le chantier stratÉgique

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LE CHANTIER STRATÉGIQUE

DU MÊME AUTEUR

Des stratégies nucléaires, Hachette 1977; Complexe 1988.

Stratégie théorique, Cahiers de la FEDN, 1982; rééd. Economica, 1977.

Les voix de la stratégie, Généalogie de la stratégie, Gui- bert, jomini, Fayard 1985.

Stratégie théorique II, Economica, 1987. La crise des fondements, Economica, 1994. Stratégie théorique III, Economica, 1996. T.E. Lawrence, Stratégie, L'Aube, 1997.

Collection Pluriel fondée par Georges Liébert

dirigée par Pierre Vallaud

LUCIEN POIRIER

Le C h a n t i e r s t r a t ég ique

Entretiens avec Gérard Chaliand

H a c h e t t e

@ Hachette, 1997.

Lucien Poirier

Un stratège dans le siècle

« La plupart des grands hommes ont passé la meilleure par- tie de leur vie avec d'autres hommes qui ne les comprenaient point et ne les estiment que médiocrement », écrivait Vauve- nargues qui fut mal reconnu de son vivant, lui dont les écrits reviennent sans cesse autour d'une méditation sur l'action, la gloire et la virtu au sens que lui donnait Machiavel.

Ainsi de Lucien Poirier que le public ne connaît guère. Est-il même lu par le second cercle, celui des amateurs éclairés ? Hors l'étroit milieu des spécialistes et des professionnels tenus de s'intéresser à la violence armée, le nom de Lucien Poirier éveille peu d'échos. Certes, sa pensée s'exprime de façon complexe, sou- cieuse de circonscrire son objet, s'efforçant de relever le défi presque impossible de fournir à la discipline qui est la sienne, la stratégie — cette dialectique des incertitudes combien humaines - une boîte à outils aussi rigoureuse que celle d'une science de la nature.

Par ailleurs, son refus de l'exhibition poussé jusqu'au jansé- nisme, son désintérêt à solliciter les faveurs ou même à faire reconnaître ce qui lui serait dû, font de Lucien Poirier un soli- taire tenu en très haute estime et admiré par un petit nombre de gens. Ceux-là n 'ignorent pas que Lucien Poirier, en matière de stratégie nucléaire française, est l'un des trois ou quatre noms qui comptent avec Ailleret, Beaufre et Gallois. Qu'il est à l'ori- gine de la conception de la dissuasion du faible au fort sur laquelle s'est appuyée, durant plus d'un quart de siècle, la doc- trine nucléaire de la France.

Mais le mérite de Lucien Poirier ne se limite pas à cela. En ce siècle finissant, il est, avec Castex, Beaufre et Gallois, l'un des stratèges français majeurs. Enfin et surtout, en cavalier seul, sans autre guide qu'une généalogie dont il est l'historien et le décrypteur, il explore les sentiers d'une épistémologie - analyse critique des concepts et propositions — de la stratégie.

Issu d'un milieu relativement modeste - son père est mino- tier dans l'Orléanais — Poirier, né en 1918, est, de façon caractéristique, un héritier de la III République. Celle d'une France républicaine, fondée sur l'école laïque ouverte à tous et attentive, à travers ses instituteurs et ses professeurs, à l'épa- nouissement des talents d'où qu'ils viennent. Il fréquente le lycée Pothier à Orléans.

Et c'est ainsi que Lucien Poirier, nourri d'histoire, devient diplômé de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr. Nous sommes en 1939. A la veille de ce que Marc Bloch, dans son admirable essai, a nommé « l'étrange défaite ».

De l'amer destin d'une génération de vaincus, même si elle fait partie, grâce à de Gaulle, du camp des vainqueurs, avec, en ce qui le concerne, cinq ans de captivité en Allemagne suivis par une quinzaine d'années de combats retardateurs en Indo- chine et en Algérie, Poirier s'efforce de transformer l'échec en expérience. Il lit, échange, réfléchit en captivité (1940-1945), en Indochine (1951-1953), au Cabinet militaire du maréchal de Lattre de Tassigny et à l'état-major du commandement du Tonkin. Il apprend, entre autres, avec de Lattre ce qu'est l'art du commandement et commence à réfléchir, comme d'autres compagnons d'armes tel Maurice Prestat, sur la guerre révolu- tionnaire. D'ailleurs, à cette époque, il est affecté au 2 Bureau. Quelques années plus tard, il participe à un numéro spécial de très grande qualité de la Revue militaire d'information (mars-avril 1957) consacré à la guerre révolutionnaire. Les leçons tirées de l'échec au Vietnam ont porté leurs fruits.

L'importance des hiérarchies parallèles, patiemment bâties par l'adversaire afin de se substituer à l'autorité de l'Etat colo- nial, a été assimilé. La contre-insurrection et ses techniques où se conjuguent guerre psychologique et opérations de chasse pour ravir l'initiative aux insurgés a été affinée. Entre-temps, en

penser la coupure provoquée pa r le général de Gaulle, faisant de la France une puissance nucléaire et d'en indiquer les impli- cations dans l'avenir. Ce projet requérait un outillage mental et un vocabulaire rénové, tâche qui convenait parfaitement au tempérament de Lucien Poirier. C'est là qu'il commence à renouveler ce qu 'il appelle sa boîte à outils intellectuelle et qu 'il crée un premier lot de concepts.

Dès 1965, Poirier est chargé de rédiger une étude concernant les « Missions et tâches des forces a rmées dans l 'avenir

prospect i f ». Sa notel est véhiculée par le ministre de la Défense, Messmer, au président de la République. Le chef de l'état-major particulier de ce dernier fai t bientôt connaître au ministre que « ... le Général de Gaulle a approuvé la méthode employée... et a retenu enfin dans leur ensemble les propositions d'orientation qui lui ont été soumises ».

Poirier a le pied à l'étrier. Deux années plus tard, il publie Théor ie de la stratégie

nucléai re d ' u n e puissance moyenne 2 qui est la version achevée - Poirier est un perfectionniste - de sa note de 1966. Ce modèle stratégique, dégageant l'idée de la dissuasion du

faible au fort et la sanctuarisation de l'espace national, même s'il n'est pas reçu comme l'expression de la doctrine officielle, s'impose progressivement.

Lucien Poirier, qui a suivi avec enthousiasme les études de l'Institut français de stratégie créé par André Beaufre qu'il apprécie hautement ainsi que les travaux du très original Gas- ton Bouthoul, fondateur de l'Institut français de polémologie, commence, à partir de 1967, à enseigner au Centre des hautes études militaires (CHEM). Après la période passée au C.P.E., dont les travaux fournissent la matière du Livre blanc sur la défense nationale (paru en 1972), Poirier s'éloigne de toute recherche liée à l'actualité. Georges Buis l'accueille, en 1971, à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) qu'il dirigeait.

1. Éléments pour la théorie d 'une stratégie de dissuasion concevable pour la France, C.P.E., 1966.

2. Voir Stratégie théorique, FEDN, 1982, Economica, 1997.

Si l 'on divisait , de f a ç o n quelque p e u arbitraire, en saisons l'existeà-ce de. L u c i e n Poirier, on p o u r r a i t dire que j u s q u ' e n

1 9 6 3 il multiplie les apprentissages. Q u ' à p a r t i r de 1964 , et j u s q u ' e n 1971 , il par t ic ipe en inven teu r à l a stratégie nucléai re fondée s u r l a d i ssuas ion d u fa ib le a u fort . E t que, depuis, tout en enseignant , il p a r c o u r t en solitaire les confins de l'inexploré.

E n 1974, Poir ier est inscr i t de justesse s u r l a liste d ' ap t i t ude

p o u r être p r o m u généra l - l a nouveauté , su r tou t q u a n d elle ne f a i t a u c u n e concession, est toujours tenue en suspicion s inon jalousée. I l n 'es t inscri t q u ' à titre conditionnel, sous réserve de son engagement à démissionner six mois après s a nominat ion . Le voilà en quelque sorte généra l i n e x t r e m i s et libre. Georges Buis , directeur de la F o n d a t i o n p o u r les études de défense nat ionale , créée p a r Michel Debré en 1972 , lu i propose alors d'y t ravai l le r à mi-temps. M a u r i c e Prestat , v ieux compa- g n o n de toujours, l'y rejoint bientôt.

C'est l ' année su ivante , à l 'occasion de la p a r u t i o n de S t r a t é - g ie d e l a g u é r i l l a 1 qu ' i l s appréciaient, que j e les rencont ra i tous les deux d a n s u n pet i t bu reau a u x Inval ides . Prestat , l a pipe à la bouche et le crayon en main , Po i r ie r si lencieux d 'abord p u i s p a r t a n t d a n s u n long développement s u r les s tra- tégies indirectes. f e croyais, à l'époque, me t rouver en f ace de la F rance officielle. 7Z m ' a f a l l u d u temps p o u r réaliser qu ' i ls étaient les serviteurs obstinés et s a n s réserve d ' u n e F r a n c e idéale

n ' a cco rdan t à ceux q u i l a servent que l a sat isfact ion d ' a v o i r fa i t , en p l u s de leur devoir, q u e l q u e c h o s e .

Poir ier est directeur d 'études à l a F o n d a t i o n j u s q u ' à l a mise à p i ed d u personnel, en 1992. I l crée en 1 9 7 9 et dirige la revue S t r a t é g i q u e que v i ennen t irriguer, grâce à lui, p a r l a suite, de j eunes talents de premier p l a n : H e r v é Coutau-Bégarie q u i p r e n d en m a i n la rédact ion en chef, et F ranço i s Géré. Parallèle- ment, il diffuse ses idées en ense ignan t à P a r i s I et II, à l'École n a t i o n a l e d ' admin i s t r a t i on , à l'École p r a t i q u e des hau te s études en sciences sociales, à l'École normale supérieure. Son influence n'y a u r a p a s été mince.

1. G. Chaliand; Stratégie de la guérilla, Mazarine, 1979; Galli- mard, 1984; Payot, 1994.

Après avoi r d o n n é D e s s t r a t é g i e s n u c l é a i r e s (1977) , il s ' a t taque à la généalogie de la stratégie, à son épistémologie et pose le problème de la théorie même, les conditions de sa construction, la va leur de ses assertions. Bref, il entreprend de

f a i r e la théorie de la théorie avec, p o u r boussole, la lucidité et la r igueur intellectuelle : en t i r an t les leçons de la rup ture des années c inquante et en associant l 'analyse critique des concepts et proposit ions des ins t ruments s u r lesquels repose la pensée théorique classique.

P a r m i les stratèges, Poir ier d is t ingue deux catégories : ceux qu i analysent l 'act ion stratégique et l 'expliquent, dévoi lant a ins i la réalité stratégique et son arrière-plan polit ique tels fomini, Clausewitz, Castex, Lidell H a r t , Beaufre. E t ceux qu i exploitent ces ma té r i aux p o u r inventer des stratégies conce- vables p o u r l 'avenir, tels Guibert, M a h a n , Douhet, Mao, les Américains des années c inquan te et soixante, Gallois.

C'est indubi tablement à ce dernier couran t que Poirier se rat- tache.

Les théoriciens qu i laissent u n e marque sont tous des nova- teurs d a n s l 'ordre d u langage stratégique et l ' importance de la théorie se mesure à son influence, p l u s souven t différée qu'immédiate, s u r les praticiens1.

Créateur de langage politico-stratégique, Poirier l'est à coup sûr. Q u a n t a u p a r i de son influence s u r l 'avenir, on peu t rai- sonnablement gager qu ' i l sera tenu. L 'explorat ion de Poirier porte trop la marque d ' u n e au then t ique pensée stratégique s u r u n terrain essentiel, l'épistémologie, p o u r n'être p o i n t entendue.

Poirier, p o u r sa par t , se contente de citer la ph rase de Cézanne : « J e suis le p r i m i t i f d ' u n a r t encore à naître. »

A u cours des années quatre-vingts, l 'œuvre de Lucien Poirier est réunie en volumes tout en c o n t i n u a n t d'être approfondie.

1. Poirier observe très jus tement l ' importance de la création polycéphale de la pensée de Guibert, transcrite dans la pratique par Carnot et Bonaparte, analysée par la suite par Jomini et Clau- sewitz.

Cette mutation marque la pensée stratégique occidentale de 1772 à 1945.

Paraissent, coup sur coup, débordant le cercle très étroit des seuls spécialistes : Stratégie théorique (1982), Les voies de la stratégie, Généalogie de la stratégie, Guibert et Jomini (1985), Stratégie théorique II (1987), Des straté- gies nucléaires est en poche (1988).

Le monde bipolaire qui a déterminé les relations internatio- nales depuis quarante ans et dont la paix fut assurée par la dissuasion prend subitement fin entre 1989, date de la chute du mur de Berlin, et 1991 où s'effondre l'Union soviétique et le parti qui en fondait le système. Ceux qui ont vécu toute leur existence active dans le cadre de la guerre froide et pour lesquels les questions stratégiques se réduisaient trop souvent aux pro- blèmes de budget et de décompte de panoplies adverses paraissent désarçonnés. Le confort intellectuel fait soudain défaut comme un sol familier qui se dérobe. D'autres, tel lumé- ricain S. Huntington, l'un des penseurs politiques de stature de la guerre froide, cherchent à se renouveler en revenant aux

- catégories du début du siècle, fondées sur l'antagonisme entre civilisations, ce qui n'est pas déraisonnable. Mais dans sa hâte de retrouver un adversaire, Huntington invente une catégorie absurde: celle des islamo-confucéens qui seraient les adver- saires de demain de l'Occident. Poirier qui n'est ni un idéo- logue ni un moraliste, mais un décrypteur de réalités, donne avec La crise des fondements (1994) une magistrale ana- lyse de la mutation politique qui vient de s'opérer et en tire les conséquences stratégiques.

Avec La crise des fondements, Poirier prend acte du fait que la stratégie des dernières quarante années est devenue caduque. La possession du feu nucléaire demeure une arme de statut politique. Mais y a-t-il — pour une période indéterminée - dissuasion ? Et contre qui ? La réalité est que la fin de la guerre froide amène au premier plan une série de menaces régio- nales qui lui préexistaient et qu'elle en a favorisé une série d'autres. Les Etats nouvellement satanisés par les États-Unis : l'Iran, la Libye, Cuba n'ont pas changé de nature depuis la fin de la guerre froide. Certes, il y a eu la guerre du Golfe, l'éclate- ment de la Yougoslavie, des conflits issus de l'effondrement de l'URSS (Nagorno-Karabagh, Tadjikistan, Tchétchénie). Ces

turbulences ne remettent pas en question le statu quo mondial dont les Etats-Unis sont le garant et le premier bénéficiaire, mais obligent, face à de nouvelles incertitudes, à penser une autre stratégie adaptée aux menaces. Ce qui importe aujourd'hui n'est rien moins que l'adaptation aux divers défis et la capacité de prévoir, concevoir et utiliser les ripostes qui s'imposent. Comment, en quelque sorte, peser sur les conflits où l'intérêt de la France est en jeu1 ? La pensée stratégique, après trente ou quarante années de confort fondé sur la dissuasion, remarque Poirier, retrouve sa liberté d'invention et La crise des fondements en prend acte de façon souveraine.

Le Prince de Machiavel était un brillant exercice précisé- ment destiné à séduire l'homme de pouvoir. Mais le lecteur attentif du Florentin n'ignore pas que sa pensée complexe et sinueuse entreprend le véritable travail de dévoilement du poli- tique dans son Histoire de la troisième décade 2. Le chan- tier stratégique de Poirier est de cette nature. Lucien Poirier qui ne fut jamais reçu par un chef d Etat français3 ni par un chef d'état-major de ce pays, qui n 'occupa pas les postes officiels qui lui revenaient, est non seulement l'un de ceux qui eurent le plus d'influence sur la doctrine nucléaire française mais l'un des théoriciens les plus exigeants du siècle dont la pensée ne peùt qu'irriguer l'avenir.

G é r a r d C H A L I A N D

Je remercie Bernard Mangin pour avoir divisé en cha- pitres la première partie du texte qui suit dont il a pro- posé la plupart des titres.

1. Voir « Le livre blanc de la défense » 1994 et, pour un juge- ment critique, Pierre Gallois, Le livre noir de la défense, l'Age d 'homme, Lausanne, 1994.

2. Nicolas Machiavel, Histoire de la troisième décade, Champs / Flammarion, 1989.

3. Le général de Gaulle, lui, recevait en son temps, le lieute- nant-colonel Pierre Gallois.

Première Partie

Sur le chantier

1

Entrées

Gérard Chaliand : Vous utilisez souvent l'expression « chantier stratégique » dans votre œuvre. Cette notion y tient une place centrale. Toutefois, pouvez-vous préci- ser pour le lecteur ce que vous entendez par là : une métaphore ou un concept opératoire nécessaire à l'intelligence de la stratégie?

Lucien Poirier : Vous avez raison de vous inquiéter des définitions sans lesquelles les objets de la pensée stratégique et leurs relations échapperaient à la prise de l'entendement. Faute de concepts clairs et d 'un lexique univoque, cette pensée serait condamnée à demeurer plus molle encore qu'elle ne l'est, et trop inconsistante pour satisfaire à ce que nous attendons de son exercice. Toutefois, pour répondre à votre question, je ne peux m'expliquer que par un de ces laborieux détours qui, j 'en suis conscient, pénalisent mon discours, comme vous dites, et éloignent le lecteur.

G.C. : Vous avez toujours insisté sur la complexité de la stratégie en arguant qu'un concept, en cette matière, ne peut se définir isolément, mais seulement par ses relations avec d'autres. N'est-ce pas cet ensemble de concepts liés que vous avez tenté de construire dans Langage et structure de la stratégie (1971) ?

L.P. : Oui, mais j'aurais dû préciser que mon propos se limitait, si l'on peut dire, à la stratégie militaire que je découpais dans l'ensemble des stratégies suscitées par les activités humaines. Cela dit, l'analyse de cet objet- stratégie doit remonter, en amont, à ce qui lui confère l'existence et ses caractères spécifiques. Il faut chercher l'origine, le fait-germe qui fonde la pensée stratégique, éclaire sa nécessité et détermine son développement; qui l'organise, en quelque sorte. Si vous préférez, le dis- cours de la stratégie doit poser la réalité primordiale et le concept associé sur lesquels asseoir le corpus de concepts que vous avez évoqué.

G.C. : Quel est, pour vous, ce fait premier?

L.P. : J'ai été immergé dans l'univers des armes durant toute ma vie active. Mais cette expérience n'était pas nécessaire pour constater, comme tout le monde, que la violence physique — violence armée collective — était l'un des moyens usuels et universels des trans- formations socio-politiques. Le recours aux armes est un invariant des relations entre les groupes humains co- existants et interactifs. Et, par universalité, j 'entends à la fois dans l'espace géographique et dans le temps histo- rique. Constat d'observation banal, direz-vous. A cela près que, contrairement aux irénistes utopiques, j 'ai pris mon parti de la fonction déterminante de la vio- lence armée dans l'histoire. N'étant ni anthropologue, ni historien, ni moraliste, je ne me préoccupe ni de ses origines ni de ses causes, et ne m'intéresse qu'à cette fonction et à ses modes opératoires.

G.C. : Vous vous inscrivez ici dans la perspective de ce que Gaston Bouthoul nommai t « le phénomène- guerre », et avec le même souci d'objectivité?

L.P. : Oui. Mais — je reviendrai sur ce point — la guerre n'est qu'une variété, parmi d'autres, des multi-

pies modes d'action des armes inclus aujourd'hui dans la stratégie générale militaire. On a pu dater l'origine des guerres au passage des sociétés migrantes du néoli- thique, vivant de la chasse et de la cueillette, aux socié- tés sédentaires et agricoles stockant leurs récoltes — premier avatar de l'accumulation du capital excitant les convoitises... Mais, je le répète, ce qui doit intriguer l'observateur, le sociologue comme le politologue et le philosophe, ce sont la présence et le jeu permanents des armes dans les morphogénèses sociopolitiques, dans le discours de l'histoire. Pas d'histoire sans travail de la violence armée, laquelle manifeste à sa façon la puissance du négatif.

Inaugurée par Gaston Bouthoul comme une sociolo- gie des guerres, la polémologie se fondait sur ce fait d'évidence, dérangeant pour les belles âmes. Si celles-ci inféraient, de l'issue de la guerre froide, la fin de l'his- toire « à l'ancienne », les conflits actuels rappellent opportunément le principe de réalité aux irénistes lyriques... C'est pourquoi Bouthoul dénonçait la vanité de l'enquête étiologique, qu'il s'agît de la recherche a posteriori des causes lointaines et prochaines de chaque conflit concret ou de la remontée aux obscures origines pré-historiques de la guerre, quand émergèrent les sociétés humaines organisées. La polémologie se voulait phénoménologie respectueuse du principe d'objecti- vité. Sa fécondité tenait à ce qu'elle acceptait la complexité causale du phénomène-guerre, irréductible à l'expression des passions humaines — comme on l'a souvent dit en spéculant sur le triomphe final de la rai- son... Bouthoul était justifié de poser que le phéno- mène ne pouvait être décrit et expliqué qu'en emprun- tant de multiples voies d'approche; en mobilisant et croisant les nombreuses disciplines de la connaissance qui avaient quelque chose à montrer et à dire, dans leurs langages spécifiques, sur la guerre.

Vous me demanderez sans doute comment j'ai utilisé les résultats de la polémologie. Il faut dire préalable-

ment qu'une phénoménologie ne pouvait me satisfaire pleinement dans la mesure où, professionnellement, j'étais impliqué à divers titres dans l'emploi des armes. Dans la mesure où le savoir sur la fonction et les mani- festations de la violence armée ne peut être, pour qui opère avec elle, aussi désintéressé qu'il l'est pour le chercheur académique soucieux uniquement du pro- grès de la connaissance.

G.C. : C'est en effet un de vos leit-motiv : le savoir sur la stratégie ne vaut que pour pouvoir... Ce sont là vos propres termes.

L.P. : J'insiste sur cette référence praxéologique de notre propos. Elle n 'a cessé de peser sur ma recherche, de lui donner sens. Pour le militaire, le savoir straté- gique ne peut être désintéressé, exercice gratuit de l'esprit. Il ne tire sa nécessité et ses attributs que de la fonction instrumentale des armes. Il ne vaut que dans la mesure où il est utile à qui veut agir avec elles ; que pour faire quelque chose avec le matériau socio-politique, par la médiation de la violence armée.

G.C. : Nous tenons ici le fil rouge autour duquel s'arti- cule votre discours. La pensée stratégique n'est pas réductible à une pensée pour dire, décrire et expliquer les choses. Elle est une pensée pour agir, pour faire, pour transformer un matériau ou un état de choses. Pour vous, en quelque sorte, lecteur de Paul Valéry, la stratégie relèverait de la poétique.

L.P. : Où m'entraînez-vous, à froid? Vous m'embar- quez, laborieux fantassin, comme le cheval rétif son cavalier perdant son assiette ! Disons prudemment, pour coller à notre propos — le chantier stratégique —, que ce qui m'a fasciné et requis, dès mes années d'apprentissage, ce sont les caractères singuliers de l'action de guerre. Ce par quoi cette activité et, par

extension, la stratégie militaire, se différencient, dans les fins comme dans les voies-et-moyens, des autres acti- vités humaines, individuelles et collectives. J'étais sen- sible aux diverses manières d'être et de penser grâce auxquelles, traversant les âges de l'humanité, l 'homme des armes a intériorisé son action. Comment a-t-il tenté de la comprendre, dans ses récurrences et ses singulari- tés, afin d'être mieux équipé mentalement pour la conduire en connaissance de cause et en raison ? Disons : afin de s'exprimer dans l'art de la guerre qui, comme tout art, doit bien être gouverné par les règles d'une poétique spécifique.

G.C. : Ces diverses manières de pratiquer l'art de la guerre ne vous étaient accessibles que par les annales et les récits, les mémoires et comptes rendus des hommes de guerre; à travers les reconstructions de l'historio- graphie, les commentaires et les analyses critiques des experts. En bref, on ne peut atteindre que par la littéra- ture le for intérieur de ceux qui agissent, en quelque sorte, en artistes.

L.P. : Pour être connaissable et connue, l'action doit être traduite en mots, mais aussi en images; dans tous les langages adéquats à la praxéologie. Nous devons lire Thucydide pour approcher Thémistocle et Périclès; Arrien, pour suivre Alexandre; Tite-Live et Polybe pour se faire quelque idée d'Hannibal... Lire également les mémoires plus ou moins hagiographiques des chefs militaires pour tirer la leçon de leurs heurs et malheurs. Mais, à ce catalogue de la littérature historique, par définition rétrospective, il faut ajouter celui des œuvres d'anticipation, des recherches projectives; les essais de toute nature par lesquels on a constamment tenté, avec une persévérance souvent digne d 'un meilleur sort, de se représenter la guerre ou la stratégie futures, à échéance plus ou moins lointaine, afin de s'y préparer intellectuellement et matériellement. Toutefois, si cette

seconde matière littéraire procède du travail de l'imagi- nation créatrice, celle-ci ne peut inventer l'avenir sans utiliser peu ou prou — ne serait-ce que pour en récuser certains traits et justifier cette négation — le matériel expérimental fourni par la littérature historienne que nous venons d'évoquer.

Mieux, et avec plus d'ambition : on n'obtiendra pas des représentations objectives et opératoires de l'objet- guerre (ou stratégie) en se bornant au commentaire et à l'analyse méthodique et critique des protocoles d 'expérience que constitue la littérature. Il faut extraire, des faits de conflits et des événements de vio- lence armée qu'elle restitue et qui sont, par nature, contingents et irréguliers dans leurs manifestations, un ensemble de données permanentes, de régularités ou d'invariants permettant d'élaborer une théorie de la guerre (ou de la stratégie). Ces éléments théoriques, constants dans l'évolution historique des conflits, seront autant de repères guidant les prospectives d'avenir. Encore faut-il une méthode pour « théoriser » la réalité protéiforme des conflits armés.

G.C. : Nous reviendrons sur cette méthode. Je note que l'ambition du théoricien serait de fonder une science de la guerre, ou de la stratégie, sur laquelle pourra i t s 'appuyer l ' imaginat ion créatrice des « artistes ». Mais vous connaissez les objections de Clau- sewitz à l'introduction des notions de science et d'art dans la théorie de la guerre.

L.P. : Nous reprendrons ce point d'épistémologie. Pour le moment, j'essaie de circonscrire et de définir grossièrement un premier mode de la pensée straté- gique : la pensée sur l'action. Celle qui s'applique aux faits de conflits et aux événements guerriers du passé, immé- diat ou lointain, pour les décrire et les expliquer; pour, éventuellement, exploiter ce savoir aux fins d'anticipa- tion plausible de l'avenir. Pensée inactuelle : elle est le

produit d'esprits qui intériorisent et reconstituent une action dans laquelle ils ne furent pas ou ne sont pas directement impliqués; à laquelle ils demeurent exté- rieurs. Pensée et discours d'in-actifs, de non-agissants pour lesquels guerre et stratégie sont essentiellement objets de connaissance, de représentation et d'explica- tion ex-post. Mais — et c'est là une observation capitale — la pensée sur l'action ne saurait être confondue avec cet autre mode de la pensée stratégique que je nomme pensée de l'agir; celle des agissants, des praticiens qui, par statut et fonction, sont personnellement et collective- ment, mais directement engagés dans l'action actuelle, dont ils décident et conduisent le développement, ou dans la conception et la préparation de l'action future dont ils seront ainsi responsables.

Si la pensée sur l'action se dépose dans la production littéraire, discursive, la pensée de l'agir est opératoire et opérante : elle se manifeste sous la forme de calculs et d'évaluations — de computations — préparant les déci- sions, lesquelles déclenchent les opérations physiques des systèmes politico-stratégiques.

G.C. : Donc, deux postures mentales devant l'objet de pensée, guerre ou stratégie. D'une part, celle des stra- tèges praticiens impliqués, par fonction, dans l'action actuelle ou future que vous nommez l'« agir ». D'autre part, la posture de ceux que vous nommez « straté- gistes » et qui ruminent l'action passée, engrangée par l'histoire, ou qui se projettent dans un futur imaginaire sur lequel ils n 'ont aucune prise. De même, distingue- t-on les politiques des politologues ou politistes. Donc, d'un côté, des acteurs ou praticiens engagés; de l'autre, des observateurs et théoriciens extérieurs, non engagés.

L.P. : Les uns et les autres ne sont pas intellectuelle- ment installés dans la même temporalité, et cette dia- chronie est déterminante pour le travail de l'entende- ment et du jugement appliqués à l'objet-guerre ou

stratégie. C'est bien là, et non dans quelque ségrégation entre des classes d'esprits, qu'il faut chercher l'explica- tion des difficultés rencontrées pour définir la straté- gie : elle se présente sous un double statut, à la fois comme opérations de l'agir et comme discours sur l'action. Observons que le même homme peut, au cours de son existence, adopter les deux modes de la pensée. César est stratège contre Vercingétorix et Pompée ; stra- tégiste, quand il écrit ses Commentaires. A Elschingen, jomini opère en stratège actif quand il infléchit l'idée de manœuvre de Ney; il est stratégiste, quand il rédige son Traité des grandes opérations. Foch est stratégiste quand il enseigne les Principes de la guerre; stratège, quand il conduit les armées alliées en 1918. Ludendorff est stratège en 1918 et stratégiste quand il écrit sur la guerre totale. Castex n'est que stratégiste...

G.C. : En cet instant, notre entretien n'est donc, au mieux, que bavardage de stratégistes hors du monde de l'action.

L.P. : Certes. Mais le stratégiste, expert ou acadé- mique, n'est pas si étranger à l'univers du stratège que le donnerait à croire la distinction entre les deux tem- poralités que j'ai évoquées. En effet, pourquoi écrire sur la stratégie si l'on ne croit, plus ou moins ingénument, en quelque influence du verbe sur l'agir, serait-elle faible et retardée? L'histoire universelle des guerres montre bien que les pensées de l'agir et sur l'action sont constamment et étroitement interdépendantes, conjuguées. La seconde s'est constituée et se perpétue parce que des praticiens ont existé, officient encore et proposent, aux stratégistes, ces objets de savoir que sont les traces de leur agir dans l'histoire. Réciproquement, la pensée de l'agir utilise ou devrait utiliser, pour ses opé- rations actuelles ou prospectives, les connaissances accumulées par les observateurs extérieurs et les théori- ciens, ainsi que l'outillage intellectuel que ceux-ci

constituent à partir de leurs analyses critiques. Stratèges et stratégistes sont toujours associés sur le même chan- tier, serait-ce en frères-ennemis. Depuis l'aube des temps historiques, « on fait » la guerre et de la stratégie ; et « on en parle ». Le faire et le dire se nourrissent de leurs apports et critiques mutuels. Le savoir pour pou- voir est continûment en cours de développement par accumulation de ses observations et interprétations de l'exercice du pouvoir.

G.C. : Enfin, la porte s'entrouvre sur le chantier...

L.P. : Votre patience est méritoire. Mais admettez que mon laborieux détour était nécessaire. Qu'est-ce qu'un chantier dans notre langue usuelle? Un lieu, un espace borné et fonctionnel où est rassemblé, stocké et renou- velé un matériau d'oeuvre que divers ateliers, dotés d 'un outillage spécialisé, transforment pour produire une classe définie d'objets matériels, d'artefacts. On dit : un chantier naval, de travaux publics, etc. Par analogie, le chantier stratégique est d'abord un lieu de mémoire : il recueille et traite l'information constituée par le savoir cumulatif des générations de stratégistes intériorisant, analysant et théorisant la guerre et la stratégie. Mais il est également le vaste théâtre, à la dimension du monde et de l'histoire universelle, où se conçoivent et se déve- loppent continûment les actes des praticiens utilisant cette information.

En d'autres termes, le chantier stratégique s'identifie à l'ensemble des espaces mentaux ou champs intellec- tuels qui furent, depuis les origines de la violence armée, sont aujourd'hui et seront demain, le lieu des opérations spécifiques des pensées de l'agir et sur l'action. Plus concrètement, disons qu'il est formé par la communauté de toutes les têtes pensantes qui, dans la très longue durée de l'histoire universelle, ont travaillé et continuent de travailler sur le matériau socio-poli- tique pour le transformer en utilisant l'information et

l'énergie fournies par les instruments de la violence armée. Et ce travail, effectué avec un outillage intellec- tuel spécialisé, produit deux classes corrélées d'oeuvres : les discours des stratégistes et les actes des stratèges. On peut dire, toujours par analogie, que ceux-ci et ceux-là const i tuent des ateliers in terconnectés don t s'accumulent, dans la mémoire collective, les produc- tions successives de l'insécable chaîne des générations.

G.C. : Votre chantier englobe le collectif des cerveaux qui ont pratiqué et pensé, d'une manière ou d'une autre, la guerre et la stratégie. Il rassemble, dans un même espace fictif, la foule des morts et des vivants qui se sont efforcés de penser la fonction et les opérations de la violence armée.

L.P. : Exact. Le chantier stratégique a fonctionné et produit partout dans le monde, et sans interruption. Toutefois, s'il n'est pas borné dans l'espace-temps géo- historique, son activité a varié localement en nature et en intensité. On y relève des phases de relaxation entre des périodes de grande effervescence marquées par des pratiques novatrices et par une abondante et féconde littérature, comme celles de l 'école française au XVIIIe siècle ou des écoles allemandes et françaises avant le premier conflit mondial. Mais nous ignorons souvent la relation entre savoir et pouvoir dans le travail du chantier, à certaines époques. Comment, par exemple, ont été formés intellectuellement et préparés à agir Thémistocle et César, Genghis Khan et ses successeurs ? Leurs faits de guerre ont été commentés après leur pas- sage. Ou bien le savoir empirique se transmettait orale- ment, ou bien les traces de la pensée théorique ont été perdues. On sait qu'Hannibal, imprégné de culture hel- lénique, se forma très jeune « sur le tas », auprès de son père Hamilcar ; que Sosyslos, son précepteur grec, lui fit lire les ouvrages de la génération précédente sur Alexandre et Xanthippe, ainsi que les Mémoires de Pyr-

rhus. Mais cette littérature ne nous est pas parvenue. Au contraire, nous sommes bien informés par Colin (L'édu- cation militaire de Napoléon) et Camon ( Quand et comment Napoléon a conçu son système de manœuvre) sur les lectures du jeune Bonaparte, et sur ce que sa pensée de l'agir doit aux théoriciens du siècle des Lumières. Inverse- ment, l'œuvre de jomini et celle de Clausewitz pro- cèdent, pour une large part, de leur expérience directe des guerres de la Révolution et de l'Empire. Nous savons donc comment, au début du xixe siècle, la pro- duction du chantier a résulté d 'une étroite corrélation de la pratique et de la théorie.

Le grand mérite de votre Anthologie mondiale de la stra- tégie réside dans son ambition, devant laquelle ont reculé vos prédécesseurs. Elle montre les dimensions universelle et transhistorique du chantier en ne négli- geant aucun canton de la pensée sur l'action et en évi- tant les pièges de l'ethnocentrisme. Les stratégistes vivants y dialoguent avec les morts, démontrant ainsi la continuité et l'unité d'une curiosité et d 'un travail de l'esprit n 'en ayant jamais fini avec la violence armée. Ceux qui furent vivants, ceux qui le sont et ceux qui leur succéderont demain, c o m m u n i e n t dans la conscience claire que le chantier fut, est et sera toujours ouvert; que l'œuvre de chacun n'est qu 'un fragment d'un Grand Œuvre collectif, toujours recommencé, et qu'elle ne peut dire qu'un état local et provisoire de l'objet-stratégie. Grande leçon d'humilité et, sur ce point, bien des stratégistes contemporains auraient à apprendre des scientifiques — j 'entends ceux des sciences dures —, pour lesquels l 'entreprise de la connaissance ne cesse d'avancer vers un horizon tou- jours fuyant...

G.C. : Vos notions de généalogie de la stratégie et de « stratégothèque » universelle sont donc directement reliées à celle de chantier?

L.P. : Deux notions distinctes. Par « stratégothèque »

— néologisme affreux, j 'en conviens, mais je n 'en ai pas trouvé d'autre pour suggérer l'analogie avec biblio- thèque —, j 'entends la mémoire des siècles, le stock d'informations constitué par les œuvres des générations de stratèges et de stratégistes. Mémoire du chantier, inventoriant et classant les discours théoriques, descrip- tifs et normatifs, ayant pour objet de représenter, d'expliquer et d'imaginer, par l'analyse rétrospective et l'invention prospective, les divers modes et fonctions de la violence armée. Discours répertoriant et analysant les variétés et types d'opérations, intellectuelles et phy- siques, par lesquelles les agissants ont inscrit ces modali- tés stratégiques dans l'espace-temps géohistorique. En bref, ce que j'ai classé sous la rubrique littérature.

Pourtant, comme je l'ai suggéré, ce vocable est trop réducteur. Il est temps de dire que, par littérature, j 'entends non seulement les écrits, mais aussi les autres langages de représentation donnant à voir quelque aspect de la violence armée : les bas-reliefs assyriens comme la Colonne trajane, les toiles de Van der Meu- len comme celles de Goya et du baron Lejeune, ou le Guernica de Picasso. L'Espoir est le titre d'un roman de Malraux, mais aussi celui de son film sur la guerre d'Espagne. Les actualités cinématographiques tournées au cours des deux guerres mondiales et sur les conflits postérieurs, les films de documentation technique et d'instruction, les scénarios d'anticipation sur une éven- tuelle guerre nucléaire, ne sont-ils pas des documents signifiants sur la guerre et la stratégie militaire? Et ne peut-on ajouter, aujourd'hui, tous les procédés de simu- lation? Tout ce matériel d'information, dans les lan- gages les plus divers, appartient de plein droit à la stra- tégothèque telle que je la conçois : la partie des archives de l'humanité classée sous le titre générique : de la vio- lence armée.

Quant à la notion de généalogie, elle est impliquée dans celle de chantier dès lors que celui-ci fut toujours en travail et le demeure. Inutile de gloser sur les pages

que j'ai consacrées à la généalogie dans Les voies de la stratégie. Disons brièvement que la somme des connais- sances accumulées dans la stratégothèque doit être interprétée et peut dévoiler un sens à travers les multi- ples variétés stratégiques qu'elle recense. Cette somme montre le déploiement progressif, mais irrégulier, d 'une pensée de l'agir de mieux en mieux intériorisée et réfléchie par les praticiens et les théoriciens. Si ces modes et variétés concrètes sont apparus, dans l'espace- temps géohistorique, pour résoudre les problèmes posés par chaque situation conflictuelle contingente, ces réponses ne sont pas quelconques. Elles manifestent une capacité d'invention pratique plus ou moins puis- sante. Elles rompent plus ou moins radicalement avec des solutions usuelles adoptées par les agissants. Ou, au contraire, elles les répètent plus ou moins servilement.

C'est dire que les calculs, décisions et opérations stra- tégiques se succèdent dans le temps, changent de contenu et de procédures en fonction de l'évolution des multiples déterminations idéologiques, politiques, sociologiques, techniques, etc. de l'action; en fonction également de l'outillage intellectuel requis par les computations ou processus décisionnels des acteurs. Et si cette boîte à outils — les concepts et les méthodes, les principes, les règles et les normes, etc. de l'agir — peut être empiriquement constituée ou rénovée par le stra- tège-en-acte sous la pression de la circonstance, il est clair que c'est là le domaine privilégié du théoricien. En bref, la généalogie s'identifie à la restitution et à l'expli- cation de la genèse progressive des diverses manières de penser l'agir et l'action. Ou encore, elle dit pourquoi et comment l 'homme de la violence armée, le stratège opérant, fait ce qu'il fait avec elle; pourquoi, comment et dans quel sens les conditions, les modalités et les ins- truments de ce faire évoluent, dans l'histoire et dans l'espace géographique, pour tenir compte des trans- formations des sociétés; pourquoi et comment se constitue et travaille le couple indissociable du praticien

et du théoricien, et dans quel sens cette coopération a évolué sur le chantier.

G.C. : J'observe toutefois que, si la généalogie restitue et explique la genèse des différentes manières de pen- ser la guerre et la stratégie, vous en attendez autre chose qu'une connaissance de nature historique. Votre ambition affichée n'est-elle pas d'extraire, du matériel expérimental fourni par la stratégothèque et la généalo- gie, les traits caractéristiques de ce que vous nommez « le stratège quelconque » ? Vous évoquez souvent la nécessité — et la possibilité — d'une discipline récapi- tulant et organisant les éléments et les processus consti- tutifs de toute pensée stratégique, indépendants de ses déterminations concrètes. Vous la nommez : la « straté- gique »...

L.P. : Mon ambition, dites-vous? Elle ne m'est pas personnelle. Mon idée d'une stratégique reflète le refus partagé de tout temps, par les stratèges et stratégistes, d'abandonner, aux aléas de l'improvisation, l'action de la violence armée si lourde de conséquences pour la vie des sociétés coexistantes. Et, là, nous rencontrons un obstacle praxéologique par t icul ièrement dur. Si, comme nous l'avons vu, le savoir stratégique ne trouve pas sa fin en soi, dans la concupiscence de l'intellect et dans l'exaltation de la connaissance pure, mais dans l'accroissement des pouvoirs de faire, ce pragmatisme avoué bute contre le caractère foncièrement singulier de toute action. Sa nature contingente est bien la princi- pale leçon de la généalogie de la stratégie. Elle nous fournit un donné positif : une multiplicité de situations conflictuelles ne se répétant pas; des générations de stratèges personnalisés dont la succession dans le temps historique et la coexistence dans l'espace géographique se manifestent par la production de stratégies individua- lisées. Les identifier et les connaître dans leurs modali- tés concrètes n'a d'intérêt, pour le praticien, que si

l'analyse permet de discerner, sous leurs formes histo- riques irrégulières, des parentés, des éléments perma- nents et des relations répétitives; en bref, des régulari- tés sur lesquelles le stratège actif puisse fonder sa pensée de l'agir, asseoir ses évaluations et procédures décisionnelles, quel que soit « le cas concret » qu'il doit traiter.

Pour le praticien, l 'enquête généalogique n'a d'inté- rêt que si l'analyse comparative des innombrables stra- tégies historiques permet de dévoiler les invariants que tout stratège, en quelque situation conflictuelle qu'il se trouve — le stratège quelconque —, doit poser en fon- dements, en noyau dur de sa pensée de l'agir. C'est là l'objet de la théorie. Ainsi a-t-elle tenté d'extraire, de l'histoire militaire, des principes de la guerre. Leur liste a pu varier, d'ailleurs très légèrement, selon les théori- ciens. Mais le chef militaire, même s'il les applique inconsciemment et s'ils ne garantissent pas le succès de ses opérations, ne saurait contrevenir à leurs prescrip- tions sans courir le risque d 'un échec. Si, selon Napo- léon, « la guerre est affaire de tact », le flair et l'imagina- tion créatrice ne s'exercent que dans le cadre d 'une stratégique.

II

De la guerre à la stratégie

G.C. : Depuis le début de notre entretien, vous utili- sez conjointement les notions de guerre et de stratégie comme si, quoique distinctes, elles étaient interchan- geables, équivalentes dans votre propos.

L.P. : Il est temps, en effet, de dissiper ce flou concep- tuel que je me suis autorisé par commodité rhéto- rique... Je rappellerai d'abord que mon propos se borne à la fonction et aux manifestations de la violence armée — dite « violence organisée » — dans la vie des sociétés et dans les relations de coexistence entre les entités socio-politiques. J'écarte donc, pour le moment, toutes les extensions sémantiques que connaît aujourd'hui le concept de stratégie : du domaine de l'action militaire, où il trouvait son sens originel, on l'a transposé, souvent sans mesure, à d'autres domaines de l'activité humaine. Mais, dans le domaine militaire même, le concept de stratégie a changé de sens dans la mesure où ses corréla- tions usuelles avec celui de guerre ont elles-mêmes évo- lué. C'est précisément pour annoncer ce fait d'évolu- tion que j'utilisais indifféremment les deux concepts dans un même énoncé.

Lorsque nous évoquons les manifestations concrètes de la violence armée, nous les associons immédiate- ment, par une sorte de pente mentale, à une idée fami- lière et claire : celle de guerre, « lutte armée et san-

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