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Conceptos y fenómenos fundamentales de nuestro tiempo UNIVERSIDAD NACIONAL AUTÓNOMA DE MÉXICO INSTITUTO DE INVTIGACION SOCIAL L’IMPERIALISME, PASSE ET PRESENT LA CONSTRUCTION DE L’ALTERNATIVE SOCIALISTE SAMIR AMIN Octubre 2004

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Conceptos

y fenómenos

fundamentales

de nuestro

tiempo

UNIVERSIDAD NACIONAL AUTÓNOMA DE MÉXICO INSTITUTO DE INVESTIGACIONES SOCIALES

L’IMPERIALISME, PASSE ET PRESENT

LA CONSTRUCTION DE L’ALTERNATIVE SOCIALISTE

SAMIR AMIN

Octubre 2004

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L’IMPERIALISME, PASSE ET PRESENT LA CONSTRUCTION DE L’ALTERNATIVE SOCIALISTE

Por Samir Amin

OBSERVATIONS LIMINAIRES

Proposer une vision d’ensemble du système mondial implique d’évidence une sélection sévère parmi

les multiples angles d’attaque possibles des analyses et, entre autre, de mettre en avant les relations de

domination/subordination, de concurrence et de complémentarité entre les différents Etats et régions

dont est composé ce système global. L’exercice est donc toujours dangereux et fait courir le risque de

négliger l’importance des dynamiques internes propres à chacune de ces composantes nationales et

régionales.

Beaucoup des vastes panoramas dressés entre autre par « l’économie politique internationale » (un

courant de pensée et d’analyses qui ne s’est cristallisé que relativement récemment) ont ce défaut qui,

en dépit de la valeur et de l’importance incontestables des conclusions proposées, en réduit cependant

la portée. Je ne doute pas que les auteurs des meilleures de ces tableaux de l’histoire sont tout à fait

conscients de l’importance des dynamiques internes propres aux sociétés concernées sans toujours

négliger leur articulation aux dynamiques globales. Je suis davantage critique du paradigme sur lequel

ces études se fondent : celui de considérer les Etats comme constituant une catégorie en soi,

indépendamment du contenu spécifique qui définit l’Etat aux stades successifs de l’histoire universelle.

Partant, ces études traitent avec la même méthode les rapports entre Etats tribaux, Etats dynastiques et

Etats du capitalisme, c'est-à-dire fondamentalement comme des adversaires au sein du système des

Etats, et rien que cela.

Le paradigme de « l’économie monde » (Wallerstein, Arrighi, Frank et moi-même) fait courir le

même risque: celui de transformer les déterminations globales dominantes, s’imposant aux dynamiques

internes nationales et régionales, en « lois de l’histoire », négligeant par là même les renversements de

parcours possibles produits par les transformations internes (pour le meilleur, renouvellant les capacités

autonomes d’agir d’une société ou pour le pire en la plongeant dans la régression).

L’option qui est la mienne est de restituer à l’articulation dynamique globale/dynamiques locales

(elles mêmes spécifiques pour chaque grande étape de l’histoire) toute la centralité qui, à mon humble

avis, caractérise l’histoire de l’humanité, la rend « imprévisible » dans le moyen et long termes sinon

dans l’immédiat, ou tout au moins affecte les « prévisions » de coefficients de probabilité plutôt faibles

que forts, me conduisant à conclure qu’il n’y a pas de « lois de l’histoire » antérieures à l’histoire elle-

même. « Tout » n’est certainement pas possible, mais « beaucoup » l’est, comme au demeurant Marx

nous le rappelle en affirmant que ce sont les hommes qui font leur histoire, bien qu’ils la fassent dans

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des conditions qui s’imposent à eux. J’ai moi-même défini la modernité par la cristallisation de cette

conscience nouvelle qui se substitue aux aliénations antérieures (« Dieu fait l’histoire ») ou à celle par

la suite propre à l’idéologie dominante du capitalisme (« l’économie fait l’histoire »). Je précise

néanmoins que les pages qui suivent placent l’accent sur les dynamiques globales, en se contentant de

rappeler ce qu’elles supposent aux plans locaux, lesquels ne sont pas exclusivement contraints de s’y

« ajuster », mais peuvent tout aussi bien et inversement contraindre le global à « s’ajuster » aux

exigences de transformations imposées par la dynamique du local. Je crois devoir le rappeler ici au

lecteur, parce que l’analyse proposée n’est pas centrée sur celle des dynamiques internes mais y fait

seulement allusion. Dans le texte qui suit le lecteur verra que j’ai donné une importance décisive à ces

dynamiques internes pour deux des centres majeurs du système moderne (l’Europe et la Chine) :

l’avenir du système global dépendra largement des changements internes possibles et propres à ces

deux régions qui pourraient amorcer une évolution au-delà « de l’impérialisme ».

Cette option est nécessairement celle de ceux qui se proposent non seulement de tenter de mieux

connaître la réalité, mais encore d’agir pour la transformer. L’action, pour être efficace, doit pouvoir

devenir celle des « masses en mouvement » et celles-ci se cristallisent en forces historiques d’abord aux

plans définis par la structure des sociétés composantes de la société mondiale. Ces structures sont celles

de modes de production définis, des structurations de classes qui en découlent, des cristallisations

idéologiques et politiques par lesquelles ces réalités simultanément conflictuelles et complémentaires

s’expriment. Les conflits internes – sociaux et politiques – déterminent les politiques (économiques et

autres) qui s’imposent aux Etats. Par là même ils pèsent lourd sur les options concernant les stratégies

que les Etats déploient dans les champs de la réalité mondialisée.

L’Etat est et demeurera encore fort longtemps l’acteur principal qui occupe le devant de la scène,

surplombe les réalités nationales (les conflits et les « équilibres » - solides ou fragiles – qui en

découlent), et apparaît dans le système mondial comme l’agent actif de son façonnement par

excellence. De ce fait beaucoup des analyses proposées concernant le système mondial traitent en fait

les Etats comme des unités homogènes et stables, ce qu’ils ne sont pas.

La préoccupation de s’inscrire dans l’action politique transformatrice – qui est la mienne – implique

qu’on donne toute leur importance aux transformations internes possibles et souhaitables à l’intérieur

de ces Etats. Cette préoccupation fait courir également un autre risque, celui de négliger (ou de sous

estimer) la puissance à travers laquelle le cadre global impose des limites aux transformations internes

souhaitées. Les forces politiques majeures autres que celles qui ont opté pour la « gestion du système

tel qu’il est » - qu’elles soient dites « réformistes » ou « révolutionnaires », « socialistes »,

« communistes », « ou nationalistes » - au bon ou au mauvais sens des termes – sont forcément

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fondées sur d’abord l’action au sein des Etats et définissent ensuite leurs options « extérieures » en

fonction des exigences de la progression de leur projet local. De ce fait ces forces sont fortement

tentées de « simplifier » leurs analyses du système monde et de formuler leurs expressions idéologiques

dans des termes qui sous-estiment la puissance des dynamiques globales. Beaucoup des partis

communistes (à travers lesquels se sont exprimés les « marxismes historiques »), mais tout autant des

partis socialistes et de ceux issus des mouvements de libération nationale ont essuyé des échecs graves

du fait de cette sous estimation. Au plan de la réflexion théorique, le paradigme de « l’économie

monde » est venu précisément pour corriger la fixation abusive sur les dynamiques locales et mettre en

avant les logiques globales qui les encadrent et en fixent les limites.

Le désarroi qui caractérise notre moment alimente et s’alimente d’une invitation à l’inaction. La

rhétorique dite « post moderniste » mérite son nom : elle abandonne ce qu’elle considère comme

l’illusion de la modernité (les êtres humains font leur histoire). Résultat de facto (même s’il n’est pas

voulu par tous les « post modernistes ») : renouveau des aliénations nauséabondes et réactionnaires

(prétendues religieuses ou ethniques) ! L’inaction se déguise parfois en proposition « d’action » au

niveau mondial, substitué aux niveaux nationaux, déclarés impuissants du fait prétendu que les Etats

auraient évacué la scène. Erreur fatale : le « libéralisme » lui-même – qui le prétend – est le produit de

politiques d’Etat. L’Etat est aujourd’hui l’agent d’exécution nécessaire au service exclusif des

segments dominants du capital (précisément ceux qui sont le plus fortement « mondialisés »), comme il

a été (et peut redevenir à nouveau) celui d’autres coalitions de forces sociales (tel est le sens de la

démocratie). L’action proposée au « niveau mondial » se résume alors à une collection de « petites

actions » au ras du sol – d’ajustement et de réparation de quelques dégâts – promues par une

constellation « d’ONG » qui se prétendent constituer la « société civile ». Jamais plus de « politique »

(toujours rejetée avec horreur), donc entre autre recul du potentiel de démocratisation (renforcé à son

tour par les nouvelles aliénations). Plus de « luttes de classes » (« ringardes » évidemment). On devrait

pourtant se souvenir que toute cette rhétorique a été inventée aux Etats-Unis (on doit savoir que les

« think tanks » inspirés par la CIA en ont été les initiateurs), précisément comme substitut à la

démocratie, réduite alors à la mascarade dite électorale et pluripartiste. Drapé dans cette idéologie de la

passivité Negri proclame avec une arrogance extrême que « l’Empire » est le « manifeste de l’alter

mondialisme ». Ce n’est en réalité que le manifeste de la droite intelligente qui s’emploie à coopter

« l’alter mondialisme » pour en annihiler le potentiel transformateur de la réalité.

Le titre choisi pour les pages qui suivent (l’impérialisme –passé et présent) fait directement

référence à la thèse centrale qui est la mienne, à savoir que l’expansion globale du capitalisme a été

impérialiste à toutes les étapes de son histoire et le demeure pour tout l’avenir visible (tant que le

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système demeurera pour l’essentiel fondé sur la logique du capitalisme). C’est un point de vue qui est

rarement celui des analystes du système global (de la « mondialisation »). C’est entre autre la raison

pour laquelle les transformations du système sont généralement lues comme la résultante exclusive des

rapports entre dominants (les « grandes puissances »), ce qui conforte le préjugé occidentalo-centrique.

Par là même la réflexion exclut de son champ d’observation la plus grande majorité des peuples de la

planète (70 à 80 %) et s’interdit de ce fait de proposer quoi que ce soit qui puisse réellement « changer

le monde » (le vrai, dans sa totalité).

L’interaction dynamique interne (d’ajustement ou de confrontation)/dynamique globale (du

capitalisme impérialiste) a produit ce que j’appelle des cultures politiques différenciées. Elle a produit

entre autre les cultures politiques de la soumission aux exigences du capitalisme (le libéralisme

étatsunien en est la meilleure expression) et celles de la remise en question des rapports sociaux

fondamentaux propres au capitalisme, produites par les trois grandes révolutions des temps modernes

(la française, la russe et la chinoise). La construction d’une « alternative » au système du monde actuel

doit partir de la relecture – critique et autocritique – de ce que les forces politiques qui se sont

revendiquées de ces révolutions (et les marxismes historiques en font partie) en ont déduit en matière

de stratégies d’action. Elle implique la cristallisation d’une nouvelle culture politique de gauche à la

hauteur du défi.

Le sous titre de l’étude (la construction de l’alternative socialiste) aborde précisément quelques

unes des questions majeures relatives à l’élaboration de cette nouvelle culture socialiste.

A. L’ IMPERIALISME, STADE PERMANENT DU CAPITALISME MONDIALISE

REELLEMENT EXISTANT

La confusion entretenue dans le discours dominant entre le concept « d'économie de marché » et celui

de capitalisme est à la source d'un affaiblissement dangereux de la critique adressée aux politiques

mises en œuvre. Le « marché », qui fait référence par nature à la concurrence, n'est pas le

« capitalisme », dont le contenu est précisément défini par les limites à la concurrence que le monopole

de la propriété privée y compris oligopolistique (de certains, à l'exclusion des autres donc) implique. Le

"marché" et le capitalisme constituent deux concepts distincts. Le capitalisme réellement existant est le

contraire même de ce qu'est le marché imaginaire.

Par ailleurs, le capitalisme envisagé abstraitement comme mode de production, est fondé sur un

marché intégré dans ses trois dimensions (marché des produits du travail social, marché des capitaux,

marché du travail). Mais le capitalisme considéré comme système mondial réellement existant est

fondé sur l'expansion mondiale du marché dans ses deux premières dimensions seulement, la

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constitution d'un véritable marché mondial du travail étant exclue par la persistance des frontières

politiques d'Etat, en dépit de la mondialisation économique, toujours tronquée de ce fait. Pour cette

raison le capitalisme réellement existant est nécessairement polarisant à l'échelle mondiale et le

développement inégal qu'il fonde devient la contradiction grandissante la plus violente qui ne peut être

surmontée dans le cadre de la logique du capitalisme.

Les « centres » sont le produit de l'histoire. Celle-ci a permis, en certaines régions du système

capitaliste la constitution d’une hégémonie bourgeoise nationale et d’un Etat qu’on qualifiera

également de capitaliste national. Bourgeoisie et Etat bourgeois sont ici inséparable ; et seul l'idéologie

« libérale » peut, contre toute réalité, parlé d'une économie capitaliste en faisant abstraction de l'Etat.

L'Etat bourgeois est national lorsqu'il maîtrise le procès de l'accumulation, dans les limites de

contraintes extérieures, certes, mais lorsque ces contraintes sont fortement relativisées par sa propre

capacité à réagir à leur action, voire, à participer à leur façonnement.

Quant aux « périphéries », elles sont définies simplement négativement : ce sont les régions qui,

dans le système capitaliste mondial, ne se sont pas érigées en centres. Ce sont donc les pays et régions

qui ne maîtrisent pas localement le procès de l'accumulation, lequel est, dès lors, façonné

principalement par les contraintes extérieures. Les périphéries ne sont pas, de ce fait, « stagnantes »,

bien que leur développement ne soit pas similaire à celui qui caractérise les centres aux étapes

successives de l'expansion globale du capitalisme. La bourgeoisie et le capital local ne sont pas

nécessairement absents de la scène sociale et politique locale, et les périphéries ne sont pas synonymes

de « sociétés précapitalistes ». Mais l'existence formelle de l'Etat n'est pas synonyme d'Etat capitaliste

national, même si la bourgeoisie locale contrôle largement cet appareil, pour autant qu'elle ne maîtrise

pas le procès d'accumulation.

L'impérialisme n'est donc pas un stade - fut-il suprême - du capitalisme. Il est, dès l'origine,

immanent à son expansion. La conquête impérialiste de la planète par les Européens et leurs enfants

nord américains s'est déployée en deux temps et en amorce peut être un troisième.

Le premier moment de ce déploiement dévastateur de l'impérialisme s'est organisé autour de la

conquête des Amériques, dans le cadre du système mercantiliste de l'Europe atlantique de l'époque. Les

dévastations de ce premier chapitre de l'expansion capitaliste mondiale (génocide des Indiens, traite

négrière) ont produit - avec retard - les forces de libération qui en ont remis en question les logiques qui

les commandaient. La première révolution du continent a été à la fin du XVIIIe siècle celle des esclaves

de Saint Domingue (Haïti aujourd'hui), suivie plus un siècle plus tard par la révolution mexicaine des

années 1910 de ce siècle, et cinquante après par celle de Cuba. Et si je ne signale ici ni la fameuse

« révolution américaine », ni celle des colonies espagnoles qui l'a rapidement suivi, c'est parce qu'il ne

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s'agissait ici que d'un transfert du pouvoir de décision des métropoles aux colons pour faire la même

chose, poursuivre le même projet avec encore plus de brutalité - sans avoir à en partager les profits

avec les « mères patries » d'origine.

Le second moment de la dévastation impérialiste s'est construit sur la base de la révolution

industrielle et s'est manifesté par la soumission coloniale de l'Asie et de l'Afrique. « Ouvrir les

marchés », s'emparer des ressources naturelles du globe, en constituaient les motivations réelles,

comme chacun le sait aujourd'hui. L'agression impérialiste a produit à nouveau les forces qui en ont

combattu le projet : les révolutions socialistes (de la Russie, de la Chine, pas par hasard toujours situées

dans les périphéries victimes de l'expansion impérialiste et polarisante du capitalisme réellement

existant) et les révolutions de libération nationale. Leur victoire a imposé un demi siècle de répit -

l'après deuxième guerre mondiale - qui a pu nourrir l'illusion qu'enfin le capitalisme - contraint de s'y

ajuster - parvenait à se civiliser.

Nous sommes aujourd'hui confronté à l'amorce du déploiement d'une troisième vague de

dévastation du monde par l'expansion impérialiste, encouragée par l'effondrement du système

soviétique et des régimes du nationalisme populiste du tiers monde. Les objectifs du capital dominant

sont toujours les mêmes - le contrôle de l'expansion des marchés, le pillage des ressources naturelles de

la planète, la surexploitation des réserves de main d'œuvre de la périphérie - bien qu'ils opèrent dans

des conditions nouvelles et par certains aspects fort différentes de celles qui caractérisaient la phase

précédente de l'impérialisme.

Le legs du XXe siècle : le Sud face à la nouvelle mondialisation

1. Pendant la « période de Bandung » (1955-1975) les Etats du tiers monde avaient mis en œuvre des

politiques de développement à vocation autocentrée (réelle ou potentielle), à l'échelle nationale presque

exclusivement, précisément en vue de réduire la polarisation mondiale (de « rattraper »). Le résultat du

succès inégal de ces politiques a été de produire un tiers monde contemporain fortement différencié.

En tout état de cause, même là où les progrès de l'industrialisation ont été les plus marqués, les

périphéries contiennent toujours de gigantesques "réserves", entendant par là que des proportions

variables mais toujours très importantes de leur force de travail sont employées (quand elles le sont)

dans des activités à faible productivité. La raison en est que les politiques de modernisation - c'est à

dire les tentatives de « rattrapage » - imposent des choix technologiques eux mêmes modernes (pour

être efficaces, voire compétitifs), lesquels sont extrêmement coûteux en termes d'utilisation des

ressources rares (capitaux et main d'œuvre qualifiée). Cette distorsion systématique est encore aggravée

chaque fois que la modernisation en question est assortie d'une inégalité grandissante dans la répartition

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du revenu. Dans ces conditions le contraste entre les centres et les périphéries demeure violent. Dans

les premiers cette réserve passive, qui existe, demeure minoritaire (variable selon les moments

conjoncturels, mais sans doute presque toujours inférieure à 20 %) ; dans les seconds elle est toujours

majoritaire.

2. Dans l'hypothèse où les tendances dominantes en cours demeurent la force active principale

commandant l'évolution du système à la fois dans son ensemble et dans ses différentes parties

composantes, comment pourrait alors évoluer les rapports entre ce que je définirai comme l'armée

active du travail (l'ensemble des travailleurs engagés dans des activités compétitives sur le marché

mondial, au moins potentiellement) et la réserve passive (les autres, c'est à dire non seulement les

marginalisés et les chômeurs mais également ceux employés dans des activités à faible productivité,

condamnés à la paupérisation) ?

(i) Dans les centres il sera probablement impossible de reconstituer durablement une armée de

réserve importante et de recentrer les activités sur celles reliées aux cinq monopoles (définis plus loin).

Le système politique de la triade ne le permet guère. D'une manière ou d'une autre des explosions

violentes feront alors bifurquer le mouvement hors des sentiers tracés par l'option néo-libérale (de ce

fait non tenable), soit à gauche dans la direction de nouveaux compromis sociaux progressistes, soit à

droite dans celle de national populisme fascisants.

(ii) Dans les périphéries, même les plus dynamiques, il sera impossible que l'expansion des activités

productives modernisées puisse absorber les gigantesques réserves logées dans les activités à faible

productivité, pour les raisons invoquées plus haut. Les périphéries dynamiques resteront donc des

périphéries, c'est à dire des sociétés traversées par toutes les contradictions majeures produites par la

juxtaposition d'enclaves modernisées (fussent-elles importantes) entourées d'un océan peu modernisé,

ces contradictions favorisant leur maintien en position subalterne, soumise aux cinq monopoles des

centres. La thèse (entre autres développée par les révolutionnaires chinois) que seul le socialisme peut

répondre aux problèmes de ces sociétés reste vraie, si l'on entend par socialisme non une formule

achevée et prétendue définitive, mais un mouvement articulant la solidarité de tous, mis en œuvre par

des stratégies populaires assurant le transfert graduel et organisé de l'océan des réserves vers les

enclaves modernes par des moyens civilisés ; cela exige la déconnexion, c'est à dire la soumission des

rapports extérieurs à la logique de cette étape nationale et populaire de la longue transition.

J'ajoute que la notion de « compétitivité » est galvaudée dans le discours dominant qui la traite

comme un concept micro-économique (c'est la vision, myope, du chef d'entreprise), alors que ce sont

les systèmes productifs (historiquement nationaux) dont l'efficacité d'ensemble donne aux entreprises

qui les constituent la capacité compétitive dont il est question.

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A partir des observations et réflexions proposées ici, on voit que le monde, au delà de la triade

centrale, est constitué de trois strates de périphéries.

* Première strate : les pays ex socialistes, la Chine, la Corée, Taiwan, l'Inde, le Brésil, le Mexique

qui sont parvenus à construire des systèmes productifs nationaux (donc potentiellement « compétitifs »

sinon réellement).

* Deuxième strate : les pays entrés dans l'industrialisation mais non parvenus à créer des systèmes

productifs nationaux : pays arabes, Afrique du Sud, Iran, Turquie, pays d'Amérique latine. Il y a là

parfois des établissements industriels « compétitifs » (notamment par leur main d'œuvre à bon marché),

mais pas de systèmes compétitifs.

* Troisième strate : les pays non entrés dans la révolution industrielle (en gros les ACP). Ils ne sont

éventuellement « compétitifs » que dans les domaines commandés par des avantages naturels : mines,

pétrole, produits agricoles tropicaux.

Dans tous les pays des deux premières strates, les réserves « passives » n'ont pu être absorbées et

varient de 40 % (Russie) à 70 % (Inde, Chine). En Afrique, quart mondialisée, cette proportion est

évidemment proche ou supérieure à 90 %. Parler, dans ces conditions, d'un objectif stratégique de

"compétitivité" c'est se gargariser de mots qui ne veulent rien dire.

Les nouveaux monopoles des centres

La position d’un pays dans la pyramide mondiale est définie par le niveau de la compétitivité de ses

productions sur le marché mondial. Je prétends que la « compétitivité » en question est le produit

complexe d’un ensemble de conditions opérant dans le champ d’ensemble de la réalité – économique,

politique et sociale –. Dans ce cadre les rapports asymétriques centres/périphéries construits par le

déploiement de l’impérialisme sont fondés sur les « monopoles » dont les centres sont les bénéficiaires.

Ceux-ci sont particuliers et propres à chacune des phases successives de la mondialisation du

capitalisme impérialiste.

Durant le siècle et demi qui s’étend de la révolution industrielle (débuts du XIXe siècle) au terme

du cycle qui suit la seconde guerre mondiale (vers 1970-1980) ce monopole était celui de l’industrie.

Le contraste centres/périphéries était alors pratiquement synonyme de contraste pays industrialisés/pays

non industrialisés. Une forme particulière de la loi de la valeur mondialisée (que je distingue de la loi

de la valeur « en général ») définie par ce contraste gouvernait alors la reproduction du système dans

son ensemble.

On comprend que, dans ces conditions, les mouvements de libération nationale des périphéries se

soient proposés – dans le but de « rattraper » - l’objectif de l’industrialisation de leurs pays. Parvenant à

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l’imposant par leur victoire et contraignant l’impérialisme à s’y ajuster, la page de l’ancienne forme de

l’impérialisme était tournée.

Cela ne signifiait nullement que les périphéries étaient effectivement engagées dans un processus de

« rattrapage » comme l’idéologie du développement le proclamait. Car les centres se reconstituaient par

la mise en place de « nouveaux monopoles » face à l’industrialisation des périphéries.

Dans ce combat inégal, les centres mettent en œuvre ce que j’appelle leurs « cinq monopoles »

articulant l’efficacité de leurs actions. Ces cinq nouveaux monopoles interpellent donc la théorie

sociale dans sa totalité, et sont, à mon avis :

(i) Les monopoles dont bénéficient les centres contemporains dans le domaine de la technologie ;

des monopoles qui exigent des dépenses gigantesques, que seul l’Etat – le grand et riche Etat – peut

envisager de soutenir. Sans ce soutien – que le discours libéral passe toujours sous silence – et

singulièrement le soutien aux dépenses militaires, la plupart de ces monopoles ne pourraient être

maintenus.

(ii) Les monopoles opérant dans le domaine du contrôle des flux financiers d’envergure mondiale.

La libéralisation de l’implantation des institutions financières majeures opérant sur le marché financier

mondial a donné à ces monopoles une efficacité sans précédant. Il n’y a pas encore longtemps la

majeure fraction de l’épargne dans une nation ne pouvait circuler que dans l’espace – généralement

national – commandé par ses institutions financières. Aujourd’hui il n’en est plus de même : cette

épargne est centralisée par l’intervention d’institutions financières dont le champ d’opération est

désormais le monde entier. Elles constituent le capital financier, le segment le plus mondialisé du

capital. Il reste que ce privilège est assis sur une logique politique qui fait accepter la mondialisation

financière. Cette logique pourrait être remise en cause par une simple décision politique de

déconnexion, fut-elle limitée au domaine des transferts financiers. Par ailleurs les mouvements libres

du capital financier mondialisé opèrent dans des cadres définis par un système monétaire mondial

fondé sur le dogme de la libre appréciation de la valeur des devises par le marché (conformément à une

théorie selon laquelle la monnaie serait une marchandise comme les autres) et sur la référence au

dollar comme monnaie universelle de facto. La première de ces conditions est sans fondement

scientifique et la seconde ne fonctionne que faute d’alternative. Une monnaie nationale ne peut remplir

les fonctions d’une monnaie internationale d’une manière satisfaisante que si les conditions de la

compétitivité internationale produisent un excédent structurel d’exportation du pays dont la devise

remplit cette fonction, assurant le financement par ce pays de l’ajustement structurel des autres. C’était

le cas au XIXe siècle de la Grande Bretagne. Ce n’est pas le cas des Etats Unis aujourd’hui qui, au

contraire, financent leur déficit par leurs emprunts qu’ils imposent aux autres. Ce n’est pas non plus le

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cas des concurrents des Etats Unis, les excédents du Japon et de l’Europe étant sans commune mesure

avec les besoins financiers que l’ajustement structurel des autres exige. Dans ces conditions la

mondialisation financière, loin de s’imposer « naturellement » est au contraire d’une fragilité extrême.

A court terme elle n’engendre qu’une instabilité permanente et non pas la stabilité nécessaire pour que

les processus d’ajustement puissent opérer efficacement.

(iii) Les monopoles opérant dans l’accès aux ressources naturelles de la planète. Les dangers que

l’exploitation insensée de ces ressources font désormais courir à la planète, et que le capitalisme – qui

est fondé sur une rationalité sociale à court terme sans plus – ne peut surmonter, renforcent la portée du

monopole des pays déjà développés, qui s’emploient à simplement éviter que leur gaspillage ne

s’étende aux autres.

(iv) Les monopoles opérant dans les champs de la communication et des médias qui non seulement

uniformisent par le bas la culture mondiale qu’ils véhiculent, mais encore ouvrent des moyens

nouveaux à la manipulation politique. L’expansion du marché des médias modernes est déjà l’une des

composantes majeures de l’érosion du concept et de la pratique de la démocratie en Occident même.

(v) Enfin les monopoles opérant dans le domaine des armements de destruction massive. Limité par

la bipolarité de l’après guerre, ce monopole est à nouveau l’arme absolue dont la diplomatie américaine

se réserve seule l’usage, comme en 1945. Si la « prolifération » comporte des dangers évidents de

dérapage, à défaut d’un contrôle mondial démocratique d’un désarmement vraiment global il n’y a pas

d’autre moyen par lequel ce monopole inacceptable peut être combattu.

Pris ensemble ces cinq monopoles définissent le cadre dans lequel la loi de la valeur mondialisée

s’exprime. Loin d’être l’expression d’une rationalité économique « pure », qu’on pourrait détacher de

son cadre social et politique, la loi de la valeur est l’expression condensée de l’ensemble de ces

conditionnements. Je soutiens ici que ces conditionnements annulent la portée de l’industrialisation des

périphéries, dévaluent le travail productif incorporé dans ses productions tandis qu’elles surévaluent la

prétendue valeur ajoutée attachée aux activités par lesquelles opèrent les monopoles nouveaux au

bénéfice des centres. Ils produisent donc une nouvelle hiérarchie dans la répartition du revenu à

l’échelle mondiale, plus inégale que jamais, subalternisent les industries de la périphéries et les

réduisent au statut d’activités de sous traitance. La polarisation trouve ici son fondement nouveau

appelé à commander ses formes d’avenir.

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B. LA GEOPOLITIQUE DE L'IMPERIALISME CONTEMPORAI N

1. Du conflit permanent des impérialismes à l’impérialisme collectif

Dans son déploiement mondialisé l’impérialisme s’était toujours conjugué au pluriel, depuis ses

origines (le XVIe siècle) jusqu’en 1945. Le conflit des impérialismes, permanent et souvent violent, a

occupé de ce fait une place aussi décisive dans la transformation du monde que la lutte de classes à

travers laquelle s’expriment les contradictions fondamentales du capitalisme. Au demeurant luttes

sociales et conflits des impérialismes s’articulent étroitement et c’est cette articulation qui commande

le parcours du capitalisme réellement existant. Je signale également que l’analyse que j’ai proposée à

cet égard se sépare largement de celle de la « succession des hégémonies ».

La seconde guerre mondiale s’est soldée par une transformation majeure concernant les formes de

l’impérialisme : la substitution d’un impérialisme collectif associant l’ensemble des centres du système

mondial capitaliste (pour simplifier la « triade » : les Etats Unis et leur province extérieure canadienne,

l’Europe occidentale et centrale, le Japon) à la multiplicité des impérialismes en conflit permanent.

Cette forme nouvelle de l’expansion impérialiste est passée par différentes phases de son

développement, mais elle est bien toujours présente. Le rôle hégémonique éventuel des Etats Unis, dont

il faudra alors préciser les bases comme les formes de son articulation au nouvel impérialisme collectif,

doit être situé dans cette perspective.

Les Etats Unis ont tiré un bénéfice gigantesque de la seconde guerre mondiale, qui avait ruiné ses

principaux combattants – l’Europe, l’Union soviétique, la Chine et le Japon. Ils étaient donc en position

d’exercer leur hégémonie économique : ils concentraient plus de la moitié de la production industrielle

du monde d’alors et avaient l’exclusivité des technologies nouvelles qui allaient façonner le

développement de la seconde moitié du siècle. De surcroît ils avaient l’exclusivité de l’arme nucléaire –

la nouvelle arme « absolue ». C’est pourquoi je situe la coupure qui annonce l’après guerre non à Yalta

comme on le dit le plus souvent (à Yalta les Etats Unis n’avaient pas encore l’arme) mais à Postdam

(quelques jours avant le bombardement de Hiroshima et de Nagasaki). A Postdam le ton américain a

changé : la décision d’engager ce qui allait devenir la « guerre froide « était prise par eux.

Ce double avantage absolu a été néanmoins érodé dans un temps relativement bref (deux

décennies), par le double rattrapage, économique pour l’Europe capitaliste et le Japon, militaire pour

l’Union soviétique. On se souviendra que ce recul relatif de la puissance des Etats Unis a alimenté à

l’époque une floraison de discours sur « le déclin américain », et même la montée des hégémonismes

alternatifs à venir (l’Europe, le Japon, plus tard la Chine…).

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La formation d’un impérialisme collectif constitue-t-elle une transformation qualitative

« définitive » (non conjoncturelle) ? Implique-t-elle forcément un « leadership » des Etats Unis d’une

manière ou l’autre ?

2. Le projet de la classe dirigeante des Etats Unis : étendre la doctrine Monroe à toute la Planète

Ce projet, que je qualifierai sans grande hésitation de démesuré, démentiel même, et de criminel par ce

qu’il implique, n’est pas né dans la tête du Président Bush junior, pour être mis en œuvre par une junte

d’extrême droite parvenue au pouvoir par une sorte de coup d’Etat, à la suite d’élections douteuses.

Il est le projet que la classe dirigeante des Etats Unis nourrit depuis 1945 et dont elle ne s’est jamais

départie, même si, d’évidence, sa mise en œuvre est passée par des hauts et des bas, a connu quelques

vicissitudes et a été ici et là mise en échec, et n’a pu être poursuivie avec la cohérence et la violence

que celle-ci implique que dans certains moments conjoncturels comme le nôtre, suite à l’effondrement

de l’Union soviétique.

Il n'est pas difficile de connaître les objectifs et les moyens du projet des Etats Unis. Ils sont l'objet

d'un grand étalage dont la vertu principale est la franchise, quand bien même la légitimation des

objectifs serait-elle toujours noyée dans un discours moralisateur propre à la tradition américaine. La

stratégie globale américaine vise cinq objectifs : (i) neutraliser et asservir les autres partenaires de la

triade (l'Europe et le Japon) et minimiser la capacité de ces Etats d'agir à l'extérieur du giron américain

; (ii) établir le contrôle militaire de l'OTAN et « latino-américaniser » les anciens morceaux du monde

soviétique ; (iii) contrôler sans partage le Moyen Orient et ses ressources pétrolières : (iv) démanteler la

Chine, s'assurer la subordination des autres grands Etats (Inde, Brésil) et empêcher la constitution de

blocs régionaux qui pourraient négocier les termes de la globalisation ; (v) marginaliser les régions du

Sud qui ne représentent pas d'intérêt stratégique.

Le projet a toujours donné un rôle décisif à sa dimension militaire. Il a été conçu après Potsdam

comme je l’ai rappelé, fondé sur le monopole nucléaire. Très rapidement les Etats Unis ont mis en

place une stratégie militaire globale, partagé la Planète en régions et affecté la responsabilité du

contrôle de chacune d’elles à un « US Military Command ». Je renvoie à ce que j’ai écrit sur ce sujet

avant même l’effondrement de l’URSS, et sur la position prioritaire occupée par le Moyen Orient dans

cette vision stratégique globale. L’objectif n’était pas seulement « d’encercler l’URSS » (et la Chine),

mais tout également de disposer des moyens faisant de Washington le maître en dernier ressort de

toutes les régions de la planète. Autrement dit d’étendre à toute la Planète la doctrine Monroe, qui

effectivement donne aux Etats Unis le « droit » exclusif de gérer l’ensemble du Nouveau Monde

conformément à ce qu’ils définissent comme leurs « intérêts nationaux ».

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L’instrument privilégié de l'offensive hégémoniste est donc militaire. Cette hégémonie, qui

garantirait à son tour celle de la triade sur le système mondial, exigerait donc que leurs alliés acceptent

de naviguer dans le sillage américain, comme la Grande Bretagne, et le Japon en reconnaissent la

nécessité sans états d’âme, pas même « culturels ». Mais du coup les discours dont les politiciens

européens abreuvent leurs auditoires – concernant la puissance économique de l’Europe – perdent toute

portée réelle. En se situant exclusivement sur le terrain des disputes mercantiles, sans projet propre,

l’Europe est battue d’avance. On le sait bien à Washington.

Le projet implique que la « souveraineté des intérêts nationaux des Etats Unis » soit placé au

dessus de tous les autres principes encadrant les comportements politiques considérés comme des

moyens « légitimes » ; il développe une méfiance systématique à l’égard de tout droit supranational.

La classe dirigeante des Etats Unis proclame sans retenue aucune qu’elle ne « tolèrera » pas la

reconstitution d’une puissance économique et militaire quelconque capable de mettre en question son

monopole de domination de la Planète, et s’est donnée, à cette fin, le droit de conduire des « guerres

préventives ». Trois adversaires potentiels principaux sont visés ici.

En premier lieu la Russie, dont le démembrement, après celui de l’URSS, constitue désormais un

objectif stratégique majeur des Etats Unis. La classe dirigeante russe ne paraissait pas l’avoir compris,

jusqu’ici. Elle semblait convaincue qu’après avoir « perdu la guerre », elle pourrait « gagner la paix »,

comme cela l’a été pour l’Allemagne et le Japon. Elle oubliait que Washington avait besoin du

redressement de ses deux adversaires de la seconde guerre mondiale, précisément pour faire face au

défi soviétique. La conjoncture nouvelle est différente, les Etats Unis n’ayant plus de concurrent

sérieux. Leur option est alors de détruire définitivement et complètement l’adversaire russe défait.

Poutine l’a-t-il compris et amorce-t-il une sortie de la Russie de ses illusions ?

En second lieu la Chine, dont la masse et le succès économique inquiètent les Etats Unis dont

l’objectif stratégique reste ici également le démembrement de ce grand pays.

L’Europe vient en troisième position dans cette vision globale des nouveaux maîtres du monde.

Mais ici l’establishment nord américain ne paraît pas inquiet, tout au moins jusqu’à ce jour.

L’atlantisme inconditionnel des uns (la Grande Bretagne, mais aussi les nouveaux pouvoirs serviles de

l’Est), les « sables mouvants du projet européen » (point sur lequel je reviendrai), les intérêts

convergents du capital dominant de l’impérialisme collectif de la triade, contribuent à l’effacement du

projet européen, maintenu dans son statut de « volet européen du projet des Etats Unis ». La diplomatie

de Washington était parvenue à maintenir l’Allemagne dans son sillage la réunification et la conquête

de l’Europe de l’Est ont même semblé renforcer cette alliance : l’Allemagne serait encouragée à

reprendre sa tradition de « poussée vers l’Est » (le rôle joué par Berlin dans le démembrement de la

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Yougoslavie par la reconnaissance hâtive de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en a été

une expression et, pour le reste, invité à naviguer dans le sillage de Washington. Renversement de la

vapeur en cours ? La classe politique allemande paraît hésitante et peut être divisée quant à ses choix de

stratégie. L’alternative à l’alignement atlantiste – qui semble avoir le vent en poupe – appelle, en

contrepoint, un renforcement d’un axe Paris-Berlin-Moscou qui deviendrait alors le pilier le plus solide

d’un système européen indépendant de Washington.

3. La gestion économique et politique du nouveau système impérialiste et du leadership des Etats

Unis

Les instruments de cette gestion ont été mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale et

progressivement aménagés pour répondre aux exigences du déploiement impérialiste et renforcés par

de nouvelles créations.

Les principaux de ces instruments sont, pour ce qui concerne le volet de la gestion économique du

système, l’OMC, la Banque mondiale et le FMI et, pour ce qui concerne son volet politique et militaire

l’OTAN et le G7/G8.

L'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a été conçue très exactement pour renforcer les

« avantages comparatifs » du capital transnational et leur donner une légitimité. Les « droits de

propriété industrielle et intellectuelle » ont été formulés de manière à pérenniser les monopoles des

transnationales, garantir leurs superprofits et créer des obstacles supplémentaires à toute tentative

d'industrialisation autonome des périphéries. De la même manière le projet de l'OMC de « libéraliser »

l'agriculture réduit à néant les politiques de sécurité alimentaire des pays du Sud et condamne à la

misère des centaines de millions de leurs paysans. La logique qui commande ces options est celle de la

surprotection systématique des monopoles du Nord. Telles est la réalité. Le discours par contre, centré

sur les « avantages » du commerce libre et de l'accès au marché, n'est donc que discours de propagande

au sens vulgaire du terme, c'est à dire mensonge. On retrouve cette même logique dans le projet de

l'OMC de faire avancer une « loi internationale des affaires » (international business law) et de lui

donner la prééminence sur toutes les autres dimensions de la loi, nationale et internationale. Le projet

scandaleux de l'AMI (Accord Multilatéral pour les Investissements), concocté en secret par l'OCDE,

participe de cette logique.

La fonction des autres institutions internationales est simplement de conforter les stratégies définies

par le G7. Tel est le cas de la Banque Mondiale, pompeusement qualifiée de « think tank » chargé de

formuler les stratégies de développement, en fait guère plus qu'une sorte de Ministère de la Propagande

du G7 responsable de la rédaction des discours tandis que les décisions économiques importantes sont

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prises dans le cadre de l'OMC et que la direction politique et militaire des affaires est confiée à

l'OTAN. Le Fonds Monétaire - FMI - est plus important, quoique moins qu'on ne le prétende souvent.

Le système des changes flexibles ayant été adopté comme règle générale, et la gestion des relations

entre les devises majeures (le dollar, l'euro-mark, le yen) échappant au FMI, cette institution n'est guère

qu'une sorte d'Autorité Monétaire Coloniale, dont la gestion est assurée par l'impérialisme collectif de

la Triade.

L’ensemble de ces institutions – et singulièrement le G7 et l’OTAN - sont appelés à être substitués

à l’ONU pour constituer les instruments majeurs du nouvel « ordre » mondial, celui de l’apartheid à

l’échelle mondiale. Dans cette perspective l’ONU et les institutions qui constituent sa « famille »

doivent être domestiquées, marginalisées, voire démantelées.

4. Impérialisme collectif de la triade et hégémonisme des Etats Unis : leur articulation et leurs

contradictions

Le monde d’aujourd’hui est militairement unipolaire. Simultanément des fractures semblent se dessiner

entre les Etats Unis et certains des pays européens pour ce qui concerne la gestion politique d’un

système mondialisé désormais aligné dans son ensemble sur les principes du libéralisme, en principe

tout au moins. Ces fractures sont-elles seulement conjoncturelles et de portée limitée, ou annoncent-

elles des changements durables ? Il faudra donc analyser dans toute leur complexité à la fois les

logiques qui commandent le déploiement de la phase nouvelle de l’impérialisme collectif (les rapports

Nord-Sud dans le langage courant) et les objectifs propres du projet des Etats Unis. Dans cet esprit

j’aborderai succinctement et successivement cinq séries de questions.

• Concernant la nature des évolutions qui ont pu conduire à la constitution du nouvel impérialisme

collectif

Je suggère ici que la formation du nouvel impérialisme collectif trouve son origine dans la

transformation des conditions de la concurrence. Il y a encore quelques décennies les grandes firmes

livraient leurs batailles concurrentielles pour l’essentiel sur les marchés nationaux, qu’il s’agisse de

celui de Etats Unis (le plus grand marché national au monde) ou même sur ceux des Etats européens

(en dépit de leur taille modeste, ce qui les désavantageait par rapport aux Etats Unis). Les vainqueurs

des « matchs » nationaux pouvaient se produire en bonne position sur le marché mondial. Aujourd’hui,

la taille du marché nécessaire pour l’emporter au premier cycle de matchs approche des 500-600

millions de « consommateurs potentiels ». La bataille doit donc être livrée d’emblée sur le marché

mondial et gagnée sur ce terrain. Et ce sont ceux qui l’emportent sur ce marché qui s’imposent alors et

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de surcroît sur leurs terrains nationaux respectifs. La mondialisation approfondie devient le cadre

premier de l’activité des grandes firmes. Autrement dit dans le couple national/mondial les termes de la

causalité sont inversés : autrefois la puissance nationale commandait la présence mondiale, aujourd’hui

c’est l’inverse. De ce fait les firmes transnationales, quelle que soit leur nationalité, ont des intérêts

communs dans la gestion du marché mondial. Ces intérêts se superposent aux conflits permanents et

mercantiles qui définissent toutes les formes de la concurrence propres au capitalisme, quelles qu’elles

soient.

La solidarité des segments dominants du capital transnationalisé de tous les partenaires de la triade

est réelle, et s’exprime par leur ralliement au néo-libéralisme globalisé. Les Etats Unis sont vus dans

cette perspective comme les défenseurs (militaires si nécessaire) de ces « intérêts communs ». Il reste

que Washington n’entend pas « partager équitablement » les profits de son leadership. Les Etats Unis

s’emploient au contraire à vassaliser leurs alliés, et dans cet esprit ne sont prêts à consentir à leurs alliés

subalternes de la triade que des concessions mineures. Ce conflit d’intérêts du capital dominant est-il

appelé à s’accuser au point d’entraîner une rupture dans l’alliance atlantique ? Pas impossible, mais peu

probable.

• Concernant la place des Etats Unis dans l’économie mondiale

L’opinion courante, est que la puissance militaire des Etats Unis ne constituerait que le sommet de

l’iceberg, prolongeant une supériorité de ce pays dans tous les domaines, notamment économiques,

voire politiques et culturels. La soumission à l’hégémonisme auquel il prétend serait donc de ce fait

incontournable.

Je prétends, en contrepoint que, dans le système de l’impérialisme collectif les Etats Unis ne

disposent pas d’avantages économiques décisifs, le système productif des Etats Unis est loin d’être « le

plus efficient du monde ». Au contraire presque aucun de ses segments ne serait certain de l’emporter

sur ses concurrents sur un marché véritablement ouvert comme l’imaginent les économistes libéraux.

En témoigne le déficit commercial des Etats Unis qui s’aggrave d’année en année, passé de100

milliards de dollars en 1989 à 500 en 2002. De surcroît ce déficit concerne pratiquement tous les

segments du système productif. La concurrence entre Ariane et les fusées de la Nasa, Airbus et Boeing

témoigne de la vulnérabilité de l’avantage américain. Face à l’Europe et au Japon pour les productions

de haute technologie, à la Chine, à la Corée et aux autres pays industrialisés d’Asie et d’Amérique

latine pour les produits manufacturés banals, à l’Europe et au cône sud d’Amérique latine pour

l’agriculture, les Etats Unis ne l’emporteraient probablement pas sans le recours à des moyens « extra

économiques » qui violent les principes du libéralisme imposés aux concurrents !

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En fait les Etats Unis ne bénéficient d’avantages comparatifs établis que dans le secteur des

armements, précisément parce que celui-ci échappe largement aux règles du marché et bénéficie du

soutien de l’Etat. Sans doute cet avantage entraîne-t-il quelques retombées pour le civil (Internet en

constitue l’exemple le plus connu), mais il est également à l’origine de distorsions sérieuses qui

constituent des handicaps pour beaucoup de secteurs productifs.

L’économie nord américaine vit en parasite au détriment de ses partenaires dans le système

mondial. Le monde produit, les Etats Unis (dont l’épargne nationale est pratiquement nulle)

consomment. « L’avantage » des Etats Unis est celui d’un prédateur dont le déficit est couvert par

l’apport des autres, consenti ou forcé. Les moyens mis en œuvre par Washington pour compenser ses

déficiences sont de nature diverses : violations unilatérales répétées des principes du libéralisme,

exportations d’armements, recherche de sur-rentes pétrolières (qui supposent la mise en coupe réglée

des producteurs, l'un des motifs réels des guerres d’Asie centrale et d’Irak). Il reste que l’essentiel du

déficit américain est couvert par les apports en capitaux en provenance de l’Europe et du Japon, du Sud

(pays pétroliers riches et classes compradore de tous les pays du tiers monde, plus pauvres inclus),

auquel on ajoutera la ponction exercée au titre du service de la dette imposée à la presque totalité des

pays de la périphérie du système mondial.

La croissance des années Clinton, vantée comme étant le produit du « libéralisme » auquel l’Europe

aurait malheureusement trop résisté, est en fait largement factice et en tout cas non généralisable,

puisqu’elle repose sur des transferts de capitaux qui impliquent la stagnation des partenaires. Pour tous

les segments du système productif réel, la croissance des Etats Unis n’a pas été meilleure que celle de

l’Europe. Le « miracle américain » s’est exclusivement alimenté de la croissance des dépenses

produites par l’aggravation des inégalités sociales (services financiers et personnels : légions d’avocats

et de polices privées etc.). En ce sens le libéralisme de Clinton a bel et bien préparé les conditions qui

ont permis l’essor réactionnaire et la victoire ultérieure de Bush fils.

Les causes qui sont à l’origine de l’affaiblissement du système productif des Etats Unis sont

complexes. Elles ne sont certainement pas conjoncturelles, pouvant de ce fait être corrigées par

exemple par l’adoption d’un taux de change correct, ou par la construction de rapports

salaires/productivités plus favorables. Elles sont structurelles. La médiocrité des systèmes de

l’enseignement général et de la formation, et le préjugé tenace favorisant systématiquement le « privé »

au détriment du service public, comptent parmi les raisons majeures de la crise profonde que traverse la

société des Etats Unis.

On devrait s’étonner donc que les Européens, loin de tirer les conclusions que le constat des

insuffisances de l’économie des Etats Unis impose, s’activent au contraire à les imiter. Là également le

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virus libéral n’explique pas tout, même s’il remplit quelques fonctions utiles pour le système, en

paralysant la gauche. La privatisation à outrance, le démantèlement des services publics ne pourront

que réduire les avantages comparatifs dont bénéficie encore la « vieille Europe » (comme la qualifie

Bush). Mais quels que soient les dommages qu’elles occasionneront à long terme, ces mesures offrent

au capital dominant, qui vit dans le court terme, l’occasion de profits supplémentaires.

• Concernant les objectifs propres du projet des Etats Unis

La stratégie hégémoniste des Etats Unis se situe dans le cadre du nouvel impérialisme collectif.

L’objectif de cette stratégie est tout simplement d’établir le contrôle militaire des Etats-Unis sur la

planète entière. Ce contrôle est le moyen par lequel Washington pourrait garantir son accès privilégié à

toutes les ressources naturelles du globe, contraignant ainsi ses alliés subalternisés, la Russie, la Chine

et le tiers monde dans son ensemble à se soumettre à des statuts de vassaux.

Les « économistes (conventionnels) » ne disposent pas de l’outillage analytique que leur permettrait

de saisir la logique de ces objectifs. Ne les entend-on pas répéter ad nauseam que dans « la nouvelle

économie » les matières premières que fournit le tiers monde sont appelées à perdre leur importance et

que de ce fait celui-ci est de plus en plus marginal dans le système mondial. En contrepoint à ce

discours naïf et creux (le Mein Kampf de la nouvelle administration de Washington - The Programme

for a New American Century - avoue que les Etats Unis se sont donnés le droit de s’emparer de toutes

les ressources naturelles de la Planète pour satisfaire en priorité les exigences de leur consommation.

La course aux matières premières (le pétrole en premier lieu, mais tout autant d’autres ressources –

l’eau notamment) a déjà repris toute sa virulence. D'autant que ces ressources risquent d'être raréfiées

non seulement par le cancer exponentiel du gaspillage de la consommation occidentale, mais aussi par

le développement de la nouvelle industrialisation des périphéries.

Par ailleurs un nombre respectable de pays du Sud sont appelés à devenir des producteurs

industriels de plus en plus importants tant pour leurs marchés internes que sur le marché mondial.

Importateurs de technologies, de capitaux, mais aussi concurrents à l'exportation, ils sont appelés à

peser dans les équilibres économiques mondiaux d'un poids grandissant. Et il ne s'agit pas seulement de

quelques pays de l'Asie de l'Est (comme la Corée), mais de l'immense Chine et, demain, de l'Inde et des

grands pays d'Amérique latine. Or, loin d'être un facteur de stabilisation, l'accélération de l'expansion

capitaliste dans le Sud ne peut être qu'à l'origine de conflits violents, internes et internationaux. Car

cette expansion ne peut absorber, dans les conditions de la périphérie, l'énorme réserve de force de

travail qui s'y trouve concentrée. De ce fait les périphéries du système demeurent la «zone des tempêtes

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». Les centres du système capitalistes ont donc besoin d'exercer leur domination sur les périphéries, de

soumettre leurs peuples à la discipline impitoyable que la satisfaction de ses priorités exige.

Dans cette perspective l'establishment américain a parfaitement compris que, dans la poursuite de

son hégémonisme, il disposait de trois avantages décisifs sur ses concurrents européen et japonais: le

contrôle des ressources naturelles du globe, le monopole militaire, le poids de la « culture anglo

saxonne » par laquelle s'exprime préférentiellement la domination idéologique du capitalisme. La mise

en oeuvre systématique de ces trois avantages éclaire beaucoup d'aspects de la politique des Etats Unis,

notamment les efforts systématiques que Washington poursuit pour le contrôle militaire du Moyen

Orient pétrolier,sa stratégie offensive à l’ égard de la Corée - mettant à profit la « crise financière » de

ce pays - et à l'égard de la Chine, son jeu subtil visant à perpétuer les divisions en Europe - en

mobilisant à cette fin son allié inconditionnel britannique - et à empêcher un rapprochement sérieux

entre l'Union Européenne et la Russie. Au plan du contrôle global des ressources de la planète les Etats

Unis disposent d'un avantage décisif sur l'Europe et le Japon. Non seulement parce que les Etats Unis

sont la seule puissance militaire mondiale, et donc qu'aucune intervention forte dans le tiers monde ne

peut être conduite sans eux. Mais encore parce que l'Europe (ex URSS exclue) et le Japon sont, eux,

démunis des ressources essentielles à la suivie de leur économie. Par exemple leur dépendance dans le

domaine énergétique, notamment leur dépendance pétrolière à l'égard du Golfe, est et restera longtemps

considérable, même si elle devait décroître en termes relatifs. En s'emparant - militairement - du

contrôle de cette région par la guerre d’Irak les Etats Unis ont démontré qu'ils étaient parfaitement

conscients de l'utilité de ce moyen de pression dont ils disposent à l'égard de leurs alliés concurrents.

Naguère le pouvoir soviétique avait également compris cette vulnérabilité de l'Europe et du Japon et

certaines interventions soviétiques dans le tiers monde avaient eu pour objet de le leur rappeler, de

manière à les amener à négocier sur d'autres terrains. Evidemment les déficiences de l'Europe et du

Japon pourraient être compensées dans l'hypothèse d'un rapprochement sérieux Europe Russie (« la

maison commune» de Gorbatchev) C'est la raison même pour laquelle le danger de cette construction

de l'Eurasie est vécu par Washington comme un cauchemar.

Le contrôle militaire de la planète constitue le moyen d’imposer en dernier ressort un « tribut »

ponctionné par la violence politique, se substituant au « flux spontané » des capitaux qui compensent le

déficit américain, source majeure de la vulnérabilité grandissante de l’hégémonie des Etats-Unis.

L’objectif de cette stratégie n’est ni de « garantir pour tous l’ouverture égale des marchés », (ce

discours de propagande est confié aux thuriféraires du néo-libéralisme) ni évidemment de faire régner

partout la démocratie !

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• Concernant les conflits qui opposent, dans ce cadre, les Etats Unis et leurs partenaires de la Triade

Si les partenaires de la Triade partagent des intérêts communs que la gestion mondiale de

l’impérialisme collectif implique dans leurs relations avec le Sud, ils n’en sont pas moins dans un

rapport de conflit potentiel sérieux.

La super puissance américaine vit au jour le jour grâce au flux des capitaux qui alimente le

parasitisme de son économie et de sa société. La vulnérabilité des Etats Unis constitue, de ce fait, une

menace sérieuse pour le projet de Washington.

L’Europe en particulier, mais le reste du monde en général, devront choisir entre l’un ou l’autre des

deux options stratégiques suivantes : placer le « surplus » de leurs capitaux (« d’épargne ») dont ils

disposent pour financer le déficit des Etats Unis (de la consommation, des investissements et des

dépenses militaires) ; ou conserver et investir chez eux ce surplus.

Les économistes conventionnels ignorent le problème, ayant fait l’hypothèse (qui n’est qu’un non

sens) que la « mondialisation » ayant supprimé les Nations, les grandeurs économiques (épargne et

investissement) ne peuvent plus être gérées « aux niveaux nationaux ». Il s’agit là d’un raisonnement

tautologique qui implique dans ses prémisses mêmes les conclusions auxquelles on souhaite parvenir :

justifier et accepter le financement du déficit des Etats Unis par les autres puisque, au niveau mondial,

on retrouve bien l’égalité épargne-investissement !

Pourquoi donc une telle ineptie est-elle acceptée ? Sans doute les équipes « d’économistes-savants »

qui encerclent les classes politiques européennes (et autres, russes et chinoises) de droite comme de la

gauche électorale sont-elles elles mêmes victimes de leur aliénation économiciste, de ce que j’appelle

le « virus libéral ». Au delà, à travers cette option s’exprime en fait le jugement politique du grand

capital transnationalisé qui considère que les avantages procurés par la gestion du système mondialisé

par les Etats Unis pour le compte de l’impérialisme collectif l’emportent sur ses inconvénients : le

tribut qu’il faut payer à Washington pour en assurer la permanence. Car il s’agit bien là d’un tribut et

non d’un « placement » de bonne rentabilité garantie. Il y a des pays qualifiés de « pays pauvres

endettés » qui sont toujours contraints d’assurer le service de leur dette quelqu’en soit le prix. Mais il y

a aussi un « pays puissant endetté» qui dispose des moyens qui lui permettront de dévaloriser sa dette

s’il le juge nécessaire.

L’autre option consisterait donc pour l’Europe (et le reste du monde) à mettre un terme à la

transfusion en faveur des Etats Unis. Le surplus pourrait alors être utilisé sur place (en Europe) et

relancer l’économie. Car la transfusion exige la soumission des Européens à des politiques

« déflationnistes » (terme impropre du langage de l’économie conventionnelle) – je dirai

« stagnationnistes » - de manière à dégager un surplus d’épargne exportable. Elle fait dépendre une

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reprise en Europe – toujours médiocre - de celle – soutenue artificiellement – des Etats Unis. En sens

inverse la mobilisation de ce surplus pour des emplois locaux en Europe permettrait de relancer

simultanément la consommation (par la reconstruction de la dimension sociale de la gestion

économique dévastée par le virus libéral), l’investissement – et particulier dans les technologies

nouvelles (et financer leurs recherches), voire la dépense militaire (mettant un terme aux « avantages »

des Etats Unis dans ce domaine). L’option en faveur de cette réponse au défi implique un rééquilibrage

des rapports sociaux en faveur des classes travailleuses. Conflits des Nations et luttes sociales

s’articulent de cette manière. En d’autres termes le contraste Etats Unis/Europe n’oppose pas

fondamentalement les intérêts des segments dominants du capital des différents partenaires.

L’option néo-libérale de l’Europe, renforcée par la gestion de sa monnaie commune (l’Euro)

prétendue « apolitique », constitue un handicap majeur pour toute stratégie qui viserait à faire sortir le

continent de la stagnation. Cette gestion monétaire absurde convient parfaitement à Washington, dont

la monnaie (le dollar) est gérée d’une toute autre manière (qui n’a rien à voir avec les dogmes néo-

libéraux !), parfaitement politique ! Joint au contrôle éventuel exclusif de Washington sur les

ressources pétrolières du globe, cette gestion garantit que ce que j’appelle l’étalon dollar/pétrole (oil

dollar standard) demeure le seul instrument monétaire international en dernière instance, reléguant

l’Euro au statut de monnaie régionale subalterne.

Le conflit politique qui pourrait opposer l’Europe (ou tout au moins certains des pays importants du

continent) aux Etats-Unis ne résulte pas de divergences fondamentales à travers lesquelles

s’exprimerait le conflit d’intérêts capitalistes dominants. Je le situe ailleurs dans le conflit de ce qu’on

peut appeler les « intérêts nationaux » et dans l’héritage de cultures politiques profondément

différentes, sur lesquelles je me suis exprimé ailleurs.

• Concernant les questions de théorie que les réflexions précédentes suggèrent

La complicité-concurrence entre les partenaires de l’impérialisme collectif pour le contrôle du Sud – le

pillage de ses ressources naturelles et la soumission de ses peuples – peut être analysée à partir d’angles

de visions différentes. Je ferai, à cet égard, trois observations qui me paraissent majeures.

Première observation : le système mondial contemporain, celui que je qualifie d’impérialiste

collectif, n’est pas « moins » impérialiste que les précédents. Il n’est pas un « Empire » de nature « post

capitaliste ». J’ai proposé ailleurs une critique des formulations idéologiques de « déguisement » qui

alimentent le discours dominant de « l’air du temps ».

Il s’agit en particulier des thèses dites « post modernistes » qui ne proposent rien de moins que de

renoncer à agir pour transformer le monde, et invitent à se contenter de s’ajuster au jour le jour aux

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transformations du capitalisme et à leurs exigences. Hardt et Negri ont repris cette thèse du libéralisme

américain de toujours, dans l’espoir – naïf dans la meilleure des hypothèses – que le monde pourrait se

transformer par lui-même pour le meilleur.

Seconde observation : j’ai proposé une lecture de l’histoire du capitalisme, mondialisé dès l’origine,

axée sur la distinction entre les différentes phases de l’impérialisme (des rapports centres/périphéries).

Il existe bien entendu d’autres lectures de cette même histoire, notamment celle qui s’articule autour de

la « succession des hégémonies ».J’ai quelques réserves à l’égard de cette dernière lecture.

D’abord et pour l’essentiel parce qu’elle est « occidentalo-centrique » dans ce sens qu’elle

considère que les transformations qui opèrent au cœur du système, dans ses centres, commandent d’une

manière décisive – et presqu’exclusive – l’évolution globale du système. Je crois que les réactions des

peuples des périphéries au déploiement impérialiste ne doivent pas être sous estimées. Car elles ont

provoqué ne serait-ce que l’indépendance des Amériques, les grandes révolutions faites au nom du

socialisme (Russie, Chine), la reconquête de l’indépendance par les pays asiatiques et africains, et je ne

crois pas qu’on puisse rendre compte de l’histoire du capitalisme mondial sans tenir compte des

« ajustements » que ces transformations ont imposé au capitalisme central lui même.

Ensuite parce que l’histoire de l’impérialisme me paraît davantage avoir été faite à travers le conflit

des impérialismes que par le type « d’ordre » que des hégémonies successives auraient imposé. Les

périodes « d’hégémonie » apparente ont toujours été fort brèves et l’hégémonie en question très

relative.

Troisième observation : mondialisation n’est pas synonyme « d’unification » du système

économique par « l’ouverture dérégulée des marchés ». Cette dernière – dans ses formes historiques

successives (« la liberté du commerce » hier, la « liberté d’entreprise » aujourd’hui) n’a jamais

constitué que le projet du capital dominant. Dans la réalité ce projet a presque toujours été contraint de

s’ajuster à des exigences qui ne relèvent pas de sa logique interne exclusive et propre. Il n’a donc

jamais pu être mis en œuvre autrement que dans des moments brefs de l’histoire. Le « libre échange »

promu par la puissance industrielle majeure de son époque – la Grande Bretagne – n’a été effectif que

pendant deux décennies (1860-1880) auxquels a succédé un siècle (de 1880 à 1980) caractérisé à la fois

par le conflit des impérialistes et par la déconnexion forte des pays dits socialistes (à partir de la

révolution russe de 1917, puis de celle de la Chine) et plus modeste des pays de nationalisme populiste

(l’ère de Bandoung pour l’Asie et l’Afrique de 1955 à 1975). Le moment actuel de réunification du

marché mondial (la « libre entreprise ») inauguré par le néo-libéralisme à partir de 1980 a étendu à

l’ensemble de la planète avec l’effondrement soviétique, n’est probablement pas appelé à connaître un

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sort meilleur. Le chaos qu’il génère – terme par lequel j’ai qualifié ce système dés 1990 - témoigne de

son caractère « d’utopie permanente du capital ».

5. Les sables mouvants du projet européen

Tous les gouvernements des Etats européens sont jusqu’à présent ralliés aux thèses du libéralisme. Ce

ralliement ne signifie donc rien de moins que l'effacement du projet européen, sa double dilution

économique (les avantages de l'union économique européenne se dissolvent dans la mondialisation

économique) et politique (l'autonomie politique et militaire européenne disparaît). Il n'y a pas, à l'heure

actuelle, de projet européen. On lui a substitué un projet nord atlantique (ou éventuellement de la

Triade) sous commandement américain.

Les guerres « made in USA » ont certainement réveillé les opinions publiques – partout en Europe

contre la dernière en date, celle d’Irak – et même certains gouvernements, en premier lieu celui de la

France, mais aussi ceux de l’Allemagne, de la Russie et au delà de la Chine. Il reste que ces mêmes

gouvernements n’ont pas remis en cause leur fidèle alignement sur les exigences du libéralisme. Cette

contradiction majeure devra être surmontée d’une manière ou d’une autre, soit par la soumission aux

exigences de Washington, soit par une véritable rupture mettant un terme à l’atlantisme.

La conclusion politique majeure que je tire de cette analyse est que l’Europe ne peut pas sortir de

l’atlantisme tant que les alliances politiques qui définissent les blocs au pouvoir resteront centrés sur le

capital transnational dominant. C’est seulement si les luttes sociales et politiques parviennent à

modifier le contenu de ces blocs et à imposer de nouveaux compromis historiques entre le capital et le

travail qu’alors l’Europe pourra prendre quelques distances à l’égard de Washington, permettant le

renouveau d’un projet européen éventuel. Dans ces conditions l’Europe pourrait – devrait même –

également s’engager sur le plan international, dans ses relations avec l’Est et le Sud, sur un autre

chemin que celui tracé par les exigences exclusives de l’impérialisme collectif, amorçant ainsi sa

participation à la longue marche « au delà du capitalisme ». Autrement dit l’Europe sera de gauche (le

terme de gauche étant pris ici au sérieux) ou ne sera pas.

Concilier le ralliement au libéralisme et l’affirmation d’une autonomie politique de l’Europe ou des

Etats qui la constituent demeure l’objectif de certaines fractions des classes politiques européennes

soucieuses de préserver les positions exclusives du grand capital. Pourront-elles y parvenir ? J’en doute

fort.

En contrepoint les classes populaires en Europe, ici ou là tout au moins, seront-elles capables de

surmonter la crise qui les frappe ? Je le crois possible, précisément pour les raisons qui font que la

culture politique de certains pays européens au moins, différente de celle des Etats Unis, pourrait

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produire cette renaissance de la gauche. La condition est évidemment que celle-ci se libère du virus du

libéralisme.

Le « projet européen » est né comme le volet européen du projet atlantiste des Etats Unis, conçu au

lendemain de la seconde guerre mondiale, dans l’esprit de la « guerre froide » mise en œuvre par

Washington, projet auquel les bourgeoisies européennes – à la fois affaiblies et craintives à l’égard de

leurs propres classes ouvrières – ont adhéré pratiquement sans conditions.

Cependant le déploiement lui même de ce projet – fut-il d’origine douteuse – a progressivement

modifié des données importantes du problème et des défis. L’Europe de l’Ouest est parvenue à

« rattraper » son retard économique et technologique par rapport aux Etats Unis, ou en a les moyens.

Par ailleurs « l’ennemi soviétique » n’est plus. D’autre part le déploiement du projet a gommé les

adversités principales et violentes qui avaient marqué un siècle et demi l’histoire européenne : les trois

pays majeurs du continent – la France, l’Allemagne et la Russie – sont réconciliés. Toutes ces

évolutions sont, à mon avis, positives et riches d’un potentiel encore plus positif. Certes ce déploiement

s’est inscrit sur des bases économiques inspirées par les principes du libéralisme, mais d’un libéralisme

qui a été tempéré jusqu’aux années 1980 par la dimension sociale prise en compte par et à travers le

« compromis historique social démocrate » contraignant le capital à s’ajuster à la demande de justice

sociale exprimée par les classes travailleuses. Depuis le déploiement se poursuit dans un cadre social

nouveau inspiré par le libéralisme « à l’américaine », anti-social.

Ce dernier virage a plongé les sociétés européennes dans une crise multidimensionnelle. D’abord, il

y a la crise économique tout court, immanente à l’option libérale. Une crise aggravée par l’alignement

des pays de l’Europe sur les exigences économiques du leader nord américain, l’Europe consentant

jusqu’ici à financer le déficit de ce dernier, au détriment de ses intérêts propres. Ensuite il y a une crise

sociale qui s’accentue par la montée des résistances et des luttes des classes populaires contre les

conséquences fatales de l’option libérale. Enfin, il y a l’amorce d’une crise politique – le refus de

s’aligner, sans conditions tout au moins, sur l’option des Etats Unis : la guerre sans fin contre le Sud.

Comment les peuples et les Etats européens font-ils et feront-ils face à ce triple défi ?

Les européanistes de principe se partagent en trois ensembles passablement différents :

- Ceux qui défendent l’option libérale et acceptent le leadership des Etats Unis, à peu près sans

conditions.

- Ceux qui défendent l’option libérale mais souhaiteraient une Europe politique indépendante,

sortie de l’alignement américain.

- Ceux qui souhaiteraient (et luttent pour) une « Europe sociale » c’est à dire un capitalisme

tempéré par un nouveau compromis social capital/travail opérant à l’échelle européenne, et

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simultanément une Europe politique pratiquant « d’autres relations » (sous entendu amicales,

démocratiques et pacifiques) avec le Sud, la Russie et la Chine. L’opinion publique générale dans toute

l’Europe a exprimé, au Forum Social Européen (Florence 2002 et Paris 2003) comme à l’occasion de la

guerre d’Irak sa sympathie pour cette position de principe.

Il y a certes, en outre, des « non européens » au sens qu’ils ne pensent pas l’une quelconque des

trois options des pro-européens souhaitable, ou même possible. Ceux là sont encore, pour le moment,

fortement minoritaires, mais certainement appelés à se renforcer. Se renforcer d’ailleurs à travers l’une

de deux options fondamentalement différentes :

- une option « populiste » de droite, refusant la progression de pouvoirs politiques – et peut être

économiques – supra nationaux, à l’exception évidemment de ceux du capital transnational !

- une option populaire de gauche, nationale, citoyenne, démocratique et sociale.

Sur quelles forces s’appuie chacune de ces tendances et quelles sont leurs chances respectives ?

Le capital dominant est libéral, par nature. De ce fait il est porté, logique avec lui même, à soutenir

la première des trois options. Tony Blair représente l’expression la plus cohérente de ce que j’ai

qualifié « d’impérialisme collectif de la triade ». La classe politique ralliée derrière la bannière étoilée

est disposée, si nécessaire, à « sacrifier le projet européen » - ou tout au moins à dissiper toute illusion à

son sujet – en le maintenant dans le carcan de ses origines : être le volet européen du projet atlantiste.

Mais Bush, comme Hitler, ne conçoit pas d’alliés autres que des subordonnés alignés sans conditions.

C’est la raison pour laquelle des segments importants de la classe politique, y compris de droite – et

bien que ceux-ci soient en principe des défenseurs des intérêts du capital dominant – refusent de

s’aligner sur les Etats Unis comme hier sur Hitler. S’il y a un Churchill possible en Europe ce serait

Chirac. Le sera-t-il ?

La stratégie du capital dominant peut s’accommoder d’un « anti-européanisme de droite », lequel se

contentera alors de rhétoriques nationalistes démagogiques (mobilisant par exemple le thème des

immigrés – du Sud bien entendu) tandis qu’il se soumettra en fait aux exigences d’un libéralisme non

spécifiquement « européen », mais mondialisé. Aznar et Berlusconi constituent des prototypes de ces

alliés de Washington. Les classes politiques serviles de l’Europe de l’Est également.

De ce fait je crois la seconde option difficile à tenir. Elle est cependant celle des gouvernements

européens majeurs – la France et l’Allemagne. Exprime-t-elle les ambitions d’un capital suffisamment

puissant pour être capable de s’émanciper de la tutelle des Etats Unis ? Question à laquelle je n’ai pas

de réponse –. Possible, mais intuitivement je dirais peu probable.

Cette option est néanmoins celle d’alliés face à l’adversaire nord américain qui constitue l’ennemi

principal de toute l’humanité. Je dis bien d’alliés parce que je suis persuadé que, s’ils persistent dans

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leur option, ils seront amenés à sortir de la soumission à la logique du projet unilatéral du capital (le

libéralisme) et à chercher des alliances à gauche (les seules qui puissent donner force à leur projet

d’indépendance vis à vis de Washington). L’alliance entre les ensembles deux et trois n’est pas

impossible. Tout comme le fut la grande alliance anti-nazie.

Si cette alliance prend forme, alors devra-t-elle et pourra-t-elle opérer exclusivement dans le cadre

européen, tous les européanistes étant incapables de renoncer à la priorité donnée à ce cadre ? Je ne le

crois pas, parce que ce cadre, tel qu’il est et restera, ne favorise systématiquement que l’option du

premier groupe pro-américain. Faudra-t-il alors faire éclater l’Europe et renoncer définitivement à son

projet ?

Je ne le crois pas non plus nécessaire, ni même souhaitable. Une autre stratégie est possible : celle

de laisser le projet européen « figé », pour un temps, à son stade actuel de développement, et de

développer parallèlement d’autres axes d’alliances.

Je donnerais ici une toute première priorité à la construction d’une alliance politique et stratégique

Paris-Berlin-Moscou- prolongée jusqu’à Pékin et Delhi si possible. Je dis bien politique ayant l’objectif

de redonner au pluralisme international et à l’ONU toutes leurs fonctions. Et stratégique : construire

ensemble des forces militaires à la hauteur du défi américain. Ces trois ou quatre puissances en ont tous

les moyens, technologiques et financiers, renforcés par leurs traditions de capacités militaires devant

lesquelles les Etats Unis font pâle figure. Le défi américain et ses ambitions criminelles l’imposent.

Mais ces ambitions sont démesurées. Il faut le prouver. Constituer un front anti-hégémoniste est

aujourd’hui, comme hier constituer une alliance anti-nazie, la toute première priorité.

Cette stratégie réconcilierait les « pro-européens » des groupes deux et trois et les « non

européens » de gauche. Elle créerait donc des conditions favorables à la reprise plus tard d’un projet

européen, intégrant même probablement une Grande Bretagne libérée de sa soumission aux Etats Unis

et une Europe de l’Est débarrassé de sa culture servile. Soyons patients, cela prendra beaucoup de

temps.

Il n’y aura aucun progrès possible d’un quelconque projet européen tant que la stratégie des Etats

Unis n’aura pas été mise en déroute.

6. L’Asie émergente : remise en question de l’ordre impérialiste ?

• L’Asie des Moussons (Chine, Corée du Sud-est, Inde) rassemble la moitié de la population de la

planète. De ce fait on ne peut penser un « autre monde » (ou une « autre mondialisation ») sans qu’une

« autre Asie » y trouve sa place. Or le système encore en place n’est pas seulement capitaliste, il est

impérialiste et l’Asie y occupe des positions de périphéries dominées.

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Les discours dominants prétendent précisément que cet héritage est en voie d’être dépassé par

l’Asie qui « rattrape son retard » en s’affirmant au sein du système capitaliste, et non pas en rompant

avec celui-ci ; et les apparences confortent bien cette vision de l’avenir. En effet au cours du dernier

quart de siècle cette Asie a enregistré des taux de croissance économique remarquables, au moment

même où tout le reste du monde s’enfonçait dans la stagnation. Dans les autres régions périphériques

du système en place les ravages des « politiques d’ajustement structurel » imposées avec la violence

qu’on connaît en Amérique latine et en Afrique n’ont pas seulement fait « perdre deux décennies de

développement » mais encore souvent fait régresser en termes de répartition sociale du revenu et dans

ceux concernant les niveaux de participation au marché mondial. En Asie les « ajustements » à la

conjoncture globale nouvelle, s’ils ont comporté des évolutions sociales déplorables, n’en ont pas

moins été associés à une progression remarquable de la participation des pays en question aux

« marchés mondiaux ». Une projection linéaire (mais il s’agit là d’une méthode dangereuse, presque

toujours trompeuse) permettrait de conclure qu’on se dirige vers un renouveau du système capitaliste

mondialisé mieux « équilibré » (ou moins déséquilibré) en faveur de l’Asie. Un capitalisme qui perdrait

de ce fait son caractère impérialiste du moins en ce qui concerne l’Asie de l’Est et du Sud sinon le reste

du tiers monde. Ajoutons également que, de surcroît la région dispose désormais de capacités militaires

importantes en voie de modernisation et que la Chine et l’Inde sont devenues des puissances nucléaires.

L’avenir « certain » que cette évolution traduirait est celui d’un monde multipolaire, organisé autour

au moins de quatre pôles de puissance (économique et militaire) équivalente, au moins

potentiellement : les Etats-Unis, l’Europe, le Japon, la Chine. Et peut être même autour de six pôles si

l’on ajoute aux précédents la Russie et l’Inde. L’ensemble de ces pôles et des pays et régions qui leur

sont directement associés (le Canada, l’Europe de l’Est, l’Asie du Sud-est, la Corée) rassemble la

grande majorité des peuples de la Planète. Ce système multipolaire se distinguerait de ce fait des

formes successives du déploiement de l’impérialisme multipolaire (jusqu’en 1945) puis mono polaire

(avec la constitution de l’impérialisme collectif de la triade) qui ne rassemblaient qu’une minorité des

peuples du monde.

• En dépit de la rigueur apparente de l’enchaînement des déductions et de la base factuelle solide

de départ, l’analyse sur laquelle repose ce raisonnement me paraît courte, pour de nombreuses raisons,

au moins deux principales.

En premier lieu la prévision ne tient pas compte des politiques que Washington entend déployer

pour mettre en échec le projet chinois. Et comme de surcroît l’Europe n’est pas encore parvenue à

imaginer qu’elle puisse rompre avec l’atlantisme qui la situe dans le sillage des Etats-Unis, et que pour

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des raisons analogues et/ou particulières le Japon demeure déférent à l’égard de son protecteur d’outre

Pacifique, les jours de l’impérialisme collectif de la triade sont encore loin d’être comptés.

En second lieu la mesure du « succès » par les seuls taux de croissance de l’économie demeure

trompeuse et la validité de sa projection au-delà de quelques années douteuse. La poursuite éventuelle

de la croissance en Asie dépend de nombreux facteurs internes et externes qui s’articulent de manières

diverses selon d’une part les modèles stratégiques de modernisation sociale choisis par les classes

dominantes locales et d’autre part les réactions de l’extérieure (c'est-à-dire des puissances impérialistes

qui constituent la triade). Une croissance soutenue, de longue haleine, capable d’améliorer d’une

manière sensible – et ressentie comme telle – les niveaux de vie encore très bas des peuples asiatiques,

garante par là même du maintien de la solidarité nationale (héritage positif de la Révolution en Chine et

au Viet Nam) ou capable de la construire ailleurs (en Inde et en Asie du Sud-est), exige une cohérence

planifiée des choix économiques et des moyens politiques. Celle-ci ne peut pas être le produit spontané

des modèles mis en œuvre dans le moment actuel, largement influencés par la dogmatique du

capitalisme, de surcroît libéral. Ajoutons que la croissance envisagée exigerait un accroissement

considérable de la consommation d’énergie (et de pétrole en particulier). Au-delà de ce que

représenterait une évolution de ce genre du point de vue de l’équilibre écologique de la Planète le

conflit avec les pays de la triade impérialiste bénéficiaires exclusifs jusqu’ici de l’ensemble des

ressources de la Planète est de ce fait appelé à s’aiguiser.

Une analyse concrète de ces interactions facteurs internes/facteurs externes s’impose. Et celle-ci

doit être conduite aux différents plans nationaux du fait que les structures sociales et les héritages

historiques sont tout sauf analogues d’un pays à l’autre. Cette analyse permettra de préciser les

conditions du « succès » éventuel des différentes voies qui pourraient être empruntées et par là même

de répondre à la question fondamentale qui est la nôtre : le « rattrapage » (ou toute autre forme

alternative de modernisation) est-il possible dans un cadre défini pour l’essentiel par les logiques de

l’accumulation capitaliste ?

• Le discours dominant attribue le succès (en termes de taux de croissance économique) de la

Chine post maoïste aux seules vertus du marché et de l’ouverture extérieure. Ce discours non seulement

simplifie outrageusement l’analyse de la réalité de la Chine maoïste et post maoïste, mais encore ignore

délibérément les problèmes posés par l’option capitaliste.

Durant les trois décennies du maoïsme (1950 à 1980) la Chine avait déjà enregistré une croissance

exceptionnelle à des taux doubles de ceux de l’Inde ou d’une quelconque grande région du tiers

monde. Cela étant les performances des deux dernières décennies du siècle apparaissent encore plus

extraordinaires. Aucune grande région du monde n’a jamais fait mieux dans l’histoire.

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Ce qu’il faut néanmoins rappeler avec force ici, c’est que ces réalisations sans pareilles n’auraient

pas été possibles en l’absence des bases économiques, politiques et sociales construites au cours de la

période précédente. L’accélération du développement a été accompagnée par un bond en avant des taux

de croissance de la consommation. Autrement dit tandis que dans la période maoïste la priorité était

donnée à la construction d’une base solide à long terme, la nouvelle politique économique a mis

l’accent sur l’amélioration immédiate de la consommation rendue possible par l’effort précédent. Que

la distorsion en faveur de la construction des bases à long terme ait caractérisé les décennies maoïstes

n’est pas une hypothèse absurde. Mais en sens inverse l’accent placé sur les industries légères et les

services à partir de 1980 ne peut durer indéfiniment, car la Chine en est encore à un stade qui exige

l’expansion de ses industries de base.

« Marché » est l’un des termes passe partout des réformes depuis 1980. L’autre terme est

« ouverture ». La question de l’ouverture, c’est à dire de la participation d’un pays quelconque (la

Chine en l’occurrence) à la division internationale du travail et à tous les autres aspects de la

mondialisation économique (le recours au capital étranger, l’importation de technologies, l’adhésion

aux institutions de la gestion de l’économie mondiale), voire idéologiques et culturels, ne peut être

réglée dans les termes polémiques extrêmes – ouverture ou fermeture ! – dans lesquels les défenseurs

dogmatiques du néolibéralisme triomphant tentent d’enfermer le débat. Se laisser prendre à ce jeu

truqué c’est à coup sûr se placer dans une position qui rend impossible la discussion sérieuse des

options véritables qui s’offrent à toute société localisée géographiquement sur la planète.

Il faut néanmoins savoir gérer ces relations et être capable même d’en tirer profit . Car pour

accélérer le développement qui implique une certaine dose de rattrapage en tout état de cause, il faut

emprunter des technologies plus avancées (on ne va quand même pas réinventer la roue !) donc des

équipements (qu’on peut importer) ; et il faut les payer par des exportations. Ce qu’on peut offrir sur le

marché mondial, c’est évidemment, à ce stade, des produits qui bénéficient de « l’avantage

comparatif » de leur forte intensité en travail. Mais il faut savoir alors que dans ce commerce inégal on

est exploité et qu’on accepte cette situation – provisoirement – faute d’alternative. Il s’agit donc de

planifier d’abord les besoins minimaux en importations qui permettent de maximiser la croissance

économique puis d’en déduire le type et le volume d’exportations nécessaires pour couvrir ces besoins.

Ce minimum d’exportation nécessaires – et non le maximum du possible – n’est pas nul. Et il était

devenu très certainement largement supérieur à ce qu’était son volume en 1980. Que la réforme se soit

donc proposée, dans un premier temps, de relever le défi et pour cela de donner une certaine priorité

aux industries exportatrices potentielles capables d’y répondre le plus vite n’est pas absurde.

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Le danger apparaît lorsque le succès de cette option inspire un renversement de l’ordre des

enchaînements qui commandent la logique de la stratégie d’un développement digne de ce nom. Celle-

ci implique la soumission des objectifs quantitatifs du commerce extérieur aux exigences du

déploiement du projet de développement qui assure le renforcement de la solidarité sociale à l’intérieur

et partant la capacité de s’imposer à l’extérieur avec le maximum d’autonomie. La dogmatique libérale

propose exactement le contraire, c’est à dire l’inscription maximale dans la division internationale du

travail fondée sur la priorité donnée à l’expansion des activités pour lesquelles le pays « bénéficie » de

l’avantage comparatif de sa main d’œuvre abondante. La première option est celle que j’ai qualifiée de

« déconnexion », qui veut dire refus de la soumission à la logique dominante du système capitaliste

mondial et non pas autarcie ; la seconde est celle de l’ajustement toujours passif en réalité (même

lorsqu’on le qualifie « d’insertion active ») aux exigences de l’intégration au système mondial.

La question centrale est la suivante : la Chine évolue-t-elle vers une forme stabilisée de

capitalisme ? Où demeure-t-elle dans la perspective possible d’une transition au socialisme ? Je ne pose

pas cette question en termes de « prévisions » du plus probable. Je la pose dans de tous autres termes :

quelles sont les contradictions et les luttes qui ont pour théâtre la Chine contemporaine ? Quelles sont

les forces et les faiblesses de la voie adoptée (au demeurant largement capitaliste) ? Quelles sont les

atouts des forces anti-capitalistes (socialistes au moins potentiellement) ? A quelles conditions la voie

capitaliste peut-elle triompher, et quelle forme de capitalisme plus ou moins stabilisé pourrait-elle

produire ? A quelles conditions le moment actuel pourrait s’infléchir dans des directions qui en feraient

une étape (longue) dans la transition (encore plus longue) vers le socialisme ?

On doit juger les forces politiques par ce qu’elles font et non par ce qu’elles disent. Le projet réel

de la classe dirigeante chinoise est de nature capitaliste, et le « socialisme de marché » devient un

raccourci permettant de mettre en place progressivement les structures et les institutions fondamentales

du capitalisme, en réduisant au maximum les frottements et les peines de la transition au capitalisme.

La question est alors de savoir si elle peut parvenir à ses fins et quelles pourraient être alors les

caractères (spécifiques ou non) du capitalisme chinois en construction, et en particulier son degré

éventuel de stabilité.

La structure, nature, forme de la construction capitaliste, son degré de stabilité, sont les produits des

« compromis historiques », des alliances sociales définissant les blocs hégémoniques qui se succèdent

au fur et à mesure de la construction du système. La spécificité de chacune des voies historiques

(l’anglaise, la française, l’allemande, l’américaine…) définies par ces successions a produit à son tour

les particularités éventuelles des formes contemporaines propres à chacune des sociétés capitalistes en

question. C’est parce que ces cheminements – différents – ont été conduits avec succès que le

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capitalisme dans les pays du centre du système mondial est « stabilisé » (ce qui n’est pas synonyme

« d’éternel » !).

Quelles sont les possibilités offertes à la voie capitaliste dans la Chine d’aujourd’hui ? Des alliances

entre les pouvoirs de l’Etat, la nouvelle classe de « grands capitalistes privés» (jusqu’à ce jour

constituée principalement des Chinois de l’extérieur, mais sans qu’on puisse exclure l’émergence d’une

classe analogue de Chinois de l’intérieur), les paysans des zones enrichies par les débouchés que leur

offrent les marchés urbains, les classes moyennes en plein essor, ne sont pas difficiles à imaginer, elles

sont déjà en place. Mais il reste que ce bloc hégémonique – potentiel encore plus que réel – exclut la

grande majorité des ouvriers et des paysans. Toute analogie avec les alliances historiques construites

par certaines bourgeoisies européennes avec la paysannerie (contre la classe ouvrière), puis, par la suite

le compromis historique capital travail de la social-démocratie, demeure donc artificielle et fragile.

Cette faiblesse d’un bloc hégémonique pro capitaliste en Chine est à l’origine du problème difficile

de la gestion politique du système. Je laisse aux idéologues propagandistes américains vulgaires le soin

de placer un signe d’égalité entre marché et démocratie. Le capitalisme fonctionne, dans certaines

conditions, en parallèle avec une pratique politique d’une forme démocratique donnée, pour autant

qu’il parvienne à en contrôler l’usage et à en éviter les « dérives » (anti-capitalistes) que la démocratie

comporte fatalement. Lorsqu’il en est incapable, le capitalisme se passe tout simplement de démocratie

et ne s’en porte pas plus mal.

Les possibilités économiques de la voie capitaliste en Chine et l’éventail des formes de sa gestion

politique qui leur sont associées, dépendent aussi – en partie tout au moins – des conditions de

l’insertion de ce capitalisme dans le système capitaliste mondial d’aujourd’hui et de demain. Il ne s’agit

pas seulement ici des aspects économiques de cette insertion. Les dimensions géopolitiques du

problème ne sont pas moins importantes. Et comme on le sait, sur ce plan, les Etats Unis ont proclamé

par les voix de Bush père, Clinton et Bush fils qu’ils ne toléreront pas l’émergence d’une nouvelle

puissance chinoise, fut-elle capitaliste.

Aussi important, sinon davantage, est donc le contraste qui oppose l’ensemble des capitalismes

périphériques (eux mêmes divers dans l’espace et le temps) à ceux des centres. Un contraste dont la

forme s’est transformée d’une étape à l’autre de l’expansion du capitalisme mondial toujours

impérialiste (au sens de polarisant), mais qui s’est toujours approfondi. L’avenir n’est pas, sur ce plan,

différent du passé et du présent, la polarisation étant immanente au capitalisme. Je ne reviendrai pas ici

sur les formes nouvelles en construction du contraste centre/périphéries, fondées sur les nouveaux

monopoles articulés des centres (technologie, accès aux ressources naturelles, communications et

information, contrôle du système financier mondial, armements de destruction massive) se substituant

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au monopole simple de l’industrie des époques antérieures. Dans ce sens la qualification de « pays

émergents » relève de la farce idéologique ; il s’agit de pays qui, loin de « rattraper », construisent le

capitalisme périphérique de demain. La Chine ne fait pas exception.

En contrepoint de ce modèle correspondant à une nouvelle étape du déploiement du capitalisme

dans un cadre toujours impérialiste, la route en direction de l’alternative socialiste sera longue, plus

longue (et différente) de celles imaginées par les IIe et IIIe Internationales .Et dans cette perspective un

« socialisme de marché » pourrait en constituer une première phase. Mais il y a des conditions pour

qu’il en soit ainsi, que je formulerai dans trois propositions.

La première est que des formes de propriété collective soient créées, maintenues et renforcées au

cours de tout le processus d’avancée sociale. Ces formes peuvent, et doivent même, être multiples :

relever de l’Etat, des collectivités régionales, de collectifs de travailleurs ou de citoyens. Mais pour

qu’elles puissent opérer avec toutes les responsabilités que le respect de l’échange marchand exige il

leur faut être conçues comme des formes de propriété authentique (fusse-t-elle non privée), non comme

des expressions de pouvoirs mal définis. Je n’accepte pas, à ce propos, la simplification à la mode –

inventée par von Mises et von Hayek – qui confond propriété et propriété privée. Cette

réduction/simplification procède de la confusion planification centralisée à la soviétique / socialisme.

Les deux adversaires se situaient donc sur un même terrain. Par ailleurs la dominance de la propriété

collective n’exclut pas la reconnaissance d’une place octroyée à la propriété privée. Non seulement de

la « petite propriété » locale (artisanats, petites et moyennes entreprises, petits commerces et services),

mais même peut être de la « grande entreprise », voire d’arrangements avec le grand capital

transnationalisé. A condition que le cadre dans lequel ceux-ci sont autorisés à se mouvoir soit

clairement défini. Car l’exercice des responsabilités de « propriétaires » (Etat, collectivités et privés)

doit être régulé. Cette seconde proposition est formulée ici dans des termes vagues qui ne peuvent être

précisés qu’en tenant compte à la fois des exigences concrètes des moments successifs de la

transformation et de celles de la perspective plus lointaine de l’objectif socialiste. Autrement dit il faut

entendre par régulation la combinaison conflictuelle entre les exigences associées à une accumulation

de caractère capitaliste (en dépit du caractère collectif de la propriété) et celles du déploiement

progressif des valeurs du socialisme (l’égalité en premier lieu, l’intégration de tous dans le processus de

changement, le service public au sens le plus noble du terme).

Ma troisième proposition concerne la démocratie, dont il est évident qu’elle est inséparable du

concept d’émancipation. La démocratie est alors non une formule donnée une fois pour toute, qu’il n’y

a plus qu’à « appliquer », mais un processus toujours inachevé, ce qui m’a conduit à lui préférer le

terme de démocratisation. Celle-ci doit alors savoir combiner, dans des formulations sans cesse plus

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complexes et riches, les exigences incontournables de leur définition en termes de « procédures »

précises (l’Etat de droit dans le langage simplifié) et en termes « substantiels ». J’entends par là la

capacité de l’exercice de cette démocratisation à renforcer l’impact des valeurs du socialisme sur les

processus de décision à tous les niveaux et dans tous les domaines.

Je situe la question agraire au cœur des défis auxquels la Chine contemporaine est confrontée.

La population de Chine s’élevait en 2000 à 1 200 millions d’habitants dont deux tiers de ruraux

(800 millions). Une projection simple à l’horizon 2020 (vingt ans) démontre qu’il serait illusoire, voire

dangereux, de croire que l’urbanisation pourra réduire sensiblement le nombre des ruraux, même si elle

parvient à en abaisser la proportion.

Une croissance démographique de l’ordre de 1,2 % par an portera la population de la Chine en 2020

à 1 520 millions. Par ailleurs admettons que la Chine parvienne à soutenir une belle croissance de ses

industries et des services modernes localisés dans les zones urbaines, au taux de 5 % l’an. Pour y

parvenir la modernisation et les exigences de compétitivité imposeront certainement que cette

croissance ne soit pas produite exclusivement par un mode d’accumulation extensif (les « mêmes

industries et services » qu’à l’heure actuelle, mais en plus grand nombre), mais par un mode

partiellement intensif, associé à une forte amélioration de la productivité du travail (à un taux de l’ordre

de 2 % l’an). La croissance de l’offre d’emplois urbains serait alors de 3 % l’an, portant le chiffre de la

population absorbable en zone urbaine à 720 millions. Ce dernier chiffre inclurait le même volume de

population urbaine actuellement réduite soit au chômage, soit à des emplois précaires et informels (et

ce volume n’est pas négligeable). Néanmoins leur proportion serait alors fortement réduite (et ce serait

déjà un beau résultat). Une simple soustraction montre alors que 800 millions de Chinois – le même

nombre qu’aujourd’hui mais dans une proportion réduite de 67 % à 53 % de la population totale –

devraient demeurer ruraux. S’ils sont condamnés à émigrer en ville, parce qu’ils n’ont pas accès à la

terre, ils ne pourront qu’y grossir une population marginalisée de bidonvilles, comme c’est le cas

depuis longtemps dans le tiers monde capitaliste.

Ce problème est loin d’être spécifique à la Chine. Il concerne l’ensemble du tiers monde, c’est à

dire 75 % de la population mondiale. La « question agraire », loin d’avoir trouvé sa solution, est plus

que jamais au cœur des défis majeurs auxquels l"’humanité sera confrontée au XXIe siècle. Les

réponses qui seront données à cette question façonneront d’une manière décisive le cours de l’histoire.

Certes la Chine dispose dans ce domaine d’un atout majeur – l’héritage de sa révolution – qui lui

permettrait de produire l’un des « modèles » possibles de ce qu’il faut faire. L’accès à la terre est en

effet pour la moitié de l’humanité un droit fondamental, et sa reconnaissance la condition de sa survie.

Ce droit, ignoré par le capitalisme, n’est pas même mentionné dans la Charte des Droits de l’ONU !

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Mais il est reconnu jusqu’à ce jour en Chine (et au Viet Nam). L’illusion suprême serait qu’en y

renonçant, c’est à dire en attribuant à la terre le statut de marchandise comme le suggèrent tous les

propagandistes du capitalisme en Chine et ailleurs, on pourrait « accélérer la modernisation ».

La modernisation de l’agriculture est bien l’une des quatre modernisations formulées par Zhou

Enlai. Qu’elle s’impose ne signifie nullement que la croissance nécessaire de la production agricole

exige qu’on abandonne le droit à la terre de tous au bénéfice de quelques uns. Cette voie donnerait

certainement une belle croissance de la production de quelques uns, mais au prix de la stagnation de

beaucoup. La moyenne que représenterait cette croissance pour l’ensemble de la paysannerie restée sur

place ou émigrée dans les bidonvilles risquerait fort d’être finalement médiocre à long terme.

Cette réalité n’intéresse pas les défenseurs inconditionnels du capitalisme. L’accumulation et

l’enrichissement de quelques est la seule loi qu’il connaisse, l’exclusion des « inutiles », fussent-ils des

milliards d’êtres humains, n’est pas son problème. L’histoire de la Chine au cours du dernier demi

siècle a démontré qu’une autre voie, visant à engager l’ensemble de la paysannerie dans le processus de

la modernisation, (laquelle respecte donc le droit à la terre de tous) peut donner des résultats qui

soutiennent favorablement la comparaison avec la voie capitaliste (la comparaison entre la Chine et

l’Inde est sur ce plan fort instructive). Choisir cette voie n’est certainement pas choisir celle de la

facilité car les stratégies, moyens d’intervention et formes institutionnelles qui peuvent lui donner

l’efficacité souhaitable maximale ne peuvent être données une fois pour toute, et être les mêmes partout

(en l’occurrence dans l’ensemble des régions de la Chine) et à tous les stades de l’évolution.

Qu’on le veuille ou pas la « question agraire » demeure l’un des axes principaux du défi de la

modernisation. Le contraste centres/périphéries est lui même en bonne partie produit et reproduit par le

choix de la « voie capitaliste » dont les effets sur les sociétés de la périphérie ont été et continuent à

être désastreux. La « voie paysanne », articulée aux autres segments de l’organisation d’une étape

« socialiste de marché » constitue la seule réponse de principe adéquate, capable de faire sortir les

sociétés du tiers monde de leur « sous-développement », de la misère grandissante qui frappe des

milliards d’êtres humains, de l’insignifiance du pouvoir de leurs Etats sur la scène internationale.

L’héritage de la révolution chinoise pèse et continuera à peser d’un poids – positif – considérable.

« La Chine est un pays pauvre où l’on ne voit que peu de pauvres ». La Chine nourrit 22 % de la

population mondiale bien qu’elle ne dispose que de 6 % des terres arables de la planète. Le véritable

miracle se situe là. En rapporter l’origine principale à l’ancienneté de la civilisation chinoise n’est pas

correct. Car s’il est vrai que jusqu’à la révolution industrielle la Chine disposait d’un équipement

technologique plus avancé dans l’ensemble que toutes les autres grandes régions du monde, sa situation

s’était dégradée pendant un siècle et demi et avait produit le spectacle d’une misère à grande échelle

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comparable à celle des pays de la périphérie ravagés par l’expansion impérialiste, Inde et autres. La

Chine doit son redressement remarquable à sa révolution. A l’autre extrémité de l’éventail des

situations créées par l’expansion capitaliste mondiale je situerai le Brésil : « un pays riche où l’on ne

voit que des pauvres ».

Peu de pays du tiers monde sont aussi pauvres que la Chine, en termes de rapports

population/superficie arable. Seule à ma connaissance le Viet Nam, la Bengla Desh et l’Egypte lui sont

comparables. Certaines régions de l’Inde, ou Java, le sont également, mais ni l’Inde, ni l’Indonésie dans

leur ensemble. Et pourtant en Inde, en Egypte, au Bengla Desh, comme dans presque toute l’Amérique

latine (Cuba excepté) le spectacle d’une misère incommensurable agresse tout observateur de bonne

foi. La raison de ce succès de la Chine est sans le moindre doute sa révolution paysanne radicale et

l’accès égal à la terre qu’elle a garanti.

La question nationale occupe tout également une place centrale dans les débats chinois et dans les

luttes politiques qui opposent les partisans de lignes d’évolution différentes.

La Chine a été victime de l’agression impérialiste ininterrompue des puissances occidentales et du

Japon de 1840 à 1949, comme toutes les nations d’Asie et d’Afrique. Ses agresseurs ont su passer des

alliances avec les classes dominantes réactionnaires locales – « féodaux » et compradore (le terme

même a été forgé par les communistes chinois), seigneurs de la guerre. La guerre de libération conduite

par le Parti Communiste a rendu à la Chine sa dignité et reconstruit son unité (la question de Taiwan

demeurant seule non solutionnée jusqu’ici). Tous les Chinois savent cela. Néanmoins mon intuition est

que ceux des dirigeants du pays qui s’occupent de la gestion économique penchent plutôt à droite vers

le libéralisme tandis que ceux qui gèrent le pouvoir politique demeurent lucides sur un point qui, pour

moi, est fondamental : ils considèrent généralement l’hégémonisme de Washington comme l’ennemi

numéro un de la Chine (comme nation et Etat, pas seulement parce qu’elle est « socialiste »).

Les Chinois ont une conscience forte de la place que leur nation a occupée dans l’histoire. Le

déclin de leur nation leur a été insupportable. C’est pourquoi l’intelligentsia chinoise a toujours tourné

ses regards vers ceux des « modèles » extérieurs qui, de leur avis, leur permettraient de découvrir ce

qu’ils leur fallait faire pour rendre à la Chine sa place dans le monde moderne. Depuis le 4 Mai 1919 ce

modèle était soit celui du Japon (dont s’inspirait le Kuo Min Tang) soit celui de la Russie

révolutionnaire (qui s’est finalement imposé parce qu’il associait le combat contre l’impérialisme à une

transformation sociale révolutionnaire qui engageait tout le peuple). Le Japon en crise, la Russie

effondrée, l’Europe elle même s’employant à imiter les Etats Unis, la Chine risque de ne plus voir la

modernité et le progrès qu’à travers le « modèle américain », qui est pourtant celui de leur adversaire

comme l’était hier le Japon. La Chine, grande nation, se compare toujours aux plus puissants. Je ne

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veux pas sous estimer les dangers gigantesques que ce regard implique. Il nourrit dans la nouvelle

génération l’illusion de « l’amitié américaine ». Il contribue à faire oublier l’importance décisive, pour

faire reculer l’hégémonisme agressif des Etats Unis, de la reconstruction d’un internationalisme des

peuples.

Dans ces conditions l’avenir de la Chine reste incertain. La bataille du socialisme n’y a pas été

gagnée. Mais elle n’a pas (encore ?) été perdue. Et à mon avis elle ne le serait que le jour où le système

chinois aura renoncé au droit à la terre de tous ses paysans. Jusque là les luttes politiques et sociales

peuvent infléchir le cours des évolutions .La classe politique dirigeante s’emploie à maîtriser ces luttes

par le seul moyen de sa dictature bureaucratique. Des fragments de cette classe pensent également

circonvenir par ce même moyen l’émergence de la bourgeoisie. La bourgeoisie et les classes moyennes

dans leur ensemble ne sont pas décidées à se battre pour une démocratie (« à l’américaine »). A

l’exception de quelques idéologues, ces classes acceptent sans difficulté le modèle de l’autocratie « à la

manière asiatique », pourvu que celle-ci autorise le déploiement de leurs appétits de consommateurs.

Les classes populaires se battent sur les terrains de la défense de leurs droits économiques et sociaux.

Parviendront-elles à unifier leurs combats, à inventer des formes d’organisation adéquates, à formuler

un programme alternatif positif, à définir le contenu et les moyens de la démocratie qui peut le servir ?

C’est pourquoi trois familles de scénarios de l’avenir en construction doivent être envisagés. Ces

trois schémas correspondent : (i) au projet impérialiste de démembrement du pays et de

compradorisation de ses régions côtières ; (ii) à un projet de développement capitaliste « national » ; et

(iii) à un projet de développement national et populaire, associant d’une manière à la fois

complémentaire et conflictuelle des logiques capitalistes de marché et des logiques sociales s’inscrivant

dans une perspective socialiste à long terme, dont ce projet constituerait une phase, celle à venir dans

l’immédiat.

L’option en faveur du marché dérégulé à l’extrême et de l’ouverture maximale – c’est à dire celle

des libéraux chinois et étrangers – fait le jeu de la stratégie impérialiste, accentuant les motifs de

dépolitisation et d’opposition sourde des classes populaires parallèlement au renforcement de la

vulnérabilité extérieure de la nation et de l’Etat chinois. Elle n’est évidemment pas porteuse d’une

démocratisation quelconque, mais au contraire de l’affirmation autocratique du pouvoir des classes

dirigeantes compradorisées, conformément à un modèle prétendu « asiatique », celui de Singapour, du

Kuo Min Tang et d’autres partis – oligarchies du même acabit. De surcroît cette option ne ferait pas

sortir la Chine du statut de participant périphérique dominé et subordonné aux logiques de déploiement

du nouvel impérialisme de le triade.

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Ce qui sépare le second modèle du troisième pourrait paraît difficile à identifier d’une manière

précise au premier regard : une maîtrise affirmée des relations extérieures, des modes de redistribution

qui maintiennent un niveau acceptable de solidarité sociale et régionale. Mais en fait la différence est

de nature et non de degré de puissance des moyens de la politique d’Etat mis en œuvre. Le véritable

débat trouve ici son fondement ultime. L’option progressiste ne peut être fondée que sur une priorité

donnée à l’expansion du marché interne, sur la base de rapports sociaux régulés de manière à réduire au

maximum les inégalités sociales et régionales ; et, en conséquence, la soumission des rapports

extérieurs aux exigences de cette logique motrice. L’option qui lui fait contraste prend l’insertion sans

cesse approfondie dans le système capitaliste mondial comme moteur principal du développement

économique. Cette option est associée d’une manière inévitable à l’aggravation des inégalités

régionales est surtout sociales. Exprimé dans ces termes l’alternative ne laisse qu’une marge étroite à

une option de « capitalisme national » capable de rattraper à terme le monde capitaliste développé pour

faire de la Chine une nouvelle grande puissance, voire superpuissance contraignant celles qui sont en

place (les Etats Unis ou la triade Etats Unis – Europe – Japon) à renoncer à leur hégémonisme. Il est

peu probable qu’un pouvoir politique quelconque puisse maintenir assez longtemps le cap à l’intérieur

de cette marge étroite et donc qu’une stratégie inspirée par cet objectif perspectif puisse éviter de

tomber à droite (et finir par se soumettre au plan impérialiste) ou à gauche (évoluer vers le troisième

modèle).

C. LA CONSTRUCTION DE L’ALTERNATIVE SOCIALISTE

Imaginer un avenir souhaitable (sur la base de valeurs humanistes définies) et néanmoins possible, fait

toujours courir le risque de tomber soit dans un déterminisme qui conforte un optimisme non raisonné

(« le socialisme constitue l’avenir certain porté par les lois de l’évolution naturelle de la société »), soit

dans l’utopie au sens vulgaire du terme (commandée par des options morales de principe sans souci de

connaître les obstacles que la réalité sociale oppose à leur mise en œuvre).

L’utopie critique – à laquelle j’adhère – procède de la volonté d’articuler, les objectifs ambitieux du

combat pour le socialisme et les procédures de l’analyse scientifique de la réalité sociale.

La pratique de l’utopie créatrice exige un retour permanent sur les expériences historiques du

combat pour le socialisme, une relecture critique à la fois de ces expériences et de la théorie sociale (en

particulier du marxisme) sur laquelle ces pratiques ont été fondées ; puis, à partir de là, la formulation

de propositions nouvelles à la fois comme guides de la pratique de l’action sociale et politique et

comme éléments de réflexion additionnels sur la théorie sociale.

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Je tenterai de le faire dans les pages qui suivent, dans l’espoir seulement d’ouvrir un débat autour

des thèses et des propositions qui y sont formulées.

RELIRE L’ EXPERIENCE DES COMBATS POUR LE SOCIALISM E

1.- Le drame des grandes révolutions

Les « grandes révolutions » se distinguent par le fait qu’elles se projettent loin en avant vers l’avenir,

par opposition aux autres (les « révolutions ordinaires »), qui se contentent de répondre aux exigences

des transformations à l’ordre du jour du moment.

Il n’y a eu dans l’époque moderne que trois grandes révolutions (la française, la russe et la

chinoise). La révolution française n’est pas seulement une « révolution bourgeoise », substituant l’ordre

capitaliste à l’Ancien Régime et le pouvoir bourgeois à celui de l’aristocratie ; elle est tout autant une

révolution populaire (et singulièrement paysanne) dont les revendications remettent en cause l’ordre

bourgeois lui-même. La République démocratique et laïque radicale, qui se donne pour idéal la

généralisation de la petite propriété pour tous, ne procède pas de la logique simple de l’accumulation

du capital (fondée sur l’inégalité), mais la nie (et elle en proclame avec lucidité la conscience en

déclarant le libéralisme économique ennemi de la démocratie). En ce sens la révolution française

contenait déjà les germes des révolutions socialistes à venir, dont les conditions « objectives » n’étaient

évidemment pas réunies dans la France de l’époque (les Babouvistes en constituent le témoignage). La

révolution mexicaine des années 1910-20 s’inscrit tout également dans cette perspective .Elle n’est ni

une révolution bourgeoise pure et simple (mais tout autant paysanne) ni une étape du seul combat anti-

impérialiste. Les révolutions russe et chinoise (auxquelles on peut associer celles du Viet Nam et de

Cuba) s’assignent d’emblée l’objectif du communisme, bien en avance lui également sur les exigences

objectives de la solution des problèmes immédiats des sociétés concernées.

De ce fait, toutes les grandes révolutions subissent le contrecoup de leur avance sur leur temps. Aux

moments brefs de leur radicalisation succèdent des reculs et des restaurations réactionnaires. Ces

révolutions éprouvent donc toujours de grandes difficultés à se stabiliser (la stabilisation de la

révolution française prendra un siècle). Par opposition les autres révolutions (comme celles de

l’Angleterre et des Etats-Unis) inaugurent le déploiement stable et calme du système, se contentant

d’enregistrer les exigences des rapports sociaux et politiques en fait déjà mis en place dans le cadre du

capitalisme naissant. De ce fait ces « révolutions » méritent à peine leur nom, tant sont marquants leurs

compromis avec les forces du passé et leur absence de vision de l’avenir plus lointain.

En dépit de leurs « échecs » les grandes révolutions font l’histoire – à plus longue portée. Par les

valeurs d’avant-garde qui définissent leur projet elles permettent aux utopies créatrices de poursuivre la

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conquête des esprits et en définitif de réaliser l’ambition suprême de la modernité, qui est de faire des

êtres humains les sujets actifs de leur histoire. Ces valeurs font contraste avec celles de l’ordre

bourgeois instauré ailleurs qui promeuvent des comportements d’ajustement passif aux exigences dites

objectives du déploiement du capital, et donnent toute sa puissance à l’aliénation économiciste qui

sous-tend cette soumission.

2.- Le poids de l’impérialisme, stade permanent de l’expansion mondiale du capitalisme

Le déploiement mondial du capitalisme a toujours été polarisant dès l’origine et à chacune des étapes

de son histoire. Cette caractéristique du capitalisme réellement existant, pourtant essentielle, a toujours

été sous estimée pour le moins qu’on puisse dire, du fait de l’eurocentrisme qui domine la pensée

moderne, y compris dans les formulations idéologiques d’avant-garde propres aux grandes révolutions ;

et le marxisme historique des Internationales successives n’a échappé que partiellement à cette règle

générale.

Comprendre la portée immense de cette réalité impérialiste et en tirer toutes les conséquences

stratégiques concernant la transformation du monde qu’elle implique constitue l’exigence

incontournable première pour toutes les forces sociales et politiques victimes du déploiement du

capitalisme, dans ses centres comme dans ses périphéries. Car l’impérialisme a mis à l’ordre du jour

non pas tant la maturation des conditions permettant des « révolutions socialistes » (ou des

accélérations des évolutions allant dans cette direction) dans les centres du système mondial, que des

remises en cause de son ordre à partir des révoltes de ses périphéries. Ce n’est donc pas un hasard si la

Russie de 1917 constitue le « maillon faible » du système, ni que la révolution au nom du socialisme se

déplace par la suite vers l’Est (la Chine entre autre), tandis que sont déçues les atteintes d’un

effondrement à l’Ouest, dans lequel Lénine plaçait ses espoirs. De ce fait, les sociétés révolutionnées en

question sont confrontées à la tâche double et contradictoire à la fois de « rattraper » (ce qui implique le

recours à des méthodes analogues à celles du capitalisme) et de « faire autre chose » (« construire le

socialisme »). La combinaison de ces tâches a été ici ou là ce qu’elle a été ; elle aurait peut être pu être

meilleure, au sens qu’elle aurait permis le renforcement progressif des aspirations communistes au fur

et à mesure des avancées du rattrapage. Toujours est-il que cette contradiction réelle est au cœur du

façonnement des conditions objectives de l’évolution historique des sociétés post révolutionnaires.

Les formes d’organisation et d’action politiques inventées dans les circonstances par les « partis

révolutionnaires » (les communistes de la IIIe Internationale en l’occurrence) ont été prisonnières de

l’idée que le mouvement se faisait de la révolution considérée comme « imminente », ses conditions

« objectives » étant considérées comme réunies. Le « parti » devait alors pallier ce qui seul manquait :

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la constitution d’une organisation chargée de « faire la révolution », ce qui impliquait dans les

circonstances que l’accent soit mis sur l’homogénéité (par la suite le « monolithisme ») et la discipline

quasi militaire. Les partis en question ont conservé ces formes d’organisation alors même que la

perspective de l’assaut révolutionnaire immédiat avait été abandonnée, à partir de la fin des années

1920. Elles ont alors été mises au service d’un tout autre objectif prioritaire : la protection de l’Etat

soviétique, de l’intérieur comme de l’extérieur.

Dans les périphéries du capitalisme mondialisé – par définition « la zone des tempêtes » dans le

système impérialiste – une forme de la révolution demeurait bien à l’ordre du jour. Mais son objectif

demeurait par nature ambigu et flou : libération nationale de l’impérialisme (et maintien de beaucoup,

ou même de l’essentiel, des rapports sociaux propres à la modernité capitaliste), ou davantage ? Qu’il

s’agisse des révolutions radicales de la Chine, du Viet Nam et de Cuba ou de celles qui ne le furent pas

ailleurs en Asie, en Afrique et en Amérique latine, le défi demeurait : « rattraper » et/ou « faire autre

chose » ? Ce défi s’articulait à son tour à une autre tâche considérée également prioritaire : défendre

l’Union soviétique encerclée.

3.- La défense des Etats post révolutionnaires au cœur des choix des stratégies d’avant-garde

L’Union soviétique, plus tard la Chine, se sont trouvées confrontées à des stratégies d’isolement

systématique déployées par le capitalisme dominant et les puissances occidentales. Doit-on rappeler

que durant un tiers de la brève histoire des Etats-Unis, la stratégie de cette puissance hégémonique du

système capitaliste, s’est toute entière articulée sur l’objectif de détruire ses deux adversaires, fussent-

ils véritablement socialistes ou pas ? Et que Washington est parvenu à la fois à entraîner dans cette

stratégie et à subalterniser ses alliés tant dans les autres centres de la triade (Europe et le Japon) que

dans les périphéries, substituant progressivement les pouvoirs de classes compradores à ceux issus de la

libération nationale à vocation populaire ?

On comprend alors que, la révolution dans l’immédiat n’étant pas à l’ordre du jour ailleurs, la

priorité ait été généralement donnée à la sauvegarde des Etats post révolutionnaires. Les stratégies

politiques mises en œuvre – dans l’Union soviétique de Lénine puis de Staline et de ses successeurs,

dans la Chine maoïste puis post maoïste, celles déployées par les pouvoirs d’Etat nationaux populistes

en Asie et en Afrique, celles proposées par les avant-gardes communistes (qu’elles se soient situées

dans le sillon de Moscou, ou de Pékin, ou qu’elles aient été indépendantes) se sont toutes définies par

rapport à la question centrale de la défense des Etats post révolutionnaires.

L’Union soviétique et la Chine ont à la fois connu les vicissitudes des grandes révolutions et été

confrontées aux conséquences de l’expansion inégale du capitalisme mondial. L’une et l’autre ont

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progressivement sacrifié les objectifs communistes d’origine aux exigences immédiates du rattrapage

économique. Ce glissement, abandonnant l’objectif de la propriété sociale par lequel se définit le

communisme de Marx pour lui substituer la gestion étatique et s’accompagnant par le déclin de la

démocratie populaire, étouffée par la dictature brutale (et parfois sanglante) du pouvoir post

révolutionnaire, préparait l’accélération de l’évolution vers la restauration du capitalisme, commune

aux deux expériences en dépit de la diversité de leurs cheminements. Dans les deux expériences la

priorité a été donnée à la « défense de l’Etat post révolutionnaire » et les moyens internes déployés à

cette fin ont été accompagnés de stratégies extérieures priorisant cette défense. Les partis communistes

ont été alors invités à s’aligner sur ces choix non seulement dans leur direction stratégique générale

mais même dans leurs ajustements tactiques au jour le jour. Cela ne pouvait produire rien d’autre qu’un

affadissement rapide de la pensée critique des révolutionnaires dont le discours abstrait sur la

« révolution » (toujours « imminente ») éloignait de l’analyse des contradictions réelles de la société,

soutenu par le maintien des formes d’organisation quasi militaires contre vents et marées.

Les avant-gardes qui refusaient l’alignement, et parfois osaient regarder en face la réalité des

sociétés post révolutionnaires, n’ont néanmoins pas renoncé à l’hypothèse léniniste d’origine (la

« révolution imminente »), sans tenir compte que celle-ci était de plus en plus visiblement démentie

dans les faits. Il en a été ainsi du trotskysme et des partis de la IVe Internationale. Il en a été ainsi d’un

bon nombre d’organisations révolutionnaires activistes, inspirées parfois par le maoïsme, ou par le

guevarrisme. Les exemples en sont nombreux, des Philippines à l’Inde (les naxalites), du monde arabe

(avec les Nationalistes arabes et leurs émules au Yémen du Sud) à l’Amérique latine (Guevarrisme).

4.- Construction nationale et/ou construction socialiste dans les périphéries radicalisées

Les grands mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, entrés en conflit ouvert avec

l’ordre impérialiste, se sont heurtés, comme ceux qui ont conduits des révolutions au nom du

socialisme, aux exigences conflictuelles du « rattrapage » (la « construction nationale ») et de la

transformation des rapports sociaux en faveur des classes populaires. Sur ce second plan les régimes

« post révolutionnaires » (ou simplement post indépendance reconquise) ont certainement été moins

radicaux que les pouvoirs communistes, raison pour laquelle je qualifie les régimes en question en Asie

et en Afrique de « nationaux - populistes ». Ces régimes se sont d’ailleurs parfois inspirés des formes

d’organisation (parti unique, dictature non démocratique du pouvoir, gestion étatiste de l’économie)

mises au point dans les expériences du « socialisme réellement existant ». Ils en ont généralement dilué

l’efficacité par leurs options idéologiques floues et les compromis avec le passé qu’ils ont acceptés.

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C’est dans ces conditions que les régimes en place comme les avant-gardes critiques (le

communisme historique dans les pays en question) ont été invités à leur tour à soutenir l’Union

soviétique (et plus rarement la Chine) et à bénéficier de son soutien. La constitution de ce front

commun contre l’agression impérialiste des Etats-Unis et de leurs partenaires européens et japonais a

certainement été bénéfique pour les peuples d’Asie et d’Afrique. Ce front anti-impérialiste ouvrait une

marge d’autonomie à la fois pour les initiatives des classes dirigeantes des pays concernés et pour

l’action de leurs classes populaires. La preuve en est fournie par ce qui est advenu par la suite, après

l’effondrement soviétique. Avant même celui-ci celles des classes dirigeantes qui ont opté pour

« l’Occident » (l’exemple majeur en est fourni par Sadate) nourrissant l’illusion que ce retournement

serait favorable (dans le cas égyptien que les Etats-Unis détenaient 90 % des cartes dans la question

palestinienne et que leur amitié permettrait de « retourner » la situation en faveur de la cause arabe et

palestinienne …) n’ont finalement rien obtenu ; au contraire leur capitulation a favorisé le déploiement

des stratégies offensives de l’impérialisme (et en l’occurrence renforcé l’axe Washington -Tel Aviv).

Ce qui était par contre discutable c’était les conditions que l’Union soviétique a imposées aux

forces politiques engagées aux côtés des classes populaires dans les pays alliés (et singulièrement aux

partis communistes). On aurait pu imaginer que dans ce front anti-impérialiste ces partis conservent

l’autonomie entière de leur mouvement, reconnaissant par là même la dualité conflictuelle des intérêts

et des projets sociaux des partenaires associés dans le front. Car les classes dirigeantes poursuivaient

dans ce cadre un projet de nature capitaliste en définitive, bien que « national », tandis que la

satisfaction des intérêts des classes populaires exigeait de dépasser cette perspective dont l’histoire a

d’ailleurs démontré les limites étroites. Tout au contraire les choix de l’Etat soviétique ont nourri les

illusions que le projet capitaliste national portait en lui, affaiblissant par là même l’expression

autonome des classes populaires. L’invention de la prétendue « voie non capitaliste » exprimait ce

choix.

Sans doute à l’époque – celle de Bandung (1955-1975) –faire la distinction entre les intérêts des

pouvoirs et ceux de leurs peuples était-il difficile. Ces pouvoirs étaient fraîchement issus d’immenses

mouvements de libération qui avaient mis en déroute l’impérialisme dans ses formes anciennes

(« coloniales » et « semi coloniales »), parfois de véritables révolutions associées à ces mouvements

(Chine, Viet Nam, Cuba). Ils étaient encore « proches » de leurs peuples, et bénéficiaient d’une forte

légitimité

Les communistes arabes, dans leur grande majorité, ont accepté les propositions de la direction

soviétique : devenir, au mieux « l’aile gauche » des régimes nationaux – populistes anti-impérialistes.

Soutien à peine critique, pratiquement inconditionnel. L’auto dissolution du parti communiste égyptien

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en 1965, dans l’espoir illusoire d’être autorisé à réanimer le parti socialiste nassérien, le ralliement de

Khaled Bagdache en Syrie à la thèse que ce qui était à l’ordre du jour ne pouvait être que la

construction nationale, gommant sa qualification de capitaliste, constituent des exemples de ce choix.

Je me suis exprimé sur cette question centrale ailleurs, notamment à l’occasion de la publication en

Egypte des mémoires de nombreux militants de l’époque. Ma conclusion était que le communisme

arabe, dans son ensemble, n’était pas sorti du cadre essentiel du projet « national populiste », ignorant

que celui-ci s’inscrivait dans une perspective finalement strictement capitaliste. Cette option n’a pas été

conjoncturelle et « opportuniste » ; elle était de nature structurelle et traduisait les déficiences d’origine

des communismes en question, l’ambiguïté des idéologies qu’ils véhiculaient et finalement leur

ignorance des classes populaires dont ils étaient censés défendre les intérêts sociaux immédiats et à

long terme. Le résultat de cette option malheureuse a été que les communistes ont perdu leur crédibilité

dès lors que les régimes nationaux populistes ayant atteint leurs limites historiques sont entrés dans la

phase de l’érosion de leur légitimité. La gauche communiste ne s’étant pas posée en alternative au-delà

du populisme national, le vide était créé sur la scène politique, ouvrant la voie au déploiement

désastreux de l’Islam politique.

Sans doute quelques uns des communistes arabes, ici et là, ont-ils refusé ce ralliement

inconditionnel à la défense de la politique d’Etat soviétique. Les exemples des « Qawmiyin » et de

leurs émules au Yémen du Sud et ceux de quelques autres noyaux « maoïstes » en constituent le

témoignage. Mais ceux là ne sont pas sortis de l’hypothèse d’origine du léninisme, à savoir que la

« révolution était imminente ». En cela ils partageaient la vision des guevarismes en Amérique latine et

des Naxalites en Inde. L’échec des mouvements courageux qu’ils ont inspirés démontre a posteriori

que la thèse léniniste procédait de simplifications tragiques et était finalement erronée.

ENRICHIR ET MODERNISER L’ANALYSE SCIENTIFIQUE DE LA REALITE SOCIALE

Marxisme ou marxismes historiques ?

1.- Le marxisme n’est pas « une analyse scientifique du fonctionnement des marchés

(capitalistes) ». Il est bien plus que cela et tout autre chose

• Réduire le marxisme à une économie politique du capitalisme c’est rester sur le terrain de

l’économisme (bourgeois). L’économie vulgaire se propose en effet de découvrir les « lois » qui

commanderaient le fonctionnement des marchés. L’économie « pure » croit avoir découvert ces lois, et

de surcroît conclut que les « marchés » en question seraient autorégulés, dans la mesure où ils sont

« dérégulés » c'est-à-dire laissés libres de toute entrave administrative, artificielle par nature. Cette

économie « pure » ne s’intéresse pas au capitalisme réellement existant qui est un système total,

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économique, social et politique, mais étudie les lois d’un capitalisme imaginaire qui n’a rien à voir avec

la réalité.

• Marx s’attache à faire toute autre chose. Il pose d’autres questions, en premier lieu celles

concernant la spécificité du capitalisme comme étape du développement historique. Dans cet esprit il

place la « marchandise fétiche » (l’aliénation marchande) au cœur de la spécificité du capitalisme.

Cette aliénation fait que la société capitaliste est directement commandée par son économique, instance

non seulement déterminante en dernière instance, mais encore dominante. Dès lors les « lois » qui

gouvernent cette économie paraissent s’imposer comme des lois « objectives » extérieures à la société,

comme des « lois de la nature ». Ce n’est pas le cas dans les systèmes antérieurs, l’instance dominante

n’étant pas ici l’économique.

Le concept de valeur traduit cette aliénation propre au capitalisme. La critique positiviste de la

valeur d’échange de Marx (qui ayant constaté que les prix sont différents des valeurs et que le taux de

profit calculé en prix est forcément différent de celui calculé en valeurs en conclut que la théorie

marxiste de la valeur est « fausse ») ne comprend pas la question que Marx pose. La différence entre

les deux taux de profit est nécessaire : sans elle l’exploitation du travail par le capital serait

transparente (comme le sont les formes d’exploitation antérieures au capitalisme) et le capitalisme ne

serait pas le capitalisme, défini justement par l’opacification de cette réalité, condition pour que les

« lois » économiques s’imposent comme des lois de nature. La loi de la valeur ne commande pas

seulement la reproduction du système économique capitaliste, la valeur commande tous les aspects de

la vie sociale dans ce système. L’économie de marché devient société de marché.

Par ailleurs Marx ne fait pas l’hypothèse (fausse) de l’existence d’un « équilibre général » dont le

marché révèlerait la tendance. Au contraire pour Marx les marchés (et donc les marchés capitalistes)

sont instables par nature. Le système se déplace de déséquilibre en déséquilibre sans jamais tendre vers

un équilibre quelconque.

Ce qu’il faut expliquer c’est donc chacun de ces moments des déséquilibres successifs. Et pour le

faire on ne peut pas ne pas prendre en considération les rapports de force sociaux (les luttes de classe,

les formes de domination du capital et les alliances hégémoniques que cette domination implique

concrètement, la politique donc). Ce sont ces rapports, les changements qui les concernent (autrement

dit les régulations sociales) qui façonnent l’histoire du capitalisme réellement existant. Economie et

politique sont inséparables. L’économie « pure » est mythique. Il n’y a pas de déterminisme historique

(économique entre autre) antérieur à l’histoire. L’avenir est imprévisible parce qu’il est façonné par les

luttes sociales.

Le projet de Marx n’est pas celui d’une économique, moins d’un matérialisme historique.

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2.- Le capitalisme réellement existant peut-il être analysé comme un ensemble de formations

capitalistes plus ou moins avancées sur la même route ou doit-il être d’emblée considéré comme

un ensemble mondialisé complexe et polarisé ?

• Cette question ne trouve pas de réponse indiscutable chez Marx et Engels. Leurs écrits peuvent

être interprétés dans un sens qui suggèrerait que l’expansion mondiale du capitalisme devrait finir par

« homogénéiser » (« uniformiser ») le monde c'est-à-dire permettre aux pays attardés de « rattraper »

leur retard et de finir par devenir « à l’image des pays plus avancés ». Cette interprétation – possible,

textes à l’appui – ferait alors mettre le doigt sur une erreur de Marx, qui aurait de ce fait sous estimé (à

la limite ignoré) la polarisation immanente à l’expansion mondiale du capitalisme. Une lecture plus

attentive de Marx invite néanmoins à nuancer ce jugement.

• Marx fournit toutefois deux conclusions majeures concernant le capitalisme en général qui sont

plus que parfaitement confirmées par l’histoire. L’examen attentif de ces deux conclusions permet alors

de répondre à la question posée ici d’une manière plus riche (et plus juste) que par la méthode de la

lecture « érudite » (et entre les lignes) des écrits de Marx. Autrement dit Marx fournit les instruments

permettant une analyse correcte – et confirmée par l’histoire – de ce qu’est le capitalisme mondialisé

réellement existant.

Deux attitudes sont donc possibles : (i) poursuivre l’œuvre amorcée par Marx en utilisant la

méthode que sa lecture inspire pour analyser les évolutions postérieures (méthode du marxisme vivant

et créatif) ; ou alors (ii) essayer de lire dans Marx ce qu’il prévoyait pour l’avenir (méthode du

marxisme dogmatique et quasi religieux). Pour moi être « marxiste » c’est partir de Marx, non s’arrêter

à lui ; c’est lire les écrits de Marx non pas comme la « synthèse finale » de la pensée moderne critique

antérieure produite par les Lumières, la révolution française et le mouvement ouvrier (ce qu’ils sont

bien en partie), mais, au-delà, comme le moment de la naissance de la pensée nouvelle pour l’étape à

venir.

Les deux conclusions en question sont les suivantes :

(i) La tendance générale de l’accumulation est de produire la paupérisation, autre

terme pour dire polarisation.

(ii) Le capitalisme est un système instable par nature.

La tendance à la polarisation est sans cesse combattue par les luttes sociales qui définissent le cadre

dans lequel se déploie l’accumulation. Cette dialectique tendance à la polarisation-réaction dirigée

contre cette tendance n’a rien à voir avec la méthode de l’économie vulgaire (recherche de l’équilibre

général produit « spontanément » et « naturellement » par le marché). Elle se situe à ses antipodes.

Que constate-t-on dans les faits ?

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(i) Que la tendance à la paupérisation-polarisation n’est pas évidente si l’on

considère sur la longue période les pays centraux du système capitaliste mondial (20 % de la

population totale du système). Cette constatation est le grand argument « contre » le

marxisme … Vous voyez bien, … les prévisions de Marx ont été démenties par l’histoire …

(ii) Par contre si l’on considère le système capitaliste mondial dans son ensemble, la

polarisation est plus qu’évidente, indiscutable.

Mais alors on doit tirer une conclusion théorique de cette double constatation : que dans le

capitalisme (comme souvent dans les systèmes complexes) le tout (le monde) détermine les parties (les

nations) et non l’inverse. Le tout n’est pas l’addition des parties, mais leur combinaison. Comme on

doit en conclure que la polarisation est immanente au capitalisme mondial, et que par conséquent les

pays « moins développés » ne sont pas engagés sur la route qui les conduira à « rattraper » les pays

capitalistes plus avancés.

Cette conclusion invite donc à poursuivre l’œuvre amorcée par Marx, la compléter et la renforcer en

prêtant davantage d’attention au caractère mondial du système. En dégager les caractéristiques et les

tendances. Pour cela il fallait aller au-delà de la « loi de la valeur » telle qu’on peut l’appréhender dans

le cadre du MPC saisi à son plus haut niveau d’abstraction et définir sa forme d’existence réelle comme

« loi de la valeur mondialisée ». Cela implique à son tour l’analyse attentive des phases successives du

déploiement du capitalisme mondial, de leurs singularités et à partir de là des formes successives

spécifiques de la loi de la valeur mondialisée.

Tel était et demeure le « défi » auquel le marxisme historique (c'est-à-dire postérieur à Marx) doit

répondre.

• L’a-t-il fait ? Oui et non.

Il y a eu et il y a toujours beaucoup de résistances à le faire. Dogmatisme. Mais surtout tendance à

l’eurocentrisme, forte dans les marxismes occidentaux. Conduisant à refuser de donner à l’impérialisme

toute l’importance décisive qu’il a dans le capitalisme réellement existant. Le marxisme de la IIe

Internationale (Kautsky inclus) est pro impérialiste, et de ce fait invite à une interprétation de Marx

linéaire, évolutionniste, quasi positiviste.

Lénine puis Mao ouvrent la voie pour aller plus loin. Lénine partiellement par la théorie du

« maillon faible » : la révolution socialiste (mondiale) est amorcée dans les périphéries (en l’occurrence

la Russie) mais celle-ci doit être suivie rapidement par celle des centres. Attente vaine et démentie dans

les faits. Report des espoirs sur l’extension de la révolution à d’autres périphéries (après Bakou 1920) ;

attente confirmée dans les faits (Révolution chinoise).

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Mais alors de nouvelles questions se posent de ce fait : que peut-on faire dans les périphéries

attardées qui rompent (ou dont les révolutionnaires veulent rompre) avec le capitalisme ? Construire le

socialisme dans un seul pays ? Réponse positive mauvaise : le stalinisme. Réponse positive renouvelée

à partir de la critique de celui-ci : le maoïsme. Mais limites de ce dernier.

La question et le défi restent donc entiers : la polarisation immanente au capitalisme réellement

existant met à l’ordre du jour la révolte-révolution pour la majorité des peuples qui sont à la périphérie

du système (les 80 % des êtres humains oubliés par l’idéologie bourgeoise et dans une large mesure par

les « marxismes occidentaux ») et retarde la radicalisation dans ses centres. Cela implique une nouvelle

vision de ce que j’appelle la « longue transition du capitalisme mondial au socialisme mondial ». Une

vision qui n’est ni celles des Ire et IIe internationales (eurocentriques), ni celles de la IIIe (le socialisme

dans un seul pays).

Le défi reste donc entier.

• On ne peut ignorer les contributions des marxismes non européens qui ont eu au moins le

courage d’aborder frontalement ces « questions du marxisme », soigneusement éludées dans les

tendances principales des marxismes occidentaux.

C’est dans le « marxisme de la périphérie » qu’on trouvera certaines parmi les meilleures analyses

d’avant-garde sur ce sujet concernant le « capitalisme mondial réellement existant ». Ma modeste

contribution se situe dans cette perspective.

• Question associée : stabilité possible ou instabilité immanente du capitalisme ?

La réponse de Marx est ici claire : instabilité organique et non conjoncturelle. En parallèle celle de

Keynes qui ne s’intéresse pas à l’instabilité du capitalisme en général mais seulement à celle du

capitalisme libéral.

3.- Marxisme et marxismes historiques

• Le marxisme n’est pas une spécialité universitaire, une « école ». Devenu l’axe de la pensée de

mouvements et partis politiques il doit être étudié comme tel. C'est-à-dire comme « marxismes

historiques » (au pluriel). La tâche essentielle est alors de tenter de comprendre : a) ce que disent ces

marxismes historiques, et b) pourquoi ils le disent (c'est-à-dire identifier les défis auxquels les

mouvements des peuples qu’ils inspirent sont confrontés). La tâche secondaire, éventuelle, est de situer

ces marxismes historiques par rapport non à un « marxisme » qu’on voudrait « pur » et « vrai » mais à

Marx et à d’autres marxismes historiques. Eviter la méthode idéologique c'est-à-dire la qualification de

ces marxismes historiques en termes de « déviations » (qui supposent un marxisme « vrai »).

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Dans cet esprit on a :

• Les marxismes de la IIe Internationale avant et après 1914 (jusqu’au jour où les partis

socialistes en question abandonnent la référence au marxisme). Dans ce cadre on a les marxismes

historiques pro impérialistes ; les versions « réformistes » (Bernstein, les partis socialistes après 1914)

et « révolutionnaires » (Kautsky).

• Les marxismes de la IIIe (et IVe) Internationales : léninisme du temps de Lénine, stalinisme,

trotskisme, maoïsme ; marxismes d’Amérique latine, Afrique, Asie ; marxismes des partis

communistes d’Europe. On doit éviter de faire l’amalgame de tout cela car les défis réels affrontés par

les partis en question sont fort différents.

S’agit-il de « marxismes de légitimation » ?

Le terme est dangereux et ambigu. Toute idéologie organique est nécessairement « légitimante »

même si elle reste une pensée critique de la réalité. La réalité qu’elle légitime est à débusquer : que

prétendait le marxisme historique objet de la réflexion ? Ou bien il légitimait tout autre chose qu’il se

gardait de reconnaître ?

Le marxisme soviétique stalinien a certainement été une forme indiscutable d’idéologie de

légitimation de la pratique de la classe dirigeante de l’Union Soviétique et notamment de sa politique

internationale. Dans cette pratique les raisons réelles des options – bonnes ou mauvaises – ont été

largement occultées dans le discours idéologique.

Certains « marxismes historiques » du tiers monde post deuxième guerre mondiale ont également

bien rempli des fonctions de légitimation (fut-elle dite « critique ») des options et politiques de

pouvoirs que j’appelle nationaux populistes anti impérialistes. Comment ils l’ont fait, pourquoi, dans

quels termes, jusqu’à quel point, quelles en ont été les conséquences à plus long terme ? Questions qui

demeurent à discuter calmement en évitant les approbations ou condamnations décidées à l’avance.

Mais également on doit noter que certains de ces « marxismes du tiers monde contemporain » se sont

constituées à partir de la critique – parfois fort sévère – des systèmes nationaux – populistes en

question, quand bien même ils auraient été anti impérialistes. A partir de là la critique a été

naturellement conduite à faire celle du « marxisme d’Etat soviétique ». J’appartiens à ce courant. Et

j’ajouterai que la contribution de ce courant au renouvellement du débat « marxiste » sur les défis réels

auxquels les peuples du monde (Nord et Sud) sont confrontés n’est pas négligeable.

OUVRIR LE DEBAT SUR LA LONGUE TRANSITION AU SOCIALI SME MONDIAL

L’erreur de Lénine dans son appréciation des défis réels et de la maturité des conditions

révolutionnaires reconnue, il nous faut aller au-delà de la critique et de l’autocritique de l’histoire du

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communisme au XXe siècle, pour ouvrir de manière ouverte et inventive le débat sur des stratégies

alternatives positives pour le XXIe siècle.

Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai proposé ailleurs, dont je résumerai l’essentiel dans les

points suivants :

(i) Il nous faut envisager des stratégies répondant au défi d’une perspective de « longue

transition » du capitalisme mondial au socialisme mondial.

(ii) Au cours de cette longue transition se combineront dans la réalité des systèmes sociaux,

économiques et politiques produits par les luttes sociales des éléments de reproduction de la société

capitaliste et, contradictoirement, des éléments amorçant et développant des rapports sociaux

socialistes. Deux logiques conflictuelles en combinaison et contradiction permanentes.

(iii) Les progrès dans cette direction sont nécessaires et possibles dans toutes les régions du

système capitaliste mondial, tant dans ses centres impérialistes que dans ses périphéries

compradorisées. Bien entendu les stratégies d’étapes de ces développements doivent être par la force

des choses concrètes et spécifiques, notamment pour ce qui concerne les contrastes centres/périphéries.

(iv) Des forces sociales, idéologiques et politiques à travers lesquelles s’expriment, fût-ce dans

la confusion, les intérêts populaires, oeuvrent déjà dans ces directions. Les mouvements dits

« altermondialistes » en constituent la preuve matérielle. Il reste que ces mouvements véhiculent des

alternatives différentes, les unes progressistes (allant dans le sens indiqué ci-dessus), les autres

illusoires ou même franchement réactionnaires (des réponses para fascistes aux défis). Politiser le débat

au bon et vrai sens du terme, constitue la condition de la construction de ce que j’ai appelé la

« convergence dans la diversité » des forces progressistes.

(v) Les victimes du déploiement du capitalisme libéral rassemblent les majorités dans toutes les

régions du monde. Le socialisme doit être capable de mobiliser cette chance historique nouvelle. Mais

il ne pourra le faire que s’il sait tenir compte des transformations, produites par les révolutions

technologiques, qui ont modifié de fond et comble et durablement l’architecture des structures sociales.

Le communisme ne doit plus être le drapeau de la seule « classe ouvrière industrielle » au sens ancien

du terme. Il peut devenir celui de l’avenir des larges majorités de travailleurs, en dépit de la diversité de

leurs statuts. Reconstruire l’unité des travailleurs, de ceux qui bénéficient d’une certaine stabilisation

dans le système et de ceux qui en sont exclus, constitue aujourd’hui un défi majeur pour la pensée

inventive d’un renouveau communiste. Dans les périphéries cette reconstruction implique également

l’organisation de vastes mouvements capables d’imposer le droit d’accès égal à la terre pour tous les

paysans. Ce renouveau s’impose d’autant qu’on a souvent fini par oublier que la paysannerie

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rassemblait encore la moitié de l’humanité et que le capitalisme dans toutes ses formes est incapable de

résoudre ce problème majeur.

(vi) Une stratégie d’action efficace s’inscrivant dans la perspective souhaitée doit être capable

de produire des avancées dans trois directions simultanées : le progrès social, la démocratisation et la

construction d’un système mondial pluricentrique. La démocratie politique proposée pour accompagner

l’option économique du capitalisme libéral est appelée à faire perdre dramatiquement toute crédibilité à

la démocratie. En sens inverse le progrès social apporté d’en haut se substituant à l’invention de ses

formules par le déploiement du pouvoir démocratique des classes populaires n’est plus acceptable. Il

n’y aura pas de socialisme sans démocratie, mais également pas d’avancées démocratiques sans progrès

social. Enfin, compte tenu de la réalité des diversités nationales (et singulièrement des cultures

politiques qui les façonnent) et de l’inégalité produite par l’histoire du déploiement du capitalisme

mondial l’ouverture de marges rendant possibles les avancées sociales et démocratiques requises

impose la construction d’un système mondial pluricentrique. La condition première de celle-ci est

évidemment la mise en déroute du projet de Washington de contrôle militaire de la planète.

EN CONCLUSION : L’EMPIRE DU CHAOS ET LA GUERRE PERM ANENTE

• Dans le moment actuel le déploiement du projet américain de contrôle militaire de la planète et

de guerre permanente (préventive de préférence) contre tous les récalcitrants et les pays « menaçants »

à long terme (la Chine et quelques autres) est seul à occuper toute la scène. Washington conserve

toujours l’initiative tandis que les autres pouvoirs – quand ils ne se soumettent pas sans discussion ou

même parfois avec enthousiasme (ce qui est le comportement normal attendu des classes serviles de

l’Europe de l’Est et de certains pays du tiers monde) – se satisfont de modestes protestations, ou se

résignent au fait accompli.

Le déploiement de ce projet si démentiel et criminel soit-il est appelé à se poursuivre, au-delà même

d’une défaite éventuelle de la clique des ultras rassemblées par Bush Jr, car il est celui de la majorité de

la classe dirigeante des Etats-Unis, démocrates inclus. Or tant que ce projet ne sera pas mis en déroute

définitive, toutes les avancées démocratiques et sociales dont les luttes peuvent permettre le succès ici

et là demeureront vulnérables et fragiles. Le projet de domination des Etats Unis – l’extension de la

doctrine Monroe à la planète entière – est démesuré. Ce projet, que j’ai qualifié pour cette raison

d’Empire du chaos dés l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, sera fatalement confronté à la

montée des résistances grandissantes des nations de l’ancien monde qui n’accepteront pas de s’ y

soumettre. Les Etats Unis seront alors appelés à se comporter comme l’ « Etat voyou » par excellence,

substituant au droit international le recours à la guerre permanente ( amorcée au Moyen orient , mais

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qui vise , au delà , la Russie et l’ Asie ),glissant sur la pente fasciste ( la « loi patriotique » a déjà donné

à leur police vis à vis des étrangers – les « aliens » - des pouvoirs similaires à ceux dont la Gestapo

avait été dotée ).

Pourtant le projet ne bénéficie de la sympathie d’aucun peuple et gêne un certain nombre de

pouvoirs dans des pays importants : certes pas en « Europe » (qui n’existe pas), mais en France et en

Allemagne, comme en Russie, en Chine et en Inde. Mais les uns et les autres ne lui opposent jusqu’ici

aucune stratégie alternative cohérente et puissante, à la hauteur du défi.

Du côté des « peuples » le mouvement dit « altermondialiste » qui en exprime – partiellement – les

souhaits, n’a pas encore franchi l’étape de ses premières expressions, en dépit des progrès de la

conscience politique et de la participation des classes populaires enregistrés (par exemple un Forum

Social Mondial de Mumbai en 2204 par rapport à ceux qui l’ont précédé à Porto Alegre). Il n’est

encore parvenu ni à se cristalliser en alternative politique d’ensemble ni à mobiliser les forces sociales

populaires majeures – ouvriers et paysans, peuples entrés en résistance contre l’occupant américain –

sans la participation desquelles la déroute du projet américain ne peut être achevée.

Ceux des pouvoirs en place qui pourraient refuser l’alignement sur les ambitions de Washington

n’ont pas davantage de visions politiques stratégiques alternatives capables de promouvoir leur alliance

sur des bases solides. Je dirai que les responsabilités de la France et de l’Allemagne sont probablement

majeures sur ce terrain parce les initiatives que ces deux Etats pourraient prendre trouveraient

certainement des échos très favorables en Russie, en Chine, en Inde et probablement ailleurs dans le

tiers monde et même dans d’autres pays d’Europe. Le soutien au véto au Conseil de Sécurité à la veille

de l’invasion de l’Irak en témoigne. Mais partout dans les pays cités les classes dominantes en place à

l’heure actuelle demeureront pour le moins qu’on puisse dire hésitantes à heurter de front les intérêts

non seulement des Etats-Unis mais ceux de l’impérialisme collectif auquel participent la France et

l’Allemagne, et ceux des bourgeoisies de Russie, Chine et de quelques autres pays fussent-elles, dans le

meilleur des cas, «nationales » (et de ce fait « nationalistes ») par opposition aux segments

compradorisés dominants ailleurs.

Le peuple des Etats-Unis a certainement un rôle à jouer dans cette bataille gigantesque. Mais il est

mal préparé à en assumer les responsabilités. Sans doute le courage des intellectuels et d’autres qui, au

cœur de la bête, n’hésitent pas à dénoncer les crimes de leur gouvernement, doit-il être salué avec le

plus grand respect. Mais cette belle résistance ne doit pas nous faire oublier que la « peur

systématique » (de l’étranger en général, du monde entier, toujours soupçonné de « terrorisme »

possible) s’est emparée du peuple américain victime d’une machinerie médiatique face à laquelle il

n’est pas outillé pour en déjouer les manœuvres. Les faiblesses de la culture politique façonnée par

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l’histoire des Etats-Unis, les illusions de son peuple sur sa « démocratie » - en fait annihilée dans son

potentiel de faire progresser l’esprit critique – sont à l’origine de ces déficiences qu’on aurait tord de

sous estimer.

• Au-delà, c'est-à-dire lorsque le projet démentiel et criminel de Washington aura été mis en

déroute définitive, l’horizon s’éclaircit.

Les mêmes coalitions qui auront assuré le succès des peuples dans cette bataille gigantesque sont

par elles mêmes porteuses de potentiels de transformations positives dans toutes les dimensions de la

réalité sociale et politique, nationale et mondiale. Elles sont capables de formuler des stratégies

adéquates pour promouvoir simultanément l’approfondissement de la démocratie et le progrès social.

Elles créeront ainsi les conditions d’avancées en direction de la construction d’un système multipolaire

authentique, rassemblant la majorité des peuples de la planète et par là même amorçant un avenir situé

à la fois au-delà du capitalisme et de l’impérialisme. Elles démontreront que le capitalisme, parvenu au

stade de sénilité, doit et peut être dépassé, ouvrant la voie à la longue transition au socialisme mondial.

Il faut ouvrir les débats sur ces questions dès aujourd’hui, en même temps qu’on organise le combat

contre le projet américain. Les avancées dans ces deux directions sont complémentaires et permettront

de renforcer le camp des peuples dans tous ses combats à court et à plus long termes. Les segments les

plus représentatifs de l’altermondialisme, les organisations et partis politiques à vocation « de gauche »,

celles dans lesquelles se reconnaissent les classes populaires, ouvrières et paysannes (que ces

organisations soient celles qui existent déjà sur le terrain et/ou celles que les luttes peuvent conduire à

inventer), constituent le tissu des forces sociales et politiques porteuses de l’avenir.

Je ne sous estime pas le rôle des intellectuels engagés dans les propositions que je fais ici. A

condition que ceux-ci prennent leurs distances à l’égard des idéologies désarmantes du « post

modernisme » mis à la mode, comme de « l’académisme » dans la conduite des analyses et des

« visions du futur » qu’ils en déduisent. Car la tentation est grande chez beaucoup de poursuivre des

raisonnements prétendus « réalistes » qui sont en réalité plus proches de ceux de la « real-politik » des

maîtres du pouvoir que de réponses aux besoins du combat des classes populaires.

J’en prends pour exemple les développements sans fin consacrés à la géométrie des alliances et

des conflits internationaux, comme aux successions diverses de nouvelles « hégémonies » possibles.

Ces exercices ne sont pas toujours sans intérêt. Ils permettent parfois d’identifier les problèmes mal vus

et de localiser les contradictions à venir. Mais ils n’ont véritablement d’intérêt que s’ils sont replacés

dans le cadre des débats allant d’emblée au cœur de la question : comment construire des alternatives

efficaces et possibles, ouvrant la voie à la longue transition au-delà du capitalisme et de l’impérialisme.

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• « L’histoire universelle » a été longtemps celle de la complémentarité et du choc des grandes

sociétés constitutives de « l’ancien monde » (Asie, Europe, Afrique), les Amériques post colombiennes

le théâtre de l’expansion « isolationniste » de la puissance majeure qui s’y est constituée, les Etats-

Unis. Depuis 1945 cette puissance affirme sa vocation mondiale, contrainte d’abord de la partager

(inégalement) avec le concurrent militaire et idéologique soviétique, puis sans égal apparent après

l’effondrement du « socialisme ».

Dans le même temps l’Europe s’élevait au rang de première puissance commerciale mondiale et

s’engageait dans une construction politique qui exclut probablement le retour aux guerres permanentes

entre ses Nations constitutives, le Japon se modernisait et l’Asie s’engageait avec une rapidité

exceptionnelle dans cette voie. Le capitalisme fournit le cadre de référence obligatoire de ce nouveau

système mondial multipolaire en construction. Face au défi américain des rapprochements sérieux entre

les pôles de l’ancien monde ont-ils la possibilité d’imposer de nouveaux équilibres stabilisateurs ?

Les analyses que j’ai proposées invitent à beaucoup de circonspection à cet égard. J’ai mis

l’accent sur les fragilités des constructions chez deux partenaires majeurs du système, l’Europe enlisée

dans l’atlantisme et la Chine. La vulnérabilité du Japon, de l’Inde, de la Russie, n’est pas moindre,

pour des raisons diverses que la brièveté de ce papier ne permettait pas d’aborder.

Je n’en conclus néanmoins pas que de ce fait le projet américain de leadership mondial unilatéral

s’imposera nécessairement. La construction d’alliances politiques entre des Etats européens majeurs, la

Russie et l’Asie (la Chine et l’Inde en particulier) est à l’ordre du jour et, si elle se fait, mettra en

déroute définitive les ambitions démesurées de Washington. Alors la multipolarité fournira le cadre du

dépassement possible et nécessaire du capitalisme. Le monde multipolaire stabilisé et authentique sera

finalement socialiste ou ne sera pas.

• Le capitalisme n’est pas la « fin de l’histoire », il constitue au contraire un moment de

transition, historiquement relativement bref (cinq siècles), mais néanmoins décisif, celui d’une

accumulation accélérée (d’une progression extrêmement rapide de l’efficacité des forces productives).

Cette accélération néanmoins s’est accompagnée d’une centralisation du surplus à l’échelle mondiale

(qui définit le caractère impérialiste immanent à l’expansion capitaliste) : l’écart de développement

entre les différentes régions majeures de la planète qui au moment de la révolution industrielle ne

dépassait pas le rapport de 1 à 1,5 est passé en deux siècles de 1 à 60 ! Cette centralisation du surplus

est insupportable et menace de faire sombrer la civilisation humaine. En ce sens le capitalisme ne doit

pas « durer » (il n’est pas un « mode de développement durable »). Plus ses jours sont prolongés plus la

menace de barbarie s’intensifie. J’ai même prétendu que par bien de ses aspects il était déjà entré dans

sa phase de sénilité (« obsolescence »). Apporter une solution à cette contradiction, qui est la tâche de

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la « longue transition au socialisme mondial », passe par la remise en cause de la centralisation du

surplus au niveau mondial (c’est le sens du concept de « déconnexion nécessaire » que j’ai proposé).

J’avais fait un parallèle entre cette situation et celle de l’Empire, romain, caractérisé lui aussi par des

formes extrêmes de centralisation du surplus dans l’aire qui le constituait. Cette centralisation avait été

détruite par la « féodalisation », donnant au « Moyen Age » européen l’allure d’une « longue

transition » du mode tributaire (centralisé) ancien au mode capitaliste. Mais la transition en question

s’était frayée sa voie par la « décadence » (c'est-à-dire l’absence de maîtrise du processus). La

modernité permet, en principe, de maîtriser la longue transition au socialisme mondial nécessaire. Il

s’agit donc de savoir si la transition se fera à travers la « décadence du capitalisme » (en l’occurrence

alors porteuse du danger d’auto destruction définitive de l’humanité) ou par la « révolution » (au sens

de transition maîtrisée). « Révolution ou décadence », me paraît aujourd’hui encore plus à l’ordre du

jour de nos débats nécessaires que lorsque j’en ai fourni la formulation il y a trente ans. Le « choc des

barbaries », à l’œuvre aujourd’hui, devrait nous en convaincre.