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    L’ESSENTIEL’ SS NT L - NOVEMBRE 2010 - JANVIER 20113:HIKNQJ=UU[^Z[:?a@a@a@o@k;M 03690 - 4 - F: 6,95 E - RD

    La musique stimule :a musique stimule

    l’apprentissage’apprentissage

     

    la mémoirea mémoire

    la plasticité cérébralea plasticité cérébrale

    les émotions…es émotions…

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    L e virtuose fascine. Il maîtrise la technique, il domine la

    partition,il apprivoise son instrument. Niccolo Paganini(1782-1840) est l’un des exemples les plus célèbres.Travailleur acharné, il était considéré comme un génie.Ne se contentant pas d’être un « simple » interprète, il

    composa 24 Caprices pour violon solo, qui passèrent longtempspour injouables... sauf par lui. Ce fut une critique souvent adres-sée aux œuvres écrites pour virtuose : elles sont des défis tels pourl’instrumentiste qu’elles semblent quitter le domaine de la musi-que pour entrer dans celui de la seule performance. Pourtant,Paganini fit progresser la technique des violonistes et inventa plu-sieurs « figures » non de style, mais d’archet.

    Si la maîtrise de ce virtuose avait atteint la perfection que l’ondit, comment son cerveau procédait-il ? Car c’est bien lui qui est àl’œuvre : contrôler la position des doigts de la main gauche sur lescordes, commander la pression exercée sur l’archet, bouger lesdoigts suffisamment vite, vérifier la justesse des sons, ajuster lerythme, faire passer des émotions, etc. Le violoniste joue avec sesdoigts, ses mains, ses bras, son corps... et son cerveau. Les défissont nombreux : les deux mains doivent être coordonnées, maisindépendantes ; tout en restant autonomes,les systèmes moteur etauditif,ainsi que celui des émotions, interagissent. La mémoire estbien sûr sans cesse sollicitée. On dit celle des musiciens étonnante.

    La musique elle-même fait preuve...de virtuosité. Si le cerveaumodèle les sons, faisant naître une symphonie d’une succession denotes, les neuroscientifiques montrent que la musique agit sur lecerveau de multiples façons. Sur sa morphologie, en augmentantles zones du cortex dédiées aux mains de l’instrumentiste. Surdiverses fonctions cognitives : elle renforce la mémoire et la coor-dination motrice ; chez l’enfant, elle facilite l’apprentissage de lalecture et la concentration. Mais on découvre qu’elle a aussi uneffet thérapeutique dans certaines pathologies : par exemple, elleaméliore la récupération de la parole chez les personnes victimesd’un accident vasculaire cérébral. Quant aux personnes atteintesde la maladie d’Alzheimer, la musique reste l’un des derniers liens

    qui les relient au monde.D’ailleurs,parmi tous les effets de la musi-que, le principal n’est-il pas sa capacité à renforcer les liens entre leshommes ? À consommer sans modération et à tout âge !

    © L’Essentiel n°4 novembre 2010 - janvier 2011 1

    Directrice de la rédaction – Rédactrice en chef :

    Françoise Pétry 

    L’Essentiel Cerveau & Psycho

    Rédactrice : Émilie Auvrouin

    Cerveau & Psycho

    Rédacteur : Sébastien Bohler 

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    Philippe Ribeau-Gesippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier

    Dossiers Pour la Science :

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    Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français oufrancophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents contenusdans la revue « Cerveau & Psycho », doivent être adressées par écrit à « Pour laScience S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 ParisCedex 06.© Pour la Science S.A.R.L.Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentationréservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés enaccord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaf t Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du

    11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement laprésente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français del’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

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    ÉditorialFrançoise PÉTRY 

    Le cerveauvirtuose

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    n° 4 - Trimestriel novembre 2010-janvier 2011

    Vous avezl’oreillemusicale !

    18

    La musiqueadoucit 

    les mœurs

    30 Repenser la musique 4Préface Emmanuel Bigand

    En images

    La perception des sons... et de la musique 8

    La musique : un langage universel ? 10Le langage de la musique est universel et on l’acquiert de façontout aussi spontanée que l’on apprend à parler.

    Barbara Tillmann

    Vous avez l’oreille musicale ! 18La musique s’installerait dans le cerveausans que nous en ayons conscience.

    Emmanuel Bigand

    Les émotions musicales 22La musique suscite les mêmes émotions chez tous les auditeurs,qui savent reconnaître une musique triste, gaie ou inquiétante.

    Emmanuel Bigand

    La musique adoucit les mœurs 30En réduisant les concentrations sanguines en hormonesdu stress, la musique fait disparaître les tensions accumulées.

    Stéphanie Khalfa

    L’effet Château Lafite 34Selon les registres sémantiques qu’elle active, la musique influe

    sur le comportement des consommateurs.Nicolas Guéguen

    Musique pour tous

    L’effet 

    Château Lafite

    34

       D  e   l  p   h   i  n  e   B  a   i   l   l  y

       ©   C   h .

       L  a   f   i   t  e   R  o   t   h  s  c   h   i   l   d   /   D  e   l  p   h   i  n  e   M  a  r  a   t   i  e  r

       E  n  c  o  u  v  e  r

       t  u  r  e  :   S   t  e   f  a  n  o   l  u  n  a  r   d   i   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k -

       L   ’   E  s  s  e  n   t   i  e   l

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    cerveauetpsycho.fr 

    Découvrez le sitede Cerveau & Psycho

    La musiquedes mots

    64

    La musique rend-elle intelligent ? 38La musique améliore la concentration et la coordination,et favorise l’intelligence émotionnelle.

    Emmanuel Bigand

    Pratique musicale et plasticité cérébrale 44L’étude du cerveau des instrumentistes révèleque la morphologie et la fonction de certaines aires changent.

    Daniele Schön

    La mémoire musicale 50La mémoire musicale partage de nombreuses aires cérébralesavec la mémoire des mots.

    Hervé Platel et Mathilde Groussard

    La musique qui soigne 58Elle aide à retrouver l’usage de la parole après un accident vasculaire cérébral ou à réapprendre à marcher.

    Simone Dalla Bella

    La musique des mots 64Les locuteurs d’une langue tonale, tel le mandarin, ont l’oreilleabsolue, une capacité rare dans la population générale.

    Diana Deutsch

    Les effets de la musique

    L’amusie congénitale,un handicap musical 72Certaines personnes souffrent d’amusie, c’est-à-dire qu’elles ontdes difficultés à percevoir la musique et à chanter juste.

    Barbara Tillmann

     Au royaume des sons 76Chez les aveugles, la perception des sons est exacerbée.Leur cerveau se consacre pleinement à l’univers des sons.

    Brigitte Röder 

    Entendre dans un monde virtuel 80Les environnements sonores des scènes de réalité virtuelleoffrent de nouveaux moyens thérapeutiques.

    Isabelle Viaud-Delmon

     Je déteste cette musique 86L’imagerie cérébrale révèle les aires activées par une musiquegaie, triste, agréable, angoissante ou encore dissonante.

    Stéphanie Khalfa

    Musique contemporaine :un défi pour le cerveau 90Une écoute répétée permettrait de nous familiariser

    avec cette musique, sans que nous n’en ayons conscience.Emmanuel Bigand et Philippe Lalitte

    Des défis pour le cerveau

    L’amusiecongénitale,un handicap

    musical

    Entendredans un monde

    virtuel

    72

    80

       I .   V   i  a  u   d -   D  e   l  m  o  n   /   C   N   R   S

       R  a  p   h  a  e   l   Q  u  e  r  u  e   l

       O   l   l  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k -

       C   &   P

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    L a musique accompagne nos vies, de la

    naissance à nos dernières heures et enscande les étapes les plus fondamenta-les. Bien avant de naître, le bébé mémo-rise les œuvres musicales et peut

    ensuite les reconnaître un an après sa naissance,même lorsqu’elles n’ont jamais été rejouées. Lepetit d’homme préfère entendre la voix de samaman chantée que parlée. Le bébé est égale-ment capable d’analyser des organisations musi-cales surprenantes, inexplicables par les seulsapprentissages précoces. À l’autre extrémité dela vie, la musique demeure une activité accessi-

    ble dans les phases avancées des maladies neu-rodégénératives, alors que les autres activités,linguistiques notamment, disparaissent. Mêmeaux stades ultimes de la maladie d’Alzheimer, lamusique parvient encore à réveiller la mémoireet les émotions liées aux événements associés.Des patients atteints de cette maladie, âgés de99 ans peuvent encore chanter avec une vitalitéde jeunes gens les airs de Boire un petit coup c’est agréable ou La java bleue.

    Ces observations, qui relient le bébé au vieil-lard, suffisent pour souligner l’immense pouvoir

    de la musique. Le bébé naît « musical » et sa vieentière est ensuite nourrie de sonorités quiimpriment sa mémoire des émotions associéesaux expériences qui jalonnent son existence. Levieillard meurt « musical », car ces sonorités ontle pouvoir de synthétiser en quelques poignéesde secondes l’ensemble des expériences vécues. Iln’est donc pas surprenant que la musique soitomniprésente dans notre société, et il en va ainsidans toutes les cultures du monde, même danscelles qui restent préservées de l’invasion desnouvelles technologies du son.

    En Transylvannie, dans le petit village tziganede Ceuas, l’eau courante n’arrive pas dans lesmaisons de terre que seul un petit tonneau en

    fer transformé en poêle à bois chauffe durant

    l’hiver. La musique y résonne pourtant en per-manence, le plus souvent à l’extérieur des mai-sons, malgré les températures négatives.Comme le montre remarquablement l’ethno-musicologue Filippo Bonini Baraldi, doctorantà l’Université Paris Ouest-Nanterre, la musiqueest là pour accompagner et fixer l’histoire – lavie, la mort, les joies et les peines – de chacundes individus de la communauté. Le musicientzigane a le pouvoir de manipuler l’émotion enchoisissant dans son répertoire les airs et le styled’interprétation appropriés aux circonstances.

    Le pouvoir thérapeutiquede la musique

    L’intensité des activités musicales n’est pas unfait récent dans la phylogenèse. Les pratiquesmusicales remontent probablement aux tempsles plus reculés, en attestent des flûtes vieilles deplus de 40 000 ans. Par ailleurs, on n’a identifiéaucune civilisation ayant abandonné durable-ment les activités musicales, à l’exception dequelques intermèdes totalitaires de courte durée.

    Pour les sciences humaines et les sciences dela vie, l’heure n’est donc plus au constat du pou-voir de la musique. Les observations – de cellesdes ethnomusicologues à celles des neuroscien-tifiques – sont si convergentes qu’il n’y a plusaucun doute : la musique est bien plus que lamerveilleuse « bavaroise à la crème de l’oreille »qui pourrait disparaître de la Terre sans que lavie des hommes en soit changée, comme le sou-tenait le cognitiviste Stephen Pinker,de l’Institutde technologie du Massachusetts.

    Depuis une dizaine d’années, les neuropsy-

    chologues n’ont cessé d’accumuler de nouvellespreuves du pouvoir de la musique. Ses vertusmédicinales ont été vantées depuis des temps

    4 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    Repenser la musique

    Emmanuel Bigand,

    professeurde psychologiecognitive, membre del'Institut universitairede France, dirigele Laboratoired'étude del'apprentissage etdu développement,UMR 5022,à l’Université deBourgogne, à Dijon.

    Préface

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    immémoriaux, mais il restait difficile de trier lebon grain de l’ivraie dans l’ensemble des obser-vations musicothérapeutiques, et de reconnaî-tre ce qui relève de la pensée magique, d’uneffet placebo ou d’une action thérapeutiqueréelle et spécifique.

    Aujourd’hui, les neurosciences cognitivesapportent des éléments validés confirmant quela musique agirait comme un neurostimulateur

    et un neuroprotecteur. Ainsi, on constate deseffets bénéfiques dans le cas d’atteintes cérébra-les qui entraînent des déficiences cognitives etmotrices graves. Il ne s’agit plus d’affirmer quel’écoute ou la pratique musicale peut agir surtelles ou telles composantes psychoaffectives enrégulant, par exemple, l’humeur de certains

    patients. Il s’agit bel et bien de montrer que lamusique stimule la plasticité cérébrale et contri-bue, par la réorganisation des circuits neuro-naux affectés, à améliorer la récupération de lamotricité ou de la parole.

    Une symphonie cérébrale

    L’ouvrage récent d’Oliver Sacks, Musicophilia :

    la musique, le cerveau et nous, constitue une belleintroduction sur ce pouvoir surprenant de lamusique. L’auteur y rapporte que les activitésmusicales sont préservées dans de nombreusesatteintes cérébrales et comment cette résistancede la musique peut contribuer à définir de nou-velles pratiques thérapeutiques. Aujourd’hui,

    1. Dans l’Antiquité,

    la musique étaitappréciée. Sur cette

    peinture muralede la tombe d’Ankerkhe,

    le défunt et son épouseécoutent un aveugle

    jouer de la harpe.

       T   h  e   G  a   l   l  e  r  y   C  o   l   l  e  c   t   i  o  n   /   C  o  r   b   i  s

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    quatre laboratoires français sont impliqués dansEBRAMUS (pour Europe Brain and Music ), unlarge projet européen de recherche sur les effetsbénéfiques de la musique en neuropsychologie.L’enjeu est de mieux comprendre d’où vient sonpouvoir sur le cerveau humain.

    Ce numéro de L’Essentiel Cerveau & Psychooffre un aperçu de cette question. Les articles dela première section présentent la musiquecomme une compétence cognitive largementpartagée entre les civilisations et au sein desgroupes sociaux. Cette compétence universellerepose sur les effets émotionnels de la musique.La deuxième partie présente les découvertesscientifiques les plus récentes. La musique estun vecteur de plasticité cérébrale qui modifie lecerveau des musiciens experts, et des adultesnon musiciens qui commencent tardivement un

    apprentissage musical.La pratique ou l’écoute de la musique acti-vent simultanément et de façon coordonnée de

    nombreuses aires du cerveau. Cette « sympho-nie cérébrale » pourrait bénéficier à de nom-breuses compétences cognitives non musicales,ce qui expliquerait pourquoi la musique a deseffets bénéfiques sur le développement intellec-tuel de l’enfant, pourquoi elle ralentit le vieillis-

    sement cognitif et améliore la mémoire et, plusgénéralement, d’où lui viennent ses nombreux effets thérapeutiques.

    La musiqueau cœur de l’homme

    La lecture de ces deux parties conduira sansdoute le lecteur à s’interroger sur l’origine decette compétence. En général, les compétencescognitives, qui sont largement partagées parmiles hommes, précoces et qui résistent aux attein-

    tes cognitives graves, sont supposées être appa-rues très tôt au cours de l’évolution. De fait, ilest tentant de penser avec Steven Mithen, l’au-teur de l’ouvrage The Singing Neanderthal s, quece type de compétence a été sélectionné parl’évolution et pourrait être inscrit dans lebagage génétique de l’espèce. Dans cette pers-pective, l’étude des anomalies musicales qui estabordée dans la troisième partie du numérodevient passionnante. Comment peut-on vivresans musique ? Pourquoi pouvons-nous détes-ter la musique ? L’amusie provient-elle de la

    perte d’un gène musical ? Les créations musica-les contemporaines nous conduisent-elles,comme certains ont pu le soutenir, au-delà descapacités musicales du cerveau humain ou aucontraire contribuent-elles à le faire évoluer ?

    La lecture de ce numéro montrera au lecteurcombien la musique s’enracine profondémentdans notre cerveau. Ces découvertes récentes desneurosciences cognitives devraient conduirenotre société et nos institutions éducatives àrepenser en profondeur la place et la fonctionde la musique. Les pratiques musicales ne relè-

    vent pas d’un simple loisir, d’un simple artsuperfétatoire. Pour des raisons qui nouséchappent encore, elles touchent au plus pro-fond de notre cerveau, en coordonnant l’acti-vité de nombreux circuits corticaux et sous-corticaux qui sont associés à des expériencescognitives et affectives ayant de très fortesimplications pour la mémoire. La musique estau cœur de l’homme. Elle ne se limite pas à unextraordinaire moyen d’expression de senti-ments. Elle est, comme le notait le chef d’or-chestre suisse Ernest Ansermet en 1963, « une

    expression esthétique de l’éthique humaine ». Àce titre, elle contribue au développement sensi-ble, cognitif et spirituel de l’homme.  

    6 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    Bibliographie

    O. Sacks, Musicophilia :la musique, le cerveau

    et nous, Seuil, 2009.

    S. Mithen, The SingingNeanderthals : The 

    Origins of Music,Language, Mind and 

    Body , HarvardUniversity Press, 2006.

    Sur le Net

    http://leadserv.u-bour-gogne.fr/fr/mem-

    bres/emmanuel-bigandhttp://leadserv.u-bour-

    gogne.fr/ebramus/

       T   h  e   A  r   t   A  r  c   h   i  v  e   /   C  o  r   b   i  s

    2. L’Orchestre de l’Opéra , peinture de Edgar Degas (1870).

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    Musique pour tous

       O   l   l  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

    La musique est omniprésente, quels que soient les âges de la vie,

    quelles que soient les cultures. Musique pour enfants ou

    pour adolescents, musique populaire, musique classique, savante,

    d’Occident, d’Orient, la liste serait sans fin. Chacun trouve une musique

    qui lui convient selon les circonstances, selon son humeur.

    La musique fait naître des émotions et représente un lien social privilégié.

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    La perception des sons...et de la musique

    Cortexauditif 

    Corps genouillémédian

    Colliculusinférieur 

    Noyau du lemniscuslatéral

    Coupede la cochlée

    Pavillonde l’oreille

    Marteau

    Tympan

    Étrier 

    Enclume

    Cochlée

    Nerf auditif 

    Noyaucochléaire

    Complexeolivaire

    Membranebasilaire

    Celluleciliée

    Cortexauditif 

    En images

    c a 

    Conduit auditif 

    Cil

       D  e   l  p   h   i  n  e   B  a   i   l   l  y

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    Les cils des cellules ciliées portéespar la membrane basilaire détectentles vibrations transmises par le fluidequi emplit la cochlée. Leurs mouvementsentraînent l’ouverture de canaux ioniquesqui laissent entrer ou sortir des ions.Cette modification de charge se traduitpar l’émission de signaux électriques.

    L a musique est constituée d’une succes-sion de sons, qui sont traités par le sys-tème auditif comme n’importe quelson. Si les premières étapes sont com-munes à tous les sons, les sons musi-

    caux subissent ensuite des traitements qui leurconfèrent une connotation émotionnelle parti-culière. Mais pour comprendre comment ilssont perçus, il faut revenir sur le traitement dessons par le système auditif.

    Chaque son parvenant à l’oreille entre dansle pavillon et se propage dans le conduit audi-tif où il rencontre le tympan (a). Les vibrationsde l’onde sonore mettent en mouvement letympan lié à trois petits os, nommés osselets :le marteau, l’étrier et l’enclume. Ces premièresétapes amplifient les vibrations qui atteignentla cochlée, l’organe récepteur de l’audition.C’est la cochlée qui permet de transformer les

    vibrations acoustiques en impulsions ner-veuses véhiculées par le nerf auditif.

    L’étrier transmet ses vibrations au liquide quiemplit la cochlée, et chaque vibration, caractéri-sée par sa fréquence et son intensité, circuledans la spirale de la cochlée (b). Sous l’effet desmouvements du fluide, la membrane basilairequi tapisse l’intérieur de la cochlée se déforme.Or cette membrane porte des cellules ciliées  (c).Les cils bougent au gré des déformations quesubit la membrane basilaire, ce qui a pourconséquence d’ouvrir ou de fermer des canaux 

    ioniques. Ainsi, les cellules ciliées transformentles vibrations en messages électriques, circulantdans le nerf auditif. La membrane basilaireréagit à toutes les fréquences audibles.

    L’information électrique transmise par lescellules ciliées et le nerf auditif se dirige vers lecortex cérébral,  via plusieurs relais : le noyaucochléaire (situé dans le tronc cérébral), lecomplexe olivaire (où les informations issuesdes deux oreilles sont comparées), le noyau dulemniscus latéral, le colliculus inférieur et lecorps genouillé médian du thalamus. Commecertaines des fibres issues de chaque oreillecroisent la ligne médiane, chaque aire auditivereçoit des signaux des deux oreilles. Tout aulong du trajet, le message subit des transfor-mations dues aux caractéristiques de l’activitédes neurones.

    Chaque parcelle de la membrane basilairen’est activée que par un ensemble limité de fré-quences, de sorte que chaque fibre du nerf auditif ne transmet que quelques fréquences.Les cellules ciliées proches de l’étrier sont acti-

    vées par les sons aigus, celles situées au som-met de la cochlée le sont par les sons de bassefréquence. En outre, plus le son est intense,plus l’amplitude de vibration de la membranebasilaire est grande ; il s’ensuit une augmenta-tion de la décharge des neurones du nerf audi-tif. Quand le son est composé de plusieurs fré-quences, plusieurs populations de cellulesciliées sont activées simultanément.

    Toutefois, la fréquence et l’intensité ne sontque deux indices parmi d’autres qui doiventêtre utilisés pour l’analyse d’une scène auditive

    mêlant un ensemble d’ondes acoustiques. Cetteanalyse se ferait tout au long du système auditif,et même au-delà, pour utiliser les informationsliées aux autres sens ou au contexte.

    Les cellules ciliées externes sont réparties sur troisrangées, alors que les cellules ciliées internes ne formentqu’une seule rangée. Elles sont localisées sur

    la membrane basilaire qui s’étend tout le longde la cochlée. Elles transforment les informations sonoresen signaux électriques véhiculés par le nerf auditif.

       P   N   A   S   /   E .

       K  e   i   t   h   l  e  y

       C   I   R   M

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    a musique et le langage sont des traitshumains universels. Toutes les cultures

    produisent de la musique et y sont sen-sibles. Même sans être un musicienchevronné, chacun sait fredonner une

    mélodie. Qui plus est, cette capacité serait fortancienne puisque les archéologues ont décou-vert un os d’ours percé de quelques trous datantde l’époque néandertalienne : la première flûtede l’humanité.

    La musique serait-elle née avec l’espècehumaine ? À l’instar du langage, serait-elle uncaractère inné et universel ? Pour aborder cettequestion, il convient d’examiner s’il existe des

    traits communs aux différentes musiques dumonde – des universaux musicaux – et derechercher comment les auditeurs perçoiventces « invariants » musicaux. Dans cette perspec-tive, nous comparerons les caractéristiques desdifférents systèmes musicaux et observeronscomment le cerveau les traite. Nous verrons quela comparaison de la perception musicale desadultes à celle des bébés permet d’étudier les pro-cessus innés et les processus acquis, lesquelsdépendent de la culture et qu’il existe des inva-riants musicaux – des structures musicales pré-

    sentes dans presque toutes les cultures. Nous endéduirons des invariants cognitifs, propres aucerveau de l’auditeur qui traite la musique.

    Avant d’aborder cette étude des invariantscognitifs et de leurs substrats, partons à la

    recherche des invariants musicaux. Pour cefaire, rappelons brièvement les « fondamen-taux » de la construction des musiques dumonde et commençons avec la musique occi-dentale. Cette musique, dite tonale, repose surles 12 notes de la gamme chromatique qui cou-vrent une octave.

    Une gamme, des gammes

    Les notes de la gamme se répètent d’uneoctave à la suivante, du grave à l’aigu. Les hau-

    teurs des notes – leurs fréquences – sont fixées.Parmi les 12 notes, des sous-ensembles desept notes définissent des gammes dites diatoni-ques. Par exemple,pour la gamme de do majeur ,les sept notes sont les suivantes : do ré mi fa sol la si. Les deux notes les plus importantes decette gamme sont le do et le sol , la premièreétant la tonique, la seconde la dominante. Leplus souvent, le do commence et finit la mélo-die. Le choix de certaines combinaisons de noteset la séparation des notes en octave refléteraientdes traits « naturels » respectant les lois de

    l’acoustique, d’une part, et celles de la physiolo-gie du système auditif humain, d’autre part ; ilscréeraient une bonne consonance acoustique.

    10 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    Musiques d’Orient. Musiques d’Occident. Musiques d’Afrique.

    Ou d’autres encore. Le langage de la musique est universel

    et on l’acquiert de façon tout aussi spontanée

    que l’on apprend à parler. Même un auditeur non musicien

    est un expert de la perception musicale.

    La musique :un langage universel ?

    Musique pour tous

    Barbara Tillmann

    dirige l’ÉquipeCognition auditiveet psychoacoustiqueau sein du LaboratoireNeurosciencessensorielles,comportement,cognition,CNRS-UMR 5020,à l’Université Lyon 1.

    En Bref • Les invariantsmusicaux sontdes structuresmusicales communesà presque toutesles cultures.

    • Ces invariants sont,par exemple :les notes organisées

    en gammes,un nombre réduit denotes, une répétitionà travers les octaves,etc.

    • L’environnementmusical dans lequell’enfant grandit luipermet d’acquérirdes connaissancesimplicites surla musique,

    c’est-à-dire sansqu’il ait l’intentionde les apprendre.

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    Toutefois, quand on observe d’autres systè-mes musicaux, on constate que cette organisa-

    tion de gamme n’est pas universelle, maisqu’elle dépend de chaque musique du monde.Par exemple, dans la musique arabe ou dans lamusique gamelan de Bali et Java, les types degammes diffèrent ; dans la gamme orientale, oncompte 24 notes organisées en différents sous-ensembles de sept notes. De plus, à Bali parexemple, la façon dont les notes sont accordéeschange selon les orchestres – les hauteurs spéci-fiques des notes sur lesquelles sont accordés lesinstruments dépendent du créateur de l’instru-ment ; elles peuvent donc changer d’un ensem-

    ble orchestral à un autre.En revanche, en musi-que occidentale, tous les orchestres s’accordentsur une même note (le la dont la fréquence estégale à 440 hertz). Si la construction des gam-mes diffère, la musique est-elle vraiment unlangage universel ? Où doit-on rechercher lesuniversaux musicaux, s’ils existent ?

    La musique est une information acoustiquecomplexe organisée et structurée dans le temps.Les deux principales caractéristiques de cetteorganisation sont la hauteur des notes et ladimension temporelle – la durée des sons et

    leur distribution dans le temps.En ce qui concerne la hauteur des sons, quelque soit le système musical, il existe certaines

    régularités musicales. D’abord, et nous l’avonsévoqué, les notes sont organisées en gammes qui

    forment une progression discrète de hauteurs :l’ensemble des hauteurs n’est pas continu. Parailleurs, un nombre réduit de notes (de cinq àsept) est choisi pour les sous-ensembles de lagamme (sept dans les exemples de l’encadré 

     page 13). Les notes se répètent au fil des octavesselon une séquence cyclique du grave à l’aigu(pour la musique occidentale tonale, cette régu-larité est matérialisée par la séquence répétée destouches d’un clavier de piano).

    Quelques universaux

    En outre, les notes sont séparées par desintervalles inégaux ; par exemple, en musiqueoccidentale tonale, les écarts entre les notes dela gamme diatonique (par exemple la gammede do majeur ), exprimés par rapport à la noteinitiale, sont les suivants : la deuxième est sépa-rée de la première par deux demi-tons (sur leclavier de piano, une touche noire sépare lesdeux blanches), la troisième de la première parquatre demi-tons, la quatrième par cinq demi-tons, la cinquième par sept demi-tons, la

    sixième par neuf demi-tons, la septième par11 demi-tons et le do de l’octave suivante estséparé du do initial par 12 demi-tons. On dit

    © L’Essentiel n°4 novembre 2010 - janvier 2011 11

    1. La musique estpratiquée dans toutes

    les sociétés de parle monde. En revanche,toutes les musiques

    ne sont pas construitesde la même façon.

    Pourtant, il existe desstructures universelles

    de la musique.

       G .   M

       i   l   i  c   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

       C   h  e  n   W  e   i   S  e  n  g   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

       H .   C  o  n  e  s  a   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

       J .   R   i  c   h  a  r   d  s   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

       t  e  s   t   i  n  g   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

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    12 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    alors que le patron de la gamme de do majeur endemi-tons est : 0-2-4-5-7-9-11-12. En le trans-formant en quarts de tons (0-4-8-10-14-18-22-24), on peut le comparer au patron de la gammeorientale nommée rast : 0-4-7-10-14-18-21-24.

    Qui plus est, si, comme nous l’avons rappelé,

    toutes les notes n’ont pas la même importancedans la gamme de la musique occidentale tonale(il existe une tonique et une dominante, maisaussi une note sensible ou encore une sous-domi-nante, etc.), il en est de même dans la musiqueindienne où le bourdon joue le rôle de la tonique,ou dans la musique gamelan où ce rôle revient augong. En outre, l’organisation des notes dont leshauteurs montent et descendent dessine uncontour mélodique, dont l’importance seretrouve dans les musiques de toutes les cultures.

    En ce qui concerne la dimension temporelle

    de la musique, il existe trois caractéristiquesimportantes. D’abord, le rythme (qui définit ladurée relative des notes dans un morceau). Ilen existe d’innombrables, qui diffèrent entreles pièces musicales et selon les cultures. Quantà la mesure, l’unité de base d’une partition, elleimpose une pulsation régulière sur laquelle lespatrons rythmiques se superposent. On encompte plusieurs types : la mesure à deux temps ou celle à trois temps – de la valse – parexemple. D’autres, plus complexes, sont desmesures à cinq ou à sept temps qui mêlent des

    groupements de deux et de trois temps parexemple. Enfin, le tempo représente la vitessed’exécution d’une œuvre musicale (il est plusou moins lent ou rapide).

    Premiers liens entremusique et cerveau

    Diverses structures musicales se retrouventdonc dans toutes les cultures.Pourquoi ? Certainsinvariants résultent vraisemblablement de lafaçon dont le cerveau traite les sons. Quelles

    sont donc ces relations ? Peut-on en déduire desinvariants cognitifs ?La musique, comme n’importe quel son, est

    traitée par le cerveau qui possède certainespropriétés d’organisation, d’apprentissage, demémorisation et d’attention. Voyons quelques-unes de ces caractéristiques en relation avec lafaçon dont est construite la musique.

    L’utilisation de notes de hauteurs discrètespermet de les catégoriser ; c’est une caractéristi-que cognitive de regrouper des événements dif-férents dans une même catégorie selon leurs

    propriétés similaires. Par exemple, la perceptioncatégorielle des sons participe à la reconnais-sance d’une mélodie même si les notes ne sont

    pas chantées justes. C’est aussi cette capacité quiaide à la reconnaissance des voyelles mal pro-noncées ou émises dans un environnementbruyant. De même, on distingue deux notes dehauteurs différentes (à condition qu’elles soientséparées d’une différence minimale de hauteur),

    mais on associe deux notes identiques séparéespar une octave (elles n’ont donc pas la mêmefréquence). Ces deux aspects – les contraintes deperception des hauteurs et le phénomèned’équivalence d’octave – reflètent des caractéris-tiques du système auditif.

    Poursuivons la recherche de liens entre musi-que et cerveau. C’est le cas du nombre de notespar octave. Limiter ce nombre à cinq ousept notes (et les répéter dans les différentes octa-ves) diminue le nombre de données que l’audi-teur doit traiter. Cela refléterait les limitations

    cognitives de la perception et de la mémoire àcourt terme qui ne pourrait stocker simultané-ment que quatre à neuf éléments. De plus, pren-dre des distances inégales entre les notes dans unegamme et leur attribuer des fonctions distinctesfacilitent l’encodage et le stockage des informa-tions mélodiques en mémoire (à court et à longtermes) : les notes s’organisent autour d’un pointde référence – la tonique par exemple – qui sertde point d’ancrage cognitif.

    Des bébés universalistes

    Pour préciser les universaux musicaux, lesréactions des nouveau-nés ou des adultes n’ayantpas été exposés à certaines musiques permettentd’étudier les capacités innées. Certains travaux sesont intéressés à la mémoire et à la perceptionauditives des bébés,considérés comme des « uni-versalistes », c’est-à-dire capables de percevoir lamusique de toutes les cultures.

    Dans des expériences dites de préférence, lebébé de 6 ou 12 mois est assis sur les genoux desa mère et on lui fait écouter des mélodies sans

    que la mère ne les entende. On change ensuiteune caractéristique musicale de la mélodie – ladistance entre les notes, le contour mélodique oula hauteur des notes, selon ce que l’on cherche àétudier – et on regarde quelle chanson le bébépréfère écouter. Par exemple, un bébé regardeplus souvent le haut-parleur qui diffuse unemélodie familière et il ignore celui qui diffuseune musique qu’il ne reconnaît pas. On observeaussi s’il distingue des variations dans la struc-ture musicale. Ainsi, on a montré que les bébésmémorisent mieux les notes quand elles sont

    séparées de distances inégales, et qu’ils préfèrentla consonance – des sons acoustiquement cohé-rents ou qui sont « accordés » – à la dissonance.

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    Qui plus est, les bébés prêtent davantageattention aux hauteurs relatives des notes, c’est-à-dire au contour mélodique, qu’à la hauteurspécifique des différentes notes de la mélodie.Ce comportement reflète aussi une caractéristi-que de la perception des auditeurs adultes.

    L’importance cognitive de l’information relatives’observe aussi pour la dimension temporelle dela musique : les bébés et les adultes focalisentleur attention sur l’organisation temporelle rela-tive des notes, à savoir le rythme, plutôt que surles durées absolues de chaque note. Ainsi, onreconnaît une mélodie grâce à son rythme,même si elle est chantée de façon différente– passant d’un registre aigu et d’un tempo rapideà un registre grave et un tempo lent par exemple.

    En outre, on observe dans les musiques dedifférentes cultures que la mesure engendre un

    comportement de synchronisation : elle crée un

    cadre de référence temporelle qui permet detaper des mains ou du pied en cadence quandon écoute une mélodie à deux, trois ouquatre temps. C’est aussi grâce à elle que l’ondanse sur la musique, que l’on chante et quel’on joue sur différents instruments ensemble.

    Cette caractéristique peut être décrite commeun invariant cognitif.

    Pour trouver d’autres invariants cognitifs liésà la musique, on s’intéresse aussi aux travaux réalisés dans d’autres domaines. La psychologiecognitive a décrit des principes d’organisationpour la perception visuelle, notamment desrègles de groupement. L’idée fondamentale estque l’observateur cherche à percevoir une« bonne forme » dans l’information fournie.Pour ce faire, il regroupe des données sembla-bles pour y chercher une continuité. Les regrou-

    pements se font comme on le ferait pour des

    C ertaines structures musicales sontprésentes quelle que soit la cul-ture ; on parle d’invariants musicaux. Ils’agit notamment de la distance varia-ble entre les notes, du nombre de notespar octave qui est compris entre cinq etsept, de l’organisation des hauteurs

    des notes qui se fait par niveaux dis-crets. Ces invariants et d’autres existentdans toutes les musiques du monde. Enrevanche, le nombre de notes peutchanger et la façon dont elles sontaccordées dépend de la culture. Nousprenons en exemple la gamme de do 

    majeur de la musique occidentaletonale et celle nommée rast de la musi-que orientale pour présenter ces régu-larités musicales (sachant que certainesmusiques ne s’écrivent pas sur des por-tées et, par conséquent, sont plus diffi-ciles à présenter).

    Les points communs des musiques du monde

     Autres invariants

    La fonction d’une note change selonle contexte ; ici le do estla tonique, la note la plus importantede la gamme, le sol  la dominante

    et le si  la note la moins importantede la gamme, la sensible. La notela plus importante de la gammeorientale est rast .

    Le contour mélodique est le patrondéfini par les hauteurs des notes quimontent et qui descendent.

    Le rythme est la durée des notesles unes par rapport aux autres.

    La mesure est la pulsationde référence de la mélodie.

    2218

    14108

    4

    Distance entre deux notes

    Octaveavec un nombrelimité de notes

    Do : toniqueRé Mi

    FaSol

    LaSi

    Contour mélodique

    Durée des notes    H

      a  u   t  e  u  r   d  e  s  n  o   t  e  s

    Une gamme occidentaleCette gamme de do majeurpossède sept notes paroctave : do ré mi fa sol la si .La distance entre les notes,exprimée en quarts de tonspar rapport à la premièrenote, représente le patron0-4-8-10-14-18-22-24.

    Durée des notes

    Octaveavec un nombre

    limité de notes   H  a  u   t  e  u  r   d  e  s  n  o   t  e  sContour 

    mélodique

    47

    1014

    1821

    Rast : toniqueDoukah

    Sikah Jiharkah

    Nawa

    Housaini

    Ouj

    Kirdan

    Une gamme orientaleCette gamme rast possèdeaussi sept notes par octave :rast doukah sikah jiharkahnawa housaini ouj ,la première note de l’octavesuivante se nommant kirdan.La distance entre les notes,exprimée en quarts de tonspar rapport à la première

    note, représente le patron0-4-7-10-14-18-21-24.

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    14 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    informations visuelles suivant leur similarité etleur proximité : ainsi, la suite XXXOO est perçueen deux groupes (XXX et OO) à cause de la simi-larité des lettres, et la suite XXX XX   en deux groupes par proximité spatiale.

    En analysant les structures mélodiques de dif-

    férents systèmes musicaux, on a constaté quedes lois similaires existent pour la perceptionauditive, puisque l’auditeur groupe les séquen-ces de notes selon une similarité de timbre oud’intensité et une proximité (temporelle ou dehauteur). En 2002, Glenn Schellenberg, del’Université de Toronto, et ses collègues ont étu-dié l’influence de la proximité de hauteur dans laperception des mélodies. Ils ont présenté aux participants des débuts de mélodies dont la der-nière note variait en hauteur (donc en proximitéavec la note précédente) et les participants

    devaient juger si elle convenait bien pour termi-ner la séquence. Dans une autre étude, les parti-cipants chantaient la suite des mélodies et leschercheurs analysaient la distance de hauteurentre la dernière note entendue et la premièrenote chantée.

    Les résultats montrent que les participants pré-fèrent produire ou entendre des notes proches enhauteur de la dernière entendue. Et ce, quels quesoient leur âge (enfants ou adultes), leur expertisemusicale (musiciens ou non-musiciens), leur ori-gine culturelle (par exemple, Américains ou

    Chinois) et le style musical des mélodies (deschansons folkloriques britanniques, des chansonschinoises ou des musiques contemporaines).Plusieurs études suggèrent donc que les inva-riants musicaux présents dans les différentescultures reflètent les mêmes contraintes percep-

    tives et cognitives. L’apprentissage des régulari-tés qui existent dans les structures musicales estune autre façon d’étudier comment le cerveautraite la musique.

    Des universaux musicauxaux universaux cognitifs

    En psychologie cognitive, on a mis en évi-dence une capacité qui permet d’acquérir desconnaissances sur des informations complexespar simple exposition, sans intention d’appren-dre. Ce type d’apprentissage est qualifié d’impli-cite : étant exposé à des matériaux structurés, lecerveau extrait des régularités et devient sensibleaux structures sans connaissances explicites.C’est ainsi que l’enfant acquiert des connaissan-ces sur sa langue maternelle en étant exposé aux 

    flots de paroles de son environnement. L’enfant(avant sa scolarisation et les cours de gram-maire) ne peut pas expliquer des structures, desrégularités ou des règles de la langue, mais il lescomprend et peut deviner la fin d’une phrase,détecter des fautes de grammaire ou des irrégu-larités de structures.

    De même, la capacité cognitive d’apprentis-sage implicite permet aux auditeurs d’acquérirdes connaissances sur le système musical de leurculture, notamment dans la vie quotidienne, parsimple exposition à des pièces musicales (les

    berceuses, la musique à la radio, etc.). Et ce, sansformation musicale explicite. L’auditeur est faceà la musique comme l’enfant est face à sa languematernelle : il traite les structures et développedes attentes, sans être capable de les expliciter.On parle d’acculturation musicale : l’auditeur

    Le traitement de la musique par le cerveau

    1. Écouter des sons active notammentle noyau cochléaire, le tronc cérébral

    et le cervelet. Puis l’information se déplace

    vers le cortex temporal où se trouventles aires auditives primaires et secondaires.

    2. Écouter une musique familièreactive entre autres des régions

    impliquée dans la mémoire. Ce sont

    par exemple l’hippocampeet des aires du cortex frontal.

    3. Battre la mesure avec le piednécessite une synchronisation

    temporelle et implique le cervelet

    et les cortex moteur et frontal.

    Tronc cérébral

    Cervelet 

    Cortex frontal

    Hippocampe

    Cortex moteur 

    Cervelet 

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    © L’Essentiel n° 4 novembre 2010 - janvier 2011 15

    est un expert implicite de la perception de lamusique de sa culture.

    La plupart des travaux sur la cognition musi-cale se sont intéressés à la perception de la musi-que occidentale tonale par l’auditeur occidentalet à ses principales régularités qui s’appliquent à

    une variété de styles musicaux (musique classi-que, pop, folk, jazz, etc.).

    On sait qu’une même note peut remplir diffé-rentes fonctions musicales selon son contexted’utilisation. Par conséquent, une note peut êtreadéquate pour finir une mélodie donnée, maispas pour en terminer une autre. Pendantl’écoute, un auditeur acculturé développe doncdes attentes perceptives sur les notes futures quidiffèrent selon le début de la mélodie.

    Ces attentes musicales sont semblables aux attentes face au langage : un même mot, neige

    par exemple, est plus attendu après Le skieur  glisse sur la qu’après Le chauffeur conduit sur la.Les connaissances sur la langue française, lesrelations sémantiques entre les mots et leur fré-quence d’association permettent de développerdes attentes sur la suite d’une phrase ; et cesattentes sont plus fortes pour un mot plus pro-bable. Ainsi, plus un événement est attendu, pluson le traite rapidement que la tâche concerne desmots ou des mélodies.

    Cette expérience étudiant les connaissancesde l’auditeur sur le langage a été transposée à

    l’étude des connaissances de la musique. On aproposé à des participants deux mélodies qui nedifféraient que par une seule note (voir la

     figure 2). Musicalement, ce changement d’undemi-ton – une note proche en hauteur – laisseinchangé le contour mélodique, mais modifie la

    tonalité installée, de sorte que la dernière notede la mélodie est adéquate en note finale pour lapremière mélodie, mais ne l’est pas pour laseconde ; cette dernière note prend la fonctionde la tonique (la note la plus importante de latonalité) dans la première mélodie, mais la fonc-

    tion d’une sous-dominante (une fonction moinsimportante) dans la seconde.

    Des connaissances implicites

    Un auditeur non musicien, sans formationmusicale explicite, fait-il cette différence, mêmesi acoustiquement les deux mélodies sont pres-que identiques ? Oui. Il traite plus rapidement ladernière note de la première mélodie. Comme ils’agit de la même information acoustique, celasuggère que l’auditeur a des connaissances sur le

    système musical et l’utilisation des notes, ce quilui permet de distinguer les deux mélodies ; end’autres termes, les débuts des mélodies – quidiffèrent par une note – activent différemmentles connaissances musicales et engendrent desattentes perceptives différentes qui influent surla perception de la dernière note. Voilà unedémonstration de l’acculturation tonale desauditeurs occidentaux via une exposition à lamusique occidentale tonale.

    Quelques études avec des musiques et desauditeurs d’autres cultures permettent de soute-

    nir que l’acculturation par simple exposition estun invariant cognitif. Par exemple, en compa-rant la perception de la musique indienne pardes auditeurs indiens – c’est-à-dire acculturés –et par des auditeurs américains – dits naïfs,c’est-à-dire n’ayant pas été exposés à ce type de

    P lusieurs régions cérébrales participent à la musique. Le sonest d’abord traité par les structures de l’oreille et les airessous-corticales et corticales du système auditif. Puis interviennentdifférentes parties du cerveau, impliquées dans la mémoire, les

    émotions, les mouvements ou d’autres modalités sensorielles.Certaines sont communes à la musique et au langage et d’autresseraient spécifiques à la musique. Quelques-unes de ces régionsont été figurées, mais cette liste n’est pas exhaustive.

    4. Inventer une musique, par exempleen chantant, met en jeu certaines régions

    situées dans les cortex frontal et temporal.

    5. Écouter une musique et traiter ses structures impliquent des régionsqui participent aussi au langage, telles

    les aires de Broca et de Wernicke, ainsique d’autres régions du cortex temporal.

    6. Les émotions ressenties à l’écoutemusicale activent les structures

    participant aux émotions, tels l’amygdale

    cérébrale et le cortex orbitofrontal.

    Cortextemporal

    Cortex frontal

     Airede Broca

     Airede Wernicke

    Cortex temporalCortex

    orbitofrontal

     Amygdale cérébrale    D  e   l  p   h   i  n  e   B  a   i   l   l  y

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    16 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    musique –, on constate que les deux groupessont sensibles aux caractéristiques acoustiquesdes notes entendues (leur durée et leur fré-

    quence d’apparition), mais seuls les auditeursindiens perçoivent les différences d’organisationfonctionnelle des notes (il existe divers sous-ensembles de notes utilisés dans les gammes).

     Apprendre en écoutant

    On a obtenu des résultats similaires pour laperception de la musique arabe improvisée : lesauditeurs européens (naïfs) et arabes (acculturés)sont sensibles à certains indices acoustiques, telsdes pauses (aucun son n’est émis) ou des change-

    ments de registres (on passe de notes graves à desnotes aiguës), mais seuls les auditeurs arabes per-çoivent des changements subtils de modes (desmodifications de gamme par exemple).

    Un autre exemple porte sur la perception desstructures temporelles. Plusieurs études avaientmontré que les auditeurs occidentaux préfèrentles rythmes avec des mesures simples (par exem-ple, à deux ou trois temps). On pensait alors queles mesures plus complexes nécessitaient davan-tage de ressources cognitives.

    En 2005, Erin Hannon et Sandra Trehub, de

    l’Université de Toronto, bousculent cette inter-prétation en suggérant l’importance de l’accul-turation musicale, même pour les structurestemporelles. Ils montrent que les auditeurs amé-ricains perçoivent facilement les mesures sim-ples pour lesquelles ils sont acculturés, maisqu’ils rencontrent des difficultés pour des mesu-res complexes. En revanche, des auditeurs bul-gares et macédoniens sont sensibles aux deux types de mesures : ils sont acculturés pour lesdeux, car la musique folklorique des Balkanscontient des mesures complexes.

    De plus, E. Hannon et S. Trehub ont montréque des bébés américains de six mois sont sensi-bles aux deux types de mesures ; cependant, dès

    l’âge de 12 mois, l’acculturation s’est mise enplace et les bébés américains obtiennent lesmêmes résultats que les adultes américains. Les

    bébés pourraient donc apprendre différentesstructures musicales (ici temporelles), maisaprès une période restreinte, ils se spécialise-raient aux caractéristiques musicales de leur cul-ture. Notons que cette période nécessaire à l’ac-culturation musicale correspond à celle qui per-met à un bébé de se spécialiser pour la percep-tion des sons de sa langue maternelle.

    Il existe donc des invariants cognitifs liés à laperception de la musique : les auditeursapprennent des informations sur le systèmemusical de leur culture par simple exposition

    – ils reconnaissent les notes utilisées, leur com-binaison en gammes, leurs organisations –, etces connaissances musicales implicites influentsur le traitement des structures musicales, parexemple par la formation d’attentes perceptives.Alors quelles sont les aires cérébrales dédiées autraitement des structures musicales ? Existe-t-ildes régions cérébrales et des capacités cogniti-ves spécifiques à la musique ?

    De nombreuses études sur les fondementsbiologiques de la musique ont montré unrecouvrement des réseaux neuronaux impli-

    qués dans le traitement de la musique et du lan-gage (voir l’encadré pages 14 et 15). Par exemple,certaines études ont appliqué à la musique desméthodes expérimentales utilisées pour le lan-gage, notamment en introduisant un événe-ment inattendu dans une séquence musicale eten comparant la réaction du cerveau à cette vio-lation de structure avec sa réaction face à unévénement qui respecte les structures musica-les. Ainsi, par électroencéphalographie – unetechnique qui mesure l’activité électrique desneurones sur le scalp et qui a une très bonne

    résolution temporelle –, on a montré que le cer-veau réagit rapidement après une violationmusicale (en 200 millisecondes après le début

    Des invariantscognitifs

    • Une préférence pourdes notes prochesen hauteur dansune mélodie.

    • Un traitement des sonspar catégorie.

    • Une mémoire à courtterme de cinqà neuf éléments.

    • L’information relative(le contour mélodiqueet le rythme) estprivilégiée.

    • On associe la musiqueà d’autrescomportements (la dansepar exemple).

    • L’expositionà la musiqueet son apprentissageimplicite, sans intention

    d’apprendre, engendrentdes connaissanceset des attentes musicales.

    2. Ces deux mélodies se différencient parune seule note : la troisième. Musicalement,ce changement d’un demi-ton ne modifie pasle contour mélodique, mais change la tona-lité, de sorte que la dernière note est adéquatecomme note finale pour la mélodie a alorsqu’elle ne l’est pas pour la mélodie b . Quandon demande au sujet un jugement rapide surla note finale, il appuie plus vite sur le bou-ton de réponse pour la mélodie a que pourla mélodie b . Les connaissances musicales– même non conscientes – de l’auditeur influentsur sa perception de la dernière note d’unemélodie.

    a b

       J  e  a  n -   M

       i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

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    du son). Cette réaction est semblable à celleobservée après la violation d’une structure syn-taxique dans des phrases.

    En outre, en imagerie cérébrale fonctionnellepar résonance magnétique – une méthode demesure de l’activité des neurones dans des régions

    cérébrales précises –, on a mis en évidence l’im-portance du cortex frontal inférieur (qui com-prend l’aire de Broca et son homologue dans l’hé-misphère droit) dans la musique. L’aire de Brocan’est donc pas spécialisée dans le traitement dulangage : sa fonction est plus générale. Elle seraitimpliquée dans les mécanismes nécessaires à l’in-tégration structurale des informations, notam-ment au cours du temps – qu’il s’agisse des notesd’une mélodie ou des mots d’une phrase.

    D’autres universaux

    En comparant différentes cultures musicales,on a trouvé des universaux en musique, tellel’utilisation d’un nombre limité de notes ou lafaçon dont elles sont organisées. Ces caractéris-tiques nous informent sur des contraintes per-ceptives et cognitives plus générales qui ontconduit à la construction de ces systèmes musi-caux. En étudiant l’auditeur exposé à la musique

    de sa culture, on a ainsi constaté que les traite-ments cognitifs impliqués dans l’acculturationet la perception musicales sont communs autraitement d’autres structures, tel le langage.

    Mais il existe d’autres universaux en musi-que : la présence des berceuses, l’émergence des

    émotions et l’association entre musique et mou-vement (notamment dans la danse). Par exem-ple, il est possible de reconnaître une berceused’une autre culture (sans connaître les mots) oucertaines émotions dans des pièces musicalesd’une autre culture. Ces invariants seraientcommuns au langage et à la voix. Les berceuses,à savoir la musique destinée aux bébés, mettenten œuvre des caractéristiques acoustiques com-parables à celles utilisées quand on parle à unbébé : par exemple, un contour mélodique sim-ple, l’utilisation de répétitions, une variété limi-

    tée de hauteurs. De même, les émotions susci-tées par la musique ont des caractéristiquesretrouvées dans la voix : par exemple, l’expres-sion de la joie est souvent associée à un temporapide et à une large variété de hauteurs.Toutefois, certaines émotions, évoquées par lesstructures spécifiques d’un système musical,renvoient à l’invariant cognitif de l’accultura-tion musicale.  

    Bibliographie

    F. Marmel et al., Tonal expectations influence 

    pitch perception,in Perception

    & Psychophysics,

    vol. 70, pp. 841-852,2008. A. Patel, Music,

    Language and the Brain, Oxford

    University Press, 2008.E. Hannon et S. Trehub,

    Metrical categories ininfancy and adulthood ,

    in Psychological Science , vol. 16,

    pp. 48-55, 2005.S. Trehub,

    The developmentalorigins of musicality , inNature Neuroscience ,vol. 6, pp. 669-673,

    2003.

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    L ’

    importance que revêtent les activitésmusicales dans les civilisations humai-

    nes témoigne d’un paradoxe : la musi-que est une structure sonore complexequi n’a pas de fonction biologique pré-

    cise et dont les éléments de base ne se réfèrent àaucun objet ou événement réel. Pourtant, elle ades effets considérables sur l’être humain. Quel’on songe au pouvoir expressif de la musiquequi permet tout à la fois de calmer les bébés etde donner du courage aux soldats qui partentsur les champs de bataille. Les études d’imageriecérébrale ont montré que certaines zones céré-brales sont activées aussi bien par la musique

    que par les stimulations biologiques fortes, parexemple la prise de nourriture ou de drogue, ouencore les relations sexuelles. La musique peutégalement réduire l’activation des zones céré-brales impliquées dans les émotions négatives.

    Comment un stimulus artificiel qui n’a derôle biologique direct, ni pour la survie, ni pourl’adaptation, ni pour la nutrition ni pour lareproduction de l’espèce peut-il avoir un tel effetsur notre cerveau ? Il semble difficile de rendrecompte du rôle joué par la musique dans lessociétés humaines sans envisager que d’impor-

    tants réseaux neuronaux ne lui soient alloués.Certains neurobiologistes abordent cette ques-tion par le biais de l’étude anatomique du cer-

    veau des musiciens, c’est-à-dire de sujets ayantsuivi une formation professionnelle de musique,

    et du cerveau de non-musiciens, sans formationmusicale spécifique. Certes,ces études font appa-raître des différences anatomiques, mais nousdevons éviter le piège consistant à réduire les dif-férences d’aptitudes musicales à de simples diffé-rences anatomiques.

    Le sens de la musique

    Après avoir évoqué ces différences anatomi-ques, qui illustrent surtout la plasticité du cer-veau, nous évoquerons quelques tests montrant

    que les non-musiciens ont un sens de la musiqueaussi vif que les musiciens. À la différence près,bien sûr,que les musiciens savent décrire ce qu’ilsentendent et produire de la musique. Ainsi, laperception de la musique s’acquerrait non parl’étude ou la pratique, mais par la simple écouterépétée de la musique.

    Quels sont les réseaux qui sous-tendent lescapacités musicales et comment se forment-ils ?Certaines hypothèses invoquent une prédispo-sition génétique qui spécialiserait les circuitsneuronaux dans le traitement des sons et des

    structures musicales. Selon d’autres hypothèses,les circuits neuronaux du traitement de la musi-que emprunteraient des voies neuronales parti-

    18 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    Divers tests révèlent que les non-musiciens reconnaissent

    un accord inapproprié, une mélodie inachevée ou

    des variations sur un thème aussi bien qu’un musicien

    professionnel. La musique s’installerait dans le cerveau

    sans que nous en ayons conscience.

    Vous avezl’oreille musicale !

    Musique pour tous

    Emmanuel Bigand,

    professeurde psychologiecognitive, membre del'Institut universitairede France, dirigele Laboratoired'étude del'apprentissage etdu développement,UMR 5022,à l’Université deBourgogne, à Dijon.

    En Bref • Les non-musiciensont un sensde la musique aussi

    aiguisé queles musiciens.

    • L’écoute seule rendle cerveau musicien.Ni la pratiqueni l’étude ne sontindispensables.

    • Les non-musicienssont des expertssans le savoir :ils reconnaissent aussibien que les experts

    les anomaliesintroduites dansune mélodie.

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    cipant au traitement du langage, notamment.Enfin, on peut envisager que ces réseaux sedéveloppent sous l’effet d’un apprentissageintensif de la musique.

    Plusieurs équipes étudient par imagerie céré-brale les conséquences de l’apprentissage intensif 

    de la musique en comparant les caractéristiquesanatomiques et fonctionnelles du cerveau demusiciens et de non-musiciens. L’apprentissageintensif d’un instrument de musique réorgani-serait plusieurs aires cérébrales (les aires motri-ces, le corps calleux et le cervelet), mais égale-ment les zones cérébrales directement impli-quées dans la perception musicale. On observe-rait également des activations plus fortes dansl’hémisphère gauche (celui du langage) desmusiciens. Enfin, ces différences semblent d’au-tant plus marquées que les sujets ont commencé

    la musique tôt dans l’enfance.Ces travaux éclairent notre compréhension de

    la plasticité cérébrale, puisqu’ils démontrent quele cerveau se réorganise à la suite d’un apprentis-sage intensif  (voir l’article de Daniele Schön).Toutefois, nous devons éviter de vouloir à toutprix relier des différences anatomiques à des dif-férences d’aptitude musicale, au risque d’occul-ter l’essentiel de ce que la musique peut révélersur le fonctionnement du cerveau humain.

    Soulignons que l’existence de différences ana-tomiques et fonctionnelles reste difficile à inter-

    préter tant que ces différences ne sont pas asso-ciées à des comportements pertinents pour lesactivités musicales. De surcroît, la perception dela musique ne se réduit pas à identifier quelquestimbres instrumentaux et à apprécier de petitesvariations de hauteur d’un son. Elle impliquedes traitements cognitifs d’une tout autre com-plexité si l’on veut suivre le développement thé-matique d’une sonate ou percevoir les liensentre un thème et ses variations. Ces traite-ments nécessitent des opérations cognitives abs-traites qui mettent en œuvre des capacités d’at-

    tention et de mémoire, et des opérations decatégorisation et de raisonnement. Ainsi, il esttout à fait possible qu’une pratique instrumen-tale intensive entraîne des réorganisations céré-brales qui distinguent le cerveau de musiciens etde celui de non-musiciens sur le plan moteur,sans pour autant que les processus de percep-tion, de compréhension et d’appréciation diffè-rent entre les deux groupes.

    Partant de la constatation qu’il existe beau-coup plus de similarités entre le cerveau demusicien et de non-musiciens qu’il n’existe de

    différences, nous avons postulé que les réseaux neuronaux mis en jeu dans les activités musi-cales se développent même en l’absence d’un

    apprentissage intensif de la musique. Autrementdit, l’écoute seule (et non la pratique) suffit àrendre le cerveau musicien.

    L’écoute seule

    rend le cerveau musicienL’idée qu’un cerveau non musicien puisse être

    expert dans le traitement des structures musica-les surprend. Il s’agit pourtant d’une conclusionqui est étayée par les nombreuses études faitessur l’apprentissage implicite, c’est-à-dire dontnous n’avons pas conscience (contrairement àun apprentissage explicite, conscient). Ces tra-vaux ont confirmé l’extraordinaire capacité denotre cerveau à intérioriser les structures com-plexes de l’environnement, même quand nous

    © L’Essentiel n° 4 novembre 2010 - janvier 2011 19

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    20 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    n’y sommes exposés que passivement. Cesapprentissages implicites inconscients sont fon-damentaux pour l’adaptation et la survie de l’es-pèce. Ils s’observent dans tous les domaines etont été acquis très tôt au cours de l’évolution.

    On observe ainsi des apprentissages d’unegrande complexité chez les nourrissons tantpour le langage parlé que pour la musique :

    quand on fait écouter à des bébés de quelquesmois une petite mélodie, on observe qu’ilsmanifestent une forte réaction de surprisequand on change une note de cette mélodie parune autre qui enfreint les règles musicales. Ondétecte l’étonnement du bébé s’il se met, par

    exemple, à sucer sa tétine plus rapidement ou s’iltourne la tête du côté du haut-parleur. On endéduit que les circuits neuronaux impliquésdans les activités musicales s’organisent bienavant et indépendamment de tout apprentissageexplicite de la musique.

    Musiciens et non-musiciens :des performances équivalentes

    La question reste bien sûr de savoir si les apti-tudes musicales qui se développent naturelle-

    ment peuvent être aussi élaborées que celles desmusiciens ayant suivi un long apprentissage dela musique. Lorsque l’on connaît la puissancedes mécanismes d’apprentissage implicite, onanticipe une réponse positive à cette question.Pour le confirmer, nous avons comparé les com-pétences d’auditeurs musiciens, c’est-à-dire desétudiants en fin de cursus des conservatoiresnationaux, et des non-musiciens (des étudiantsdu même âge sans formation musicale).

    Nous avons testé différents aspects de la per-ception musicale : nous avons évalué si nos

    sujets perçoivent des relations entre un thème etdes variations sur ce thème ; s’ils comprennentdes substitutions harmoniques (on remplace unaccord par un autre sans changer la musique) ;s’ils perçoivent qu’un extrait est le développe-ment d’un thème ou non ; si des extraits musi-caux suscitent les mêmes réactions émotionnel-les (les sujets doivent dire s’ils jugent l’extraittriste, gai, enlevé, intense). Nous avons égale-ment étudié comment ils perçoivent des struc-tures musicales contemporaines.

    Pour comparer ces auditeurs experts à ces

    auditeurs sans formation musicale, nous avonspris soin d’écarter toute méthode qui repose surl’utilisation de termes spécifiques de la techni-que musicale, ou sur des exercices d’écoute aux-quels les musiciens ont été entraînés durantleurs études. Nous avons utilisé des méthodes depsychologie expérimentale qui évaluent les apti-tudes musicales implicites des auditeurs.

    L’une d’elles, est une méthode d’amorçage :nous expliquons aux auditeurs (musiciens etnon musiciens) qu’ils vont entendre un extraitmusical chanté sur des phonèmes (des syllabes)

    artificiels dépourvus de sens (pour que ce der-nier n’influe pas sur la réponse). Nous leurdemandons d’indiquer aussi rapidement que

    1. Pour tester les aptitudes musicales de musiciens et de non-musiciens, on leurfait écouter de la musique. On diffuse, par exemple, un extrait qui s’achève par unaccord, dit cible. Cet accord est l’enjeu du test, mais l’auditeur l’ignore : on détourneson attention en lui demandant de décider si cet accord est joué avec un timbre depiano acoustique (il doit alors appuyer sur le bouton rouge, par exemple) ou sur untimbre de piano électronique (il doit alors appuyer sur le bouton vert). En fait, on modi-fie aussi les notes de cet accord et c’est ce que l’on teste. On constate que les temps

    de réponse à la question piano acoustique ou piano électronique sont plus longs lors-que les accords sont musicalement inadaptés à l’extrait. Le sujet (même non musicien)est déstabilisé par un accord qu’il n’avait pas prévu et répond plus lentement.

    Les fondamentaux

    L a musique occidentale tonale repose sur un alphabet de 12 notesorganisé en 24 accords et en 24 tonalités principales. Un accord

    correspond à l’exécution de trois notes simultanées (do-mi-sol , pour

    l’accord de do majeur, par exemple). Une tonalité correspond à unsous-ensemble de sept notes (do, ré, mi, fa, sol, la, si , pour la gammede do majeur). Il existe des organisations hiérarchiques à l’intérieur deces tonalités entre les accords et entre les notes. Certaines notes et cer-tains accords attirent plus l’attention que d’autres : ils fonctionnentcomme des « points d’ancrage » pour la perception. L’accord de « toni-que » (construit sur la première note de la tonalité) est l’accord le plusattractif. Il l’est plus que l’accord de sous-dominante (qui est construitsur la quatrième note de la gamme). Ainsi, dans la tonalité de do majeur, l’accord de do majeur est un point d’ancrage plus importantpour la perception que l’accord de fa majeur. Ces différences corres-pondent aux fonctions musicales des accords. Comprendre la musiqueoccidentale nécessite de différencier ces fonctions musicales.

       J  e  a  n -   M

       i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

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    possible si l’accord qui termine la séquencemusicale était chanté sur le phonème /di/ ou surle phonème /du/. Nous focalisons ainsi leurattention sur cette consigne, et nous étudionscomment la réalisation de cette tâche sera per-turbée par le type d’accord présenté en fin de

    séquence. La différence de fonction musicaleentre ces deux accords est très ténue, et nouspensions initialement que seuls les musiciensexperts seraient sensibles à cette différence.

    Expert sans le savoir 

    Bien que la tâche expérimentale ne requièrenullement de faire attention à la musique, nousavons montré que la rapidité d’identification duphonème dépend de la fonction musicale del’accord : les temps d’identification des phonè-

    mes /di/ et /du/ les plus courts sont observéspour les accords de tonique (voir la figue 2).Autrement dit, bien que les auditeurs soientfocalisés sur le phonème, ils réagissent très rapi-dement quand l’accord qui l’accompagne estl’accord tonique, le plus fréquent dans la musi-que occidentale classique.Au contraire, quand lephonème correspond à un accord qui n’a pas étéanticipé inconsciemment, le sujet met plus detemps pour répondre à la question /di/ ou /du/.Puisque le sujet a été dérouté inconsciemment,c’est que le cerveau a anticipé un accord répon-

    dant aux règles musicales usuelles.On fait le même type de test en demandant

    aux sujets de décider aussi rapidement que pos-sible si un accord cible contient ou non une notedissonante, si les notes qui le constituent sont

     jouées exactement ensemble ou encore si l’ac-cord cible est joué avec un timbre de piano élec-trique ou de piano acoustique. Nos différentesétudes ont montré que des auditeurs adultesoccidentaux sont implicitement sensibles à detrès fines différences de fonctions musicales. Deplus, le traitement cognitif s’effectue extrême-

    ment rapidement, et les réponses restent identi-ques même lorsque la musique est jouée à untempo rapide. Les aptitudes musicales d’audi-teurs sans formation musicale explicite se sontrévélées surprenantes dans de très nombreusesautres études, quels que soient les aspects de laperception que nous avons abordés, et cecimême lorsque nous avons élaboré des situationsexpérimentales complexes conçues pour trom-per leur oreille musicale.

    Ainsi, dans un autre type d’étude, nous pré-sentions des pièces musicales (des mélodies ou

    des séquences d’accords) que nous arrêtions auhasard ; les sujets devaient évaluer sur une échellede 1 à 7 le degré d’achèvement de la mélodie au

    moment où elle était arrêtée. Cette méthode per-met d’évaluer la finesse avec laquelle l’auditeursuit le déroulement d’un morceau dont on faitvarier la complexité. Nous pensions trouver desdifférences marquées entre des auditeurs profes-sionnels et novices. Or les résultats des deux groupes étaient aussi bons y compris lorsque les

    pièces musicales testées étaient complexes (tel lePrélude en mi majeur de Chopin).

    Nos résultats sont en accord avec les conclu-sions de plusieurs études neurophysiologiques,où l’enregistrement des potentiels évoqués (onmesure des courants électriques à la surface ducrâne des patients) révèle la présence de « pics »anormaux quand on a fait entendre aux sujets,tant musiciens que non musiciens, des accordsinappropriés dans le contexte musical. Les étu-des d’imagerie cérébrale suggèrent égalementque l’aire de Broca, connue pour son rôle dans le

    traitement du langage, est très active dans letraitement des structures syntaxiques musicales, y compris chez des auditeurs non musiciens.Cela montre que les musiciens ne sont pas lesseuls à utiliser les aires du langage de l’hémis-phère gauche pour traiter la musique.

    Ainsi la simple écoute de la musique rend lecerveau musicien, et les aptitudes musicalessurprenantes des non-musiciens démontrent latrès grande plasticité du cerveau humain dansle domaine musical. Grâce à cette plasticité,chacun peut devenir un expert dans un

    domaine avec lequel il est familier, même s’ildemeure incapable de verbaliser les structuresmusicales qu’il perçoit.  

    2. Type de mélodie que l’on chante pour tester la perception implicite de la musi-que chez des non-musiciens. On chante avec des phonèmes artificiels (/da/, /fei/)et l’on demande de dire si le dernier phonème prononcé était /di/ ou /du/. Si l’ac-cord final est inconsciemment anticipé (en haut), le temps de réponse est très court,

    tandis que si l’accord final présente une caractéristique inattendue par rapport audébut de la phrase musicale (en bas), le temps de réponse est plus long, car le cer-veau est confronté à un conflit entre ce qui était anticipé et le son produit.

    /da/ /fei/ /ku/ /so/ /fa/ /to/ /kei/ /di/ ou /du/ ?

    /da/ /fei/ /ku/ /so/ /fa/ /to/ /kei/ /di/ ou /du/ ?

    Bibliographie

    B. Tillmann et al.,

    Implicit learningof tonality :

    A self-organizingapproach, in

    Psychological Review ,vol. 107, p. 885,

    2000.T. Meulemans,

    L’apprentissageimplicite : une

    approche cognitive,développementale

    et neuropsychologique ,Éditions Solal, 1998.

    E. Bigand,

    Contributionsde la musique

    à la psychologiecognitive de l’audition,in Penser les sons sous

    la direction deMcAdams & Bigand,PUF, 1994.

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    La musique est la langue des émotions.

    Emmanuel Kant 

    Q

    ui n’a ressenti des frissons enécoutant le Requiem de Mozartou La jeune fille et la mort  deSchubert ? La musique exerce un

    effet profond sur l’être humainbien au-delà des sphères restreintes des mélo-manes cultivés. Si l’on en croit de récentes sta-tistiques économiques, la musique représente-rait l’un des marchés les plus développés, bienavant l’industrie pharmaceutique. Les pratiquesmusicales ont une importance notable tant dansles sociétés industrialisées que dans les sociétésnon occidentales. Ainsi, dans certaines culturestraditionnelles, on consacre plus de temps aux activités musicales qu’à celles dont dépend latribu, la chasse notamment. Pourquoi la musi-

    que a-t-elle un tel impact ? C’est aujourd’huil’objet d’études scientifiques novatrices en neu-rosciences et en psychologie cognitive.

    Les processus cognitifs impliqués dans la per-ception musicale (comment le cerveau traite-t-illes informations musicales ?) sont étudiésdepuis longtemps, alors que les réponses affecti-ves à la musique (comment la musique déclen-che-t-elle des émotions ?) ont été négligées

     jusqu’à présent. Pourtant, si nous écoutons de lamusique, ce n’est pas pour le plaisir d’entendredes structures sonores bien construites, que

    notre cerveau redéploierait lors de l’écoute,même si cette conception très formaliste corres-pond sans doute à une réalité pour certains

    mélomanes érudits. Pour beaucoup de composi-teurs et pour la plupart des auditeurs, le proprede la musique est d’être expressive. La musiquerenvoie à autre chose qu’aux sons et aux archi-tectures sonores qui la composent : elle nousplonge dans un état psychologique et physiolo-gique spécifique, qui ne se confond pas avec l’ex-

    citation sensorielle produite par les signaux acoustiques et qui se différencie clairement del’état psychologique déclenché par les autres sti-mulations sonores de l’environnement.

    Un analyseur sujetaux émotions

    L’étude de la perception de la musique auprèsdes enfants malentendants en est une démons-tration. Lorsque le signal acoustique, toutappauvri qu’il soit par la surdité, est perçu

    comme une production musicale, l’émotiondevient manifeste dans le regard de celui quil’écoute. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si lesecond souhait le plus fréquemment exprimépar les personnes atteintes d’une surdité pro-fonde est de pouvoir retrouver la perception dela musique (qui vient juste après celui de mieux comprendre le langage). La musique ouvre surun monde sensible où émotions, expressions etsentiments se côtoient.

    Les sciences des activités mentales ont long-temps dominé les sciences de l’affectivité, y com-

    pris dans le domaine de la musique. À l’imaged’un ordinateur qui traiterait froidement lesinformations du monde extérieur, l’auditeur est

    22 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    Les émotions musicales sont reconnues instantanément, aussi

    vite qu’un signal de danger. Ainsi, la musique a une valeur 

    adaptative : elle favorise notamment la cohésion sociale.

    Les émotions musicales

    Musique pour tous

    Emmanuel Bigand,professeurde psychologie

    cognitive, membre del'Institut universitairede France, dirigele Laboratoired'étude del'apprentissage etdu développement,UMR 5022,à l’Université deBourgogne, à Dijon.

    En Bref 

    • La musiquedéclenche un étatpsychologiqueet un physiologiqueque n’entraînent pas

    les sons non musicaux.• On reconnaîtqu’une musique esttriste ou gaie aussi viteque l’on identifieun danger.

    • Toutes les émotionsmusicales sontconstituées àdes degrés diversdes quatre émotionsfondamentales :

    la colère, la sérénité,le désespoiret la gaieté.

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    le plus souvent présenté comme un « analyseur »de signaux acoustiques mettant en œuvre desméthodes précises. On ne songe pas à s’intéres-ser à ses réactions sensibles ni à l’influence de cesréactions sur sa façon d’écouter la musique.

    Il est vrai qu’il est plus facile de trouver des

    indicateurs comportementaux et neurophysio-logiques des traitements de l’information qu’ef-fectue le cerveau que de trouver des paramètresassociés aux réactions émotionnelles. Ainsi, onmesure des temps de réponse, on analyse desmouvements oculaires, on enregistre une acti-vité cérébrale, mais on n’a pas identifié de para-mètres fiables de mesure des réactions émotion-nelles. Autrement dit, en quoi les paramètres« objectifs » nous renseignent-ils sur l’état émo-tionnel, sur le ressenti de l’auditeur ?

    Ces difficultés n’ont pas empêché la psycho-

    logie des émotions de se développer dans denombreux domaines, mais elles ont longtempsparu insurmontables dans le cas de la musique.Contrairement à certains sons qui peuvent évo-quer un danger (un sifflement de serpent, unaboiement de chien, un bruit de pas dans lanuit, etc.), la musique n’a pas de conséquencesimmédiates : la survie d’un individu ne dépend

    pas de sa sensibilité à la musique. Nous écou-tons de la musique pour le plaisir qu’elle nousprocure, mais ce plaisir est libre de prendre desformes variées, lesquelles dépendent seulementdu vécu de l’auditeur et de son état au momentoù il écoute de la musique.

    Aujourd’hui, le caractère universel des émo-tions musicales est au cœur de nombreusesrecherches. Si l’émotion dépendait uniquementdes contextes d’écoute, une œuvre donnée évo-querait autant d’expressions différentes qu’il y ad’auditeurs et chacun en aurait une expérienceparticulière. Lors d’un concert, son voisin dedroite pleurerait, tandis que celui de gauche sedélecterait joyeusement de la soirée. Or il estévident que cela ne se produit jamais. Lesœuvres musicales ont une structure expressivesuffisamment puissante pour imposer des états

    émotionnels communs à un grand nombred’auditeurs. La musique peut mettre à l’unissonémotionnel une foule entière.

    Ce pouvoir lui confère une force de cohésionsociale essentielle dans la plupart des culturesdu monde. Il s’exerce déjà chez le nourrisson parl’intermédiaire des comptines qui lui sont chan-tées. Le bébé est d’ailleurs plus fasciné par la

    1. Debout,

    applaudissant à toutrompre, les participantsà ce concert expriment

    ainsi leur gratitudeaux concertistes pour

    les émotions qu’ils leuront fait ressentir.

       ©   C  o  r   b   i  s

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    24 Le cerveau mélomane © Cerveau & Psycho

    voix de sa mère quand elle chante que quand elleparle. Il existe manifestement des universaux expressifs puisque les comptines du mondeentier partagent de nombreux traits structuraux.

    La fonction de cohésion sociale s’exerceensuite tout au long de la vie, et plus particuliè-rement au moment de l’adolescence. À ce stade,la musique traduit les états émotionnels traver-sés par les adolescents, ce qui facilite les regrou-pements par affinité. Même si elle est relative-

    ment stable chez une même personne, l’émo-tion que procure une œuvre diffère un peu d’un jour à l’autre, en fonction de l’humeur et ducontexte, et elle évolue tout au long de la vie.Une telle variété est souhaitable, sinon l’expé-rience musicale deviendrait très vite répétitive.

    Toutefois, ces variations restent centréesautour d’une même expérience émotionnelle.S’il n’en était ainsi, choisir un disque dans sa dis-cothèque relèverait plus du jeu de hasard qued’un choix volontaire. Or il est rare que nousfassions de nombreux essais avant de trouver le

    morceau qui correspond à l’émotion recher-chée. Lorsque nous connaissons bien une basede données musicales, nous savons très précisé-

    ment quel type de musique s’ajuste le mieux àl’état psychologique du moment. Ce savoir n’estpossible que dans la mesure où les émotionsmusicales obéissent à des régularités.

    Les recherches ont confirmé la stabilité desréponses émotionnelles. Lorsque l’on utilise des

    œuvres connues et bien caractérisées du pointde vue expressif qui évoquent des émotions degaieté (le Printemps des Quatre saisons deVivaldi), de colère ou de peur (La Nuit sur lemont Chauve de Moussorgski), de tristesse(l’Adagio d’Albinoni) et dans une moindremesure de sérénité, les réponses sont très repro-ductibles d’un auditeur à l’autre.

    Des réactionsémotionnelles stables

    Cette régularité est mise en évidence lorsd’études où l’on demande à des auditeursd’écouter des pièces qu’ils ne conna