l'affaire est dans le sac en papier de boll

17

Upload: le-tripode

Post on 11-Mar-2016

217 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Extrait du premier roman de Boll, à paraître le 9 mai 2014, aux éditions Le Tripode. À l’occasion d’une enquête policière, des personnages improbables dévoilent les secrets de leur existence dans un monde qui, bien qu’assez bizarre, continue à tourner. La langue déborde. La logique confine à l’absurde. L’absurde devient logique.

TRANSCRIPT

BOLL

L'AFFAIRE EST DANS LE SAC EN PAPIER

avec une mise en scène typographique de Sandrine Nugue

REMERCIEMENTS DE L’AUTEUR

Tout d’abord à C.F.B. qui sait pourquoi, inutile de revenir là-dessus.Ensuite à N.K., j’imagine qu’elle devine la raison.Sans elles, L’Affaire n’aurait jamais été.

À Frédéric Martin pour sa patience.À Joanie pour son sourire.À Sandrine pour son rire.À Vénus mon chat, qui est une chatte, qui me fait du gras.

Copyright : Le Tripode, 2014.

Quand ça veut pas, ça veut pas.Emmanuel Kant

LIVRE PREMIER

1.

Le commissaire divisionnaire Charanson Eusèbe se retrouva rapi-dement sur les lieux du crime, au 79, rue des Cailloux-qui-Moussent, Paris 16e.C’était un hôtel particulier qui sentait l’abondance de biens qui ne nuit pas, les petits plats dans les grands, les dimanches en famille qui n’en finissent jamais.Et le crime.

L’heure, le jour, le mois, détails très certainement essentiels dont l’énoncé se révèle toujours fastidieux, sont sans importance pour nous.Sachez seulement qu’il y avait un petit crachin tenace.

La maison grouillait de tout ce que le quartier comptait d’uniformes plus ou moins apparentés à la préfecture de police : identité judi-ciaire, gardien de la paix, gardien de square.Ajoutons quelques représentants de la presse régionale et nationale, le lot indispensable de témoins qui n’ont rien vu, rien entendu, ainsi qu’un car de touristes yougoslaves dont je m’explique encore mal aujourd’hui la présence.Et une absence remarquée de ratons laveurs.

Les politesses d’usage bâclées auprès de ses collègues, Eusèbe Charanson exprime le désir de se rendre sur les lieux exacts du meurtre. Car c’était un crime de sang.C’est à l’étage que cela s’était passé.

Là, le médecin légiste fit part à Eusèbe Charanson de ses pre-mières conclusions.Le cadavre était mort.C’était un homme d’une soixantaine d’années, ou peut-être une femme, on attendait les résultats du labo.La mort avait été provoquée par trente-six coups de hache dans le dos. Cela excluait d’emblée la charge d’éléphants.Tous les éléphants arrêtés au titre de suspects furent relâchés dans la demi-heure.

Eusèbe Charanson hocha la tête. La mort remontait à moins d’un siècle, deux heures tout au plus.

Eusèbe Charanson dodelina du chef.Le crime avait été commis dans une pièce dont la porte était ver-rouillée de l’intérieur et qui ne possédait aucune autre ouverture vers l’extérieur : ni fenêtres, ni cheminée.

Eusèbe Charanson était dubitatif...

Eusèbe Charanson était dubitatif...

Eusèbe Charanson était dubitatif...

Eusèbe Charanson serait encore dubitatif à cette heure si un jeune inspecteur de police judiciaire n’était pas intervenu à cet instant précis du récit. Il avait découvert un indice de taille : un bouton, un bouton de gabardine (homme, taille 43), retrouvé dans la main crispée de la victime.

« Une chance inouïe », s’exclama Eusèbe Charanson. Il lui en manquait justement un, de bouton, à sa gabardine (homme, taille 43), exactement le même modèle.Un moment interdits, ses collègues réagirent très vite. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’écrire, le lire, le bouton fut recousu. La gabardine était comme neuve.

Eusèbe Charanson rota, content. Il n’avait pas totalement perdu son temps, ni volé ses émoluments. Et d’un pas léger, il rentra chez lui.

C’est sur le chemin de son petit pavillon qu’il fut fauché par un camion de livraison. Transporté d’urgence à l’hôpital Saint-Abélard, il succomba quelques heures plus tard, achevé à coups de talon aiguille par un interne ivre mort.

Comme quoi, on est peu de chose.

2.

Les funérailles furent sobres et de bon goût, la veuve éplorée sans ostentation, les collègues contrits et les discours intermi-nables.

L’enquête, quant à elle, atterrit sur le bureau réglementaire du commissaire Anatole Manjin. Anatole Manjin, l’Anatole Manjin : plus qu’un nom, une légende vivante. Ses victoires sur le crime étaient gravées dans toutes les mémoires et même au fronton de certains édifices publics. La racaille le craignait comme la presse l’adulait et ses collègues l’admiraient, tandis que le chameau, le chameau presque immo-bile au milieu des vastes étendues désertiques, le chameau, lui, blatère.

Anatole Manjin se saisit du dossier du geste las de celui qui en a vu d’autres, jeta un coup d’œil aux pièces qu’il contenait, et lâcha, désabusé :— Saperlipopette, sale affaire. Bien ma veine à quinze jours de la retraite.Il reposa le tout sur son bureau réglementaire qui en avait vu d’autres, lui aussi, bourra sa pipe, l’alluma assez négligemment.Se cala alors dans son fauteuil et patienta quinze jours.

3.

Anatole Manjin une fois à la retraite, le bureau réglementaire et le dossier de l’enquête ainsi qu’une couche de poussière de quinze jours furent attribués au bénéfice de l’âge à l’inspecteur Gaspard d’Autain.

D’Autain convoqua tous les suspects de ce qu’il faut bien main-tenant appeler l’Affaire. Demain, huit heures dans son bureau. Non, pas demain : demain, c’est férié. Ensuite, il y a un pont. Alors, un autre jour. C’est ça, un autre jour, sans attendre, alors. On a trop attendu dans cette affaire. Il faut battre le fer quand il est chaud, ne jamais mettre ses œufs dans le même sabot car tant va la cruche à l’eau qu’à la fin les souris dansent.

Il était comme ça, d’Autain, direct.

Cet autre jour, ce sera un mardi, un petit mardi de décembre assez quelconque. J’aime cette idée.Se retrouvèrent alors devant l’inspecteur d’Autain :– le majordome de la victime,– un nain,– le valet de chambre de la victime,– la cuisinière de la victime,

– la très jeune veuve de la victime,– un nain,– le neveu de la victime,– un nain,– le chauffeur de la victime,– le jardinier de la victime,– un nain.

Dès les premiers interrogatoires, il apparut qu’il n’y avait qu’un seul nain qui ne faisait que bouger tout le temps, perturbant tout le monde.Ensuite, tous avaient un alibi.

Le majordome regardait un magazine illustré au premier étage en astiquant les chaussures de la victime.Le valet de chambre, à l’entresol, regardait la radio en astiquant le chien de la victime.La cuisinière jouait « Sambre & Meuse » au cor de chasse à l’office.La très jeune veuve n’était pas encore veuve et ça lui remplissait bien sa journée.Le neveu, dans sa chambre du second, faisait des sculptures avec ses crottes de nez.Le chauffeur buvait sa semaine dans le cellier.Le jardinier suivait par correspondance des cours d’initiation à la boucherie-charcuterie dans la serre.Le nain s’agitait en tous sens. Il était payé pour cela par la vic-time.

Il est clair également pour l’inspecteur d’Autain, sur la foi des rapports de police, ainsi que pour sa boulangère, mais pour de toutes autres raisons, que tous avaient d’excellents mobiles.

Le majordome, au casier judiciaire douteux, était un soupirant éconduit de la très jeune femme de la victime, la future veuve.

Le valet de chambre, bien connu des services de police pour ses menées subversives, était le mari jaloux et brutal de la cuisi-nière, qu’il soupçonnait d’être la maîtresse de la victime.

La cuisinière, plusieurs fois internée en hôpital psychiatrique pour troubles gastriques, n’était autre que la maîtresse de la femme du défunt, ou si vous préférez de la future veuve de la victime.

La très jeune veuve, déjà impliquée dans quelques scandales retentissants où il était question de captation d’héritage et de morts suspectes, supportait de moins en moins bien ce mari vieillissant et richissime, chaque jour un peu plus vieux, chaque jour un peu moins riche.

Le neveu, arrêté plusieurs fois pour usage, détention et com-merce de stupéfiants et de crottes de nez, vivait aux crochets d’un oncle qu’il haïssait depuis que celui-ci avait reconnu avoir violenté et engrossé sa mère le jour de la communion de celle-ci – sœur devenue mère des œuvres incestueuses de son frère – et qu’en plus d’avoir fait son malheur, pour l’héritage, il pourrait toujours se gratter.

Le chauffeur n’était, lui, et quand je dis lui je devrais écrire elle, oui, elle, nul autre que la mère du neveu, la sœur de la victime à qui la famille avait arraché l’enfant de la Honte par peur du scan-dale pour le placer chez les frères maristes du Saint-Sépulcre, d’où il fut renvoyé pour odeurs d’aisselles trop fortes et recueilli par son oncle (en fait, son père, mais à l’époque il l’ignorait), qui en fit son souffre-douleur. Vous me suivez toujours ? Cette mère, affublée d’une fausse barbe, s’était fait engager comme chauffeur, gageons dans le but de préméditer quelque mauvais coup. Comme quoi, non seulement la victime n’avait pas l’esprit de famille, mais n’était pas tellement physionomiste non plus.

Pour le jardinier, de nombreux témoignages concordants le décrivirent comme membre d’une secte mystérieuse, les Fils des Soubasky solaires, dont la mission sacrée est d’exterminer les Vieillards Richissimes Récemment Mariés à de Très Jeunes Femmes aux Tendances Lesbiennes, et Ayant Eu des Rapports Incestueux avec Un ou Plusieurs Membres de Leur Famille.Coïncidence troublante.

Quant au nain, la disparition de son employeur le jetait à la rue. Autant dire que son animosité envers la victime était telle qu’il fut naturellement considéré comme le suspect numéro 1.

Sur ces entrefaites, l’inspecteur Gaspard d’Autain mourut.

Pour la description des funérailles, se reporter plus haut. L’on aura soin d’en ôter la veuve éplorée, d’Autain était célibataire. Un chien fidèle, de marque indéterminée mais efflanqué, la remplacera avantageusement.