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1 L’ARTISTE ET LA CONTRAINTE ━━ LE VIOLET DE BAYEUX Texte Coralie PISSIS Commissaires de l’exposition David LEMARESQUIER Bérengère LEVEQUE Document Ressource pour l’enseignement de l’Histoire des arts réalisé avec le soutien de la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Basse-Normandie suite à l’exposition Violet de Bayeux au Radar, Espace d’Art Actuel.

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L’ARTISTE ET LA CONTRAINTE

━━

LE VIOLET DE BAYEUX

Texte

Coralie PISSIS

Commissaires de l’exposition

David LEMARESQUIER

Bérengère LEVEQUE

Document Ressource pour l’enseignement de l’Histoire des

arts réalisé avec le soutien de la Direction Régionale des

Affaires Culturelles de Basse-Normandie suite à l’exposition

Violet de Bayeux au Radar, Espace d’Art Actuel.

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Sommaire

I. La contrainte, entre tension et ressort créatif ........................................................ 4

1. Origine et incidence des formes de la contrainte ................................................... 4

La contrainte par la norme culturelle : l’emprise stylistique .................................... 5

Soumission de l’artiste à la mimesis ...................................................................... 7

2. Le parallèle entre l’émancipation de l’artiste et l’autonomie de la couleur .............. 9

L’âge romantique et la libération de l’artiste ......................................................... 10

La fin du primat du dessin sur la couleur .............................................................. 12

La couleur, sujet de la représentation, sceau de la liberté .................................... 14

3. La contrainte en tant que moteur créatif .............................................................. 18

La contrainte imposée ......................................................................................... 18

La contrainte volontaire........................................................................................ 20

II. L’appropriation de la contrainte - L’exemple du Violet de Bayeux .................. 25

1. Systématisation de la contrainte : l’approche formelle ...................................... 26

Claude Viallat: La constance et le déploiement de la forme ................................. 27

Claude Rutault : La rigueur de la méthode ........................................................... 29

Stéphane Bordarier : Le temps comme contrainte ............................................... 32

Jacques Villeglé : Prélever et transmettre le réel ................................................. 34

2. Instrumentalisation de la contrainte, la cohérence thématique............................. 36

Jean-Michel Othoniel : La métamorphose de la matière ...................................... 37

Joël Hubaut : La dérision critique ......................................................................... 39

Catherine Lopes-Curval : Les figures de styles picturales .................................... 41

Sarkis : Incarner la mémoire ................................................................................ 43

Jean Le Gac : Entrelacer le récit et la réalité ........................................................ 46

Redécouvrir le Violet de Bayeux ............................................................................... 48

Pistes pédagogiques ................................................................................................ 49

Bibliographie générale ................................................................................................ 52

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L’ARTISTE ET LA CONTRAINTE

-

LE VIOLET DE BAYEUX

« L'art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté”

André Gide L’évolution du théâtre

Le poncif romantique de l’artiste qui s’abreuve à la source de la liberté pour nourrir son art subsiste dans l’imaginaire collectif. La tentation est forte, l’envie aussi, d’adhérer à cette vision idéale d’un art intrinsèquement libre, affranchi des contingences et des besoins. Pourtant rien ne se construit ex nihilo. L’acte créateur s’enracine dans le réel, la conscience y puise son inspiration. L’artiste doit surtout s’accommoder d’une foule de contraintes, aussi bien matérielles qu’idéologiques, qui pèsent parfois inconsciemment sur sa pratique. Traduites en canons esthétiques, ces règles révèlent le poids de la tradition artistique, ce dont témoigne la prégnance de l’iconographie religieuse jusqu’à la Renaissance. A mesure que l’art se sécularise, il n’échappe pas plus aux tentatives d’instrumentalisation politique qui tendent à codifier son contenu. L’art en tant que fin en soi est un acquis de la modernité. L’exemple de la couleur s’avère alors symptomatique d’une évolution qui, au tournant du XXe siècle, permet de repenser la relation de l’artiste au monde. De simple moyen au service de la représentation de l’existant, alors cantonnée à une fin périphérique, elle acquiert avec l’abstraction sa plénitude sensorielle. Le signifiant devient alors le signifié. Ce symbole d’émancipation expressive

alimente ici la réflexion sur le rôle joué par la contrainte au travers de l’exemple d’une teinte unique, le Violet de Bayeux.

La contrainte doit être entendue dans son sens large, elle entrecroise en cela des notions connexes fortement modelées par les sciences humaines telles que la règle, la norme ou la nécessité. Quelle que soit sa nature, elle sera envisagée ici comme un impératif subit ou volontaire qui tend à guider l’artiste, voire à lui dicter les formes de sa création. Elle délimite un univers des possibles artistique. Lorsqu’elle s’impose, cette force intrusive façonne fatalement son objet en ce qu’il faut composer avec elle. Mais il peut aussi s’agir d’un choix délibéré de l’auteur, qui relève d’un renoncement plus riche en potentialités qu’il n’y paraît. La contrainte bride-t-elle obstinément l’artiste ou lui permet-elle au contraire d’exceller voire de transcender sa vision ? La

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problématique s’avère intemporelle. Elle questionne la liberté du créateur face aux exigences du réel, sa capacité à dépasser acquis et conventions pour donner vie à des formes inédites, porteuses de sens. Dans cet esprit les avant-gardes du XXe siècle ont réintégré des mécanismes restrictifs pour stimuler, cadrer et structurer leur pratique. Cette dépossession voulue devient alors un puissant moteur créatif. Recourir spontanément à un tel expédiant manifeste un besoin viscéral et universel : celui de canaliser et d’ordonner sa créativité.

I. La contrainte, entre tension et ressort créatif

Consciemment ou non, la contrainte exerce une influence sur le contenu

formel des œuvres d’art qu’elle côtoie. Elle borne la pratique artistique, oriente l’inspiration, et consacre certaines opportunités d’expression. Omniprésente, elle irrigue le flot continu de la création au gré des évolutions qui animent l’histoire de l’art. Très marquée jusqu’au XIXe siècle cette force contraignante se fait moins pesante à mesure que les normes traditionnelles s’amenuisent. Elle va déclinant, tandis que l’artiste s’émancipe en rejetant les entraves à sa liberté créatrice. L’essor de son statut social, depuis l’artisan membre d’une corporation jusqu’à l’artiste-star des années pop, témoigne de ce mouvement de fond. Logiquement le goût croissant pour l’expression esthétique de soi donne progressivement lieu aux formes artistiques les plus innovantes, les plus personnelles, et à terme les plus radicales. A son tour la valeur symbolique dont se dote la couleur, charge les œuvres d’une constellation de significations orientées tous azimuts. Cette explosion créative suscite chez les artistes le besoin de circonscrire volontairement leur pratique. Pour faire sens, ils finissent par ériger des systèmes, tels des remparts, afin d’ordonner leur art dans le repli et la réflexivité. Par la prise de conscience puis la maîtrise des ramifications de son œuvre, le créateur parvient à objectiver sa posture artistique. La contrainte se révèle ainsi le miroir de la culture qui la façonne.

1. Origine et incidence des formes de la contrainte

Omniprésente, la contrainte revêt une multitude de formes plus ou moins

restrictives et exogènes à la pure pratique artistique. Lorsqu’elle relève de l’ordre de l’impératif technique, le progrès scientifique permet graduellement d’y palier. Ainsi les architectures contemporaines des monuments urbains, et notamment les musées, font preuve d’une inventivité hors norme. Ces bâtiments emblématiques affichent leur démesure comme un défi aux lois physiques, une jubilation créatrice. La contrainte demeure toutefois foncièrement active dans d’autres sphères. La nécessité économique fait peser une pression financière parfois engourdissante sur l’artiste en l’obligeant à répondre aux sollicitations du public ou aux desideratas des commanditaires. Il

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peut évidemment choisir de créer à rebours des attentes des acquéreurs, mais c’est courir le risque de ne pouvoir tirer aucun profit substantiel de son art, ni d’obtenir la reconnaissance qui en est souvent le corollaire. Le critère financier n’influe pas que sur la vente, il entre aussi en considération dans le choix des matériaux et sujets. Par souci d’ostentation les peintres du Quattrocento devaient ainsi employer des teintes coûteuses et rares comme l’or ou l’outremer1. De nos jours cet état de fait est moins apparent dans les œuvres elles mêmes, quoique toujours palpable. Enfin la contrainte historique peut se comprendre comme le poids de la tradition, et se rapproche alors de la contrainte socioculturelle, plus insidieuse et persistante. Cette nature multi-facette permet de saisir la diversité de ses modes d’influence et d’insinuation au

cœur même du processus créatif.

La contrainte par la norme culturelle : l’emprise stylistique

La contrainte oblige l’artiste d’autant plus vivement qu’il l’a intériorisée en

tant qu’orthodoxie et nécessité artistique. En cela la norme culturelle appelle au conformisme en enjoignant, entre autre chose, à respecter les conventions artistiques sous peine de réprobation. L’existence et la succession des styles mis en avant dès la fin du XVIIIe siècle par J.J Winckelmann, pour justifier le retour à l’ordre antique, sert cette démonstration. La tradition estimait jusqu’alors que le développement historique des formes suivait un cheminement linéaire croissant vers la perfection illusionniste2. Si des artistes comme Giotto ou Piero della Francesca suscitaient l’admiration de leurs contemporains c’est surtout par leur virtuosité à simuler la vraisemblance. Ils s’inscrivaient pourtant dans la mouvance d’une unité stylistique dominante. Heinrich Wölfflin, fondateur de la théorie formaliste de l’art, s’est interrogé sur cette notion de style qu’il définit comme l’état d’esprit d’une époque et d’un peuple 3. Appliquée à l’art classique du XVIe siècle et au Baroque, cette lecture lui permit de dégager des ensembles représentatifs d’une histoire autonome des formes. Cette conception, quelque peu caricaturale d’un développement historique linéaire de l’art, traduit surtout la prégnance des codes. Elle illustre l’impuissance des artistes à se départir totalement de l’étau codificateur. Pour Ernst Gombrich les changements de styles « ne résultaient pas seulement d’un

progrès de l’habileté technique mais bien de façons différentes de voir le monde »4. Sans remettre en cause les potentialités de l’intellect et le mérite des personnalités qui ont marquées l’histoire de l’art, on doit noter que les stéréotypes font long feu.

1 Voir les développements de Michael Baxandall dans L’oeil du Quattrocento, l’Usage de la

peinture dans l’Italie de la Renaissance. 2 Selon Jacques Girard le style peut être définit comme « l’ensemble des caractères, symboles

et pensées propres à une époque dans son unité culturelle » Dictionnaire des termes d’art et d’archéologie, Editions Klincksieck, 2006. 3 Principes fondamentaux en Histoire de l'Art, Heinrich Wölfflin, Edition Montfort, Imago Mundi,

2000. Le style se caractérise alors par « une impulsion qui lui vient de son temps, un certain fonds de culture et le sentiment du baroque méridional ». 4 L’art et L’illusion, Psychologie de la représentation picturale, Phaidon, 2002, Paris.

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Piero della Francesca, Flagellation, 1454 Au XXe siècle les conceptions structuraliste et sociologique de l’art n’ont

pas manqué de replacer les œuvres et d’enraciner les artistes dans leur contexte culturel. En pratique l’art répond à des fonctions bien déterminées selon les époques dont l’édification morale ou religieuse, la glorification du pouvoir, et la reconnaissance sociale liée à sa valeur symbolique. De façon radicale, Michel Foucault estime que les schèmes de pensée spécifiques à une époque conditionnent notre appréhension et notre compréhension du monde. Cette configuration mentale, qu’il nomme « épistémè », s’impose à l’ensemble des membres de la collectivité et se traduit par une régularité des savoirs. Elle s’envisage comme une instance de nivellement cognitif ou plutôt un cadre de pensée propre, impérieux et restrictif des productions sociales. Peut-on alors parler de déterminisme stylistique ? Sans aller aussi loin il suffit d’admettre l’emprise des canons esthétiques sur le regard et la pratique des artistes, dans la mesure où l’oeuvre s’inscrit dans un contexte donné et s’adresse à un public baigné de ces codes. Michael Baxandall résume bien cet état en invoquant « un style cognitif propre au Quattrocento » et qu’on peut tout à fait étendre à d’autres époques sans dénaturer sa pensée. Il le définit comme « l’outillage critique avec lequel le public d’un peintre du XVe siècle affrontait les stimuli visuels complexes » 5. S’écarter trop de la norme artistique ne pourrait susciter qu’incompréhension et rejet. En cela la lecture sociologique de l’art développée par Pierre Francastel nous offre une vision dialectique de l’œuvre, pensée

5 L’œil du Quattrocento, Michael Baxandall, Gallimard, Paris 1985, p.61et 64.

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comme une production à la fois individuelle et collective, un système de signification. L’art n’est pas exempt de toute contingence, ce qui n’a jamais interdit aux plus grands artistes de se démarquer par la pertinence et la singularité de leur regard.

Soumission de l’artiste à la mimesis

Platon déniait dans La République toute valeur à la peinture en tant que

simulacre des apparences, elles-mêmes déjà conçues comme copie du monde des Idées. Dans cette optique l’essence, assimilée à la vérité, n’est pas accessible au sens, elle relève de la connaissance intelligible. Cette déchéance ontologique pris fin avec Aristote pour qui l’imitation de la nature par l’art 6 est une tendance innée, non pas corruptrice mais formatrice et source de plaisir. Cette vulgate de la mimesis a longtemps prévalu, faisant de l’imitation la raison d’être de la peinture et y soumettant nécessairement l’artiste.

Le Quattrocento connaît une évolution artistique capitale pour

l’avènement d’un art centré sur l’homme qui s’affranchit des préoccupations théologiques. Pétris des doctrines humaniste, les artistes rompent avec la tradition héritée du Moyen-âge en appliquant des lois scientifiques à la peinture telles que la perspective mise au point par Filippo Brunelleschi. Avec la Renaissance et le maniérisme se fait jour un dépassement des formes de la nature au profit d’une idéalisation par l’art. L’épisode du peintre grec Zeuxis recomposant les traits d’Hélène de Troy à partir des cinq plus belles citoyennes de Crotone suscita l’engouement des théoriciens du XVIesiècle. Copier le réel ne suffit plus, il s’agit désormais de l’encenser pour atteindre une image de la perfection. Une telle sublimation trouve une illustration parfaite dans la grâce et la délicatesse des madones de Raphaël. Léonard de Vinci affirme que l’œil « dépasse la nature dont les œuvres sont finies, tandis que celles qu’exécutent les mains à la commande de l’œil sont infinies7 ». La vision dépasse la simple contemplation, elle devient un acte intellectuel dialectique qui recherche l’équilibre délicat entre naturalisme et idéal. Le principe d’imitation se heurte ici à une première barrière théorique liée au renouvellement des aspirations

artistiques, conséquence de l’amélioration des savoirs tout comme de la virtuosité des peintres.

6 La théorie générale de la mimesis développée par Aristote dans La Poétique peut être

étendue à la peinture bien qu’elle traite de la tragédie. 7 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, p.112, trad André Chastel, Paris, Berger-Levrault,

1987.

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Raphaël, Madone du grand Duc, 1504-1505

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Bien qu’elle puisse encore se concevoir dans sa dimension universelle l’idée du beau perd son caractère fatalement immanent. Et puisque l’on salue l’artiste qui parvient à surpasser la nature, on l’incite inexorablement à se détacher de l’emprise du réel. La prise de conscience de la relativité des critères esthétiques à partir du XVIIIe siècle favorise de la même façon la remise en cause du postulat inébranlable et idéaliste du Beau universel tel que définit par Plotin8. La connaissance accrue des arts non occidentaux contribue aussi à l’évolution des mentalités, comme le prouvera l’influence du primitivisme sur les avant-gardes. La véritable rupture va se produire au XIXe siècle lorsque le modèle naturel ne servira plus de référent ultime à l’œuvre ni d’échelle de valeur du jugement esthétique.

Par réaction aux artifices du maniérisme puis à l’emphase et la

théâtralisation du Baroque, le courant classique, bientôt relayé par le néo-classicisme leur substitue une expression sobre voire impersonnelle. Rejetant cette esthétique épurée et la recherche du Beau, les artistes délaissent peu à peu l’imitation servile pour se focaliser sur le pouvoir créatif propre. L’aspect collectif s’efface au profit de la subjectivité, apte à transmettre une vision personnelle qui se détache du réel9. Dans un désir paradoxal de fidélité à la nature, les impressionnistes relèvent la contingence des effets de lumière sur la toile, tandis que les avant-gardes du XXe siècle rompent définitivement avec la tradition illusionniste dominante. L’œuvre n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde comme l’exprimait Alberti, mais un espace formel autonome qui peut renvoyer à des vérités essentielles, pour Mondrian et Klein, ou traduire le ressenti de l’artiste sur un mode expressionniste.

2. Le parallèle entre l’émancipation de l’artiste et l’autonomie de la

couleur

Le processus d’émancipation de l’artiste s’accélère au XVIe siècle avec

la reconnaissance de son statut libéral, affermi par la création des Académies en Italie puis en France10. Pensé comme une activité artisanale, le métier

d’artiste souffrait jusqu’ici d’un déficit d’estime en comparaison des activités intellectuelles dites nobles car non manuelles. Dépendant d’une corporation, leur pratique était subordonnée aux règles communautaires et scolastiques ainsi qu’aux desideratas des commanditaires. Cet art se réduisait bien souvent à un simple travail d’exécutant, précisément codifié et encadré par des directives qui ne prêtaient guère à interprétation. A partir de la Renaissance les

8 La conception transcendante du Beau par Plotin, Ennéades, I, 6.

9 A propos de l’œuvre de Kandinsky Luc Ferry écrit « S'il faut en finir avec l'art figuratif, s'il faut

cesser d'imiter la nature, c'est pour être enfin pleinement en mesure d'exprimer la subjectivité ». Homo Aestheticus, L’Invention du goût à l’âge démocratique, collection biblio essais, Livre de poche, 1991. 10

L’Académie royale de peinture et de sculpture fondée en 1648 sous la direction de Charles Le Brun entend restituer dignité et noblesse aux arts comme l’indique sa devise : Libertas artibus restitua.

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discours sur la valeur du travail artistique se multiplient, tandis que la renommée de personnalités comme Léonard de Vinci ou Michel-Ange traverse les frontières. Dans Les Vies, Giorgio Vasari11 adopte une approche biographique propre à mettre les artistes à l’honneur, quitte à nimber d’un parfum de légende ses chroniques de Giotto ou Cimabue. Cette reconnaissance va croissante au point que les souverains se disputent leur présence et marquent leur respect, tel l’empereur Charles-Quint ramassant le pinceau de Titien. La figure du génie, inspiré par le divin ou le surnaturel, et doté d’un talent inné qui justifie les honneurs se diffuse progressivement. Elle trouve sa source dans la pensée antique remise au goût du jour par des théoriciens comme Félibien avant de culminer au XVIIIe siècle. Selon Diderot,

ce « pur don de la nature »12 ne s’accommode d’aucune formation ni ne s’embarrasse de la norme ou de la raison. Il dénie ainsi toute pertinence à l’enseignement académique qui promeut le goût conventionnel au détriment du sublime. A l’origine fer de lance de l’affranchissement de l’artiste, l’Académie se ressent désormais comme une entrave, impropre à répondre aux nouvelles aspirations individuelles. Sombrant dans le conservatisme, l’institution perd en influence ce que l’artiste gagne en autonomie. La singularité devient le credo de l’ère romantique, un tournant décisif dans cet inexorable mouvement d’émancipation qui va de pair avec la reconnaissance de la valeur de la couleur.

L’âge romantique et la libération de l’artiste

L’artiste moderne, figure de la bohême issue du romantisme du XIXe

siècle et incarné par Baudelaire puis Van Gogh, affiche son originalité et se nourrit de liberté pour trouver l’inspiration. Dévoué à son art, il ne s’apparente plus en rien à l’artisan, membre d’une corporation, à l’artiste de cour ou agréé par l’académie, tous parfaitement intégrés aux rouages créatifs des instances officielles. En réaction au rationalisme des Lumières et la rigueur néo-classique, la philosophie romantique 13 exalte les facultés sensibles de l’homme et ses ressources créatives. Lors du Salon de 1846 Baudelaire définit ce mouvement comme une « manière de sentir. Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans

qu’il était seulement possible de le trouver ». A tel point que certains verront dans le poète et critique un véritable prophète de l’âge moderne14. Au XIXe siècle s’articule ainsi le passage entre un système professionnel institutionnalisé, lié à la commande, et une conception vocationnelle qui met en avant l’activité individuelle et le génie. Dans son acception mythique l’idée de

11

Dans ses écrits et notamment les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes paru dès 1550, Giorgio Vasari invente un nouveau style littéraire : l’historiographie de l’art, promise à une immense postérité. 12

Article consacré au génie dans le tome VII de l’Encyclopédie de 1757 par Diderot. 13

Le romantisme prend sa source d’abord en poésie puis en littérature en France, Angleterre et Allemagne, ainsi que dans la philosophie allemande de la première moitié du XIXe siècle (Friedrich Whihelm Schelling, fondateur de l’esthétique idéaliste avec Hegel estime que l’art doit inspirer la philosophie). 14

Walter Benjamin, Charles Baudelaire.

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génie est une image de l’âme immortelle capable d’engendrer une œuvre impérissable15. Véritable démiurge, l’artiste puise en lui même le souffle créateur en se complaisant dans l’imaginaire16 et parfois même la folie. Le mythe de l’artiste-maudit, marginal et incompris, prend forme. Il traduit le « mal du siècle » dans un monde dont les repères évoluent plus vite que les mentalités, en prise aux mutations sociales et aux avancées techniques. Cet état d’esprit autorise un repli subjectif et introspectif qui tend à l’expression esthétique de l’être. Les artistes romantiques, au premier rang desquels William Blake et J.M.W Turner, projettent leurs émotions et leurs tourments sur la toile plutôt qu’une image fidèle du réel.

Le progrès scientifique va accélérer cette lame de fond par deux révolutions majeures, la photographie et l’optique, qui dépassent plus que le simple cadre des diktats techniques. L’invention de la photographie17 bouleverse les pratiques en concurrençant certaines fonctions traditionnelles de la peinture. Ainsi le genre déclinant du portrait, qu’il soit d’apparat ou mémoriel, se renouvelle profondément au milieu du XIXe siècle en perdant sa valeur documentaire18. L’appareil mécanique, plus exact et rapide que la main de l’homme, menace la représentation illusionniste et pousse insidieusement à un retranchement dans l’univers mental du sujet. Loin de ces préoccupations, les artistes ont systématiquement utilisé la photographie comme un instrument d’étude et une source iconographique. Delacroix faisait réaliser par Eugène Durieu des tirages de modèles nus délibérément flous pour s’exercer au dessin. Degas se consacra à la photographie tout en exploitant son potentiel technique en matière picturale, notamment par l’agrandissement ou la fixation des effets de lumières pour ses études sur le clair-obscur. Elle participe d’un processus d’autonomisation d’une peinture peu à peu libérée des contraintes extérieures, dans lequel le critique d’art Clement Greenberg a voulu voir le sceau du modernisme19.

Cette évolution va de pair avec les découvertes scientifiques sur l’optique dont Newton dévoile les mécanismes fondamentaux dès 1704 dans sa théorie des couleurs. Expérimentant la réfraction du rayon lumineux au travers d’un prisme, le physicien met à jour sa nature spectrale composée d’une infinité chromatique. Cet apport de la physique s’avère essentiel à la compréhension des développements ultérieurs et des incidences des théories de la couleur qui émaillent l’époque moderne. Dans un essai en date de 1839 le chimiste

15

Otto Rank, L’Art et l’artiste - Créativité et développement de la personnalité, Paris, Payot, 1983, p.44. 16

L’intuition des potentialités de l’imagination se trouve déjà chez David Hume qu’il analyse comme une faculté combinatoire des idées ou des produits de la mémoire. 17

Niepce réussit dès 1822 à obtenir une image grâce à un procédé photochimique proche de l’héliogravure. Le daguerréotype est inventé en 1839. 18

Le genre du portrait miniature a disparu peu après l’apparition de la photographie, remplacé par le « portrait-carte » ou « carte de visite » de petit format mis au point par A.Disderi. 19

Clement Greenberg La Peinture moderniste, 1961. Il l’envisage de façon radicale comme un phénomène d’épuration et d’autocritique révélateur du modernisme, auquel l’invention de la photographie contribue de façon nécessaire.

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Chevreul établit la loi du contraste simultané des couleurs dont il souligne la nature complémentaire. Cette intuition de la nature optique de la vision ébranle les paradigmes perceptifs jusqu’ici admis. L’influence de l’ouvrage est manifeste chez de nombreux artistes dont Delacroix qui chercha sans succès à s’entretenir avec Chevreul20. Des artistes comme Courbet ou Cézanne travaillèrent les ombres colorées au gré de leur intuition, tandis que le néo-impressionnisme systématisa l’emploi du point de couleur pur. Cette prise de conscience de la valeur du chromatisme trouve une déclinaison empirique chez Goethe21. Se fondant sur la perception physiologique l’auteur construit un langage des couleurs qu’il charge de significations émotionnelles, morales et symboliques. Sa dimension sensible en fait un moyen d’expression hautement

suggestif au sein duquel se joue une polarité élémentaire entre jaune et bleu, lumière et obscurité.

L’opposition entre l’Art selon Goethe, en tant qu’expérience sensorielle, et la Science d’un Newton atteint un nouveau degré que le débat entre les partisans du dessin et ceux de la couleur portait déjà en germe.

La fin du primat du dessin sur la couleur

Ardant et récurrent, le débat sur la prééminence du dessin sur la couleur

traversa les époques en confrontant leurs plus illustres représentants. L’Italie de la Renaissance amorça la césure en comparant la précision du tracé anatomique de Michel-Ange au chatoiement des coloris du Titien. A partir de 1670, l’Académie française voit les adeptes de Poussin et de Rubens radicaliser cette opposition, qui perdure jusqu’au XIXe siècle avec Ingres et Delacroix. En creux cette querelle manifeste un désaccord idéologique plus profond qu’une simple contestation pratique, elle touche à l’essence de l’art. Le primat du dessin reposait en effet sur une conception néoplatonicienne propre à encenser les activités nobles de l’esprit contre celles de la main, considérées comme viles. Une telle valorisation se fondait sur le caractère raisonné et conceptuel du tracé, alors que la couleur flatte les sens plus que l’intellect. Il reflète des lois universelles telles que la perspective, le contour, le clair-obscur, et exprime l’Idée au lieu de chercher à tromper le regard. Certains théoriciens

craignaient que la mise en exergue du coloris ne jette le discrédit sur la toute nouvelle dignité accordée à l’art. Véritable promoteur du dessin, Vasari énonce « lorsque l’intelligence formule des concepts clairs et logiques, ces mains, longuement exercées au dessin, démontrent la perfection et l’excellence des arts en même temps que la science de l’artiste » 22. Le double sens du terme disegno, le dessein en français jusqu’au XVIIe siècle, favorisait encore l’assimilation en ce qu’il recoupait le projet conceptuel tout autant que le trait.

20

Voir en cela l’essai de Georges Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, Paris, Gallimard, collection « Tel », 2009 21

Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, 1810. L’auteur est un important précurseur du mouvement romantique en littérature. 22

Giorgio Vasari Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568 Livre I, chap. I.

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Nicolas Poussin, Le Triomphe de Neptune et Amphitrite, 1634

Pierre-Paul Rubens, La Chasse au Tigre

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En France le dualisme enfle à la fin du XVIIe siècle avant que la doctrine coloriste ne s’impose avec Roger de Piles23 qui prône la séduction de l’artifice, le « fard » des tableaux d’un Rubens. Le fini et la facture léchée des odalisques d’Ingres se ressentent comme le chant du cygne de l’idéal classique.

Cette valorisation ouvre la voie à des conceptions picturales nouvelles,

de l’impressionnisme aux expérimentions des avant-gardes. Les grands coloristes que furent Van Gogh et Gauguin incarnent cet engouement dans leurs toiles, au point que le premier put écrire « le vrai dessin c’est le modelé avec la couleur »24. Décriés et pourtant héritiers de cette longue tradition imitative, les impressionnistes recherchent des moyens nouveaux pour

transcrire la fugacité de l’instant en s’exerçant en plein air. La formule célèbre d’Edouard Manet « Je peins ce que je vois, et non ce qu'il plaît aux autres de voir » traduit sa volonté de se recentrer sur la réalité foncièrement subjective du créateur. L’attrait pour l’art japonais 25 à la fin du XIXe siècle influe aussi sur la vision des artistes, jusqu’ici conditionnés par la perspective et les conventions occidentales. Ils y décèlent des propositions inédites qui incitent à la planéité, l’asymétrie et l’aplat de couleur. Le mouvement fauve avec André Derain et Henri Matisse s’inscrit dans ce droit fil en revendiquant une audace et une jubilation chromatique résolument infidèle à la nature. Dégagés de la mimésis et de sa soumission corollaire au dessin, légitimés par les découvertes sur l’optique, la couleur et l’artiste se libèrent.

La couleur, sujet de la représentation, sceau de la liberté

A la faveur d’un contexte permissif où tous les verrous sont levés, la

période charnière du tournant du XXe siècle connaît l’avènement de l’art moderne qui conduira à l’abstraction. Le renouveau du regard et la variété des expérimentations donnent naissance à une foule de mouvements en isme 26 qui semblent manifester la toute puissance du génie créateur, mais ne masquent pas tout à fait la prégnance de contraintes a minima indéfectibles. L’innovation, la nouveauté deviennent la norme dans une course en avant effrénée ou les avant-gardes se succèdent les unes aux autres. Chronologiquement des

courants comme le fauvisme, le cubisme, le futurisme, l’orphisme, le rayonnisme, le suprématisme, se succèdent jusqu’à la fin de la première guerre mondiale. A leur manière les artistes sondent le potentiel expressif et plastique

23

Roger de Piles, Cours de peinture par principes, 1708. 24 Lettres à son frère Théo Les Cahiers rouges, 1ère édition 1937. 25

Le japonisme se développe à partir de 1860 grâce à la diffusion des estampes notamment d’Hokusai ou Hiroshige. La citation d’Edmond de Goncourt traduit l’influence du courant : « Et quand je disais que le japonisme était en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux » Journal 19 avril 1984. 26

Dès 1925 El Lissitzky et Hans Harp mettent en avant la redondance du suffixe « isme » dans le livre Les ismes de l’art, 1914-1924, édition Lars Müller, 1990.

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de la couleur, au point que John Gage y voit le fer de lance de l’art non figuratif qui « semblait ouvrir une ère de liberté visuelle sans précédent »27.

La crise profonde des valeurs et des fins artistiques poussent à une

quête de sens d’un art dédouané de la nécessité de la représentation. Ayant ainsi perdu toute référence signifiante la peinture cherche un fondement ontologique, c’est à dire une source dans sa nature même et non plus dans une transcendance instigatrice. Cette volonté donne naissance à une multitude de propositions, toujours plus radicales, dont le degré ultime serait soit l’abstraction absolue : le monochrome, soit le pragmatique ready-made. Les intentions sont sous-tendues par une pléthore de théories, déclarations et manifestes plus ou

moins audacieux, quelques fois péremptoires voire dogmatiques 28, qui se portent caution de la démarche plastique entamée. Malgré leur diversité ces discours s’accordent pour proclamer la liberté du regard et la valeur intrinsèque de la peinture.

Parmi les pionniers de l’abstraction du premier quart du XXe la tentation

spirituelle et mystique reste patente. Les artistes cherchent à atteindre un absolu pictural, envisagé comme une sorte de vérité ultime, par la révélation plastique. Fruit d’une logique implacable et radicale, le néoplasticisme de Piet Mondrian a ainsi pour dessein de faire émerger l’essence de la forme. Structure géométrique et couleurs primaires reflètent ici des lois universelles qui tendent à l’utopie. De son côté, Kasimir Malevitch s’engage sur la voie du suprématisme dont l’aboutissement logique, le « zéro des formes »29, est atteint dès 1918 avec le fameux Carré blanc sur fond blanc. Il affirme la souveraineté de la sensation qui èmane des éléments épurés du tableau. De l’adéquation du fond et de la forme surgitune réalité supérieure : autonome, pérenne et bidimensionnelle. Luttant contre l’écueil de la vacuité expressive et du dépouillement, l’abstraction lyrique de Kandinsky aspire plutôt à un réenchantement de l’univers pictural. Il fonde sa théorie de la couleur 30 en tant que langage au double accent physique et psychique fortement inspiré par Goethe. Cette appréhension sensible de la peinture, tout en en conservant une ambition décorative, devient l’espace de la nécessité intérieure. Dans cette optique immatérielle Paul Klee conclut « l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible »31.

27

Couleur et culture, Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction John Gage, Thames & Hudson, 2008, p.159. 28

Le Manifeste du futurisme publié par Filippo Tommaso Marinetti en 1909 alliait l’outrance du propos « nous voulons démolir les musées » à la radicalité des idées pour proposer un « programme de rénovation » de la sensibilité basé sur le culte de la machine et de la vitesse. 29

Kazimir Malévitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme, 1916, Ecrits, titre 1, L’Age d’Homme, 1974. 30

Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Gallimard, Folio, 1988. 31

Paul Klee dans Théorie de l'art moderne.

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Vassily Kandinsky, Jaune-rouge-bleu, 1925

Piet Mondrian, Composition avec rouge, bleu et jaune, 1930

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L’unisme32 et à sa suite le formalisme postulent la valeur propre d’une création autonome car dégagée de toute contingence extérieure. A ce titre Clement Greenberg défend la planéité de la peinture pure d’un Pollock ou d’un Rothko, répandue all over, et la doctrine de l’art pour l’art 33. Poussé à son paroxysme, cet attrait pour la qualité pigmentaire, et donc la couleur, finit par primer sur le contenu et sur tout désir de représentation. La revendication du monochrome par Yves Klein dans les années cinquante, ses prémisses chez Rodchencko puis ses avatars, traduisent une tendance double à l’icônisation ou au nihilisme 34. Les théories de la couleur se multiplient sans fédérer mais qu’importe, elle s’élève désormais au rang de sujet de la peinture. Le signifiant est devenu le signifié. N’est-il pas révélateur que l’avènement de l’artiste

s’accomplisse par le biais de l’œuvre la plus ascétique et a-personnelle qui soit, le monochrome. Cela aboutit en effet à célébrer l’absolue liberté du créateur, sa capacité à faire œuvre par la seule force de sa vision. Le célèbre mot d’ordre de Maurice Denis « se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblés »35 résonne ainsi d’une dimension visionnaire.

D’aucun annonce la mort de l’art36, extrapolant sur ce qui est en fait une

remise en cause des fondements de la peinture, et que le mouvement Dada anticipa dès 1910. Le subversif ready-made de Marcel Duchamp fait assurément voler en éclat les conventions. Cet objet neutre arraché au quotidien, un urinoir ou une roue de vélo, renvoie l’art à son statut éminemment symbolique car connoté par le cadre de réception dont il dépend. Cet iconoclasme que Duchamp agitait comme une provocation avait pour dessein d’éprouver le goût, le jugement et le conformisme bourgeois37. Il conduisit à l’inverse au culte du créateur : sa capacité à faire oeuvre par la seule force du choix, en dépit de toute valeur esthétique ou savoir-faire. A partir des écrits de Walter Benjamin certains voit dans ce mouvement un vecteur de sacralisation profane 38.

32

Dès 1924 Wladyslaw Streminski construit sa théorie de l’unisme sur le modèle d’un corps autonome, d’un « tableau-organisme », qui se suffit à lui même. Il prône l’altérité totale de l’expérience plastique par rapport aux autres sphères de réalités que sont les objets, la littérature ou la psychologie. L’Espace uniste, Ecrits du constructivisme polonais, W. Streminski et K.Kobro, trad. et réunis par A. Baudin et P.M. Jedryka, Lausanne, L’Age d’Homme, 1977. 33

Doctrine que de nombreux auteurs réfutent en tant qu’elle se dissout dans une réflexion tautologique : l’art qui se justifierait par lui même. 34

Voir à ce sujet La peinture monochrome par Denys Riout, Gallimard, Folio essai, 2006. 35

Définition du Néo-traditionnisme, 1890 36

Expression à connotation multiple, déjà employée par Hegel comme une phase nécessaire à l’avènement de l’âge de l’esthétique. Dans l’introduction des Cours d’esthétique il démontre que l’art tend à se dissoudre du fait de sa tendance à l’autofiguration et au repli subjectif. 37

« Comme les tubes de peintures utilisés par l'artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d'assemblage ». Dans À propos des Ready-mades, discours de Marcel Duchamp au Musée d'Art moderne de New York en 1961 dans le cadre de l'exposition Art of assemblage reproduit dans Duchamp du signe, Flammarion, 1994, p. 192. 38

Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1935) Walter Benjamin soutient l’avènement d’un art de masse comme substitut à la valeur auratique de l’œuvre,

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Alors que les réticences envers l’impressionnisme mirent du temps à se lever, les avant-gardes sont plus rapidement reconnues puis démodée. Le goût de la nouveauté masque mal l’effacement ou, à l’inverse, l’hypertrophie des valeurs artistiques. Au nom d’une souveraineté exacerbée, les artistes s’orientent dans des voies expérimentales radicales qui parachèvent l’anéantissement du tableau ou s’efforce de se le réapproprier. Les arts plastiques, nouvelle terminologie inspirée de Donald Judd39, prennent de l‘ampleur en se déployant dans l’espace hors du tableau de chevalet. Convient-il de considérer ce tournant comme la reconnaissance d’une liberté absolue de l’artiste? Si les contraintes semblent désormais infimes elles ne disparaissent pas tout à fait, elles ressurgissent de façon latente ou totalement délibérée pour

servir l’acte créateur.

3. La contrainte en tant que moteur créatif

La philosophie nous enseigne que l’empire de la liberté n’est pas infini.

La création se nourrit du débat dialectique Hégélien, tout comme la connaissance. Ainsi la contrainte favorise le renouveau en obligeant l’artiste à adapter son point de vue, à formaliser sa pensée de façon construite, à donner du sens à sa pratique. Stimulé, il parvient à se transcender en cherchant à la contourner ou à exceller. A moins d’être aliénante, la contrainte n’est donc pas castratrice. Au contraire, elle revêt un caractère salutaire en tant que source d’inspiration et de dépassement. Elle enrichit son travail d’un cadrage qui favorise une lisibilité, une compréhension et donc une meilleure réception. Si les impressionnistes et les avant-gardes furent rejetés en leur temps c’est parce que leur contemporains ne disposaient pas des clés de lecture adaptées, que seul l’enseignement ou un regard critique chevronné permettent de déchiffrer en temps réel. L’exemple cubiste cristallise cette dualité. Inspirés par Cézanne et le primitivisme, Picasso et Braque fragmentent la forme pour capter la simultanéité des axes de vues. Dans cette méthode Apollinaire reconnaît une « manifestation nouvelle et très élevée de l’art, mais non point un système contraignant des talents »40.

La contrainte imposée

La prégnance des codes évite l’inertie et la redondance si elle autorise

l’adaptation. Evidemment les débordements stylistiques peuvent marginaliser l’artiste, mais ils concourent à une marche en avant prospective et éclairante. Ainsi les trésors d’imagination et d’ingéniosité dont il fait preuve pour se

perdue du fait de l’invention de la photographie. Selon Régis Debray « Le matériel et le temporel occupés par l’image mécanique, l’art prend possession du Spirituel » Vie et mort de l’image, une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p.286. 39

L’article de Donald Judd, Specific objects publié dans Arts Yearbook en 1965 défend la tridimensionnalité des strucutres qui « ouvre vers tous les possibles » 40

Guillaume Appolinaire dans la préface au catalogue du 8e salon annuel du Cercle d’art Les

Indépendants au Musée d’art moderne de Bruxelles en 1911.

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démarquer, dans un mouvement contradictoire d’adhésion et de distanciation, lui permettent de dépasser les carcans académiques.

Le rôle joué par la commande à la Renaissance illustre parfaitement cet

état de fait malgré son caractère a priori autoritaire et intrusif. Dans L’œil du Quattrocento Michael Baxandall met en avant la nature constructive des liens qui se tissaient entre artistes et commanditaires. Consciemment ou non, l’artiste de la Renaissance devait se plier à une multitude de règles idéologiques, théologiques et iconologiques, qui canalisaient sa puissance d’innovation. Ce contexte culturel imprégnait nécessairement la genèse et le contenu de l’œuvre, à son tour orientée par les prescriptions et desideratas du

commanditaire. Définies dans un contrat minutieux qui renvoyait d’ailleurs souvent à un dessin, ces prescriptions déterminaient nombre de détails dont la quantité d’or et d’outremer utilisée. Selon Michael Baxandall les capacités perceptives et interprétatives du spectateur dépendent des acquis culturels et habitus que l’artiste partageait avec le commanditaire et une frange de lettrés41. Pour satisfaire le goût, les attentes et l’attrait intellectuel des mécènes, le peintre réalisait des œuvres complexes dont la contemplation flattait l’ego de ceux qui disposaient du socle de références nécessaire à leur décryptage. Ce véritable plaisir d’érudit, fruit d’une expérience sociale partagée, supposait un langage codifié commun essentiel à la compréhension et a fortiori l’acceptation de l’œuvre42. L’auteur soutient ainsi que la logique de connivence qui présidait à l’élaboration du tableau constitue un dialogue critique qui singularise l’expérience esthétique et favorise les échanges. Au delà on peut noter que la commande incite au défi et à l’émulation. L’imposition du thème et de son traitement obligeait l’artiste à se distinguer par l’excellence et la virtuosité dans la maîtrise des procédés et des conventions, tout comme par l’acuité des innovations qui permettent de les dépasser. Si les maîtres de la Renaissance sont considérés comme les premières figures du génie c’est par leur capacité à élargir les perspectives artistiques, amorcer des évolutions et en fait surpasser les codes pourtant stricts de leur temps. Le réalisme de Cimabue, la perspective de Piero della Francesca, les raccourcis de Paolo Uccello, la vigueur anatomique de Michel-Ange, le sfumato de Léonard De Vinci, ne pouvaient manquer de frapper leurs contemporains ; admiration dont nous pouvons encore aujourd’hui saisir toute la portée.

Avec la fin des corporations et du système de la commande puis le déclin de la hiérarchie des genres, l’initiative de l’œuvre revient désormais à l’artiste. Le poids de la contrainte semble même s’inverser. Il pèse désormais sur l’acquéreur, confronté à des œuvres précaires ou monumentales qui posent

41

« Une partie de l’équipement mental avec lequel l’homme ordonne son expérience visuelle est variable, et cet équipement variable dépend en grande partie de la culture, en ce sens qu’il est déterminé par la société qui a exercé son influence sur l’expérience individuelle » L’Œil du Quattrocento, Gallimard, op.cit p.65. 42

Jacques Rancière soutient que le medium est « un espace idéel d’articulation entre des manières de faire et des formes de visibilité et d’intelligibilité déterminant la manière dont elles peuvent être regardées et pensées » Le destin des images, La fabrique Editions, 2003, p.87-88

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de nouveaux problèmes de conservation et de restauration43. A son tour le spectateur n’est plus exempt de certaines exigences ; sollicité de toute part, il ne trône plus en simple observateur passif. La pluralité des démarches artistiques l’incite tour à tour à modeler son regard, exercer une gymnastique intellectuelle face à l’œuvre, agir voire interagir en participant au processus créatif.En envahissant l’espace, les sculptures minimalistes de Sol Le Witt ou Carl André multiplient les points de vue et appellent au déplacement. Les installations de Claude Lévêque ou d’Olafur Eliason imposent une expérience perceptive en totale immersion pour stimuler tous les sens. Les happenings accaparent le visiteur en un lieu et en un temps donné. Les œuvres participatives du G.R.A.V.44 se fondent sur l’implication des tiers tandis que les

performances éprouvantes de Marina Abramovic mettent le visiteur face à lui même en le poussant dans ses derniers retranchements45.

Peut-être doit on voir dans la formule de Marcel Duchamp, « c’est le

Regardeur qui fait le tableau » l’axiome de la contemporanéité. Avec le ready-made il exigeait déjà un choix du public - sur le statut de l’œuvre exhibée - où le sens critique restait souverain malgré les interférences du milieu culturel. Au fil du XXe siècle les exigences de l’artiste envers son public n’ont fait que croître. Pourtant la nécessité de la reconnaissance et les lois du marché le cantonne bien souvent à un style identifiable, une empreinte exacerbée de la personnalité pour paraphraser le droit d’auteur, au sein duquel il se renouvelle sans trop de bouleversements. En pratique un artiste se limite généralement aux mêmes matériaux, thématiques ou méthodes. S’il s’autorise quelquefois des digressions, la contrainte s’épanouit au travers de son œuvre souvent plus que la liberté.

La contrainte volontaire

La mise en situation de soumission à une contrainte semble d’emblée

réductrice de l’omnipotence créatrice de l’artiste. Pourtant on trouve trace des prémisses d’un schéma directeur dans les constructions cubistes de Picasso et Braque, elles-mêmes déjà inspirées de la densité du traitement des volumes par Cézanne. Au cœur de l’histoire de l’art moderne, la profusion de liberté a

conduit de nombreux artistes d’avant-garde à réintégrer délibérément dans leur pratique des mécanismes restrictifs. Un tel renoncement se justifie par un gain processuel dont l’OuLiPo a systématisé l’usage en littérature dès les années

43

Selon Catherine Millet « Les conservateurs les plus lucides reconnaissent que le musée ne sait pas toujours s’adapter à de nouveaux modes de productions » ce qui manifeste une « lenteur à enregistrer la remise en cause par les œuvres elles-mêmes, des notions de pérennité, d’unicité ou d’originalité », L’Art contemporain, Histoire et géographie, p.64 et 65 44

Le Groupe de Recherche d’Art Visuel se mobilisa entre 1960 et 1968 dans le but de donner une dimension sociale à l’art en multipliant les actions publiques et invitant les spectateurs à participer. 45

Performance réalisée au Museum of Modern Art de New York The artist is present en mai 2010 au cours de laquelle Marina Abramovic restait assise impassible devant les visiteurs ce qui déclenchait des réactions fortes et inattendues.

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soixante46. La contrainte s’avère structurante car la création est infinie. Elle procure un cadre pour la pensée qui, en se fixant des limites, explore avec obstination tous les méandres du champ d’investigation qu’elle se propose. En pratique cette dépossession revêt des formes aussi variées que le sont les pratiques artistiques contemporaines ; s’y agglomère toutes les approches sérielles, les protocoles d’action ou technique, ainsi que la délégation du geste au profit d’un tiers voire du hasard.

A ce titre le mouvement hollandais De Stijl entendait détourner l’homme

des séductions de l’individualisme et de l’ornement, par la recherche de l’harmonie universelle via l’ordre géométrique. Ses initiateurs, Theo Van

Doesburg et Piet Mondrian, prônaient la limitation stricte des moyens picturaux, réduits à un équilibre limpide entre lignes droites et aplats de couleurs primaires. Cette tentative de matérialisation d’un absolu par l’épuration du contenu, conduisit les deux protagonistes sur des voies dissidentes dès 1925. Tandis que l’approche théosophique de Mondrian 47 l’amena à fusionner le fond et la forme pour toucher à l’essence de la peinture, Van Doesburg élabora des œuvres aux accents plus mécanistes. Ses compositions modulaires à base de grilles mathématiques, supposent que la logique scientifique permet d’éviter le jeu de l’arbitraire et de l’affect. Ici la contrainte rationalise le contenu avec le désir affirmé de l’objectiver, et par conséquent d’annihiler toute trace d’expression individuelle.

L’amorce néo-plastique et le constructivisme ont donné lieu à une suite de prolongements fructueux qui présupposent un langage plastique rigoureux. L’éthique fonctionnaliste du Bauhaus, Cercle et Carré, Abstraction-Création, l’art concret prennent tour à tour le relai à partir des années 1930. Max Bill, figure emblématique de l’art concret, développe une méthode fondée sur la variation autonome des formes selon des proportions pré-calculées48. Implacables, l’algèbre et la géométrie prédéterminent la forme à venir. Cette entreprise de dépersonnalisation se donne pour finalité de faire échapper l’œuvre à l’emprise de la subjectivité du créateur. Ce qui s’y joue est le refus de l’anecdotique à la faveur de la neutralité de la règle. L’auteur conçoit ainsi un cadre de production qui rend tout choix inopérant au stade de la réalisation. Après la Libération de 1945, le vocabulaire de l’abstraction géométrique se répand dans les travaux hétérogènes de Victor Vasarely, Aurélie Nemours, Joseph Albers, Ad Reinhardt et bien d’autres, avant d’être recyclé par l’art minimal et conceptuel.

46 OuLiPo : Ouvroir de Littérature Potentielle, groupe international d’auteurs et mathématiciens fondé en 1961 qui emploie des mécanismes contraignants pour doper la créativité. Georges Perec a ainsi écrit son roman lipogrammatique La disparition sans utiliser la lettre E. 47 Piet Mondrian justifie son passage du cubisme à l’abstraction comme suit : « Peu à peu, je me suis rendu compte que le cubisme n’acceptait pas les conséquences logiques de ses propres découvertes. » 48

Valentine Anker « En 1932 explorant les multiples déformations possibles d’une forme initiale, Max Bill découvre la méthode des variations qui est issue de la musique. (…) Pour Bill, la variation est une méthode de connaissance, un mode d’exploration systématique d’une forme », dans Max Bill ou la recherche d’un art logique, L’Age d’homme, p.70.

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Theo van Doesburg, Composition arithmétique, 1929-1930

Max Bill, Quinze variations sur un même thème, 1935-1938; 16 lithographies

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L’observation de la règle permet de systématiser une œuvre, que seul le jeu d’une causalité extérieure, le hasard, vient parfois corrompre. L’abandon d’une part de subjectivité, pourtant si chèrement acquise, est manifeste même dans l’automatisme surréaliste. Le procédé du frottage inventé par Max Ernst autant que le dripping médiatisé par Jackson Pollock manifestent ce goût pour l’aléa et le fortuit. Dans les années soixante Herman de Vries contourne l'inflexible prévisibilité des systèmes par l’application de tables aléatoires, tandis que Jean-François Dubreuil rapporte sur la toile la mise en page de journaux ou magazines en fonction d’un code couleur préétabli. Anciens membre du G.R.A.V. François Morellet poursuit inlassablement ses recherches d’un art construit 49, dont les réinterprétations de Bertrand Lavier soulignent la postérité.

Au travers de ses expérimentations il met en œuvre des modes opératoires souvent dopés par l’intervention du hasard. L’imprévisible et l’accidentel découlent alors irrésistiblement des protocoles les plus rigides.

Discipliner la forme pour mieux l’interroger devient le credo de nombreux artistes. Démarche logique et stimulante, le choix d’une contrainte ne contrevient donc à la liberté que pour laisser place à un mode de création alternatif et décomplexé. La technique du pliage mise au point par Simon Hantaï questionne la nature du support, ce qui ne sera pas sans influence sur les groupes BMPT et supports/surfaces 50. Le résultat imprévisible, dont l’intentionnalité se résume au processus, révèle la générosité et la subsistance du matériau. Georges Didi-Huberman décrit “cette méthode qui consiste à renoncer aux séductions de la main puis à plier sa propre volonté artistique au crible machinal d’une procédure (…) ; mais qui consiste aussi à laisser s’embrasser le pigment et la toile »51. Par cette démarche spéculative, Simon Hantaï dévoile la toile brute pour explorer la relation intime qu’elle entretient avec la peinture.

Au sein de BMPT l’adoption et la répétition d’un motif unique, la bande

pour Buren et Parmentier, le cercle pour Mosset et l’empreinte de pinceau pour Toroni, expriment « l’abandon délibéré de la sensibilité »52. Autoréflexives, leurs œuvres ne transmettent ni message ni signification autre que leur propre matérialité. Les membres agissent avec la « volonté commune de déconstruire dans un premier temps la peinture et son système »53 pour mieux en revendiquer la neutralité et l’anonymat, tout en dénonçant sa récupération par le milieu artistique. L’ascétisme ouvre la voie à une remise en cause

49

Dans Beyond Geometry : experiments in Form 1940s-70s, Lynn Zelevanssky met en perspective l’hégémonie artistique américaine d’après guerre avec les expérimentations européennes pointues dont notamment le travail de François Morellet, MIT Press, Cambridge MA, Los Angeles, 2004. 50

Voir les développements ultérieurs sur Claude Viallat (Partie II). 51

Georges Didi-Huberman, L’étoilement, Conversation avec Hantaï, Les éditions de Minuit, 1998, p.80. 52

Michel Claura Catalogue de la 5e Biennale de Paris en septembre 1967, qui fut le dernière manifestation de BMPT avant la dissolution du groupe au bout d’un an. 53

Daniel Buren, Entrevue, conversations avec Anne Baldassari, Paris : Musée des Arts Décoratifs, Flammarion, 1987, p.21.

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fondamentale des fonctions et potentialités de l’œuvre. Jean Marc Huitorel distingue les subtilités qui orientent, en fonction des personnalités de BMPT, ce retrait de la subjectivité. Il voit dans l’austérité de Parmentier le degré zéro de la peinture, un acte « destiné à liquider les derniers avatars de l’expressionnisme, de ses faux-semblants et de ses impasses, afin que la peinture, comme épurée à la manière cistercienne, se présente telle qu’en elle même : des choix (même si l’artiste parle, le concernant, de non choix) une méthode un résultat ». A l’inverse l’auteur relègue les bandes alternées de Buren à leur vocation utilitaire et exogène. Cette mise hors contexte ne peut toutefois faire oublier le pouvoir évocateur et critique de ses créations in situ, tout autant que ses préoccupations picturales.

Impersonnelles, les œuvres issues d’une démarche systématique le

sont quelquefois, et pourtant éminemment identifiables. C’est indubitable, l’artiste se fixe toujours des limites ; il exclut tel ou tel matériau, privilégie un thème et opère nécessairement des choix. Sa singularité réside finalement dans la marge de liberté qu’il s’autorise, consciemment ou non, au travers d’une dynamique de la contrainte.

Simon Hantaï, Etude, 1969

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II. L’appropriation de la contrainte

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L’exemple du Violet de Bayeux

Rassembler neuf artistes majeurs et singuliers autour d’une même

couleur relevait du défi. Un défi rêvé pour donner corps et consistance à une réflexion sur la contrainte. Le choix de l’exposition collective Violet de Bayeux pour illustrer le propos ne doit donc rien au hasard. L’unicité de l’obligation, l’expérience et la renommée des plasticiens participants, la qualité et la diversité des œuvres, démontrent et incarnent littéralement sa pertinence. De toute évidence les artistes invités ont consenti de leur plein gré à répondre à la sollicitation du Radar, le commanditaire du projet. Libre à chacun d’entre eux d’y souscrire et d’intégrer librement cette contrainte, la couleur, à leur pratique.

L’usage du Violet de Bayeux sert de dénominateur commun à la pluralité

des créations, sorte de terreau fertile où s’épanouit la spécificité de leur vision personnelle. Intégrer une telle couleur à sa palette ne va pourtant pas de soi. On peut imaginer le malaise de l’artiste qui ne ferait que l’échantillonner dans son œuvre, se dérobant consciemment à la requête formulée. L’aveu d’un tel renoncement serait lourd de sens. A l’évidence les plasticiens de l’exposition ont fait l’économie de la facilité pour se confronter à l’exigence de la règle. Chacun à leur manière ils ont sondé puis investit le Violet pour mieux se l’approprier. De façon schématique deux tendances se dégagent quant à la manière de répondre à la contrainte tout en exploitant ses potentialités. Ceux qui choisissent de cantonner le Violet à son pur chromatisme le font par absorption dans une démarche artistique formelle. La couleur irradie, elle envahit d’ailleurs l’espace. Ces artistes l’intègrent à l’exercice de leur démonstration picturale pour mettre sa matérialité à l’honneur. Un tel choix est

facilité par la nature de la contrainte qui s’apparente ici à un matériau constitutif de l’œuvre : le pigment, et non pas une thématique entêtante. A l’opposé les autres plasticiens s’intéressent à la charge symbolique du Violet pour cultiver son pouvoir d’évocation immatériel. Cette instrumentalisation de la couleur permet d’ouvrir des horizons créatifs nouveaux, de débrider l’imagination en explorant ses ramifications intellectuelles. Toutefois une constance se fait jour. Toutes les œuvres, à des degrés divers, recèlent une tension interne, une contrainte récurrente et inhérente à chaque pratique auquel se soumet le contenu pictural. Le Violet de Bayeux s’y soumet à son tour et participe même de cette dynamique. On pourrait définir cette ultime contrainte comme la nécessité plastique propre à révéler la vision de l’artiste, et c’est finalement sur cela qu’il convient de jeter la lumière.

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1. Systématisation de la contrainte : l’approche formelle

Le gout marqué pour la sérialité qui s’est affirmé tout au long du XXe

siècle traduit une mécanique intellectuelle active et réfléchie, car résolument consciente de ses limites. Claude Monet entendait déjà étudier et retranscrire la variation des effets de lumière sur la Cathédrale de Rouen dans sa célèbre série débutée en 1893. Plus que jamais les artistes qui délaissent largement leurs prérogatives sont animés du désir d’interroger rigoureusement la forme. Que leurs expérimentations fassent appel à l’instinct ou à la logique importe peu dans la mesure où l’amplitude de leurs choix est si restreinte que leur art en devient méthodique. Le processus créatif repose alors sur une trame fixe qui tend à la répétition, parfois pour toute une vie. Dans cette hypothèse le Violet de Bayeux va dans le sens d’une démonstration de la démarche déjà contraignante et foncièrement radicale de l’artiste. L’emploi de la couleur revêt ici un caractère discursif, dont la nature varie selon la personnalité du créateur et son entreprise artistique. Dans tous les cas ce dernier opère sciemment de façon rigoureuse, en limitant délibérément ses moyens ou ses formes picturales. La règle balise ainsi les voies de la création, pour s’orienter, pour garder un cap, pour éviter les contresens ; à l’inverse elle n’interdit pas les écarts de conduite.

La contrainte exemplifie le projet plastique qui tend à minimiser le rôle

de la subjectivité dans l’acte créatif. Elle dénie le recours à l’introspection ou à l’autorité des références externes en créant des œuvres autoréflexives. En cela la couleur se soumet à la volonté esthétique de l’artiste pour mieux l’exalter et réciproquement. Chez Claude Viallat, Claude Rutault et Stéphane Bordarier, elle sert d’outil autant que de fin en soi, et ne procède pas de l’expression du moi. Cette dynamique donne paradoxalement naissance à des œuvres où la couleur, sublimée, tient le premier rôle. La démarche singulière de Jacques Villeglé le place à la lisière de cette catégorie en ce qu’il recourt volontairement à un matériau préexistant réduit et redondant, un alphabet sociopolitique, pour mieux le rattacher à ses origines tout en développant sa dimension critique.

Enfin l’étude des œuvres produites pour l’exposition Violet de Bayeux

permet d’éloigner le spectre de l’écueil formaliste. Des pratiques aussi radicales courent en effet le risque d’être vide de sens, justifiant la nécessité de la contrainte par son existence même. En l’espèce il ressort que les systèmes autoréférentiels érigés par les artistes aboutissent à des contenus ouverts et en constant renouvellement. Dans la veine de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty 54 on admettra qu’un tel outil structurant permet de repousser les limites de la représentation et de l’intelligibilité du réel. Mieux encore, il créé, par des moyens plastiques propres, les conditions de sa viabilité et de sa signifiance. Le protocole artistique s’assimile en cela à la grammaire qui charpente le langage pour véhiculer la pensée ; tous deux d’efficaces instruments de formulation d’une certaine vision du monde.

54

Parmi le ouvrages de Maurice Merleau-Ponty : Phénoménologie de la perception, Paris, 1945. L’œil et l’esprit, 1961. Le visible et l’invisible, 1964.

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Claude Viallat: La constance et le déploiement de la forme

Il y a assurément de l’abnégation à décliner inlassablement un même motif tout au long d’une vie d’artiste. Répétant obstinément une forme indéfinie sur des supports libres, allant de la toile à la bâche, Claude Viallat reste fidèle à l’esprit originel de sa démarche. A contre courant des tendances de l’Ecole de Paris, il entreprend dès les années 1960 de déconstruire le tableau avec ses complices de Supports/Surfaces. Inspirés par Simon Hantaï et les expérimentations de B.M.PT. le groupe cherche à mettre en évidence la matérialité de la peinture. Il décompose le tableau en ses éléments constitutifs élémentaires afin de rendre manifeste le processus de création plutôt que l’écran du résultat 55. Lié à la philosophie structuraliste, le programme esthétique du groupe traduit un engagement radical, artistique autant que politique. De cette manière Claude Viallat refuse le châssis traditionnel, lui préférant un support souple non apprêté qui souligne la corporéité de la peinture. L’expérience et le dispositif physique évince le message au profit de la vision pure. Appliquée au pinceau, au pochoir, à l’éponge, la couleur fait corps avec le matériau. Elle le laisse s’exprimer plutôt qu’une quelconque virtuosité technique, trop susceptible d’insuffler une externalité dissonante à l’oeuvre.

On ressent une jubilation dans le choix des mediums et des techniques,

en ce que l’artiste s’autorise tout sauf le support traditionnel du tableau de chevalet. A terme ce principe s’avère libérateur puisqu’il s’aventure à travailler la corde, le bois, parfois même des pans de tentes militaires. Le comportement des supports hétéroclites qui réceptionnent la peinture, panache et nuance les couleurs. Cette réaction singularise à chaque fois le résultat malgré la constance du motif. Le Violet de Bayeux se pare ainsi d’un camaïeu de reflets insaisissables, rosés, pourpres, bruns… Claude Viallat multiplie aussi les moyens qui lui permettent de teinter le tissu, allant jusqu’à expérimenter la capillarité ou la solarisation. C’est cette profusion de textures et de modes d’imprégnation qui, produisant une constellation de formes, prévient toute redondance picturale ou lassitude de l’œil. Mise en situation, la forme est

explorée dans toutes ses occurrences, creusée dans sa substance, déployée dans l’espace. Selon Bernard Ceysson « Le problème pour Viallat ne s’est jamais posé en terme de compositions ou d’aménagement structurés d’un espace (…) mais de marquage d’un territoire à peindre à l’extensibilité infinie qu’il faut faire sien, déclarer sien, par l’opposition de son signe, sans le dénaturer »56. S’approprier l’espace, voici bel et bien l’apport ultime de cette contrainte. La répétition du motif devient un rituel obnubilant, quasi chamanique. Par l’incantation la forme organique prend vie, évolue, colonise l’espace et au delà

55

« La notion de redites, de séries ou de répétitions, devient une nécessité de fait. (...) Une toile – pièce - seule n'est rien, c'est le processus - système - qui est important ». Fragments, 1970. 56

Bernard Ceysson Le commentaire au défi, dans Claude Viallat, catalogue d’exposition, Paris, édition du centre Pompidou, 1982, p.9.

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Frustrante et sacrificielle l’œuvre ne l’est donc qu’en apparence. La pratique de l’artiste disqualifie la question du sujet et de la représentation pour se concentrer sur la peinture même57. Ses préoccupations formelles renferment des interrogations plus éthérées qu’il n’y paraît. Claude Viallat reconnaît lui même qu’il entend « questionner l’histoire des connaissances »58. Karim Ghaddab y décèle une tentative de montrer l’essence de la vision en ce qu’elle « est autant affaire de pensée que d’optique. Si l’on accepte cette idée d’une indissociabilité du vu et du su, alors Viallat, présentant l’indicible, montre l’invisible » 59.

Claude Viallat, Sans titre, 2010, acrylique sur toile greige, 205x197 cm

57

Il s’inscrit dans la filiation de Matisse dont il admire les harmonies colorées. 58

Table ronde réunie le 24 juin 1998 à l’occasion de l’exposition « Les années Supports/surfaces dans les collections du centre Georges Pompidou » Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume en 1998. Discussion retranscrite dans Supports/surfaces conférences & colloques, p.100, éditions du jeu de paume, 2000. 59

Trouer la surface, dans Supports/surfaces, conférences & colloques, p.26, op. cit

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Claude Rutault : La rigueur de la méthode

Poursuivant inlassablement un programme fixé en 1973, Claude Rutault

a quadrillé par avance son champ d’investigation pictural. La substance du projet se cristallise dans sa définition/méthode n°1 : sorte de protocole d’action liminaire destiné à être accompli par un tiers. Elle prend ainsi pour trame de fond « un tableau repeint de la même couleur que le mur sur lequel il est accroché ». Le support se confond avec le mur dans un ensemble qui convie le monochrome ou la fresque. La neutralité du tout interdit une quelconque dérive expressive. La rigueur de la proposition initiale ménage des développements

nombreux détaillés et codifiés dans les 274 définitions/méthodes existantes. L’œuvre existe virtuellement dans chaque synopsis dont l’exécution se nomme actualisation. Ce programme implique un renoncement strict à certaines prérogatives de l’artiste : ses choix sont bridés par le descriptif générique, tout comme la réalisation manuelle est déléguée. Seul préside le but à atteindre. Claude Rutault prévoit d’ailleurs dans la d/m 70 que le preneur, qu’il soit un collectionneur ou une institution, détermine lui même les modalités de réalisation de l’œuvre. Malgré la rigidité de la méthode, le résultat final revêt une myriade de variantes générées par l’interprétation du preneur en fonction du contexte. En 1999 l’artiste a arrêté d’édicter de nouvelles d/m en constatant que les parcours d’exploration du corpus déclenchent une infinité de liaisons possibles.

La démarche de l’artiste est sciemment spéculative, elle permet de mettre en cause le mode de production de l’œuvre et au delà les fondamentaux de la peinture. L’environnement, la couleur, le support, le choix, l’interaction, la temporalité sont autant de notions que sa pratique déstabilise. L’invariable de Claude Rutault, le débordement de la peinture hors du cadre du support, s’avère aussi sa marque la plus patente. La teinte colonise l’espace alentour, à moins que ce ne soit le pourtour qui envahisse la toile. De cette fusion naît une empreinte, pas besoin de signature, l’œuvre est reconnaissable entre mille. L’actualisation tend à singulariser le résultat tout en préservant l’intégrité du projet. Chaque preneur contribue à la réalisation d’un «Claude Rutault » unique et original, à partir d’un socle commun qui assure la cohérence du tout. Cette délégation productive n’implique pas le transfert de choix structurants, pris en charge en amont par les d/m. Le procédé fait toutefois appel à la logique adaptative du preneur qui, plus qu’un simple exécutant, fait surgir l’œuvre du concept. Sans son intervention la peinture demeure une simple potentialité. Cette nature prospective car processuelle prime sur l’objet fini. Elle se déploie dans une temporalité ponctuée par des matérialisations éphémères et renouvelées. Catégorique, la règle peut même conduire à l’anéantissement, à l’instar des peintures-suicides dont la surface diminue tant qu’un acquéreur ne se mobilise pas pour la sauver.

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Radicalité et pérennité du choix initial ont ainsi formaté, sans jamais l’emprisonner, toute la production ultérieure de l’artiste. Jean Marc Huitorel soutient que sa méthode « demeure à l’opposé du dogmatisme et du système verrouillé »60. En effet l’œuvre n’est pas confinée dans la redite cyclique, elle évolue au gré des personnalités qui la transposent, irréversiblement intemporelle car continue. L’usage du Violet de Bayeux trouve idéalement sa place au sein de la pratique de Claude Rutault. En enveloppant son questionnement d’un voile de Violet, l’artiste sublime et densifie la couleur.

vert véronèse. Depuis 1973 je peins des toiles de la même couleur que le mur sur lequel elles sont accrochées. vous proposez une exposition dans laquelle les artistes sont priés d'utiliser une couleur précise. nos chemins se croisent, l'obligation d'être au rendez-vous, ponctuel. votre projet c'est une couleur, le mien c'est la peinture. bien sur la peinture peut être de n'importe quelle couleur, pourquoi pas celle que vous proposez. à la lecture de la phrase ci-dessus, en italique, pour moi toutes les couleurs se valent. leurs différences me sont devenues indifférentes. 'vous auriez choisi rouge bordeaux ou bleu de bresse ma réponse eut été la même. vous proposez une couleur, vous visez juste. l'énoncé seul détermine la forme de mon intervention. d'entrée, annoncer la couleur. déplacées à naples les toiles seraient repeintes en jaune, à pékin en nuit de chine...couleur indifférente qui n'est que le chemin de plus court du dépassement du monochrome et de la dé-neutralisation du lieu de l'actualisation.

Cr.

60

Les règles du jeu, Le peintre et la contrainte, FRAC Basse-Normandie, p.61.

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'cinq ph(r)ases pour une couleur.

1. une toile quart de cercle d'un rayon de 20 centimètres, peinte de la même couleur que le

mur sur lequel elle est accrochée. 2. une toile demi cercle d'un diamètre de 40 centimètres,

peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. 3. A mi-étage une toile

ronde d'un diamètre de 40 centimètres amputée d'une petite partie, peinte de la même couleur

que le mur sur lequel elle est accrochée. 4. murs laissés blancs, vides. 5. sur ce mur, face à la

fenêtre, est également accrochée une toile ronde d'un diamètre de 40 centimètres, peinte de la

même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. Les murs d’accrochage et les toiles

sont, pour cet été 2010, habillés de violet de bayeux.

Claude Rutault avril 2010.

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Stéphane Bordarier : Le temps comme contrainte

La technique spécifique mise au point par Stéphane Bordarier soumet sa main aux propriétés du matériau et à l’inéluctable écoulement du temps. Véritable course contre la montre, chronique d’une fin annoncée, l’artiste conquiert la toile au gré des espaces vierges que l’instant et le support lui concèdent. Depuis les années 1990, il enduit la toile tendue de colle de peau, avant d’étirer puis de repasser le pigment à la raclette durant le temps de prise du liant. Une fois la colle sèche, la peinture ne prend plus ; l’œuvre s’achève

d’elle même. Par ce biais le peintre éprouve les qualités picturales de la couleur et de la surface. Selon le critique anglais Mel Gooding la toile « assimile la granulation cristalline de la colle. Cette surface brillante comme un quartz sombre, toujours vibrant, absorbe continuellement les nuances de la lumière »61. L’ascendant du matériau, la richesse du pigment se corrèlent pour composer l’œuvre.

Habituellement Stéphane Bordarier n’applique qu’une teinte par toile : le

bleu outremer clair, le rouge ou le violet de mars. Comme Claude Rutault, il fait œuvre de renoncement en restreignant ses ressources chromatiques62. Pour l’occasion, il a cependant consenti à travailler le Violet de Bayeux, car c’est bien d’un travail, au sens de labeur, qu’il s’agit. En effet l’engagement corporel est manifeste. La force de sa gestuelle se rapproche de l’esprit de l’Action Painting par une lutte physique avec la surface pour y étendre le motif. L’expérience matérielle de la production réside au cœur du processus créatif. Le rapprochement avec le dripping de Jackson Pollock peut s’étendre à l’aléa qu’induit le temps de séchage ainsi qu’au désir d’une peinture all-over, sans limite. Le Violet de Bayeux saillit sur la tranche, engloutissant le support pour mieux en appréhender la consistante. Pourtant déjà la contrainte le guette, freinant sa progression avant qu’il n’ait le temps d’investir toute la toile. Pierre Wat détecte chez Stéphane Bordarier autant que chez Bernard Piffaretti et Christian Bonnefoi « une subversion de la position avant-gardiste vis-à-vis du tableau »63 par une soumission à ses lois intrinsèques. En effet la couleur semble vouloir s’échapper de son cadre, rejoindre le mur, dans un mouvement vain qui la rappelle à sa condition picturale.

61

Ce que Mel Gooding met fort justement en parallèle avec le travail de l’artiste dublinois Sean Shanahan. Préface du catalogue d’exposition Matériau Couleur, Les Cahiers, Le 19, CRAC Montbeliard. 62 « En une dizaine d'années, Stéphane Bordarier est allé vers une pauvreté voulue des moyens colorés, une pauvreté tellement recherchée, si patiemment poursuivie, qu'elle en est devenue presque un luxe: le luxe de ceux qui se permettent des renoncements radicaux. Il y a dans ces toiles, quelque chose de la bure du moine. » Yves Michaud Hommage à Jean Fournier, La couleur toujours recommencée, Actes Sud, 2007. 63

« Ici, en effet, rien de spectaculaire, nulle croyance en une possibilité de dépasser définitivement les limites du tableau, mais une subversion discrète, pourrait-on dire, quine se revendique même pas comme subversion » Pierre Wat, Comment la distance nous rapproche du tableau, 1997, Tableau territoires actuels, Valence, Ecole régionale des Beaux-Arts, p.50.

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Inéluctable, sa démarche l’est à double titre. Une fois engendrée la forme est irréductible, elle ne peut que s’étendre, il n’y a aucun repentir possible. Temporelle surtout, car le processus l’inscrit dans une durée qui s’égraine. Dans un registre similaire Roman Opalka embrasse ce type de préoccupation en peignant en blanc la suite des nombres sur un fond de plus en plus clair jusqu’à l’illisibilité. Débuté en 1965 le programme de sa vie aboutit, de façon étrangement concordante, à un « épuisement chromatique, constamment réitéré (…) comme une série de petite morts qui achemine l’expérience vers sa propre dissolution » dans les mots de Jean Marc Huitorel64. Le temps ne guide pas la main de Stéphane Bordarier, il borne son action, mais ce faisant inspire la forme en devenir. La couleur ne recouvre ainsi jamais

l’intégralité de la toile, sous peine de camoufler les enjeux de sa technique. Elle surexpose les parties brutes laissées en réserve, dont la frontière avec le Violet de Bayeux constitue le cœur de l’œuvre. La couleur livre l’expérience, la contrainte lui dicte sa forme.

Stéphane Bordarier, Quadriptyque, 2010, huile sur toile

64

Les règles du jeu, Le peintre et la contrainte, Le dessein de Roman Opalka, p.105

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Jacques Villeglé : Prélever et transmettre le réel

L’artiste procède par appropriation de l’existant via la collecte de signes urbains qu’il nomme des « réalités collectives ». Qu’il s’agisse des éléments de son alphabet sociopolitique ou des affiches lacérées, il récupère une matière brute, graphique et indiscutablement connotée. Cette esthétisation du quotidien se distingue du ready-made tel que Duchamp le conçoit, en ce qu’elle tend plus à exalter la fécondité de l’univers urbain que la personnalité de l’artiste. Ce dernier passe au second plan, d’ailleurs Jacques Villeglé ne se réclame pas comme le véritable auteur mais comme un ravisseur des fragments du réel. Pas

d’acte créateur pur en la matière, la sélection s’opère au gré de ses promenades urbaines, au hasard d’un saisissement visuel au détour d’une rue. La contrainte réside dans cette volonté d’exhumer l’art du réel, d’en retirer le matériau constitutif de l’œuvre. Ceci explique pourquoi il fut un membre actif du Nouveau Réalisme au coté de l’autre affichiste du groupe, Raymond Hains. Ce désir de se dérober à l’artifice pictural pour fusionner l’art et la vie 65, guide Jacques Villeglé tel un credo de la modernité auquel le mouvement Fluxus ou Yves Klein ont adhéré de façon plus théâtrale.

Lors de la visite du président américain Nixon à De Gaulle en 1969 66, il prend conscience du pouvoir d’évocation idéologique des idéogrammes qui inondent les murs. Il engage alors une « guérilla des symboles » qui trouvera une voie d’expression privilégiée dans son alphabet sociopolitique. Il compose ce langage calligraphique en détournant des graffitis qu’il qualifie de « surcharge emblématique des bas-fonds ». Attaché un temps au courant lettriste et fasciné par l’usage de la typographie chez les cubistes, il orchestre la rencontre des symboles. Son dévouement à l’égard des signes de la culture citadine a valeur de témoignage, d’engagement et de revendication politique. L’anonymat de la source transforme ces traces de nos modes de vie urbains, qui une fois découverts, récupérés puis transposés prennent une nouvelle envergure : celle d’emblèmes collectifs.

A la règle de l’enrichissement de l’œuvre par le réel, la plaque émaillée

réalisée pour l’exposition ne fait pas exception, malgré le caractère inhabituellement construit du support. A double titre, l’œuvre s’ancre dans l’histoire locale. Enserrant la désignation du Violet, des scènes issues de la célèbre Tapisserie de Bayeux sont reproduites en bandeaux. Telles des enluminures, ces frises se déroulent en forme d’hommage à ce trésor de l’art médiéval, illustrant un texte offert comme une révélation. L’assimilation se poursuit. Les caractères socio-politiques rappellent la noblesse et l’élégance de

65

A partir de l’exemple du Pop Art, le critique d’art Lawrence Alloway met en avant le rôle des mass média dans l’avènement d’un système communicationnel qui intègre les arts de masses. Il soutient que ce mouvement va « encourager l’imbrication de ce que l’on appelle l’art et la vie » Le développement du Pop Art anglais dans Lucy Lippard, Pop Art, Thames et Hudson, 2004. 66

Elaboré en hommage à Serge Tchakhotine, auteur d’un essai intitulé Le Viol des foules par la propagande, Paris 1939, réédition Gallimard 1972.

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l’écriture calligraphique des manuscrits anciens. Il est notable de constater l’efficience du rattachement de la couleur à son origine historique et patrimoniale. La plaque émaillée, conçue comme un fil rouge temporel, donne tous les indices nécessaires à l’exploration de son enracinement. Elle multiplie les renvois au réel pour en transcrire la substance. Un seul regard permet de décrypter son origine et spéculer sur ses ramifications, pareille à une pierre de Rosette contemporaine. L’ambivalence du Violet de Bayeux, à la fois sujet et matériau, ressort nettement de l’œuvre de Jacques Villeglé. L’emploi et la référence explicite à la couleur s’assimile à un énoncé performatif en ce que l’image monochrome épouse le discours. Emblématique, la plaque émaillée compose « des armoiries d’une grande modernité »67.

Jacques Villeglé, Violet de Bayeux, 2010, Plaque en acier émaillée n° 5/8

67

Bérengère Lévèque, expression issue du catalogue d’exposition Violet de Bayeux, 2010, p.51.

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2. Instrumentalisation de la contrainte, la cohérence thématique

L’emprise de la contrainte s’avère plus distanciée en ce que les artistes ne s’y soumettent pas véritablement, mais l’envisagent comme un moyen plutôt que comme une fin. Le Violet de Bayeux devient l’alibi du développement d’une thématique chère à l’artiste et qui trône au cœur de son œuvre. La couleur est ainsi instrumentalisée en ce qu’elle sert de substrat à la créativité. L’artiste le détourne ou l’exploite pour alimenter sa pratique et doper son imagination. Il creuse ses ramifications et notamment son histoire pour en faire émerger des ressources expressives originales, qu’il rattache à son travail dans un

enrichissement mutuel. Ce n’est donc pas la qualité pigmentaire de la couleur qui compte mais ses vertus extrinsèques et sa valeur symbolique. Dans cette optique la contrainte inspire l’auteur d’autant plus qu’elle renferme un fort pouvoir d’évocation. Elle consolide alors le nœud narratif de l’œuvre en ce que les artistes l’y imbrique pour sa vertu incantatoire.

La nature méthodique du projet demeure dans la relation privilégiée que les artistes entretiennent avec certains mediums ou procédés, mais ce n’est pas là l’objet de leur création, seulement son support, aussi attirant soit-il. Ainsi Jean-Michel Othoniel se passionne pour le travail du verre, Sarkis avoue son penchant pour l’aquarelle et les installations tandis que Joël Hubaut réalisent des ensembles colorés qui sont bien plus que de simples monochromes. De toute évidence les contraintes sont plurielles. En premier lieu le Violet de Bayeux, en second les habitudes plastiques, ces manies qui en se conjuguant renforcent la consistance du thème, véritable pierre angulaire de l’œuvre. Cette obstination à développer un même sujet, ou un certain rapport aux choses, par la fécondité des éléments de la composition traduit un engagement aussi impérieux qu’une obligation. Une telle obsession relève d’une nécessité psychique : le besoin de donner du sens. Cela passe par l’édification d’un univers artistique cohérent, capable de conférer une épaisseur sensorielle à la pensée pour l’exprimer dans sa plénitude. Déceler les contraintes rémanentes c’est lever le voile sur une part du mystère de la mécanique créative ; c’est aussi sonder les intentions et les préoccupations du plasticien tapis dans les méandres de sa singulière pratique.

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Jean-Michel Othoniel : La métamorphose de la matière

Jean-Michel Othoniel enchante l’espace pictural en insufflant le merveilleux et une certaine idée du sacré dans ses œuvres. Il concile le savoir-faire ancestral d’artisans hautement qualifiés avec la poésie de sa vision intuitive. Depuis 1993 l’artiste se passionne pour la transformation de la roche en fusion dont tout particulièrement le verre, le souffre et l’obsidienne. Initié au travail du verre de Murano, il privilégie désormais cette technique en ce qu’elle permet de réaliser des pièces dont la transparence et le miroitement captivent le regard. L’ambivalence expressive des sculptures, entre force et délicatesse, sophistication et rusticité, dramatise l’effet d’ensemble. La valeur allégorique des créations de Jean-Michel Othoniel ressort admirablement dans Purple Friend. Cette œuvre emblématique de la ville, un guerrier en verre miroité vêtu d’une côte de maille en dentelle de Bayeux, se dresse fièrement dans toute son immense fragilité. Elle constitue un symbole de la cité à plusieurs titres. Le soldat fait référence au passé militaire de la région tandis que la broderie teintée de Violet a été réalisée par Mylène Salvador-Ros, Maître d’art travaillant à Bayeux. L’œil glisse sur la surface de verre de la sculpture, se perd dans l’éclat de ses reflets. L’icône, digne et insondable, joue les insaisissables.

Réconcilier art et artisanat : ce désir d’authenticité s’accomplit par la

mise en œuvre de savoir-faire centenaires au cœur du processus créatif. En combinant dextérité et inventivité, Jean-Michel Othoniel fait le lien entre tradition et modernité. D’ailleurs l’artiste collabore couramment avec des maîtres d’art pour s’initier à leur métier ainsi qu’à leurs secrets de fabrication transmis de générations en générations. L’excellence du geste alliée à l’audace de l’esprit permettent de relever les défis techniques pour donner vie à la féerie, se rapprocher d’une image du sublime. Ses œuvres ne peuvent manquer de troubler les observateurs en ce qu’elles convoquent une certaine conception passée et refoulée de l’art. Elles s’offrent comme un trésor dont la surface irrégulière et imparfaite frappe par sa force primitive. Cette volonté de repousser les limites du matériau suscite le renouvellement et l’enrichissement

de pratiques artisanales d’exception, leur ouvrant des perspectives créatives insoupçonnées ou par trop souvent dédaignées. Dans le cas de Purple Friend cette contrainte donne un ancrage patrimonial évident, doublé d’une assise allégorique : la sculpture votive symbolise selon Jean-Michel Othoniel « l’amitié entre les arts »68. Discipliner le matériau pour le sublimer, explorer la technique pour émerveiller le regard, quelle manière plus noble de transcender les contraintes matérielles ? Plein de reconnaissance, l’artiste rend hommage à ces artisans qui emploient leur talent à façonner dans l’ombre des œuvres hors norme.

68

Extrait de l’entretien avec J.M Othoniel ci-après.

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Par le biais de ces pratiques traditionnelles exigeantes Jean-Michel Othoniel satisfait son gout pour la métamorphose de la matière. Tel un alchimiste, il dissout la roche informe en une lave impétueuse mais modelable à souhait par une main savamment exercée. Donner vie aux formes sensuelles et organiques les plus irréelles à partir de ce magma bouillonnant relève du miracle, de l’acte démiurgique. L’artiste confectionne ainsi perles et figurines pour enchanter un univers rêvé dont l’équilibre semble si précaire. Vouée au transitoire du fait de sa fragilité autant que sa réversibilité, l’œuvre cristallisée incarne l’éphémère de la grâce et de l’existant. Elle envoute par sa tragique immédiateté. D’ailleurs le minéral garde trace des meurtrissures qu’il subit à l’état liquide comme autant de stigmates qui témoignent de son évolution dans

le temps. Fatalement sa transformation ne s’achève pas ici. Le verre redeviendra poussière… mais avant cela il aura brillé de milles feux. Jean-Michel Othoniel, Purple Friend, 2010, Verre soufflé et miroité, fils de soie et de métal, point d’esprit, ganses, dentelle aux fuseaux à fils coupés réalisés

par Mylène Salvador-Ros, Dentellière – Maître d’Art, Bayeux

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Joël Hubaut : La dérision critique

L’esprit critique se dissimule souvent sous les dehors de la subversion et du sarcasme. Joël Hubaut ne s’en cache pas, sous le vernis d’une pratique débridée et polymorphe, il raille les vérités toutes faîtes, péremptoires et abrutissantes. Le mystère qui entoure l’origine du Violet de Bayeux ne pouvait qu’enflammer l’imagination de cet électron libre de la scène artistique. Tour à tour plasticien, performeur, vidéaste, musicien ou poète, Joël Hubaut mélange les genres pour mieux ébranler l’ordre établi et le conformisme ambiant. Son

concept épidemik traduit la prolifération et la contagion des idéologies; auquel il répond par le principe du mixage en forme de syncrétisme frondeur. Pierre Restany reconnaît en lui un « préfigurateur du chaos post-moderne »69 dont le l’éclectisme constitue l’élément le plus notoire. Plus pragmatique, Joël Hubaut se plaît à tourner en dérision les codes de la pensée unique en télescopant ses stigmates. Cette dynamique donne lieu à des installations pittoresques où lapins, drapeaux, pendules, saucisses, s’entrecroisent de façon incongrue pour bousculer nos a priori sur l’art et la société. Il prône ainsi son « esthétique de la dispersion » en forme de plaidoyer trivial pour l’amoncellement et l’échange dans le nivellement des valeurs.

Cette pensée rebelle et transversale semble ne tolérer aucune frontière, se jouer des contraintes en défiant les règles. Pourtant le rejet du consensualisme et des diktats traverse toute l’œuvre de Joël Hubaut, telle une obsession qui ne peut se matérialiser que dans l’excès et la dérision. Ses débordements jubilatoires se rattachent à ce besoin vital de liberté critique, tout-puissant, qui ordonne finalement sa pratique. Ainsi les chantiers C.L.O.M.70, amas hétéroclites d’objets peints d‘une seule couleur, présentent tous la rigueur du monochrome. L’unité chromatique lui permet de donner une cohérence à l’ensemble. La couleur épidémique s’inscrit alors dans un mouvement paradoxal : positive, elle s’avère fédératrice et vecteur de communication ; réductrice, elle parasite et banalise le tout. Dans cette veine, l’installation Les dentelles de l’Amer met en scène les neufs artistes de l’exposition lors d’une séance de spiritisme censée lever le voile sur l’origine du Violet de Bayeux. En ingérant la couleur lors de cette cérémonie les participants font littéralement corps avec elle. Ils personnifient le Violet en poussant l’appropriation de la contrainte à son paroxysme. Sous l’effet de l’absorption de la peinture, leur comportement se dérègle comme dicté par une force qui s’exprime au travers d’eux. Bien que l’assimilation soit totale, l’expérience chamanique fictive exacerbe pourtant les individualités. Aucun des protagonistes ne réagit à l’identique à cette ingérence charnelle, au contraire chacun lui imprime sa marque singulière. Le Violet devient alors le révélateur de la personnalité de

69

Pierre Restany, Joël Hubaut, Profil d’une collection, édition du Frac Basse-Normandie, 1996, p.5. 70

C.L.O.M : Contre L’Ordre Moral. Entreprise débutée en 1996.

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l’artiste, ou de celui qui l’investit, touchant ainsi au cœur du genre de l’autoportrait.

S’adresser à l’au-delà s’avère surtout l’occasion de laisser surgir le flot d’une narration décousue, bouillonnante et effrénée. Pierre Restany démontre d’ailleurs la pertinence de l’identification de l’art au langage chez Joël Hubaut, notamment « dans sa syntaxe comparative (…) dans ses heurts sémantiques, dans ses jeux de mots » 71 ainsi que l’influence de John Cage. Structurellement contraignant, le langage demeure l’outil de l’expression humaine et donc de la critique. Ici l’incohérence du récit discrédite les théories émises sur le Violet de Bayeux, tandis que la guitare et l’ampli, désespérément silencieux, semblent

prêt à jouer un hymne cacophonique à la vacuité. Doté d’un humour férocement décalé, emprunt de doubles sens et d‘analogies, l’artiste suscite le rire ou la perplexité pour mieux combattre les préjugés. Le langage est une arme, au même titre que la couleur, leur emploi abusif relève du militantisme.

Joël Hubaut, Les dentelles de l’amer, 2010

71

« La philosophie de l’action chez Joël Hubaut est extrêmement intéressante dans la mesure où liée aux éléments même du langage, aussi bien dans sa syntaxe comparative que dans ses heurs sémantiques, dans ses jeux de mots ou dans ses considérations a prioritiques, il fait œuvre de moraliste : il répond à ce qui semble être son idéal » Pierre Restany, Joël Hubaut, Frac Basse-Normandie, p.10.

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Catherine Lopes-Curval : Les figures de styles picturales

Originaire de Bayeux, Catherine Lopes-Curval tutoyait le Violet bien avant d’en explorer le potentiel pour les besoins de l’exposition. Cette familiarité avec la couleur l’amène une nouvelle fois à exercer son sens critique sous les dehors d’une peinture légère mais sans complaisance. Bien qu’elle ne revendique aucune filiation directe ou exclusive, l’artiste puise ses influences dans le surréalisme, le symbolisme et la figuration narrative. Au delà des courants et des tendances, elle façonne une identité picturale unique dont les

multiples constantes livrent les axes de lecture. La facture soignée de ses compositions attire le regard sur les détails du

premier plan, tandis que la perspective et le décor sont généralement éclipsés par un fond monochrome tranché. Aucun élément superflu ne vient parasiter la scène centrale. De cette manière, la couleur pure, posée en aplat, isole les personnages dans un espace en suspens tout en les mettant en relief. Elle sert ainsi de toile de fond au développement d’une mise en scène qui prend l’allure d’un puzzle visuel. L’artiste se plait aussi à cloisonner spatialement la toile en plusieurs plans carrés qui renferment des représentations distinctes mais pourtant imbriquées, assez similaire au storyboard cinématographique. Toutes les parties se répondent dans un subtil jeu de va et vient. Le fond neutre contribue pour beaucoup à la contextualisation des images qui entrent en résonnance les unes avec les autres. Cette juxtaposition produit des rapprochements thématiques et sémantiques propre à faire passer un message que les mots ne pourraient véhiculer. L’art de la suggestion de Catherine Lopes-Curval joue sur les ambiguïtés, les analogies, les métaphores et les heurts phonétiques dans le cas du Violet de Bayeux.

Ces métaphores picturales empruntent des formes visuellement très

structurées, qui se retrouvent dans la plupart des toiles de l’artiste. Quelques formules récurrentes animent ainsi ses compositions: le fond monochrome, les plans carrés accolés et les contrastes de couleur. Le « diptyque » réalisé pour l’exposition illustre la valeur de cette méthode en ce qu’elle permet de pénétrer et révéler son sujet. Le violet, couleur liturgique par excellence, se prête à merveille à l’évocation de thèmes religieux et à la représentation de scènes de culte. Dans la partie supérieure se déroule une cérémonie d’ordination au cours de laquelle les futurs prêtres, prosternés face contre terre en signe d’humilité, sont investis d’une mission sacerdotale. Au dessous l‘interprétation s’obscurcit et suscite l’interrogation. Soutenu et écrasant, le Violet de Bayeux cerne les enfants de cœur dont le salut semble dépendre du halo lumineux vers lequel ils sont guidés. Manipulant la prononciation et le double sens, Catherine Lopes-Curval rattache discrètement la couleur aux faits d’actualité et aux vicissitudes de l’ordre spirituel. Jeter le discrédit sur son sujet n’est pas l’ambition ultime de l’artiste mais un moyen de dénoncer les faux-semblants, les égarements et les méfaits. Résolument, ses figures de style picturales traduisent son refus des compromissions et son engagement à révéler les vérités que l’on tait.

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Catherine Lopes-Curval, Rouge – Violet, 2010, acrylique sur toile

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Sarkis : Incarner la mémoire

Les mises en scène conçues par Sarkis tissent des liens croisés entre l’histoire des sites qu’il investit et son itinéraire personnel. Originaire d’Arménie, l’artiste a grandit en Turquie avant de rejoindre la France au terme d’un long parcours devenu initiatique. Un tel pèlerinage ne pouvait que teinter sa pratique de références cosmopolites. L’artiste s’approprie l’héritage culturel environnant, trop facilement oublié, dont les réminiscences et symboles hantent la mémoire collective72. Ces bribes de souvenirs s’incarnent dans les différents éléments

qui peuplent ses installations. Chaque objet, même le plus banal, recèle une part d’authenticité mise en perspective avec son vécu propre. Il en résulte des ensembles subtils, fortement chargés en émotions et en significations, dont la compréhension s’éclaircit du double jeu des références. Cette dynamique suspend l’œuvre entre histoire locale et biographie, créant un espace intime et nostalgique. L’agencement spatial sobre et dispersé, témoigne du morcellement et de l’évanescence du souvenir. Il favorise aussi les va-et-vient, multipliant les lignes de fuite et les concordances, en scellant le tout.

Pour régénérer la mémoire Sarkis fait appel à tous le sens : la vue et

l’ouïe souvent, l’odorat et le toucher parfois comme dans le dispositif Bayeux dans la rose coupée. L’effluve ouvre une voie d’accès privilégiée aux sensations, elle fonctionne comme un catalyseur du souvenir. Dans le catalogue d’exposition Bérengère Lévêque retrace bien le cheminement intellectuel et les nœuds narratifs qui mettent l’œuvre en tension :

“Lorsque l’équipe investit le 24 rue des cuisiniers en 2007, les cahiers de l’école Saint Joseph jonchent encore le sol et les tableaux noirs tapissent toujours les murs. Aujourd’hui comme hier, c’est un lieu d’apprentissage, de passage et de transmission : des notions chères à l’artiste et que l’on retrouve dans cette mise en scène. L’écran plasma a remplacé le tableau d’ardoise, la modernité dialogue avec un vieux bureau d’écolier. Quant à la vidéo, elle permet de révéler au public le geste délicat, voire chirurgical du dépôt d’aquarelle dans le parfum de rose coupée. Intitulée « Au commencement le cri », elle fait directement référence à l’admiration que l’artiste voue à Edvard Munch et à sa vocation de peintre. Il y a, c’est certain quelque chose émanant de l’enfance dans cette installation.

72

« Lors de chaque installation l’artiste investit le site choisi, exploite les situations liées à son histoire en construisant des narrations s’alimentant à la mémoire des origines » Itzhak Goldberg, Qu’est-ce que l’art contemporain en France ? 100 artistes, Beaux-arts magazine, Collection hors série, 2006.

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La posture artistique et non moins poétique de l’artiste donne naissance à des nuages voluptueux de couleurs dans lesquels prennent vie puis s’évanouissent des formes abstraites ou rêvées, renvoyant le spectateur au récipient de porcelaine disposé sur le bureau. Discret et évanescent, s’offrant uniquement au regard des curieux, le Violet de Bayeux n’en est pas moins l’essence même du dispositif. Endormi sous son couvercle de porcelaine, blottit dans un cœur de rose, il ne demande qu’à éveiller nos sens. Parce qu’un parfum est en réalité toujours une projection, une présence, il aide l’artiste à créer, au Radar comme ailleurs, une atmosphère singulière. La rose, ainsi associée au Violet participe pleinement à l’écriture du scénario. L’installation de Sarkis ne se borne pas aux seuls murs du Radar, elle se déploie dans d’autres lieux de la ville où images, sons et odeurs se répondent”. Etrangement le son reste absent de cette installation, peut-être pour ne pas détourner les sens de cette subtile immersion dans le parfum. Une telle retenue intensifie le refus de l’artiste de verbaliser l’histoire : le rejet des mots qui sont les lieux communs du cliché et de la description vaine. La fugacité du geste et des sillons d’aquarelle font écho à l’évanescence du souvenir ; tous se dissolvent avec le temps. Pour contrer l’oubli, Sarkis matérialise la mémoire dans sa dimension tragiquement précaire et profondément humaine, à l’instar d’une vanité. Il concile ici son goût pour la théâtralisation avec son amour de l’aquarelle en orchestrant un voyage référentiel dans le temps et l’espace73. Conçues in situ, ses installations se développent à partir d’un matériau contraignant indispensable, cette charge mémorielle qu’il s’agit de rendre à la vie. Ranimée et métissée, elle irrigue l’œuvre entière. L’artiste se nourrit ainsi des expériences et mythologies collectives qu’il observe et recueille, grâce à la distance que lui procure son parcours contrastée, dans une volonté insatiable de brassage, d’échange et de transmission.

73

Selon Uwe Fleckner « L'artiste entend libérer les énergies provenant de l'action de la mémoire collective comme individuelle, lesquelles se trouvent emmagasinées dans l'objet, qu'il ait été créé ou tout simplement trouvé (…) ainsi Sarkis résume t-il « si on concrétise cela dans l'art, si on le rend visible, vivable, on peut voyager avec ces formes, on peut ouvrir des frontières au lieu de les fermer. » La Bibliothèque du séismographe.

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Sarkis, Bayeux dans la rose coupée, 2010, aquarelle de violet de Bayeux, pot en porcelaine de Limoges, parfum de rose coupée

Film n°028 : Au commencement le cri, 24 février 1998, 3mn5

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Jean Le Gac : Entrelacer le récit et la réalité

Ne pouvant renoncer à la projection idéale qu’il se fait de la vie de peintre mais qu’il ne peut accomplir, Jean Le Gac s’invente un alter-ego pictural. Au fil de ses aventures imagées, il cultive la fiction de ce double anonyme en lui inventant une histoire trépidante dont il livre les traces. Inspiré par les livres illustrés de son enfance, il campe un décor bourgeois et désuet, « plus stéréotypé que nostalgique »74, où son héros évolue librement. L’environnement y demeure étrangement familier puisqu’il trouve malgré tout

racine dans le vécu de l’artiste. La chronique se déploie entre peinture et littérature, au travers des fragments de récits qui construisent la légende du peintre. Pour soutenir ses mises en scène, il collecte ainsi les articles de presses parus sur lui, comme autant de preuves tangibles de l’existence de son jumeau. Agencés à l’intérieur de cartons à dessins, ces extraits de journaux et magazines sont donnés à voir de façon invariable et méthodique depuis plusieurs dizaines d’années. La mention de son nom y est d’ailleurs soigneusement raturée, favorisant encore l’assimilation entre le créateur et le personnage. De cette biographie romancée, il devient malaisé de dégager la fiction de la réalité. La force de l’imaginaire et le pouvoir de l’image font de Jean Le Gac l’explorateur par procuration d’un univers fantasmé ; et nous à sa suite. La narration draine d’ailleurs le flot de ses ambitions et de ses incertitudes propres, sublimées à la méthode freudienne. En perpétuel décalage le réel et le récit érigent une mythologie individuelle de la figure de l’artiste 75. En cela l’inclassable pratique de Jean Le Gac le situe au côté de Christian Boltanski ou Annette Messager par la charge d’expression personnelle dont ils investissent leurs œuvres.

La trame qui se noue dans l’œuvre de Jean Le Gac relève de la liaison fondamentale, quasi ombilicale, qui unit l’artiste et son peintre-anonyme. Ce lien ne peut être rompu sous peine d’annihiler la singularité de l’œuvre entière, lui faire prendre son sens vocationnel aussi. La toile Messages 7 figure idéalement cette dualité : le carton à dessin teinté en Violet de Bayeux s’accompagne de deux pinceaux imbibés de cette même couleur. Ils ont évidemment servi, mais fut-ce pour peindre l‘intérieur du carnet de voyage ou sa couverture même ? Le doute est permis ; à qui appartiennent réellement ces fournitures, l’artiste ou son alter-ego ? Le Violet de Bayeux donne ici une clé de lecture pour saisir la confusion des identités, ce que confirme la présence de deux textes adjoints. L’artiste établit en effet le rapprochement avec des dialogues extraits du film Orphée réalisé par Jean Cocteau en 1950. La relecture du mythe traversa la vie et l’œuvre du poète, allant jusqu’à incarner personnellement le rôle dans Le testament d’Orphée. Limpide, le parallèle révèle toute sa pertinence. Il éclaire

74

Claude Gintz, Identités nouvelles dans 25 ans d’art en France, 1960-1985, Larousse, 1986, p.168. 75

Expression forgée par Harald Szeemann en 1972 à l’occasion de la Documenta V de Kassel (Allemagne) pour intituler une section de la manifestation auquel ont notamment participé Jean Le Gac et Christian Boltanski.

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l’équivoque d’une œuvre à double entrée, conçue comme un jeu de piste, et qui se nourrit de son ambiguïté existentielle. Ce rapport unique qu’entretient Jean Le Gac avec son avatar traduit à merveille un questionnement sur l’identité et les sources de l’art. Indéfectible, l’imbrication trouble entre l’auteur et sa création actualise un autre mythe fondateur, celui de Pygmalion. Elle maintient quelque chose de ce pouvoir mystérieux de faire surgir la vie, ou son illusion, par le geste artistique 76.

Jean Le Gac, Messages 7, 2010, Techniques mixtes sur toile

76

Selon Ernst Gombrich « la promesse implicite du mythe, les espoirs secrets et les craintes dont s’accompagne la création, restent sans doute inséparables de l’art tel que nous l’avons conçu », L’Art et l’illusion, Phaïdon, 2002, p.80.

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Redécouvrir le Violet de Bayeux

En invitant de grands artistes contemporains, le Radar souhaitait mettre à l’honneur cette couleur dont le nom est étonnamment similaire à celui de la ville de Bayeux. L’objectif n’a pas été de mener une étude historique sur cette appellation, ni de retrouver l’origine de cette dénomination. Il s’agissait plutôt de révéler cette couleur, lui donner un élan, participer à sa mise en valeur, contribuer à son futur et rester à la bonne place : celle de la création contemporaine. Le Violet de Bayeux s’était fait, au fil des décennies, confidentiel, discret, s’accoutumant de l’amnésie collective. La mémoire retrouvée de cette couleur est donc une divine surprise. Le Violet n’a pas la prétention de rivaliser avec la Tapisserie de Bayeux, mais au même titre que cette dernière, il est un patrimoine culturel qui forge l’identité de la ville et dont il faut cultiver la mémoire afin qu’il ne tombe pas de nouveau dans l’oubli. On connaissait le Jaune de Naples, le Blanc de Meudon, le terre de Sienne, il faut dorénavant compter avec le Violet de Bayeux. Les origines du Violet de Bayeux restent et resteront entourées d’un grand mystère. L’équipe du Radar a tout de même procédé à une minutieuse enquête ainsi qu’un appel à témoins pour en percer le secret, en vain… Il ne ressort aucune certitude des recherches menées, seulement des hypothèses. Toutes intéressantes mais pas toujours probantes ; chacune vraisemblable mais incertaine. Pour l’exposition cette énigme est presque une chance, l’inconnu stimulant d’autant l’imagination et la création artistique. Le Violet de Bayeux continuera de cacher ses origines en ouvrant un univers de possibles afin que chacun se l’approprie, à sa manière.

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Pistes pédagogiques

Enseignement de l’histoire des arts Dans le but d’exploiter le thème de l’artiste et la contrainte au travers de la couleur vous trouverez quelques pistes pédagogiques qui vous permettront d’interroger les œuvres réalisées pour le Violet de Bayeux. Ces entrées, non exhaustives, donnent des axes aux enseignants pour construire un projet spécifique avec les élèves. La couleur Considérer la nature de la couleur puis s’intéresser à ses qualités pigmentaires avant d’envisager son emploi et ses significations :

-L’illusion par la couleur : Aspect mimétique de la couleur La perception des couleurs varie selon leur usage, l’objectif étant jusqu’au XIXe de représenter fidèlement le réel. La loi du contraste simultané des couleurs émise par le chimiste Eugène Chevreul permet de maitriser leurs effets : les complémentaires, les gris colorés. Ex : Le pointillisme de Seurat. -Force expressive de la couleur : L’objectif n’est plus la représentation de l’existant, le choix des couleurs devient arbitraire. Ex : Les prémisses au XIXe avec le Romantisme, et surtout l’impressionisme, le fauvisme. -Valeur et symbolisme des couleurs : Comprendre ses significations et ses usages dans le temps. Ex : Dans l’iconographie religieuse puis profane avec l’or et l’outremer. Ex : Le symbolisme de Kandinsky, le suprématisme de Malevitch, le néoplasticisme avec Mondrian. -Le Violet : qualifié d’impur au Moyen-âge, il fut ensuite associé à la liturgie catholique, au deuil puis à la spiritualité en général. -La perception de la lumière par l’œil produit les couleurs, elles se distinguent de la forme. Faire le lien avec la physique et l’optique : le spectre et le cercle chromatique de Newton.

1er degré : Présenter les couleurs primaires, secondaires, complémentaires, les camaïeux. Identifier les couleurs dominantes dans le Violet de Bayeux : un rouge-brun chaud. 2nd degré : S’interroger sur le glissement de l’illusion à l’expression par la couleur, expliquer cette rupture. Comprendre les fondements de l’art moderne : l’abstraction... L’invention de la photographie a modifié le rôle et les usages de la peinture (exemple du portrait).

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La variation, source de renouveau de la forme La variation se différencie de la répétition en ce qu’elle entraine un renouveau, un apport créatif. Elle ne tend pas à la simple copie mais participe plus d’un phénomène d’émulation, lorsqu’un artiste s’inspire d’un autre, ou d’exploration méthodique lorsqu’il se construit lui-même. Exemple des séries de meules et de cathédrales de Rouen par Monet. Plusieurs créations en Violet de Bayeux : C.Viallat et Supports/Surfaces, la définition méthode de C.Rutault, S.Bordarier…

-Malgré les évolutions on constate des continuités dans l’histoire de l’art: le

goût de la variation, le détournement, l’emprunt, la citation… A l’origine copier les maîtres permettait d’apprendre, les ambitions ont ensuite évolué. Ex : Le déjeuner sur l’herbe de Manet repris par Picasso…

-S’interroger sur la nature de la création : elle n’est ni cyclique, pas un éternel retour en arrière, ni parfaitement linéaire, ni enfin une avancée ex nihilo. Elle s’enracine de façon complexe dans le contexte culturel, politique, historique et social d’une époque. Tenter de tisser une constellation d’influences : par exemple l’art primitif pour le cubisme.

-L’importance du contexte socioculturel sur les codes et conventions artistiques d’une époque. Ceci explique la prégnance des styles et la lenteur des innovations, bien qu’il faille constater la rapide succession des avant-gardes au XXe siècle : mouvements en « isme ».

1er degré : Partir du constat des similitudes en repérant notamment l’emploi du violet et des formes identiques. Constater la diversité des résultats. 2nd degré : Repérer des similitudes, puis dégager des tendances entre les œuvres d’un même mouvement. Distinguer des styles opposés : Baroque/Classicisme. Constater les ruptures, les accélérations et la diversité au XXe siècle. La diversité des techniques et des pratiques En art contemporain il y a pas de cadres prescrits mais une reconnaissance de l’expression individuelle et de la pluralité des approches. Les artistes orientent leur pratiques dans des directions inédites et originales. Ceci explique la grande diversité des techniques, matériaux et supports utilisés : Œuvres en volume (J.M. Othoniel), installations (Sarkis)… ainsi que des styles : figuratif (Jean Le Gac), abstrait, néo-conceptuel (Claude Rutault)…

-Exploration des possibilités des mediums, des techniques et de la couleur avec un goût marqué pour l’expérimentation. Faire le lien avec les avant-gardes artistiques du XXe: Fauvisme, mouvements abstraits, Cubisme, Dada, relayés ensuite par Fluxus (performance), le Nouveau Réalisme…

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-Etablir une relation entre la matière et la couleur : leur influence réciproque notamment chez Simon Hantaï (Claude Viallat, Stéphane Bordarier).

-L’emploi d’objets, notamment dans la composition des installations, est une tendance marquante en art contemporain : Initiée par Duchamp et Dada. Le volume devient le pendant de l’art de la sculpture.

-Constater l’évolution du statut de l’artiste : de l’artisan membre d’une corporation qui utilise des techniques traditionnelles au créateur qui se met en scène : Warhol, Dali…

1er degré : Repérer la variété des supports et des matériaux, puis en déduire les outils et les techniques de production. Comprendre leur interaction.

2nd degré : S’interroger sur le foisonnement des pratiques en art contemporain. S’agit-il d’une preuve de liberté absolue du créateur ? Constater l’emploi et l’intérêt de techniques traditionnelles de travail du verre par J.M. Othoniel. La contrainte Le caractère restrictif de la contrainte permet pourtant de générer des formes variées et inédites. A partir d’une même couleur, le Violet de Bayeux, les artistes ont ainsi créé des œuvres d’une étonnante singularité.

-Réalité et force des contraintes : il suffit de repérer les conventions et les canons artistiques d’une époque en comparant par exemple des œuvres d’art médiéval et Renaissance.

-Propriété stimulante de la contrainte : exceller pour la dépasser. Permet de perfectionner un style ou une technique.

-L’artiste s’impose lui-même des contraintes en art contemporain. Cela traduit le besoin d’encadrer sa pratique pour lui donner du sens. Faire un parallèle avec la grammaire qui structure le langage. Ex : Groupe BMPT, C. Viallat…

-Evolution et rôle joué par le progrès technique : donne de nouveaux outils de production aux artistes et leur permet de dépasser les limites des matériaux : nouvel étalon de mesure de la virtuosité. Certaines inventions modifient les usages et enjeux de l’art : la photographie par exemple.

1er degré : Constater l’existence de contraintes matérielles qui limitent les moyens d’expression et s’effacent avec le progrès technique. Comparer des œuvres d’un même mouvement pour déceler des similitudes : intégrer la notion de style artistique. 2nd degré : Confronter des œuvres d’époques et de styles différents pour mettre à jour une évolution. Cerner l’impact des conventions et codes artistiques. Comprendre certains mécanismes créatifs et l’intérêt de la contrainte volontaire.

Page 52: L’ARTISTE ET LA CONTRAINTE - v1.le-radar.frv1.le-radar.fr/upload/specif_expos/pdf/615.pdf · Michael Baxandall résume bien cet état en invoquant « un style cognitif propre au

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Bibliographie générale

Guila Ballas, La Couleur dans la peinture moderne – Théorie et pratique, Collection Essais, Adam Biro, Paris,1997 Manlio Brusatin, Histoire des couleurs, Champs, Flammarion, 1996 Michael Baxandall, L’Œil du Quattrocento – L’Usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 1985 Jean-Luc Chalumeau, Lectures de l’art – Réflexion esthétique et création plastique en France aujourd’hui, Editions du Chêne, Hachette, 1981 John Gage, La Couleur dans l’art, L’univers de l’art, Thames & Hudson, 2009 E.H. Gombrich, L’Art et l’illusion - Psychologie de la représentation picturale, 6eme édition, Phaidon, 2002 Jean-Marc Huitorel, Les Règles du jeu - Le peintre et la contrainte, FRAC Basse-Normandie, 1999 Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Folio essais, Paris, 1989 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Folio Essais, Gallimard, Paris, 1998 Jacqueline Lichtenstein, La peinture, Collection textes essentiels, Larousse, Paris, 1995 Catherine Millet, L’Art contemporain : Histoire et géographie, Champs Flammarion, 2006 Denys Riout, La peinture monochrome, Folio essai, Gallimard, Paris, 2006

Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres sculpteurs et architectes, traduit et édité sous la direction d’André Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981 L’atelier D’esthétique, Esthétique et philosophie de l’art - Repères historiques et thématiques, De Boeck, Le Point Philosophique, 2002