se touchent, comme si le buisson d’ajoncs
jaunes avait été planté devant la porte extérieure de mon
immeuble juste pour nous, il y a vingt ans, en prévision du fait
qu’il serait en fleurs lorsque nous nous enlacerions et nous
embrasserions devant, vingt ans plus tard.
323
Sept minutes plus tard
Re :
Tes observations sont exactes, mon cœur. HIER, J’ÉTAIS LÀ
POUR TOI ET POUR TOI SEUL ! Et ce regard que tu as posé sur
moi et sur moi seule, qui a tout fait disparaître autour de nous,
ce regard qui voit le buisson d’ajonc jaunes en fleurs comme
s’il était planté pour nous seuls, le monde comme s’il était créé
pour nous, s’il te plait, s’il te plait, s’il te plait, n’oublie pas
comment l’utiliser. Entraine-toi avant de dormir, entraine-toi
quand tu te réveilles, répètes devant le miroir. Sois
parcimonieux dans son application, ne le gâche pas sur
quelqu’un d’autre, protège-le des mains voleuses et du grand
soleil, ne le soumets à aucun danger, et fais attention à ne pas
l’endommager pendant le transport. Et si jamais nous nous
revoyons, alors ressors-le pour moi ! Parce que ce regard,
mon cœur, il m’étourdit et j’en raffole. Pour ce seul regard, ça
valait la peine d’attendre tes e-mails pendant deux ans et
demi. Personne ne m’a jamais regardée ainsi, Leo. Comme…
comme… Leike. Oui simplement comme ça. C’est tout ce que je
voulais dire. C’était censé être un compliment au fait, un tout
petit, mon cœur, tu as vu ?
324
Dix minutes plus tard
Re :
Tu sais quoi, mon Emmi chérie ? Arrêtons pour ce soir. Je ne
recevrai rien de plus beau que ça. Et peut-être que ça restera
aussi beau que ça l’est, si nous nous retenons d’en parler toute
la nuit.
Je t’embrasse fort !
Bien à toi
Leo
(Et maintenant je vais m’entrainer au regard comme, comme,
Leike).
a
325
CHAPITRE DIX-HUIT
Le soir suivant
Objet : Une question
Une question au gardien du silence : combien de temps
prévois-tu de rester garder le silence sur notre merveilleux
« nous » ?
Vingt minutes plus tard
Re :
Une question pour celle qui brise le silence : qu’allons-nous
faire maintenant ?
Trois minutes plus tard
Re :
Cela dépend de toi, mon cher Leo.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Pas de toi, mon Emmi chérie ?
326
Une minute plus tard
Re :
Non mon cœur, ça a toujours été ta grosse et fatale erreur et
elle t’a accompagnée pendant un long moment de ton voyage :
elle t’a menée de façon erronée à Boston, et elle a même
survécu intacte au voyage de retour ; elle s’est vite acclimatée
et s’est installée comme de juste à tes côtés. Elle s’accroche à
toi comme une sangsue, Leo. Pourquoi ne t’en débarrasses-tu
pas, une bonne fois ?
Quarante secondes plus tard
Re :
A quoi penses-tu ? Suis-je supposé te demander si tu voudrais
venir chez moi ce soir et y passer la nuit ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Cela n’a rigoureusement rien à voir avec ce à quoi je pense,
mon cher Leo, car je suis déjà au courant ; tu ne peux pas te
figurer toutes les choses que j’ai imaginées jusque-là, même
depuis hier. Non cette fois, c’est à propos de ce que TU penses.
Et non, ne me demande pas de venir ce soir.
327
Vingt secondes plus tard
Re :
Pourquoi pas ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Parce qu’il me faudrait refuser.
Quarante secondes plus tard
Re :
Et pourquoi le devrais-tu ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Parce que. Parce que. Parce que. Parce que je ne veux pas que
tu croies que je veux avoir une liaison avec toi. Et peut-être
plus important : parce que je ne veux pas avoir de liaison avec
toi ! Si ça devait juste être une aventure, nous aurions pu nous
épargner deux ans et demi d’e-mails et trente-sept mètres
cubes de mots.
328
Trente secondes plus tard
Re :
Si tu ne veux pas de liaison, Emmi, que veux-tu donc ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Je veux que tu exprimes ce que TOI tu veux !
Vingt secondes plus tard
Re :
TOI !
Une minute et demie plus tard
Re :
Bravo, Leo ! C’est venu assez spontanément, directement
depuis les tripes, et le voilà étalé en majuscules. Mais que
veux-tu dire exactement par TOI ? Te lire ? Te garder dans mes
pensées ? Te ranger dans mes placards à sentiments ? Te
garder comme un point spécial au creux de ma paume ? Ne
pas te perdre ? T’adorer ? Te voir ? T’entendre ? Te sentir ? Te
toucher ? T’embrasser ? Te serrer ? Te prendre à même le sol ?
Te faire un enfant ? Te dévorer de baisers ?
329
Une minute et demie plus tard
Re :
TOUT ÇA ! (A part « te faire un enfant » mais si j’y pensais,
pourquoi pas ?).
Une minute plus tard
Re :
Pas mal, Leo ! Au summum de ton embarras, tu parviens
quand même à montrer les prémices d’un sens de l’humour.
Mais sérieusement, qu’est-ce qui t’empêche de faire ce que tu
veux avec moi ? Allez, dis-moi, qu’allons-nous faire
maintenant ?
Sept minutes plus tard
Objet : Dis-le-moi !
Leeeeoooo ! S’il te plait ! Ce n’est pas le moment de sombrer
encore dans le mutisme ! Dis-moi ! Ecris-le-moi ! Tu peux le
faire ! Tu vas y arriver ! Fais-toi simplement confiance ! Tu y
es presque !
330
Quatre minutes plus tard
Re :
OK, si tu es fermement décidée à avoir ce que je veux par écrit
même si tu le sais déjà : chère Emmi, essayons… Non. Est-ce
que tu veux… ou, peux-tu imaginer… D’accord, ce n’est pas à
propos de ce que tu peux imaginer, c’est à propos de ce que JE
peux imaginer. Emmi, je peux imaginer que j’aimerais faire en
sorte que ça marche entre nous !
Trente secondes plus tard
Re :
Que veux-tu dire par « ça » ?
Quarante secondes plus tard
Re :
Un avenir.
Une minute plus tard
Re :
Je vois l’avenir comme essentiellement féminin, et (par-là)
totalement imprévisible. D’abord, essayons de faire en sorte
que notre « être ensemble » marche, je pense que ce serait
331
plus approprié, plus pragmatique, et un « ça » très valable. Ça
le serait. Potentiellement. Probablement.
Quarante seconde plus tard
Re :
Emmi, je savais bien qu’au bout du compte, on en reviendrait à
ce que TU peux imaginer ! Et dis-moi je te prie, la différence
entre « ton » être ensemble et « ma » liaison.
Cinquante secondes plus tard
Re :
L’aspiration, l’intention, le but. Une liaison suivra son cours.
Etre ensemble, c’est rester ensemble et faire en sorte que nous
puissions, enfin, avoir une merveilleuse vie tous les deux.
Trois minutes plus tard
Re :
Chère Emmi,
OK, imaginons que nous restions ensemble, dans notre
supposée et merveilleuse vie commune. Maintenant, je suis
désolé de devoir poser cette question : peux-tu imag… Tu te
séparerais de Bernhard ? Tu demanderais le divorce ?
332
Vingt secondes plus tard
Re :
Non.
Quarante secondes plus tard
Re :
Très bien. Alors oublions ça !
Trente secondes plus tard
Re :
Cher Leo,
Ne dis pas « Très bien. Alors oublions ça !». Demande-moi
plutôt : « Pourquoi non ? ».
Quarante secondes plus tard
Re :
Pourquoi faudrait-il que je te demande ça, Emmi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Ne demande pas pourquoi tu devrais me le demander.
333
Demande-moi plutôt pourquoi je ne demanderai pas le
divorce !
Trente secondes plus tard
Re :
Chère Emmi,
Je ne vais pas te laisser me dicter ce que je dois te demander.
C’est encore à moi de te demander ce que je demande... Donc :
pourquoi ne demanderas-tu pas le divorce ?
Vingt secondes plus tard
Re :
Parce que je suis déjà divorcée.
Deux minutes plus tard
Re :
Non !
Douze minutes plus tard
Re :
Si, je le suis. Depuis 11h33 le 17 novembre, il y a à peu près un
an. C’est bien possible que tu aies déjà effacé ce déplaisant
334
épisode de ta mémoire, mais c’était à peu près au moment des
trois mois de pause où nous ne nous sommes plus écrit, après
ma visite nocturne dans le brouillard, après que j’aie annoncé
C’EST FINI en grosses lettres. C’était quand j’ai déménagé.
C’est quand j’ai tout dit à Bernhard sur nous, ou plutôt sur la
deuxième partie de notre histoire, celle qu’il ne connaissait
pas encore. C’était quand nous sommes tombés officiellement
d’accord, assez amicalement et sans nous répartir aucun
reproche, sur le fait que notre mariage n’était plus en très
grande forme et qu’il s’était enlisé dans une terrible routine.
C’est alors que nous en avons tiré des conclusions. C’est alors
que nous nous sommes séparés. Voilà ce qui s’est passé. Et
c’était la meilleure chose à faire. Et c’était bien que nous
l’ayons fait. Ça m’a fait mal, mais seulement un peu. Les
enfants ne l’ont même pas remarqué. Presque rien n’a changé
dans notre routine quotidienne. Nous sommes restés
ensemble en tant que famille.
Quarante secondes plus tard
Re :
Pourquoi me l’as-tu caché ?
335
Une minute plus tard
Re :
Je ne te l’ai pas caché, Leo, je ne te l’ai simplement pas dit. Ce
n’était pas très, très important, non, ça ne l’était pas. En fait
c’était plus un acte de pure forme. J’ai été sur le point de le
mentionner à un certain moment. Et puis « Pam » s’est
interposée. Elle était pratiquement là. Et alors, d’une certaine
manière, j’ai trouvé que ça n’aurait été très à propos.
Quarante secondes plus tard
Re :
Mais Emmi, toi et Bernhard – vous vous êtes réconciliés
pendant ces vacances idylliques tous les deux aux Iles
Canaries.
Trente secondes plus tard
Re :
Ce n’étaient pas des vacances idylliques de réconciliation,
mais de paisibles vacances de convenance. Et sur l’échelle des
bonnes vacances, elles étaient à des lieues de ce qu’on peut en
attendre émotionnellement. Nous étions en paix l’un avec
l’autre.
336
Quarante secondes plus tard
Re :
Tellement en paix que tu es retournée vivre avec lui ensuite. Je
l’ai compris comme un signe indéniable de la force de votre
relation.
Huit minutes plus tard
Re :
Et je l’ai vu comme un signe indéniable de ton chic pour
comprendre totalement de travers des choses qui ne prêtent
absolument pas à confusion ! Ma proposition depuis La
Gomera n’aurait pu être plus explicite mais tu l’as déclinée en
ne l’écoutant pas. Dans le plus pur style Leo, tu as laissé les
vagues te submerger. Depuis que nous nous connaissons, tu as
hiberné septième vague après septième vague, mon cœur.
Quarante secondes plus tard
Re :
Et c’est la raison pour laquelle tu as choisi Bernhard et tu es
retournée vivre avec lui. Où est l’incompréhension là-dedans ?
337
Cinq minutes plus tard
Re :
Non, Leo. Nous avons simplement repris notre arrangement
domestique de vie commune pour un objectif concerté. Ça
voulait dire que j’étais la personne la plus indiquée pour
m’occuper des enfants pendant qu’il serait en tournée. Et ça
voulait dire aussi que je n’étais plus non plus dans la salle
d’attente de Leo, à contempler des murs vides.
Cinquante secondes plus tard
Re :
Je n’en savais rien.
Trente secondes plus tard
Re :
Je sais.
Quarante secondes plus tard
Re :
Tout ceci est nouveau et peu familier, mais j’aime le savoir.
338
Trente secondes plus tard
Re :
J’en suis ravie pour toi.
Trois minutes plus tard
Re :
Et maintenant, quoi ?
Cinquante secondes plus tard
Re :
Maintenant je crois que j’ai besoin d’un verre.
Trente secondes plus tard
Re :
Et après ça ?
Deux minutes plus tard
Re :
Après ça tu peux me redemander si je veux toujours venir
chez toi. Et dans l’intervalle, tu pourrais commencer à
t’entrainer au regard comme Leike, et à compter les vagues.
339
Cinq minutes plus tard
Re :
Déjà fini ton whisky ?
Trente secondes plus tard
Re :
Oui.
Vingt secondes plus tard
Re :
Viendras-tu ?
Quinze secondes plus tard
Re :
Oui.
Trente secondes plus tard
Re :
Vraiment ?
340
Vingt secondes plus tard
Re :
Oui.
Vingt-cinq secondes plus tard
Re :
A tout de suite.
Vingt secondes plus tard
Re :
Oui.
B
341
CHAPITRE DIX-NEUF
Trois mois plus tard
Objet : (pas d’objet)
Es-tu en ligne, mon amour ? Je n’aurais pas laissé mon
téléphone chez toi ce matin ? Pourrais-tu jeter un œil ?
1) Poche de la robe de chambre. 2) Jean noir (dans le panier à
linge sale – j’espère que tu n’as pas déjà fait une machine).
3) Sur le meuble à tiroirs de l’entrée. Ce serait sans doute
mieux si tu appelais le numéro pour l’entendre sonner.
Je t’embrasse,
E.
Deux minutes plus tard
Objet : (pas d’objet)
Ne t’embête pas, je viens de le retrouver. J’ai vraiment hâte de
te voir !!
E.
342
Trois heures plus tard
Re :
Bonjour ma chérie, quel plaisir de te lire ! Et quel plaisir de
t’écrire. On devrait faire ça plus souvent.
Mille baisers. Et débrouille-toi pour avoir faim !
A toute à l’heure,
Leo
CBAD