l'aquifère du delta de la dranse: un...

14
Tracers and Modelling in Hydrogeology (Proceedings of the TraM'2000 Conference held at Liège, Belgium, May 2000). IAHS Publ. no. 262, 2000. 511 L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école' SOPHIE RAVAILLEAU, PHILIPPE OLIVE, MILANKA BABIC & JEAN-MICHEL T AL A VER A Centre de Recherches Géodynamiques, Université Pierre et Marie Curie (Paris VI), F-74203 Thonon-les-Bains, France e-mail: [email protected] Résumé Le delta de la Dranse (Haute-Savoie, France), situé sur la rive sud du lac Léman, est le réservoir aquifère le plus important de la région de Thonon- les-bains. Son exploitation, en constante progression, nécessite une attention particulière du fait de la vulnérabilité de la nappe libre. Bordé au N-NE et au N-O par le lac Léman, au S-0 par la terrasse fluvio-glaciaire de +30 m et au S-E par le plateau morainique d'Evian, le delta de la Dranse est caractérisé par deux terrasses deltaïques s'étageant à +10 m et +3 m au dessus du niveau du lac, témoignant de l'abaissement successif de celui-ci, lors du retrait du glacier du Rhône, jusqu'à sa position actuelle. Reposant sur un niveau morainique formant le mur de l'aquifère, les formations deltaïques sont constituées principalement de niveaux graveleux et sableux avec quelques intercalations conglomératiques discontinues. Venant des Préalpes, au Sud, la Dranse divise le delta en deux parties: la rive gauche constituée par la terrasse de +10 m et la rive droite représentée par la terrasse de +3 m. L'alimentation de l'aquifère, de près de 10 km 2 de superficie, est triple: elle se fait par l'infiltration directe des pluies, par l'aquifère de la terrasses fluvio-glaciaire de +30 m et par la Dranse. Les écoulements se font radialement depuis la rivière vers le lac qui constitue le niveau de base du système. La dernière campagne, d'une cinquantaine de prélèvements pour analyses isotopiques ( 18 0 et H), a permis de préciser l'origine et le temps de transit des différents apports. L'application du modèle MODFLOW, à partir des données piézométriques et des paramètres hydrodynamiques connus de la nappe, a permis de les quantifier. Mais l'aspect le plus intéressant a été de pouvoir ensuite comparer les vitesses d'écoulement calculées à l'aide du modèle et celles déduites des mesures de 3 H, permettant ainsi une validation du modèle. En effet, le temps de séjour moyen calculé à partir des données 3 H permet au gestionnaire de déduire le volume et le taux de renouvellement de l'eau souterraine et ainsi de pouvoir gérer de façon rationnelle cette ressource en eau. Enfin, l'accès aisé à une chronique de données récoltées depuis près de 30 ans et la facilité de se rendre sur le terrain permettent aux jeunes modélisateurs, en stage à Thonon, de confronter leurs résultats obtenus par modélisation à la réalité. CADRE DE L'ETUDE Le delta de la Dranse (Haute-Savoie, France) est situé sur la rive sud du Lac Léman entre Thonon et Evian. Couvrant une superficie de 8.2 km 2 dans un bassin versant de 535 1cm 2 , il constitue l'un des réservoirs aquifères les plus importants de la région du Bas-Chablais pour les besoins industriels et l'alimentation en eau potable (AEP). L'alimentation de cet aquifère est triple (Tableau 1): (a) infiltration directe par les Document du Centre de Recherches Géodynamiques (CRG) no. 461.

Upload: lengoc

Post on 16-Sep-2018

215 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Tracers and Modelling in Hydrogeology (Proceedings of the TraM'2000 Conference held at Liège, Belgium, May 2000). IAHS Publ. no. 262, 2000. 511

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école'

SOPHIE RAVAILLEAU, PHILIPPE OLIVE, MILANKA BABIC & JEAN-MICHEL T AL A VER A Centre de Recherches Géodynamiques, Université Pierre et Marie Curie (Paris VI), F-74203 Thonon-les-Bains, France

e-mail: [email protected]

Résumé Le delta de la Dranse (Haute-Savoie, France), situé sur la rive sud du lac Léman, est le réservoir aquifère le plus important de la région de Thonon-les-bains. Son exploitation, en constante progression, nécessite une attention particulière du fait de la vulnérabilité de la nappe libre. Bordé au N-NE et au N-O par le lac Léman, au S-0 par la terrasse fluvio-glaciaire de +30 m et au S-E par le plateau morainique d'Evian, le delta de la Dranse est caractérisé par deux terrasses deltaïques s'étageant à +10 m et +3 m au dessus du niveau du lac, témoignant de l'abaissement successif de celui-ci, lors du retrait du glacier du Rhône, jusqu'à sa position actuelle. Reposant sur un niveau morainique formant le mur de l'aquifère, les formations deltaïques sont constituées principalement de niveaux graveleux et sableux avec quelques intercalations conglomératiques discontinues. Venant des Préalpes, au Sud, la Dranse divise le delta en deux parties: la rive gauche constituée par la terrasse de +10 m et la rive droite représentée par la terrasse de +3 m. L'alimentation de l'aquifère, de près de 10 km2 de superficie, est triple: elle se fait par l'infiltration directe des pluies, par l'aquifère de la terrasses fluvio-glaciaire de +30 m et par la Dranse. Les écoulements se font radialement depuis la rivière vers le lac qui constitue le niveau de base du système. La dernière campagne, d'une cinquantaine de prélèvements pour analyses isotopiques ( 1 8 0 et H), a permis de préciser l'origine et le temps de transit des différents apports. L'application du modèle MODFLOW, à partir des données piézométriques et des paramètres hydrodynamiques connus de la nappe, a permis de les quantifier. Mais l'aspect le plus intéressant a été de pouvoir ensuite comparer les vitesses d'écoulement calculées à l'aide du modèle et celles déduites des mesures de 3H, permettant ainsi une validation du modèle. En effet, le temps de séjour moyen calculé à partir des données 3H permet au gestionnaire de déduire le volume et le taux de renouvellement de l'eau souterraine et ainsi de pouvoir gérer de façon rationnelle cette ressource en eau. Enfin, l'accès aisé à une chronique de données récoltées depuis près de 30 ans et la facilité de se rendre sur le terrain permettent aux jeunes modélisateurs, en stage à Thonon, de confronter leurs résultats obtenus par modélisation à la réalité.

CADRE DE L'ETUDE

Le delta de la Dranse (Haute-Savoie, France) est situé sur la rive sud du Lac Léman entre Thonon et Evian. Couvrant une superficie de 8.2 km 2 dans un bassin versant de 535 1cm2, il constitue l'un des réservoirs aquifères les plus importants de la région du Bas-Chablais pour les besoins industriels et l'alimentation en eau potable (AEP). L'alimentation de cet aquifère est triple (Tableau 1): (a) infiltration directe par les

Document du Centre de Recherches Géodynamiques (CRG) no. 4 6 1 .

512 Sophie Ravailleau et al.

Tableau 1 Impor tance relative des différents apports à la nappe du delta.

% Pluie Versants Dranse

P o n c e t ( 1 9 7 7 ) 20 5 75

Léon (1983) 5 0 95

Gasparini (1985) 41 4 55

précipitations, (b) les versants et (c) la Rivière Dranse, mais le problème a toujours été â-~ quantifier ces différents apports dont l'importance relative a largement varié en 25 ans. Ces variations s'expliquent par des méthodes de calcul de bilan différentes, par une conceptualisation différente et par l'évolution du système hydrologique lui-même.

Depuis, la réalisation de nouveaux forages dans la partie amont du delta, de campagnes de sismique sous lacustre au large du delta et l'implémentation d'un modèle hydrodynamique de la nappe ont permis de revenir sur la quantification des apports.

Ainsi en juin 1999, une campagne de relevés piézométriques et de prélèvements pour analyses chimiques (conductivité, NCV) et isotopiques ( 1 8 0 et 3H) a été effectuée (Fig. 1 et Tableau 2) ce qui a permis de préciser les trois aspects suivants: - la stratification des eaux, déterminée à partir de la chronique de données 3 H

disponible au CRG; - la quantification des trois sources d'alimentation de l'aquifère, à partir des données

piézométriques et des paramètres hydrodynamiques connus de la nappe, avec l'application du logiciel Visual MODFLOW (Guiger & Franz, 1996) sur trois transects représentatifs et la validation avec les teneurs en 1 8 0 et 3Ff; l'étude, à partir des résultats précédents, de la provenance des nitrates.

Fig. 1 Le delta de la Dranse.

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 513

Tableau 2 Mesures chimiques et isotopiques de la campagne de pré lèvements de ju in 1999 sur le delta de la Dranse .

Point d ' eau Prof. Prélev. z 3 H 1 8 0 X N 0 3

forage (m) (m) (m) (UT) ( % o ) ( u S c m - ] (mg r 1 )

Concise 30 29 373.35 15 ± 1 - 9 . 5 1 667 29

Ripaille l imni 23.5 20 373.31 17 ± 1 - 9 . 9 1 586 22

Ripaille chasse 372.81

Epinanches 30 25 373.82 15 ± 2 - 9 . 6 9 666 23

Baud 24 20 373.47 16 ± 1 542 18

Step 12 10 375.49 10 ± 1 - 1 1 . 6 9 304 4

Vongy 30 25 378.16 1 2 ± 1 - 1 0 . 2 0 595 38

St Agathe 70 20 372.65 1 5 ± 1 - 9 . 8 0 773 23

Les rouges 17 15 374.91 15 ± 2 - 9 . 4 1 779 24

A m p h i o n l imni 30 12 375.23 17 ± 1 - 1 1 . 2 6 473 5

Gur 8 7 373.69 12 ± 1 - 1 0 . 8 5 604 17

Sbleune 16 12 373.67 14 ± 2 - 1 0 . 1 6 585 29

Pré de Vigny 12 10 372.96 14 ± 1 - 9 . 4 2 600 36

Mot tay 33 8 372.88 1 5 ± 1 - 1 0 . 8 3 575 11

Décharge 20 20 374.13 1 1 9 ± 1 - 9 . 6 6 5400 0

Camping 24 15 373.2 1 2 ± 1 - 1 0 . 9 5 564 23

Boulodrome 28 15.5 387.36 9 ± 1 - 1 1 . 8 9 390 6

Ecole Vongy 26.5 20 385.92 1 5 ± 1 - 9 . 6 0 688 29

Serres 24 15 373.38 12.1 ± 0 . 5 - 1 0 . 5 5 581 19

Ducs 27 25 373.8 15 ± 2 - 9 . 6 3 695 49

Screg 30 20 374.09 10.0 ± 0 . 8 - 1 1 . 7 9 373 8

Bochard 30 25 378.58 14 ± 1 - 9 . 7 8 648 14

Cimet ière 39 35 390.05 13.3 ± 0 . 9 - 9 . 5 8 683 32

Dubouloz 41.5 38 381.56 16 ± 2 - 9 . 5 3 712 38

F2—pisc ine 46 10 372.84 23 ± 1 - 9 . 7 5 628 35

A l — p u b l i e r 20 20 375.07 14.9 ± 0 . 8 - 9 . 8 2 647 17

T P 4 5 5 397.26 16 ± 1 - 9 . 2 6 641 26

B V 7 5 4 0 0 15 ± 2 - 1 0 . 5 6 485 14

TP7 3.5 3.5 402.46 18.3 ± 0 . 8 - 9 . 6 2 660 24

T P 8 4 4 406.14 12 ± 2 - 1 0 . 9 4 343 10

Rivière Dranse 10 ± 1 - 1 1 . 2 4 339 4

Source pêcheurs 1 6 ± 1 - 9 . 4 6 676 36

Source Versoie 1 5 ± 1 - 9 . 2 2 582 16

Source Miroi r 14.9 ± 0 . 9 - 9 . 0 5 646 9

Source Amphion Maxima 14 ± 1 - 9 . 5 4 693 13

GEOLOGIE ET HYDROGEOLOGIE

- Dans la plaine molassique, entre Jura au nord et Chablais au sud, le glacier rhodanien a été à l'origine, il y a environ 20 000 ans BP, du dépôt d'une épaisse couche de moraine atteignant l'altitude de 850 m au sud de Thonon (Blavoux, 1988).

- Lors de la fonte de cette dernière glaciation, qui s'est achevée vers 13 000 ans BP, se sont déposées (Nicoud et al., 1993) sur le versant d'Evian: trois moraines latérales de 850 m à 400 m et sur le versant de Thonon une série de terrasses de kame (fluvio-glaciaires) qui vont de 730 m à 400 m (Gagnebin, 1938) dont deux ont

514 Sophie Ravailleau et al.

été datées. Celle de 540 m à Thonon à 14 970 ± 940 ans BP (datation CRG no. 81) et celle de 392 m à Lausanne à 13 210 ± 180 ans BP (datation CRG no. 606).

- Ensuite ce fût la mise en place définitive du Lac Léman à son niveau actuel de 372 m. Des fluctuations ont eu lieu entre +10 m et -3 m (Magny & Olive, 1981). A +10 m il y a 10 520 ± 140 ans BP à Lausanne et 11 000 ans BP à Buchillon. Puis plusieurs oscillations entre +3 m et -3 m entre le Néolithique (-5000 ans BP) et l'occupation romaine (-2000 ans BP). Les dépôts deltaïques qui se sont accumulés depuis environ 10 000 ans sont

constitués d'alluvions perméables (galets, graviers et sables) entrecoupées de niveaux discontinus indurés ou argilo-sableux. L'épaisseur de cet aquifère est d'environ 70 m. Au forage de Sainte Agathe, à l'altitude 390 m, l'argile bleue à blocaux caractéristique de la dernière glaciation wurmienne est atteinte après 64 m d'alluvions deltaïques et le substratum molassique à 316 m après 10 m de moraine imperméable (Poncet, 1977). Une campagne de sismique réalisée en 1998 par l'Université de Gand au large du delta de la Dranse a permis d'évaluer l'épaisseur des formations deltaïques à l'extrémité nord du delta à 60-70 m (Snauwert, communication orale).

TENEURS EN 3 H ET STRATIFICATION DES EAUX

Le tritium (3H), considéré comme un élément dateur des eaux souterraines, permet à l'hydrogéologue d'estimer le temps de séjour moyen des eaux d'un aquifère (Olive et al, 1996). En effet, grâce à l'application de modèles mathématiques ayant comme signal d'entrée les teneurs en 3 H dans les précipitations (Fig. 2) et le temps de séjour comme variable, il est possible soit de calculer les teneurs en fonction du temps de séjour soit inversement de calculer le meilleur ajustement entre les teneurs mesurées et calculées pour en déduire le temps de séjour.

C'est ainsi qu'avec le logiciel MULTIS (Richter & Szymczak, 1992) en utilisant le modèle mélange nous avons calculé les teneurs en 3Ff de l'année 1998 en fonction du temps de séjour (Fig. 3). Au chapitre suivant, nous verrons alors si les résultats de la modélisation qui permettront aussi de calculer des temps de séjour sont corrélables avec ces teneurs en 3H.

10000 T

1952 1958 1964 1970 1976 1982 1988 1994 Années

Fig. 2 Evolut ion des teneurs en 3 H pondérées par les précipi tat ions de 1952 à 1998.

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 515

25

Fig. 3 Teneurs en H calculées pour l 'année 1998 avec le modè le mélange .

Al

V (0 —^—, jjîs

H

Fig. 4 modè le d ' écoulement dans un aquifère d 'épa isseur H, de porosi té efficace co et dont la recharge est R. Il y a proport ionnali té entre les surfaces d 'a l imenta t ion et les hauteurs d ' e a u dans les sections correspondantes: A\ vs(H-p)etA vs H.

Partons maintenant du modèle simple (Fig. 4) proposé par Vogel (1967). En régime permanent, et dans des conditions homogènes et strictement saturées, le

débit Q, en m 3 s 4 , passant à travers la section d'écoulement considérée résulte de la recharge R (m an"1) des précipitations sur la zone d'alimentation^ (m 2):

Q = RA

Ce débit Q est aussi le volume d'eau dV qui passe dans la section d'écoulement considérée pendant le temps dt et, en désignant par H l'épaisseur de l'aquifère dont la porosité efficace est ©:

dt dt

Il résulte de ces deux équations que:

dt=<^HdA

R A

516 Sophie Ravailleau et al.

En admettant qu'il y a proportionnalité entre les surfaces d'alimentation, A et Al, et les hauteurs d'eau dans les sections concernées, H et H-p:

— = d ou t= In Al

et p=H 1-m

- e raff H-p R H-p Il en résulte que l'âge de l'eau croît logarithmiquement avec la profondeur et que l'eau s'écoule dans l'aquifère en plans horizontaux d'âges égaux.

Pour l'aquifère du delta (Fig. 5) avec:

CÛ = 0.10

# = 7 0 m

R = 0.5 m ah

t = 14 x ln • 70

p = 10 x

70-p -0.5t'

1 — e 7.o

en années

en mètres

Comme la profondeur moyenne p des forages étudiés est de 25 m, l'âge des eaux pompées serait de l'ordre de 6 ans.

D'autre part ayant mesuré les teneurs en 3 H des pluies à Thonon depuis près de 40 ans, il est possible de calculer, pour 1998, les teneurs en 3 H d'eaux dont les âges vont de l'année en surface à 70 ans au fond de l'aquifère (Fig. 6).

Age en années

20 30 40 50 60 70

Fig . 5 Stratification des eaux du delta de la Dranse pour une recharge de 0.5 m a n " ' , aquifère de 70 m d 'épaisseur et porosi té efficace de 10%.

Tr i t ium en UT 15 16 17

F i g . 6 Teneurs en H, en 1998, de la nappe du delta de la Dranse en fonction de la profondeur .

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 517

On constate que jusqu'à 40 m de profondeur les teneurs calculées sont comprises entre 12 et 16 UT, valeurs effectivement mesurées (Tableau 2).

On remarque que les eaux du forage "décharge" présentent une très forte valeur, signe d'une pollution localisée. D'autre part, la réalisation de forages plus profonds, de 30 à 70 m, intéresserait des eaux beaucoup plus anciennes (Fig. 5) et dont les teneurs seraient comprises entre 13 et 20 UT (Fig. 6) et qui n'auraient pas été affectées de pollutions anthropiques (NO3", pesticides, métaux lourds, hydrocarbures, ...).

Le traitement des teneurs en 3 H mesurées depuis 1965 sur la Dranse (256 analyses), sur la nappe libre du versant de Thonon (383 analyses) et sur les sources du versant d'Evian (92 analyses hors Evian-Cachat) aboutit à un temps de séjour moyen des eaux compris entre 1 et 2 ans. Quant aux eaux de la partie superficielle de la nappe du delta (143 analyses depuis 1977) leur temps de séjour moyen est de 4 ans.

MODELISATION ET VALIDATION PAR LES TENEURS EN l s O ET 3II

C'est à partir du réseau de piézomètres, installés pour certains depuis une trentaine d'année, que nous avons pu établir la carte piézométrique de la nappe du delta (Fig. 7) et ainsi déterminer trois transects représentatifs des différents apports à la nappe.

L'étude de la piézométrie et des relations nappe-rivière établies à partir de mesures de nivellement permettent de déterminer: - le sens d'écoulement des eaux de la nappe qui se fait de la Dranse vers le lac,

limite imposée de la nappe;

918.5 919.0 919.5 920.0 920.5 921.0 921.5 922.0 922.5 923.0 923.5

Longitude

Fig . 7 Carte p iézométr ique du delta de la Dranse le 8 ju in 1999.

518 Sophie Ravailleau et al.

- une diminution des gradients hydrauliques de l'amont vers l'aval dans le sens des écoulements;

- l'alimentation de la nappe par la rivière, avec une connexion à l'aval (transect A) et une déconnexion à l'amont (transect B);

- une alimentation uniquement par le versant de Thonon (transect C), comme le laissait présager le contexte géologique. A partir de ces données et des paramètres hydrodynamiques connus de la nappe, il

a été possible de modéliser le comportement hydrodynamique de l'aquifère sur les trois transects A, B et C; l'objectif étant de trouver la part relative de chacun des apports à la nappe, de valider ces pourcentages avec les teneurs en 1 8 0 et de calculer les temps de séjour de l'aquifère pour ensuite les comparer avec les teneurs en 3 H .

Dans MODFLOW, le paramètre de calage de la piézométrie a été soit l'apport par la rivière conditionné par la conductance du fond du lit (transects A et B), soit le flux imposé par le versant de Thonon (transect C).

Nous sommes partis des données suivantes: (a) la pluie à la station Thonon CRG à 385 m d'altitude (données CRG)

recharge = P - ETPihomthwaite

recharge = 492.8 mm an"1 (moyenne mensuelle durant la période 1964-1998)

teneur en 1 8 0 = -9.45 ± 3.45%o vs V.SMOW (moyenne annuelle pondérée par la hauteur des pluies durant la période 1964-1998)

(b) La Dranse et les versants (données CRG). A partir des données du Tableau 2, les relations 3 H / 1 8 0 / x se sont avérées être significatives et permettent de montrer que les caractéristiques chimiques et isotopiques des eaux de la nappe du delta sont comprises entre les deux pôles suivants (Tableau 3).

Tableau 3 Caractérisat ions chimique et isotopique des deux pôles de l 'aquifère du delta de la Dranse.

Pôle 3 H ( U T ) l s O (%o vs V . S M O W ) x ( " S cm" 1)

Dranse 10 ± 1 - 1 1 . 5 ± 0.5 350 ± 3 0

Versant 15 ± 1 - 9 . 6 ± 0 . 2 700 ± 5 0

Transect A Alimentation par la pluie et la rivière en connexion avec la nappe,

recharge = 492.8 mm an"1 sur un transect de 900 m de long sur 70 m de large

épaisseur de l'aquifère = 70 m

transmissivité 77= 25 x 10"3 m 2 s"1 (pompage d'essai de 1987 in Billault, 1988) d'où

^nappe = 25 x l0"3/70 = 3.6 x 10"4 m s"1

porosité efficace co = 10%

charge imposée au niveau du lac = 372.8 m

Maille rivière de 20 x 70 m avec épaisseur du fond du lit = 0.5 m et tranche d'eau (Hsmt-Hfoni) = 1.5 m (= 376.5 - 375)

Le paramètre de calage est la conductance C du fond du lit de la rivière et le modèle est calé pour C = 10"2 m 2 s"1. En sachant que: C = / x D r a n s e

x L x WIM où L et W sont

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 519

respectivement la longueur et la largeur de la maille rivière, et M est l'épaisseur du fond du lit de la rivière.

Nous avons donc:

^Dranse = M x CIL x W = 0.5 x 10~2/20 x 70 = 3.6 x 10"6 m s"1

Les résultats obtenus par MODFLOW sont les suivants:

débit d'entrée par la recharge = 9.8 x 10"4 m 3 s"1

charge calculée dans la maille rivière Hr-„ = 375.96 m (connexion avec la rivière) d'où un débit d'entrée par la rivière Q r n = C x (Hsur[-HTiv) = 54 x 10"4 m 3 s"1

Soit 15% d'apport par la pluie à 9.45%o d' l s O et 85% d'apport par la Dranse à 11.5%o d , I 8 0 .

Ce calcul avec l ' 1 8 0 (0.15 x (-9.45) + 0.85 x (-11.5) = -11.2) donne une teneur moyenne sur le transect de -11.2%o (Fig. 8). Le seul piézomètre d'observation (Step) de ce transect présente une teneur en 1 8 0 de -11.69%o, ce qui est en accord avec la répartition des apports bien que le fait de n'avoir qu'une seule valeur de référence laisse beaucoup d'incertitudes.

Calculons maintenant le temps de résidence moyen des eaux de la nappe: t = VIQ

V= 900 x 70 x 70 x 0.1 = 441 000 m 3

Q = (9.8 x 10"4 + 54 x 10"4) x 3600 x 24 x 365 = 201 200 m 3 an 1 d'où t = 2 ans

D'après les résultats de la Fig. 3, pour un temps de séjour de 2 ans nous devrions avoir une teneur en 3 H d'environ 12 UT. La teneur mesurée au piézomètre Step est de 10 UT.

Nous avons dans le cas de ce transect une bonne corrélation avec les mesures isotopiques avec la même remarque que pour l ' 1 8 0 .

520 Sophie Ravailleau et al.

Transect B Alimentation par la pluie et la rivière en déconnexion avec la nappe.

recharge = 492.8 mm an"1 sur un transect de 2060 de long sur 257 m de large

épaisseur de l'aquifère = 70 m

N'ayant pas de valeurs mesurées de transmissivité sur ce transect mais au vu des gradients hydrauliques (Fig. 7), trois zones de perméabilités différentes ont été définies.

porosité efficace co = 10%

charge imposée au niveau du lac = 372.8 m

maille rivière de 40 x 257 m avec épaisseur du fond du lit = 0.5 m et tranche d'eau ( t f s u r f - TYfond) = 0.5 m (= 393.5 - 393)

Le modèle est calé pour C = 3.5 x 10"2 m 2 s"1

Nous avons donc:

transe = M * C/L * W= 0.5 x 3.5 x i0"2/40 x 257 = 1.7 x 10"6 m s"1

Voir Tableau 4 pour les résultats obtenus par MODFLOW.

débit d'entrée par la recharge = 8.3.10"3 m 3 s"1

charge calculée dans la maille rivière = 388.47 m (déconnexion avec la rivière) d'où un débit d'entrée par la rivière gnv = C x (Hsmr-H{0nd) = 17.5 x 10"3 m 3 s"1

Soit 32% d'apport par la pluie à -9.45%o d ' I 8 0 et 68% d'apport par la Dranse à -11.5%o d ' l s O .

La corrélation avec 1 , 1 8 0 est significative puisqu'elle nous donne une teneur moyenne sur le transect de -10.84% 0 (Fig. 9) et que les piézomètres d'observation sur ce transect présentent des teneurs d ' 1 8 0 allant de -11.89%o (4) à -10.20%o (3) et jusqu'à -9.9%o (2) ce qui donne une valeur moyenne de -10.66%o. On observe d'ailleurs un enrichissement des teneurs en 1 8 0 plus on s'éloigne de la Dranse et que l'on se rapproche du lac. La rivière voit donc son influence diminuer progressivement, ce qui est aussi confirmé par les mesures de conductivité (Tableau 2).

Calculons maintenant le temps de résidence des eaux de la nappe: t = V/Q

V = 2060 x 257 x 70 x 0.1 = 3 705 940 m 3

Q = (8.3 x 10"3 + 17.5 x 10"3) x 3600 x 24 x 365 = 813 629 m 3 an"1 d'où t = 4.5 ans

Les piézomètres de ce transect ont des teneurs mesurées de 9 UT (4), 12 UT (3) et 17 UT (2) représentant une teneur moyenne de 12.5 UT. Le temps de séjour de 4.5 ans correspond à une teneur en 3 H d'environ 13 UT (Fig. 3) ce qui est en parfaite adéquation avec les valeurs mesurées.

T a b l e a u 4 Calage du transect B de la Fig. 7.

Ripai l le chasse (1) Ripaille l imni (2) V o n g y (3) Bou lodrome (4)

Niveau calculé 372.83 m 373.26 m 378.40 m 387.33 m

Niveau mesuré 372.81 m 373.31 m 378.16 m 387.36 m

Différence +2 c m - 5 c m +24 c m - 3 c m

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 521

2020 m 40 m

F i g . 9 Transect B de la Fig. 7.

Transect C Alimentation par la pluie et le versant de Thonon.

recharge = 492.8 mm an"1 sur un transect de 880 m de long sur 395 m de large

épaisseur de l'aquifère = 70 m

transmissivité T = 9 x 10"3 m 2 s"1 (pompage d'essai à Ripaille en 1976, Poncet, 1977) d'où K = 9 x 10'3/70 = 1.3 x io^ms" 1

porosité efficace co = 10%

charge imposée au niveau du lac = 372.8 m

Maille de 50 x 395 m représentant le versant de Thonon avec un flux imposé qui est ici le paramètre de calage. Le modèle est calé pour un flux = 4 x 10"4 m 3 s"1

Les résultats obtenus par MODFLOW sont dans le Tableau 5.

débit d'entrée par la recharge = 54 x 10"4 m 3 s"1

débit d'entrée par le versant = 4 x 10"4 m 3 s"1

T a b l e a u 5 Calage du transect C de la Fig. 7.

F2—pisc ine (1) Ducs (2)

Niveau calculé 372.97 m 373.71 m

Niveau mesuré 372.84 m 373.8 m

Différence +13 c m - 9 c m

522 Sophie Ravailleau et al.

830 m 50 m

Fig. 10 Transect C de la Fig. 5.

Soit 93% d'apport par la pluie à -9.45%o d' l s O et 7% d'apport par le versant Thonon à -9.6%„ d' l s O.

La corrélation avec l ' l s O nous donne une teneur moyenne sur le transect de -9.46%o (Fig. 10). Les piézomètres d'observation sur ce transect présentent des teneurs d ' 1 8 0 de - 9 . 6 3 % 0 (2) et -9.75%o (1). Il est ici plus difficile de conclure quant à une bonne corrélation dans la mesure où les teneurs en O 1 8 du versant de Thonon (-9.6%o) sont proches de celles de la pluie (-9.45%o).

Calculons maintenant le temps de résidence des eaux de la nappe: t = VIQ

V= 880 x 395 x 70 x 0.1 = 2 433 200 m 3

Q = (4 x 10"4 + 54 x 10"4) x 3600 x 24 x 365 = 182 909 m 3 an"1 d'où t = 13 ans

Les piézomètres de ce transect ont des teneurs mesurées de 23 UT (1) et 15 UT (2) représentant une teneur moyenne de 19 UT. Le temps de séjour de 13 ans correspond à une teneur en 3 H d'environ 20 UT (Fig. 3) ce qui est aussi en parfaite adéquation avec les valeurs mesurées.

ORIGINE DES NITRATES

Les résultats des analyses chimiques de notre campagne de prélèvements (Tableau 2) indiquent des teneurs en N O 3 " parfois assez fortes même si ces concentrations sont inférieures à la norme OMS pour l'AEP qui est de 11 mg N F 1, soit 49 mg NO3 F 1. La présence de nitrates dans les eaux du delta peut avoir plusieurs origines liées d'une part

L'aquifère du delta de la Dranse: un cas d'école 523

T a b l e a u 6 Teneurs en nitrates des différents apports possibles à la nappe du delta.

m g N 0 3 r1

Pluie 3.5

Dranse (juin 1999) 4

Versant T h o n o n (juin 1999) 35

Sol (Benoî t et al, 1995) sous forêt 2 prairie 20 à 30 céréales 20 à 50

T a b l e a u 7 Répart i t ion des différents apports et teneurs en nitrates mesurées et calculées sur les trois transects.

Appor ts Nitrates ( m g N 0 3 1 " ' ) Nitrates ( m g N 0 3 1 " 1 ) Valeurs calculées Valeurs mesurées

Transect A 15 % pluie 4 Step = 4 8 5 % Dranse

Step = 4

Transect B 3 2 % pluie 4 Bou lodrome = 6 6 8 % Dranse V o n g y = 38

Ripail le l imni = 22

Transect C 9 7 % pluie 6 Ducs = 49 7 % versant F2—pisc ine = 35

au contexte hydrogéologique (la pluie, la Dranse et le versant Thonon) mais aussi à l'occupation du sol (Tableau 6).

A partir des résultats de la modélisation, apportant des informations quant à la quantification des différents apports à la nappe du delta de la Dranse sur trois transects représentatifs, et des teneurs en nitrates mesurées sur les différents piézomètres de ces transects (Tableau 7), il paraissait intéressant de voir si ces teneurs mesurées pouvaient s'expliquer simplement à partir de ces différentes origines ou s'il fallait envisager d'autres facteurs extérieurs.

Après analyse du Tableau 7, on se rend facilement compte que la pluie, la Dranse (transect B) et les versants (transect C) ne peuvent à eux seuls être responsables de telles teneurs mesurées. L'exploitation agricole et forestière sur la zone du delta étant faible voire même inexistante, le lessivage des terrains ne peut participer qu'à un très faible pourcentage. Il faut donc envisager d'autres facteurs extérieurs comme des origines domestiques car, en effet, près de 10% de la population thononaise ne serait pas raccordée au réseau d'assainissement mais aussi d'éventuelles pertes de réseau.

CONCLUSION

Cette étude nous a permis d'obtenir une image actuelle piézométrique, hydrochimique et isotopique d'un système qui est étudié depuis maintenant une trentaine d'années et qui constitue le réservoir aquifère le plus important de la région de Thonon-les-bains (-60 millions de m 3 = 8.5 x 10 6 m 2 x 70 m x 0.1).

L'objectif était de montrer que les résultats des analyses isotopiques ( 1 8 0 et 3H) permettent une validation de la modélisation des écoulements. En effet, les modélisateurs sont souvent confrontés au fait que le paramètre le moins bien connu et le plus variable dans l'espace est la conductivité hydraulique.

524 Sophie Ravailleau et al.

La modélisation des trois transects représentatifs des différents apports à la nappe nous a permis de réaliser cette validation avec les données en 1 8 0 et 3 H et d'apporter une réponse à l'origine des nitrates.

Aussi, l'obtention des vitesses d'écoulement des eaux, à partir des teneurs en radioéléments (3H, 1 4C) sur tous les forages, permet d'obtenir une estimation plus réaliste de la conductivité hydraulique que par l'emploi de méthodes géostatistiques à partir de données issues de trop rares pompages d'essai. Nous proposons donc que cette nappe devienne le lieu d'actions concertées où interviendraient géophysiciens, hydrodynamiciens, chimistes et modélisateurs. L'appui des municipalités concernées (Thonon-les-Bains et Amphion-Publier) suivra.

Remerciement Les auteurs remercient Alain Dassargues, Erik Siwertz et André Ferhi pour la lecture critique de cette note.

REFERENCES

Benoît, M., Saintot, D. & Gaury, F. (1995) Mesures en parcelles d'agriculteurs des pertes en nitrates. C. R. Acad. Agric. Fi: 4, 175-188.

Billault, C. (1988) Impact d'une décharge sur la qualité des eaux souterraines. Cas de la décharge intercommunale de Thonon-les-bains. Mém. de DEA, Université P. et M. Curie. CRG, Thonon-les-Bains, France .

Blavoux, B. (1988) L'occupation de la cuvette lémanique par le glacier du Rhône au cours du Wiirm. Bull. Assoc.

Française él Quaternaire, 69-79.

Gagnebin, E. (1938) Le delta de la Dranse de Savoie près de Thonon. Bull, des Lab. Géol. Géogr. Phys. Min. Paléo. de

l'Université de Lausanne 60, 17-25.

Gasparini, A. (1985) 1965-1985: Evolution des caractéristiques hydrodynamiques et hydrochimiques de l'aquifère du

delta de la Dranse (Haute-Savoie). Mém. de DEA, Université Paris-Sud. Orsay, France.

Guiger, N. & Franz, T. (1966) Visual MODFLOW: the fully integrated, three-dimensional, graphical modeling environment for professional groundwater flow and contaminant transport modeling. Waterloo Hydrogeologic Software Inc., Ontario, Canada.

Léon, L. (1983) Eléments pour la gestion de l'aquifère du delta de la Dranse (Haute-Savoie). Thèse, Université Pierre et Marie Curie, Paris.

Magny, M. & Olive, Ph. (1981) Origine climatique des variations du niveau du lac Léman au cours de l'Holocène. Arch. Sci. d'Anthropol. Genève 45(2), 159-169.

Nicoud, G., Coddet, E., Blavoux, B. & Dray, M. (1993) Les complexes détritiques de marge glaciaire active dans le Bas-Chablais (Bassin lémanique, France) : implications hydrogéologiques. Quaternaire 4(2-3), 69-76.

Olive, Ph., Hubert, P. & Ravailleau, S. (1996) Estimation pratique de "l'âge" des eaux souterraines en Europe par le tritium. Rev. Sci. Eau 4, 523-533.

Poncet, Cl. (1977) Le delta de la Dranse (Haute-Savoie): climatologie, hydrogéologie et géochimie. Thèse, Université Pierre et Marie Curie, Paris.

Richter, J. & Szymczak, P. (1992) MULTIS: A Computer Program for the Interpretation of Isotopehydrogeologic Data Based on Combined Lumped Parameter Models. Mining Academy of Freiberg, Freiberg.

Vogel, J. C. (1967) Investigation of groundwater flow with radiocarbon. In: Isotopes in Hydrology, 335-369. International Atomic Energy Agency, Vienna.