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1 « La finance durable » Ouvrage collectif dirigé par Pascal GRANDIN (Skema - Lille 2) et Dhafer SAIDANE (Skema - Lille 3) Editions Revue Banque. Nouvelle gouvernance : vers une finance globalisée et durable L’Hyperfinance et le défi d’une Régulation globale Michel Henry Bouchet Global Finance Center Skema-Business School JEL classification: G20, G28, H1, E6 Keywords: global finance, financial institutions, supervision and regulation, financial crisis

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« La finance durable »

Ouvrage collectif dirigé par Pascal GRANDIN (Skema - Lille 2) et Dhafer SAIDANE (Skema - Lille 3) Editions Revue Banque.

Nouvelle gouvernance : vers une finance globalisée et durable

L’Hyperfinance et le défi d’une Régulation globale

Michel Henry Bouchet

Global Finance Center

Skema-Business School

JEL classification: G20, G28, H1, E6 Keywords: global finance, financial institutions, supervision and regulation, financial crisis

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L’Hyperfinance et le défi d’une Régulation globale

Michel Henry Bouchet Global Finance Center

Skema-Business School

“« Sed Quis Custodiet Ipsos Custodes» Juvénal (poète satiriste romain au premier siècle AD)

1. Le caractère récurrent des crises d’un système financier globalisé

L’histoire des phénomènes socio-économiques est cyclique, faite de crises successives qui émergent soudain, se déroulent et se dénouent pratiquement toujours selon le même modèle. C’est ce qu’ont observé des économistes tel C. Kindelberger et P. Krugman, ou un socio-anthropologue tel René Girardi. Ce dernier met en lumière le rôle-clé du mimétisme, avec celui d’un élément catalyseur qui renverse soudain le sens du mimétisme pour engendrer chaos et crise. Keynes souligne déjà entre les deux guerres que les forces sous-jacentes à l’évolution des marchés financiers sont tributaires, non seulement des mécanismes macro-économiques, mais aussi et même surtout des anticipations des agents et de leurs comportements. Keynes met en avant le rôle des « esprits animaux », et donc de la part d’irrationnel dans les prises de décision, à l’opposé de ce que prétend la théorie économique classique du comportement rationnel des agents. Hyman Minsky tout comme George Akerlof et Robert Shiller ont aussi mis en exergue les causes sous-jacentes et récurrentes des crises financières qui ont trait à la psychologie des comportements, où le rôle du mimétisme demeure fondamentalii.

Puisque derrière les transactions sur les marchés il y a « tapis » des instincts grégaires souvent irrationnels, il faut surveiller et réguler les marchés pour prévenir des comportements spéculatifs sources de volatilité déstabilisatrice, d’aléa moral et de crise. C’est aussi simple que cela. Et néanmoins, la complexité des marchés globalisés rend toute surveillance globale à la fois nécessaire et impossible. La priorité doit alors être donnée à une coordination internationale des institutions de surveillance et de régulation et à des normes le plus largement acceptées afin de minimiser l’arbitrage réglementaire et les distorsions de concurrence. La crise de 2007-2011, comme presque toutes les précédentes, trouve son origine dans la déréglementation, la désintermédiation, et la libéralisation financière excessive. Mais aujourd’hui le caractère « vif argent » des marchés financiers globalisés et leur propension à muter sont telles que le régulateur est condamné à être en retard d’une crise. Le rôle des technologies numériques permet de dématérialiser les transactions financières au point de rendre opaque l’intrication des dérivés de crédit et des opérations de titrisation. La crise financière globale a ainsi mis en lumière l’inertie des institutions de surveillance qui ne prennent la mesure de l’imminence d’une crise que lorsque la contagion des risques de liquidité se transforme en risque d’insolvabilité. Le transfert des risques de crédit sous-jacent

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allège les bilans bancaires et augmente la liquidité des instruments financiers tout en fragmentant les risques. Ce qui peut être rationnel pour une institution bancaire devient alors risque systémique pour l’ensemble de l’économie globale. De plus, le risque de faillite en chaine engendrée par l’insolvabilité d’une institution majeure « too big to fail » prend en otage les Etats en imposant des opérations de recapitalisation. Il en résulte la substitution de dettes publiques à des dettes privées.

2. La crise financière globale : une crise d’un nouveau type ?

La globalisation qui émerge depuis le début des années 80 a produit plus de crises monétaires et bancaires en 30 ans qu’au cours du siècle passé. La raison est que la globalisation fonctionne désormais comme une caisse de résonance où les déséquilibres s’amplifient et se propagent pour constituer une économie-bouilloire propice aux bulles et à la volatilité du prix des actifs qui nourrit des effets de richesse pervers. L’innovation systémique de la globalisation est la combinaison de l’intégration des marchés financiers et de la libéralisation des flux de capitaux et commerciaux. Elles ont permis l’autonomie croissante de la sphère financière par rapport à la sphère économique, et de cette dernière par rapport à la sphère politique. Cette double autonomie est au cœur de la prise de risque incontrôlée des banques, des assurances et des fonds. La rationalité de la sphère financière et de la sphère boursière s’est émancipée de celle de la production sous-jacente de biens et services. L’utilité sociale de la finance, dont l’objet premier est l’intermédiation entre épargne et investissement pour irriguer l’activité économique, s’est dégradéeiii . Le « découplage » entre la sphère socio-politique et la sphère économico-financière est illustré par la concomitance turbulente de deux systèmes, le premier toujours fondé sur le modèle de l’Etat-nation où la régulation opère par des acteurs nationaux et inter-nationaux, le second sur un modèle transnational où complexité et opacité lui confèrent un « temps d’avance » sur le régulateur qui ne peut maîtriser la prise de risque pour éviter la montée de bulles et éviter la crise systémique. Le régulateur intervient alors « ex post » pour gérer la crise et se doter de nouveaux instruments de surveillance applicables à un système financier qui a déjà muté.

La crise financière globale de 2007-2011 est ainsi cousine de celle de 1982-83 qui avait déjà mis en péril le système financier occidental à la suite d’encours de risques excessifs des banques occidentales sur la dette des pays émergents. La gestion de cette crise avait visé la réduction des ratios de dette/PIB par une combinaison de réduction du dénominateur par des allégements de dette (réduction des taux, report d’échéances, abandon de créances) et de hausse du numérateur grâce au dynamisme de la croissance par la reprise des flux de capitaux privés et publics. Entre le début des années 1980 et 2007, les crises financières étaient essentiellement en provenance des pays émergents, du fait de déséquilibres non maîtrisés de balance de paiements. Les problèmes de dette souveraine mettaient alors en péril les institutions bancaires privées qui n’avait pas évalués les risques de liquidité et d’insolvabilité. Malgré de sévères pertes en intérêt et/ou en capital, en particulier dans le cadre de l’initiative Brady, les banques commerciales ont continué à financer les pays émergents jusqu’à la fin des années 90, lorsque les flux de capitaux privés sous forme de souscriptions obligataires et d’investissement directs et de portefeuille ont pris le relais. Mais la crise financière de 2007-2011 a mis en scène un scénario opposé : la crise de dette bancaire privée a trouvé son origine

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dans les prises de risque excessives, la mauvaise gouvernance, et les carences de régulation dans le système financier le « plus développé » de l’OCDE, celui des Etats-Unis. Sa contagion a mis en péril la solvabilité de l’ensemble des membres de l’OCDE dont la hausse des ratios d’endettement/PIB se traduit par des dégradations de notation « en chaîne ». Bien que des institutions multilatérales de macro-surveillance telles que le FMI et la BRI aient émis des avertissements sur le risque de bulle hypothécaire et de surévaluation de la qualité des risques par les agences de notation, aucune banque centrale ni institution de réglementation financière ne décida d’intervention préventive.

Lors de cette crise, l’intervention des autorités monétaires par des mesures exceptionnelles d’injection de liquidité et de recapitalisation a donc substitué une crise de dette publique à une crise de dette privée. En ce sens, il s’agit d’une crise d’un nouveau type, ou d’une nouvelle génération qui n’appartient ni à une crise macroéconomique liée à un régime de change, ni le résultat d’une attaque spéculative liée au jugement porté par des spéculateurs sur la défense d’un taux de change, ni même à une crise de liquidité conduisant à la détérioration de la confiance. Cette modélisation des crises a été élaborée pour repérer des crises financières et monétaires dans des pays émergents.

La caractéristique de la crise financière globale issue des subprimes est que cette dernière a ainsi émergé aux Etats-Unis et s’est propagée dans les pays développés, alors que les pays émergents ont été relativement préservés du fait de réserves de change confortables, d’excédents de balance courante, et dont les systèmes bancaires ont résisté aux injonctions de libéralisation à outrance du FMI. Celui de la Chine et de l’Inde, par exemple, reste relativement protégé de l’intrusion d’institutions étrangères. Pour les pays émergents, la contamination s’est produite essentiellement par la chute du commerce mondial de 12% en 2008, elle-même provoquée par la récession dans les pays de l’OCDE et par la contraction brutale du crédit bancaire. La chute du crédit bancaire dès le début de 2008 apparait clairement dans le graphique ci-après :

Graphique 1. Evolution du crédit privé au secteur privé 2003-2010 (variation annuelle en %) source : IMF Financial Stability report, October 2010

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On observe sur ce graphique, à partir de la fin 2008, une chute beaucoup plus forte du crédit au secteur privé aux Etats-Unis qu’en Europe et au Royaume-Uni, du fait de l’importance de l’encours de crédit en provenance d’institutions financières non-bancaires. Pour ces dernières, l’effet de levier excessif, la mauvaise analyse du risque et la moindre régulation se sont traduits par un nombre élevé de faillites avec un impact mécanique sur la contraction abrupte des encours de crédit.

3. Les causes sous-jacentes de la crise : Tous coupables ? Un grand nombre de causes sous-jacentes de la crise financière globale ont été

examinées. La plupart des observateurs s’accordent sur la combinaison de déséquilibres dans les flux de capitaux entre pays à excédents et à déficits de balance de paiements courants, d’une politique monétaire trop laxiste des banques centrales des pays de l’OCDE, au premier chef celle de la Réserve Fédérale, et enfin d’une supervision des activités des institutions bancaires et financières insuffisamment proactiveiv. Ces causes différentes et combinées peuvent être résumées dans le graphique ci-après :

Graphique 2. Eléments structurels et conjoncturels à l’origine de la crise financière globale

Supervision bancaire

inadéquate

MACRO-ELEMENTS

Déséquilibres de balance de

paiements

Modèle de croissance

US centré sur la consommation

à crédit

ELEMENTS SOCIO-STRUCTURELS US:

Écarts croissants de revenus

Système financier

parallèle

+ Effet de levier +

Titrisation

Les causes sous-jacentes

de la crise financière globale

La thèse que nous formulons ici est que la cause profonde de la crise financière globale

a été la double émancipation du système économique par rapport au politique et du système financier par rapport à l’économique. Cette double émancipation souligne l’incohérence d’un système de régulation national dans le contexte de marchés financiers globalisés depuis la fin des années 80.

Les crises récurrentes dans les pays émergents se sont produites dans le contexte d’une libéralisation économique et financière excessive, car trop rapide par rapport au rythme de développement du cadre institutionnel et réglementaire. Les déficits de balance courante ont été concomitants avec des déficits institutionnels. On peut arguer que la crise financière globale issue des subprimes est aussi le prolongement d’une politique de libéralisation et de dérégulation propice à des prises de risque excessives, à la mauvaise gouvernance, et à la volatilité.

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Cette liste des « coupables » ne serait pas complète sans l’inclusion de trois causes complémentaires, structurelles et psychologiques : • La montée de déséquilibres macro-économiques persistants entre pays à excédent

d’épargne (Asie et Allemagne) et pays à excès de consommation (Etats-Unis et pays de l’Europe périphérique, France incluse) ne s’est pas accompagnée de politiques correctives budgétaires et monétaires. Au contraire, le recyclage des excédents de balance courante de la Chine en bons du Trésor américain a créé une offre de liquidité suffisante pour financer le double déficit américain à des taux d’intérêt très bas. L’Europe a bénéficié d’un effet similaire entre l’Allemagne d’un côté, et la France, l’Italie, l’Irlande et l’Espagne de l’autre.

• L’«écart de richesse» dans les pays développés, au premier chef aux Etats-Unis, entretenait depuis le milieu des années 80 une telle menace de déstabilisation sociale et de contraintes de consommation que seule une politique de crédit abondant et bon marché pouvait en contrecarrer les effets socio-économiques. Ce modèle économique consumériste soutenu par l’endettement des ménages, lui-même accompagnant l’écart croissant entre revenus du travail et du capital, s’est appuyé sur le rôle clé des institutions financières non-bancairse. Dans un premier temps, la consommation et l’investissement immobilier ont été financés par une politique de crédit laxiste, puis la hausse semble-t-il infinie du prix des actifs boursiers et immobiliers a entretenu la montée de l’endettement et de l’effet de levier. L’«effet richesse» dans un environnement monétaire et réglementaire permissif invitait tout un chacun, ménages américains de la middle-class compris, à profiter de la spéculation immobilière et des crédits hypothécaires.

• Enfin, les « esprits animaux », décrits par Keynes, G. Akerlof et Robert J. Shiller, et Minsky ont joué un rôle majeur dans la « fuite en avant » de la finance en roue libre. L’instinct grégaire des spéculateurs, professionnels ou amateurs, tout comme l’hypothèse d’efficience des marchés, ont contribué à entretenir une exubérance irrationnelle, propice à des comportements prédateurs, au conflit d’intérêt et à la corruption (LTCM, Enron, Parmelat, Madoff, AIG…) Ces causes profondes mettent en jeu trois types d’acteurs institutionnels, privés ou

publics : • Toute entreprise doit assurer sa pérennité en évitant tensions de liquidité ou menace

d’insolvabilité par des réserves en capital. C’est le bon sens et l’instinct de conservation. Mais le système bancaire est la seule activité où un régulateur impose un minimum de capital par rapport à l’encours des risques, et cela depuis le ratio Cook mis en place par la BRI en 1988, à la suite de faillite de la Banque Herstatt et de la crise d’endettement des pays émergents du début des années 80. La raison est que le crédit est considéré comme un bien public. Le crédit bancaire a pour objet d’irriguer le fonctionnement de l’économie dite « réelle ». Toutefois, la séquence de crises financières dans les pays développés et dans les pays émergents a cruellement mis en lumière l’insuffisance de surveillance préventive de la part des régulateurs nationaux (banques centrales) et internationaux (BRI, FMI, Forum de Stabilité Financière). Cette inertie du régulateur a donné lieu à de nombreuses propositions de renforcement de la surveillance du risque systémique et sur la création de nouvelles agences

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indépendantes du politique et des marchés pour créer une véritable Sentinelle systémiquev. Cette inertie souligne que le régulateur est toujours en retard d’une crise. Elle illustre enfin le rapport de force entre marché et régulateur et la menace implicite du premier quant aux mesures de contrôle jugées excessives du second. Cette menace de représailles par les institutions bancaires est illustrée par les prises de position de l’Institute of International Finance et résumée par Vikram Pandit, président de Citigroup: «We must rethink Basel, or growth will suffer».

• La dérégulation des institutions bancaires et financières aux Etats-Unis et, plus

largement, dans les pays de l’OCDE à la fin des années 1980 (abrogation du Glass Steagall Act de 1933 par le Congrès Républicain en 1999) s’est traduite par l’émergence d’un système financier parallèle (shadow financial system), particulièrement aux Etats-Unis. Ces « trous noirs » du système financier sont constitués de banques d’investissement et de fonds spéculatifs presque totalement déconnectés de la sphère économique dite « réelle », totalement globalisés et très peu régulés. Aux Etats-Unis, et contrairement au contrôle étroit des autorités de tutelle, les institutions financières non-bancaires ne sont pas soumises à la surveillance du FDIC.

Paradoxalement, l’émergence d’institutions financières non-bancaires de nature apatride

est étroitement liée à l’évolution de la surveillance et de la régulation financière. Le cadre réglementaire élaboré par les banques centrales depuis 1988 sous l’égide de la BRI a incité les banques à une meilleure connaissance des risques, en segmentant leurs actifs afin de pondérer leurs besoins de fonds propres selon leur niveau de risque. Mais les règles prudentielles ont aussi encouragé le « hors bilan » et la titrisation pour alléger les contraintes de fonds propres. La titrisation a entrainé une concentration des risques dans le secteur bancaire par un effet de levier excessif via l’endettement à court terme, base du gonflement des bilans et des profits. Ainsi, le cadre réglementaire de Bâle I & II a eu l’effet paradoxal de contribuer à créer ce système financier parallèle, fondé sur la dématérialisation des produits financiers, la titrisation et les dérivés de crédits, et la défiscalisation. Le graphique ci-après montre comment les créances des banques américaines entre 1980 et 2008 évoluent au même rythme que le PIB alors que les créances des institutions financières non-bancaires entament une expansion très forte à partir de 1990, totalement dé-corrélée de l’économie réelle. Ces créances détenues par des institutions de marché représentent les deux-tiers du total des créances hypothécaires du système financier américain, et témoignent de la transformation structurelle du système financier et de la prédominance de la titrisation.

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Graphique 3. Créances hypothécaires détenues par les banques américaines et par le

système financier non-bancaire 1980-2008 (en trillons de US$)vi

Les agences de notation sont le troisième pilier institutionnel à l’origine de la crise financière. Elles se caractérisent par leur positon monopoliste, par le conflit d’intérêt et par l’asymétrie d’information. Les notes attribuées par les trois principales agences Moody’s, S&Ps et Fitch aux produits structurés et aux dérivés de crédit assuraient jusqu’à la veille de la crise aux investisseurs que les produits financiers n’étaient pas plus risqués que les obligations du Trésor américain. Leurs notations surévaluaient largement la qualité du risque de transactions portant sur des titres adossés à des créances hypothécaires et des obligations structurées adossées à des emprunts. Plus de 90% des titres notés Triple A adossés à des crédits subprime émis en 2006 et 2007 ont été dégradés au niveau d’obligations « pourries » ou junk bonds. On sait que la myopie des agences les conduit à la sur-réaction qui entraîne ensuite des phénomènes de contagion. Ce fut le cas lors de la crise mexicaine de fin-1994, la crise asiatique de 1997, la crise dotcom de 2000, et la crise subprime de 2008. Pour cette dernière, le graphique ci-après illustre clairement l’absence totale d’anticipation de la montée des risques des institutions financières et bancaires jusqu’à la mi-2008 et la soudaine prise de conscience d’une crise d’ampleur inégalée donnant lieu à des dégradations tous azimuts en 2009. En 2011, plus de la moitié des institutions financières sont classées sous la notation A, et seulement 1% dispose d’un Triple A. Ce graphique met en exergue deux phénomènes au cœur de la critique des agences de notation : l’inertie des notations lors de la montée des ratios de solvabilité et la sur-réaction des dégradations lorsque les indicateurs atteignent et dépassent un seuil de ratios de dette/PIB.

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Graphique 4. Dégradation des perspectives de risque de l’agence de notation FITCH entre début 2007 et fin-2010.

Avec des notations couvrant environ 45 trillons de dollars de dette, les trois principales

agences exercent ainsi de facto un monopole de mesure centralisée du risque, et donc de «prix du risque» sur les marchés financiers. La situation monopoliste des agences s’est affirmée au milieu des années 90, chacune des trois agences « notant » aujourd’hui en moyenne 120 emprunteurs souverains.

La question du contrôle des agences de notation a été examinée par le G20 qui suggère un renforcement de la coordination internationale pour une meilleure surveillance des agences. L’Union Européenne a adopté au printemps 2009 des mesures communautaires de supervision des agences visant à améliorer qualité de l’évaluation du risque et transparence. Aucune de ces recommandations n’a été suivie d’effets et les trois agences conservent en 2011 le même caractère monopoliste et maintiennent une même opacité quant à leur gouvernance qu’à la veille de la crise.

4. Conclusion : Vers un système de régulation globale ?

La globalisation du système financier capitaliste depuis le début des années 1980 a deux conséquences : en premier lieu, toute crise financière contient désormais un potentiel de contamination globale et de risque systémique. En second lieu, toute micro-régulation des institutions financières et toute macro-surveillance du système trouvent leurs limites dans l’absence de véritable coordination inter-nationale. Le Gouverneur de la Banque de France témoignait d’un optimiste prématuré lorsqu’il affirmait fin 2009 : « Depuis l’émergence de la crise, une action coordonnée des pays industrialisés et des pays émergents a placé sous la surveillance des autorités la plupart des acteurs de premier plan de la sphère financière. Il n’y a plus de « système bancaire de l’ombre » à l’origine de la plupart des excès en matière de

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titrisationvii». De fait, le système financier est global alors que son contrôle reste fragmenté au niveau international, et ce malgré les efforts de concertation du G20, du FMI et de la BRI. Le Conseil de Stabilité Financière sous l’égide du bG20, et qui intègre une douzaine de pays émergents, ne contrôle en rien les « trous noirs de la finance » que sont les fonds d’investissement dans les centres offshore.

De plus, cette fragmentation est liée à des caractéristiques très différentes des systèmes bancaires nationaux, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, en Europe, et au Japon. Ainsi, en Europe, les ¾ du financement de l’économie « réelle » se fait par l’intermédiation du système bancaire, alors que cette part n’est que d’environ 25% aux Etats-Unis, l’essentiel du financement étant opéré par le marché. Les banques européennes mettent ainsi en avant le risque de distorsion réglementaire, les banques de l’UE ayant appliqué le cadre de Bâle I depuis 1988 et Bâle II depuis 2008, alors que les banques américaines devaient appliquer Bâle II… en 2011. Cette différence majeure a eu des implications dans les effets de levier et dans les ratios de capitalisation lors de l’irruption de la crise financière« subprime ». Les banques européennes, appliquant ainsi le ratio de Tier 1 (equity/risk weighted assets), abordaient la crise avec des actifs relativement de bonne qualité mais avec un effet de levier très élevé. Au contraire, via leurs opérations de titrisation, les bilans des banques américaines se caractérisent par un effet de levier moindre mais par des niveaux plus élevés d’actifs à risque. Enfin, comme le souligne JP Jouyet : « Entre les deux systèmes, européens et américains, les processus législatifs, les traditions juridiques, les produits financiers, les acteurs sont très différents viii ».

Ces différences expliquent les urgences asynchrones entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Pour ces derniers, la priorité du plan Obama-Dodd-Franck, renforcé par la « règle Volcker », vise à faire rentrer dans le giron des régulateurs le système financier parallèle, à encadrer la titrisation et à limiter la taille des institutions financières pour réduire le risque systémique. Ce programme ambitieux de retour de l’Etat dans le système financier est en passe d’être édulcoré par l’opposition des élus républicains qui refusent la mise sous contrôle de « Wall Street », alors même que le nombre des banques américaines en difficulté, pour la plupart de taille moyenne, reste très élevé : près de 900 institutions financières sont encore considérés comme « problématiques » par le FDIC. Les points-clés du programme américain sont les suivants :

1. Renforcement des pouvoirs de la SEC et du FED pour mieux contrôler le risque systémique des 40 plus importantes banques (actifs >$50 milliards) et ceux du FDIC (<$5 milliards) ; 2. Retour aux principes du Glass-Steagall avec stricte frontière entre banques et hedge funds ; 3. Interdiction du trading pour compte propre + contrôle strict des dérivés de crédit et CDS + limites sur la taille des bilans bancaires + limites à la titrisation ; ainsi Morgan Stanley annonça la fermeture de son groupe de proprietary trading en février 2011. 4. Création d’une nouvelle entité de contrôle couvrant banques et assurances (le Systemic risk council) ; 5. Hausse du ratio de capitalisation des holdings bancaires ;

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6. Pouvoirs étendus de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) sur les transactions sur les matières premières et sur la transparence du trading des CDS via la compensation (ICE Trust)

Dans l’Union Européenne, la priorité des autorités de régulation financière est double :

assurer une meilleure coordination au sein de la communauté européenne et renforcer la prévention du risque macro-prudentiel. Un des enjeux est de mieux appréhender le risque systémique par des critères associant la taille des institutions, leur interconnexion, et la complexité des transactions transfrontières. Les points clés du projet européen apparaissent ainsi :

1. Objectif d’une supervision macro-prudentielle intégrée avec la création du Conseil Européen du risque systémique ; 2. Création d’un Système européen des superviseurs financiers en charge de la surveillance micro-prudentielle, avec un périmètre de contrôle élargi aux banques, aux assurances et au marché financier, et doté de pouvoirs contraignants ; 3. Interdiction du speculative trading CDS hors sous-jacent (naked short selling corporate & sovereign debt); 4. Révision de la directive sur l’adéquation des fonds propres ; 5. Transparence par chambres de compensation centralisée des transactions sur dérivés (Depository Trust & Clearing Corporation) ; 6. Projet de création via la BCE d’une agence de notation et d’une agence européenne de dette, pour l’émission d’Eurobonds ; 7. Interdiction des hedge funds dotés d’actifs hors UE non soumis aux mécanismes de contrôle de l’Union.

Mais au-delà des différences structurelles et institutionnelles entre les marchés

financiers américains et européens, qui limitent la volonté et l’opérationnalité d’une véritable harmonisation réglementaire, c’est la montée en puissance des fonds souverains dans les pays émergents et celle des centres offshore qui rendent la portée très modeste de ces efforts de coordination réglementaire. Au total, selon la BRI, 13% de toutes les créances des banques internationales se trouvent enregistrées dans des centres offshore et 16% de tous leurs dépôts en 2010. Comme nous l’avons déjà noté pour l’émergence des créances non-bancaires, la montée des créances et dépôts dans les centres offshores coïncide avec les règles plus strictes de capitalisation de la fin des années 90.

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Graphique 5. Evolution des dépôts et créances bancaires dans les centres financiers off-

shore 1994-2010 (en milliards de US$)ix

Les efforts de substituer un modèle de surveillance « intégré» à un modèle « fragmenté » sont donc voués à l’échec pour des raisons qui tiennent à la fois à la structure globalisée du système financier, aux différences institutionnelles des systèmes nationaux, et à l’arbitrage réglementaire qui en résulte. La situation actuelle est sans doute la moins favorable qui soit à un contrôle des banques et des fonds, et ce pour au moins six motifs :

1. D’abord, la reprise macro-économique internationale, tirée par les pays émergents et par une consommation dopée par des taux d’intérêts très bas, laisse accroire que la crise globale a été « gérée » avec succès. Il en résulte un soulagement complaisant qui laisse entendre que l’on peut faire l’économie d’un contrôle rigoureux des banques commerciales et des fonds d’investissement. Cette reprise, très fragile, s’accompagne de tensions commerciales et monétaires, peu propices à un contrôle strict du crédit bancaire. La concertation des autorités de surveillance s’apparente de facto à un jeu de « free rider » entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni, et la zone Euro. Chacune des zones économiques a intérêt à ce que les autres encadrent plus strictement leur système financier tout en limitant les contraintes sur leur propre système.

2. Ensuite, la cartellisation des institutions financières, illustrée par le puissant rôle de lobby de l’IFI à Washingtonx, témoigne que le rapport de force n’est pas en faveur des autorités nationales de contrôle. Les banques font d’un assouplissement des projets de réglementation une condition au soutien de la reprise économique par le crédit.

3. De plus, toute tentative de concertation réglementaire entre systèmes financiers nationaux se heurte aux limites de l’harmonisation fiscale au sein de l’Europe, et a fortiori, au niveau international (il en va ainsi des projets de taxe sur les bilans pour fonds de soutien au secteur financier en proportion des bilans bancaires).

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De même, les divergences de normes comptables, en particulier celles d’IASB en Europe et de FASB aux Etats-Unis, conduisent à des distorsions de concurrence inter-bancaires.

4. Les projets de renforcer la gouvernance des institutions financières et d’améliorer la transparence en matière de bonus et de rémunération n’ont produit aucun effet concret des deux côtés de l’Atlantique, et pas plus au Japon, et ce en dépit des déclarations des responsables politiques et des recommandations des différents rapports, tels celui de Camdessus et de Larosière.

5. L’opacité des méthodes d’évaluation des risques et de notation des agences ne s’est pas réduite. Ces agences, pas plus que les banques centrales et les organismes de supervision, ne disposent de signaux d’alerte fiables pour repérer et prévenir la montée des risques de concentration des créances ou de tensions sur la liquidité inter-bancaire.

6. Enfin, les revenus des banques sont de plus en plus indépendants du financement de l’économie réelle, et en majeure partie issus d’activités d’investissement, de trading et de conseil, sous forme de marges et de commissions. Leur recapitalisation par des fonds publics et la réduction des coûts d’exploitation ont amélioré solvabilité et rentabilité. Ce renforcement les rend aujourd’hui plus autonomes.

Au total les tentatives de régulation globale de l’Hyperfinance sont vouées à l’échec. Une meilleure coordination inter-nationale améliorera sans doute la cohérence des pratiques réglementaires, mais sans véritablement encadrer les mécanismes de crédit et de prise de risque, ni imposer la gouvernance et la transparence nécessaires. Seul un « second tour » de la crise financière globale, via une rechute macroéconomique ou plus probablement une crise de la dette souveraine déclenchée par une dégradation des pays considérés jusque-là « intouchables », pourrait conduire à une mise sous tutelle des établissements de crédit en échange d’un soutien financier public. Un tel contrôle serait alors possible via une prise de participation capitalistique et non via des prêts publics comme ce fut le cas dans la majorité des pays industrialisés. Cette tutelle transitoire devrait être mise à profit pour réformer en profondeur la gouvernance financière et redonner aux banques leur rôle de soutien de l’économie réelle, de l’emploi et de l’innovation technologique. L’Europe y gagnerait la mise en place d’une coordination financière au service d’une politique industrielle régionale.

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i Voir par exemple Girard, René. Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978), La Violence et le Sacré, et Le Bouc Emissaire (Grasset, 1982). ii Akerlof G. A., et Shiller R. J. Les Esprits animaux. Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie. Pearson, Paris.2009 iii Voir: Bouchet, M.H. "Economie de la Connaissance et Hyperfinance : De la globalisation des crises à la régulation globale ? » in Le Management dans l’Economie de la Connaissance, sous la direction de DiBiaggio L, et Meschi, PX, Pearson, Paris 2010. iv Ouarda Merrouche, Erlend Nier, “What Caused the Global Financial Crisis?—Evidence on the Drivers of Financial Imbalances 1999–2007”, IMF Working Paper, WP10, Monetary and Capital Markets Department, Washington, D.C. December 2010. vLevine, Ross, « The governance of financial regulation: reform lessons from the recent crisis”, BIS Working Paper, n°329, November 2010. vi Adrian, T., et Shin, Hyun Song, “Le système bancaire parallèle: implications pour la régulation financière”, Revue de la stabilité financière, septembre 2009, page 3. vii Noyer, Christian, Banque de France, Documents et Débats, Janvier 2010, n°3. page.123. Discours du 4 Septembre 2009. viii Jouyet, JP. La Régulation financière fait son grand retour, Interview, Le Figaro, 21 novembre 2010. ix BRI/BIS, International Banking Statistics x L’Institut pour la Finance Internationale représente les intérêts de l’industrie bancaire et financière globale, et intègre plus de 400 institutions de 70 pays.