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  • L'Anthropocne

    et la destruction de l'image du Globe* In Emilie Hache (sous la direction de) in De l'univers clos au monde

    infini, ditions Dehors, Paris, pp.27-54, 2014.

    Jespre que je ne suis pas le seul avoir attendu avec beaucoup d'impatience, pendant les six premiers mois de 2012, les conclusions du 34e Congrs International de Gologie qui devait se tenir Brisbane pendant l't. Je dois avouer que jusqu' rcemment ce n'tait pas dans mes habitudes de suivre le travail de cet minent corps acadmique mme si leur devise quelque peu nietzschenne Mente et malleo (Par la pense et par le marteau) aurait fort bien convenu ma propre profession ! Mais si je l'ai fait cette anne, c'est parce que, comme le monde entier, j'attendais le rsultat de la Commission Internationale sur la Stratigraphie, ou, plus tre plus prcis, de sa Sous-commission sur la stratigraphie quaternaire prside par le Dr Zalasiewicz, de l'Universit de Leicester. Est-ce qu'ils allaient officiellement dclarer que la Terre tait entre dans une nouvelle poque, l'Anthropocne, ou non ?1 Et si oui, quelle date prcise ? Pour la premire fois dans la gohistoire, on allait dclarer officiellement que la force la plus importante pour donner forme la Terre ctait celle des humains. Pas tonnant qu'une telle dcision ait t considre comme un vritable changement dpoque pour les gohistoriens avec lesquels, dans ces confrences, nous essayons de faire connaissance.

    * Ce chapitre est la traduction franaise par Franck Lemonde de la quatrime

    confrence Gifford Facing Gaia-Six Lectures on the Political Theology of Gaia prononc en Fvrier 2013, Edimbourg. Largument complet peut tre lu sur le site : http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/GIFFORD-SIX-LECTURES_1.pdf. Le texte a t amend pour cette publication mais on a gard le style oral dune communication.

    1 Christophe Bonneuil, and Jean-Baptiste Fressoz. L'vnement anthropocne : La Terre, l'histoire et nous de Paris: Le Seuil, 2013.

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    Voici une citation du compte-rendu de la sous-commission : Le groupe de recherche considre pour l'instant l'Anthropocne comme une

    possible poque gologique, c'est--dire place au mme niveau hirarchique que le Pleistocne et l'Holocne, ce qui implique qu'elle est situe dans la Priode Quaternaire, mais que l'Holocne est termine.(...)

    Grosso modo, pour tre accept comme terme technique l'Anthropocne doit tre a) scientifiquement justifie (c'est--dire que le signal gologique actuellement produit par des strates en formation doit tre suffisamment tendu, clair et distinct) et b) utile la communaut scientifique comme terme technique. Pour ce qui est de b) le terme officieux d'Anthropocne s'est dj avr trs utile pour la communaut de recherche sur le changement climatique et continuera ainsi tre utilise, mais il reste dterminer si la technicisation dans l'Echelle de temps gologique peut le rendre plus utile ou largir son utilit aux autres communauts scientifiques, comme la communaut des gologues.

    Le commencement de l'Anthropocne est trs gnralement estim autour de 1800, au dbut de la Rvolution Industrielle en Europe (suggestion originale de Crutzen) ; d'autres candidats potentiels pour les frontires du temps ont t suggres, la fois des dates antrieures (pendant ou mme avant l'Holocne) ou plus tard (par exemple au dbut de l're nuclaire. Un Anthropocne technique pourrait tre dfinie soit en rfrence un point particulier dans une strate, c'est--dire un Point Stratotypique Mondial (PSM), connu en langue courante sous le nom de repre dor [golden spike] ; o par une frontire temporelle officielle (une Epoque Globale Stratigraphique Standard) 2

    Jusqu'ici tout va bien. Malheureusement, j'avais oubli que les

    gologues ont l'habitude de prendre leur temps et de parler en millions et milliards d'annes. Cest pourquoi, indiffrents la pression exerce par les profanes comme moi qui voulaient absolument savoir si la nouvelle tait officielle ou non, ils ont calmement nonc dans leur conclusion qu'ils avaient d diffrer leur vote final d'au moins quatre ans ! Quelle dception :

    Le groupe de recherche s'est port candidat des financements pour permettre

    aux discussions et au travail en rseau de se poursuivre, et il espre atteindre un consensus concernant la formalisation au Congrs de Gologie Internationale de 2016

    Notez le nonchalant et plutt exasprant esprer -ainsi que la

    raction habituelle de candidater plus de financement . Comme s'ils avaient beaucoup de temps et fort peu d'argent ! Bien sr, les gologues ont besoin de temps pour trouver assez d'indices rvlateurs du rle normment largi de cet anthropos dont la civilisation consomme environ 12 trawatts tout instant et qui se dirige vers 100 environ trawatts si le reste du monde se dveloppait au niveau des Etats-Unis, chiffre

    2 A general meeting of the SQS was held at the XVIII INQUA Congress

    Bern, Switzerland on 18h00 Tuesday, 26 July in the Congress Centre, Neufeld Meeting Room, Novotel

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    stupfiant si l'on considre que les forces de la tectonique des plaques sont censes ne produire pas plus de 40 trawatts d'nergie.3

    La sous commission accumule toutes les donnes sur ce brusque changement dchelle : comme il a modifi les flux de tous les fleuves, l' anthropos est maintenant le facteur de changement le plus important de tous les bassins hydrographiques du monde ; il est dj le principal agent dans la production et la distribution du cycle d'azote ; par la dforestation, il est devenu l'un des facteurs principaux de l'rosion acclre ; et bien sr, son rle dans le cycle de carbone devient aussi immense que le degr de sa complicit dans la disparition des espces ; au point d'tre responsable de ce qui est souvent appel la sixime extinction globale . 4 Ce qui est particulirement dsesprant quand on lit les documents de la sous-commission sur la stratigraphie, c'est qu'elle parcourt exactement les mmes lments que l'on aurait pu lire dans n'importe quelle recension au 20e sicle des exploits accomplis par les humains pour matriser la nature , sauf qu'aujourd'hui la gloire en est passe. Le matre comme l'esclave l'homme comme la nature ont t fondus et faonns en d'tranges et nouvelles forces gologiques, je veux dire gohistoriques.

    Ce qui rendrait la situation amusante, si elle n'tait pas si dramatique, cest le mlange d'chelles de temps auquel ce groupe de recherches doit faire face. Vous vous souvenez comment l'cole on nous demandait d'tre trs impressionns par le rythme lent des temps gologique ? Alors que nous ne pouvions mme pas imaginer l'ge de nos vingt ans, nos professeurs s'arrachaient les cheveux pour trouver les bons procds pdagogiques susceptibles d'abolir la distance infinie qui nous sparait de l're des dinosaures ou de l'Australopithque. Et voil que soudain, par un renversement complet, nous voyons les gologues sidrs par le rythme rapide de l'histoire humaine ; un rythme qui les contraint de placer un repre dor dans un segment de deux cents ou mme soixante ans (selon que l'on choisit une frontire temporelle courte ou trs courte pour dlimiter l'mergence de l'Anthropocne). La formule temps gologique est maintenant utilise pour un vnement qui est pass plus vite que l'existence de l'Union Sovitique ! Comme si la distinction entre l'histoire et la gohistoire avait soudainement disparu, les cycles de carbone et d'azote prennent autant d'importance l'chelle cosmique que les dernires glaciations ou le projet Manhattan.5 Laissons les adeptes de la stratigraphie prendre leur temps et attendre patiemment 2016. Etant donn l'importance de ce qui est en jeu, nous ne pouvons leur en vouloir de demander un peu de temps pour ajuster cette acclration du temps en retrouvant le train de snateur de la bureaucratie acadmique !

    3 Oliver Morton. Eating the Sun. The Everyday Miracle of How Plants Power the

    Planet. London: Fourth Estate, 2007. 4 Jan Zalasiewicz, et al. "The New World of the Anthropocene." Environmental Science and

    Technology 44.7 (2010): 2228-31. 5 Dipesh Chakrabarty. "The Climate of History: Four Theses." Critical

    Enquiry 35.Winter (2009): 197-222.

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    Ce qui fait de l'Anthropocne un repre clairement dtectable bien au-

    del de la frontire de la stratigraphie, cest qu'elle est le concept philosophique, religieux, anthropologique et, comme nous allons le voir, politique le plus pertinent pour chapper aux notions de Moderne et de modernit . Mais ce qui est encore plus extraordinaire, c'est qu'elle est le produit du cerveau de gologues srieux, honntes et aguerris qui, jusqu' rcemment, avaient t totalement indiffrents aux tours et dtours des humanits. Aucun philosophe postmoderne, aucun anthropologue, aucun thologien libral, aucun penseur politique n'aurait os situer l'influence des humains la mme chelle que les fleuves, les inondations, l'rosion et la biochimie. Quel constructiviste social , rsolu montrer que les faits scientifiques, les relations sociales, les ingalits entre les sexes, ne sont que des pisodes historiques fabriqus par les hommes, aurait os dire que la mme chose peut se dire aussi de la composition chimique de l'atmosphre ? Quel critique littraire aurait tendu son exgse dconstructiviste aux strates de sdiments rvlant dans tous les deltas de la plante les traces irrfutables de l'rosion fabrique par les hommes ? Au moment mme o il devenait la mode de parler d'une re post-humaine avec l'humeur blase de ceux qui savent que le temps de l'humain est dpass , l' anthropos est de retour et de retour pour se venger grce au travail empirique ingrat de ceux que l'on appelait jadis les naturalistes . Ce que les divers champs des humanits, malgr leur sophistication, obsds par la dfense de la dimension humaine contre l'empitement illgitime de la science et les risques d'une naturalisation excessive, ne pouvaient dtecter, c'est aux historiens de la nature qu'il revient de le dnicher. En donnant une dimension totalement nouvelle la notion de dimension humaine , ce sont eux qui proposent le terme le plus radical qui doit mettre fin l'anthropocentrisme ainsi quaux anciennes formes de naturalisme en mettant soudain au second plan l'agent humain auquel ils offrent pourtant un tout autre rle.

    Pour cette avance conceptuelle, je pense qu'il convient de rendre un hommage respectueux tous les go-scientifiques. Ils mritent la devise Mente et malleo , puisque c'est grce au maniement intelligent de leur marteau que nous en sommes venus prendre conscience que toutes nos valeurs les plus prcieuses, quand on frappait sur elles avec doigt, rendaient un son plutt creux.

    Le premier avantage vivre l'poque de l'Anthropocne est que ce

    concept dirige notre attention vers bien plus qu'une rconciliation de la nature et de la socit en un systme plus grand qui serait unifi par l'un ou par l'autre. Pour oprer une telle rconciliation dialectique, il faudrait accepter la ligne de partage entre le social et le naturel le Mr Hyde et le Mr Jekyll de l'histoire moderne (je vous laisse dcider lequel est Hyde, lequel Jekyll). Mais l'Anthropocne ne dpasse pas ce partage : il le contourne entirement. Les forces go-historiques ne sont plus les mmes que les

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    forces gologiques. Partout o l'on a affaire un phnomne naturel , on rencontre l'anthropos au moins dans la rgion sublunaire qui est la ntre et partout o l'on s'attaque de l'humain, on dcouvre des modes de relation aux choses qui avaient t auparavant situs dans le champ de la nature. Par exemple, en suivant le cycle de l'azote, o va-t-on placer la biographie de Franz Haber et la chimie des bactries des plantes ? En dessinant le cycle du carbone, qui serait capable de dire quand Joseph Black entre en scne et quand les chimistes quittent ce mange ?

    Des cycles comme ceux-l s'apparentent plus un ruban de Mbius qui nous amnerait penser une forme de continuit plutt dconcertante pourvu que l'on redistribue entirement ce qui tait jadis appel naturel et ce qui tait appel social ou symbolique. Vous vous souvenez du foss entre la gographie physique et la gographie humaine , ou de celui entre l'anthropologie physique et l'anthropologie culturelle ? Le partage entre les sciences sociales et naturelles est devenu controvers. Ni la nature ni la socit ne peuvent entrer intactes dans l'Anthropocne, en attendant d'tre tranquillement rconcilies . Dans le mme mouvement, l'Anthropocne ramne l'humain sur scne et dissipe pour toujours l'ide qu'il est un grand agent unifi de l'histoire.

    C'est pourquoi, dans ce qui suit, j'userai du mot anthropos pour dsigner ce qui n'est plus l'humain-dans-la-nature ni l'humain-hors-de-la-nature mais quelque chose de totalement autre, un autre animal, une autre bte ou, pour le dire plus poliment, un nouveau corps politique pas encore n. Tel est le but de ce chapitre : dfinir l'chelle, la forme, la porte et le but de ces nouveaux peuples qui sont involontairement devenus les nouveaux agents de la gohistoire. Une chose est sre : cet acteur qui fait ses dbuts sur la scne du Nouveau Thtre du Globe n'a jamais jou auparavant de rle dans une intrigue aussi dense et aussi nigmatique.

    Le second avantage est que le concept d'Anthropocne souligne

    l'urgence des prparatifs pour faire face Gaa.6 C'est seulement rcemment que les deux figures relatives de Gaa et de l'Anthropocne ont t superposes. Si, Gaa inflige une blessure narcissique aux humains en les ramenant d'un univers infini un cosmos exigu, c'est seulement aprs avoir pntr l'Anthropocne que les humains ont commenc vraiment sentir leur peine. Tant qu'ils taient des humains-dans-la-nature, ils pouvaient ignorer les limites de Gaa qui se tenait au loin l'arrire-plan. Maintenant que les humains sont devenus l'anthropos de l'Anthropocne, ils se heurtent ces nouvelles limites chaque mouvement, se cognent contre elles avec des cris de surprise et d'incrdulit ils essayent mme de nier la simple existence de ces limites.

    Ce qui est encore plus rageant pour eux cest que les humains sont responsables d'avoir rencontr si rapidement ces limites. Il ne leur a fallu que quelques gnrations, peut-tre mme pas plus de deux. (Oui, c'est

    6 James E Lovelock. La Terre est un tre vivant: L' hypothse Gaa. Paris: Flammarion Champs, 1999.

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    incroyable, mais ce que les gologues appellent la grande acclration 7 s'est passe dans l'intervalle de ma propre vie. Voil le vritable repre dor : ma gnration insouciante et inconsciente qui a commenc en baby boom et qui se termine en papy bang !). Alors que Gaa pouvait tre considre comme ayant un rythme quelque peu nonchalant, au point d'tre envisage comme une sorte de systme homostatique maintenant l'quilibre sur des priodes gologiques immensment longues, la voil atteinte cause de ce changement soudain dans la dimension des humains dune forme de paralysie fivreuse, basculant brusquement dun quilibre un autre, d'une rtroaction positive la suivante, un rythme qui effraye toujours plus les climatologues la publication de chaque nouvel ensemble de donnes.8 Il en va tellement ainsi que, selon les propres termes de Lovelock, Gaa Se rvle comme quelque chose qui est en guerre et qui est presque prt prendre Sa revanche .9

    Le problme cest que pour faire face cette nouvelle urgence, il n'y a littralement personne dont on puisse dire quelle est responsable. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a aucun moyen d'unifier l'anthropos en tant que personnage gnrique au point de le charger de tout ce qui va se jouer sur cette nouvelle scne globale.

    En effet, cela n'a aucun sens de parler de l'origine anthropique du rchauffement climatique global, si l'on entend par anthropique quelque chose comme l'espce humaine . Si vous parlez de lhumain en gnral, aussitt les protestations vont se multiplier. Des voix indignes vont slever pour dire qu'elles ne s'estiment en aucune manire responsables de ces actions chelle gologique et elles auront raison. Les peuplades indiennes du cur de la fort amazonienne n'ont rien voir avec l'origine anthropique du changement climatique du moins tant que des politiciens en campagne lectorale ne leur ont pas distribus des trononneuses. Pas plus que les pauvres types dans les bidonvilles de Bombay qui ne peuvent que rver d'avoir une plus grande empreinte carbonique que la suie noire renvoye par leurs fours de fortune. Pas plus que l'ouvrire oblige de faire de longs trajets en voiture parce qu'elle n'a pas pu trouver un logement abordable prs de l'usine o elle travaille. C'est pourquoi l'Anthropocne, malgr son nom, n'est pas une extension immodre de l'anthropocentrisme, comme si nous pouvions nous enorgueillir d'avoir t chang pour de bon en une sorte de Superman volant rouge et bleu. Cest bien plutt l'humain comme agent unifi, comme simple

    7 Will Steffen, et al. "The Anthropocene: From Global Change to Planetary Stewardship." Ambio.12 octobre 2011 (2011).

    8 Fred Pearce. WIth Speed and Violene. Why Scientists Fear Tipping Points in Climate Change. Boston: Beacon Press, 2007 ; Stephen M. Gardiner. A Perfect Moral Storm: The Ethical Tragedy of Climate Change Oxford: Oxford University Press, 2013.

    9 James Lovelock. La revanche de Gaa : Pourquoi la Terre riposte-t-elle et comment pouvons-nous encore sauver l'humanit ? (traduit par Thierry Pilat). Paris: Flammarion, 2007.

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    entit politique virtuelle, comme concept universel, qui doit tre dcompos en plusieurs peuples distincts, dots d'intrts contradictoires, de mondes divergents, et convoqus sous les auspices d'entits en guerre pour ne pas dire de divinits en guerre. L'anthropos de l'Anthropocne ? C'est Babel aprs la chute de la Tour gante.

    Et il est probablement oiseux d'affirmer que l'chelle de la menace est si grande, et son expansion si globale , qu'elle agirait mystrieusement comme un aimant unificateur pour faire de tous les peuples parpills de la Terre un seul acteur politique occup reconstruire la Tour de la Nature. Gaa n'est en rien moins une figure de lunification. Il n'y a aucun moyen de penser Gaa globalement puisqu'elle n'est pas un systme cyberntique conu par un quelconque ingnieur. C'est la Nature qui tait universelle, stratifie, indiscutable, systmatique, dsanime et indiffrente notre destin. Mais pas Gaa, qui nest que le nom propos pour toutes les consquences entremles et imprvisibles des puissances dagir dont chacune delle poursuit son propre intrt en manipulant son propre environnement pour son propre confort.

    Les organismes multicellulaires producteurs d'oxygne et les humains metteurs de dioxyde de carbone se multiplieront ou pas selon leur succs et gagneront exactement la dimension qu'ils sont capable de prendre. Pas plus, pas moins. Ne comptez pas sur un systme englobant et pr-ordonn de rtroaction pour les rappeler l'ordre. Il est totalement impossible d'en appeler l'quilibre de la nature , ou la sagesse de Gaa , ou mme son pass relativement stable en tant que force capable de remettre de l'ordre chaque fois que la politique aurait trop divis ces peuples parpills. A l'poque de l'Anthropocne, tous les rves, entretenus par les cologistes fervents, de voir les humains guris de leurs querelles politiques par la seule conversion de leur attention vers la Nature, se sont envols. Nous sommes entrs irrversiblement dans une poque post-naturelle. Les questions cologiques ne sont pas l pour assembler pacifiquement les parties prenantes ; elles divisent plus efficacement que toutes les passions politiques du pass elles l'ont toujours fait10. Si Gaa pouvait parler, Cela dirait comme Jsus : Ne pensez pas que je suis venu pour porter la paix sur terre : Je ne suis pas venu porter la paix, mais l'pe (Matt : 10, 34). Ou plus violemment encore comme dans l'Evangile apocryphe de Thomas: J'ai rpandu le feu autour du monde, et regardez, je le garde jusqu' ce qu'il s'embrase.

    Mais qu'en est-il de la Science ? Ici au moins, nous pourrions certainement trouver un principe unificateur en dernire instance qui mettrait tout le monde d'accord et qui pourrait diriger une foule d'humains vers d'indiscutables programmes d'action. Devenons tous savants dfaut, diffusons partout la science par l'ducation et nous pourrons agir ensemble. Faits de tous les pays, unissez-vous . Cette solution est rendue impossible non seulement par la controverse factice mene par les climato-sceptiques, les climato-ngateurs ou climato-ngationnistes (peu

    10 Jean Baptiste Fressoz. L'Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique.

    Paris: Le Seuil, 2012.

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    importe le nom quon leur donne),11 mais aussi par la singularit mme de toutes ces disciplines qui dpendent d'une distribution extrmement complexe d'instruments, de modles, de conventions internationales, de bureaucratie, de standardisation et d'institutions dont la vaste machinerie , selon le mot de Paul Edwards, n'a jamais t prsente sous un jour positif la conscience publique12. Les climatologues ont t entrans dans une situation post-pistmologique qui est aussi surprenante pour eux que pour le grand public les deux se trouvant comme jets hors de la nature .

    S'il n'y a d'unit ni dans la nature, ni dans la politique, cela veut dire que l'universalit que nous cherchons doit tre de toute faon compose. C'est pour rendre cette composition au moins pensable que je propose de dfinir chaque collectif par la faon dont il distribue les agents.13 Grce un tel schma, les collectifs sont rendus non pas exactement comparables mais au moins assemblables . Non pas parce qu'ils seraient tous traits comme autant de cultures comme c'tait le cas avec l'anthropologie traditionnelle ; non pas parce qu'ils sont ncessairement unifis par le fait d'tre, aprs tout, des enfants de la Nature comme c'tait le cas avec les sciences naturelles de nagure ; ni, bien sr, parce qu'ils seraient un peu des deux comme dans les rves impossibles de rconciliation ou de dialectique. S'ils sont rendus traduisibles les uns pour les autres, c'est parce qu'ils pourraient se trouver daccord pour noncer explicitement qui ils sont, quels amis et ennemis ils ont et quelles conditions ils peuvent entrer dans une cosmopolitique sans y tre amen par Providence qui les surplomberait pour distribuer leurs rles et leurs destines.14

    Tel est l'assemblage pleinement lac que je propose. C'est celui qui rassemblerait des collectifs sans les diviser d'abord en dun ct une Nature et de lautre de multiples cultures, ce fameux mono-naturalisme slash multi-culturalisme qui joue un tel rle dans la dfinition des Modernes. Dans ce mode d'assemblage, nous ne commencerions pas en disant que l'un des collectifs est rationnel et que tous les autres sont autant de formes (intressantes et mme respectables) dirrationalit. Nous ne dirions pas que certains collectifs ont une conception religieuse , spirituelle ou symbolique de la Nature, alors qu'un seul autre mais qui ne se considre mme pas lui-mme comme un vritable peuple rel n'a pas une simple conception de la Nature , mais dtient pour ainsi dire la nature. En abandonnant la qute, nous serions privs de toute possibilit de mobiliser d'autres collectifs pour faire face Gaa. Il ne sagit pas dabandonner lidal de vrit, mais de ne pas assembler les diffrents collectifs sous les seuls auspices de la connaissance. En le faisant, le peuple de la nature serait

    11 Edwin Zaccai, Franois Gemenne, and Jean-Michel Decroly. Controverses Climatiques, Sciences

    et Politiques. Paris: Presses de Sciences Po., 2012. 12 Paul N. Edwards. A Vast Machine. Computer Models, Climate Data, and the

    Politics of Global Warming. Cambridge, Mass: MIT Press, 2010. 13 Philippe Descola. Par del nature et culture. Paris: Gallimard, 2005. 14 Bruno Latour. Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en

    dmocratie. Paris: La Dcouverte, 1999.

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    abandonn son sort et ne convaincrait personne de le rejoindre pour poursuivre sa tche. Confront cette situation sans prcdent, il ferait simplement jouer lanthropos le vieux rle de l'homme dans la nature . Ce qui est une autre faon de dire qu'il tiendrait encore tre moderne ou qu'il essaierait encore de sauver la modernisation. Mais si je ne me trompe, les Modernes ont peu de chance de survivre l'Anthropocene, pas plus qu'un chameau de passer travers le chas d'une aiguille.

    Ce que je propose de dire plutt est que, dans cette situation cosmopolitique nouvelle, ceux qui souhaitent se prsenter aux autres collectifs doivent a) spcifier quelle sorte de peuple ils sont b) noncer quelle est l'entit ou la divinit qu'ils tiennent pour leur suprme garantie et c) identifier les principes par lesquels ils distribuent les agents travers leur cosmos. Bien sr, des conflits s'ensuivront mais avec eux, plus tard, une chance de pouvoir ngocier des accords de paix. Ce sont prcisment ces conditions de paix qui n'ont mme pas tre recherches tant que nous croyons que le monde a dj t unifi une fois pour toutes par la Nature, par la Socit ou par Dieu, peu importe. Cela peut sembler une qute folle, mais c'est celle que je propose d'esquisser.

    Commenons ce travail virtuel d'assemble par un collectif imaginaire

    dont les membres se prsenteraient firement aux autres en disant nous appartenons au peuple de Gaa . Que les autres soient choqus par l'introduction d'une desse dans ce qui devrait rester une description strictement naturaliste , cela ne peut plus nous embarrasser. Il n'y a pas de difficult attribuer un nom propre l'entit par laquelle ce peuple se rjouit d'tre convoqu. En fait, Gaa est bien moins une figure religieuse que la Nature. Nul besoin, par consquent, de cacher cette personnification : donnons lui la majuscule et le genre quelle mrite. C'est pourquoi, pour accentuer encore plus le contraste, je vais recourir en parlant de Gaa au pronom Cela avec majuscule, pour souligner ses proprits profanes, tout en rservant la Nature le pronom personnel Elle avec majuscule. Gaa met fin l'hypocrisie de l'invocation dune Nature dont on cachait le fait qu'Elle tait le nom d'une divinit ; qu'elle omettait de mentionner par quel droit Elle convoquait les peuples ; enfin qu'elle omettait de mentionner la manire particulirement dsanime qu'Elle avait de distribuer ses sries de causes et de consquences.

    C'est l que le procd smiotique habituel consistant passer toujours des noms aux puissances dagir, aux actants, s'avre si commode.15 La Nature dtenait l'trange capacit d'tre la fois extrieure et intrieure . Elle avait la capacit fascinante d'tre muette et en mme temps de parler Elle-mme travers les faits avec l'avantage que l'on ne savait jamais, quand les naturalistes parlaient, qui prenait la parole. Plus surprenant, Elle tait organise en niveaux successifs, partir des atomes, des molcules et des organismes vivants jusqu'aux cosystmes et aux

    15 Jacques Fontanille. Smiotique du discours. Limoges: Presses de l'universit

    de Limoges, 1998.

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    systmes sociaux, dans une procession bien ordonne qui permettait ceux qui L'invoquaient de toujours savoir o ils taient et qui garantissait le meilleur fondement pour ce qui devait suivre. Cette qualit architectonique Lui (ou leur) permettait d'exclure (ou, d'expliquer , comme ils disent) un niveau particulier au nom du niveau immdiatement infrieur, selon un rductionnisme qui parat aujourdhui peu vraisemblable. Plus surprenant encore, Elle leur permettait de dcrter ce que les choses dans le monde doivent tre, tout en prtendant ne jamais mlanger ce qui doit tre et ce qui est. Une modestie touchante mais hypocrite, comme s'il tait plus risqu de dire ce qu'une chose doit tre que de dfinir son essence .

    Dans le grand rpertoire des sciences religieuses, il est difficile de trouver une divinit dont l'autorit a t moins conteste que les lois par lesquelles la Nature pouvait contraindre toutes choses Lui obir.16 Pas tonnant que les politiciens, les moralistes, les prdicateurs, les juristes, les conomistes et les papes aspirent encore une telle source indiscutable d'autorit. Ah ! Si seulement nous pouvions profiter des modles offerts par les lois naturelles ! Encore une source d'autorit, je suis dsol de le dire, que le rchauffement climatique semble avoir tarie.

    Ainsi, si l'on compare maintenant loyalement les attributs dont la Nature et Gaa sont dots, je pense qu'il est bien plus lac (j'allais dire plus naturel ) d'affirmer j'appartiens Gaa que j'appartiens la Nature . Au moins, on sait que la personne qui vous salue avec une telle invocation dpend dun peuple spcifique qui est visiblement assembl sous les auspices d'une entit personnifie, dont il ou elle peut recenser les proprits tout comme dans l'Antiquit avec les tables de traduction pour les noms de Zeus ou d'Isis.17 Si vous rencontrez quelqu'un qui vient de Gaa, vous pouvez tre srs qu'on ne va pas vous vendre un mcanisme parlant totalement invraisemblable, ni une architecture dj construite et si bien ordonne qu'elle va vous dire ce que vous devez faire sous le voile de ce qui est. Dlivrs du partage fait/valeur et arrachs l'architecture abrutissante des niveaux allant de A comme atome Z comme Zeitgeist, vous pouvez clairement noncer vos buts, dcrire votre cosmos et discerner enfin vos amis et vos ennemis.

    Quelles sont les autres vertus que nous pouvons accorder au peuple de

    Gaa ? (J'espre que vous comprenez que je dresse ici le tableau d'un collectif compltement imaginaire, qui serait capable de s'quiper pour survivre l'Anthropocne en prenant au srieux ce que veut dire tre post-naturel et post-pistmologique.) Une autre grande qualit de ce peuple est qu'il peut chapper la vision bifocale quon donne trop souvent de la Science. Ce qui tait si trange dans le peuple de la Nature est que sa situation tait totalement invraisemblable ; il semblait planer dans l'espace sans avoir de

    16 Nancy Cartwright. How the Laws of Physics Lie. Oxford: Clarendon Press,

    1983. 17 Jan Assmann. Mose l'gyptien. Un essai d'histoire de la mmoire (traduit par

    Laure Bernardi). Paris: Aubier, 2001.

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    corps, ni mme de bouche ; parfois compltement confondu avec les choses objectivement connues, parfois spectateur totalement dtach, contemplant la Nature du point de vue de nulle part la vue de Sirius . Mais les scientifiques ne peuvent pas survivre dans un tel vide, pas plus que les astronautes sans combinaison.

    Cest pourquoi, quand ils doivent vraiment faire quelque chose, par un soudain changement de rpertoire qui n'est jamais vraiment explicit, ces mmes scientifiques sont ramens des corps terrestres de chair et de sang et des lieux troitement situs. Quand, par exemple, les physiciens clbrent les grands hros de la science Cambridge, ils n'hsitent pas fixer une plaque dans Free School Lane (juste ct du dpartement d'Histoire et de Philosophie des Sciences, la Kaaba de notre domaine des science studies).

    Ici en 1897 dans l'ancien laboratoire Cavendish, J.J.Thomson dcouvrit l'lectron

    reconnu subsquemment comme la premire particule fondamentale de la physique et la base de l'lectronique de la liaison chimique et de l'informatique.

    Il est difficile de trouver une connaissance plus situe que celle-ci :

    partir de ce lieu tout fait dtermin de la Free School Lane, entre les mains d'un grand scientifique, les lectrons sont censs avoir essaim avec succs pour peupler toute les liaison chimiques et tous les ordinateurs ! Mais une minute plus tard, ces mmes physiciens n'auront aucun scrupule admirer comment l'esprit de Stephen Hawking rde travers tout le cosmos en dialogue intime avec le Crateur, ignorant navement que l'esprit de Hawking ne bnficie pas seulement d'un cerveau mais aussi d'une corps collectif , qui est compos d'un grand rseau d'ordinateurs, de fauteuils, d'instruments, d'infirmires, d'aides et de synthtiseurs vocaux qui sont ncessaires au droulement progressif de ses quations. 18 Avec cette conception bifocale de la science, il est difficile de rconcilier la vision de nulle part avec les lieux trs particuliers que sont les salles de classe, les bureaux, les paillasses des laboratoire, les centrales informatiques, les salles de runion, les expditions et les stations de terrain, l o les scientifiques doivent se placer quand ils doivent vraiment parler de leurs rsultats ou vraiment crire leurs articles.

    Les deux conceptions sont peu prs aussi irrconciliables que la prtention de Google abriter nos donnes dans le Nuage froid et thr tout en cachant soigneusement les nombreuses centrales lectriques qui doivent tre construites sur Terre pour refroidir les trs nombreux parcs de serveurs toujours menacs de surchauffe. Assurment, c'est cette divergence qui a rendu la Science, depuis le 17e sicle au moins, si difficile assimiler dans la culture gnrale et qui a rendu tant de scientifiques aussi moralement nafs que politiquement impuissants. Comme Stevenson l'a montr dans sa clbre parabole, vous ne pouvez pas tre la fois Jekyll et Hyde : le savant fou Dr Jekyll ne peut pas supporter un tel

    18 Hlne Mialet. Hawking Incorporated. Chicago: The University of Chicago

    Press, 2012.

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    ddoublement de la personnalit trs longtemps. Les savants qui jouent au jeu du ddoublement de la personnalit risquent fort de se heurter un point de rupture semblable.19

    Si, pour le peuple de la Nature , les deux conceptions semblent irrconciliables, pour le peuple de Gaa ce n'est pas le cas. Ici encore, la climatologie a introduit un changement dcisif, en nous offrant, avec les science studies, un repre particulirement net et prcis. Quand, par exemple, Charles D. Keeling doit dfendre sa srie de donnes long terme, au rythme quotidien, mensuel, annuel du dioxyde de carbone dans l'atmosphre, cela n'aurait absolument aucun sens pour lui de ne pas mettre au premier plan l'instrumentation avec laquelle il a travaill quarante ans sur le volcan Mauna Loa Hawa20 S'il a d se battre si longtemps contre les agences gouvernementales, contre la National Science Foundation elle-mme, contre les lobbies ptroliers, c'tait pour sauver ses instruments et les donnes qu'ils fournissaient. Sans eux, il aurait t impossible, pour le reste de sa communaut, de dtecter le rythme rapide avec lequel le dioxyde de carbone tait en train de s'accumuler. Parler du climat objectivement et dployer la vaste machinerie des climatologues est une seule et mme chose ou, pour reprendre les termes de Paul Edwards, c'est le mme mouvement qui cre une culture pistmique et la structure de connaissance qui l'accompagne. Plus les climato-sceptiques soutiennent la vieille ide d'une Science diffuse un peu partout sans frais, plus les climatologues sont leur tour contraints de soutenir cette mise au premier plan des institutions scientifiques dont ils dpendent ; plus ils se considrent eux-mmes comme un peuple dot d'intrts spcifiques enferms dans un conflit avec un autre peuple pour la production d'une srie de donnes pertinentes.

    Est-ce que je me trompe en pensant que pour la premire fois dans l'histoire de la science, cest la visibilit mme de leur rseau qui pourrait rendre les scientifiques plus crdibles ? Prcisment parce qu'ils sont violemment attaqus au nom de l'pistmologie, ils doivent, pour la premire fois, compter sur les institutions de la science comme leur manire propre d'accder la vrit objective. Peut-tre accepteront-ils enfin de reconnatre que plus leur connaissance est situe, plus elle est solide ? Au lieu d'alterner brutalement entre une impossible universalit et les limites troites de leur point de vue , c'est parce qu'ils tendent leur ensemble de donnes, d'instrument en instrument, de pixel en pixel, de point de rfrence en point de rfrence, qu'ils peuvent avoir une chance de composer l'universalit et de payer cette extension au tarif plein. Si ce problme de composition est si crucial, c'est parce que nous pouvons trouver dans la climatologie non pas la gaya scienza voque par Nietzsche, mais une science de Gaa qui serait enfin compatible avec l'anthropologie, la politique et peut-tre la thologie pour laquelle nous devons lutter.21

    19 Bruno Latour. Cogitamus. Six lettres sur les humanits scientifiques. Paris: La Dcouverte, 2010.

    20 Charles D. Keeling. "Rewards and Penalties of Recording the Earth." Annual Review of Energy and Environment 23 (1998): 25-82.

    21 Michael S. Northcott. A Political Theology of Climate Change. Wm. B. Eerdmans Publishing

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    N'est-ce pas une chose extraordinaire d'apprendre des sciences

    naturelles que nous sommes comme revenus, par une sorte de rvolution anti-Copernicienne, un monde sublunaire dont le fonctionnement est en grande partie dconnect du reste de la Nature ? Mais la raison pour laquelle nous ne sommes pourtant pas ramens une poque ant-copernicienne est qu'une autre image du monde a t galement dtruite, une image qui tait reste intacte dans toute lhistoire de la philosophie, l'ide d'une Sphre qui pouvait permettre n'importe qui de penser global et de porter sur ses paules le poids total du Globe cette trange obsession occidentale, le vritable fardeau de l'homme blanc . En d'autres termes, nous devons mettre fin ce qui pourrait s'appeler la maldiction d'Atlas . Souvenons-nous qu'Atlas est un des Titans, un des nombreux monstres qui furent engendrs du sang de ceux que Gaa avait projet d'assassiner (je veux dire la Gaia mythologique celle dont Hsiode a dress le portrait charge, la desse qui prcde tous les dieux).

    Pour soulever ce poids excessif de nos paules nous devons nous laisser aller un peu de sphrologie, cette discipline fascinante invente, partir de rien, par Peter Sloterdijk, dans son tude massive en trois volumes des enveloppes indispensables la perptuation de la vie. 22 Sloterdijk a gnralis l'Umwelt de von Uexkull23 toutes les bulles que les agents ont d inventer pour faire la diffrence entre leur intrieur et leur extrieur. Pour accepter une telle extension, il faut considrer toutes les questions philosophiques autant que scientifiques ainsi souleves comme faisant partie d'une dfinition trs largie de l'immunologie, comprise ici ni comme une science humaine, ni comme une science naturelle, mais plutt comme la premire discipline anthropocnique.

    Sloterdijk est un penseur qui prend les mtaphores au srieux et prouve pleinement leur poids rel pendant des centaines de pages si ncessaire, en bon allemand quil est ! Son problme immunologique est de dtecter comment un actant, quel qu'il soit, se protge de la destruction en construisant une sorte d'atmosphre bien contrle. Il pose cette question chaque chelle avec une obstination acharne. Y compris quand il prend malicieusement son matre Heidegger en dfaut pour avoir manqu de rpondre la question suivante : Quand vous dites que le Dasein est jet dans le monde, de quoi ce dans est-il fait ? Quel est l'air que vous respirez ici ? Comment la temprature est-elle contrle ? Quelle sorte de matriaux composent les murs qui vous protgent de la suffocation ? En bref, quel est le climat d'une telle condition atmosphrique ? Ce sont exactement les questions gnantes et essentielles auxquelles les philosophes et les scientifiques de

    Company, 2013.

    22 Peter Sloterdijk. Globes. Sphres II (traduit par Olivier Mannoni). Paris: Libella Maren Sell, 2010.

    23 J. Von Uexkll. Mondes animaux et monde humain. Thorie de la signification. Paris: Gonthier, 1965.

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    toutes tendances et de toute espce n'ont jamais accept de rpondre avec prcision.

    D'aprs Sloterdijk, la singularit complte de la philosophie, de la science, de la thologie et de la politique occidentales est d'avoir insuffl toutes les vertus la figure d'un Globe avec un grand G sans accorder la moindre attention la faon dont il pouvait tre construit, entretenu, maintenu et habit. Le Globe est suppos inclure tout ce qui est vrai et beau, mme si c'est une impossibilit architectonique qui s'effondrera aussitt que vous considrerez srieusement comment et par o il tient debout et surtout comment on le parcourt.

    Sloterdijk pose une question architecturale trs simple, trs humble, une question tout aussi matrielle que celle des gologues avec leur marteau : o rsidez-vous quand vous dites que vous avez une vue globale de l'univers ? Comment tes-vous protg de l'annihilation ? Que voyez-vous ? Quel air respirez-vous ? Comment vous chauffez-vous, vous habillez-vous, vous nourrissez-vous ? Et si vous ne pouvez pas satisfaire ces besoins fondamentaux de la vie, comment se fait-il que vous prtendez toujours parler de tout ce qui est vrai et beau en occupant je ne sais quel terrain moral plus lev ? Sans spcifier leur climatologie, les valeurs que vous essayez de dfendre sont probablement dj mortes, comme des plantes qui ont t gardes l'intrieur d'une serre surexpose au soleil. Entre les mains de Sloterdijk, plus encore que dans celle de Lovelock, les notions d'homostasie et de contrle climatique acquirent une dimension encore plus mtaphysique.

    Quand on commence poser des questions aussi lmentaires, on prend conscience de l'improbabilit de voir quoi que ce soit depuis Sirius. Personne n'a jamais vcu dans l'univers infini. Plus significativement, personne n'a jamais vcu dans la Nature . Ceux qui s'effraient d'imaginer qu'ils rdent dans l'univers infini sont toujours en train de regarder un petit globe d'une superficie de deux ou trois mtres carrs dans la chaleur de leur cabinet terrestre sous l'clairage confortable d'une lampe. Au lieu de dire : Le silence ternel de ces espaces infinis m'effraie , Pascal aurait d dire : Le murmure de la machinerie de ces espaces limits m'apaise . Quand les pistmologues prtendent que nous pouvons vivre dans la Nature , ce qu'ils font rellement, cest accomplir ce qui pour Sloterdijk revient un acte criminel de destruction, dtruisant toutes les enveloppes protectrices ncessaires la fonction immunologique de la vie (et la vie, pour lui, ne diffrencie pas la biologie, la sociologie et la politique).

    Toute pense, tout concept, tout projet qui finit par ignorer la ncessit des enveloppes fragiles qui rendent possible l'existence est une contradictio in terminis. Ou, plutt, une contradiction dans l'architecture et le dessin : il n'est pas viable ; il n'a pas les conditions atmosphriques, climatiques qui pourraient le rendre vivable. Essayer de vivre dans une telle utopie serait comme essayer de sauver toutes vos donnes prcieuses dans le Nuage sans investir en parcs dordinateurs et en tours de refroidissement. Si vous voulez toujours utiliser les mots rationnels et rationalistes , trs bien, mais

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    alors faites galement le travail de concevoir les espaces entirement quips o ceux qui sont censs les habiter peuvent respirer, survivre et se reproduire. Le matrialisme sans contrle du climat est une autre forme d'idalisme. De page en page, Sloterdijk rematrialise d'une faon totalement nouvelle ce que c'est que d'tre dans l'espace, sur cette Terre, nous offrant probablement ce qui est la premire philosophie qui rponde l'Anthropocne.

    Au milieu de son second volume, Sloterdijk consacre une centaine de pages une mditation qu'il intitule Deus sive Sphaera , Dieu, c'est--dire la Sphre . Bien que cela puisse sembler un simple dfaut technique dans le dessin, celui quil pointe du doigt dstabilise en fait toute l'architecture de la cosmologie occidentale.

    La petite fissure qu'il est le premier, mes yeux, signaler, rsulte du bifocalisme non rsolu d'une imagerie Chrtienne qui essaie de superposer ses globes tho- centriques et go-centriques malgr leur incohrence. Quand on place Dieu au centre, il est invitable que la Terre soit rejete la priphrie. A premire vue cela ne parat pas trop gnant puisque on donne notre plante un rle modeste et, justement, priphrique. Mais le problme se complique si l'on place la Terre au centre, avec l'Enfer situ en plein milieu, sous le monde sublunaire, : alors c'est Dieu qui doit occuper la priphrie. Ce mouvement est plus difficile avaler. Dieu n'est pas cens tre priphrique ! Comment pouvez-vous construire toute une cosmologie, demande Sloterdijk, avec deux centres contradictoires, l'un qui tourne autour de Dieu pendant que l'autre tourne autour de la Terre ?

    Mais ce qui est vraiment fascinant, c'est que pendant deux millnaires ce petit dfaut de construction ne posa absolument aucun problme aux thologiens, aux artistes et aux mystiques. Comme Sloterdijk le rsume :

    Le bifocalisme de l'image du monde devait tre maintenu dans la latence, sans

    qu'aucun dialogue explicite ne ft men sur les contradictions entre le site gocentrique et le site thocentrique de la projection au sein de la bulle illusoire de la philosophia perennis. 24

    La bulle illusoire de la philosophia perennis, la maldiction du Globe est

    si puissante que les thologiens ont dessin un dieu cosmique sous la forme de deux sphres branlantes sans stre inquits de son invraisemblance technique. De Dante Nicolas de Cues, de Robert Fludd Athanasius Kircher, en allant jusqu'aux illustrateurs modernes comme Gustave Dor, le dcalage tait la fois vident et constamment ni. Bien qu'elle ft visuellement impossible, la douce manation de la grce de Dieu la Terre humaine ne fut jamais remise en question, mme si personne ne pouvait littralement dessiner ses rayons mystiques par des lignes continues travers la bance qui divisait les deux systmes.

    Assurment, on pourrait toujours objecter que nous n'avons aucune raison d'accorder de l'importance ce dfaut de construction de la thologie

    24Op.cit, p. 417-18

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    chrtienne. Aprs tout la cohrence n'est pas le fort des mes religieuses, et une faille de plus dans leur opration a peu de chances dtre repre. Mais ce qui me fascine dans cette dcouverte, c'est que la mme incohrence s'applique exactement l'architecture par laquelle la rationalit a t construite. Les deux images du monde dans la thologie chrtienne sont tout aussi irrconciliables que les images que reprsenteraient, par exemple, la physique de l'lectron prsent partout dans le monde tout en tant log en sret dans le laboratoire Cavendish de J.J. Thomson. Et l'on trouve exactement le mme dni d'une telle impossibilit, non pas cette fois chez les thologiens et les mystiques, mais parmi les scientifiques et les philosophes. La bulle illusoire de la philosophia perennis maintient dans la latence les contradictions entre Nature centre sur le cosmos et cette autre Nature connue par les sciences centre sur le laboratoire. Cette contradiction rend tout dialogue explicite entre les deux visions exactement aussi impossible que la rconciliation des images du monde go- et tho-centrique de la cosmologie mdivale.

    Ce que Sloterdijk a dtect dans l'imagerie chrtienne, les science studies l'ont dtect tout aussi clairement dans les crits scientifiques. Rien de surprenant cela ; c'est le mme problme rpt deux fois la premire dans l'histoire de la religion, la seconde dans l'histoire de la science, grce cette translatio imperii dont il existe tant d'exemples.25 Il est impossible de situer la Terre ni de stabiliser le centre autour duquel l'autre entit est cense tourner. Quon se souvienne combien est bancale la mtaphore de la rvolution copernicienne que Kant prtend avoir introduit dans la philosophie : elle fait tout tourner autour du Sujet, tout en abandonnant en mme temps l'ancienne cosmologie anthropocentrique. Pour revenir au premier sens du mot rvolution , tout se passe comme si il n'y avait pas de centre stable autour duquel la Terre puisse tourner.

    25 Eric Voegelin. La nouvelle science du politique (traduit par Sylvie Courtine-Denamy). Paris: Seuil,

    2000.

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    En suivant lexamen par Sloterdijk de l'architecture de la Raison, nous ralisons que le globe n'est pas ce dont le monde est fait, mais plutt une obsession platonicienne transfre la thologie chrtienne et dpose dans l'pistmologie politique pour donner une figure mais une figure impossible au rve d'une connaissance totale et complte. Il y a une trange fatalit qui agit ici. A chaque fois que vous pensez la connaissance dans un espace sans gravit et c'est l que les pistmologues rvent de rsider elle prend invitablement la forme d'une sphre transparente qui pourrait tre inspecte d'un lieu de nulle part par un corps dsincarn. Mais une fois que l'on restaure le champ gravitationnel, la connaissance perd immdiatement cette mystique forme sphrique hrite de la philosophie platonicienne et de la thologie chrtienne. Les donnes affluent nouveau dans leur forme originale de rcits historiques, ce quon doit toujours saluer du nom dobtenues .

    En raison de ce bifocalisme, les deux portraits d'Atlas sont galement invraisemblables, l'Atlas qui est cens tenir le monde sur ses paules (sans tre capable de le regarder, comme le remarque Sloterdijk) mais galement celui invent par Mercator, l'emblme parfait de la rvolution scientifique un Atlas qui est cens tenir le cosmos tout entier entre ses mains comme si c'tait un ballon de football. Mercator, en fondant le savant masculin et la mtaphore bien plus ancienne de la main de Dieu, lui a donn une forme humaine, un vritable Superman capable de garder tout dans sa paume. Mais si effectivement le globe est tenu pour de bon dans la main de quelque humain de taille moyenne, alors, invitablement c'est une carte, un modle, un globe au sens trs modeste et trs local du petit instrument en papier mch que beaucoup d'entre vous, j'en suis sr, aiment faire tourner d'un mouvement de vos doigts. Ou alors, c'est un de ces engins invents par Patrick Geddes et Elise Reclus pour donner une forme populaire la

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    connaissance encyclopdique qu'ils avaient accumule26. En ce cas, c'est un panorama, une gode, un parc d'attraction, peut-tre le Thtre du Globe, mais ce nest pas ce dans quoi le cosmos lui-mme est log.

    Pour mettre fin la fatalit du Globe ce que j'ai appel la maldiction d'Atlas il faut s'en tenir aux bonnes vieilles science studies ou la sphrologie de Sloterdijk et remarquer que global est un adjectif qui peut, certes, dcrire la forme d'un engin local susceptible d'tre inspect par un groupe d'humains qui le regardent, mais jamais le cosmos lui-mme dans lequel tout est cens tre inclus. Peu importe sa taille, l'ensemble des agglomrats de galaxies disperses depuis le Big Bang n'est pas plus grand que l'cran sur lequel les flux de donnes du tlescope de Hubble sont pixliss et colors. Comme le dit la formule, penser globalement, c'est toujours agir localement , parce que personne n'a jamais pens globalement ni la Nature ni Gaia.

    C'est un principe utile dans la thorie sociale autant que dans la cosmologie. J'ai souvent remarqu que quand mes collgues sociologues parlent de l'ensemble de la socit , du contexte social , de la mondialisation , ils esquissent une forme avec leurs mains qui n'a jamais t plus grosse qu'une citrouille de taille normale ! Nous devrions appliquer la mme localisation modeste tout le discours sur la mondialisation . On n'est jamais aussi provincial que lorsqu'on prtend avoir une vision globale autant de globalivernes S'il y a une leon retenir de la thorie de lacteur-rseau, c'est qu'il n'y a aucune raison de confondre une localit bien connecte avec l'utopie du Globe.27 Une fois encore, en dpit de l'illusion produite par la manipulation toxique de GoogleEarth, l'chelle est le rsultat du nombre de connections entre les localits, pas la circulation travers je ne sais quel zoom pr-ordonn allant du trs grand au trs petit.

    La raison pour laquelle la relocalisation du global est devenue si importante est que la Terre elle-mme pourrait bien ne pas tre un globe aprs tout. Quand nous l'unifions en une sphre terraque nous rduisons la gohistoire aux limites de l'ancien format de la thologie mdivale et de l'pistmologie de la Nature du 19me sicle. Mme la fameuse vision de la plante bleue pourrait se rvler comme une image composite, c'est--dire une image compose de l'ancienne forme donne au Dieu chrtien et du rseau complexe d'acquisition de donnes de la NASA, son tour projet l'intrieur du panorama diffract des mdia. Voil peut-tre la source de la fascination que l'image de la sphre a exerc depuis : la forme sphrique arrondit la connaissance en un volume continu, complet, transparent, omniprsent qui masque la tche extraordinairement difficile d'assembler les points de donnes venant de tous les instruments et de toutes les disciplines. Une sphre n'a pas d'histoire, pas de commencement, pas de fin, pas de trou, pas de discontinuit d'aucune sorte. Ce n'est pas seulement une

    26 Volker M. Welter. Biopolis. Patrick Geddes and the City of Life. Cambridge,

    Mass: MIT Press, 2002. 27 Bruno Latour. Changer de socit - refaire de la sociologie (traduit par O. Guilhot).

    Paris: La Dcouverte, 2006.

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    ide, mais l'idal mme des ides. C'est ce qu'on souhaite passivement contempler quand on est fatigu de l'histoire. Et ainsi, c'est prcisment ce en quoi l'on ne veut pas tre enferm quand on veut raconter un peu de gohistoire.

    Aucune thologie politique de la Nature n'est possible tant que nous ne

    nous arrachons pas la maldiction d'Atlas : Orbis terrarum sive Sphaera sive Deus sive Natura. Tel est le dernier point que je veux aborder : la notion de globe et de pense globale contient l'immense danger d'unifier trop vite ce qui doit tre d'abord compos. La forme sphrique masque l'activit requise pour dessiner sa forme puisque, pour dessiner un cercle, il faut revenir notre point de dpart en suivant une sorte de boucle. Le concept de boucle devrait prendre l'ascendant sur celui de sphre. C'est le seul moyen de devenir profane en science aussi bien qu'en thologie.

    Ce problme est d'abord gomtrique il faut dessiner un cercle avant d'tre capable d'engendrer une sphre ; il est bien sr historique c'est seulement parce que le bateau de Magellan est revenu que ses contemporains ont pu fixer dans leur esprit l'image d'une terre sphrique ; mais il est galement moral c'est seulement quand vous sentez que votre action vous retombe dessus que vous comprenez quel point vous en tes responsables. Ainsi la boucle qui est ncessaire pour dessiner toute sphre est pragmatique au sens de John Dewey : vous devez sentir les consquences de votre action avant d'tre capable de vous reprsenter ce que vous avez vraiment fait et pris conscience de la teneur du monde qui lui a rsist. 28 Comme Sloterdijk l'a remarqu, c'est seulement quand les humains voient la pollution leur retomber dessus qu'ils commencent vraiment sentir que la Terre est bel et bien ronde. Ou plutt, cette rotondit de la Terre connue de la plus haute antiquit mais superficiellement connue prend de plus en plus de vraisemblance au fur et mesure que le nombre de boucles par lesquelles on peut lentement la circonscrire augmente.

    C'est la raison pour laquelle il est si important de passer du Globe aux boucles de rtroaction qui le dessinent lentement. Sans l'observatoire de Charles Keeling Mauna Loa et les instruments pour dtecter le cycle de dioxyde de carbone, nous saurions moins, je veux dire que nous sentirions moins fort que la Terre peut tre arrondie par notre propre action. Et avant cela, il nous a fallu sentir le trou dans la couche d'ozone grce l'instrument de Dobson ; sentir la possibilit de l'hiver nuclaire grce aux nouveaux modles de circulation atmosphrique promus par Carl Sagan et ses collgues. C'est tout l'enjeu de l'Anthropocne. Ce n'est pas que, soudain, le petit esprit humain devrait tre transfr dans une sphre globale qui, de toute faon, serait bien trop grosse pour sa petite chelle. C'est plutt que nous devons nous faufiler, nous envelopper dans un grand nombre de boucles de sorte que progressivement, de fil en fil, la connaissance du lieu o nous rsidons et des rquisits de notre condition atmosphrique puissent gagner une plus grande pertinence et tre ressentis comme plus urgents.

    28 John Dewey. Logique. La thorie de l'enqute. Paris: PUF, 1938(1992).

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    Cette lente opration qui consiste tre envelopp dans des bandes successives en forme de boucle est ce que signifie tre de cette terre . Et cela n'a rien voir avec tre humain-dans-la-nature ou humain-sur-un-globe. C'est plutt une fusion lente et progressive de vertus cognitives, motionnelles et esthtiques, grce aux moyens par lesquels les boucles sont rendues de plus en plus visibles, par les instruments et les formes d'art de toutes sortes. A travers chaque boucle nous devenons plus sensibles et plus ractifs aux fragiles enveloppes que nous habitons.29

    Combien de boucles supplmentaires devons-nous tracer autour de la terre avant que la connaissance soit assez rceptive pour que cet anthropos sans forme devienne un rel agent et un acteur politique crdible ? Combien de boucles certains d'entre vous ont-ils du suivre pour arrter de fumer ? Il est possible que vous ayez toujours su que les cigarettes provoquaient le cancer, mais il y a loin entre cela et vraiment arrter de fumer. Il faut sentir la douleur dans la chair, comme dans ces images choquantes sur les paquets de cigarette, avant de mesurer ce que c'est que de savoir quelque chose. Ici aussi il faut des institutions complexes et des bureaucraties bien quipes pour ressentir les consquences de vos actions sur vous-mmes. Combien de boucles vous faut-il pour sentir la rotondit de la terre pour de bon ? Combien d'institutions supplmentaires, combien de bureaucraties demandez-vous, vous personnellement, pour vous sentir responsables d'une chose si loigne que la composition chimique de l'atmosphre ? (Il n'est pas fortuit que les mmes lobbies qui nourrissent les climato-sceptiques aient travaill si longtemps briser la connection entre les cigarettes et vos poumons).30 Comme le dit la formule attribue Lao Tseu : Savoir et ne pas agir, ce n'est pas savoir .

    Mais il y a une autre raison finale et plus convaincante pour laquelle nous devrions tre extrmement souponneux envers toute vision globale : Gaa n'est pas du tout une Sphre. A tout le moins, Gaa est une petite membrane, de gure plus que quelques kilomtres d'paisseur. Ainsi, Ce n'est pas global au sens o Cela fonctionnerait comme un systme partir d'une chambre de contrle occupe par quelque Distributeur Suprme surplombant et dominant. Gaa n'est pas fait de boucles au sens cyberntique de la mtaphore, mais au sens d'vnements historiques qui se rpandent plus loin ou qui ne dpendent pas de ce que les autres puissances dagir sont en train de faire en suivant leur propres finalits. Cela veut dire que comprendre lentremlement des connections contradictoires et conflictuelles nest pas un travail qui puisse tre accompli en sautant un plus haut niveau global pour les voir agir comme un tout unique ; on ne peut que faire sentrecroiser leurs chemins potentiels avec autant dinstruments que possible pour avoir une chance de dtecter de quelles faons ces puissances dagir sont connects entre elles. Une fois encore, le

    29 David Abram. Comment la terre s'est tue. Pour une cologie des sens (traduction

    par Didier Demorcy et Isabelle Stengers). Paris: La Dcouverte, 2013. 30 James Hoggan. Climate Cover-Up. The Crusade to Deny Global Warming.

    Vancouver: Greystone Books, 2009.

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    global, le naturel et luniversel oprent comme autant de poisons dangereux, qui obscurcissent la difficult et la tche de mettre en place les rseaux dquipement qui rendent les consquences des actions visibles toutes les puissances dagir pas seulement, par exemple, les actions des anciens humains, mais aussi celles des algues qui librent de lazote ou celles de lrosion des roches ou des nodules.

    Cela me semble tre la vraie signification de ce quon appelle vivre dans lAnthropocne : la sensibilit est un terme qui sapplique tous les actants capables de rpandre leurs boucles plus loin et de sentir les consquences de leurs actions leur retomber dessus pour les hanter. Quand le dictionnaire dfinit sensible comme qui dtecte ou ragit rapidement de lgers changements, signaux ou influences , cet adjectif sapplique Gaa aussi bien qu lanthropos mais seulement sil est quip dassez de rcepteurs pour ressentir les rtroactions. De Gaa, Isabelle Stengers dit souvent que Cest devenu chatouilleux.31 La Nature, la Nature de jadis, peut bien avoir t indiffrente, dominatrice, une martre cruelle, mais assurment Elle ntait pas chatouilleuse ! Son manque complet de sensibilit tait au contraire la source de milliers de pomes et ce qui lui permettait de dclencher par contraste la sensation du sublime : nous, les humains, tions sensibles, responsables et hautement moraux : pas Elle. Gaa, en revanche, semble tre excessivement sensible notre action, et Cela semble ragir extrmement rapidement ce que Cela sent et dtecte. Cest pourquoi nous devrions devenir prudent, attentifs, oui, sensibles en retour. Aucune immunologie nest possible sans sensibilit ces boucles multiples, controverses, entremles. Ceux qui ne sont pas capables de dtecter et rpondre rapidement de lgers changements sont condamns. Et ceux qui pour quelque raison interrompent, effacent, ngligent, diminuent, affaiblissent, nient, obscurcissent, dfavorisent ou dconnectent ces boucles ne sont pas seulement insensibles ou irrceptifs, ils sont probablement aussi des criminels. Cest pourquoi il y a du sens appeler ngationnistes ceux qui, niant la sensibilit de Gaa, coutent lappel du Diable, ce personnage Faustien qui dit : Je suis lesprit qui toujours nie .

    Je conclurai avec une des interprtations possibles du choc des plantes

    la fin de Melancholia de Lars von Trier. Il est possible que ce ne soit pas la Terre qui soit dtruite en un dernier et sublime clair apocalyptique par une plante errante : cest notre Globe, notre ide idale du Globe qui doit tre dtruite pour quune uvre dart, une esthtique merge si vous acceptez dentendre dans le mot esthtique son ancien sens de capacit percevoir et tre concern , autrement dit une capacit se rendre sensible soi-mme, une capacit qui prcde toute distinction entre les instruments de la science, de la politique, de lart. Dans une de ses nombreuses innovations linguistiques, Sloterdijk a propos de dire que nous devrions passer du monothisme avec sa vieille obsession de la forme du globe au monogisme. Les

    31 Isabelle Stengers. Au temps des catastrophes. Rsister la barbarie qui vient.

    Paris: Les Empcheurs, 2009.

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    monogistes ( ne pas confondre avec les monognistes) sont ceux qui nont pas de plante de rechange, qui nont quune seule Terre, mais qui ne connaissent pas plus Sa forme quils ne connaissaient la face de leur Dieu dantan et qui sont ainsi confronts ce quon pourrait appeler un genre entirement nouveau de thologie gopolitique.