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Langage et Mythe chez Cassirer
Introduction 01. La notion de forme symbolique 02. Le but vis : la constitution d'une grammaire gnrale des formes symboliques 03. Les deux points de vue privilgis : le logique et le dynamique Premire partie : Le langage 1. Le langage comme forme symbolique particulire 11. Point de vue logique sur le langage 111. Les deux premires tapes : l'expression mimique et l'expression analogique 112. La troisime tape : l'expression symbolique 12. Point de vue dynamique sur le langage 121. La sensibilit 122. L'expression intuitive 123. L'expression de la pense conceptuelle 1231. La construction des concepts nominaux 1232. La construction des concepts verbaux 1233. Le passage de la construction qualifiante la construction gnralisante 124. L'expression des formes pures de la relation 2. La parent du langage et du mythe : origine commune deux formes symboliques 21. Aspect mythique accord au mot 22. La distinction mana-tabou dans le mythe et dans la langue 23. L'usage spcifique de la mtaphore dans le mythe Deuxime partie : Le mythe 3. Le mythe et la science 31. Les interprtations errones de la notion de mythe 311. L'interprtation "unificationniste" du mythe 312. L'interprtation "cratylenne" du mythe 32. La solution de Cassirer : le mythe comme forme symbolique
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Introduction
Le discours de Cassirer a ceci d'original d'tre un discours de type philosophique et
non de type "sciences humaines" (anthropologique, sociologique ou autre) contrairement
l'volution ultrieure de la thorisation de la fonction symbolique. Comme tel, il se fonde
essentiellement sur trois rfrences la tradition philosophique :
. Aristote pour l'aspect logique (la logique est conue d'une part dans le cadre du genre
prochain et de la diffrence spcifique bien que Cassirer se dmarque aussi du point de vue
traditionnel en suivant les remarques du logicien Lotze)
. Kant pour l'aspect transcendantal (d'une part, la sphre du Sujet que Cassirer appelle
souvent "conscience" est conue non pas comme individuelle ou collective mais comme
condition de possibilit de toute constitution de savoir ; d'autre part, la connaissance se
constitue partir de trois ples : sensibilit, imagination et entendement).
. Leibniz pour l'ide de forme symbolique. Dans le tome 3, p. 60, Cassirer fait remarquer
que l'on peut prsenter la forme symbolique comme la rsurgence du problme du signe pos
par Leibniz dans un cadre kantien (tel qu'il apparat dans l'Opus posthumum, c'est--dire
l'laboration d'une quatrime critique).
Du point de vue linguistique, Cassirer adopte la perspective de von Humboldt (1767-
1835) et tout particulirement le point de vue dynamique que celui-ci dfend dans sa
dfinition dsormais classique du langage : le langage n'est pas une uvre mais une activit,
c'est--dire non pas un instrument au service de la pense mais ce par quoi une production du
sens est possible. L'enqute que Cassirer mne vise prciser la notion de "forme interne
une langue" telle qu'elle est dcrite par Humboldt : l'esprit humain articule dans toute langue
un aspect matriel (le son) et un aspect abstrait (le sens) ; cette activit d'articulation s'opre
dans chaque langue de manire unique. De ce point de vue, la notion de "forme symbolique"
reprend la notion de "forme interne" dans une perspective plus gnrale puisque le langage est
conu comme une forme symbolique parmi d'autres.
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01. La notion de forme symbolique
Une "forme symbolique" est une direction emprunte par le sens : (Cassirer 1923) p.
234 :
[] les choses, les tats, les proprits et les activits ne sont pas des contenus donns
dans la conscience, mais les modes et les directions de la mise en forme qu'elle opre.
Les formes symboliques (et partant, le sens) dnotent une activit originaire, non-
drivable d'autre chose que de l'esprit humain : la ralit ne leur prexiste donc pas (une
forme symbolique n'est pas un reflet d'une ralit existant indpendamment d'elle) mais au
contraire celle-ci est rendue intelligible par le biais d'une forme symbolique. Cf. (Cassirer
1923) p. 18-19 :
Toutes les grandes fonctions spirituelles partagent avec la connaissance la proprit
fondamentale d'tre habites par une force originairement formatrice et non pas simplement
reproductrice. Loin de se borner a exprimer passivement la pure prsence des phnomnes,
une telle fonction lui confre, par la vertu autonome de l'nergie spirituelle qui se trouve en
elle, une certaine signification, une valeur particulire d'idalit. Cela est aussi vrai de l'art
que de la connaissance, de la pense mythique que de la religion : le monde d'images dans
lequel vit chacune de ces fonctions spirituelles n'est jamais le simple reflet d'un donn
empirique ; il est au contraire produit par la fonction correspondante suivant un principe
original. Toutes les fonctions de l'esprit engendrent ainsi leurs propres configurations
symboliques qui, bien que fort diffrentes des symboles de l'intellect, ne leur cdent en rien
quant la valeur de leur origine spirituelle. I1 n'est aucune de ces configurations qui se puisse
dduire des autres ou qui s'y ramne purement et simplement : chacune renvoie un point de
vue spirituel bien dfini et chacune constitue, a l'intrieur de ce point de vue et a travers lui,
un aspect particulier du "rel". I1 convient donc de voir en elles non pas les diffrentes
manires qu'aurait un rel-en-soi de se rvler l'esprit, mais bien les diverses voies que suit
l'esprit dans son processus d'objectivation, c'est--dire dans sa rvlation lui-mme. Que l'on
considre en ce sens l'art, le langage, le mythe ou la connaissance, immdiatement ils donnent
naissance un problme d'ensemble; ainsi s'ouvre un accs nouveau une philosophie
gnrale des sciences de l'esprit.
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Ces formes sont multiples : le langage, la pense mythico-religieuse, la science en sont
les trois formes principales. Elles font partie de ce que Cassirer appelle la culture. Cf.
(Cassirer 1923) p. 20 :
Les diffrents produits de la culture - langage, connaissance scientifique, mythe, art,
religion - s'insrent ainsi, en dpit de leur diversit interne, dans une seule problmatique
gnrale et apparaissent comme autant de tentatives pour transformer le monde passif de la
simple impression, o l'esprit semble toujours enferm, en un monde de pure expression de
l'esprit.
L'activit smiotique qui se manifeste dans les formes symboliques se prsente sous
l'aspect de directives pour la production d'objets de reprsentation. Par exemple, pour le cas
du nombre, (Cassirer 1923) p. 189 (cf. aussi (Cassirer 1923) p. 257) :
Les termes numriques du langage [] ne symbolisent pas vraiment un tat et des
dterminations relles des objets ; ils contiennent plutt un ensemble de directives pour le
mouvement corporel qui sert dnombrer.
Cette activit est aussi appele objectivation ((Cassirer 1923) p. 250). Les formes
symboliques sont donc des processus dynamiques de symbolisation qui ne sont pas des reflets
de la "ralit" externe mais qui permettent au contraire d'y avoir accs.
Deux consquences en dcoulent quant au projet gnral d'une philosophie des formes
symboliques : le but vis est la constitution d'un systme des formes symboliques au moyen
de deux points de vue privilgis, le point de vue logique et le point de vue dynamique.
02. Le but vis : la constitution d'une grammaire gnrale des formes symboliques
Le but de la recherche concernant les formes symboliques vise la constitution d'une
grammaire systmatique de ces formes ((Cassirer 1923) , p. 28) :
Si l'on pouvait parvenir une vue systmatique des diffrentes directions de ce mode de
l'expression, et dceler ses traits typiques et communs, ainsi que les gradations particulires
et les diffrences internes de ceux-ci, on accomplirait alors pour l'ensemble de la cration
spirituelle l'idal de la caractristique universelle tel que Leibniz l'a formul pour la
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connaissance. Nous serions alors en possession d'une espce de grammaire de la fonction
symbolique en tant que telle, qui embrasserait et dterminerait d'une faon gnrale
l'ensemble des expressions et des idiomes particuliers tels que nous les rencontrons dans le
langage et dans l'art, dans le mythe et dans la religion.
03. Les deux points de vue privilgis : le logique et le dynamique
Une forme symbolique peut tre tudie pour elle-mme (point de vue logique) ou
comme tape d'un dveloppement (point de vue dynamique). On pourrait croire (et le
dveloppement mme de la Philosophie des formes symboliques laisse souvent penser) que
Cassirer adopte une dmarche inductiviste d'origine aristotlicienne qui consiste passer du
particulier au gnral et dcrire en termes d'tapes de dveloppement les phases de
constitution du symbole proprement dit ou les tapes historiques de la transformation d'une
forme symbolique telle le langage. Ces tapes iraient du plus indtermin (le rapport au
sensible) au plus dtermin (le conceptuel). Par exemple on trouve dans (Cassirer 1923) p. 49
:
Il nous faut revenir la symbolique "naturelle", cette mise en scne du tout de la
conscience, si nous voulons former le concept de la symbolique artificielle des signes
"arbitraires", que la conscience a crs pour elle-mme dans le langage, dans l'art et dans le
mythe.
Pourtant, Cassirer la fin du premier tome de la Philosophie des formes symboliques
tente de montrer que le concept d'embotement (du genre et de l'espce) n'est pas un concept
originaire et que le concept de srie permet une construction qualifiante des concepts qui est
plus primitive ((Cassirer 1923) p. 250-265). Il n'est donc pas possible de concevoir le
dveloppement des formes symboliques comme un simple cheminement inductif allant du
particulier au gnral, mme si l'induction est le principe logique qui, l'intrieur de chaque
forme symbolique, permet d'expliquer le passage du particulier au gnral, du sensible
l'intelligible (par exemple, (Cassirer 1923) p. 258 sur le passage progressif du sens "concret"
au sens "abstrait" d'un mot) et mme si la gnralisation s'accrot du langage au mythe, du
mythe la science et de la science la mtaphysique. Les formes symboliques sont bien des
"constructions qualifiantes" de la ralit ; elles ont pour fondement le concept de srie et c'est
donc la logique de ce dveloppement en srie que Cassirer va tenter de dgager. C'est
pourquoi Cassirer sera par exemple attentif ce qui est commun la forme symbolique du
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langage et celle du mythe ((Cassirer 1923) p. 258, voir plus bas 13. 2. 3. 3.) et ce qui est
commun la forme symbolique du langage et celle de la science : il n'y a pas de passage
inductif du langage au mythe puis la science mais le mythe comme la science usent du
langage leur propre fin, dans leur sphre propre.
Premire partie : Le langage
1. Le langage comme forme symbolique particulire
Une forme symbolique revt un intrt particulier : celle du langage parce qu'on y
trouve d'une part les outils smiotiques par excellence, le symbole et le signe et d'autre part la
notion gnrale de forme symbolique. Cf. (Cassirer 1923) p. 29 :
Dans ce monde nouveau des signes linguistiques, le monde des impressions lui-mme
accde un nouvel tat, parce qu' une articulation spirituelle nouvelle. Lorsqu'on distingue et
spare certains moments dans le contenu, et qu'on les fixe grce au son articul, on ne se
contente pas de dsigner en eux une certaine qualit intellectuelle : on leur confre au
contraire cette qualit par laquelle il sont alors levs au-dessus de la simple immdiatet des
qualits dites sensibles. Le langage devient ainsi un des moyens fondamentaux de l'esprit,
grce auquel s'accomplit le progrs qui nous fait passer des simples sensations celui de
l'intuition et de la reprsentation. Il porte dj en germe ce travail intellectuel qui s'extriorise
par la suite lors de la construction du concept comme concept scientifique, comme une unit
logiquement dtermine d'une forme.
Pour Cassirer, le symbole est motiv (il existe un certain rapport de naturalit entre le
symbole et la ralit qu'il signifie) tandis que le signe est arbitraire (il est bien
malheureusement appel "symbole abstrait" par Cassirer, sans doute pour montrer que,
gntiquement, le signe arbitraire est issu du symbole). Il faut russir montrer, selon la
perspective "inductiviste" propre la tradition classique (aristotlicienne) dans laquelle
Cassirer s'inscrit, comment il est possible de passer de l'un l'autre. La perspective
inductiviste implique essentiellement la notion de transformation graduelle qui, dans le cas de
la forme symbolique qu'est le langage, est dcrite grce l'tymologie et la comparaison
entre langues. Cf. (Cassirer 1923) p. 49 :
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Les analyses qui prcdent visaient "dduire" au sens critique, fonder et lgitimer le
concept de reprsentation, dans la mesure o la reprsentation, la mise en scne d'un contenu
dans et par un autre, devait tre reconnue comme un prsuppos essentiel de l'dification de la
conscience elle-mme et comme la condition de son unit formelle. Mais les considrations
qui suivent ne sont pas centres sur cette signification logique trs large de la fonction de
reprsentation. Il ne s'agira plus de suivre de manire rgressive le problme du signe vers ses
"raisons" dernires, mais de le poursuivre dans le dploiement de ses configurations
concrtes, tel qu'il s'accomplit dans la pluralit des divers domaines culturels. Cette tude peut
s'appuyer maintenant sur une base nouvelle. Il nous faut revenir la symbolique "naturelle",
cette mise en scne du tout de la conscience ncessairement contenue ou du moins virtuelle
chaque moment et dans chaque fragment de la conscience, si nous voulons former le concept
de la symbolique artificielle des signes "arbitraires" que la conscience a crs pour elle-mme
dans le langage, dans l'art et dans le mythe. La puissance et la fcondit de ces signes mdiats
resteraient une nigme s'ils n'avaient leur racine profonde dans une dmarche originaire de
l'esprit, fonde dans l'essence de la conscience elle-mme. Qu'une singularit sensible, comme
par exemple le phonme dans sa ralit physiologique, puisse devenir le support d'une
signification purement spirituelle, voil qui n'est intelligible que si la fonction fondamentale
du "signifier" est elle-mme dj prsente et l'uvre avant la position du signe singulier, si
bien que lors de cette position elle est moins cre que simplement fixe, applique un cas
particulier. Puisque chaque contenu singulier de la conscience est pris dans un rseau de
relations multiples grce auquel se trouve impliqu, dans son tre simple et dans son auto-
prsentation, le renvoi a d'autres contenus, et d'autres encore, il peut et doit y avoir des
formations de la conscience dans lesquelles cette forme pure du renvoi s'incarne en quelque
sorte de faon sensible. D'o rsulte sans transition la double nature spcifique de ces
formations : la fois leur appartenance au sensible et la libert qu'elle implique a l'gard du
sensible. Dans chaque "signe" linguistique, dans chaque "image" mythique ou artistique
apparat un contenu spirituel qui, en lui-mme, renvoie au-del de tout sensible, mais qui est
transport dans une forme sensible, visible, audible ou tactile. Surgit un mode de construction
autonome, une activit spcifique de la conscience qui se distingue de toute donne de la
sensation ou de la perception immdiate et qui utilise nanmoins cette donne comme
support, comme moyen d'expression. La symbolique "naturelle", dont nous avons vu qu'elle
tait ancre dans le caractre fondamental de la conscience elle-mme, est conserve et
utilise d'un cot, alors que de l'autre elle est affine et dpasse. Car, dans cette symbolique
"naturelle", c'tait toujours une certaine partie intgrante de la conscience qui, prleve du
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tout, gardait pourtant le pouvoir de reprsenter ce tout lui-mme et en un certain sens de le
reproduire. Le contenu dj donn avait la possibilit de fournir une reprsentation non
seulement de lui-mme, mais aussi d'un contenu autre que lui-mme, qui tait pas
immdiatement donn, et qui tait ainsi reprsent mdiatement par le premier contenu. Or les
signes symboliques que nous rencontrons dans le langage, le mythe et l'art ne "sont" pas
d'abord pour acqurir ensuite, au-del de cet tre, une signification dtermine : tout leur tre
au contraire dcoule de la signification. Leur contenu spcifique se confond purement et
simplement avec la fonction de signifier.
11. Point de vue logique sur le langage
Trois tapes sont ncessaires la constitution du symbole : l'expression mimique,
l'expression analogique et l'expression symbolique. Le passage d'un niveau l'autre dans le
cas du langage fait l'objet de remarques gnralement tires de la philosophie du langage de
Humboldt ((Cassirer 1923) p. 145).
111. Les deux premires tapes : l'expression mimique et l'expression analogique
L'expression mimique et l'expression analogique sont les formes primitives et
mythiques de construction propre l'activit smiotique, gnralement tenues pour acquises
par la logique qui prend comme point de dpart ce qui est en fait un point d'arrive, la
troisime tape de l'expression symbolique, en laissant dans l'ombre les deux tapes
prcdentes dont nous hritons inconsciemment en apprenant une langue et la vision du
monde qui en mane dans sa construction mme ((Cassirer 1923) p. 250). La symbolisation
dans les deux premires tapes de l'activit smiotique est affecte d'une valeur ou d'un
caractre symbolique :
. La valeur symbolique provient de la naturalit de la transposition en signe d'un geste
((Cassirer 1923) p. 155). La non-effectuation du geste est l'origine de l'bauche du signe
telle qu'elle apparat dans l'expression mimique. Il y a "naturalit" du geste non pas par
rapport une nature mais par rapport l'action de l'homme qui se trouve tre diffre. Ainsi
partir d'une indtermination de la perception (dans laquelle une "nature" n'est pas constitue),
il y a une schmatisation immdiate qui produit l'expression mimique. On peut supposer en
effet que dans une symbolique "naturelle", on utilise un schme de construction qui permet un
transfert immdiat autre chose : par exemple, il y a un transfert immdiat entre l'arbre et les
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ramifications d'un tableau et un isomorphisme entre les deux. L'expression mimique n'est plus
alors simple reproduction, elle est aussi anticipation p. 255 :
Le cri peut encore ressortir au domaine des simples interjections, mais il excde cette
signification ds qu'il cesse de simplement extrioriser par rflexe une impression sensible
immdiatement reue et ds qu'il exprime une vise dtermine et consciente de la volont.
Car la conscience n'est plus alors sous le signe de la simple reproduction, mais sous le signe
de l'anticipation : elle ne s'attarde plus dans le prsent du donn mais empite sur la
reprsentation d'un -venir.
L'expression mimique est la fois la plus universelle (d'o des remarques sur des traits
universels des langues du monde ; (Cassirer 1923) p. 155), la moins arbitraire et la moins
dtermine : elle est une mtaphorisation ((Cassirer 1923) p. 154-155 ; p. 254).
. Le caractre symbolique affecte la nature du phonme. Le terme est emprunt directement
Humboldt. (Cassirer 1923) p. 144 :
Aprs lui [Leibniz], ce furent les plus subtils et les plus profonds spcialistes du langage
qui ont cru pouvoir distinctement dceler la valeur symbolique de certains sons, non
seulement dans l'expression matrielle de certains concepts singuliers, mais encore dans la
prsentation formelle de certaines relations grammaticales. Humboldt voit une confirmation
de cette corrlation dans le choix de certains sons pour exprimer des valeurs dtermines du
sentiment - le groupe de sons st, par exemple, dsigne rgulirement l'impression de
persistance et de stabilit, le son l celle de liqufaction et d'coulement, le son v dsigne un
mouvement instable et oscillant - mais il crut surtout la retrouver dans les moyens de
construction des formes lignuistiques, et il porta toute son attention sur ce "caractre
symbolique des sons grammaticaux" (Humboldt, Introduction, VII, 1, p. 76 sq).
Pour Cassirer, le fait qu'en Indo-Europen, "st" dsigne la stabilit travers l'volution
millnaire de cette langue et de ses transformations internes (p. 144) prend un caractre
symbolique en tant qu'il est la trace linguistique d'une vision du monde dans laquelle le sujet
parlant est partie prenante et qui le renvoie, mme malgr lui, une origine collective. Il s'agit
l d'un fait qui relve de l'expression mimique ((Cassirer 1923) p. 143) :
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Tous les peuples de notre souche, du Gange jusqu' l'Ocan Atlantique, dsignent par le
mme groupe phontique sta la reprsentation de la position debout ; au groupe phontique
plu, qui ne connat que des variations inessentielles, s'associe dans toutes les langues la
reprsentation de l'coulement. Ceci ne peut tre fortuit. Il est certain que la mme
reprsentation est reste associe travers les millnaires aux mmes sons parce que, dans
l'esprit des peuples, un lien intrieur unissait les deux, c'est--dire parce qu'une tendance les
poussait exprimer telle reprsentation au moyen de ces sons. L'affirmation selon laquelle les
mots les plus anciens prsupposent une certaine relation entre le signe et la reprsentation
dsigne a souvent suscit le rire et la moquerie. Il est pourtant difficile d'expliquer sans cette
hypothse l'origine du langage..
L'expression analogique consiste penser des corrlations entre des sries et donc
sortir de l'attachement direct au sensible. Cf (Cassirer 1923) p. 145 :
De la mme faon, certaines consonnes et certains groupes de consonnes servent de
"mtaphore sonore naturelle", dont la fonction de signification est identique ou semblable
dans presque toutes les aires linguistiques : ainsi la rsonance des labiales dsigne-t-elle avec
une rgularit frappante la direction vers le locuteur, tandis que les sifflantes explosives
dsignent la direction partir du locuteur, de telle sorte que les premires semblent tre
l'expression "naturelle" du "moi", les secondes l'expression "naturelle" du "toi". [] Mais
avec ces derniers phnomnes, quand bien mme ils semblent encore garder la marque de
l'expression immdiatement sensible, le seuil des moyens purement mimiques et imitatifs du
langage est au fond dj franchi. Car il ne s'agit plus maintenant de fixer un objet sensible
singulier ou une impression sensible singulire dans un son imitatif ; la gradation qualitative
l'intrieur d'une srie collective de sons sert au contraire exprimer une pure relation. Il n'y a
plus de ressemblance directe et matrielle entre la forme et la nature de cette relation et les
sons qui la figurent - et, d'une faon gnrale, la simple matrialit du son, en tant que telle,
ne peut reproduire de pures dterminations de relation. La transition entre les termes
corrlatifs s'effectue au contraire par la saisie d'une analogie formelle entre, d'une part, le
rapport que les sons entretiennent entre eux et, d'autre part, celui des contenus dsigns, et
c'est grce cette analogie que s'accomplit une coordination prcise entre des sries aux
contenus totalement diffrents. C'est alors qu'un deuxime niveau est atteint : celui que, par
opposition l'expression mimique, nous pouvons appeler l'expression analogique.
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L'argument a t critiqu par la linguistique contemporaine qui a tudi d'autres
groupes de langues que l'Indo-Europen : par exemple, le "moi" et le "toi" ont exactement les
valeurs inverses en Amrindien.
112. La troisime tape : l'expression symbolique
Troisime tape dans le processus de la symbolisation tel qu'il se manifeste dans le
langage : il s'agit de l'expression purement abstraite au moyen de symboles arbitraires. C'est
en elle que se construisent les notions purement abstraites d'espace, de temps et de nombre.
C'est par l'intermdiaire de ces notions que le langage parvient rflchir en propre son
activit logique prsente virtuellement depuis l'origine : la transformation des impressions
en reprsentations. (p. 152). C'est ce type de processus qui est l'uvre dans la science et
dont Cassirer rend compte par le projet logico-philosophique de Leibniz :
On n'est parvenu dfinir de manire rigoureuse les concepts fondamentaux de la
mcanique galilenne que lorsque l'algorithme du calcul diffrentiel permit de dterminer le
lieu de logicit universelle de ces concepts et qu'on eut cr pour eux un signe mathmatique
validit universelle. Et, partir de l, partir des problmes qui se rapportent la
dcouverte de l'analyse infinitsimale, Leibniz put aussitt dterminer avec la plus grande
rigueur le problme gnral qui est contenu dans la fonction de symbolisation, il put lever
son projet de "caractristique" universelle jusqu' un degr de signification vritablement
philosophique. La logique des choses, c'est--dire des contenus conceptuels fondamentaux et
des relations fondamentales sur lesquels repose l'laboration d'une science ne peut tre
spare de la logique des signes. Car le signe n'est pas l'enveloppe qu'un pur hasard
attribuerait la pense, mais son organe ncessaire et essentiel. Il ne sert pas seulement aux
fins de communication d'un contenu de pense qui seait donn une fois achev ; il est un
instrument au moyen duquel ce contenu prend forme en s'extriorisant et au moyen duquel
seulement il acquiert la plnitude de son sens. (p. 27).
A la dcomposition en nombre premiers correspond la dcomposition en ides primitives
[]. Mais, tant donn que la forme d'une caractristique vritablement universelle semble
supposer le savoir dj prsent, dans son contenu et dans sa construction, et que, d'autre part,
c'est prcisment cette caractristique seule qui doit nous permettre d'atteindre et de
comprendre cette construction, il y a l un cercle, qui ne se rsout chez Leibniz que parce qu'
ses yeux nous n'avons pas du tout ici deux tches spares qui pourraient tre entreprises l'une
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la suite de l'autre, mais deux tches qu'il pense dans une pure corrlation objective. Le
progrs de l'analyse et celui de la caractristique s'appellent et se conditionnent
rciproquement car, en logique, chaque fois que la pense pose une unit et effectue une
distinction, celles-ci n'ont de nettet et de clart relles pour la pense que fixes par un signe
dtermin. (p. 75)
12. Point de vue dynamique sur le langage
En postulant une fin, celle de la constitution par l'activit d'un sujet transcendantal du
domaine de la pure abstraction tel qu'il se manifeste dans la logique, il devient possible de
trouver une unit la diversit norme des formes symboliques dans les cultures et de dcrire
les tapes de leur dveloppement. Dans le cas de la forme symbolique qu'est le langage, les
tapes sont les suivantes : la sensibilit, l'expression intuitive, l'expression de la pense
conceptuelle, l'expression des formes pures de la relation.
121. La sensibilit
Elle s'exprime essentiellement par le biais du mimique et de l'analogique. Cassirer se
place dans la ligne de Darwin qui construisit une thorie biologique des mouvements
d'expression. Cf. (Cassirer 1923) p. 130 :
Darwin, dans son ouvrage L'expression des motions chez l'homme et chez les animaux
a cherch laborer une thorie biologique des mouvements d'expression en les interprtant
comme les rsidus d'activits originairement finalises. L'expression d'une motion ne serait
rien d'autre que la forme attnue d'un ancien acte concret finalis ; l'expression de la colre
par exemple, l'image affaiblie et plie d'un ancien mouvement d'agression, celle de la frayeur
l'image d'un mouvement de dfense, etc. On peut faire sortir cette conception du cercle troit
de la problmatique biologique de Darwin et poser le problme dans un cadre plus gnral.
Tout mouvement d'expression lmentaire constitue de fait un premier seuil du
dveloppement spirituel dans la mesure o il est encore entirement situ dans l'immdiatet
de la vie sensible et par ailleurs en est dj sorti. Il implique que la pulsion sensible, au lieu
d'avancer immdiatement vers son objet, d'en jouir et de s'y perdre, fait d'abord l'exprience
d'une espce d'inhibition et de rgression dans laquelle s'veille alors une conscience nouvelle
de cette pulsion elle-mme. En ce sens, c'est la raction contenue dans le mouvement
d'expression qui prpare une activit spirituelle un niveau plus lev.
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Pour Cassirer, l'imitation est donc dj sur la voie de la reprsentation. De ce point de
vue, Cassirer ne situe pas son enqute d'un point de vue purement archologique, l'tat
prhistorique de la construction des symboles tant seul considr comme causalement
authentique : des considrations de structure entrent ncessairement en jeu, y compris dans les
stades mimiques et analogiques de constitution des symboles ; cf. (Cassirer 1923) p. 134 :
[] en ce sens, reproduire un objet ne consiste pas simplement rassembler les
caractres singuliers de sa forme sensible, mais en saisir les rapports de structure : or ceux-
ci ne se comprennent vritablement que lorsque c'est la conscience qui les construit.
Cassirer cite galement les travaux de Wundt qui a montr que les langues mimiques
(celles des moines cisterciens ou le langage mimique napolitain) ne sont pas des formes
primitives mais des formes ((Cassirer 1923) p. 133) :
sur lesquelles la forme du langage articul a dj eu un effet rtroactif dterminant.
Une telle remarque montre que d'une part, le moment mimique n'est pas aboli une fois
le langage articul adopt et que d'autre part, il existe des effets en retour du langage articul
sur ces moments plus primitifs. Une telle conception semble donc remettre en question l'ide
d'une induction progressive du plus sensible au plus abstrait et appelle une conception moins
rigide du but que poursuivrait le langage, savoir la constitution d'une sphre de la pure
abstraction o pourrait se dterminer les rapports de nature logique. La "rtroaction" pourrait
ainsi tre compte au nombre des effets de structure propre la sphre du langage articul qui
aurait alors pour but de dsigner dans le moment mimique sensible une valeur symbolique
tenant lieu d'origine. La rtroaction permettrait ainsi de figurer un point de dpart mimique
l'origine du langage articul.
122. L'expression intuitive
C'est en elle que se constitue les notions d'espace, de temps et de nombre dans le
langage.
Espace : les mots les plus originels pour dsigner l'espace relvent de l'impression
sensible (p. 154). Ils sont des sons naturels. Il y a un grande diversit des expressions
linguistiques pour la description de l'espace mais une unit non moins grande du processus de
symbolisation. Cf. (Cassirer 1923) p. 166 :
-
Le systme "naturel" de coordonnes et en un certain sens "absolu" pour toute
reprsentation du mouvement est manifestement donn au langage par l'endroit o se trouve
le locuteur et l'endroit o se trouve l'auditeur.
Rle du verbe dans l'expression du mouvement (p. 166), de l'article (p. 159) et du
pronom personnel (p. 171 : le pronom personnel drive de la position du corps dans l'espace)
dans l'expression de l'espace.
La distinction des rgions dans l'espace part de l'endroit o se trouve le locuteur lui-mme
et, partir de l, par des cercles concentriques qui vont s'largissant, aboutit l'articulation du
tout objectif, du systme et de l'ensemble des situations. Les distinctions de lieu sont
initialement trs troitement lies certaines distinctions relles - et parmi celles-ci en
particulier la diffrenciation des membres du corps, qui sert de point de dpart toutes les
localisations ultrieures. Une fois que s'est bien imprime en l'homme l'image de son corps
propre, une fois qu'il l'a saisi comme organisme ferm sur soi et articul de faon autonome, il
l'utilise come modle et construit d'aprs lui la totalit du monde. Il possde ici un plan de
rfrence originaire auquel il revient et se rapporte sans cesse mesure de sa progression - et
auquel par consquent il emprunte aussi les dnominations qui lui servent symboliser dans
le langage, cette progression. (p. 161)
Temps : transition continue entre les dterminations spatiales et les dterminations
temporelles. Cf. (Cassirer 1923) p. 172 :
De mme que la frontire entre les sons naturels et affectifs et les termes d'espace les plus
simples est apparue comme une frontire parfaitement mobile, on remarque, identiquement,
une transition continue et insensible entre la sphre linguistique des dterminations spatiales
et des dterminations temporelles.
Rle du verbe :
Le verbe est la concentration dans l'tre d'un attribut dynamique. (p. 176).
-
Nombre : les termes numriques du langage sont des rgles permettant l'effectuation d'un
dnombrement. Cf. (Cassirer 1923) p. 189 :
[] il ne suffit pas de mettre n'importe comment les objets dnombrs en relation avec
les parties du corps ; il faut pour ainsi dire les transformer en parties immdiates du corps et
en sensations corporelles pour que l'acte de les compter puisse avoir lieu de manire
satisfaisante. Les termes numriques par consquent ne symbolisent pas vraiment un tat et
des dterminations relles des objets ; ils contiennent plutt un ensemble de directives pour le
mouvement corporel qui sert dnombrer. Ils expriment et annoncent le geste du doigt ou de
la main correspondant, souvent sous la forme d'un verbe l'impratif. En sotho, par exemple,
le mot pour "cinq" signifie en fait "achve la main", celui pour six "saute !" - c'est--dire
"Saute l'autre main !"
Rle du pronom personnel dans le dnombrement ; (Cassirer 1923) p. 203 :
Ce serait beaucoup moins la juxtaposition et l'exclusion rciproque des objets que la
dmarcation du "moi" et du "toit" qui aurait tout d'abord permis la conscience du nombre de
se dvelopper []. Beaucoup de langues qui n'ont pas dvelopp pour les noms de pluriel
vritable marquent toutefois celui-ci dans les pronoms personnels.
(Cassirer 1923) p. 206 : Il semble prouv qu'en Indo-Europen "toi" et "deux" ait une
racine tymologique commune.
(Cassirer 1923) p. 208 : citation de von der Gabelentz 1891 : Il semble mme souvent que
les langues conservent comme un souvenir de la corrlation qui unit la reprsentation de la
femme et celle du "toi".
123. L'expression de la pense conceptuelle
La "pense conceptuelle" n'est pas une catgorie linguistique : la pense conceptuelle
s'exprime travers la langue et ce, dans deux directions, le nominal et le verbal. C'est
pourquoi Cassirer use de l'expression - obscure d'un point de vue linguistique - de "concept
verbal" et de "concept nominal". Il semble que le nominal et le verbal dsignent
respectivement la chose et l'action. Mais alors que le verbe peut se traduire en nom ("courir"
et la "course"), la rciproque n'est toujours pas vraie : "chien" n'est pas traduisible sous la
-
forme d'un verbe. Les deux constructions fondent les deux grandes catgories que l'on
retrouve l'origine de la philosophie grecque : l'opposition entre l'tre (le nominal) et le
devenir (le verbal) dont Cassirer a longuement parl dans son "Introduction et exposition du
problme" (Cassirer 1923) sans rapporter la distinction Etre / Devenir celle du Nominal /
Verbal. Ce rapprochement est fait dans (Cassirer 1925) p. 21.
1231. La construction des concepts nominaux
Cassirer distingue pour la construction des concepts nominaux deux types
d'universalit : l'universalit de la gnralisation (par le genre et l'espce, c'est--dire par le
rapport que la logique traditionnelle appelle de "subsomption") et l'universalit de la
qualification (que Cassirer appelle de relation ou d'objectivation ou de slection).
L'universalit de qualification est premire chronologiquement et logiquement.
Cette premire intervention de la pense est gnralement ignore simplement parce
qu'elle a t toujours-dj accomplie lors de la formation de la langue dont nous hritons et
que par consquent elle semble faire partie des prsupposs vidents de la pense et non de
son travail proprement dit. Mais en fait, c'est prcisment au moment de la cration des mots
d'une langue - en laissant de ct les simples interjections qui traduisent une excitation
externe, les uns et les autres dnus de formes - qu'on dcouvre la forme fondamentale de la
pense, l'objectivation. (p. 250)
Universalit de qualification / universalit de gnralisation : Citation de Lotze tire de sa
Logik (Leipzig, 1880) :
Nous communiquons autrui le concept gnral d'un animal ou d'une forme gomtrique
en lui prescrivant d'effectuer sur un certain nombre de reprsentations singulires supposes
connues une srie d'oprations intellectuelles, d'associations, de sparations ou de mises en
relation ; la fin de ce travail logique, il aura prsent la conscience le contenu mme que
nous voulions lui communiquer. On ne peut en revanche lucider de la mme faon en quoi
consiste le bleu en gnral quand nous pensons le bleu clair ou le bleu fonc, ou en quoi
consiste la couleur en gnral, que nous pensons avec le rouge et le jaune. []. Ce en quoi le
rouge et le jaune concident, et qui fait que ce sont tous les deux des couleurs, ne se laisse pas
sparer de ce par quoi le rouge est rouge et le jaune, jaune ; ne s'en laisse pas sparer de sorte
-
que cet tre commun puisse former le contenu d'une troisime reprsentation, de mme nature
et de mme ordre que les deux reprsentations qu'on a compares. (Cassirer, p. 251).
Cassirer montre qu'il y a un dilemme dans la conception classique de la logique p. 252
:
C'est pourquoi il faut distinguer deux formes d'universalit : dans la premire,
l'universalit n'est en quelque sorte qu'implicite, elle prend la forme d'une relation entre les
contenus singuliers ; dans la seconde, elle ressort aussi explicitement sur le mode d'une
reprsentation intuitive et indpendante. Mais un seul pas suffit, partir de ce point, pour
inverser le rapport et pour que l'existence de la relation soit considre comme le contenu
propre et le vritable fondement logique du concept, la reprsentation universelle en revanche
n'tant plus qu'un aspect accidentel et psychologique de celui-ci, aspect qui n'est pas toujours
ncessaire et accessible.
L'universalit de la qualification :
Le bleu et le jaune ne sont pas des spcifications qui se rangeraient sous le genre de la
couleur "en gnral", c'est la couleur au contraire qui est contenue en eux, ainsi que dans
l'ensemble des autre nuances de couleur possibles, et nulle part ailleurs, et qui aussi ne peut
tre pense que sous la forme d'un tel ensemble ordonn en srie. Mais ainsi nous sommes
renvoys, l'intrieur de la logique classique elle-mme, une distinction qui se retrouve
tous les stades de la construction linguistique des concepts. Avant de parvenir ce stade de
l'activit formelle qui consiste pour le concept gnraliser et subsumer, le langage doit
construire ses concepts d'une manire strictement qualifiante. Un objet, quel qu'il soit, n'est
pas nomm selon l'espce auquel il appartient, mais en fonction de telle ou telle proprit
particulire dans l'ensemble d'un contenu intuitif. [] Pour cet ensemble de questions, la
philosophie a cr un concept caractristique qui est tellement quivoque et ambigu dans son
usage qu'au lieu d'apporter une solution il semble bien plutt poser un des problmes les plus
difficiles et les plus dbattus de la philosophie du langage. Pour dsigner la loi spcifique qui
distingue chaque langue des autres lors de la construction des concepts, on a coutume depuis
Humboldt de parler de la "forme interne" de chaque langue. ((Cassirer 1923) p. 253).
-
Les remarques de Cassirer demandent tre explicites parce que, telles quelles, on
pourrait leur objecter que "chien" n'existe pas plus en lui-mme que "bleu" mais que c'est
seulement les exemplaires de "chien" qui existent rellement. Il faudrait donc savoir si
certains concepts comme ceux de la couleur ont une spcificit propre. La spcificit propre
de la couleur rside dans le fait d'tre un rapport en gnral et dont un exemple (et pas un
exemplaire) comme tel (tel ou tel bleu, tel ou tel rouge) n'est pas l'instanciation d'une forme
qui lui prexisterait logiquement. Bref, ce que montre la nature de la couleur, c'est que la
constitution originaire des concepts est de nature strictement qualifiante et que ce n'est
qu'ultrieurement que les concepts sont utiliss pour penser l'embotement du genre et de
l'espce. A l'inverse de la dcomposition en genre et espce (dans l'arbre de Porphyre par
exemple) qui permet de retrouver une ncessit rtrospective dans le passage de l'espce au
genre (par exemple, si j'ai dcompos en "mammifre", j'ai ncessairement dcoup avant en
"eucariote"), la qualit, telle la couleur, est constitue sans aucun intermdiaire, sans genre
suprieur dont elle procderait par dcoupage. Alors que le prdicat s'exprime par une
possible dcomposition partir d'un sujet commun, ce n'est pas le cas d'une qualit comme la
couleur : il y a une constitution intrinsque de la couleur qui varie selon des degrs (par
exemple du bleu clair au bleu fonc) mais dont chaque degr exprime compltement et sans
reste la couleur : le bleu fonc n'est pas du bleu et du fonc, c'est intgralement le bleu dans
un degr particulier. Une couleur n'est donc pas en elle-mme un prdicat prcisment parce
qu'elle n'autorise pas la diffrence sujet / prdicat. Cassirer conclue :
Les mots du langage ne reproduisent pas les essences dtermines de la nature et du
monde des reprsentations, ils servent plutt indiquer les grandes directions de l'acte mme
de dterminer. ((Cassirer 1923) p. 257).
1232. La construction des concepts verbaux
Cassirer l'aborde peine (Cassirer 1923) p. 258 :
Ce qui a t dit des concepts en gnral, savoir que le principe de leur formation doit
tre dfini comme un principe de slection plutt que comme un principe d'"abstraction" vaut
avant tout pour la forme de construction des concepts nominaux. []. C'est par la
dtermination de l'action en elle-mme que se constituent les dterminantes et les dominantes
de l'expression verbale.
-
Cassirer cite un exemple tir de l'gyptien ancien dans lequel le verbe kod dsigne
"faire des pots" puis "former" , "crer". Il conclue (Cassirer 1923) p. 258 :
Le mouvement rotatif du tour du potier voque l'activit cratrice du potier lui-mme,
d'o est n le sens gnral de "former, crer, construire".
Pour Cassirer, il y a deux fonctions verbales : la premire rend objectif par le biais
d'une synthse et la deuxime personnifie, c'est--dire fait le mouvement inverse, en direction
de la subjectivit. L'acte de synthse compris dans le verbe consiste runir le prdicat et le
sujet sous la forme gnrale de l'agir : la runion n'est pas extrieure, elle est l'action elle-
mme ; Cassirer (Cassirer 1923) p. 259 cite Humboldt dans Introduction, VII, 1, p. 214 :
[] ce qui tait simplement pens comme susceptible d'tre li devient quelque chose qui
se trouve devant nous ou qui a lieu devant nous, effectivement.
A l'inverse, la forme verbale en elle-mme a tendance animer la nature qui se trouve
peupl de forces dont l'origine doit tre rapporte au sujet.
1233. Le passage de la construction qualifiante la construction gnralisante
Cassirer en vient la question du rapport entre la construction qualifiante la
construction gnralisante qu'il caractrise par le biais de l'opration logique d'induction. Il y
a un certain flottement sur cette question parce que le rapport entre les deux constructions me
semble ne valoir que pour le cas des concepts nominaux, alors que Cassirer en parle de faon
gnrale pour toute construction de concepts. Mais Cassirer revient sur ce qui pourrait
apparatre comme un flottement la fin du chapitre et prcise (Cassirer 1923) p. 274 :
Ainsi le principe de la rpartition en classes, une fois dcouvert, commande non
seulement l'organisation du systme nominal, mais s'tend partir de l la totalit de
l'agencement syntaxique de la langue et devient l'expression vritable de sa cohrence, de son
"articulation" spirituelle.
Cassirer distingue deux tapes dans le passage de la construction qualifiante la
construction gnralisante : le foisonnement linguistique de type "qualification" et l'ordre
-
linguistique de type "sriel" dans laquelle la coappartenance de certains contenus se donne sur
le mode "inclusif" (gnralisation).
Premire tape : la qualification
Cassirer fait remarquer que les "langues des peuples primitifs" sont d'une extrme richesse
dans les dterminations intuitives (Cassirer 1923) p. 259-260 :
Elles possdent cet gard une richesse expressive que les langues de nos civilisations
dveloppes n'atteignent jamais, ne serait-ce qu'approximativement. [] Dans quelques
langues d'Amrique du Nord, l'action de laver est dsigne par treize verbes diffrents selon
qu'il s'agit du lavage des mains ou du visage, du lavage des rcipients, des vtements, de la
viande, etc.
Cassirer conclut :
Il ne s'agit manifestement pas ici du foisonnement luxuriant et arbitraire d'une tendance
particulire une seule langue, mais bien de l'expression d'une forme originaire et d'une
orientation fondamentale de la construction linguistique des concepts qui, mme aprs que la
langue l'a dpasse d'une faon gnrale, est souvent reconnaissable dans certains effets isols
mais caractristiques.
Cassirer fait remarquer en particulier que la prsence des "suppltifs" dans la
morphologie des langues indo-europennes (comme dans fero, tuli, latum en latin) s'explique,
selon Osthoff, par le fait qu'elle appartient une couche plus ancienne et plus individualisante
de la langue. Cassirer rapproche le cas des langues des "peuples primitifs" et le cas indo-
europen de la prsence des suppltifs (Cassirer 1923) p. 261-262 :
A cet gard, il est de fait remarquable que les domaines dans lesquels les langues des
peuples primitifs ont multipli les concepts et leur ont donn les noms les plus divers sont
prcisment les domaines dans lesquels, l'intrieur du groupe indo-europen, s'est
dveloppe et s'est maintenue la plus grande richesse de formes suppltives. parmi les mots
dsignant une activit, ce sont sutout les verbes de mouvement comme "aller" et "venir",
"marcher" et "courir", puis ceux qui dsignent le fait de manger, de battre, de voir, de parler,
etc., qui rvlent la plus grande varit de spcifications. G. Curtius a montr dans le dtail
-
que, dans la langue-mre indo-europenne, les varits de l'action de marcher par exemple
taient diffrencies avant que ne fut trouv leur concept linguistique commun.
Deuxime tape : la gnralisation
Cassirer explique (Cassirer 1923) p. 263 :
Le langage fait en revanche un pas de plus vers l'universalit gnrique lorsqu'au lieu de
se contenter d'inventer des termes pour certains domaines d'intuition, il en vient associer ces
termes eux-mmes de sorte que la coappartenance relles des contenus se manifeste
clairement dans la forme linguistique. cet effort pour tablir une relation plus rigoureuse entre
le son et la signification en faisant correspondre certaines sries de significations
conceptuelles et certaines sries phontiques caractrise le passage de la "construction
qualitative" la "classification" des concepts. Nous la trouvons sous sa forme la plus simple
lorsque des groupes de mots diffrents sont caractriss comme lments d'un mme
ensemble grce un suffixe ou un prfixe commun. La signification particulire propre
chaque mot e tant que tel est alors complte par un lment dterminant et gnral qui
indique sa relation avec d'autres formations linguistiques. Les noms de parent en Indo-
Europen constituent un groupe de ce genre qui doit sa cohrence la prsence d'un suffixe
(tar, en gred tr) qui unifie et qui ordonne les termes en srie et fait d'eux les modes d'un seul
et mme concept, qui n'existe cependant pas comme unit autonome et dissociable en dehors
de cette srie et dont la signification est absorbe par cette fonction de synthse des lments
singuliers de la srie. (Par exemple, le suffixe tar dans le sanscrit pitr (grec patr), le pre,
matr (mtr), la mre, bhratar (phratr), le frre et duhitr (thugatr), la sur).
Le langage met alors en vidence la coappartenance gnrique de certains contenus
((Cassirer 1923) p. 265) qui est une prsomption du concept logique (ibidem) dans la
mesure o
L'analyse des rapports conceptuels aboutit finalement leur dfinition gntique :
l'indication d'un principe dont ils procdent et dont ils peuvent tre dduits au titre de
spcifications.
-
Cassirer voit dans le ti esti socratique la question qui tente de faire passer de l'unit
seulement nominale l'unit gnrique du concept. Cassirer remarque que la construction des
classes dpend de chaque langue particulire mais il essaye de montrer que le principe logique
de l'induction est l'uvre dans cette construction (Cassirer 1923) p. 266 :
Car la manire de construire des classes est un moment essentiel de cette "forme interne"
par laquelle les langues se distinguent de faon spcifique. []. On peut essayer de classer
ces points de vue en utilisant le principe directeur qu'est ce progrs constant du "concret" vers
"l'abstrait" qui dtermine de faon gnrale la direction du dveloppement linguistique : il
faut alors garder prsent l'esprit que ce classement n'est videmment pas chronologique mais
mthodologique et que, par consquent, dans une configuration historique donne de la
langue, les stratifications qu'on cherche ici distinguer coexistent les unes avec les autres et
peuvent se chevaucher de faons trs diverses.
Cassirer distingue le groupement par ressemblance (certains prfixes utiliss pour tous
les noms d'objets de forme allonge ou ronde) et le groupement fond sur les distinctions de
classe c'est--dire sur la dtermination d'un rapport (par exemple la distinction pluriel/duel ou
la classification des noms d'objets partir de leur rapport aux membres du corps humain).
Cassirer conclue en rappelant la parent du langage et du mythe pour ce qui est de la
construction des concepts :
[] c'est pourquoi la "construction du concept" dans le langage, en grande partie, est
moins l'uvre de la comparaison et de l'association logique des contenus de percpetion que
celle de l'imagination linguistique. [] C'est pourquoi les thmes qui dirigent le langage dans
la construction des classes, dans la mesure o il est possible de les dceler, semble tre
gnralement apparents d'assez prs encore aux formes primitives et mythiques de la
production des concepts et des classes. On vrifie encore une fois ici que le langage, en tant
que forme d'ensemble de l'esprit, se trouve la frontire entre mythos et logos.
124. L'expression des formes pures de la relation
Par "forme pure", il faut entendre une forme abstraite par opposition un forme
sensible. Cassirer en reste l'analyse trs aristotlicienne de la fonction de la copule dans la
phrase comme synthse logique s'effectuant dans le jugement ((Cassirer 1923) p. 287-288).
-
Cassirer montre sur des cas particuliers comment s'exprime la relation , par exemple sur le cas
de la construction des suffixes ; cf. (Cassirer 1923) p. 280 pour le sanscrit "-maya":
Cette utilisation des suffixes seule prpare la dsignation linguistique des purs concepts
de relation. Ce qui servait d'abord la dsignation particulire d'un objet devient alors
l'expression de la dtermination formelle d'une catgorie, comme par exemple dans
l'expression du concept de proprit.
Suit l'exemple du suffixe -maya en sanscrit qui originairement veut dire matriau et
puis qui en est venu avoir la signification gnrale de proprit, comme dans mrn-maya =
"fait en argile" ou p. 281 pour le suffixe allemand "-keit" : au dpart, on a wic-heit
("ternit"), puis avec le c final et le h inaugural, on assiste la construction d'un nouveau
suffixe en "keit".
2. La parent du langage et du mythe : origine commune deux formes symboliques
Cassirer a not plusieurs reprises dans Cassirer, 1925, p. 40 qu'il y avait une parent
entre le langage et le mythe :
[] on voit bien qu'un des lments essentiels de cette concidence est le fait que la force
active et cratrice du signe se manifeste dans le mythe comme dasns le langage, dans la mise
en uvre artistique comme dans la construction thorique des concepts du monde et de la
cohrence du monde.
21. Aspect mythique accord au mot
Cassirer note avec Humboldt que les astres sont quelque fois rangs dans la mme
catgorie que les tres anims ; Humboldt en concluait que dans ce cas, la langue prdisposait
croire que les astres se meuvent par leur propre force (Cassirer 1923) p. 271:
[] la langue, lors de telles classifications, est encore immdiatement mle la pense
et aux reprsentations mythiques.
C'est sur cette question de la prdisposition linguistique penser de telle ou telle faon
que Cassirer aborde la question du rapport entre langage et mythe. Il ne faut pas envisager ce
rapport comme une tare originelle qui frapperait le langage : c'est au contraire grce au mythe
-
qu'une vision cohrente du monde a t labore. Cassirer cite Max Mller (1823-1900) dont
il semble partager l'opinion au moins sur le point suivant (Cassirer 1925) p. 108 :
On n'accdera jamais une comprhension de la mythologie tant que l'on n'aura pas
compris que tout ce que nous appelons anthropomorphisme, personnification ou animation a
t en fait indispensable pour la croissance de notre langage et de notre raison. Il tait
totalement impossible d'apprhender le monde extrieur et de le retenir, de le connatre et de
le comprendre, de le saisir par concepts et de le dnommer sans cette mtaphore
fondamentale, cette mythologie universelle, ce souffle de notre propre esprit dans le chaos des
objets et cette re-cration notre image.
La vision cohrente du monde offerte par le mythe trouve un parallle dans la langue ;
(Cassirer 1925) p. 52-53 :
Et il nous faut attribuer au phonme la mme fonction, la mme tendance la persistance
qu' l'image mythique. L'homme ne voit pas dans le mot un produit de sa propre cration,
mais trouve en lui une ralit objective, qui existe et qui signifie par elle-mme. Ds que
l'tincelle est passe, que la tension et l'affect de l'instant se sont dchargs dans le mot ou
dans l'image mythique, commence en quelque sorte une priptie de l'esprit. L'excitation en
tant qu'tat simplement subjectif s'est teinte, s'est dissoute dans la formation mythique ou
linguistique. Une objectivation qui va toujours plus loin va pouvoir commencer.
L'exemple privilgi par Cassirer est celui des genres grammaticaux ; (Cassirer 1925)
p. 60 :
Ou serait-ce un hasard si, l o une telle diffrence du "genre" grammatical n'existe pas
dans la langue apparaissent au contraire sa place d'autres critres de classification, beaucoup
plus complexes, l'univers mythique et religieux recle gnralement une structure toute
diffrente [] ?
Cassirer fait sans doute rfrence aux cas qu'il a cits dans le premier tome des Formes
Symboliques dans lequel il donne un certain nombre d'exemples de "classification complexe"
pour un Europen. Cassirer en conclue (Cassirer 1925) p. 62 :
-
L'enracinement premier de la conscience linguistique dans la conscience mythico-
religieuse s'exprime avant tout dans le fait que toutes les figures linguistiques apparaissent en
mme temps comme des figures mythiques, doues de certaines forces mythiques, voire que
le mot du langage devient une sorte de puissance originelle d'o procde tout tre et tout
vnement. Dans toutes les cosmogonies mythiques, aussi loin que l'on puisse remonter, on
peut toujours dceler la position dominante du mot.
D'o la parent entre le dieu et son nom (Cassirer 1925) p. 70 :
Il faut tenir le nom du dieu secret : car en le prononant, on dchanerait toutes les forces
que le dieu habite.
Ce qui a t fix une fois dans le mot ou le nom apparat ds lors non seulement comme
quelque chose de rel mais vritablement comme le rel. []. [] nous trouvons la mme
consolidation, la mme transsubstantiation dans d'autres domaines de la cration spirituelle ;
elle semble mme tre la rgle fondamentale de toute cration inconsciente.
22. La distinction mana-tabou dans le mythe et dans la langue
Pour Cassirer, le mythe permet une structuration du monde. Cette structuration du monde
s'opre partir d'une seule distinction : la diffrence entre le sacr et le profane. C'est par le
biais de la diffrence mana / tabou que se distingue le monde sacr du monde profane ;
(Cassirer 1925) p. 85-86 :
Le mana et les concepts qui lui correspondent n'expriment pas un prdicat fixe et
dtermin ; mais on peut reconnatre en lui une forme particulire et persistante de
l'attribution. Et on peut de ce fait y voir l'attribution mythico-religieuse originelle, dans la
mesure o s'accomplit en elle la grande scission, la crise spirituelle par laquelle le sacr se
spare du profane []. C'est au cours de ce processus de sparation qu'est en somme
constitu l'objet de la conscience religieuse, qu'est dlimit le domaine dans lequel il est chez
lui. Nous saisissons ds lors le moment dcisif pour l'ensemble de notre problme. Car ds le
dpart, nos recherches visaient saisir le langage et le mythe comme des fonctions spirituelles
qui ne prsupposent pas un monde d'objets anims, distingus par des caractristiques
dtermines et acheves, et qui bien plutt crent cette articulation, rendent possible cette
-
position de caractristiques. Le concept de mana et le concept ngatif de tabou qui lui
correspond nous indique comment cette articulation s'opre l'origine.
Ce qu'exprime la notion de mana, c'est moins le contenu d'un concept prcis - sur
lequel d'ailleurs il y a controverse - que la possibilit d'une distinction entre le cours habituel
des choses et le cours non habituel ; cette distinction s'exprime dans la conscience mythique
par l'tonnement et dans la langue par l'interjection (Cassirer 1925) p. 90 :
C'est pour cette raison semble-t-il [ savoir l'absence de dieu personnel et l'attribution du
caractre divin une multitude de choses] qu'il faut remonter jusqu' la couche originelle des
interjections linguistiques pour donner aux concepts mythiques qui nous intressent ici un
quelconque analogon linguistique. Le manitou des Algonquins comme le mouloungou des
Bantous sont employs titre d'exclamations qui dsignent moins une chose qu'une certaine
impression et qui interviennent pour chaque chose inhabituelle, tonnante, excitant
l'admiration ou la crainte.
Le mana apparat ainsi comme une puissance d'adquation qui manifeste le cours
vritable (et habituellement cach) du monde. Il dsigne la fois la chose telle qu'elle est et le
fait qu'il y a un mot qui convient pour dire la chose. Il y a un aspect jubilatoire dans la
possibilit d'exprimer la prsence du mana et c'est sans doute la raison pour laquelle elle
s'exprime sous l'aspect d'une exclamation. L'interjection apparat alors comme un appel aux
autres partager le mme tonnement et sans doute aussi la mme jubilation. (De nombreuses
langues semblent avoir dvelopp des interjections spcifiques pour dsigner ce fait, en
particulier l'hbreu). On retrouve ainsi, par le biais de l'interjection linguistique, l'aspect
mimique du langage qui constituait la forme primitive et mythique de construction propre
l'activit smiotique. La puissance du mana renvoie une entit indiffrencie, une simple
force anonyme.
C'est la sparation sacr / profane qui permet, dans un deuxime temps, la constitution
progressive de divinits particulires ; (Cassirer 1925) p. 91-92 :
Et maintenant le mythe passe de la premire phase en quelque sorte "anonyme" la phase
exactement oppose, la phase de la "polysmie". Chaque dieu personnel unifie en lui une
foule d'attributs, qui appartenaient l'origine aux dieux spciaux dont il a opr la runion.
Mais, en accueillant les attributs de ces dieux, il a galement pris leur nom - non pas en tant
-
que nom propre mais en tant que nom commun : car le nom du dieu et son essence ne font
qu'un. Ainsi la polysmie des dieux personnels constitue vritablement un trait ncessaire de
leur nature et de leur mode d'tre. Citation de Usener, Gtternamen, p. 334 : Pour le
sentiment religieux, le degr de pouvoir du dieu s'exprime dans la richesse des surnoms ; la
polysmie (polynymia) est exige et prsuppose par tout dieu personnel de rang lev.
Cassirer constate dans le langage l'existence de deux concepts fondamentaux qui ont
des "traductions" dans l'univers mythico-religieux : le concept d'tre et le concept de moi.
C'est par l'intermdiaire de ces deux concepts que l'on passe de l'univers strictement mythique
l'univers religieux, qui en mane ais qui n'est pas confondu avec lui. Le concept d'tre
permet de runir en une unit tous les attributs d'une divinit :
[] l'tre est non seulement prdicat, mais devient, une certaine tape de son
dveloppement, le prdicat des prdicats : l'expression qui permet de runir tous les attributs
singuliers en un seul, toutes les proprits de la divinit en une seule. Chaque fois que dans
l'histoire de la pense religieuse s'lve l'exigence d'unit du divin, elle s'accroche
l'expression linguistique de l'tre et trouve en celle-ci son appui le plus sr. (p. 95)
C'est partir du concept d'tre que s'introduit le concept de moi et avec lui, la
possibilit du monothisme :
Dans les textes gyptiens, nous rencontrons tt dj, au milieu des figures singulires de
dieux et d'animaux du panthon gyptien, l'ide du "dieu cach", qui est dsign dans les
inscriptions comme celui dont personne ne connat la figure, dont personne n'a trouv l'image
: "Il est un mystre pour sa crature" et "Son nom est un mystre pour ses enfants". Il n'y a
qu'une dsignation qui puisse lui tre attribue en plus de son titre de crateur du monde, qui a
donn forme aux hommes et aux dieux : celle de l'tre en gnral. Il produit et n'est pas
produit, il enfante et n'est pas n, il est l'tre lui-mme, ce qui est permanent en toute chose, ce
qui reste de toute chose. [] A partir de l, il suffit d'un pas pour parvenir l'ide
fondamentale du monothisme pur. Cette ide fondamentale est ralise lorsque l'unit, qui
est ici apprhende et exprime du ct de l'objet, est replace du ct du sujet, lorsque la
signification et le sens du divin est cherch, non dans l'tre des choses, mais dans l'tre de la
personne, dans l'tre du moi. [] La forme de "l'attribution au moi", la forme de
l'autorvlation du dieu, dans laquelle, par un "Je suis" rpt, celui-ci rvle les divers
-
aspects de son unit essentielle, part d'Egypte et de Babylone, pour se dvelopper, dans un
progrs ininterrompu, jusqu' une forme stylistique typique et bien agence de l'expression
religieuse. Mais nous ne rencontrons cette forme dans sa figure acheve que l o elle refoule
toutes les autres ; o il ne reste pour seul "nom" de la divinit que le nom du moi. Lorsque
Mose demanda Dieu, alors que celui-ci se rvlait lui, quel nom il devrait faire connatre
aux Isralites si ceux-ci voulaient savoir qui tait le dieu qui l'avait envoy, il obtint cette
rponse : "Je suis le Je suis. Tu leur diras : le "Je suis" m'a envoy vers vous."(Isae, 48, 12)
23. L'usage spcifique de la mtaphore dans le mythe
Cassirer distingue deux types de mtaphore. Le premier type est le type classique qui
permet la mise en quivalence de deux contenus dont le sens est fix au pralable.
p. 109 :
Si l'on essaye de saisir les causes de la constitution de cette substitution de
reprsentations ou d'expressions, d'expliquer l'usage extraordinairement riche et diversifi que
des formes de la pense et du langage font notamment de cette espce de mtaphore, de la
mise en quivalence dlibre de deux contenus dont on saisit et connat la diffrence, on est
alors galement ramen une couche fondamentale de la pense et du sentiment mythique.
Dans une tude de psychologie gntique sur les origines de la mtaphore [Die Ursprnge der
Metapher, Leipzig, 1919], Werner a rendu extrmement vraisemblable l'hypothse selon
laquelle des motivations bien dtermines dcoulant de la vision magique du monde, en
particulier des genres bien particulier d'interdits linguistiques, jouent un rle dcisif dans cette
espce de mtaphore, dans la transcription d'une expression par une autre. Mais cet usage de
la mtaphore suppose manifestement que le contenu smantique des figures singulires aussi
bien que les corrlations linguistiques de ce contenu smantique soient dj donnes titre de
grandeurs stables : c'est seulement aprs que ces lments aient t dtermins et fixs en tant
que tels du point de vue linguistique qu'ils peuvent tre changs les uns contre les autres.
Le texte est intressant pour deux raisons.
Premirement, parce qu'il met l'accent sur le rle central de l'conomie des interdits au
sein de la pense linguistico-mythique. Je rappelle que l'an dernier, on avait lu des textes de
Freud portant sur cette question : tout d'abord, des textes dans lesquels la notion d'interdit tait
aborde du point de vue de la psychologie individuelle (la censure) travers la question de
l'interprtation des rves ((Freud 1899) ) ; ensuite, la fin de (Freud 1913) dans laquelle Freud
-
tente de rendre compte de la figure du sacrifice des fils ou d'un bouc missaire dans les
monothismes partir de l'occultation du dsir de meurtre du pre de la horde primitive. Ce
qui se dgage du texte, c'est que la prsence d'interdits favorise, d'un point de vue
linguistique, l'usage de la mtaphore parce que des contenus doivent rester cachs.
Deuximement, parce qu'il s'appuie, pour ce faire, sur un argument philosophique bien
connu selon lequel il faudrait dj un systme linguistique et mythique tout constitu pour
russir oprer, dans un deuxime temps, une censure d'un certain nombre de contenus. On
tente de montrer par ce biais que l'argument fait usage du postulat contradictoire d'une
conscience qui serait en mme temps capable de tout savoir et de se cacher elle-mme une
partie des contenus : elle serait la fois active et passive. En fait, l'argument suppose lui-
mme une conscience claire et distincte dont le seul "choix" serait soit de tout connatre, soit
de tout ignorer. La constitution des interdits est plutt le biais par lequel une conscience et un
inconscient deviennent, de faon concomitante, possible, ds lors que l'on prsente la
conscience non comme originaire mais comme le rsultat partiel d'une construction
progressive, la fois collective et individuelle.
Le deuxime type de mtaphore est, pour Cassirer, plus "radical" et son existence me
semble tre exig pour rpondre l'argument philosophique qui vient d'tre dcrit. Dans ce
deuxime type, on ne passe pas ici dans une autre espce, dj existante, c'est au contraire
l'espce laquelle aboutit le passage qui est elle-mme cre (p. 110) : il n'y a pas de
supposition d'un monde mythique et d'une langue dj entirement constitus. Plutt, la
mtaphore se constitue comme une dcharge d'une excitation d'origine motrice qui se
transpose la fois dans les sons et les images parce que sons et images apparaissent comme
les seuls vritablement rels, les seules entits mises en scne par la conscience et dans
lesquels celle-ci peut se retrouver. C'est par la mtaphore que se constituent les expressions
mimique et analogique qui sont les formes primitives et mythiques de construction.
C'est pourquoi le sens de la "mtaphore" linguistique et de la mtaphore mythique ne se
dvoilera, de mme que la force spirituelle qui se trouve en tous deux ne pourra tre
totalement comprise que si l'on remonte cette origine commune ; si on la cherche dans cette
condensation particulire, cette "intensification" de l'intuition sensible qui est au fondement
de toute mise en forme, aussi bien linguistique que mythique et religieuse.
(Cassirer 1925) p. 114 :
-
[] le principe que l'on peut qualifier de vritable principe fondamental de la
"mtaphore" linguistique autant que mythique, (est) le principe que l'on exprime
habituellement sous le nom de pars pro toto.
La partie participe du tout ; c'est ce principe qui permet d'expliquer, d'un point de vue
linguistique, comment les phonmes peuvent jouer un rle de "liant" : en tant qu'entits
considres comme aussi relles que des choses, chaque phonme joue dans de multiples
mots qui se trouvent donc lis les uns aux autres du point de vue du sens. Chaque phonme
participe donc au tout de la langue envisage comme une entit de mme nature ontologique
que le monde.
Le rapport entre la forme symbolique qu'est le langage et la forme symbolique qu'est
le mythe ou plus gnralement l'univers mythico-religieux, n'est pas un rapport extrieur :
c'est en approfondissant la nature du langage que l'on rencontre les notions de mythe et de
religion. De ce point de vue, on pourrait presque dire qu'il n'y a qu'une seule forme
symbolique (une fonction symbolique unique) dont on exprime les diffrentes facettes par
approfondissement successif. Le passage d'une forme une autre rpond donc une certaine
ncessit.
Deuxime partie : Le mythe
Dans la perspective gnrale de la philosophie des formes symboliques, Cassirer
analyse trois types de rapports : le rapport du mythe et de la science, le rapport du mythe et du
langage et le rapport du mythe et de la religion. Nous avons dj abord la question du rapport
entre le mythe et le langage. Il nous faut donc analyser les deux autres rapports.
3. Le mythe et la science
Contrairement l'opinion reue traditionnellement dans une conception troite de la
rationalit, Cassirer n'oppose pas le mythe et la science : il s'agit de deux phases dans la
construction du sens qui ont en commun de fournir une explication des vnements naturels
fonds sur le concept de cause. Dans les deux cas, il y a donc une mise en ordre du monde.
Cette interprtation d'origine platonicienne implique pour Cassirer de remettre en cause l'un
des dogmes de la philosophie depuis ses origines, savoir que la connaissance dbute avec
-
l'intuition empirique des objets sensibles, comme si ceux-ci taient dj donns dans la nature
sans qu'ils aient besoin d'tre eux-mmes constitus ; cf Cassirer, 1925, p. 30:
Le mythe est "objectif" dans la mesure o l'on reconnat en lui un des facteurs
dterminants qui permettent la conscience de se dlivrer de la claustration passive dans la
sensibilit et de progresser vers la cration d'un "monde" organis selon un principe spirituel
qui lui soit propre.
L'ide de Cassirer (qui est une rlaboration de l'ide kantienne au point de dpart de
la Critique de la raison pure) est de distinguer, dans la connaissance, une origine logique et
une origine chronologique. Si chronologiquement, il faut bien partir des donnes sensibles
pour constituer une exprience, il faut logiquement qu'une premire mise en ordre du monde
ait, au pralable, russi distinguer non seulement des objets mais des principes d'explication
des relations ente les objets. Le point de dpart de la connaissance n'est pas seulement
perceptuel, il est aussi mythique; cf. (Cassirer 1925) p. 11 :
Car le point de dpart authentique de tout devenir de la science, l'lment immdiat qui
est son origine, se trouve moins dans la sphre sensible que dans l'intuition mythique. [].
On ne peut comprendre intgralement le dveloppement de la science - considr en un sens
idel et non temporel - qu' la condition de montrer comment elle procde de la sphre de
l'immdiatet mythique et s'labore partir d'elle [].
Cassirer tente partir de l de prciser la nature de l'interptation du monde vhicule
par le mythe : celui-ci n'est pas une interprtation "concrte" par opposition une
interprtation "scientifique" ultrieure ; le mythe part de l'indiffrenciation entre le signe et le
monde :
Le monde mythique n'est pas "concret" parce qu'il a uniquement affaire des contenus
sensibles et objectifs et qu'il exclut et carte de lui tous les moments abstraits, c'est--dire tout
ce qui est signe et signification. Il est concret en ce que ces deux moments, la chose et la
signification se confondent dans l'indiffrence et qu'il sont dvelopps en une unit
immdiate.
-
Cassirer commence par situer sa dmarche par rapport et en opposition d'autres
points de vue sur la nature du mythe.
31. Les interprtations errones de la notion de mythe
Cassirer dgage travers l'histoire deux interprtations rcurrentes de la notion de
mythe ; il les critique avant d'avancer sa propre solution.
311. L'interprtation "unificationniste" du mythe
On a essay d'unifier les contenus des diffrents mythes mais les contenus sont vite
apparus comme contradictoires ; cf. Cassirer, 1925 p. 33-34 :
Mais, ds qu'on essayait, l'intrieur mme de ces motifs, d'effectuer une sparation,
d'accorder un privilge certains motifs considrs comme authentiquement originaires et de
les opposer d'autres motifs drivs, le conflit des opinions renaissait aussitt au grand jour et
sous une forme plus aigue.[] A ct de la mythologie de la nature, il y avait la mythologie
de l'me, et l'intrieur de la premire on trouvait encore des tendances divergentes qui
s'efforaient chacune, avec enttement et dtermination, de montrer que tel ou tel objet naturel
tait le noyau et l'origine de toute la formations des mythes. On partait de la conviction que,
pour tre d'une manire gnrale "explicable" scientifiquement, chaque mythe particulier
devait tre rattach un tre ou un vnement naturels, parce que de ce fait on pouvait
limiter l'arbitraire des constructions de l'imagination et faire suivre la recherche une voie
rigoureusement "objective".
On a par la suite tent de substituer l'unit naturelle de tous les mythes une unit
spirituelle en invoquant la "psychologie des peuples". Un tel principe de classement
a l'avantage, en son principe, sur toutes les autres formes d'explication purement
objectives, de faire porter l'interrogation moins sur les objets et les contenus de la mythologie
que sur la fonction du mythe elle-mme. Il faut montrer que la direction gnrale de cette
fonction reste permanente, quelques diffrents que soient les conditions de son exercice et les
objets sur lesquels elle exerce son attraction. ( Cassirer, 1925 p. 36).
312. L'interprtation "cratylenne" du mythe
-
Cassirer rejette un type d'explication de la mythologie qu'il dcrit comme se rptant
depuis l'antiquit et qui a t pour la premire fois mis au jour par les sophistes : la
sophistique depuis l'antiquit grecque cherche expliquer les mythes en montrant qu'elle est
fonde sur la croyance en un rapport entre le nom et l'tre (cratylisme). On retrouve cette
explication chez les Stociens puis au XIXme sicle chez Max Mller et Herbert Spencer.
La mythologie compare et l'histoire des religions ne cessent en effet de rencontrer des
faits qui semblent, sous les aspects les plus divers, confirmer l'quation numina = nomina.
C'est Usener qui a mis en application de la manire la plus profonde et la plus fconde l'ide
qui est la base de cette quation. L'analyse et la critique des "noms des dieux" s'avrent tre
l'outil le plus appropri, si l'on en fait bon usage, pour comprendre le processus de la
construction des ides religieuses. On entrevoit alors une thorie gnrale des significations
dans laquelle l'lment mythique et l'lment linguistique sont indissolublement unis et se
rapportent corrlativement l'un l'autre. Cassirer, 1925 p. 39.
Cassirer cite Max Mller (Cassirer 1925) p. 12 :
Le mythe est en rapport avec un manque fondamental du langage, avec une de ses
faiblesses originelles. Toute dsignation linguistique est ncessairement quivoque et c'est
dans cette quivocit, dans cette "paronymie" des mots qu'il faut chercher la source et
l'origine de tous les mythes.
Commentant une autre citation de Max Mller, Cassirer remarque Cassirer, 1925, p. 39 :
La cl de l'interprtation des mythes est la paronymie, le fait qu'un seul et mme mot soit
utilis pour des contenus de reprsentations trs diffrents. Le sens originaire de tous les
mythes est le double sens linguistique ; le mythe lui-mme n'est rien d'autre qu'une sorte
d'indisposition de l'esprit qui a son fondement ultime dans une "maladie de l'esprit".
L'exemple donn par Cassirer est celui de la gense des hommes telle qu'elle est
rapporte par la mythologie grecque : la gense des hommes est dcrite partir de pierres.
Ceci resterait entirement incomprhensible si l'on ne savait pas qu'en grec, laooi et laas ,
"pierres" et "homes" sont consonants. Pour Cassirer, il s'agit d'une conclusion sceptique qui
dtruit la possibilit de rendre accessible la vrit par le biais des formes symboliques.
-
32. La solution de Cassirer : le mythe comme forme symbolique
La proposition de Cassirer est la suivante ; cf. (Cassirer 1925) p. 16 :
Au lieu de mesurer le contenu, le sens, la vrit des formes de l'esprit autre chose qui se
reflte indirectement en elles, nous devons dcouvrir dans ces formes elles-mmes l'chelle et
le critre de leur vrit, de leur signification interne. [] De ce point de vue, le mythe comme
l'art, le langage et la connaissance deviennent des symboles : non pas en ce sens qu'ils
dsignent une ralit pr-existante sous la forme de l'image, de l'allgorie qui indique ou
interprte, mais dans la mesure o chacun d'eux cre un univers de sens partir de lui-
mme.
L'explication propose par Cassirer rejette donc toute explication "raliste" qui
instaurerait une ralit entirement construite indpendamment de la faon dont on la
construit. Cette explication raliste se heurte des paradoxes qu'elle ne peut pas rsoudre. Par
exemple, dans le cas du langage ; cf. (Cassirer 1925) p. 20-21 :
S'il s'agit par exemple du langage, on peut se demander si la dsignation des choses a
prcd celle des processus et des activits ou si, l'inverse, la pense linguistique a d'abord
apprhend les choses ou les processus et si par consquent elle a d'abord form des "racines"
nominales ou verbales. Mais cette faon de poser le problme devient caduque ds que l'on a
compris que la distinction qui est prsuppose ici, la sparation du monde en choses et en
processus, en choses durables et choses prissables, en objets et en procs, n'est pas antrieure
la formation du langage comme facteur donn, et que c'est au contraire le langage lui -mme
qui amne cette sparation qu'il doit effectuer pour sa part. Il en dcoule que le langage ne
peut commencer ni par un stade de simples "concepts nominaux" ni par celui de simples
"concepts verbaux" et que c'est lui seul qui produit cette scission entre les deux, qui cre la
grande crise de l'esprit au cours de laquelle la permanence s'oppose au changement, l'tre au
devenir.
Cette grande "crise de l'esprit" a fait l'objet du chapitre 1 de (Cassirer 1923)
"Introduction et exposition du problme" o Cassirer a montr que l'opposition Etre / Devenir
tait l'opposition originelle entre Parmnide et Hraclite et que c'tait par elle qu'avait
commenc la philosophie. L'opposition philosophique est donc rapporte une question
-
linguistique et elle est rsolue par l'invocation de la nature de la forme symbolique en gnral
qui, en vitant le ralisme, vite aussi les paradoxes dans lequel il se fourvoie.
______________
Bibliographie
Cassirer, E. (1923). Philosophie des formes symboliques 1 ; le langage. Paris, Editions de
Minuit.
Cassirer, E. (1925). Langage et mythe ; propos des noms de dieux. Paris, Editions de
Minuit.
Cassirer, E. (1925). Philosophie des formes symboliques 2 ; la pense mythique. Paris,
Editions de Minuit.
Dantzig, T. (1930). Number; the Language of Science. New York, MacMillan.
Freud, S. (1899). L'interprtation des rves. Paris, Presses Universitaires de France.
Freud, S. (1913). Totem et tabou ; Interprtation par la psychanalyse de la vie sociale des
peuples primitifs. Paris, Payot.
Jodelet, F. (1979). Natre au langage ; gense du smiotique et psychologie. Paris,
Klincksieck.
Rosolato, G. (1987). Le sacrifice ; Repres psychanalytiques. Paris, Presses Universitaires de
France.
Wittgenstein, L. (1950). Remarques sur les couleurs. Mauvezin, TER.