laure - numilog

38

Upload: others

Post on 16-Jun-2022

24 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Laure - Numilog
Page 2: Laure - Numilog

Laure

Éditions J'ai Lu

Page 3: Laure - Numilog

EMMANUELLE ARSAN

EMMANUELLE, 1. La Leçon d'homme EMMANUELLE, 2. L'Anti-vierge

ÉPITRE A PAUL VI, lettre ouverte au pape NOUVELLES DE L'ÉROSPHÈRE

DESSINS ÉROTIQUES DE BERTRAND L'HYPOTHÈSE D'ÉROS

MON EMMANUELLE, LEUR PAPE ET MON ÉROS

LES ENFANTS D'EMMANUELLE NEA

LAURE

En vente dans les meilleures librairies

ŒUVRES

J'ai Lu

Page 4: Laure - Numilog

EMMANUELLE ARSAN

Laure

Page 5: Laure - Numilog

Chacun a droit au choix de sa propre mort.

Maurice Duverger Déclaration à l'Assemblée nationale

(Commission spéciale pour l'examen des propositions

de loi sur les libertés, 19 mai 1976)

à Giorgio Carlo, à Ovidio, à Philippe, à Luca, à Anne, à Sylvie, qui ne m'ont pas laissé le choix.

© Belfond 1976

© Copyright de la chanson Laure (p. 215) Ed. RCA Musik GmbH, Hambourg

paroles d'Emmanuelle Arsan, musique de Franco Micalizzi, chantée par Emmanuelle Arsan.

Page 6: Laure - Numilog

Marawao marong na andao tam Imara ang ma-ang ormêaséna ram Kinon nu arawang orankanu kam Orama orêo maror.

Regarde les jours Avec les yeux de celui ou celle Que tu aimes Jamais le soleil ne brillera Deux fois De la même lumière.

Proverbe mara

Page 7: Laure - Numilog
Page 8: Laure - Numilog

PROLOGUE

MARA

Je naîtrai du Nouveau Soleil ! Je connaîtrai d'autres collines. La forêt mangera mon nom d'avant. Mon peuple ne parlera pas ma langue. Les paons boiront mon ancien sang. Le Mara éventra le fouillis d'épines d'un ooup de son

couteau de pierre. Il bondit à travers la brèche, laissant agriffées à ses bords de longues effilochures de peau.

Le martèlement de sa lame sur les lianes reprit son rêve d'avenir :

Homme d'ailleurs, que la Vie te vienne ! Une crevasse de rocher sous la trame vert-rouge des

canas et des hibiscus : le marcheur tomba, jarrets pliés, sur les racines d'un tamarinier abattu. Il courut le long des tendons du tronc, assurant son équilibre par le balancement du petit porc à soies noires qui grognait et suait sur ses épaules, pattes liées devant la poitrine couleur de terre jaune de son porteur.

Des femmes aux seins nouveau-nés se mireront dans les cascades.

Je les inviterai à l'amour dans une autre langue. Je leur dirai mon nom que je ne connais pas encore. Lorsque les paons m'éveilleront, je chercherai l'élue

du Soleil qui vivra avec moi la Vie de l'année.

Page 9: Laure - Numilog

Mes enfants inconnus bougeront dans son ventre. Arrivé à la pointe de l'arbre, l'homme nu sauta au

milieu des ronces et disparut, engouffré. Des cris indistincts montaient vers la voûte de feuilles,

opaque à midi: signaux d'oiseaux, menaces d'animaux rampants, grésillements d'insectes avalés, aboiements et plaintes sifflantes, recrachements, glouglous, râles et rots de la jungle qui s'entre-dévorait sur le fond spon- gieux des herbes piétinées.

Un moment, les sons s'éclipsèrent, comme si se disloquait soudain l'espace ou le temps. Alors seulement, l'homme entendit son souffle: seul bruit, constata-t-il, de la forêt, comme il y était, lui, Mara, le seul être vivant capable d'imaginer.

Il rit à tue-tête, fier de sa conscience. Il déboucha sur une clairière, abaissa les paupières,

aveuglé. Isé. Je suis Isé... Lorsqu'il les rouvrit avec précaution, il vit la lumière

d'été chatoyer, s'emplumer d'orangé, de bleu cru, de noir et de vert, lui barrer la route d'une haie de queues déployées.

Je ne choisirai pas la Mort ! Il s'arrêta, le bras obliquement tendu, le poing serré

sur la garde de corne de son arme, mais ce n'était ni pour attaquer ni pour se défendre: il rendait honneur. Immobiles au sol ou perchés, par dizaines, sur les basses branches chargées d'orchidées, des paons sauvages fixaient sur lui leur regard glacé.

Qui d'autre avait jamais eu une telle chance ? L'homme saisit celle-ci sans peur, chercha passionné- ment dans ces yeux où était inscrit son destin. Mais il n 'y trouva rien.

Page 10: Laure - Numilog

PREMIERE PARTIE

MYRTE

Je suis Myrte. J'aurai trente ans lorsque naîtra le Nouveau Soleil. A supposer qu'il naisse ! Sinon, j'aurai trente ans quand même, car ma réalité ne dépend pas de mes croyances : encore moins de celles des autres.

Je suis devenue ethnologue parce que je suis siamoise, comme ce Peau-Rouge de la fable qui, un beau jour, s'est mis à étudier les Visages pâles en se servant de leurs instruments et de leur savoir, au lieu de se laisser toujours explorer par eux.

Pourtant, ce n'est pas à la recherche d'une légende dépaysante de l'Europe que je me retrouve ici, ce onze juin, à dix jours de l'été tropical, les cheveux salés par le Pacifique, le dos gratté par le teck et le chanvre d'un bateau ressemblant comme un frère de la côte aux jonques des pirates de mon pays. Ceux dont l'étrangeté motive mon voyage sont des gens encore plus dénaturés que mes amis occidentaux et que moi : les Mara.

A dire vrai, s'il ne tenait qu'à moi, je les laisserais à leur solitude : les idées fixes et les manies changeantes de ce peuple sont trop éloignées de mes goûts de simplicité. Mais j'aime une femme et le mari de cette femme. J'accompagne mon amant à l'aventure pour plaire à mon amante.

Page 11: Laure - Numilog

Le nom de Mara n'évoque ainsi plus pour moi un démon indien ou une démone claudélienne, mais les insulaires élusifs découverts par le bon diable dont je suis amoureuse, l'homme allongé maintenant près de moi au soleil : Gualtier.

Gualtier est un savant anglais. Il est marié à Natalie, qui est française et a vingt ans : vingt ans de moins que lui.

Je les ai connus il y a deux mois, à leur arrivée à Manille. Je les ai trouvés anormalement beaux. Anorma- lement faits l'un pour l'autre, aussi. L'homme : très grand, très solide, très brun de poil et de peau, resté gamin par ses yeux trop bleus pour son âge. Blaguant, mettant dans la première parole qu'il m'adresse toute la moquerie et la caresse dont sa langue timide est capable. Se servant de ses pouvoirs pour libérer et pour faire plaisir, non pour posséder.

Natalie, elle, radieuse, flexible et mince, à peine dorée alors, sinon par la longue crinière blonde qui court sur ses épaules et son dos toujours nus. Ressemblant pour- tant à Gualtier par la couleur des iris, la douceur des lèvres, le regard heureux.

Dès son apparition, j'ai pensé : elle apporte la joie de vivre ! Elle-même est la joie de la vie, la joie vivante, la joie vécue! Je l'ai aimée tout de suite, comme j'aime la vie.

Eux aussi m'ont aimée : sans réfléchir — sans doute parce que je leur offrais ce dont ils avaient le plus besoin: la logique. Ou parce j'ai mieux qu'eux la conscience du relatif — disons tout simplement le sens du possible. Le fanatisme, les magies ne sont pas mon fort. Je préfère les directions qui ne m'égarent pas, ne me font pas tourner en rond, ne m'hypnotisent et ne me pervertissent pas. Je choisis le temps qui ne me fait pas vieillir.

Page 12: Laure - Numilog

Vieillir, c'est être déçu. Je ne me laisse pas aisément décevoir, parce que je m'intéresse seulement aux folies qui sont praticables. Devenir l'amante à la fois de Natalie et de Gualtier a été possible, parce que mes partenaires étaient compati- bles, parce qu'ils étaient capables de s'entendre entre eux. Et ils s'aimaient assez pour désirer partager les mêmes intérêts, les mêmes dangers, les mêmes tenta- tions, les mêmes responsabilités, la même tendresse, le même amour. L'amour qu'ils ont pour moi ajoute à celui qu'ils avaient déjà l'un pour l'autre, il ne le contredit pas.

Aimer une femme et un homme, s'aimer à trois, n'est pas exceptionnel : ce qui est moins courant, c'est de s'aimer d'un amour heureux. Sans doute, Gualtier, Natalie et moi y réussissons-nous parce que nous ne pensons pas que trois soit — plus que deux ou un — une limite. Chacun de nous a, a eu et aura d'autres amou- reux. L'amour ne pose de problèmes que lorsqu'il est exclusif.

Parfois, pourtant, Gualtier et Natalie m'étonnent, parce qu'ils sont anxieux de liberté. Je ne comprends pas que la liberté puisse être espérée. Si elle n'est pas prise tout de suite, elle ne vient jamais. Surtout pas lorsqu'on rêve tant d'elle ailleurs qu'on ne la voit plus là où elle est : en nous. L'on n'est pas vraiment libre, si l'on est libre sans le savoir.

Je crois avoir plu à ces deux-là en ne me souciant, non plus, pour eux comme pour moi, ni de sécurité ni de devoir. D'emblée, je les ai installés chez moi, où il n'y a qu'une chambre à coucher et qu'un lit. Je ne les ai plus quittés. Je les ai tenus tout le temps dans mes bras.

Je risquais ainsi de les faire chasser de l'Institut et d'en être expulsée moi-même. Cependant, il ne s'est rien passé. Les autres nous ont regardés, bouche bée — ou,

Page 13: Laure - Numilog

plutôt, bouche close. S'ils disent du mal de nous, ils ne le disent pas devant nous. Comme il ne faut croire que ce que nous observons nous-mêmes, nous en concluons qu'ils ne disent rien.

La société s'attaque rarement à ceux qui ont le courage de leurs idées et de leurs désirs. Il ne faut pas compter sur sa générosité et sa tolérance, bien sûr, mais l'on peut jouer de sa gêne. Si Gualtier, Natalie et moi cachions que nous faisons l'amour ensemble, l'on nous mettrait dehors ou dedans. Mais nous sommes fiers et contents de notre choix : alors, on nous laisse faire ce que nous voulons, où nous le voulons.

Certes, nous ne savons pas forcément nous-mêmes si nous choisissons le bien ou le mal : c'est-à-dire notre bien, notre mal. La seule chose que nous sachions, c'est qu'aucun choix n'est possible, à personne, s'il n'est fait pour le meilleur et pour le pire. Nous ne pouvons jouir du meilleur qu'en risquant le pire.

Dès mon enfance, j'ai parié pour ce que l'Occident m'offrait de meilleur : le reflet matériel du ciel grec dans les yeux des penseurs ioniens. Ce faisant, j'ai pris le risque d'épouser aussi les méchancetés et les peurs de ce monde, de m'allier à sa duplicité et à son inhumanité, à son injustice. Aurais-je mieux fait d'opter pour le fabuleux, la crédulité, la répétition, le fatalisme conserva- teur ? Etre l'enfant du hasard et de la nécessité m'a paru moins trompeur que de me vouloir le rejeton du Kar- ma.

Je ne cherche pas la sagesse. Je choisis ma vie. J'ai choisi Gualtier, parce que j'aime ses enthousiasmes, son souci d'objectivité, sa loyauté, son amitié. Dans l'af- faire, j'ai également pris en charge ses illusions, ses lassitudes, ses ombrages secrets, ses bévues. En un mot, j'ai assumé sa culture par goût pour son ca- ractère. Et j'ai aussi choisi Natalie — elle qui n'est

Page 14: Laure - Numilog

pas la raison et, pourtant, qui ne peut faire de doute. Gualtier, sans Natalie et sans moi, serait encore

Gualtier. Tandis que Natalie aura toujours besoin de nous. Elle croit au bonheur, mais il ne lui est pas possible d'être heureuse sans quelqu'un qui partage sa foi. Nous — Gualtier et moi — qui étions sans dévotion et pensions être sans attache, nous sommes ainsi deve- nus ses fidèles, dans une religion qui n'a que faire de dieux et de vierges, mais ne peut pas se passer de saints.

Les saints n'ont sans doute pas des âmes raisonnables, mais ils ont le cœur satisfait, le corps comblé. Pour nous trois aussi, l'amitié, l'art, l'amour, l'extase physique, l'ivresse de l'intelligence, la bonne conscience et les bonnes caresses, la blague et la science sont une seule et même chose : des sources de plaisir, non de privation. Nous serons, c'est probable, souvent démentis, mais nous serons difficilement déçus. Lorsque le reste de nos désirs aura été dénié, il nous restera sûrement toujours quelque chose de l'un de nous trois ou de l'autre.

Ma Natalie, pourtant, est loin. Sa gaieté, sa beauté me manquent. Et ma tendresse raisonnable ne peut pas, non plus, suffire à Gualtier. L'absence de l'un des trois est une obscénité, dont nous avons honte devant nos amis. Ils sont bien gentils, vraiment, de ne pas nous faire remarquer cette défaillance de notre logique !

Logique, malgré tout, a été la décision de Natalie de rester à Manille. Elle, c'est clair, n'avait pas besoin d'évasion. Moi non plus, mais il fallait bien que l'une de nous veille sur l'homme ! Sans doute Natalie a-t-elle jugé que mes principes le protége-

Page 15: Laure - Numilog

raient des chimères. Elle-même n'a pas de principes. De plus, elle est bien où elle est : il serait absurde de

l'en sortir. Elle est faite pour la cohue farceuse du campus, pour courir en s'étouffant de rire sur la pelouse sèche, laisser ouvrir sa jupe sous les frangipaniers et les flamboyants, jouir dans un lit frais. Je ne l'imagine pas nue sur ce pont de bateau qui sent le goudron et le poisson frit. Et je n'ai pas l'impression que Laure et Nicolas l'amuseraient tout le temps...

Leur conduite de la nuit dernière lui aurait plu, cependant. Moi aussi, je suis contente que notre expédi- tion ait commencé sous des auspices aussi heureux. Il fallait bien ça, pour nous faire oublier la route! Ces kilomètres et ces kilomètres en jeep sans ressorts, sous la pluie froide, dans la boue glaireuse, c'est le prix à payer par qui veut jouer à l'anthropologue, je le sais ! Mais je suis de celles qui préfèrent choisir leur terrain.

Toute la journée à se rompre les os de la sorte, pour venir à ce miniport de pêche dont j'ai déjà oublié le nom, cela m'a paru beaucoup ! Pourquoi, arrivés par avion à Zamboanga, n'y avons-nous pas tout carrément embarqué ? J'y ai vu passer les mêmes navires au gréement antique que ce busnig sur lequel nous nous prélassons maintenant. Eux aussi auraient pu nous conduire de Mindanao à Emmelle. Je ne crois pas un mot de ces histoires de rebelles dont on nous rebat constamment les oreilles : que signifie être rebelle, dans un pays où il n'y a pas de légalité ?

C'est vrai, nous sommes dans les mains d'Arawa: mieux vaut donc être malléables ! Décider de l'itinéraire et nous montrer le chemin est sa raison d'être au milieu de nous. Qu'il décide donc ! Je ne vais pas, dès le premier jour, me mettre à faire la critique des opérations. Je réserve mes interventions pour les cas de vie ou de mort. Ou de bonheur et de malheur, ce qui revient au même.

Page 16: Laure - Numilog

C'est, en tout cas, un crédit à lui faire : nous avoir dégoté cet incroyable petit hôtel de bambou, hier soir, à notre arrivée dans un village où il n'y a, pour ainsi dire, pas de maisons, c'est de la part d'Arawa un signe de secret génie — ou de génial secret : je me demande toujours un peu si je dois lire de droite à gauche ou de gauche à droite, pour déchiffrer sans faire de gaffe les émotions et les pensées de ce beau ténébreux... Lui- même doit avoir quelquefois du mal à s'y retrouver. Que se passe-t-il dans les circuits de son cerveau, quand les deux Arawa qui y pérégrinent arrivent en même temps à un carrefour ? Qui cède la priorité à l'autre : le Mara au chrétien, ou le chrétien au Mara ?

J'ai espéré, un moment, que sa réaction devant notre répartition des chambres, la nuit passée, me renseigne- rait là-dessus ; mais il n'a pas eu de réaction ! Emmer- dants, ces Orientaux, avec leur impassibilité ! Je ne saurai pas si le Mara s'est réjoui de voir des mariés oublier aussitôt leur mariage ou si le chrétien a souffert de scandale.

Je ne devrais pas, j'en conviens, avoir ces curiosités peu sérieuses — et mes fameux principes feraient mieux de me secouer les puces, lorsqu'ils m'entendent, comme je suis en train de le faire, caser les gens dans des catégories toutes prêtes et faire moi-même semblant de savoir de qui et de quoi elles sont composées. Mais il faut croire que mes principes ont, eux aussi, le sens du relatif, car je ne me sens pas trop mauvaise conscience, lorsque je me dis qu'être mara et être chrétien constitue une hérédité particulièrement lourde, et qui ne doit pas être commode à mettre en ordre.

Enfin, sait-on ? Sans limites gênantes, il n'y aurait jamais de dépassement. C'est déjà ce que je disais tout à l'heure : lorsque personne n'abuse du pouvoir, personne n'a envie de se révolter. La vie devient fort monotone.

Page 17: Laure - Numilog

Par bonheur, si les grands conquérants tendent à disparaître, les envahissants quotidiens et les tyranneaux sont partout disponibles en abondance. Faire preuve d'esprit de contradiction reste donc intéressant ; et notre opposition nous vaut parfois de brillants moments. Ainsi, Laure n'aurait peut-être pas accepté l'invitation de mon amant avec autant de promptitude et une audace aussi pimpante si l'inquisition douceâtre du réception- naire de l'hôtel et l'insistance bienséante et sucrée qu'il a mise à souligner la légitimité de son état de jeune mariée ne lui avait pas échauffé les oreilles plus que de raison.

Laure, je le découvre, a du mordant — et pas seulement lorsque l'occasion lui est offerte de faire l'amour. Quand nous sommes descendus de cette cala- mité de jeep, devant l'honorable panonceau rehaussé de jasmins « Hôtel Bulan. Confort. Eau froide », c'était elle qui avait l'air la moins crevée. Elle a déchargé son barda en sifflant juste et de très bonne humeur, a trimbalé, sans plier l'échine, le magnétophone et les bobines, et a poussé la lucidité, recommandable en parage musulman, jusqu'à reboutonner sa veste kaki, avant de traverser à l'estime la marée de clochards combatifs qui nous déferlait sur le corps.

Ce faisant, elle a trouvé le temps de reprocher genti- ment à Arawa de les engueuler, puis à Gualtier de perdre sa peine à vouloir se les concilier dans leur langue. A la suite de Nicolas, elle a grimpé quatre à quatre les escaliers bizarres de la drôle de bâtisse sur pilotis. Elle était là pour nous accueillir avec un sourire frais et qui faisait plaisir, quand Gualtier et moi avons finalement émergé de notre lutte à main plate avec la curiosité locale et adressé à l'établissement un coup d'œil soulagé de Texans découvrant un Hilton.

Gualtier a mobilisé sa plus pure grammaire vernacu- laire pour demander s'il y avait, pour une nuit, trois

Page 18: Laure - Numilog

chambres libres. Le gaillard ventru et vêtu qui représen- tait l'unique personnel visible a répondu, dans un anglais châtié :

— Nous vous attendions. Pas possible ? J'ai sondé avec mon insuccès habituel le

regard d'Arawa. Mais, après tout, ce mystère non plus ne méritait pas d'être éclairci. La notion de question inutile est, je crois bien, à peu près la seule chose que j'ai gardée de mon éducation bouddhique.

Sur quoi, le Philippin a tendu une main péremptoire. J'y ai déposé nos quatre passeports d'étrangers et un document signé et scellé- par Lance, qu'il a écarté d'un geste ennuyé. Arawa a pris l'air de quelqu'un qui, depuis sa naissance, a toujours été exempté de forma- lités.

Le réceptionnaire a flairé la couverture du livret qui me concernait. Le garouda doré lui a paru hautement suspect. Recopier mon identité barbare sur son registre a continué de l'indisposer. Les titres de Gualtier ne lui ont pas fait meilleure impression. Sa contenance ne s'est animée que lorsqu'il a ouvert le passeport de Laure. Là, il a montré de l'intérêt dans l'examen qui était requis de lui : celui de la photographie, pour commencer. Elle exerçait sur lui un effet euphorisant dont nous étions tous bien aises. Il a fini par en relever les yeux, pour dédier à la titulaire une moue chichiteuse. Son commen- taire fut surprenant :

— Il est tout neuf ! Le ton apporté à l'observation n'était nullement d'ad-

miration, mais plutôt de remontrance, et assez pincé : celui qu'il aurait eu pour avertir son interlocutrice qu'elle avait oublié de mettre sa culotte. Laure rendit grâce pour aridité :

— Hé oui ! On me l'a changé quand je me suis mariée.

Page 19: Laure - Numilog

— Bien ! Très bien ! daigna-t-il approuver. Puis il entreprit de dépouiller chaque page du texte

offert à sa compétence. Au bout d'un moment, il nota, de la même voix du

confesseur : — Et il y a seulement une semaine que vous vous êtes mariée. Laure hocha la tête avec obéissance, comme si sa mise

en liberté conditionnelle allait dépendre de l'acceptation de cette pièce à conviction.

— C'est ça : exactement sept jours. — Eh bien ! Eh bien ! tança l'enquêteur, sans qu'on

pût dire s'il jugeait la circonstance aggravante ou abso- lutoire.

Il soupira, laissa tomber, avec un regret appuyé, le passeport de Laure et consulta celui qui restait. Il releva le nez, toisa Nicolas, le désigna sévèrement de la poigne qui tenait le document, comme réclamant l'aveu d'un mauvais coup :

— Et c'est vous, le mari ? Nicolas le reconnut sans mot dire. L'administrateur s'abîma dans une réflexion dont

dépendait probablement sa paix morale plus que notre confort matériel. Il finit par énoncer, d'une voix qui se voulait complaisante.

— Ce qui signifie que vous venez passer ici votre lune de miel ?

— Voilà ! confirma Gualtier, à qui on ne demandait rien.

A l'étonnement général, l'hôtelier éclata d'un rire ridicule, qui se prolongea une bonne demi-minute. Puis, reprenant d'un seul coup sa dignité, il se tourna vers la paroi de bambou qui se trouvait derrière lui et cria, avec autant de force que si son appel avait dû porter à un kilomètre :

Page 20: Laure - Numilog

— Joachim ! La un, la deux et la trois ! Un jeunet joufflu surgit de la direction opposée à celle

où son supérieur avait orienté sa voix et entreprit de charger la totalité de nos baluchons sur ses seuls bras et épaules. Nicolas lui arracha le sac à caméra, avant qu'il ne soit retombé de la pyramide. Chacun de nous, Arawa excepté, le soulagea d'un paquet ou deux.

Arawa et Gualtier emboîtèrent le pas à Joachim, suivis, à la queue leu leu, de Laure, Nicolas et moi. Le réceptionnaire fermait la procession, qui n'alla pas loin, l'unique couloir étant court et ne desservant que trois chambres, dont les portes étaient déjà ouvertes.

D'autorité, Arawa s'adjugea la première pièce, nous laissant, intentionnellement sans doute, celles de droite, adjacentes — et plus petites ! Gualtier stoppa devant l'une d'elles, se retourna, flegmatique, et demanda :

— Laure, veux-tu partager ma chambre ? La jeune mariée réfléchit posément, tandis que Nico-

las et moi attendions. Puis elle sourit et annonça : — D'accord. Gualtier m'adressa un regard où brillait la félicité. Je

n'ai guère eu de mérite à lui en retourner un aussi enchanté. J'étais vraiment heureuse que mon amant vît enfin récompensé le désir qu'il avait de Laure : un désir qui, si mon intuition était juste, remontait au moins à sa mémorable conférence de la Chapelle Melon, c'est-à-dire au jour même où Laure avait fait la connaissance de Nicolas, à la fin avril. Une éternité ! Moi aussi, je les ai rencontrés, pour la première fois, ce jour-là. Je me souviens : à la façon dont Nicolas regardait Laure, je pensais qu'il était amoureux d'elle depuis des années. En fait, il ne l'avait jamais vue avant. L'impression qu'il avait d'elle datait d'une demi-heure. Elle était forte ! Et elle était bonne. C'était la bonne ! Elle lui est restée.

Je la retrouvai, en ce moment même, dans le sourire

Page 21: Laure - Numilog

d'estime admirative qu'il adressa à sa femme, quand elle se tourna vers lui pour savoir ce qu'il penserait du oui qu'elle venait de prononcer, en réponse à la proposition de Gualtier. Cette expression — une admiration éblouie au point d'en paraître quasi incrédule —, je l'ai souvent lue sur son visage, lorsqu'il regarde Laure. Mais, hier soir, plus clairement que je ne l'avais perçu jusqu'alors, j'ai senti en lui mieux que de la fierté : du respect. Et ce sentiment revêtait une beauté insolite et violente, mêlé qu'il était, sur les traits tendres et forts du jeune homme, à l'infini amour qui l'habitait.

J'ai prié le réceptionnaire de nous faire porter du jus de calamansi frais, puis j'ai suivi Nicolas dans la dernière chambre.

Arawa est ressorti, à point nommé, de la sienne pour indiquer au porteur, sans se départir de sa hauteur songeuse de chef cherokee, ce qui devait être placé dans une chambre et ce qu'il fallait dépêcher dans l'autre. Quel œil, ce garçon ! Ou quelle oreille !...

La chambre où se trouvaient Gualtier et Laure com- muniquait par un simple store de jonc avec celle que Nicolas et moi venions d'occuper. Laissant Nicolas four- rager dans sa précieuse caméra, j'ai passé le nez par les franges de ce rideau couleur de brousse sèche, pour savoir où en étaient nos voisins.

Gualtier s'était laissé choir habillé et botté sur le lit, plus vanné qu'il ne voulait l'admettre. Laure se tenait debout devant lui, ayant déjà tiré sa blouse par-dessus sa tête.

Page 22: Laure - Numilog

Je sus que Gualtier devait, à cet instant, comme moi, la voyant ainsi, les bras levés, le visage caché par des plis d'étoffe, penser à ces torses de Vénus décapitées, dont les seins survivants suffisent à perpétuer, l'espace d'un rêve, une perfection qui n'est pas de ce monde.

Lorsqu'elle eut réussi à faire monter sa chemise jusqu'à ses poignets et à finalement s'en arracher, la jeune fille la jeta derrière elle à terre, sans détourner la tête.

Elle examinait maintenant Gualtier, qui ne disait toujours mot. Je la vis, de profil, se mordre pensivement la lèvre inférieure, cherchant à deviner ce qu'elle devait faire à la suite, pour plaire.

Elle défit la ceinture de son pantalon, roula le bord supérieur du coutil jusqu'à en faire un bourrelet, à mi-hauteur de son ventre. Puis elle inspecta le lit et se mit à rire : le couvre-pied délavé et les oreillers de dentelle jaunie n'avaient rien, il fallait en convenir, qui incitât à la débauche.

Gualtier partagea silencieusement son amusement. Il finit par se redresser et s'asseoir au bord du lit, le visage à la hauteur des seins de Laure.

— Tu vois, lui dit-elle, je tiens ma parole. Il laissa passer entre ses dents un tss-tss critique : — Avec une semaine de retard ! fit-il observer. Je me remémorai leur tête-à-tête provocant, sur la

terrasse de ma maison, lorsque nous nous sommes réunis pour dire adieu à Natalie, tout de suite après le déjeuner de mariage. Laure s'est lovée dans un fauteuil à bascule et s'est mise à jouer avec le bouquet de gardé- nias qu'elle avait rapporté de l'église. Elle a remonté jusqu'au sommet de ses cuisses dorées sa robe longue, dont la chasteté de coupe avait dû ravir son père, pendant la pieuse cérémonie.

Gualtier est venu près d'elle, a mis un genou à terre, a

Page 23: Laure - Numilog

attiré vers ses lèvres les corolles au parfum charnel, puis a plongé les yeux dans ceux, malicieux, de la jeune épousée.

— Veux-tu que je te fasse maintenant mon cadeau de mariage ? a-t-il demandé.

— Cela me paraît s'imposer! a-t-elle badiné. De quoi s'agit-il ?

— D'un aveu. Laure a longuement ri sous cape, sans quitter des

yeux le regard scabreux de Gualtier. Elle a fini par hocher la tête et dire, moqueuse :

— Je vois ce que c'est ! Puis, à l'improviste, elle a approché sa bouche de celle

de Gualtier et l'a embrassé, en prenant tout son temps. Ce n'était pas, on le voyait, un baiser de camarade, c'était un contrat amoureux.

Nicolas s'est alors exclamé, comme si ce tableau lui ôtait un poids du coeur :

— Enfin ! La glace est rompue. Il me revient aussi que Natalie s'est inquiétée de ce

commentaire : — Pourquoi ? m'a-t-elle interrogée. Est-ce que Laure

n'aimait pas Gualtier ? Je l'ai rassurée : — Ni elle ne l'aimait, ni elle ne l'aimait pas. Elle ne

le connaissait pas. Il y a de cela huit jours, donc. Laure, mainte-

nant, connaît-elle mieux mon amant ? Je n'en suis pas sûre.

Lorsqu'il lui a fait sentir, hier soir, qu'elle avait attendu trop longtemps pour tenir sa promesse, elle aurait dû comprendre déjà que perdre une semaine de plaisir, la faire perdre, est aussi malfaisant, aussi injuste, aussi pervers, aussi impardonnable, aussi absurde que de se priver, ou de priver un autre, d'un an

Page 24: Laure - Numilog

de bonheur — ou de toute une vie. Elle aurait dû pleurer.

Elle s'est contentée de regarder son ventre et d'abais- ser la fermeture Eclair de son pantalon, d'en dégager le haut de sa toison. Elle a arrangé soigneusement, de la pointe des doigts, les poils soyeux qui dépassaient et les a caressés, non comme s'il s'agissait de son propre corps, mais d'un chien ou d'un chat à pelage doux, qu'elle aimait toucher.

Puis elle a relevé brusquement la tête et s'est enquise : — Comment me veux-tu ? Gualtier n'a pas hésité. Il a adopté une diction précise

et précieuse de pédagogue — qu'il n'utilise jamais ! — Publiquement. Laure a paru déconcertée. Elle s'est agenouillée à ses

pieds, docile, en petite fille désireuse d'apprendre. Elle a répété, pensivement, comme si elle tentait d'élucider les implications cachées du message :

— Publiquement? Une idée a paru lui venir. — Veux-tu, a-t-elle proposé, que j'appelle Nicolas et

Myrte ? Gualtier a hoché la tête de droite à gauche : — Nicolas et Myrte ne sont pas un public. Laure l'a étudié un bon moment, cherchant à deviner

par quels mots, par quels gestes elle pourrait se tirer à son honneur de ce difficile examen de passage. L'image du maître et de l'élève était si frappante que j'ai failli me laisser aller, à ce moment-là, à la tentation d'enta- mer un chahut.

Mais Laure s'est remise sur pied, a tourné le dos au lit, est allée tranquillement jusqu'à la porte du couloir. Elle l'a ouverte toute grande, en a maintenu d'une main le battant à l'intérieur de la pièce, pendant qu'elle

Page 25: Laure - Numilog

quêtait des yeux, autour d'elle, ce qui pourrait l'empê- cher de se refermer tout seul. La canne-chaise insépara- ble de Gualtier était à sa portée : elle en a réglé, à la hauteur voulue, la tige coulissante, l'a retournée la pointe en l'air et en a coincé la virole basculante sous la poignée de la porte.

Puis elle a retiré ses bottes, ses chaussettes, son pantalon et enfin nue, est revenue vers son compagnon, s'est assise à côté de lui sur le lit et a dit :

— Gualtier, parle-moi des Mara.

Il s'est adossé à la cloison de bambou, a regardé au delà d'elle. Peut-être l'a-t-il oubliée. Ils sont restés ainsi, immobiles, sans rien dire, pendant un temps qui, moi- même, m'engluait — à tel point que je ne pouvais me retirer, aller me baigner, comme j'en avais bien plus envie que de continuer à les observer.

A la longue, Gualtier a parlé. Je l'ai entendu qui disait, d'une voix basse et rythmée de conteur oriental :

— Dans les forêts de l'île d'Emmelle, où nous aborde- rons demain, à la recherche des derniers survivants du peuple mara, quand vient le temps pour une vierge des collines d'ouvrir son corps à un homme de sa tribu, des papillons géants, grands comme des paons, descendent du Nouveau Soleil et vont caresser ses seins de leurs ailes.

Laure leva les yeux vers lui et demanda : — Combien de temps faut-il à une femme pour

apprendre à n'être plus vierge ? Il lui sourit, soudain revenu à elle : — Tout le temps d'une vie.

Page 26: Laure - Numilog

J'ai entendu Nicolas s'ébrouer sous la douche. Je me suis déshabillée et je l'ai rejoint. J'ai trempé mes cheveux longs et je les ai savonnés, puis je lui ai rendu le savon que je lui avais subtilisé.

Il s'est enduit de mousse de la tête aux pieds : j'ai eu l'impression qu'il le faisait par pudeur, pour être moins nu si près de moi — ce qui m'a donné envie de le taquiner.

Je me suis savonné le corps à mon tour, mais en insistant complaisamment sur mes seins, sur mon sexe, comme si je me masturbais devant lui, sans complexes.

C'est lui qui a eu l'air embarrassé. Du coup, par perversité de fille, sûrement, je me suis retrouvée vrai- ment excitée...

Puisque j'avais commencé, autant finir! Rester à mi-chemin aurait été aussi déraisonnable qu'inconforta- ble. J'ai donc continué, intentionnellement cette fois, et sans m'en cacher, à me faire plaisir — jusqu'au bout.

Un lavabo se trouvait derrière moi. J'ai pu y appuyer mes reins et, ainsi, placer mes jambes dans le meilleur angle pour que mes doigts manient mon sexe de la façon que je préfère : le clitoris en même temps que les lèvres ouvertes de ma vulve.

Me caresser debout me plaît toujours beaucoup et je le fais très souvent : chaque fois, en pratique, que j'ai un moment de libre, par exemple entre deux cours. Mais, la plupart du temps, naturellement, dans ces cas-là je suis seule : dans une classe vide, ou à la toilette, ou pendant que je prends ma douche après le tennis.

Cette dernière pensée me rappela un souvenir, qui augmenta le plaisir que j'étais, en ce moment-ci, en train de prendre et qui était déjà très bon, mais le devint davantage. L'après-midi du premier jour où j'ai connu Nicolas, à l'Institut, je l'ai revu, par hasard. Bien entendu, il regardait Laure. Elle était en train de jouer

Page 27: Laure - Numilog

au tennis, ravissante — à faire douter de ses yeux ! Mais je me suis assise à côté de lui, avec une amie, et il nous a regardées aussi. Pour être tout à fait franche, il ne s'est pas beaucoup intéressé à nos visages : il semblait beau- coup plus attiré par nos pubis, assez dodus et appétis- sants, je dois le dire, sous nos petites culottes bien trop minces pour être honnêtes !

Plus tard, lorsque, mon amie et moi, nous avons eu fini notre partie, il n'était plus là. Nous sommes restées côte à côte, debout dans la cabine d'habillage que nous partagions, et nous avons parlé de lui tout notre content. En le faisant, évidemment, nous nous sommes remar- quablement bien masturbées, mais non pas l'une l'au- tre : chacune pour notre compte. Nous avons mis un temps fou à épuiser le désir que nous avions de lui. Pourtant, s'il s'était présenté, même après que, d'un commun accord, nous nous sommes déclarées rassasiées, je suis sûre que nous aurions tout de suite retrouvé des forces !

Ce jour-là, Nicolas a perdu deux bonnes occasions d'un coup.

Je me suis remémoré cet épisode, pendant que je me caressais devant lui, à l'hôtel Bulan. Si bien qu'au lieu de me faire rapidement jouir et m'en tenir là, comme j'en avais eu d'abord l'intention, j'ai fait durer mon plaisir autant que mon imagination se divertissait à recréer l'hypothèse qui ne s'était pas vérifiée. Et je ne me suis pas contentée d'un orgasme, ni de deux ou trois.

J'ai un long et bon entraînement à cet exercice. Il me fatigue moins que de rester assise toute une journée en jeep à traverser une campagne fastidieuse. J'ai donc sûrement fait languir longtemps le pauvre Nicolas, qui ne trouvait pas ça drôle. Mais je ne pourrais pas dire si ç'a été une demi-heure ou une heure, ou moins, ou plus. Je ne me suis pas chronométrée.

Page 28: Laure - Numilog

De fait, lorsque j'ai rouvert les yeux, il m'étudiait d'un air mitigé. Je ne savais pas très bien moi-même ce qu'il convenait que je fasse. Peu à peu, sa mine perplexe se teinta de culpabilité.

— Myrte, s'enquit-il, plus bougon que galant. Tu es sûre que ça ne t'embête pas si je ne fais pas l'amour avec toi ?

Je l'ai tranquillisé : — Cela ne m'ennuie pas, Nicolas. Sinon, je ne serais

pas ici. Gualtier m'a tout dit sur toi. Je sais à quoi m'attendre.

Il parut un peu inquiet et pas loin d'être vexé. — Il t'a dit quoi, au juste ? — Que tu es un drôle de type : tu ne fais l'amour

qu'avec Laure. Les autres filles ne te tentent pas. — Tu dois me trouver un peu dingue ? — Pas qu'un peu ! Mais c'est pour ça que tu me

plais. Nous nous sommes rincés et séchés. Nicolas a passé

un short et je me suis drapée dans un paréo. J'aurais pu m'en couvrir les seins, mais je n'ai pas voulu lui faire penser que je devenais prude par dépit ou par représail- les : je me suis donc bornée à nouer l'étoffe sur mes hanches. A dire toute la vérité, j'aime bien rester les seins nus. Et je ne suis pas mécontente que quelqu'un les regarde... Lui non plus, en fin de compte, n'eut pas l'air de trop en souffrir.

Il a repris sa caméra sur le lit, a grommelé que les secousses n'avaient pas dû l'arranger et a commencé, ou recommencé, à la démonter.

Je me suis souvenue du calamansi que j'avais com- mandé et je suis sortie dans le corridor pour rappeler le gros Joachim à ses devoirs. Mais là, je me suis trouvée nez à nez avec le réceptionnaire, qui a toisé ma demi-nu- dité avec un dégoût distant et a repris diligemment

Page 29: Laure - Numilog

l'observation à laquelle il se consacrait, planté devant la porte ouverte de la chambre voisine.

A ce moment, j'ai entendu une plainte, qui venait de cette même pièce. Elle s'est vite amplifiée, est devenue cri de jouissance.

J'ai regardé le Philippin, qui regardait Gualtier et Laure faire l'amour. J'avais grande envie de le rejoindre et de partager le plaisir que devait lui donner ce spectacle, mais ce cotémoin était trop rébarbatif, il ne m'aurait pas laissé voir ce qu'il voyait. J'ai dû me satisfaire de suivre l'action dans ses yeux.

A son actif, je dois dire que l'impassibilité de son regard était assez expressive pour me donner la sensa- tion d'être à sa place.

Lorsque Laure eut cessé de crier, je suis revenue dans ma chambre et je me suis assise auprès de Nicolas. J'ai pris un des objectifs qu'il avait détachés et l'ai délicate- ment dépoussiéré, en me servant d'un des pinceaux de sa trousse. Il m'a d'abord surveillée avec suspicion, puis m'a communiqué, d'un clignement de paupière, son satisfecit.

— J'aime bien t'entendre te taire, lui ai-je confié un peu plus tard. Tu n'as pas besoin de mots pour dire très bien ce que tu penses. Et ce que tu ressens.

Il a, de nouveau, incliné affirmativement la tête et nous sommes retombés dans le silence.

J'ai profité de ce qu'il était absorbé dans sa tâche pour le regarder à mon aise. Il ne m'est pas seulement sympathique parce qu'il est intelligent, sensible et dis-

Page 30: Laure - Numilog

cret : il me plaît plus encore par sa beauté. Je sais que c'est une faute de mon caractère, mais je n'ai pas une envie très sincère de m'en corriger : je ne puis aimer que ce qui est beau.

Depuis que notre expédition a été décidée, il s'est laissé pousser un peu de barbe. Son visage sérieux et droit est ainsi encadré de blond. Cela lui va bien. La blondeur, la jeunesse, l'intensité du regard gris de Nicolas rendraient Gualtier ridicule, de même que la chevelure de pouliche indocile de Natalie serait déplacée sur Laure. Aucun de nous ne ressemble à l'autre. Nous ne sommes pas remplaçables. Chacun de nous est intéressant.

Le cours de ma propre pensée me surprend. Au départ, je ne me souciais pas vraiment de Nicolas ni de Laure, je croyais n'être venue ici qu'avec Gualtier. Je croyais aussi que Natalie absente aurait pour lui et moi plus d'importance que la compagnie de ces amoureux.

Je dois encore apprendre. Apprendre à aimer, sans doute. C'est la plus difficile science.

Un hurlement soudain nous a fait sursauter. Nous avons échangé un coup d'œil d'alarme, vite mué en sourire : c'était Laure qui, de nouveau, jouissait.

Nous l'avons écoutée haleter, hoqueter des paroles incompréhensibles, des râles adorants. Puis crier encore. Crier : je t'aime !

Cela a duré, duré plus longtemps même que ne dure mon infatigable jouissance. Je n'en ai poutant pas été jalouse : j'en ai été émue.

Lorsqu'elle s'est tue, Nicolas a ri franchement, plus animé et expansif que je ne l'avais jamais vu. Il était si plein d'un soudain entrain, si jubilant qu'il a écarté les pans de mon sarong, pour découvrir mes jambes, et m'a tapé allégrement sur la cuisse. Comiquement, ce geste

Page 31: Laure - Numilog

m'a touchée — plus que ne l'aurait fait, je crois, une caresse amoureuse.

— C'est ma Laure ! a-t-il exulté. Cette immodestie me conquit. J'ai voulu, néanmoins,

répartir les éloges avec équité. — Gualtier n'est pas mauvais non plus! me suis-je

rengorgée. Nicolas a, une fois de plus en quelques minutes, ri de

bon cœur. — Tu savais toi, qu'il était obsédé sexuel ? a-t-il

blagué. J'ai été contente que Nicolas ne nous laisse pas

devenir solennels. Je me suis mise à l'unisson. — Analysons avec toute l'objectivité désirable, ai-je

pontifié, les données dont nous disposons. Un : Gualtier est professeur d'ethnologie. Deux : Natalie, sa femme, est élève ethnologue. Trois : moi, leur amante, suis une fieffée ethnologue. Quatre : Laure, qui est maintenant, elle aussi, l'amante de Gualtier, prépare un diplôme, particulièrement sophistiqué, d'ethnologie. Cinq : Toi, Nicolas, ami de ce même Gualtier, tu as incontestable- ment la mentalité et, je viens de m'en rendre compte en t'examinant sous la douche, toutes les dispositions physi- ques requises d'un ethnologue. A mieux y réfléchir, tu es peut-être, finalement, le plus ethnologomorphe de nous tous, qui sommes surtout gens de parlote et de marotte. Conclusion : es-tu bien sûr que Gualtier ne serait pas plutôt obsédé d'ethnologie ?

Mais il ne m'entend déjà plus, recaptivé par l'écoute du plaisir de Laure. Moi-même, je sens ce plaisir irrésistiblement se transmettre à mon corps, attendrir mon sexe. C'est moi, déjà, que Gualtier, à travers le rideau, commence à émouvoir ; c'est moi qu'il va aussi, bientôt, faire crier...

J'achève d'ouvrir mon sarong, pour que mon pubis

Page 32: Laure - Numilog

soit nu : non pour Nicolas, mais pour moi-même. Et surtout pour Gualtier.

Je n'ai pas besoin de me masturber : le sexe de Gualtier est dans mon sexe qu'humectent merveilleuse- ment les sucs de Laure. Ils sont plus délectables qu'au- cun de ceux que je sécrète à moi seule. Ils rendent mon vagin meilleur, pour mon amant et pour moi, qu'il n'a jamais été.

Un répit de Gualtier et de Laure m'accorde une pause. Nicolas, inopinément, répond à ce que je lui avais dit

plus tôt, et que j'avais tout à fait oublié : — Et toi, Myrte, quelle est ta manie : la logique ? la

liberté ? Je me récrie : — Laure et toi, vous êtes libres : autant que je le suis

et même plus, peut-être. Il nie : — Entre nous, il ne s'agit pas de liberté. Il s'agit

d'amour. — Je me méfie toujours un peu de ce mot, l'ai-je mis

en garde. Abruptement, Nicolas m'a pris les mains. Il s'est fait

persuasif, passionné : — Ecoute, Myrte. L'amour n'est pas un grand mot ;

c'est une relation toute simple : ce qui fait plaisir à l'un fait plaisir à l'autre.

Il m'a lâchée, s'est retourné vers le rideau et a achevé : — C'est tellement normal ! Et c'est si facile ! Je

m'installe en imagination dans le corps de la femme que j'aime et je jouis de ce qui la fait jouir.

Nous nous sommes allongés, l'un près de l'autre, dans le lit étroit, et nous avons dormi jusqu'au jour.

Page 33: Laure - Numilog
Page 34: Laure - Numilog

DEUXIEME PARTIE

NICOLAS

Elle m'est apparue, pour la première fois, dans une allée du Nayong Pilipino, village artificiel pour amateurs d'authenticité indigène, en bordure de Manille. Manille ! Ville acculturée de naissance.

Elle sortait du Musée ethnologique, où se trouve déjà exposé tout ce qu'on sait des Tasaday, c'est-à-dire trop. Du moins, c'était ce que je pensais, à l'époque : photo- graphier l'âge de pierre me paraissait obscène. Cela se passait quand? Nous étions le 22 avril, nous sommes aujourd'hui le 3 juin. Cela fait donc un mois et demi, même moins. J'en ai changé d'idées en si peu de temps ! Elle me les a changées.

Je venais de filmer une danse — une danse moderne, je précise — dans le théâtre de verdure. Une jeepney s'est arrêtée entre nous.

Une jeepney est un taxi collectif, en règle générale bariolé de rouge, de jaune, de bleu, de vert et décoré de saloperies : orchidées en plastique, chevaux d'alumi- nium, poulets de verre filé, phallus, saintes vierges, chapelets, pin-up. L'on convient de l'itinéraire avec les autres voyageurs et, accessoirement, avec le chauffeur. Tout ça, pour 4 à 6 centavos. Un chargeur de 16 mm couleur coûte 100 pesos. L'un et l'autre, pourtant, sont également nécessaires.

La guimbarde était bondée, comme d'habitude. La

Page 35: Laure - Numilog

république des Philippines étant le pays qui suinte le plus de flics au mètre carré, pas question de se proposer en surnombre. L'on pique plus vite, ici, un mois de prison à laisser traîner un papier froissé sur le gazon d'un parc qu'à faire descendre, par agent électoral assermenté, son adversaire politique. Mais c'est peut- être justifié. Je n'ai pas qualité pour juger les mœurs des autres.

Le conducteur a vociféré, en anglais et sans daigner se retourner :

— Un siège ! La fille et moi nous sommes retrouvés au coude à

coude devant le marchepied. J'étais pressé. Mais elle était tellement belle que je suis resté, cloué, là, comme un con, à la contempler, au lieu de m'assurer la place.

Elle aussi, c'était clair, la voulait. Mais elle non plus n'est pas montée.

Le chauffeur s'est énervé. Il a levé un doigt catégori- que, puis s'est radouci brusquement, je ne sais pas pourquoi.

— Où vous allez ? s'est-il enquis. Elle et moi avons répondu ensemble : — Au Lips. Nous nous sommes retournés l'un vers l'autre,

curieux, mais quand même pas au point de nous exta- sier, dans le genre : incroyable, n'est-ce pas, comme la vie est pleine de coïncidence ? etc. Nous nous sommes simplement mis à rire.

— Vous êtes à l'Institut ? a-t-elle quand même bavardé.

— Oui. Vous aussi ? Mais ce n'était pas le moment de nous perdre en

conversation. Le gars au volant a continué à faire le poli :

— Moi pareil, je vais Lips. Vous deux pas lourds.

Page 36: Laure - Numilog

Je m'étais fait une idée exagérée de la valeur contrai- gnante des lois.

— Partageons la place, trancha la beauté. Elle sauta sur la marche, repoussa du bas-ventre une

mémère qui aurait dû payer deux places, pivota et resta, pliée en deux, en suspens au-dessus du bout de ban- quette ainsi dégagé, attendant que je passe aux actes.

Je me suis faufilé dans cet incommode interstice et elle s'est assise sur mes genoux. Elle était légère, c'est exact, mais ses fesses étroites se firent un creux dans le pli de mes cuisses et s'y calèrent avec un égoïsme si décomplexé que je faillis tout de suite lui conseiller un peu de modération.

Pendant quelques kilomètres, dans cette position, elle n'a été faite que de pointes. Moi de bleus. Rien, dans tout cela, de très bandant. J'aurais mieux fait de prendre le taxi suivant.

Elle a attendu que je me résigne pour se retourner vers moi.

— Comment vous appelez-vous ? — Nicolas. — Qu'est-ce que vous faites, au Lips ? — Comme tout le monde : je ronge mon os. Les vôtres

me rentrent dedans. — C'est vous qui êtes mal rembourré. Elle était mieux foutue que la moyenne. Avec un

visage à la David Hamilton, c'est la mode. Elle était quand même plus expressive — je l'admis mais ne le lui dis pas — que le modèle standard : Suédoise diluée se branlant au pastel dans ses dessous rétros. D'ailleurs, elle ne faisait pas du tout rétro. A aucun égard.

Elle portait un chemisier de coton indien, de l'espèce naturelle et ténue qui laisse percer les pointes de seins au travers. Evidemment, pas de soutien-gorge. Encore heureux ! Un soutien-gorge est une immondice.

Page 37: Laure - Numilog

Emmanuelle Arsan est d'origine thaïlandaise. Elle a épousé un diplomate français et passé la plus grande partie de son existence en Italie. Elle est l'auteur d'un chef-d'œuvre incontesté de la litté- rature érotique : Emmanuelle.

Après Emmanuelle, voici Laure, la nouvelle héroïne d'Emmanuelle Arsan. Laure, accompagnée de quelques amis ethnologues, va vivre, au milieu des Mara — une peuplade des îles de la mer des Célèbes que la civilisation n'a pas encore asser- vie —, la folle nuit du solstice d'été. Et, pour les Mara, fête du corps et délire des sens sont synonymes d'amour et de bonheur. Laure ? Le paradis terrestre retrou- vé. Le temps d'un livre.

Page 38: Laure - Numilog

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.