la tulipe noire

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En 1672, le peuple de Hollande renverse la république des frères Jean et Corneille de Witt pour rétablir le stathouderat et le confier à Guillaume III d'Orange-Nassau. Indifférent à ces événements politiques, le filleul de Corneille de Witt, Cornélius van Baerle, ne songe qu'à confectionner une tulipe noire, pour laquelle la Société Horticole de Haarlem a promis une récompense de cent mille florins (voir « tulipomanie »). Son projet sera contrarié par l'accusation de trahison qui pèse contre lui et par les stratagèmes d’un voisin envieux, Isaac Boxtel. Cependant, l’espoir de voir cette quête aboutir renaîtra avec la rencontre de la belle Rosa.

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  • LA TULIPE NOIRE(1850)

  • ALEXANDRE DUMASavec la collaboration dAuguste Maquet

    La tulipe noire

    LE JOYEUX ROGER2010

  • ISBN : 978-2-923523-77-4

    ditions Le Joyeux RogerMontral

    [email protected]

  • IUn peuple reconnaissant

    Le 20 aot 1672, la ville de La Haye, si vivante, si blanche, sicoquette que lon dirait que tous les jours sont des dimanches ; laville de La Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbresinclins sur ses maisons gothiques, avec les larges miroirs de sescanaux dans lesquels se refltent ses clochers aux coupoles pres-que orientales ; la ville de La Haye, la capitale des septProvinces-Unies, gonflait toutes ses artres dun flot noir et rougede citoyens presss, haletants, inquiets, lesquels couraient, lecouteau la ceinture, le mousquet sur lpaule ou le bton lamain, vers le Buytenhoff, formidable prison dont on montreencore aujourdhui les fentres grilles et o, depuis laccusationdassassinat porte contre lui par le chirurgien Tyckelaer, lan-guissait Corneille de Witt, frre de lex-grand pensionnaire deHollande.

    Si lhistoire de ce temps, et surtout de cette anne au milieu delaquelle nous commenons notre rcit, ntait lie dune faonindissoluble aux deux noms que nous venons de citer, les quel-ques lignes dexplication que nous allons donner pourraientparatre un hors-duvre ; mais nous prvenons tout dabord lelecteur, ce vieil ami, qui nous promettons toujours du plaisir notre premire page, et auquel nous tenons parole tant bien quemal dans les pages suivantes ; mais nous prvenons, disons-nous,notre lecteur que cette explication est aussi indispensable laclart de notre histoire qu lintelligence du grand vnementpolitique dans lequel cette histoire sencadre.

    Corneille ou Cornlius de Witt, Ruart de Pulten, cest--direinspecteur des digues de ce pays, ex-bourgmestre de Dordrecht,sa ville natale, et dput aux tats de Hollande, avait quarante-neuf ans lorsque le peuple hollandais, fatigu de la rpublique,

  • LA TULIPE NOIRE6

    telle que lentendait Jean de Witt, grand pensionnaire deHollande, sprit dun amour violent pour le stathoudrat, queldit perptuel impos par Jean de Witt aux Provinces-Uniesavait tout jamais aboli en Hollande.

    Comme il est rare que, dans ses volutions capricieuses, les-prit public ne voie pas un homme derrire un principe, derrire larpublique le peuple voyait les deux figures svres des frres deWitt, ces Romains de la Hollande ddaigneux de flatter le gotnational et amis inflexibles dune libert sans licence et duneprosprit sans superflu, de mme que derrire le stathoudrat ilvoyait le front inclin, grave et rflchi du jeune GuillaumedOrange, que ses contemporains baptisrent du nom de Tacitur-ne, adopt par la postrit.

    Les deux de Witt mnageaient Louis XIV, dont ils sentaientgrandir lascendant moral sur toute lEurope, et dont ils venaientde sentir lascendant matriel sur la Hollande par le succs decette campagne merveilleuse du Rhin, illustre par ce hros deroman quon appelait le comte de Guiche, et chante par Boileau,campagne qui en trois mois venait dabattre la puissance desProvinces-Unies.

    Louis XIV tait depuis longtemps lennemi des Hollandais, quilinsultaient ou le raillaient de leur mieux, presque toujours, il estvrai, par la bouche des Franais rfugis en Hollande. Lorgueilnational en faisait le Mithridrate de la rpublique. Il y avait donccontre les de Witt la double animation qui rsulte dune vigou-reuse rsistance suivie par un pouvoir luttant contre le got de lanation et de la fatigue naturelle tous les peuples vaincus quandils esprent quun autre chef pourra les sauver de la ruine et de lahonte.

    Cet autre chef, tout prt paratre, tout prt se mesurer contreLouis XIV, si gigantesque que part devoir tre sa fortune future,ctait Guillaume, prince dOrange, fils de Guillaume II et petit-fils, par Henriette Stuart, du roi Charles I dAngleterre, ce tacitur-ne enfant dont nous avons dj dit que lon voyait apparatre

  • UN PEUPLE RECONNAISSANT 7

    lombre derrire le stathoudrat.Ce jeune homme tait g de 22 ans en 1672. Jean de Witt

    avait t son prcepteur et lavait lev dans le but de faire de cetancien prince un bon citoyen. Il lui avait, dans son amour de lapatrie qui lavait emport sur lamour de son lve, il lui avait,par ldit perptuel, enlev lespoir du stathoudrat. Mais Dieuavait ri de cette prtention des hommes, qui font et dfont lespuissances de la terre sans consulter le Roi du ciel ; et, par lecaprice des Hollandais et la terreur quinspirait Louis XIV, ilvenait de changer la politique du grand pensionnaire et dabolirldit perptuel en rtablissant le stathoudrat pour GuillaumedOrange, sur lequel il avait ses desseins, cachs encore dans lesmystrieuses profondeurs de lavenir.

    Le grand pensionnaire sinclina devant la volont de ses con-citoyens ; mais Corneille de Witt fut plus rcalcitrant, et malgrles menaces de mort de la plbe orangiste qui lassigeait dans samaison de Dordrecht, il refusa de signer lacte qui rtablissait lestathoudrat.

    Sur les instances de sa femme en pleurs, il signa enfin, ajoutantseulement son nom ces deux lettres : V.c. Vi coactus, ce quivoulait dire : Contraint par la force.

    Ce fut par un vritable miracle quil chappa ce jour-l auxcoups de ses ennemis.

    Quant Jean de Witt, son adhsion, plus rapide et plus facile la volont de ses concitoyens, ne lui fut gure plus profitable. quelques jours de l, il fut victime dune tentative dassassinat.Perc de coups de couteau, il ne mourut point de ses blessures.

    Ce ntait point l ce quil fallait aux orangistes. La vie desdeux frres tait un ternel obstacle leurs projets ; ils chang-rent donc momentanment de tactique, quitte, au moment donn,de couronner la seconde par la premire, et ils essayrent de con-sommer, laide de la calomnie, ce quils navaient pu excuterpar le poignard.

    Il est assez rare quau moment donn, il se trouve l, sous la

  • LA TULIPE NOIRE8

    main de Dieu, un grand homme pour excuter une grande action,et voil pourquoi, lorsque arrive par hasard cette combinaisonprovidentielle, lhistoire enregistre linstant mme le nom decet homme lu, et le recommande ladmiration de la postrit.

    Mais lorsque le diable se mle des affaires humaines pourruiner une existence ou renverser un empire, il est bien rare quilnait pas immdiatement sa porte quelque misrable auquel ilna quun mot souffler loreille pour que celui-ci se metteimmdiatement la besogne.

    Ce misrable, qui dans cette circonstance se trouva tout postpour tre lagent du mauvais esprit, se nommait, comme nouscroyons dj lavoir dit, Tyckelaer, et tait chirurgien de profes-sion.

    Il vint dclarer que Corneille de Witt, dsespr, comme illavait du reste prouv par son apostille, de labrogation de lditperptuel, et enflamm de haine contre Guillaume dOrange,avait donn mission un assassin de dlivrer la rpublique dunouveau stathouder, et que cet assassin, ctait lui, Tyckelaer,qui, bourrel de remords la seule ide de laction quon luidemandait, aimait mieux rvler le crime que de le commettre.

    Maintenant, que lon juge de lexplosion qui se fit parmi lesorangistes la nouvelle de ce complot. Le procureur fiscal fitarrter Corneille dans sa maison, le 16 aot 1672 ; le Ruart dePulten, le noble frre de Jean de Witt, subissait dans une salle deBuytenhoff la torture prparatoire destine lui arracher, commeaux plus vils criminels, laveu de son prtendu complot contreGuillaume.

    Mais Corneille tait non seulement un grand esprit, mais enco-re un grand cur. Il tait de cette famille de martyrs qui, ayant lafoi politique, comme leurs anctres avaient la foi religieuse,sourient aux tourments, et pendant la torture, il rcita dune voixferme et en scandant les vers selon leur mesure, la premire stro-phe du Justum et tenacem dHorace, navoua rien, et lassa nonseulement la force, mais encore le fanatisme de ses bourreaux.

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    Les juges nen dchargrent pas moins Tyckelaer de touteaccusation, et nen rendirent pas moins contre Corneille unesentence qui le dgradait de toutes ses charges et dignits, lecondamnant aux frais de la justice et le bannissant perptuit duterritoire de la Rpublique.

    Ctait dj quelque chose pour la satisfaction du peuple, auxintrts duquel stait constamment vou Corneille de Witt, quecet arrt rendu non seulement contre un innocent, mais encorecontre un grand citoyen. Cependant, comme on va le voir, centait pas assez.

    Les Athniens, qui ont laiss une assez belle rputationdingratitude, le cdaient sous ce point aux Hollandais. Ils secontentrent de bannir Aristide.

    Jean de Witt, aux premiers bruits de la mise en accusation deson frre, stait dmis de sa charge de grand pensionnaire. Celui-l tait aussi dignement rcompens de son dvouement au pays.Il emportait dans la vie prive ses ennuis et ses blessures, seulsprofits qui reviennent en gnral aux honntes gens coupablesdavoir travaill pour leur patrie en soubliant eux mmes.

    Pendant ce temps, Guillaume dOrange attendait, non sanshter lvnement par tous les moyens en son pouvoir, que lepeuple, dont il tait lidole, lui et fait du corps des deux frresles deux marches dont il avait besoin pour monter au sige dustathoudrat.

    Or, le 20 aot 1672, comme nous lavons dit en commenantce chapitre, toute la ville courait au Buytenhoff pour assister lasortie de prison de Corneille de Witt partant pour lexil, et voirquelles traces la torture avait laisses sur le noble corps de cethomme qui savait si bien son Horace.

    Empressons-nous dajouter que toute cette multitude qui serendait au Buytenhoff ne sy rendait pas seulement dans cetteinnocente intention dassister un spectacle, mais que beaucoup,dans sses rangs, tenaient jouer un rle, ou plutt doubler unemploi quils trouvaient avoir t mal rempli.

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    Nous voulons parler de lemploi de bourreau.Il y en avait dautres, il est vrai, qui accouraient avec des inten-

    tions moins hostiles. Il sagissait pour eux seulement de ce spec-tacle toujours attrayant pour la multitude, dont il flatte linstinctiforgueil, de voir dans la poussire celui qui a t longtempsdebout.

    Ce Corneille de Witt, cet homme sans peur, disait-on, ntait-ilpas enferm, affaibli par la torture ? nallait-on pas le voir, ple,sanglant, honteux ? ntait-ce pas un beau triomphe pour cettebourgeoisie bien autrement envieuse encore que le peuple, etauquel tout bon bourgeois de La Haye devait prendre part ?

    Et puis, se disaient les agitateurs orangistes habilement mls toute cette foule quils comptaient bien manier comme uninstrument tranchant et contondant la fois, ne trouvera-t-on pas,du Buytenhoff la porte de ville, une petite occasion de jeter unpeu de boue, quelques pierres mme, ce Ruart de Pulten, quinon seulement na donn le stathoudrat au prince dOrange quevi coactus, mais qui encore a voulu le faire assassiner ?

    Sans compter, ajoutaient les farouches ennemis de la France,que, si on faisait bien et que si on tait brave La Haye, on nelaisserait point partir pour lexil Corneille de Witt, qui, une foisdehors, nouera toutes ses intrigues avec la France et vivra de lordu marquis de Louvois avec son grand sclrat de frre Jean.

    Dans de pareilles dispositions, on le sent bien, des spectateurscourent plutt quils ne marchent. Voil pourquoi les habitants deLa Haye couraient si vite du ct de Buytenhoff.

    Au milieu de ceux qui se htaient le plus, courait, la rage aucur et sans projet dans lesprit, lhonnte Tyckelaer, promenpar les orangistes comme un hros de probit, dhonneur nationalet de charit chrtienne.

    Ce brave sclrat racontait, en les embellissant de toutes lesfleurs de son esprit et de toutes les ressources de son imagination,les tentatives que Corneille de Witt avait faites sur sa vertu, lessommes quil lui avait promises et linfernale machination prpa-

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    re davance pour lui aplanir, lui Tyckelaer, toutes les diffi-cults de lassassinat.

    Et chaque phrase de son discours, avidement recueillie par lapopulace, soulevait des cris denthousiaste amour pour le princeGuillaume et des hourras daveugle rage contre les frres de Witt.

    La populace en tait maudire des juges iniques dont larrtlaissait chapper sain et sauf un si abominable criminel que ltaitce sclrat de Corneille.

    Et quelques instigateurs rptaient voix basse : Il va partir ! il va nous chapper !Ce quoi dautres rpondaient : Un vaisseau lattend Schweningen, un vaisseau franais.

    Tyckelaer la vu. Brave Tyckelaer ! honnte Tyckelaer ! criait en chur la

    foule. Sans compter, disait une voix, que pendant cette fuite du

    Corneille, le Jean, qui est un non moins grand tratre que sonfrre, le Jean se sauvera aussi.

    Et les deux coquins vont manger en France notre argent,largent de nos vaisseaux, de nos arsenaux, de nos chantiers ven-dus Louis XIV.

    Empchons-les de partir ! criait la voix dun patriote plusavanc que les autres.

    la prison ! la prison ! rptait le chur.Et sur ces cris, les bourgeois de courir plus fort, les mousquets

    de sarmer, les haches de luire, et les yeux de flamboyer.Cependant aucune violence ne stait commise encore, et la

    ligne de cavaliers qui gardait les abords du Buytenhoff demeuraitfroide, impassible, silencieuse, plus menaante par son flegmeque toute cette foule bourgeoise ne ltait par ses cris, son agi-tation et ses menaces, immobile sous le regard de son chef,capitaine de la cavalerie de La Haye, lequel tenait son pe horsdu fourreau, mais basse et la pointe langle de son trier.

    Cette troupe, seul rempart qui dfendt la prison, contenait par

  • LA TULIPE NOIRE12

    son attitude non seulement les masses populaires dsordonneset bruyantes, mais encore le dtachement de la garde bourgeoise,qui, plac en face du Buytenhoff pour maintenir lordre de comp-te demi avec la troupe, donnait aux perturbateurs lexemple descris sditieux, en criant :

    Vive Orange ! bas les tratres !La prsence de Tilly et de ses cavaliers tait, il est vrai, un

    frein salutaire tous ces soldats bourgeois ; mais peu aprs, ilssexaltrent par leurs propres cris, et comme ils ne comprenaientpas que lon pt avoir du courage sans crier, ils imputrent latimidit le silence des cavaliers et firent un pas vers la prison,entranant leur suite toute la tourbe populaire.

    Mais alors le comte Tilly savana seul au-devant deux, etlevant seulement son pe en fronant les sourcils :

    Eh ! messieurs de la garde bourgeoise, demanda-t-il, pour-quoi marchez vous, et que dsirez-vous ?

    Les bourgeois agitrent leurs mousquets en rptant les crisde :

    Vive Orange ! Mort aux tratres ! Vive Orange ! soit ! dit M. de Tilly, quoique je prfre les

    figures gaies aux figures maussades. Mort aux tratres ! si vousle voulez, tant que vous ne le voudrez que par des cris. Criez tantquil vous plaira : Mort aux tratres ! mais quant les mettre mort effectivement, je suis ici pour empcher cela, et je lemp-cherai.

    Puis se retournant vers ses soldats : Haut les armes, soldats ! cria-t-il.Les soldats de Tilly obirent au commandement avec une pr-

    cision calme qui fit rtrograder immdiatement bourgeois et peu-ple, non sans une confusion qui fit sourire lofficier de cavalerie.

    L, l ! dit-il avec ce ton goguenard qui nappartient qulpe, tranquillisez-vous, bourgeois ; mes soldats ne brlerontpas une amorce, mais, de votre ct, vous ne ferez point un pasvers la prison.

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    Savez-vous bien, monsieur lofficier, que nous avons desmousquets ? fit tout furieux le commandant des bourgeois.

    Je le vois pardieu bien, que vous avez des mousquets, ditTilly, vous me les faites assez miroiter devant lil ; mais remar-quez aussi de votre ct que nous avons des pistolets, que le pis-tolet porte admirablement cinquante pas, et que vous ntesqu vingt-cinq.

    Mort aux tratres ! cria la compagnie des bourgeois exas-pre.

    Bah ! vous dites toujours la mme chose, grommela loffi-cier, cest fatigant !

    Et il reprit son poste en tte de la troupe, tandis que le tumulteallait en augmentant autour du Buytenhoff.

    Et cependant le peuple chauff ne savait pas quau momentmme o il flairait le sang dune de ses victimes, lautre, commesi elle et hte daller au-devant de son sort, passait cent pas dela place derrire les groupes et les cavaliers pour se rendre auBuytenhoff.

    En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec undomestique et traversait tranquillement pied lavant-cour quiprcde la prison.

    Il stait nomm au concierge, qui du reste le connaissait, endisant :

    Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour lemmener horsde la ville mon frre Corneille de Witt, condamn, comme tu sais,au bannissement.

    Et le concierge, espce dours dress ouvrir et fermer laporte de la prison, lavait salu et laiss entrer dans ldifice, dontles portes staient refermes sur lui.

    dix pas de l, il avait rencontr une belle jeune fille de dix-sept dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait unecharmante rvrence ; et il lui avait dit en lui passant la main sousle menton :

    Bonjour, bonne et belle Rosa ; comment va mon frre ?

  • LA TULIPE NOIRE14

    Oh ! monsieur Jean, avait rpondu la jeune fille, ce nestpas le mal quon lui a fait que je crains pour lui : le mal quon luia fait est pass.

    Que crains-tu donc, la belle fille ? Je crains le mal quon veut lui faire, monsieur Jean. Ah ! oui, dit de Witt, ce peuple, nest-ce pas ! Lentendez-vous ? Il est, en effet, fort mu ; mais quand il nous verra, comme

    nous ne lui avons jamais fait que du bien, peut-tre secalmera-t-il.

    Ce nest malheureusement pas une raison, murmura lajeune fille en sloignant pour obir un signe impratif que luiavait fait son pre.

    Non, mon enfant, non ; cest vrai ce que tu dis l.Puis, continuant son chemin : Voil, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probable-

    ment pas lire et qui par consquent na rien lu, et qui vient dersumer lhistoire du monde dans un seul mot.

    Et toujours aussi calme, mais plus mlancolique quen entrant,lex-grand pensionnaire continua de sacheminer vers la chambrede son frre.

  • IILes deux frres

    Comme lavait dit dans un doute plein de pressentiments labelle Rosa, pendant que Jean de Witt montait lescalier de pierreaboutissant la prison de son frre Corneille, les bourgeoisfaisaient de leur mieux pour loigner la troupe de Tilly, qui lesgnait.

    Ce que voyant, le peuple, qui apprciait les bonnes intentionsde sa milice, criait tue-tte :

    Vivent les bourgeois !Quant M. de Tilly, aussi prudent que ferme, il parlementait

    avec cette compagnie bourgeoise sous les pistolets apprts deson escadron, lui expliquant de son mieux que la consigne don-ne par les tats lui enjoignait de garder avec trois compagniesla place de la prison et ses alentours.

    Pourquoi cet ordre ? pourquoi garder la prison ? criaientles orangistes.

    Ah ! rpondait monsieur de Tilly, voil que vous mendemandez tout de suite plus que je ne peux vous en dire. On madit : Gardez ; je garde. Vous qui tes presque des militaires, mes-sieurs, vous devez savoir quune consigne ne se discute pas.

    Mais on vous a donn cet ordre pour que les tratres puis-sent sortir de la ville !

    Cela pourrait bien tre, puisque les tratres sont condamnsau bannissement, rpondait Tilly.

    Mais qui a donn cet ordre ? Les tats, pardieu ! Les tats trahissent. Quant cela, je nen sais rien. Et vous trahissez vous-mme. Moi ?

  • LA TULIPE NOIRE16

    Oui, vous. Ah ! entendons-nous, messieurs les bourgeois ; qui

    trahirais-je ? les tats ! Je ne puis pas les trahir, puisque tant leur solde, jexcute ponctuellement leur consigne.

    Et l-dessus, comme le comte avait si parfaitement raison quiltait impossible de discuter sa rponse, les clameurs et les mena-ces redoublrent ; clameurs et menaces effroyables, auxquellesle comte rpondait avec toute lurbanit possible.

    Mais, messieurs les bourgeois, par grce, dsarmez doncvos mousquets ; il en peut partir un par accident, et si le coupblessait un de mes cavaliers, nous vous jetterions deux centshommes par terre, ce dont nous serions bien fchs ; mais vousplus encore, attendu que ce nest ni dans vos intentions ni dansles miennes.

    Si vous faisiez cela, crirent les bourgeois, notre tournous ferions feu sur vous.

    Oui, mais quand, en faisant feu sur nous, vous nous tueriezdepuis le premier jusquau dernier, ceux que nous aurions tus,nous, nen seraient pas moins morts.

    Cdez-nous donc la place alors, et vous ferez acte de boncitoyen.

    Dabord, je ne suis pas citoyen, dit Tilly, je suis officier,ce qui est bien diffrent ; et puis je ne suis pas Hollandais, je suisFranais, ce qui est plus diffrent encore. Je ne connais donc queles tats, qui me paient ; apportez-moi de la part des tats lordrede cder la place : je fais demi-tour linstant mme, attendu queje mennuie normment ici.

    Oui, oui ! crirent cent voix qui se multiplirent linstantpar cinq cents autres. Allons la maison de ville ! allons trouverles dputs ! allons, allons !

    Cest cela, murmura Tilly en regardant sloigner les plusfurieux, allez demander une lchet la maison de ville, et vousverrez si on vous laccorde ; allez, mes amis, allez.

    Le digne officier comptait sur lhonneur des magistrats, qui de

  • LES DEUX FRRES 17

    leur ct comptaient sur son honneur de soldat, lui. Dites donc, capitaine, fit loreille du comte son premier

    lieutenant, que les dputs refusent ces enrags que voici cequils leur demandent, mais quils nous envoient nous un peude renfort, cela ne fera pas de mal, je crois.

    Cependant Jean de Witt, que nous avons quitt montant lesca-lier de pierre aprs son entretien avec le gelier Gryphus et safille Rosa, tait arriv la porte de la chambre o gisait sur unmatelas son frre Corneille, auquel le fiscal avait, comme nouslavons dit, fait appliquer la torture prparatoire.

    Larrt de bannissement tait venu, qui avait rendu inutile lap-plication de la torture extraordinaire.

    Corneille, tendu sur son lit, les poignets briss, les doigts bri-ss, nayant rien avou dun crime quil navait pas commis,venait de respirer enfin, aprs trois jours de souffrances, enapprenant que les juges, dont il attendait la mort, avaient bienvoulu ne le condamner quau bannissement.

    Corps nergique, me invincible, il et bien dsappoint sesennemis si ceux-ci eussent pu, dans les profondeurs sombres dela chambre du Buytenhoff, voir luire sur son ple visage le souri-re du martyr qui oublie la fange de la terre depuis quil a entrevules splendeurs du ciel.

    Le Ruart avait, par la puissance de sa volont plutt que par unsecours rel, recouvr toutes ses forces, et il calculait combien detemps encore les formalits de la justice le retiendraient enprison.

    Ctait juste ce moment que les clameurs de la milice bour-geoise, mles celles du peuple, slevaient contre les deuxfrres et menaaient le capitaine Tilly, qui leur servait de rem-part. Ce bruit, qui venait se briser comme une mare montante aupied des murailles de la prison, parvint jusquau prisonnier.

    Mais si menaant que ft ce bruit, Corneille ngligea de sen-qurir ou ne prit pas la peine de se lever pour regarder par lafentre troite et treillisse de fer qui laissait arriver la lumire et

  • LA TULIPE NOIRE18

    les murmures du dehors.Il tait si bien engourdi dans la continuit de son mal que ce

    mal tait devenu presque une habitude. Enfin, il sentait avec tantde dlices son me et sa raison si prs de se dgager des embarrascorporels quil lui semblait dj que cette me et cette raisonchappes la matire planaient au-dessus delle comme flotteau-dessus dun foyer presque teint la flamme qui le quitte pourmonter au ciel.

    Il pensait aussi son frre.Sans doute, ctait son approche qui, par les mystres inconnus

    que le magntisme a dcouvert depuis, se faisait sentir aussi. Aumoment mme o Jean tait si prsent la pense de Corneilleque Corneille murmurait presque son nom, la porte souvrit ; Jeanentra, et dun pas empress vint au lit du prisonnier, qui tendit sesbras meurtris et ses mains enveloppes de linge vers ce glorieuxfrre quil avait russi dpasser, non pas dans les servicesrendus au pays, mais dans la haine que lui portaient les Hollan-dais.

    Jean baisa tendrement son frre sur le front et reposa douce-ment sur le matelas ses mains malades.

    Corneille, mon pauvre frre, dit-il, vous souffrez beaucoup,nest-ce pas ?

    Je ne souffre plus, mon frre, puisque je vous vois. Oh ! mon pauvre cher Corneille, alors, votre dfaut, cest

    moi qui souffre de vous voir ainsi, je vous en rponds. Aussi ai-je plus pens vous qu moi-mme, et tandis

    quils me torturaient, je nai song me plaindre quune fois pourdire : Pauvre frre ! Mais te voil, oublions tout. Tu viens mechercher, nest-ce pas ?

    Oui. Je suis guri ; aidez-moi me lever, mon frre, et vous ver-

    rez comme je marche bien. Vous naurez pas longtemps marcher, mon ami, car jai

    mon carrosse au vivier, derrire les pistoliers de Tilly.

  • LES DEUX FRRES 19

    Les pistoliers de Tilly ? Pourquoi donc sont-ils au vivier ? Ah ! cest que lon suppose, dit le grand pensionnaire avec

    ce sourire de physionomie triste qui lui tait habituel, que lesgens de La Haye voudront vous voir partir, et lon craint un peude tumulte.

    Du tumulte ? reprit Corneille en fixant son regard sur sonfrre embarrass ; du tumulte ?

    Oui, Corneille. Alors cest cela que jentendais tout lheure, fit le prison-

    nier comme se parlant lui-mme. Puis revenant son frre. Il y a du monde sur le Buytenhoff, nest-ce pas ? dit-il. Oui, mon frre. Mais alors, pour venir ici... Eh bien ? Comment vous a-t-on laiss passer ? Vous savez bien que nous ne sommes gure aims, Cor-

    neille, fit le grand pensionnaire avec une amertume mlancolique.Jai pris par les rues cartes.

    Vous vous tes cach, Jean ? Javais dessein darriver jusqu vous sans perdre de

    temps, et jai fait ce quon fait en politique et en mer quand on ale vent contre soi : jai louvoy.

    En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place la pri-son. Tilly dialoguait avec la garde bourgeoise.

    Oh ! oh ! fit Corneille, vous tes un bien grand pilote,Jean ; mais je ne sais si vous tirerez votre frre du Buytenhoff,dans cette houle et sur les brisants populaires, aussi heureusementque vous avez conduit la flotte de Tromp Anvers, au milieu desbas-fonds de lEscaut.

    Avec laide de Dieu, Corneille, nous y tcherons, dumoins, rpondit Jean ; mais dabord un mot.

    Dites.Les clameurs montrent de nouveau. Oh ! oh ! continua Corneille, comme ces gens sont en col-

  • LA TULIPE NOIRE20

    re ! Est-ce contre vous ? est-ce contre moi ? Je crois que cest contre tous deux, Corneille. Je vous

    disais donc, mon frre, que ce que les orangistes nous reprochentau milieu de leurs sottes calomnies, cest davoir ngoci avec laFrance.

    Les niais ! Oui, mais ils nous le reprochent. Mais si ces ngociations eussent russi, elles leur eussent

    pargn les dfaites de Rees, dOrsay, de Vesel et de Rheinberg ;elles leur eussent vit le passage du Rhin, et la Hollande pourraitse croire encore invincible au milieu de ses marais et de sescanaux.

    Tout cela est vrai, mon frre, mais ce qui est dune vritplus absolue encore, cest que si lon trouvait en ce moment-cinotre correspondance avec Monsieur de Louvois, si bon piloteque je sois, je ne sauverais point lesquif si frle qui va porter lesde Witt et leur fortune hors de la Hollande. Cette correspondance,qui prouverait des gens honntes combien jaime mon pays etquels sacrifices joffrais de faire personnellement pour sa libert,pour sa gloire, cette correspondance nous perdrait auprs desorangistes, nos vainqueurs. Aussi, cher Corneille, jaime croireque vous lavez brle avant de quitter Dordrecht pour venir merejoindre La Haye.

    Mon frre, rpondit Corneille, votre correspondance avecMonsieur de Louvois prouve que vous avez t dans les dernierstemps le plus grand, le plus gnreux et le plus habile citoyen dessept Provinces-Unies. Jaime la gloire de mon pays ; jaime votregloire surtout, mon frre, et je me suis bien gard de brler cettecorrespondance.

    Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dit tran-quillement lex-grand pensionnaire en sapprochant de la fentre.

    Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons la fois lesalut du corps et la rsurrection de la popularit.

    Quavez-vous donc fait de ces lettres, alors ?

  • LES DEUX FRRES 21

    Je les ai confies Cornlius van Baerle, mon filleul, quevous connaissez et qui demeure Dordrecht.

    Oh ! le pauvre garon, ce cher et naf enfant ! ce savantqui, chose rare, sait tant de choses et ne pense quaux fleurs quisaluent Dieu, et qu Dieu qui fait natre les fleurs ! vous lavezcharg de ce dpt mortel ; mais il est perdu, mon frre, ce pau-vre cher Cornlius !

    Perdu ? Oui, car il sera fort ou il sera faible. Sil est fort car, si

    tranger quil soit ce qui nous arrive ; car, quoique enseveli Dordrecht, quoique distrait, que cest miracle ! il saura, un jourou lautre, ce qui nous arrive , sil est fort, il se vantera de nous ;sil est faible, il aura peur de notre intimit ; sil est fort, il crierale secret ; sil est faible, il le laissera prendre. Dans lun et lautrecas, Corneille, il est donc perdu, et nous aussi. Ainsi donc, monfrre, fuyons vite, sil en est encore temps.

    Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frre,qui tressaillit au contact des linges :

    Est-ce que je ne connais pas mon filleul ? dit il ; est-ce queje nai pas appris lire chaque pense dans la tte de van Baerle,chaque sentiment dans son me ? Tu me demandes sil est faible,tu me demandes sil est fort ? Il nest ni lun ni lautre, maisquimporte ce quil soit ! Le principal est quil gardera le secret,attendu que ce secret, il ne le connat mme pas.

    Jean se retourna, surpris. Oh ! continua Corneille avec son doux sourire, le Ruart de

    Pulten est un politique lev lcole de Jean ; je vous le rpte,mon frre, van Baerle ignore la nature et la valeur du dpt queje lui ai confi.

    Vite, alors ! scria Jean ; puisquil en est temps encore,faisons-lui passer lordre de brler la liasse.

    Par qui faire passer cet ordre ? Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner

    cheval et qui est entr avec moi dans la prison pour vous aider

  • LA TULIPE NOIRE22

    descendre lescalier. Rflchissez avant de brler ces titres glorieux, Jean. Je rflchis quavant tout, mon brave Corneille, il faut que

    les frres de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomme.Nous morts, qui nous dfendra, Corneille ? Qui nous aura seule-ment compris ?

    Vous croyez donc quils nous tueraient sils trouvaient cespapiers ?

    Jean, sans rpondre son frre, tendit la main vers le Buy-tenhoff, do slanaient en ce moment des bouffes de cla-meurs froces.

    Oui, oui, dit Corneille, jentends bien ces clameurs ; maisces clameurs, que disent-elles ?

    Jean ouvrit la fentre. Mort aux tratres ! hurlait la populace. Entendez-vous maintenant, Corneille ? Et les tratres, cest nous ! dit le prisonnier en levant les

    yeux au ciel et en haussant les paules. Cest nous, rpta Jean de Witt. O est Craeke ? la porte de votre chambre, je prsume. Faites-le entrer, alors.Jean ouvrit la porte ; le fidle serviteur attendait en effet sur le

    seuil. Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frre va vous

    dire. Oh non, il ne suffit pas de dire, Jean, il faut que jcrive,

    malheureusement. Et pourquoi cela ? Parce que van Baerle ne rendra pas ce dpt ou ne le

    brlera pas sans un ordre prcis. Mais pourrez-vous crire, mon cher ami ? demanda Jean,

    laspect de ces pauvres mains toutes brles et toutes meurtries. Oh ! si javais plume et encre, vous verriez ! dit Corneille.

  • LES DEUX FRRES 23

    Voici un crayon, au moins. Avez-vous du papier, car on ne ma rien laiss ici ? Cette Bible. Dchirez-en la premire feuille. Bien. Mais votre criture sera illisible ? Allons donc ! dit Corneille en transregardant son frre. Ces

    doigts qui ont rsist aux mches du bourreau, cette volont quia dompt la douleur, vont sunir dun commun effort, et, soyeztranquille, mon frre, la ligne sera trace sans un seul tremble-ment.

    Et en effet, Corneille prit le crayon et crivit.Alors on put voir sous le linge blanc paratre les gouttes de

    sang que la pression des doigts sur le crayon chassait des chairsouvertes.

    La sueur ruisselait des tempes du grand pensionnaire.Corneille crivit :

    Cher filleul,Brle le dpt que je tai confi, brle-le sans le regarder, sans

    louvrir, afin quil te demeure inconnu toi-mme. Les secrets dugenre de celui quil contient tuent les dpositaires. Brle, et tuauras sauv Jean et Corneille.

    Adieu et aime-moi.CORNEILLE DE WITT.

    20 aot 1672.

    Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sangqui avait tach la feuille, la remit Craeke avec une dernirerecommandation et revint Corneille, que la souffrance venait deplir encore, et qui semblait prs de svanouir.

    Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait enten-dre son ancien sifflet de contrematre, cest quil sera hors desgroupes, de lautre ct du vivier... Alors nous partirons notretour.

    Cinq minutes ne staient pas coules, quun long et vigou-

  • LA TULIPE NOIRE24

    reux coup de sifflet pera de son roulement marin les dmes defeuillage noir des ormes et domina les clameurs du Buytenhoff.

    Jean leva les bras au ciel pour le remercier. Et maintenant, dit-il, partons, Corneille.

  • IIILlve de Jean de Witt

    Tandis que les hurlements de la foule assemble sur leBuytenhoff, montant toujours plus effrayants vers les deux frres,dterminaient Jean de Witt presser le dpart de son frre Cor-neille, une dputation de bourgeois tait alle, comme nouslavons dit, la maison de ville pour demander lexpulsion ducorps de cavalerie de Tilly.

    Il ny avait pas loin de Buytenhoff au Hoogstraet ; aussi vit-onun tranger, qui depuis le moment o cette scne avait commencen suivait les dtails avec curiosit, se diriger avec les autres, ouplutt la suite des autres, vers la maison de ville pour apprendreplus tt la nouvelle de ce qui allait sy passer...

    Cet tranger tait un homme trs jeune, g de vingt-deux ouvingt-trois ans peine, sans vigueur apparente. Il cachait carsans doute il avait des raisons pour ne pas tre reconnu safigure ple et longue sous un fin mouchoir de toile de Frise, aveclequel il ne cessait dessuyer son front mouill de sueur ou seslvres brlantes.

    Lil fixe comme celui de loiseau de proie, le nez aquilin etlong, la bouche fine et droite, ouverte ou plutt fendue comme leslvres dune blessure, cet homme et offert Lavater, si Lavateret vcu cette poque, un sujet dtudes physiologiques quidabord neussent pas tourn son avantage.

    Entre la figure du conqurant et celle du pirate, disaient lesanciens, quelle diffrence trouvera-t-on ? Celle que lon trouveentre laigle et le vautour.

    La srnit ou linquitude.Aussi cette physionomie livide, ce corps grle et souffreteux,

    cette dmarche inquite qui sen allaient du Buytenhoff au Hoof-straet la suite de tout ce peuple hurlant, ctait le type et limage

  • LA TULIPE NOIRE26

    dun matre souponneux ou dun voleur inquiet ; et un hommede police et certes opt pour ce dernier renseignement, causedu soin que celui dont nous nous occupons en ce moment prenaitde se cacher.

    Dailleurs, il tait vtu simplement et sans armes apparentes ;son bras maigre mais nerveux, sa main sche mais blanche, fine,aristocratique, sappuyait non pas au bras, mais sur lpaule dunofficier qui, le poing lpe, avait, jusquau moment o soncompagnon stait mis en route et lavait entran avec lui, regar-d toutes les scnes du Buytenhoff avec un intrt facile comprendre.

    Arriv sur la place de Hoogstraet, lhomme au visage plepoussa lautre sous labri dun contrevent ouvert et fixa les yeuxsur le balcon de lhtel de ville.

    Aux cris forcens du peuple, la fentre du Hoogstraet souvrit,et un homme savana pour dialoguer avec la foule.

    Qui parat l au balcon ? demanda le jeune homme loffi-cier en lui montrant de lil seulement le harangueur, qui parais-sait fort mu et qui se soutenait la balustrade plutt quil ne sepenchait sur elle.

    Cest le dput Bowelt, rpliqua lofficier. Quel homme est ce dput Bowelt ? le connaissez-vous ? Mais un brave homme, ce que je crois du moins, mon-

    seigneur.Le jeune homme, en entendant cette apprciation du caractre

    de Bowelt faite par lofficier, laissa chapper un mouvement dedsappointement si trange, de mcontentement si visible, quelofficier le remarqua et se hta dajouter :

    On le dit, du moins, monseigneur. Quant moi, je ne puisrien affirmer, ne connaissant pas personnellement M. Bowelt.

    Brave homme, rpta celui quon avait appel monsei-gneur ; est-ce brave homme que vous voulez dire ou hommebrave ?

    Ah ! monseigneur mexcusera ; je noserais tablir cette

  • LLVE DE JEAN DE WITT 27

    distinction vis- vis dun homme que, je le rpte Son Altesse,je ne connais que de visage.

    Au fait, murmura le jeune homme, attendons, et nousallons bien voir.

    Lofficier inclina la tte en signe dassentiment et se tut. Si ce Bowelt est un brave homme, continua laltesse, il va

    drlement recevoir la demande que ces furieux viennent lui faire.Et le mouvement nerveux de sa main qui sagitait malgr lui

    sur lpaule de son compagnon, comme eussent fait les doigtsdun instrumentiste sur les touches dun clavier, trahissait sonardente impatience si mal dguise en certains moments, et dansce moment surtout, sous lair glacial et sombre de la figure.

    On entendit alors le chef de la dputation bourgeoise inter-peller le dput pour lui faire dire o se trouvaient les autresdputs ses collgues.

    Messieurs, rpta pour la seconde fois M. Bowelt, je vousdis que dans ce moment je suis seul avec M. dAsperen, et je nepuis prendre une dcision moi seul.

    Lordre ! lordre ! crirent plusieurs milliers de voix.M. Bowelt voulut parler, mais on nentendit pas ses paroles, et

    lon vit seulement ses bras sagiter en gestes multiples et dses-prs.

    Mais voyant quil ne pouvait se faire entendre, il se retournavers la fentre ouverte et appela M. dAsperen.

    M. dAsperen parut son tour au balcon, o il fut salu de crisplus nergiques encore que ceux qui avaient, dix minutes aupara-vant, accueilli M. Bowelt.

    Il nentreprit pas moins cette tche difficile de haranguer lamultitude ; mais la multitude prfra forcer la garde des tats, quidailleurs nopposa aucune rsistance au peuple souverain, couter la harangue de M. dAsperen.

    Allons, dit froidement le jeune homme pendant que lepeuple sengouffrait par la porte principale du Hoogstraet, ilparat que la dlibration aura lieu lintrieur, colonel. Allons

  • LA TULIPE NOIRE28

    entendre la dlibration. Ah ! monseigneur, monseigneur, prenez garde ! quoi ? Parmi ces dputs, il y en a beaucoup qui ont t en rela-

    tion avec vous, et il suffit quun seul reconnaisse Votre Altesse. Oui, pour quon maccuse dtre linstigateur de tout ceci.

    Tu as raison, dit le jeune homme, dont les joues rougirent uninstant du regret quil avait davoir montr tant de prcipitationdans ses dsirs : oui, tu as raison, restons ici. Dici, nous les ver-rons revenir avec ou sans lautorisation, et nous jugerons de lasorte si M. Bowelt est un brave homme ou un homme brave, ceque je tiens savoir.

    Mais, fit lofficier en regardant avec tonnement celui qui il donnait le titre de monseigneur ; mais Votre Altesse nesuppose pas un seul instant, je prsume, que les dputs ordon-nent aux cavaliers de Tilly de sloigner, nest-ce pas ?

    Pourquoi ? demanda froidement le jeune homme. Parce que sils ordonnaient cela, ce serait tout simplement

    signer la condamnation mort de MM. Corneille et Jean de Witt. Nous allons voir, rpondit froidement laltesse ; Dieu seul

    peut savoir ce qui se passe au cur des hommes.Lofficier regarda la drobe la figure impassible de son com-

    pagnon et plit.Ctait la fois un brave homme et un homme brave que cet

    officier.De lendroit o ils taient rests, laltesse et son compagnon

    entendaient les rumeurs et les pitinements du peuple dans lesescaliers de lhtel de ville.

    Puis on entendit ce bruit sortir et se rpandre sur la place, parles fentres ouvertes de cette salle au balcon de laquelle avaientparu MM. Bowelt et dAsperen, lesquels taient rentrs lint-rieur, dans la crainte, sans doute, quen les poussant, le peuple neles fit sauter par-dessus la balustrade.

    Puis on vit des ombres tournoyantes et tumultueuses passer

  • LLVE DE JEAN DE WITT 29

    devant ces fentres.La salle des dlibrations semplissait.Soudain le bruit sarrta ; puis, soudain encore, il redoubla

    dintensit et atteignit un tel degr dexplosion que le vieil di-fice en trembla jusquau fate.

    Puis enfin le torrent se reprit rouler par les galeries et lesescaliers jusqu la porte, sous la vote de laquelle on le vitdboucher comme une trombe.

    En tte du premier groupe volait, plutt quil ne courait, unhomme hideusement dfigur par la joie.

    Ctait le chirurgien Tyckelaer. Nous lavons ! nous lavons ! cria-t-il en agitant un papier

    en lair. Ils ont lordre ! murmura lofficier stupfait. Eh bien ! me voil fix, dit tranquillement laltesse. Vous

    ne saviez pas, mon cher colonel, si M. Bowelt tait un bravehomme ou un homme brave. Ce nest ni lun ni lautre.

    Puis, continuant suivre de lil, sans sourciller, toute cettefoule qui roulait devant lui.

    Maintenant, dit-il, venez au Buytenhoff, colonel ; je croisque nous allons voir un spectacle trange.

    Lofficier sinclina et suivit son matre sans rpondre.La foule tait immense sur la place et aux abords de la prison.

    Mais les cavaliers de Tilly la contenaient toujours avec le mmebonheur et surtout avec la mme fermet.

    Bientt, le comte entendit la rumeur croissante que faisait ensapprochant ce flux dhommes, dont il aperut bientt les pre-mires vagues roulant avec la rapidit dune cataracte qui se pr-cipite.

    En mme temps, il aperut le papier qui flottait en lair, au-dessus des mains crispes et des armes tincelantes.

    Eh ! fit-il en se levant sur ses triers et en touchant sonlieutenant du pommeau de son pe, je crois que les misrablesont leur ordre.

  • LA TULIPE NOIRE30

    Lches coquins ! cria le lieutenant.Ctait en effet lordre, que la compagnie des bourgeois reut

    avec des rugissements joyeux.Elle sbranla aussitt et marcha les armes basses et en pous-

    sant de grands cris lencontre des cavaliers du comte de Tilly.Mais le comte ntait pas homme les laisser approcher plus

    que de mesure. Halte ! cria-t-il, halte ! et que lon dgage le poitrail de mes

    chevaux, ou je commande : En avant ! Voici lordre ! rpondirent cent voix insolentes.Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout

    haut : Ceux qui ont sign cet ordre, dit-il, sont les vritables bour-

    reaux de M. Corneille de Witt. Quant moi, je ne voudrais paspour mes deux mains avoir crit une seule lettre de cet ordre inf-me.

    Et repoussant du pommeau de son pe lhomme qui voulait lelui reprendre :

    Un moment, dit-il. Un crit comme celui-l est dimpor-tance et se garde.

    Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de son justau-corps.

    Puis se retournant vers sa troupe : Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file droite !Puis demi-voix, et cependant de faon ce que ses paroles ne

    fussent pas perdues pour tout le monde : Et maintenant, gorgeurs, dit-il, faites votre uvre.Un cri furieux compos de toutes les haines avides et de toutes

    les joies froces qui rlaient sur le Buytenhoff accueillit cedpart.

    Les cavaliers dfilaient lentement.Le comte resta derrire, faisant face jusquau dernier moment

    la populace ivre qui gagnait au fur et mesure le terrain queperdait le cheval du capitaine.

  • LLVE DE JEAN DE WITT 31

    Comme on voit, Jean de Witt ne stait pas exagr le dangerquand, aidant son frre se lever, il le pressait de partir.

    Corneille descendit donc, appuy au bras de lex-grand pen-sionnaire, lescalier qui conduisait dans la cour.

    Au bas de lescalier, il trouva la belle Rosa toute trem-blante.

    Oh ! monsieur Jean, dit celle-ci, quel malheur ! Quy a-t-il donc, mon enfant ? demanda de Witt. Il y a que lon dit quils sont alls chercher au Hoogstraet

    lordre qui doit loigner les cavaliers du comte de Tilly. Oh ! oh ! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers sen

    vont, la position est mauvaise pour nous. Aussi, si javais un conseil vous donner... dit la jeune

    fille toute tremblante. Donne, mon enfant. Quy aurait-il dtonnant que Dieu me

    parlt par ta bouche ? Eh bien ! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande

    rue. Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont

    toujours leur poste ? Oui, mais tant quil ne sera pas rvoqu, cet ordre est de

    rester devant la prison. Sans doute. En avez-vous un pour quil vous accompagne jusque hors

    la ville ? Non. Eh bien ! du moment o vous allez avoir dpass les pre-

    miers cavaliers, vous tomberez aux mains du peuple. Mais la garde bourgeoise ? Oh ! la garde bourgeoise, cest la plus enrage. Que faire, alors ? votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune

    fille, je sortirais par la poterne. Louverture donne sur une ruedserte, car tout le monde est dans la grande rue, attendant len-

  • LA TULIPE NOIRE32

    tre principale, et je gagnerais celle des portes de la ville parlaquelle vous voulez sortir.

    Mais mon frre ne pourra marcher, dit Jean. Jessaierai, rpondit Corneille avec une expression de

    fermet sublime. Mais navez-vous pas votre voiture ? demande la jeune

    fille. La voiture est l, au seuil de la grande porte. Non, rpondit la jeune fille. Jai pens que votre cocher

    tait un homme dvou, et je lui ai dit daller vous attendre lapoterne.

    Les deux frres se regardrent avec attendrissement, et leurdouble regard, lui apportant toute lexpression de leur reconnais-sance, se concentra sur la jeune fille.

    Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste savoir siGryphus voudra bien nous ouvrir cette porte.

    Oh ! non, dit Rosa, il ne voudra pas. Eh bien ! alors ? Alors jai prvu son refus et, tout lheure, tandis quil

    causait par la fentre de la gele avec un pistolier, jai pris la clau trousseau.

    Et tu las, cette cl ? La voici, monsieur Jean. Mon enfant, dit Corneille, je nai rien te donner en chan-

    ge du service que tu me rends, except la Bible que tu trouverasdans ma chambre : cest le dernier prsent dun honnte homme ;jespre quil te portera bonheur.

    Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais,rpondit la jeune fille.

    Puis elle-mme et en soupirant : Quel malheur que je ne sache pas lire ! dit-elle. Voici les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean ; je

    crois quil ny a pas un instant perdre. Venez donc, dit la belle Frisonne.

  • LLVE DE JEAN DE WITT 33

    Et, par un couloir intrieur, elle conduisit les deux frres auct oppos de la prison.

    Toujours guids par Rosa, ils descendirent un escalier dunedouzaine de marches, traversrent une petite cour aux rempartscrnels, et la porte cintre stant ouverte, ils se retrouvrent delautre ct de la prison dans la rue dserte, en face de la voiturequi les attendait, le marche-pied abaiss.

    Eh ! vite, vite, vite, mes matres, les entendez-vous ? criale cocher tout effar.

    Mais aprs avoir fait monter Corneille le premier, le grand pen-sionnaire se retourna vers la jeune fille.

    Adieu, mon enfant, dit-il ; tout ce que nous pourrions tedire ne texprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nouste recommandons Dieu, qui se souviendra, jespre, que tuviens de sauver la vie de deux hommes.

    Rosa prit la main que lui tendait le grand pensionnaire et labaisa respectueusement.

    Allez, dit-elle, allez, on dirait quils enfoncent la porte.Jean de Witt monta prcipitamment, prit place prs de son frre

    et ferma le mantelet de la voiture en criant : Au Tol-Hek !Le Tol-Hek tait la grille qui fermait la porte conduisant au

    petit port de Schweningen, dans lequel un petit btiment attendaitles deux frres.

    La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamandset emporta les fugitifs.

    Rosa les suivit jusqu ce quils eussent tourn langle de larue.

    Alors elle rentra fermer la porte derrire elle et jeta la cl dansun puits.

    Ce bruit qui avait fait pressentir Rosa que le peuple enfonaitla porte tait en effet celui du peuple, qui, aprs avoir fait vacuerla place de la prison, se ruait contre cette porte.

    Si solide quelle ft, et quoique le gelier Gryphus, il faut lui

  • LA TULIPE NOIRE34

    rendre cette justice, se refust obstinment douvrir cette porte,on sentait quelle ne rsisterait pas longtemps ; et Gryphus, fortple, se demandait si mieux ne valait pas ouvrir que briser cetteporte, lorsquil sentit quon le tirait doucement par lhabit.

    Il se retourna et vit Rosa. Tu entends les enrags ? dit-il. Je les entends si bien, mon pre, qu votre place... Tu ouvrirais, nest-ce pas ? Non, je laisserais enfoncer la porte. Mais ils vont me tuer. Oui, sils vous voient. Comment veux-tu quils ne me voient pas ? Cachez-vous. O cela ? Dans le cachot secret. Mais toi, mon enfant ? Moi, mon pre, jy descendrai avec vous. Nous fermerons

    la porte sur nous, et quand ils auront quitt la prison, eh bien !nous sortirons de notre cachette.

    Tu as pardieu raison, scria Gryphus ; cest tonnant,ajouta-t-il, ce quil y a de jugement dans cette petite tte.

    Puis, comme la porte sbranlait la grande joie de la popu-lace :

    Venez, venez, mon pre, dit Rosa en ouvrant une petitetrappe.

    Mais cependant, nos prisonniers ? fit Gryphus. Dieu veillera sur eux, mon pre, dit la jeune fille ; permet-

    tez-moi de veiller sur vous.Gryphus suivit sa fille, et la trappe retomba sur leur tte juste

    au moment o la porte brise donnait passage la populace.Au reste, ce cachot o Rosa faisait descendre son pre et quon

    appelait le cachot secret offrait aux deux personnages, que nousallons tre forcs dabandonner pour un instant, un sr asile,ntant connu que des autorits, qui parfois y enfermaient quel-

  • LLVE DE JEAN DE WITT 35

    quun de ces grands coupables pour lesquels on craint quelquervolte ou quelque enlvement.

    Le peuple se rua dans la prison en criant : Mort aux tratres ! la potence Corneille de Witt ! mort !

    mort !

  • IVLes massacreurs

    Le jeune homme, toujours abrit par son grand chapeau, tou-jours sappuyant au bras de lofficier, toujours essuyant son frontet ses lvres avec son mouchoir, le jeune homme immobile regar-dait seul, en un coin du Buytenhoff, perdu dans lombre dunauvent surplombant une boutique ferme, le spectacle que luidonnait cette populace furieuse et qui paraissait approcher de sondnouement.

    Oh ! dit-il lofficier, je crois que vous aviez raison, vanDeken, et que lordre que messieurs les dputs ont sign est levritable ordre de mort de monsieur Corneille. Entendez-vous cepeuple ? il en veut dcidment beaucoup aux MM. de Witt !

    En vrit, dit lofficier, je nai jamais entendu de clameurspareilles.

    Il faut croire quils ont trouv la prison de notre homme.Ah ! tenez, cette fentre ntait-elle pas celle de la chambre o at enferm monsieur Corneille ?

    En effet, un homme saisissait pleines mains et secouaitviolemment le treillage de fer qui fermait la fentre du cachot deCorneille, et que celui-ci venait de quitter il ny avait pas plus dedix minutes.

    Hourra ! hourra ! criait cet homme, il ny est plus ! Comment, il ny est plus ? demandrent de la rue ceux qui,

    arrivs les derniers, ne pouvaient entrer tant la prison tait pleine. Non ! non ! rptait lhomme furieux, il ny est plus, il faut

    quil se soit sauv. Que dit donc cet homme ? demanda en plissant laltesse. Oh ! monseigneur, il dit une nouvelle qui serait bien heu-

    reuse si elle tait vraie. Oui, sans doute, ce serait une bienheureuse nouvelle si elle

  • LES MASSACREURS 37

    tait vraie, dit le jeune homme ; malheureusement elle ne peutpas ltre.

    Cependant, voyez... dit lofficier.En effet, dautres visages furieux, grinant de colre, se mon-

    traient aux fentres en criant : Sauv ! vad ! ils lont fait fuir.Et le peuple, rest dans la rue, rptait avec deffroyables

    imprcations : Sauvs ! vads ! courons aprs eux, poursuivons-les ! Monseigneur, il parat que M. Corneille de Witt est bien

    rellement sauv, dit lofficier. Oui, de la prison, peut-tre, rpondit celui-ci, mais pas de

    la ville ; vous verrez, van Deken, que le pauvre homme trouveraferme la porte quil croyait trouver ouverte.

    Lordre de fermer les portes de la ville a-t-il donc tdonn, monseigneur ?

    Non, je ne crois pas, qui aurait donn cet ordre ? Eh bien ! qui vous fait supposer ? Il y a des fatalits, rpondit ngligemment laltesse, et les

    plus grands hommes sont parfois tombs victimes de ces fatalits-l.

    Lofficier sentit ces mots courir un frisson dans ses veines,car il comprit que, dune faon ou de lautre, le prisonnier taitperdu.

    En ce moment, les rugissements de la foule clataient commeun tonnerre, car il tait bien dmontr que Cornlius de Wittntait plus dans la prison.

    En effet, Corneille et Jean, aprs avoir long le vivier, avaientpris la grande rue qui conduit au Tol-Hek, tout en recommandantau cocher de ralentir le pas de ses chevaux pour que le passage deleur carrosse nveillt aucun soupon.

    Mais arriv au milieu de cette rue, quand il vit de loin la grille,quand il sentit quil laissait derrire lui la prison et la mort, etquil avait devant lui la vie et la libert, le cocher ngligea toute

  • LA TULIPE NOIRE38

    prcaution et mit le carrosse au galop.Tout coup, il sarrta. Quy a-t-il ? demanda Jean en passant la tte par la por-

    tire. Oh ! mes matres, scria le cocher, il y a...

    La terreur touffait la voix du brave homme. Voyons, achve, dit le grand pensionnaire. Il y a que la grille est ferme. Comment, la grille est ferme ? Ce nest pas lhabitude de

    fermer la grille pendant le jour. Voyez plutt.Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet la

    grille ferme. Va toujours, dit Jean, jai sur moi lordre de commutation,

    le portier ouvrira.La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher ne

    poussait plus ses chevaux avec la mme confiance.Puis en sortant sa tte par la portire, Jean de Witt avait t vu

    et reconnu par un brasseur qui, en retard sur ses compagnons,fermait sa porte toute hte, pour aller les rejoindre sur le Buy-tenhoff.

    Il poussa un cri de surprise et courut aprs deux autres hommesqui couraient devant lui.

    Au bout de cent pas, il les rejoignit et leur parla ; les troishommes sarrtrent, regardant sloigner la voiture, mais encorepeu srs de ceux quelle renfermait.

    La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. Ouvrez ! cria le cocher. Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison,

    ouvrir et avec quoi ? Avec la cl, parbleu ! dit le cocher. Avec la cl, oui ; mais il faudrait lavoir pour cela. Comment ! vous navez pas la cl de la porte ? demanda le

    cocher.

  • LES MASSACREURS 39

    Non. Quen avez-vous donc fait ? Dame ! on me la prise. Qui cela ? Quelquun qui probablement tenait ce que personne ne

    sortt de la ville. Mon ami, dit le grand pensionnaire, sortant la tte de la

    voiture et risquant le tout pour le tout, mon ami, cest pour moiJean de Witt et pour mon frre Corneille que jemmne en exil.

    Oh ! monsieur de Witt, je suis au dsespoir, dit le portierse prcipitant vers la voiture, mais sur lhonneur, la cl ma tprise.

    Quand cela ? Ce matin. Par qui ? Par un jeune homme de vingt-deux ans, ple et maigre. Et pourquoi la lui avez-vous remise ? Parce quil avait un ordre sign et scell. De qui ? Mais des messieurs de lhtel de ville. Allons, dit tranquillement Corneille, il parat que bien dci-

    dment nous sommes perdus. Sais-tu si la mme prcaution a t prise partout ? Je ne sais. Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne lhomme de

    faire tout ce quil peut pour conserver sa vie ; gagne une autreporte.

    Puis, tandis que le cocher faisait tourner la voiture : Merci de ta bonne volont, mon ami, dit Jean, au portier ;

    lintention est rpute pour le fait ; tu avais lintention de noussauver, et, aux yeux du Seigneur, cest comme si tu avais russi.

    Ah ! dit le portier, voyez-vous l-bas ? Passe au galop travers ce groupe, cria Jean au cocher, et

    prends la rue gauche : cest notre seul espoir.

  • LA TULIPE NOIRE40

    Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les troishommes que nous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui.depuis ce temps et pendant que Jean parlementait avec le portier,stait grossi de sept ou huit nouveaux individus.

    Ces nouveaux arrivants avaient videmment des intentions hos-tiles lendroit du carrosse.

    Aussi, voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, semirent-ils en travers de la rue en agitant leurs bras arms debtons et criant : Arrte ! arrte !

    De son ct, le cocher se pencha sur eux et les sillonna decoups de fouet.

    La voiture et les hommes se heurtrent enfin.Les frres de Witt ne pouvaient rien voir, enferms quils

    taient dans la voiture. Mais ils sentirent les chevaux se cabrer,puis prouvrent une violente secousse. Il y eut un moment dh-sitation et de tremblement dans toute la machine roulante, quisemporta de nouveau, passant sur quelque chose de rond et deflexible qui semblait tre le corps dun homme renvers, etsloigna au milieu des blasphmes.

    Oh ! dit Corneille, je crains bien que nous nayons fait unmalheur.

    Au galop ! au galop ! cria Jean.Mais, malgr cet ordre, tout coup le cocher sarrta. Eh bien ! demanda Jean. Voyez-vous ? dit le cocher.Jean regarda.Toute la populace du Buytenhoff apparaissait lextrmit de

    la rue que devait suivre la voiture et savanait hurlante et rapidecomme un ouragan.

    Arrte et sauve-toi, dit Jean au cocher ; il est inutile dallerplus loin ; nous sommes perdus.

    Les voil ! les voil ! crirent ensemble cinq cents voix. Oui, les voil, les tratres ! les meurtriers ! les assassins !

    rpondirent ceux qui venaient au-devant de la voiture ceux qui

  • LES MASSACREURS 41

    couraient aprs elle, portant dans leurs bras le corps meurtri dunde leurs compagnons qui, ayant voulu sauter la bride des che-vaux, avait t renvers par eux.

    Ctait sur lui que les deux frres avaient senti passer la voi-ture.

    Le cocher sarrta ; mais quelques instances que lui fit son ma-tre, il ne voulut point se sauver.

    En un instant, le carrosse se trouva pris entre ceux qui cou-raient aprs lui et ceux qui venaient au-devant de lui.

    En un instant, il domina toute cette foule agite comme une leflottante.

    Tout coup, lle flottante sarrta. Un marchal venait, duncoup de masse, dassommer un des deux chevaux, qui tomba dansles traits.

    En ce moment, le volet dune fentre sentrouvrit et lon putvoir le visage livide et les yeux sombres du jeune homme sefixant sur le spectacle qui se prparait.

    Derrire lui apparaissait la tte de lofficier presque aussi pleque la sienne.

    Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! monseigneur, que va-t-il sepasser ? murmura lofficier.

    Quelque chose de terrible bien certainement, rponditcelui-ci.

    Oh ! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pension-naire de la voiture, ils le battent, ils le dchirent.

    En vrit, il faut que ces gens-l soient anims dune bienviolente indignation, fit le jeune homme du mme ton impassiblequil avait conserv jusqualors.

    Et voici Corneille quils tirent son tour du carrosse, Cor-neille dj tout bris, tout mutil par la torture. Oh ! voyez, donc,voyez donc.

    Oui, en effet, cest bien Corneille.Lofficier poussa un faible cri et dtourna la tte.Cest que, sur le dernier degr du marchepied, avant mme

  • LA TULIPE NOIRE42

    quil et touch terre, le Ruart venait de recevoir un coup debarre de fer qui lui avait bris la tte.

    Il se releva cependant, mais pour retomber aussitt.Puis des hommes, le prenant par les pieds, le tirrent dans la

    foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglant quily traait et qui se refermait derrire lui avec de grandes huespleines de joies.

    Le jeune homme devint plus ple encore, ce quon et cruimpossible, et son il se voila un instant sous sa paupire.

    Lofficier vit ce mouvement de piti, le premier que son svrecompagnon et laiss chapper, et voulant profiter de cet amo-lissement de son me :

    Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil quon va assas-siner aussi le grand pensionnaire.

    Mais le jeune homme avait dj ouvert les yeux. En vrit ! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas

    bon le trahir. Monseigneur, dit lofficier, est-ce quon ne pourrait pas

    sauver ce pauvre homme, qui a lev Votre Altesse ? Sil y a unmoyen, dites-le, et duss-je y perdre la vie...

    Guillaume dOrange, car ctait lui, plissa son front dunefaon sinistre, teignit lclair de sombre fureur qui tincelaitsous sa paupire et rpondit :

    Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes trou-pes, afin quelles prennent les armes tout vnement.

    Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de cesassassins ?

    Ne vous inquitez pas de moi plus que je ne men inquite,dit brusquement le prince. Allez.

    Lofficier partit avec une rapidit qui tmoignait bien moins deson obissance que de la joie de nassister point au hideux assas-sinat du second des frres.

    Il navait point ferm la porte de la chambre que Jean, qui parun effort suprme avait gagn le perron dune maison situe en

  • LES MASSACREURS 43

    face de celle o tait cach son lve, chancela sous les secoussesquon lui imprimait de dix cts la fois en disant :

    Mon frre, o est mon frre ?Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau dun coup de poing.Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains ; celui-l

    venait dventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdreloccasion den faire autant au grand pensionnaire, tandis quelon tranait au gibet le cadavre de celui qui tait dj mort.

    Jean poussa un gmissement lamentable et mit une de sesmains sur ses yeux.

    Ah ! tu fermes les yeux, dit un des soldats de la garde bour-geoise, eh bien ! je vais te les crever, moi !

    Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel lesang jailli.

    Mon frre ! cria de Witt essayant de voir ce qutait deve-nu Corneille travers le flot de sang qui laveuglait : mon frre !

    Va le rejoindre ! hurla un autre assassin en lui appliquantson mousquet sur la tempe et en lchant la dtente.

    Mais le coup ne partit point.Alors le meurtrier retourna son arme, et la prenant deux

    mains par le canon, il assomma Jean de Witt dun coup de crosse.Jean de Witt chancela et tomba ses pieds.Mais aussitt, se relevant par un suprme effort : Mon frre ! cria-t-il dune voix tellement lamentable que

    le jeune homme tira le contrevent sur lui.Dailleurs, il restait peu de chose voir, car un troisime assas-

    sin lui lcha bout portant un coup de pistolet qui partit, cettefois, et lui fit sauter le crne.

    Jean de Witt tomba pour ne plus se relever.Alors chacun des misrables, enhardi par cette chute, voulut

    dcharger son arme sur le cadavre. Chacun voulut donner uncoup de masse, dpe ou de couteau, chacun voulut tirer sa gout-te de sang, arracher son lambeau dhabits.

    Puis quand ils furent tous deux bien meurtris, bien dchirs,

  • LA TULIPE NOIRE44

    bien dpouills, la populace les trana nus et sanglants un gibetimprovis, o des bourreaux amateurs les suspendirent par lespieds.

    Alors arrivrent les plus lches, qui nayant pas os frapper lachair vivante, taillrent en lambeaux la chair morte, puis senallrent vendre par la ville des petits morceaux de Jean et deCorneille dix sous la pice.

    Nous ne pourrions dire si travers louverture presque imper-ceptible du volet le jeune homme vit la fin de cette terrible scne,mais au moment mme o lon pendait les deux martyrs au gibet,il traversait la foule, qui tait trop occupe de la joyeuse besognequelle accomplissait pour sinquiter de lui, et gagnait le Tol-Hek toujours ferm.

    Ah ! monsieur, scria le portier, me rapportez-vous la cl ? Oui, mon ami, la voil, rpondit le jeune homme. Oh ! cest un bien grand malheur que vous ne mayez pas

    rapport cette cl seulement une demi-heure plus tt, dit le portieren soupirant.

    Et pourquoi cela ? demanda le jeune homme. Parce que jeusse pu ouvrir aux MM. de Witt. Tandis que,

    ayant trouv la porte ferme, ils ont t obligs de rebrousserchemin. Ils sont tombs au milieu de ceux qui les poursuivaient.

    La porte ! la porte ! scria une voix qui semblait tre celledun homme press.

    Le prince se retourna et reconnut le colonel van Deken. Cest vous, colonel ? dit-il. Vous ntes pas encore sorti de

    La Haye ? Cest accomplir tardivement mon ordre. Monseigneur, rpondit le colonel, voil la troisime porte

    laquelle je me prsente, jai trouv les deux autres fermes. Eh bien ! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre,

    mon ami, dit le prince au portier, qui tait rest tout bahi cetitre de monseigneur que venait de donner le colonel van Deken ce jeune homme ple auquel il venait de parler si familirement.

    Aussi, pour rparer sa faute, se hta-t-il douvrir le Tol-Hek,

  • LES MASSACREURS 45

    qui roula en criant sur ses gonds. Monseigneur veut-il mon cheval ? demanda le colonel

    Guillaume. Merci, colonel, je dois avoir une monture qui mattend

    quelques pas dici.En prenant un sifflet dor dans sa poche, il tira de cet instru-

    ment, qui cette poque servait appeler les domestiques, un sonaigu et prolong, au retentissement duquel accourut un cuyer cheval et tenant un second cheval en main.

    Guillaume sauta sur le cheval sans se servir de ltrier, etpiquant des deux il gagna la route de Leyde.

    Quand il fut l, il se retourna.Le colonel le suivait une longueur de cheval.Le prince lui fit signe de prendre rang ct de lui. Savez-vous, dit-il sans sarrter, que ces coquins-l ont tu

    aussi M. Jean de Witt comme ils venaient de tuer Corneille ? Ah ! monseigneur, dit tristement le colonel, jaimerais

    mieux pour vous que restassent encore ces deux difficults franchir pour tre de fait le stathouder de Hollande.

    Certes, il et mieux valu, dit le jeune homme, que ce quivient darriver narrivt pas. Mais enfin, ce qui est fait est fait,nous nen sommes pas la cause. Piquons vite, colonel, pour arri-ver Alphen avant le message que certainement les tats vontmenvoyer au camp.

    Le colonel sinclina, laissa passer son prince devant, et prit sa suite la place quil tenait avant quil lui adresst la parole.

    Ah ! je voudrais bien, murmura mchamment GuillaumedOrange en fronant le sourcil, serrant ses lvres en enfonantses perons dans le ventre de son cheval, je voudrais bien voir lafigure que fera Louis le Soleil, quand il apprendra de quelle faonon vient de traiter ses bons amis MM. de Witt ! oh ! soleil, soleil,comme je me nomme Guillaume le Taciturne, soleil, gare tesrayons !

    Et il courut vite sur son bon cheval, ce jeune prince, lacharn

  • LA TULIPE NOIRE46

    rival du grand roi, ce stathouder si peu solide la veille encoredans sa puissance nouvelle, mais auquel les bourgeois de LaHaye venaient de faire un marchepied avec les cadavres de Jeanet de Corneille, deux nobles princes aussi devant les hommes etdevant Dieu.

  • VLamateur de tulipes et son voisin

    Cependant, tandis que les bourgeois de La Haye mettaient enpices les cadavres de Jean et de Corneille, tandis que GuillaumedOrange, aprs stre assur que ses deux antagonistes taientbien morts, galopait sur la route de Leyde suivi du colonel vanDeken, quil trouvait un peu trop compatissant pour lui continuerla confiance dont il lavait honor jusque-l, Craeke, le fidleserviteur mont de son ct sur un bon cheval, et bien loin de sedouter des terribles vnements qui staient accomplis depuisson dpart, courait sur les chausses bordes darbres jusqu cequil ft hors de la ville et des villages voisins.

    Une fois en sret, pour ne pas veiller les soupons, il laissason cheval dans une curie et continua tranquillement son voyagesur des bateaux qui par relais le menrent Dordrecht en passantavec adresse par les plus courts chemins de ces bras sinueux dufleuve, lesquels treignent sous leurs caresses humides ces lescharmantes bordes de saules, de joncs et dherbes fleuries danslesquelles broutent nonchalamment les gras troupeaux reluisantau soleil.

    Craeke reconnut de loin Dordrecht, la ville riante, au bas de sacolline seme de moulins. Il vit les belles maisons rouges auxlignes blanches, baignant dans leau leur pied de briques etfaisant flotter par les balcons ouverts sur le fleuve leurs tapis desoie diaprs de fleurs dor, merveilles de lInde et de la Chine, etprs de ces tapis, ces grandes lignes, piges permanents pourprendre les anguilles voraces quattire autour des habitations lasportule quotidienne que les cuisines jettent dans leau par leursfentres.

    Craeke, du pont de la barque, travers tous ces moulins auxailes tournantes, apercevait au dclin du coteau la maison blanche

  • LA TULIPE NOIRE48

    et rose, but de sa mission. Elle perdait les crtes de son toit dansle feuillage jauntre dun rideau de peupliers et se dtachait surle fond sombre que lui faisait un bois dormes gigantesques. Elletait situe de telle faon que le soleil, tombant sur elle commedans un entonnoir, y venait scher, tidir et fconder mme lesderniers brouillards que la barrire de verdure ne pouvait emp-cher le vent du fleuve dy porter chaque matin et chaque soir.

    Dbarqu au milieu du tumulte ordinaire de la ville, Craeke sedirigea aussitt vers la maison dont nous allons offrir nos lec-teurs une indispensable description.

    Blanche, nette, reluisante, plus proprement lave, plus soigneu-sement cire aux endroits cachs quelle ne ltait aux endroitsaperus, cette maison renfermait un mortel heureux.

    Ce mortel heureux, rara avis, comme dit Juvnal, tait ledocteur van Baerle, filleul de Corneille. Il habitait la maison quenous venons de dcrire depuis son enfance ; car ctait la maisonnatale de son pre et de son grand-pre, anciens marchandsnobles de la noble ville de Dordrecht.

    M. van Baerle, le pre, avait amass dans le commerce desIndes trois quatre cent mille florins que M. van Baerle, le fils,avait trouvs tout neufs, en 1668, la mort de ses bons et chersparents, bien que ces florins fussent frapps au millsime, les unsde 1640, les autres de 1610 ; ce qui prouvait quil y avait florinsdu pre van Baerle et florins du grand-pre van Baerle ; cesquatre cent mille florins, htons-nous de le dire, ntaient que labourse, largent de poche de Cornlius van Baerle, le hros decette histoire, ses proprits dans la province donnant un revenude dix mille florins environ.

    Lorsque le digne citoyen pre de Cornlius avait pass de vie trpas, trois mois aprs les funrailles de sa femme, quisemblait tre partie la premire pour lui rendre facile le cheminde la mort, comme elle lui avait rendu facile le chemin de la vie,il avait dit son fils en lembrassant pour la dernire fois :

    Bois, mange et dpense si tu veux vivre en ralit, car ce

  • LAMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN 49

    nest pas vivre que de travailler tout le jour sur une chaise de boisou sur un fauteuil de cuir, dans un laboratoire ou dans un maga-sin. Tu mourras ton tour, et si tu nas pas le bonheur davoir unfils, tu laisseras teindre notre nom, et mes florins tonns setrouveront avoir un matre inconnu, ces florins neufs que nul najamais pess que mon pre, moi et le fondeur. Nimite pas surtoutton parrain, Corneille de Witt, qui sest jet dans la politique, laplus ingrate des carrires, et qui bien certainement finira mal.

    Puis il tait mort, ce digne M. van Baerle, laissant tout dsolson fils Cornlius, lequel aimait fort peu les florins et beaucoupson pre.

    Cornlius resta donc seul dans la grande maison.En vain son parrain Corneille lui offrit-il de lemploi dans les

    services publics ; en vain voulut-il lui faire goter de la gloire,quand Cornlius, pour obir son parrain, se fut embarqu avecde Ruyter sur le vaisseau les Sept Provinces, qui commandait auxcent trente-neuf btiments avec lesquels lillustre amiral allaitbalancer seul la fortune de la France et de lAngleterre runies.Lorsque, conduit par le pilote Lger, il fut arriv une porte dumousquet du vaisseau le Prince, sur lequel se trouvait le ducdYork, frre du roi dAngleterre, lorsque lattaque de Ruyter,son patron, eut t faite si brusque et si habile que, sentant sonbtiment prs dtre emport, le duc dYork neut que le tempsde se retirer bord du Saint-Michel ; lorsquil eut vu le Saint-Michel bris, broy sous les boulets hollandais, sortir de la ligne ;lorsquil eut vu sauter un vaisseau, le Comte de Sandwick, et prirdans les flots ou dans le feu quatre cents matelots ; lorsquil eutvu qu la fin de tout cela, aprs vingt btiments mis en mor-ceaux, aprs trois mille tus, aprs cinq mille blesss, rien ntaitdcid ni pour ni contre, que chacun sattribuait la victoire, quectait recommencer, et que seulement un nom de plus, labataille de Southwood-Bay, tait ajout au catalogue des batail-les ; quand il eut calcul ce que perd de temps se boucher lesyeux et les oreilles un homme qui veut rflchir mme lorsque

  • LA TULIPE NOIRE50

    ses pareils se canonnent entre eux, Cornlius dit adieu Ruyter,au Ruart de Pulten et la gloire, baisa les genoux du grandpensionnaire, quil avait en vnration profonde, et rentra dans samaison de Dordrecht, riche de son repos acquis, de ses vingt-huitans, dune sant de fer, dune vue perante, et, plus que de sesquatre cent mille florins de capital et de ses dix mille florins derevenus, de cette conviction quun homme a toujours reu du Cieltrop pour tre heureux, assez pour ne ltre pas.

    En consquence et pour se faire un bonheur sa faon, Corn-lius se mit tudier les vgtaux et les insectes, cueillit et classatoute la flore des les, piqua toute lentomologie de sa province,sur laquelle il composa un trait manuscrit avec planches dessi-nes de sa main, et enfin, ne sachant plus que faire de son tempset de son argent surtout, qui allait saugmentant dune faoneffrayante, il se mit choisir parmi toutes les folies de son payset de son poque une des plus lgantes et des plus coteuses.

    Il aima les tulipes.Ctait le temps, comme on sait, o les Flamands et les Por-

    tugais, exploitant lenvi ce genre dhorticulture, en taient arri-vs diviniser la tulipe et faire de cette fleur venue de lorientce que jamais naturaliste navait os faire de la race humaine, depeur de donner de la jalousie Dieu.

    Bientt, de Dordrecht Mons, il ne fut plus question que destulipes de mynheer van Baerle ; et ses planches, ses fosses, seschambres de schage, ses cahiers de caeux furent visits commejadis les galeries et les bibliothques dAlexandrie par lesillustres voyageurs romains.

    Van Baerle commena par dpenser son revenu de lanne tablir sa collection, puis il brcha ses florins neufs la perfec-tionner ; aussi son travail fut-il rcompens dun magnifiquersultat : il trouva cinq espces diffrentes, quil nomma laJeanne, du nom de sa mre, la Baerle, du nom de son pre, laCorneille, du nom de son parrain les autres noms nous chap-pent, mais les amateurs pourront bien certainement les retrouver

  • LAMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN 51

    dans les catalogues du temps.En 1672, au commencement de lanne, Corneille de Witt vint

    Dordrecht pour y habiter trois mois dans son ancienne maisonde famille ; car on sait que non seulement Corneille tait n Dordrecht, mais que la famille des de Witt tait originaire decette ville.

    Corneille commenait ds lors, comme disait GuillaumedOrange, jouir de la plus parfaite impopularit. Cependant,pour ses concitoyens, les bons habitants de Dordrecht, il ntaitpas encore un sclrat pendre, et ceux-ci, peu satisfaits de sonrpublicanisme un peu trop pur, mais fiers de sa valeur person-nelle, voulurent bien lui offrir le vin de la ville quand il entra.

    Aprs avoir remerci ses concitoyens, Corneille alla voir savieille maison paternelle et ordonna quelques rparations avantque madame de Witt, sa femme, vint sinstaller avec ses enfants.

    Puis le Ruart se dirigea vers la maison de son filleul, qui seulpeut-tre Dordrecht ignorait encore la prsence du Ruart danssa ville natale.

    Autant Corneille de Witt avait soulev de haines en maniantces graines malfaisantes quon appelle les passions politiques,autant van Baerle avait amass de sympathies en ngligeant com-pltement la culture de la politique, absorb quil tait dans laculture de ses tulipes.

    Aussi van Baerle tait-il chri de ses domestiques et de sesouvriers, aussi ne pouvait-il supposer quil existt au monde unhomme qui voult du mal un autre homme.

    Et cependant, disons-le la honte de lhumanit, Cornlius vanBaerle avait, sans le savoir, un ennemi bien autrement froce,bien autrement acharn, bien autrement irrconciliable, quejusque-l nen avaient compt le Ruart et son frre parmi lesorangistes les plus hostiles de cette admirable fraternit qui, sansnuage pendant la vie, venait se prolonger par le dvouement audel de la mort.

    Au moment o Cornlius commena de sadonner aux tulipes,

  • LA TULIPE NOIRE52

    il y jeta ses revenus de lanne et les florins de son pre. Il y avait Dordrecht et demeurant porte porte avec lui, un bourgeoisnomm Isaac Boxtel, qui, depuis le jour o il avait atteint lgede connaissance, suivait le mme penchant et se pmait au seulnonc du mot tulban, qui, ainsi, que lassure le floriste franais,cest--dire lhistorien le plus savant de cette fleur, est le premiermot qui, dans la langue du Chingulais, ait servi dsigner ce chefduvre de la cration quon appelle la tulipe.

    Boxtel navait pas le bonheur dtre riche comme van Bearle.Il stait donc grand-peine, force de soins et de patience, faitdans sa maison de Dordrecht un jardin commode la culture ; ilavait amnag le terrain selon les prescriptions voulues et donn ses couches prcisment autant de chaleur et de fracheur quele codex des jardiniers en autorise.

    la vingtime partie dun degr prs, Isaac savait la temp-rature de ses chssis. Il savait le poids du vent et le tamisait defaon quil laccommodait au balancement des tiges de ses fleurs.Aussi ses produits commenaient-ils plaire. Ils taient beaux,recherchs mme. Plusieurs amateurs taient venus visiter lestulipes de Boxtel. Enfin, Boxtel avait lanc dans le monde desLinn et des Tournefort une tulipe de son nom. Cette tulipe avaitfait son chemin, avait travers la France, tait entre en Espagne,avait pntr jusquen Portugal, et le roi don Alphonse VI, qui,chass de Lisbonne, stait retir dans lle de Terceire, o ilsamusait, non pas comme le grand Cond, arroser des illets,mais cultiver des tulipes, avait dit : PAS MAL en regardant lasusdite Boxtel.

    Tout coup, la suite de toutes les tudes auxquelles il staitlivr, la passion de la tulipe ayant envahi Cornlius van Baerle,celui-ci modifia sa maison de Dordrecht, qui, ainsi, que nouslavons dit, tait voisine de celle de Boxtel et fit lever dun tagecertain btiment de sa cour, lequel, en slevant, ta environ undemi-degr de chaleur et, en change, rendit un demi-degr defroid au jardin de Boxtel, sans compter quil coupa le vent et

  • LAMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN 53

    drangea tous les calculs et toute lconomie horticole de sonvoisin. Aprs tout, ce ntait rien que ce malheur aux yeux duvoisin Boxtel. Van Baerle ntait quun peintre, cest--dire uneespce de fou qui essaie de reproduire sur la toile en les dfi-gurant les merveilles de la nature. Le peintre faisant lever sonatelier dun tage pour avoir meilleur jour, ctait son droit. M.van Baerle tait peintre comme M. Boxtel tait fleuriste-tulipier ;il voulait du soleil pour ses tableaux, il en prenait un demi-degraux tulipes de monsieur Boxtel.

    La loi tait pour M. van Baerle. Bene sit.Dailleurs, Boxtel avait dcouvert que trop de soleil nuit la

    tulipe, et que cette fleur poussait mieux et plus colore avec letide soleil du matin ou du soir quavec le brlant soleil de midi.

    Il sut donc presque gr Cornlius van Baerle de lui avoir btigratis un parasoleil.

    Peut-tre ntait-ce point tout fait vrai, et ce que disait Boxtel lendroit de son voisin van Baerle ntait-il pas lexpressionentire de sa pense. Mais les grandes mes trouvent dans laphilosophie dtonnantes ressources au milieu des grandes cata-strophes.

    Mais hlas ! que devint-il, cet infortun Boxtel, quand il vit lesvitres de ltage nouvellement bti se garnir doignons, de caeux,de tulipes en pleine terre, de tulipes en pot, enfin de tout ce quiconcerne la profession dun monomane tulipier !

    Il y avait les paquets dtiquettes, il y avait les casiers, il y avaitles botes compartiments et les grillages de fer destins fermerces casiers pour y renouveler lair sans donner accs aux souris,aux charanons, aux loirs, aux mulots et aux rats, curieux ama-teurs de tulipes deux mille francs loignon.

    Boxtel fut fort bahi lorsquil vit tout ce matriel, mais il necomprenait pas encore ltendue de son malheur. On savait vanBaerle ami de tout ce qui rjouit la vue. Il tudiait fond lanature pour ses tableaux, finis comme ceux de Grard Dow, sonmatre, et de Miris, son ami. Ntait-il pas possible quayant

  • LA TULIPE NOIRE54

    peindre lintrieur dun tulipier, il et amass dans son nouvelatelier tous les accessoires de la dcoration !

    Cependant, quoique berc par cette dcevante ide, Boxtel neput rsister lardente curiosit qui le dvorait. Le soir venu, ilappliqua une chelle contre le mur mitoyen, et regardant chez levoisin Baerle, il se convainquit que la terre dun norme carrpeupl nagure de plantes diffrentes avait t remue, disposeen plates-bandes de terreau ml de boue de rivire, combinaisonessentiellement sympathique aux tulipes, le tout contrefort debordures de gazon pour empcher les boulements. En outre,soleil levant, soleil couchant, ombre mnage pour tamiser lesoleil de midi ; de leau en abondance et porte, exposition ausud-sud-ouest, enfin conditions compltes, non seulement derussite, mais de progrs. Plus de doute, van Baerle tait devenutulipier.

    Boxtel se reprsenta sur-le-champ ce savant homme aux400 000 florins de capital, aux 10 000 florins de rente, employantses ressources morales et physiques la culture des tulipes engrand. Il entrevit son succs dans un vague mais prochain avenir,et conut, par avance, une telle douleur de ce succs, que sesmains se relchant, les genoux saffaissrent ; il roula dsespren bas de son chelle.

    Ainsi, ce ntait pas pour des tulipes en peinture, mais pour destulipes relles que van Baerle lui prenait un demi-degr dechaleur. Ainsi, van Baerle allait avoir la plus admirable des expo-sitions solaires, et en outre, une vaste chambre o conserver sesoignons et ses caeux : chambre claire, are, ventile, richesseinterdite Boxtel, qui avait t forc de consacrer cet usage sachambre coucher, et qui, pour ne pas nuire par linfluence desesprits animaux ses caeux et ses tubercules, se rsignait coucher au grenier.

    Ainsi, porte porte, mur mur, Boxtel allait avoir un rival, unmule, un vainqueur peut-tre, et ce rival, au lieu dtre quelquejardinier obscur, inconnu, ctait le filleul de matre Corneille de

  • LAMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN 55

    Witt, cest--dire une clbrit !Boxtel, on le voit, avait lesprit moins bien fait que Porus, qui

    se consolait davoir t vaincu par Alexandre justement causede la clbrit de son vainqueur.

    En effet, quarriverait-il si jamais van Baerle trouvait unetulipe nouvelle et la nommait la Jean de Witt, aprs en avoirnomm une la Corneille ! Ce serait en touffer de rage.

    Ainsi, dans son envieuse prvoyance, Boxtel, prophte de mal-heur pour lui mme, devinait ce qui allait arriver.

    Aussi Boxtel, cette dcouverte faite, passa-t-il la plus excrablenuit qui se puisse imaginer.

  • VILa haine dun tulipier

    partir de ce moment, au lieu dune proccupation, Boxtel eutune crainte. Ce qui donne de la vigueur et de la noblesse auxefforts du corps et de lesprit, la culture dune ide favorite,Boxtel le perdit en ruminant tout le dommage quallait lui causerlide du voisin.

    Van Baerle, comme on peut le penser, du moment o il eutappliqu ce point la parfaite intelligence dont la nature lavaitdou, van Baerle russit lever les plus belles tulipes.

    Mieux que qui que ce soit Harlem et Leyde, villes quioffrent les meilleurs territoires et les plus sains climats, Cornliusrussit varier les couleurs, modeler les formes, multiplier lesespces.

    Il tait de cette cole ingnieuse et nave qui prit pour devise,ds le septime sicle, cet aphorisme dvelopp en 1653 par unde ses adeptes :

    Cest offenser Dieu que mpriser les fleurs.

    Prmisse dont lcole tulipire, la plus exclusive des coles, fiten 1653 le syllogisme suivant :

    Cest offenser Dieu que mpriser les fleurs.Plus la fleur est belle, plus en la mprisant on offense Dieu.La tulipe est la plus belle de toutes les fleurs.Donc qui mprise la tulipe offense dmesurment Dieu.

    Raisonnement laide duquel, on le voit, avec de la mauvaisevolont, les quatre ou cinq mille tulipiers de Hollande, de Franceet du Portugal nous ne parlons pas de ceux de Ceylan, de lIndeet de la Chine eussent mis lunivers hors la loi et dclar schis-matiques, hrtiques et dignes de mort plusieurs centaines demillions dhommes froids pour la tulipe.

  • LA HAINE DUN TULIPIER 57

    Il ne faut point douter que pour une pareille cause Boxtel, quoi-que ennemi mortel de van Baerle, net march sous le mmedrapeau que lui.

    Donc van Baerle obtint des succs nombreux et fit parler delui, si bien que Boxtel disparut tout jamais de la liste des nota-bles tulipiers de la Hollande, et que la tuliperie de Dordrecht futreprsente par Cornlius van Baerle, le modeste et inoffensifsavant.

    Ainsi du plus humble rameau la greffe fait jaillir les rejetonsles plus fiers, et lglantier aux quatre ptales incolores commen-ce la rose gigantesque et parfume. Ainsi les maisons royales ontpris parfois naissance dans la chaumire dun bcheron ou dansla cabane dun pcheur.

    Van Baerle, adonn tout entier ses travaux de semis, de plan-tation, de rcolte, van Baerle, caress par toute la tuliperie dEu-rope, ne souponna pas mme qu ses cts il y eut un malheu-reux dtrn dont il tait lusurpateur. Il continua ses exp-riences, et par consquent ses victoires, et en deux annes couvritses plates-bandes de sujets tellement merveilleux que jamaispersonne, except peut-tre Shakespeare et Rubens, navait tantcr aprs Dieu.

    Aussi fallait-il, pour prendre une ide dun damn oubli parDante, fallait-il voir Boxtel pendant ce temps. Tandis que vanBaerle sarclait, amendait, humectait ses plates-bandes, tandisquagenouill sur le talus de gazon, il analysait chaque veine dela tulipe en floraison et mditait les modifications quon y pou-vait faire, les mariages de couleurs quon y pouvait essayer,Boxtel, cach derrire un petit sycomore quil avait plant le longdu mur et dont il se faisait un ventail, suivait, lil gonfl, labouche cumante, chaque pas, chaque geste de son voisin, et,quand il croyait le voir joyeux, quand il surprenait un sourire surses lvres, un clair de bonheur dans ses yeux, alors il leurenvoyait tant de maldictions, tant de furieuses menaces quon nesaurait concevoir comment ces souffles empests denvie et de

  • LA TULIPE NOIRE58

    colre nallaient point sinfiltrant dans les tiges des fleurs yporter des principes de dcadence et des germes de mort.

    Bientt, tant le mal une fois matre dune me humaine y faitde rapides progrs, bientt Boxtel ne se contenta plus de voir vanBaerle, il voulut voir aussi ses fleurs : il tait artiste au fond, etle chef-duvre dun rival lui tenait au cur.

    Il acheta un tlescope, laide duquel, aussi bien que lepropritaire lui-mme, il put suivre chaque volution de la fleur,depuis le moment o elle pousse, la premire anne, son plebourgeon hors de terre, jusqu celui o, aprs avoir accompli sapriode de cinq annes, elle arrondit son noble et gracieuxcylindre sur lequel apparat lincertaine nuance de sa couleur etse dveloppent les ptales de la fleur, qui seulement alors rvleles trsors secrets de son calice.

    Oh ! que de fois le malheureux jaloux, perch sur son chelle,aperut-il dans les plates-bandes de van Baerle des tulipes quilaveuglaient par leur beaut, le suffoquaient par leur perfection !

    Alors, aprs la priode dadm