le discours de l'École sur les textes || l'envers du texte

25
Armand Colin L'ENVERS DU TEXTE Author(s): Pierre Kuentz Source: Littérature, No. 7, LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES (OCTOBRE 1972), pp. 3- 26 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704290 . Accessed: 15/06/2014 09:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Upload: pierre-kuentz

Post on 24-Jan-2017

223 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

Armand Colin

L'ENVERS DU TEXTEAuthor(s): Pierre KuentzSource: Littérature, No. 7, LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES (OCTOBRE 1972), pp. 3-26Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704290 .

Accessed: 15/06/2014 09:01

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

.

Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 2: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

Pierre Kuentz, Paris VIII.

L'ENVERS DU TEXTE

0.1. L'origine du texte . « Au commencement était le texte... ». Pour la critique qui se donne pour nouvelle comme pour la classique « explication de texte », cette formule semble énoncer un postulat de base. Elle dit, en fait, le mythe des origines, indispensable à la genèse de la notion même de « littérature ». Cette existence inconditionnelle du texte, nous semble-t-il, ne peut être affirmée que par l'occultation des conditions de production, de distribution et de consommation de l'objet littéraire; mystique des « grands textes inaltérables » ou exaltation de Y « écriture », elle suppose un passage par le sacré.

« La littérature », telle qu'elle se présente aujourd'hui, s'est constituée par la réunion sous une même dénomination de pratiques hétérogènes. C'est à la fin du xvine siècle seulement que le commerce des textes a pris la forme que nous lui connaissons et qui apparaît liée à la fois à une étape, datable, du développement de la civilisation du livre support matériel de la diffusion du texte, et à la mise en place de l'institution scolaire sous sa forme napoléonienne.

C'est le discours qui s'est institué ainsi sur les textes que l'on se pro- pose d'analyser. Une telle étude devrait, assurément, tenir compte des deux facteurs que nous venons d'indiquer, mais il nous a semblé possible, dans le cadre de ce numéro, de privilégier le discours de l'école, à partir duquel se constitue, en fait, pour la plupart des usagers, la notion de « littérature ». En l'analysant on rencontre nécessairement, on le verra, plusieurs des problèmes posés par l'intervention du facteur éditorial car, par le manuel notamment, il se situe, au carrefour où se croisent pratique commerciale et commerce intellectuel.

0.2. Texte et reste. Le manuel est un étrange caravansérail. Sa cohérence est illusoire; elle tient à l'organisation hiérarchique de ses niveaux dis- cursifs. C'est par un effet du mythe du texte-origine que les « extraits » choisis se subordonnent un « reste » qui pourra être traité comme un simple résidu.

La lecture qui est proposée ici repose sur le refus d'une telle partition des énoncés du manuel, qui les répartirait en un « envers » et un « endroit »

3

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 3: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

du discours. Négliger cet envers du texte serait, en effet, négliger l'essentiel. Ce qui restera, on le sait sans se l'avouer, quand l'élève aura, comme il se doit « tout oublié », ce sera précisément la figure dessinée par ces discours donnés pour secondaires, la notion qui permet de faire coexister, dans l'espace organisé par le manuel, tous ces discours hétérogènes, la notion de « littérature ».

De la pièce qui se joue ainsi, le scénario s'effacera, mais la mise en scène et l'appareil scénique n'en subsisteront que mieux pour déterminer le rôle des acteurs sociaux, en délimitant un domaine des a belles-lettres ». C'est sur ce processus scénographique que portera notre analyse. C'est dire que le propos de ce numéro exclut toute intention polémique à l'égard des « auteurs » des manuels examinés. Le discours qui se déploie dans cet espace est un discours obligé; l'institution dans laquelle il se produit impose, sans jamais les expliciter, les règles du jeu selon lesquelles peut et doit se jouer la partie.

0.3 . La formation discursive du manuel . C'est par la combinaison d'un cer- tain nombre de réseaux de discours que le recueil de morceaux choisis détermine, comme son point de fuite illusoire, la notion de « littérarité ». Il nous faut parcourir ces réseaux dans leur diversité et leur hétérogénéité, en traitant le manuel comme l'épicentre d'une formation discursive.

Cette formation sera décrite ici comme l'intersection de deux réseaux explicites et d'un réseau implicite : réseau des « textes », réseau des « notes », réseau des « exercices ».

Nous analyserons d'abord (1.) le système des extraits; c'est à ce niveau que se jouent les opérations d'occultation les plus importantes; dire que l'ensemble des « morceaux choisis » constitue un réseau discursif dont on peut déterminer les règles de production, c'est déjà remettre en question le mythe de l'origine, en faisant apparaître le « texte » comme un produit. Nous étudierons ensuite (2.) les diverses modalités du discours donné comme secondaire : notes proprement dites, questionnaires, textes de présentation, etc. Mais l'analyse comportera également l'examen d'un troisième niveau, qui n'est pas directement attesté dans le manuel (3.), celui où s'élabore un discours qui se donne comme une réponse aux deux pratiques discursives explicites, l'ensemble des exercices auxquels le texte sert de prétexte. L'existence de ce troisième niveau souligne le caractère fictif de la « cohérence » de la formation que nous étudions. Aussi serons- nous amenés à examiner rapidement, dans une dernière partie (4.), le « sens » de cette incohérence.

1. La production du texte.

1.1.0. Le conditionnement du lisible . Ce qui se donne comme un texte est, en fait, une citation , c'est-à-dire le produit d'une activité déterminée, obtenu au terme d'un certain nombre d'opérations d'élaboration. Les objets de consommation ainsi proposés résultent d'une pratique que l'on peut, en acceptant, on le verra, ce déplacement métaphorique, assimiler au « conditionnement » commercial d'un objet de consommation. Il s'agit de mettre sur le marché littéraire - lui-même produit par cette produc-

4

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 4: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

tion - des produits normalisés, aseptisés, un lisible répondant à la demande d'une certaine « lecture », un conditionnement qui conditionne, en réalité, la « demande » elle-même. L'emballage, ici, n'est pas un embal- lage perdu mais bien un emballage caché. Ce qu'il est destiné à dissimuler, c'est l'opération de neutralisation elle-même, qui donne l'apparence de neutralité.

Le principe de la citation, c'est la désénonciation des énoncés, c'est- à-dire l'ensemble des procédés qui tendent à détacher l'énoncé de ses conditions d'énonciation.

1.1.1 . La mise en « pages ». En les inscrivant dans l'espace du recueil, 1' « auteur » du manuel fait subir aux énoncés destinés à devenir des « textes » une homogénéisation qui en fait l'objet standardisé de la lec- ture, la page. L'univers de la « littérature », c'est la collection des « plus belles pages ». Ce n'est qu'au terme d'une chaîne complexe d'opérations que ce conditionnement est achevé.

Il faut d'abord, pour obtenir ce résultat, un certain nombre d'arti- fices typographiques destinés à effacer les aspects matériels de la produc- tion littéraire, pour ramener tous les énoncés à un mode ď « édition » unique. Tout doit se passer, en effet, comme s'ils appartenaient tous de plein droit au seul univers que connaisse le manuel, celui du livre imprimé, industriellement produit à prix modéré et diffusé massivement par un réseau commercial dont les agents de l'institution scolaire sont eux-mêmes tributaires. La Chanson de Roland , la comédie de Molière, la correspon- dance de Flaubert, le cadavre exquis se trouvent ainsi alignés dans un espace indifférencié d'où se trouvent exclues comme non pertinentes toutes les questions qui concernent le mode de diffusion, le type de lec- ture, le type de public, le statut de 1' « homme de lettres ». Pour le manuel il n'y a pas d'histoire du livre, puisque la communication s'accomplit tou- jours sans aucune médiation.

La « page » est un objet maniable et immédiatement accessible. Le « texte » est toujours déjà là. C'est ainsi que les questions de format, par exemple, sont escamotées. Sans doute le discours latéral fera-t-il remarquer la différence entre le « portatif » de Voltaire et les in-folio de Y Encyclopédie. Mais pour l'usager du manuel, une page est une page, poids pour poids. Il faudrait que l'élève essaie de consulter effectivement l'En- cyclopédie - ce dont le manuel le « dispense » - pour s'apercevoir qu'elle est réservée à une élite de « chercheurs » ou de « bibliophiles » et pour se poser la question de son degré d'accessibilité au xvine siècle. La « litté- rature », c'est la disponibilité du livre sur le « marché ». Pour qui veut rencontrer « nos classiques », il suffit d'un peu de bonne volonté et de goût.

Aussi bien tout est-il fait pour faciliter cette «rencontre». Les énoncés sont soumis à une toilette typographique et orthographique destinée à les rapprocher du lecteur. On peut le voir sur l'exemple de la tragédie raci- nienne.

Tous les textes disponibles - y compris les éditions dites savantes - donnent un état « amélioré » du texte. Orthographe et ponctuation sont systématiquement « normalisées » en vertu d'une conception « logique » - jamais explicitée - de l'inscription de l'énoncé sur la page. Racine ne

5

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 5: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

pouvait qu' « avoir de l'orthographe », puisqu'il appartient de droit à ce monde de la culture où l'orthographe est une valeur éternelle. Qu'en serait-il de nos « classiques » s'il fallait admettre qu'ils ne peuvent fournir un texte de dictée! Est-il opportun de faire savoir que le code orthogra- phique sur lequel nous vivons et nous sélectionnons est une création récente de la société industrielle? Il en va de même de la ponctuation, traitée comme un épiphénomène. Elle ne reflète pas, nous dit-on, les « intentions » de 1' « auteur », puisqu'elle est le fait d'une corporation subal- terne, celle des imprimeurs, dont le lien avec la « littérature » n'est que circonstanciel. Il est vrai que le maintien des normes de ponctuation de l'époque classique rendrait plus difficile la lecture aseptisée qui réduit la tragédie - dont les énoncés sont, eux aussi, transformés en citations - à une analyse psychologique de portée universelle. Est-il opportun de rappeler à l'élève les conditions de déclamation que requiert la scène du xviie siècle?

1.1.2. La « traduction ». Pour assurer le contact immédiat entre 1' « homme du xxe siècle » et les « belles pages du passé », une deuxième opération est nécessaire. Les énoncés destinés à devenir « textes » sont soumis à une véritable traduction.

C'est un phénomène qui s'observe fort bien sur les textes « classiques » du xviie siècle. Racine peignant l'homme de tous les temps, il devient non seulement possible mais indispensable de faire apparaître le discours de la tragédie racinienne comme un discours universel en effaçant, aussi discrètement que possible, les traits, posés comme circonstanciels, où se marque sa différence, notamment sa différence linguistique. Certes, on ne le traduit pas aussi ostensiblement que l'on traduit les énoncés de la « littérature » médiévale ou antique. Mais l'opération n'en est que plus insidieuse. Les particularités de la langue de la tragédie classique sont constamment traitées comme des « écarts » par rapport à un français abs- trait et universel. Le discours des notes - on y reviendra - contribue à effacer cette distance par une liste de corrections ponctuelles tendant à donner l'illusion que ce qui ne fait pas l'objet d'une note appartient à la norme intemporelle de la langue, que l'on est censé enseigner ainsi par une « lente imprégnation », sans l'enseigner jamais.

Ces « citations » sont tout au plus des reproductions de l'original, au sens photographique du terme. Leur neutralité est bien celle que confère la chambre noire : figées dans une éternité illusoire, isolées par un cadrage artificiel, ramenées à un format uniforme, soumises à une unique loi de perspective, elles miment l'objectivité. Aussi trouvent-elles tout naturellement leur place dans l'album du musée imaginaire.

1.1.3. Le musée imaginaire du manuel. Ainsi traités, les textes, en effet, ont maintenant un statut uniforme, celui de Y objet de musée. Comme les « objets d'art » de l'idéalisme esthétisant d'A. Malraux, ils se soumettent à la loi du conservateur. Ils figurent désormais dans le sous-verre de la vitrine et ils sont devenus suffisamment imaginaires pour pouvoir se réduire à ces représentations intemporelles et « utopiques ».

Telle est la condition pour que puissent coexister, dans l'espace inco-

6

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 6: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

lore et plat du manuel, comme des « clichés » maniables pour l'explica- tion » ces énoncés pourtant inconciliables : une chanson de Jaufré Rudel - traduite bien entendu, puisque la littérature d'oc est intégrable sans problème dans la tradition française, et traduite, nécessairement, en prose - isolée de son milieu musical et versée sans scrupule au domaine de l'imprimé, un article de Y Encyclopédie, détaché du système de renvois qui le situe par rapport au tableau général des connaissances et par rapport à l'ensemble des autres articles, séparé de l'ordre alphabétique selon lequel il fonctionne dans un état déterminé des techniques de production et de diffusion du savoir, un fragment de lettre à Sophie Volland, un sonnet de Baudelaire, traité comme un poème isolé, un extrait de YEsprit des Lois et... cinq ou six ratons laveurs. Qu'importe ici leur lieu de production et d'efficace, le type de relation spécifique qu'institue chacun de ces énoncés, dans une forme donnée de la production et des rapports établis entre récepteur et émetteur. Ils peuvent s'organiser en cortège parce qu'ils ont été alignés sans plus dans le schéma universel de la « bonne communi- cation ».

Le professeur déplorera sans doute, chez ses disciples, le retour mono- tone de la formule rituelle : « l'auteur nous dit que ». Il s'en irrite parce qu'elle dit trop ouvertement la vérité du système dans lequel elle est proférée. C'est le conditionnement des textes dans le manuel qui conduit l'élève à considérer tous ces énoncés mis à plat dans l'espace homogène du recueil de morceaux choisis comme des fragments de l'objet « littérature » : ils se réduisent pour lui aux « messages » pathétiques ou philosophiques d'un « auteur » à un « lecteur », au tête-à-tête immédiat de deux « hommes de tous les temps et de tous les pays »1

1.2.0 . Le cadrage . La toilette du texte ne se limite pas, cependant, aux opérations d'homogénéisation et de traduction. La réduction aux normes de F « explication » justifie matériellement un découpage dont les effets sont complexes et profonds. Le « morceau choisi » suppose des procédures de morcellement qui conduisent à des opérations de « coupure », à plusieurs niveaux de la chaîne de production. 1.2.1. La censure du corps. La nécessité de choisir - et aussi celle de régler les dimensions du « morceau » - justifie une censure discrète, qui recourt rarement aux points de suspension. Son effet le plus immédiat est l'occultation du corps.

Sous sa forme la plus voyante, elle élimine le « scatologique » et 1' « obscène », selon une définition toute moderne de ces catégories, faus- sant complètement la perspective des siècles antérieurs au triomphe de la bourgeoisie. Il serait utile, sans doute, d'étudier les règles et l'évolution d'un système de tabou dont l'importance et la permanence se mesurent à la violence exercée aujourd'hui à l'égard des enseignants qui osent l'en- freindre. Mais notre propos étant ici de faire apparaître le lien de ce comportement avec la mise en place du dispositif scénique de la « litté- rarité », nous insisterons surla procédure plus que sur son résultat. S'il est vrai que le monde des manuels du premier cycle est asexué, les manuels du secondaire - qui continuent, certes, à exclure Sade ou Crébillon fils - tolèrent le sexe à condition qu'il soit spiritualisé. Car ce qu'il faut écarter,

7

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 7: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

c'est le corporel : l'effacement du corps est la condition de l'existence litté- raire. Entre Lucile et René - on le verra dans l'article de Deljurie - l'inceste peut être évoqué, mais comme « liaison spirituelle ». Baudelaire - on en verra des exemples dans l'article de R. Fayolle - trouvera après quelques hésitations, sa place dans l'univers des morceaux choisis : il a su faire de la boue du désir l'or pur de la poésie!

Cet effacement du corps est en fait un cas particulier de l'occultation du corps matériel de l'énoncé. Il n'assure pas la protection des mineurs contre les « laideurs » du monde réel - on sait que cinéma et publicité sont « envahis par le sexe » - il leur apprend à distinguer laideur et beauté en leur fournissant, sous les espèces de la littérature, le viatique de l'art, « un des plus puissants moyens qui soient de rendre [la vie] supportable 1 ».

Au principe de cette opération et des opérations similaires se trouve le processus de 1' « extraction ».

1.2.2 . V « extraction ». La notion d'extrait impose, en effet, un modèle du « texte », à la fois moule et module. Pour pouvoir être « texte », il faut que l'énoncé obéisse à des normes qui éliminent sans procès les énoncés non conformes aux exigences du genre de l'explication de « texte ». Il y a un explicable comme il y a un « lisible ». Le « texte » par excellence est le texte prêt à expliquer, comme il y a, dans le domaine du vêtement, un prêt à porter I

C'est ainsi que le système exclura d'emblée, sur des critères de lon- gueur d'énoncé, les « maximes ». Si La Rochefoucauld occupe néanmoins une place au panthéon des manuels cela tient moins sans doute à sa qualité de « classique » qu'à celle d'auteur de sujets de dissertation. La Bruyère, au contraire, doit une bonne part de sa fortune scolaire à la concordance remarquable entre un écrit produit comme un recueil de « pièces détachées » et les exigences de calibrage et de cadrage du recueil de morceaux choisis.

Le système de sélection ainsi institué permet de rejeter tous les énoncés qui ne sont pas susceptibles de fournir des textes à l'explication : « obscurité » du Coup de dés , caractère, « non-littéraire » du tract et de l'affiche.

Mais cette sélection apparemment formelle sert de support à une censure plus subtile et plus radicale. Un cadrage judicieux des « extraits » permet d'engager sans le dire une lecture. Il existe une sorte d'accord tacite entre les auteurs de manuels dans le choix des passages pertinents d'un « auteur ». Il se constitue, comme le montre l'article de J. F. Deljurie sur l'exemple de René , une sorte de vulgate pour chaque « œuvre ». Le mécanisme est particulièrement visible dans les œuvres dont l'interpréta- tion politique peut passer pour dangereuse : dans le Discours sur V Iné- galité, les manuels concentrent leurs opérations d'extraction sur la pre- mière partie, la plus générale, évitant soigneusement la deuxième partie où semble se dessiner une théorie de la lutte des classes.

Mais cette censure politique n'est que la forme la plus sensible de la censure par extraction; elle ne tient pas compte du rôle - essentiel -

1. Rapport de l'agrégation de Lettres modernes hommes 1970, p. 5.

8

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 8: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

du rouage idéologique. Si, dans les Châtiments , par exemple, eux-mêmes réduits à la portion congrue, les recueils écartent les textes les plus violents, c'est moins pour leur contenu politique immédiat que pour séparer, dans l'œuvre de V. Hugo, 1' « explicable », c'est-à-dire le « litté- raire », du « polémique ». On retiendra les textes qui « annoncent déjà » la Légende des Siècles, ceux où « le souffle épique vient soutenir l'indigna- tion généreuse ». Ce sont là des valeurs universelles : la littérature, c'est l'épopée et il serait fâcheux que l'élève confondît l'art avec ce qui n'est que polémique de circonstance. Faut-il lui montrer comment Hugo s'en- canaille? Si la littérature c'est l'inaltérable, on ne la saisira pas sur des énoncés aussi déplorablement circonstanciels. De Pascal, mieux vaut retenir les Pensées - autre produit de l'édition! - que les Provinciales , de Voltaire l'Essai sur les Mœurs que YÊloge de saint Cucufin!

C'est à ce niveau syntaxique plutôt que sémantique qu'opère l'idéolo- gie. Il s'agit, en fait, d'instituer un type déterminé de relation entre texte et contexte.

1.2.3. Extrait et essence. Ce qui justifie le recours à la citation, c'est un axiome sous-jacent àia constitution des recueils de morceaux choisis, celui de la pars totalis , selon lequel toute partie d'une « totalité spirituelle » - telle doit être l'œuvre « littéraire » - est expression du tout, de telle sorte que - ex pede Herculem - l'examen scrupuleux d'un « morceau » dispense une connaissance de l'ensemble organique, en dispensant ainsi du parcours exhaustif de cet ensemble.

Cet axiome n'interdit pas, certes, d'affirmer une scansion particulière de cette totalité, qui détermine une alternance de temps forts et de temps faibles. Ainsi le « choix » n'est pas arbitraire; on sélectionnera les « bons morceaux », ceux qui, mieux que d'autres, reflètent le centre. On reconnaît ici cet « etymon spirituel » de l'œuvre tel qu'il est conçu par Spitzer, dans lequel s'est volontiers reconnue une critique qui croyait, par la « stylis- tique », renouveler son champ et ses méthodes d'investigation. L'œuvre peut ainsi apparaître comme la combinaison d'îlots de plénitude, les pages immortelles et d'un tissu interstitiel plus lâche, à la limite négli- geable. Les morceaux choisis réduisent la littérature à l'essentiel, car ils réunissent les passages qui contiennent l'essence de chaque œuvre. C'est à cette propriété qu'ils doivent de naturaliser l'opposition du fond et de la forme. Dans les « textes » se concentre le « message » de l'œuvre tout entière. Fioles précieuses qui seront étiquetées et rangées dans la cave du connaisseur.

Il s'agit là de la mise en place d'une relation fondamentale du discours du manuel, l'opposition entre « texte » et « non-texte », sur laquelle nous aurons à revenir (2.2.). Il nous faut achever cependant l'examen des procédures de production de l'objet-texte en prenant en considération les opérations de constitution du « canon du lisible » et de « montage », qui assurent la coexistence des textes dans l'architecture du recueil.

1.3.1. La « canonisation ». Il s'agit ici du système des règles qui trient, parmi les énoncés, ceux qui deviendront inaltérables. C'est là un phéno- mène analogue à celui de la constitution de la vulgate interne d'une œuvre,

9

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 9: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

évoqué en 1.2.2. Mais la manœuvre est particulièrement visible dans l'établissement du canon des « auteurs ». G. Raillard étudie, ici même, les conditions d'accession au canon pour les auteurs récents.

Ici encore, c'est moins dans la démarche sémantique que dans la démar- che syntaxique que se loge la charge idéologique. Sans doute n'est-il pas indifférent que tel ou tel auteur soit exclu de toutes les listes. L'absence de Gassendi ou d'Holbach, de Sade ou de Pottier n'est pas un effet du hasard. Mais l'essentiel du processus se situe ailleurs. Les limites de la canonisation sont variables, comme le montre l'exemple de Baudelaire étudié par R. Fayolle; il y a une histoire du canon et des degrés dans la béatification. Mais ce qui importe ici ce n'est pas le tracé de la limite mais son traçage, c'est-à-dire le geste même qui sépare « auteurs » et « non- auteurs » instituant ainsi la différence entre le consommable et le non- consommable, le sacré et le profane.

Diderot appartient au monde des lettres, non d'Holbach, Molière et non Gassendi, Stendhal et non Cabanis, en vertu d'une frontière qui se donne pour naturelle; celle qui sépare domaine « littéraire » et domaine « philosophique ». De même pourront être exclus ainsi, ou réduits à la portion congrue de la partie la plus « littéraire » de leur œuvre les « savants » : grammairiens comme Dumarsais, Beauzée ou Saussure, chimistes, comme Lavoisier - dont aucun élève n'aura l'occasion de lire le beau discours préliminaire au Traité de Chimie , naturalistes comme Buffon, réduit au rôle de fournisseur de modèles de rédaction. Les mêmes règles prouveront leur efficacité en permettant d'écarter les écrivains politiques : orateurs révo- lutionnaires et journalistes fourniront certes dans les manuels récents de l'enseignement secondaire quelques échantillons de leur « talent », mais il est à craindre que le temps ne consacre pas ces pages en leur reconnaissant le statut de pages éternelles!

Car le temps joue ici un rôle essentiel. Il permet de poser le processus de canonisation comme un processus naturel, que l'auteur du manuel se borne à enregistrer. C'est lui, en définitive, qui sélectionne les « bons auteurs » par une sorte de sédimentation qui élimine les auteurs secon- daires pour ne laisser émerger que les « phares ». De cette conception naturaliste de la canonisation on trouve une formulation remarquable dans un ouvrage récent 2 dont l'auteur découvre avec surprise que « les grands auteurs classiques retenus à l'époque hellénistique sont déjà ceux qui figurent dans nos programmes », par un étonnement qui n'est pas sans rappeler celui de ce personnage imaginé par Lichtenberg, qui s'émer- veillait que les chats eussent des trous dans leur peau à l'emplacement même de leurs yeux!

La fonction de la canonisation, c'est la constitution de l'univers de la « littérature ». Cet univers, on le voit, est celui de Y anthologie. Le manuel est « Trésor des Lettres », comme l'affiche une des collections diffusées dans les classes. Ces fleurs choisies, il faut assurer leur coexis- tence dans l'espace du manuel. C'est l'objet des opérations de montage. 1.3.2. Le montage des extraits. Cette organisation des textes entre eux constitue une sorte de soutien implicite du discours latéral que nous étu-

2. A. Mareuil, Littérature et jeunesse d'aujourd'hui, Paris 1971, p. 49.

10

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 10: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

dierons dans la deuxième partie. Il faut néanmoins en examiner le fonc- tionnement, car elle joue un rôle important dans la mise en place de la notion de « littérature ».

Le montage offre, dans une immédiateté sans contrôle, une pério- disation « naturelle » de l'histoire littéraire. Toutes les collections se sou- mettent au principe de la répartition par siècles . Sans doute subsiste-t-il un certain flottement pour les auteurs qui ont le tort de se situer sur les « charnières », surtout quand s'y ajoute la plaisanterie d'un centenaire comme Fontenelle, qui se rit des « générations ». Mais chacun trouve, en gros, sa place comme son rang, sauf les auteurs « de transition », qui risquent fort de se voir traiter en auteurs transitoires. C'est sur une de ces lignes de passage que se situe, par exemple, la Révolution de 1789; est-ce ainsi qu'il faut expliquer l'étrange oubli dans lequel sont tombés les « textes » qu'elle a produits, notamment les écrits de tous les « idéo- logues »?

Mais cette répartition ne résulte pas d'une décision théorique des auteurs de ces recueils. Elle est inscrite dans l'articulation des programmes scolaires. C'est qu'ici apparaît de façon particulièrement claire le rôle décisif de l'institution dans la constitution d'une pratique discursive. Par l'organisation même du « cursus » - disposition apparemment neutre et purement pédagogique - l'école impose une périodisation arbitraire dont les conséquences sont d'un grand poids idéologique.

On passe d'un siècle à un autre comme on passe de seconde en pre- mière. On a beau jeu alors de se gausser de l'élève qui croit faire une découverte - mais le croit-il? - en écrivant sagement que « peu à peu l'homme du xvne siècle devient l'homme du xvnie siècle »I Est-ce bien lui qui le dit? N'a-t-il pas appris qu'il faut, en effet, passer du manuel du xvne siècle à celui du xvine?

Le manuel projette sur l'histoire le reflet du cursus dans lequel il s'insère et 1'« histoire de la littérature » ne peut apparaître que comme une image de la progression homogène et continue du cours des études. La « littérature » aura ainsi des enfances médiévales, une plénitude classique, une décadence, inévitable. Comment s'étonner, alors, que les anges gar- diens de cet humanisme institutionnel s'obstinent à exiger des enseignants le respect de cet « ordre » chronologique qui fait lire aux plus jeunes élèves les textes les plus éloignés du monde où ils vivent et les plus difficiles du fait de leur distance linguistique? Ce qui doit être enseigné, c'est une certaine conception de l'histoire qui en fait une école de résignation.

Au-delà de ce compartimentage grossier, la disposition des textes dans les morceaux choisis obéit à des lois plus subtiles, celles qui super- posent à cette histoire sommaire une géographie des lettres. Il se dessine ainsi une carte de la littérature qui n'est pas sans analogie avec cette « carte de Tendre » à laquelle les manuels ont assuré le succès littéraire que l'on sait. Des « courants » se dessinent, des « écoles » se constituent, un système variable de « précurseurs », de « marginaux » ou d'« attardés », qui permet de donner une apparence d'ordre dans le rangement des textes. Le xvne siècle fournit ici l'exemple remarquable d'une notion entièrement forgée en milieu scolaire, celle de préciosité. Dans LM, malgré le souci affiché de chronologie, se trouvent rassemblés dans un chapitre,

11

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 11: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

le deuxième du manuel consacré à ce « siècle », sous le titre de Précieux et Burlesques , Voiture (1640 env.), YAstrée (1607-1624), Mlle de Scudéry (1649-1653), puis, toujours dans 1'« ordre » du manuel, Scarron et Cyrano de Bergerac I Le seul sens de ce regroupement arbitraire se trouve dans le concept artificiel de « classicisme », qui permet de situer ces « écarts » comme des écarts. Dans la collection B, c'est comme deux « tentations » rejetées par 1'« esprit classique » qu'apparaîtront « préciosité », représentée ici par Balzac et Voiture et « burlesque », regroupant Saint-Amant et Scarron 1 Toute une théorie de la littérature est inscrite, on le voit, dans ces montages, mais une théorie qui ne s'avoue pas, puisqu'elle se dissimule sous l'aspect d'un « bon ordre », lui-même présenté comme l'enregistre- ment d'une chronologie.

Ces montages assurent un effet supplémentaire de neutralisation en permettant aux morceaux choisis de se compenser les uns les autres. Racine répond à Corneille comme Voltaire à Rousseau dans ces diptyques immobiles d'où ressort toujours la justesse du juste milieu. Il faut de tout pour faire le monde des lettres, pour en faire cette retraite ouatée où aucun éclat ne tire à conséquence. Dans ce royaume irénique, l'action n'existe pas, il n'est pas nécessaire, ici, de prendre parti. Avrai dire, il est même déconseillé de le faire, comme le dit une des règles d'or de la dissertation : nul n'a jamais ni tout à fait tort, ni tout à fait raison. La neutralisation s'achève ainsi dans une apparente neutralité. Le consommateur de textes, Dieu soit loué, est immunisé contre la violence des énoncés! 1.3.3 . Le mithridate. Au terme de ces opérations de conditionnement, il devient possible, en effet, de mettre entre toutes les mains les énoncés les plus subversifs. Le canon peut s'étendre pourvu que le principe de la canonisation soit sauf, pourvu que le recueil n'admette que des énoncés aptes à entrer dans le musée imaginaire.

Ainsi s'explique, pour une part, le paradoxe apparent d'un enseigne- ment qui offre aux élèves, au lieu des exempla moraux de l'éducation antique, les poèmes inquiétants de Baudelaire, de Lautréamont ou d'Ar- taud. En milieu stérile, à dose habilement fractionnée, par des synergies savantes, en définitive, ils vaccinent? Les auteurs de manuel sont des marchands de mithridate. La pratique de la « littérature » peut s'insérer à sa place parmi les rites d'initiation de l'adolescence. Dans le milieu arti- ficiel de l'école la « littérature » constitue une sorte de parc national. Elle joue, effectivement, un rôle de diversion analogue. Les yeux du public ne voient que l'opération de protection du patrimoine national et cepen- dant que les regards se trouvent éblouis de ces prestiges, à la périphérie du parc qui n'est en fait créé que pour produire cette périphérie, la spé- culation dresse ses chantiers.

C'est en fonction de son envers qu'est planté le décor du « texte ». Aussi est-ce le discours qui se tient dans les coulisses de cette scène qui doit être maintenant exploré. II. Le discours secondaire. 2.1. Le titrage. Détaché de sa formation discursive, devenu objet de musée, séparé, isolé, le « texte » a besoin d'un support, d'un socle. Il va être serti dans un discours qui assure sa présentation.

12

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 12: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

Apparemment simple commodité pédagogique, le titrage des extraits répond, en réalité, à une nécessité vitale pour le manuel. Il permet de dissimuler en la compensant la désénonciation des énoncés.

L'élève ne s'y trompe pas, qui prend au sérieux les titres de son recueil et, ici encore, sa pratique dit la vérité de l'opération par laquelle se cons- titue l'univers des morceaux choisis, alors que le discours magistral tend constamment à la dissimuler. D'une manière absurde en apparence, l'élève écrira, par exemple, pour citer le passage qu'il connaît du Neveu de Rameau : « Diderot, dans « Un singulier personnage... » Il traite ainsi le titre produit par son recueil - LM en l'occurrence - comme le nom propre de l'œuvre. Mais, dans le système où le situe le manuel, peut-il voir autre chose dans l'écrivain que l'homme qui écrit des morceaux choisis, comme il voit dans le poète un homme qui écrit des « récitations »?

Cet exergue obligatoire peut se présenter de deux façons : il peut être une création du discours du manuel ou une phrase empruntée à l'extrait. Dans les deux cas il joue d'abord, évidemment, un rôle de repère : il permet de citer l'extrait dans la dissertation, d'y faire référence : éti- quette dont il est naturel que l'élève fasse un usage d'étiquetage. Mais cette fonction, qui s'inscrit dans les extraordinaires tables des matières des manuels, n'est que la forme de surface de deux fonctions fondamen- tales.

Par la mise en exergue d'une phrase du texte (phrase initiale, phrase finale, phrase centrale, il serait intéressant, sans doute d'étudier son emplacement selon les types de textes et de découpages) s'achève le processus de production des extraits. Le titre est un extrait d'extrait, c'est-à-dire une quintessence de l'œuvre. Il est le résultat suprême de la distillation de l'énoncé : l'élève reçoit ainsi de la main même de l'a auteur » la vérité de son « message ». Grâce à cette opération d'abstraction l'oubli n'atteindra pas ce reste qui constitue la culture : « une tête bien faite... », « science sans conscience... », « ô temps... », « levez-vous vite... », « sonnez, sonnez toujours... », ... le bon élève est celui qui peut compléter ces frag- ments d'énoncés. Au jeu radiophonique dont nos examens sont une forme institutionnalisée il touchera sa récompense!

Le titre de fabrication pédagogique, lui, remplit une fonction quelque peu différente. Elle l'apparente au « chapeau » en petits caractères qui précède « normalement » le texte. Aussi l'examinera-t-on en même temps que cet autre aspect du discours du manuel. 2.2. Le « chapeau ». Les extraits sont précédés, en effet, d'un court texte de présentation qui affiche, par sa typographie discrète, son carac- tère subordonné. Ce discours préliminaire est censé « situer » le passage dans l'œuvre sur laquelle il a été prélevé, substitut du contexte omis.

En fait, ces énoncés orientent nécessairement la lecture du « texte » et déterminent son mode de réception. Ils remplissent à son égard un rôle analogue à celui que R. Barthes assigne au discours qui accompagne l'image publicitaire, un rôle d'ancrage3, ils indiquent le bon niveau de perception et guident ainsi l'explication. On verra tout à l'heure (3.3.) qu'ils entretiennent une relation privilégiée avec le « questionnaire »

3. R. Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications , n° 4, p. 44.

13

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 13: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

qui suit l'extrait, car ils fournissent les bonnes réponses à certaines des questions qu'il pose.

Dans le système établi par le manuel, cette opération d'ancrage est, évidemment, inévitable; il n'est pas de présentation neutre. Aussi ne s'agit-il pas ici d'opposer à cet ancrage idéologiquement marqué un ancrage « innocent »I C'est le principe même de l'extraction qui est en jeu. Ce qui est posé par l'existence de ce discours, c'est la différence entre deux modalités du discours qui fonctionne dans l'ensemble des exercices « scolaires-littéraires ». Il pose la différence, mais en même temps l'homogénéité fondamentale du « texte » et du « résumé », opposant ainsi une lecture ralentie et exhaustive (celle que l'on accorde à l'énoncé traité comme « texte ») et une lecture rapide, résumante (celle dont il offre lui-même le modèle). L'existence de cette double allure de lecture est explicitée par les instructions officielles, qui recommandent, à côté de la traditionnelle explication, une lecture cursive des « œuvres » où l'on se contentera de résumer le message de l'auteur.

Cette distinction est capitale, car elle oppose un discours sans style, un énoncé « non littéraire », celui des rhapsodes du manuel et un discours « poétique », celui du « texte » qui lui, a « du style », c'est-à-dire ce supplé- ment délicieux et coûteux. Comment l'élève ne penserait-il pas alors que le « style », et le langage en général, ne sont que le vêtement des pensées» Dans cette conception, il est deux modes d'apparition pour l'énoncé : en expansion et en contraction. Ce qui se trouve posé ainsi, par la pra- tique du manuel, c'est un axiome qui commande tous les exercices « litté- raires », comme on peut le voir dans les opérations de contraction, de rédaction et de dissertation (3.1. et 3.2.).

2.3 . L'appareil des notes. Le dispositif typographique du manuel cerne de toutes parts le morceau choisi. Précédé de son chapeau, avec son ques- tionnaire en arrière-garde, la page est escortée d'un apparat complexe de notes diverses. La complexité de ce cadre est liée, on le remarquera, aux progrès techniques de la production du livre; le manuel scolaire enregistre, nous y reviendrons à l'occasion de son décor photographique (2.5.) tous les progrès du système éditorial auquel, on l'a vu, son destin est étroitement lié.

Ce discours latéral combine, en réalité, plusieurs pratiques hétéro- gènes. Les énoncés qui sont réunis dans cet espace ne sont pas émis selon un mode d'émission unique, bien que le système des notes les présente dans un même plan. Ni leur statut linguistique, ni leur type de relation au texte ne sont homogènes. Trois opérations distinctes au moins se réalisent dans ce réseau.

2.3.1. La note fournit un complément d'information, destiné à assurer l'intelligibilité immédiate du texte; sous forme de paraphrase ou de défi- nition, elle complète la procédure de traduction (1.1.2.) en dispensant du recours aux instruments lexicographiques. Ceux-ci se trouvent fictivement intégrés au manuel et lui permettent de fonctionner en « livre unique » (cf. 2.6.). Il en résulte que seuls les morceaux qui ont été choisis et traités sont effectivement lisibles; livré à lui-même, le lecteur n'aura

14

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 14: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

pas accès aux instruments nécessaires à l'interprétation des ouvrages du passé. On s'étonne de l'inaptitude de tant d'adultes à manier un dic- tionnaire et de la confiance aveugle faite à l'information qu'il véhicule. C'est que tout a été fait pour épargner à l'élève ce type de travail. Un dictionnaire figure, certes, dans la liste des ouvrages recommandés; il n'est jamais pratiqué et l'idée s'implante, en effet, que tous les diction- naires se valent, n'étant que des avatars d'un dictionnaire idéal, qui dit, comme la note, la vérité des mots. Seuls les hellénistes et les latinistes emportent de l'école une connaissance approximative des problèmes lexicographiques. Pour les autres est escamoté le travail du sens; c'est là, sans doute, que trouve son aliment le postulat de la bi-univocité du signifié et du signifiant : la note fournit « le » sens; elle désambiguïse systématiquement les énoncés retenus comme « textes » et immunise ainsi contre l'angoisse que provoquerait la découverte de la vacillation du sens dans les discours.

2.3.2. Elle participe d'autre part à la fonction d'ancrage du chapeau (cf. 2.2.). Par le commentaire dont elle accompagne le texte, elle guide la lecture en indiquant discrètement, aux points sensibles, le bon niveau de perception. Par son caractère anonyme, elle suggère constamment l'existence d'une « bonne » lecture, objective. Comme telle, elle se charge souvent de fournir la bonne réponse aux interrogations du questionnaire, contribuant ainsi au fonctionnement tautologique du livre unique.

Ce commentaire perpétuel se présente souvent comme un contrepoint au texte; il fournit des extraits supplémentaires, empruntés à l'œuvre ou à l'auteur.

2.3.3. Enfin, et de façon assez paradoxale, le discours des notes comporte un stock important de questions. Elles apparaissent pour la plupart du temps sous forme d'ordres exprimés à l'infinitif, souvent par un «montrer que », où la fonction directive de la question se manifeste sans fard. La coexistence de ces questions latérales et des questions en post-scriptum que nous allons étudier en 2.4. semble poser le problème de leur loi de répartition. Il serait intéressant de tenter de l'établir par l'analyse de quelques ensembles précis, mais on se contentera de noter ici les effets produits par l'organisation même de ce type d'énoncé, c'est-à-dire par la corrélation dans un même réseau des trois niveaux que nous venons d'indiquer.

Les trois fonctions se combinent, en effet, selon une confusion qui n'est pas sans dessein. L'émission sur un seul réseau de « renseignements » aussi différents tend à l'assimilation de démarches hétérogènes. L'usa- ger du manuel sera tenté de les confondre dans la pratique unifiée d'un discours que sa discrétion donne pour un simple discours de service. La coexistence dans cet espace du bas de page et dans ce caractère typogra- phique réduit du renseignement importé du dictionnaire, donné pour neutre, et du commentaire confère à l'intervention anonyme de l'auteur du manuel l'authenticité d'un discours innocent : il s'agit là de remarques « objectives ». Le recours à l'interrogation agit dans la même perspective : ces questions à réponse implicite et à réponse unique suggèrent tout

15

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 15: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

naturellement l'existence d'un bon sens du texte, d'un sens unique que le bon élève « devine » et sur lequel l'accord est immédiat. Sans être jamais explicitement posée, l'univocité du texte est constamment suggérée.

2.4 . Le questionnaire. Le questionnaire ne figure pas sous forme auto- nome dans tous les manuels, mais il achève si parfaitement le réseau dis- cursif de ce type d'ouvrage que le succès de certaines collections sur le marché scolaire s'explique, sans doute, pour une bonne part par le degré d'élaboration qu'y atteint cette pratique.

Il remplit, en effet, dans le processus scénographique que nous essayons de mettre au jour, une fonction essentielle; il définit l'attitude que doit adopter le consommateur à l'égard du produit-texte. Il déter- mine le mode de consommation du morceau choisi, en imposant un certain « habitus » littéraire.

Il arrive que la forme de la question détermine ostensiblement la réponse. C'est le cas des pseudo-interrogations par « montrer que... » que nous avons rencontrées dans les notes. Mais ces procédures peu discrètes sont relativement rares dans le questionnaire proprement dit. Son rôle est de poser la problématique du commentaire. La réponse, alors, peut être « libre », ce qui ne l'est pas, c'est la position de la question; peu importe la solution, un certain type de relation aux énoncés se trouve ainsi inculqué.

Par son existence obligée, le questionnaire produit ainsi un premier effet essentiel, qui est l'affirmation de la neutralité de la problématique . La mise en « questions » se présente comme un processus objectif; elle a pour but, en fait, d'éviter la mise en question par l'élève, de ce qui ne doit pas être mis en question, c'est-à-dire du statut « littéraire » du « texte » et du caractère pédagogique qu'il présente. Sa présence contribue notamment à mettre l'enseigné en position d'enseigné, en lui imposant le « besoin d'être enseigné ». Il désarme ainsi d'emblée toute approche non conforme.

Ce qu'il enseigne d'autre part, sans avouer qu'il l'enseigne, c'est le primat de l'auteur. Les questions orientent la quête de l'élève vers les intentions du producteur de l'énoncé et font apparaître la procédure de lecture comme un tête-à-tête obtenu à partir d'un tête-à-texte.

Les notions qui sont ainsi proposées sous le couvert de l'innocence de l'interrogation sont délibérément psychologiques : le lecteur est invité à se préoccuper, on l'a vu, de la psychologie de l'auteur; on orientera égale- ment son attention vers la psychologie des « personnages », traités comme des êtres réels. Cet aspect important de la procédure de lecture inculquée à l'élève est étudié en détail dans ce numéro par F. Rastier. Les questions, enfin, se préoccupent constamment de la psychologie du lecteur. L'appel constant au jugement « moral » et surtout à la « sensibilité » du jeune lec- teur est caractéristique de la démarche qui se trouve ainsi imposée. La pratique du questionnaire fait apparaître le domaine du « littéraire » comme le domaine du sentiment. Aussi bien la conduite qui se trouve constamment suggérée au consommateur du texte est-elle une conduite de jouissance : il s'agit d'apprendre à « goûter » ces fruits exquis de l'acti- vité culturelle d'une élite raffinée. Loin de soumettre les énoncés à l'inves- tigation de l'esprit critique, on cherche, par des procédés dont nous avons

16

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 16: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

plusieurs fois ici esquissé l'analyse, à effacer toute distance, pour annuler le regard critique au bénéfice de ce « contact » épidermique qui se donne pour le dernier mot de la pratique de la littérature. Il n'est pas certain que les tentatives « modernes » d'enseignement de la poésie échappent à cette tendance; certaines d'entre elles semblent renchérir sur cette orientation « sensible ».

L'attitude adoptée par le questionnaire à l'égard de la forme litté- raire complète parfaitement ce comportement. L'ordre adopté dans la présentation des questions tend à faire du style un simple supplément , que l'on prend en considération après l'analyse du « message ». Ce qu'on demande à l'élève, dans cette dernière question, c'est de vérifier comment l'auteur a su « exprimer », « rendre par des moyens choisis », « extério- riser » des a intentions » qui préexistent à leur élaboration formelle et que le commentateur est censé connaître, on ne sait trop par quelle voie! Conditionné par le questionnaire, l'élève aura appris une conception du style qui ne lui servira, en fait, qu'à se conformer aux exigences des concours de recrutement de l'enseignement 4.

2.5 . L'illustration. Le progrès technique de l'édition a imposé, depuis une vingtaine d'années, un nouvel élément que son mode d'emploi permet de considérer comme discursif. Il s'agit de l'illustration du manuel. Son importance peut se mesurer au succès durable de la collection qui a su en exploiter d'emblée les virtualités.

Le livre de classe achève ici sa fonction de musée imaginaire. L'illus- tration répond à la citation; elle présente l'œuvre peinte, photographiée et réduite au format du livre, maniable et homogénéisée, en dehors de toute considération sur ses conditions de production et de consommation, comme homogène à l'œuvre littéraire qu'elle « illustre ». Toutes deux appartiennent de plein droit au domaine universel de 1'« art », objet d'une appropriation individuelle immédiate, obtenue par simple contact. Il suffît de la montrer pour qu'elle produise ses effets. Réduite, en fait, au message qu'elle véhicule, elle devient elle-même, par son insertion dans le milieu des morceaux choisis, un morceau de choix, saisissable par simple imprégnation, en dehors de toute spécificité : portail ou fresque, retable ou tableau de chevalet, tout se trouve aligné dans le même espace abstrait que les « textes ».

Ce recours à l'illustration « artistique » remplit ainsi deux fonctions. D'une part il dispense d'une véritable initiation à la consommation des œuvres plastiques en diffusant le mythe de leur accessibilité immédiate et il impose la vision d'une histoire totalisante où toutes les variétés de l'activité « artistique » peuvent apparaître comme des réalisations d'une même totalité : les différents arts ne sont plus que les reflets diversifiés d'une même « réalité » « objective ».

D'autre part, par le recours aux portraits des « auteurs » et à la pré- sentation de leurs « demeures », il renforce la vision biographique qui se déploie dans l'ensemble des discours latéraux et il diffuse cette conception décorative de la culture qui s'exprime dans ces activités privilégiées de

4. P. Kuentz, « Rapports », Langue française , n° 14, p. 45-46.

17

LITTÉRATURE N° 7 2

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 17: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

notre société industrielle : le tourisme culturel (« sur les traces de Chateau- briand, de Paris à Jérusalem ») et le jeu radiophonique.

Le mécanisme s'est étendu à la présentation externe du manuel et la collection B accomplit l'évolution qui fait de l'œuvre littéraire cet objet luxueux que doit être l'œuvre d'art ou, plus exactement, ce simu- lacre de luxe réalisé industriellement, en reproduisant pour chaque « siècle » une reliure d'« époque »!

La « légende »de ces illustration sassure leur bon fonctionnement en les insérant dans le discours du manuel et en organisant leur lecture univoque.

2.6. Le « livre unique ». L'une des originalités du recueil de morceaux choisis dans sa forme actuelle est de combiner en un seul ouvrage des fonctions qui ont été, durant une assez longue période, réparties en deux manuels distincts; il est à la fois recueil de textes et manuel d'histoire littéraire.

Il s'agit là d'un aboutissement remarquable du système. Le livre unique - Bible - rassemble en lui tous les éléments nécessaires à une certaine formation « littéraire ». On est en présence d'une entreprise encyclopédique! Le manuel est construit, en somme, à l'image du grand magasin : le consommateur peut trouver sur place tous les produits finis dont il a besoin pour assimiler ce qu'il faut de « littérature » pour faire bonne figure dans l'existence.

La fréquentation d'un tel manuel dispense de toute autre lecture. On a vu tout à l'heure comment le jeu des notes rend inutile le recours aux dictionnaires. Le livre unique dispense, de la même façon, de la consulta- tion des autres livres. Aucune bibliographie n'est ici nécessaire : le musée imaginaire offre une bibliothèque idéale qui permet, par sa diffusion massive d'éviter les investissements peu rentables des bibliothèques sco- laires. De l'univers totalitaire qu'il constitue, l'élève n'a jamais à sortir et le manuel réalise ainsi une nouvelle version, transportable et expor- table, de la clôture de l'univers scolaire. Robinson de cette île littéraire, l'élève trouvera immédiatement tout ce qui est nécessaire à sa subsis- tance... scolaire. Aussi le livre « « classique » est-il l'anti-poche, comme il l'affiche dans le luxe croissant de sa présentation.

L'histoire de la littérature qu'il intègre fournit un discours continu dans lequel s'enchâssent les « textes ». Il ne saurait, bien sûr, être question d'analyser dans le cadre de cet article la conception de la « littérature » qui s'exprime ainsi. Deux points, cependant, doivent être mis en évidence, car ils concernent le mode de consommation des « textes ».

L'univers qui se trouve ainsi institué est centré sur la notion d'« au- teur », comme l'affichent, dans leurs titres, plusieurs collections. Le rôle de la biographie est ici essentiel. La pratique de la biographie tend à présenter l'écrivain comme un acteur qui s'offre à une pratique d'iden- tification sur une autre scène que celle où évolue le commun des hommes. Délégué aux positions extrêmes, il joue un rôle d'alibi aux médiocrités quotidiennes. Aussi son statut est-il proche de celui de la vedette , comme le soulignent les présentations « modernes ». Les amours de George Sand lui permettent de remplir, dans la vente de l'essence, la même fonction pro- motionnelle qu'Astérix et la pin-up.

18

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 18: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

Mais l'aspect le plus important de cette « histoire de la littérature » intégrée dans le manuel est l'inculcation d'une certaine notion de l'his- toire, résolument événementielle. Le défilé des textes est ordonné, on l'a vu, selon une « chronologie » dont le caractère artificiel n'est jamais indiqué et qui impose une conception quasi biologique de l'histoire : les auteurs s'engendrent les uns les autres selon un schéma généalogique impeccable que régit la grande loi des « sources ». Précurseur ou disciple, attardé ou novateur, chacun y trouve sa « place ».

La fonction essentielle de ce discours est classificatrice. Aussi l'image du grand magasin peut-elle être reprise ici : pour l'auteur de manuel, le grand problème est celui de l'organisation de ses rayons.

III. Le discours tertiaire.

3.0. Le redoublement du manuel. Le discours sur les textes ne se limite pas aux deux ensembles que nous avons considérés jusqu'ici, « morceaux choisis » et « contexte ». Il se présente également, dans ce milieu scolaire qui est son lieu d'émergence, comme « cours » de l'enseignant et comme « exercice » de l'enseigné et, au-delà de ce milieu, sous la forme du discours « critique », de la « prière d'insérer », de la conférence, du jeu radiopho- nique, etc. C'est que les frontières d'une formation discursive ne sont pas des frontières naturelles; elles doivent être tracées pour déterminer un champ de recherche spécifique.

Les liens qui unissent les réseaux que nous avons étudiés en 1. et en 2. avec des systèmes discursifs qui ne sont pas représentés dans le « livre unique » sont trop évidents - nous y avons insisté à diverses reprises - pour qu'on puisse se dispenser ici d'analyser les discours pro- duits dans le milieu de l'école. Leur intersection avec le discours du manuel laisse d'ailleurs des traces dans le livre lui-même, sous forme de « sujets de dissertation » ou de « rédaction », qu'il lui arrive de suggérer et surtout dans l'invitation à une réponse que proposent les questions insérées dans le tissu du commentaire; l'explication de texte est le produit du recueil, sa finalité.

Il n'est pas possible, cependant, d'engager ici une analyse détaillée de ce discours induit. Son fonctionnement ne pourrait être décrit sans référence à l'institution au sein de laquelle il est produit : système des sanctions (discipline, notation, examens), topographie de ses conditions d'émergence (« emploi du temps », espace de la « copie », etc.). Aussi nous limiterons-nous aux remarques qui concernent le plus directement la formation discursive que nous avons analysée jusqu'à présent, celle du manuel.

Ce discours latéral ne s'explique, en effet, que par les relations qu'il entretient avec les énoncés rassemblés dans le livre unique. Il en constitue un redoublement.

3.1.0. La répétition. La forme la plus élémentaire de ce redoublement est la répétition du texte dans la dictée, la lecture et la récitation. Ces exercices maintiennent dans notre pratique pédagogique des parties apparemment déchues de l'ancien appareil de la rhétorique; alors que rédaction et disser-

19

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 19: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

tation concernent Y « invention » et la « disposition », les exercices répéti- tifs sont des témoins de la « prononciation » et de la « mémoire ».

S. 1.1. Le récitable. La «littérature » n'est pas seulement l'ensemble de l'explicable; elle est d'abord le « récitable » et le « dictable ». La mesure du découpage de l'extrait destiné à l'explication coïncide avec le calibrage de la dictée et de la récitation.

A une société qui a renoncé au magasin des proverbes et qui a perdu ses lieux communs moraux, récitation et dictée fournissent un univers de lieux culturels. Thiers le savait bien, qui disait, dans le débat sur la loi Falloux, avec une franchise qui a bien disparu : « Les belles lettres seront toujours pour moi les bonnes lettres... Quand la religion est affaiblie en un pays, la morale s'appuie avant tout sur les grands exemples que donne l'exemple du passé 5. » Récitation et dictée sont chargées d'inculquer dis- crètement, sous couleur d'apprentissage de l'orthographe et d'entraîne- ment de la mémoire, ce qu'il faut pour « meubler » l'esprit et lester le futur adulte de son bagage idéologique.

3.1.2. L'identification. Par la « lecture », d'autre part, se trouve confirmée la religion du texte. L'explication est, on le sait, le parcours qui s'ac- complit entre une première lecture - « neutre » - et la « lecture expres- sive », qui en est la fin. Elle accomplit, en effet, le commentaire en cher- chant à faire entendre la voix même de l'écrivain. La répétition culmine ici dans une première forme d'imitation où se réalise la coïncidence avec l'auteur-star, forme suprême de la communication littéraire : communion. Ainsi se trouve confirmée une « critique » fondée sur l'identification, la participation, terme naturel des opérations d'effacement de la distance que nous avons enregistrées dans le processus de constitution du recueil.

3.1.3. L'expansion-contraction. Une troisième forme de redoublement du texte se réalise dans les manœuvres d'expansion de la paraphrase - à laquelle se réduit le plus souvent l'explication - et de réduction de la « contraction de texte ». Elles ont été évoquées déjà en 2.2. à propos du rapport établi entre texte et « chapeau »; aussi se contentera-t-on ici de rappeler qu'elles sont fondées sur l'assimilation du texte à un « message » de l'auteur. Leur phrase de base est, dans les deux cas : « l'auteur nous dit que... ». Certes, sous cette forme naïve et démystifiante, elle n'appartient qu'à la pratique de l'élève, chez qui on la condamne. Mais en fait, elle dit la vérité d'une situation de communication qui interdit de voir dans le langage autre chose que l'instrument constamment neutralisable de la transmission d'une information.

3.2. L'imitation. Avec l'exercice de « rédaction », le processus d'imitation change de niveau. Le redoublement du texte demeure explicite dans le pastiche , héritier du thème d'imitation; il s'agit alors de produire un texte nouveau par la reproduction de fragments empruntés à un ou plusieurs

5. A. Thiers, « Débats de la commission extraparlementaire nommée par M. de Fal- loux »; cité par C. Grignon, L'Ordre des choses , Paris 1971, p. 51.

20

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 20: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

textes antérieurs. Mais, sous sa forme « libre », la rédaction n'est qu'une variation sur cette forme de base : les énoncés qui la composent sont empruntés à la « littérarité » diffuse qui a présidé à la constitution du corpus du manuel.

Elle contribue ainsi à instituer chez l'élève une tradition du double dis- cours. Il produit, dans son travail scolaire, des énoncés pseudo-littéraires, mais ces énoncés constituent un secteur autonome, enkysté dans son discours quotidien. La pratique de la rédaction est fondée sur un postulat d'unité de la langue qui, refusant de reconnaître la validité des divers niveaux de production linguistique, dispense d'un enseignement de la langue vivante contemporaine sous le prétexte que celle-ci n'est qu'une variante abâtardie de la « vraie » langue, la langue littéraire telle que la définit le purisme le plus étriqué. Aussi le « bon élève » de rédaction est-il, en général, incapable de reproduire oralement le discours qu'il a composé par écrit, mais incapable également de produire des énoncés non littéraires corrects, puisque le seul modèle qui ait fait l'objet d'un enseignement est le modèle qui se donne pour « littéraire ». C'est ailleurs qu'à l'école qu'il apprend la langue de la conversation et de la discussion, dans une école parallèle où jouent librement les inégalités sociales.

3.3. Le bon usage du manuel. Mais c'est dans la dissertation et dans l'ex- plication en forme de dissertation que le discours de réponse induit par le manuel se déploie. Si le « texte » est un pôle essentiel de cet univers, la dissertation constitue un pôle secondaire non négligeable. C'est entre elle et le texte que se tisse l'espace de la « littérature ».

Il s'agit là d'un jeu dont les règles réelles ne sont jamais explicitées; les mettre en lumière enlèverait à l'exercice une de ses vertus essentielles, en l'empêchant de fonctionner comme instrument de sélection des sujets capables de se « débrouiller », c'est-à-dire de se conformer aux règles non écrites du système social qui les forme. C'est le bon usage du manuel qui distingue de l'élève médiocre l'élève brillant. Mérite le succès celui qui a su conformer sa pratique à cette vérité dissimulée par les propos humanistes : la dissertation est présente tout entière dans le livre unique, mais dispersée entre les divers réseaux qui le constituent. Le principe de l'exercice est dans le réarrangement syntagmatique des unités déjà élaborées dans le manuel, selon une technique de bricolage. Le livre répond, en fait, à toutes les questions qu'il pose : en combinant habilement chapeaux, introductions, notes, pseudo-questions, légendes des illustrations, etc. il est possible de réaliser à bon compte la tâche imposée à l'élève. La clôture de cet univers joue à plein; le cercle est fermé. La dissertation est dans le livre et il suffit de parler selon le livre, de parler comme le livre où toute vérité sur la littérature a déjà trouvé sa formulation.

3.4. Le livre du maître. Ce discours du livre s'accomplit dans le livre du maître, complément nécessaire de toute « collection », mais complément secret, puisque « cet exemplaire est exclusivement réservé à MM. les pro- fesseurs. La vente en est interdite 6 ».

6. Collection Lagarde et Michard, XVIIIe siècle , Documents.

21

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 21: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

Cette exclusivité mérite qu'on s'y arrête. On voit que la commerciali- sation trouve ici sa limite. Mettre sur le marché le discours-réponse enlève- rait évidemment toute efficace au jeu de devinette par lequel la dissertation se dissimule dans le recueil. Elle assure donc et figure la différence entre le niveau magistral et le niveau scolaire.

Certes, le livre du maître ne fournit pas le « cours » lui-même. La plu- part des auteurs de ces compilations insistent sur le caractère non exem- plaire des performances qu'ils proposent à leurs collègues. Leur ambition est de compléter leur documentation. Ils fournissent ainsi à bon compte à l'enseignant les éléments qui assurent la supériorité de sa position par rapport à l'enseigné. Ce qui se révèle ainsi c'est que, malgré les apparences, le livre unique ne dit pas tout ce qu'il pourrait dire; l'enseignant a droit à un supplément d'information qui le place d'emblée en position de déten- teur d'un « savoir » qui surplombe celui de l'élève. De même que dans l'enseignement du grec et du latin il a seul droit à la traduction et, dans le cas des « phrases détachées », à la connaissance du contexte, il a droit à cet horizon culturel dont le manuel n'explicite qu'une portion congrue.

Par son existence, on le voit, le livre du maître démystifie le thème du contact immédiat du tête-à-texte. La relation duelle de l'élève à l'au- teur dissimule une combinaison triangulaire. Le tiers actant anonyme, qui ne comparait pas sur la scène littéraire, c'est le système social dans lequel s'insère le discours sur les textes. Le nommer, c'est faire apparaître l'enjeu.

IV. L'enjeu. 4.1 . Le jeu et V enjeu. Sommes-nous parvenus ainsi aux frontières de la formation discursive que nous analysons?

Cette question, qui est celle du caractère exhaustif d'une démarche qui se donne pour descriptive, appartient elle-même à cette formation : effet du postulat de « lecture immanente », elle suppose l'existence natu- relle de la clôture de l'univers textuel, en le posant comme une totalité homogène.

Y répondre serait admettre que l'analyse qui a été menée jusqu'ici et celles qui constituent ce numéro font partie, elles aussi, de cette configura- tion. Or c'est la mise en question de cette clôture qui est l'objet de notre propos. Le point de vue adopté n'est descriptif qu'en apparence : le carac- tère fictif de l'unité de l'ensemble de pratiques dont le manuel est l'épi- centre a été mis constamment en évidence et il n'a pu l'être que par la négation du centre mythique que se donne, avec la notion de « texte », le discours « littéraire ». Nous avons constamment traité le livre unique non pas comme une totalité dont il s'agissait de retrouver la loi d'organisa- tion mais comme un nœud dans un réseau de relations, en le faisant apparaître comme le carrefour de deux chaînes hétérogènes, celle de la série de l'enseignement et celle de la série de l'édition. Les limites du système analysé ne peuvent donc être déterminées de l'intérieur du sys- tème. L'enjeu ne peut se calculer à partir des règles du jeu, le « sens » de cette formation discursive ne peut se déduire par une simple lecture des- criptive.

22

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 22: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

4.2. Reflet ¡effet. Est-ce à dire qu'il va falloir abandonner la démarche obstinément syntaxique qui a été suivie jusqu'ici pour nous préoccuper du « sens » de ce système, pour tenter de définir le « texte » de la pièce, réalité dont cet ensemble de discours ne serait que le reflet »?

Admettre cette dernière notion serait se soumettre encore à la loi du système que nous analysons. L'enjeu n'est pas un « contenu » occupant le centre du jeu. De même, on a essayé de le montrer, que c'est l'entour du texte qui est la loi de production du texte, c'est la périphérie du discours qui délimite son « sens »; celui-ci ne se niche pas au cœur de l'énoncé; c'est sur ses bords qu'il se détermine, dans ses effets.

Une pratique discursive n'est pas un miroir réfléchissant, système optique dont il faudrait tenter d'établir la loi; c'est un mécanisme de production, non de reproduction. Sa valeur de vérité, ce sont ses produits. Aussi est-ce comme un rouage qu'il faut l'analyser, non comme une image du réel.

4.3. Analyse et décomposition. Si le discours des belles-lettres est en train de devenir lisible, c'est parce que ses limites sont devenues visibles. Mais ce n'est pas par une démarche intérieure à ce discours, par une « prise de conscience », qu'elles « se révèlent ». Ce qui les donne à voir, c'est une crise matérielle, celle qui a fait apparaître, sur le marché où ils écoulent leurs produits, les contradictions de la machine scolaire et de la machine culturelle. Si une telle analyse peut être entreprise aujourd'hui, c'est parce que ce type de discours est désormais délimité, « datable ». C'est sa décom- position qui rend possible son anatomie. Aussi ces contradictions ont-elles été plus tôt ressenties par les enseignés que par les enseignants, au débou- ché de la chaîne, là où son « sens » se manifeste dans ses effets. C'est de l'extérieur d'un système qui les exclut que les laissés-pour-compte en éprouvent la clôture et la limite. Parce qu'elle est une crise de surproduc- tion, la crise de l'enseignement met au jour les contradictions insurmon- tables entre forces et rapports de production.

4.4. « Littérature » et rapports de production. Les liens que nous avons constamment soulignés entre littérature et discours sur la littérature, enseignement de la littérature, diffusion de la littérature ne sont pas des liens circonstanciels. Il ne suffit donc pas de dire, avec R. Barthes : « La littérature est ce qui s'enseigne. Un point c'est tout 7. » La littérature, en fait, ne s'enseigne comme telle que depuis la révolution bourgeoise et la question qui se trouve ainsi posée est celle-ci : pourquoi cet enseigne- ment apparemment si peu rentable a-t-il été développé par une classe sou- cieuse plus que toute autre de rentabilité? Que produit-il donc sans dire qu'il le produit?

On ne peut, dans le cadre de cet article, qu'esquisser une réponse à cette question. Ce que devait produire cet enseignement à l'époque de sa plus grande efficace, c'étaient les rapports de production correspondant à cette étape nouvelle du développement des forces de production. Aussi

7. « L'enseignement de la littérature », Actes du Colloque de Cerizy , Paris 1971, communication de R. Barthes, p. 170.

23

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 23: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

ne s'agit-il pas de le situer relativement à des rapports dont il ne serait que le reflet « spirituel », mais bien de le situer dans ces rapports, dont il est un des supports. Sous couleur d'enseigner les belles-lettres ce que l'on enseigne en réalité, ce sont les bonnes manières, une manière d'être. Le professeur de lettres, dans cette perspective, est un professeur de maintien; il inculque un comportement social.

4.5. Le clivage . Le premier des effets de la notion moderne de littérature, c'est le clivage qu'elle produit entre « belles-lettres » et « sciences ». L'auto- nomisation du discours des lettres se réalise au moment où le développe- ment de la science va la faire intervenir comme force de production. C'est alors que la nécessité se fait sentir d'assurer la répartition de la population scolaire par l'institutionnalisation de la différence entre « litté- raires » et « scientifiques ». Cette opération est naturalisée dans la pratique scolaire à la faveur de la notion psychologiste d 'orientation.

Certes, ces vues très générales ne permettent pas de déterminer historiquement les étapes de ce processus. L'article de J.-Cl. Chevalier se présente comme une contribution à cette recherche indispensable. Mais la fonction de ce clivage peut se lire encore dans la pratique actuelle de notre enseignement, au moment où les dysfonctionnements font mieux apparaître la fonction.

Ce qui se trouve affirmé, c'est l'incompatibilité de la démarche scien- tifique et de la démarche littéraire. C'est ainsi, par exemple, que le dis- cours sur les textes refuse toute « méthode », comme on peut le voir au rejet obstiné de la linguistique par la tradition universitaire. A la violence de la réaction on peut juger de l'importance de l'enjeu!

C'est que ce clivage permet la mise en place de deux chaînes de mon- tage spécifiques, produisant d'une part le scientifique , technicien moyen, borné dans sa spécialité, indispensable au fonctionnement de la société industrielle et d'autre part le littéraire , caractérisé par son absence de qualification mais adaptable aux besoins en travailleurs sous-qualifiés du tertiaire dont cette société a besoin pour s'administrer. Une « élite » est prélevée sur cette chaîne pour assurer, par l'enseignement, la repro- duction du système. A ne souligner que cet aspect reproducteur on contri- buerait, cependant, à occulter les conditions réelles de la production.

La séparation des deux domaines permet également de laisser subsis- ter entre eux, comme un « no man's land », un domaine dit des sciences humaines , qui ne fait l'objet d'aucun enseignement au niveau du primaire et du secondaire, mais qui y est néanmoins fictivement représenté par les textes littéraires, qui jouent ici un rôle de tenant-lieu. Les allusions qu'ils permettent dispensent d'enseigner des sciences peu opportunes, comme la sociologie ou l'économie tout en enseignant, sans le dire, par une « lente imprégnation », des sciences rentables comme la psychologie.

La barrière qui sépare les deux domaines ne s'abaisse que pour le recrutement des cadres supérieurs de la nation, comme on peut le voir dans les concours des grandes écoles « scientifiques », qui préparent, en fait, à des carrières administratives : les exercices « littéraires » jouent alors ouvertement leur rôle sélectif : ils permettent de départager les ex-aequol

24

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 24: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

4.6.1. Le commerce des textes. Les effets essentiels, cependant, se pro- duisent dans le discours sur les textes. L'ensemble de pratiques que nous avons analysées tend à faire adopter, sans jamais les expliciter, les postures requises pour assurer - au meilleur régime - le fonctionnement du système social.

La nécessité de diversifier les rôles sociaux explique la différenciation de l'enseignement de la « littérature » selon les débouchés « naturels » prévus pour les usagers. Ce numéro, on le verra, ne tient compte que de la combinaison réalisée dans le réseau que Baudelot et Establet 8 appellent « secondaire-supérieur »; le réseau « primaire-professionnel » ne constitue pas de la même façon le canon des auteurs et ne répartit pas selon les mêmes principes ses pratiques discursives. C'est une autre analyse, aussi détaillée, qui serait ici nécessaire; l'article de R. Balibar en indique cer- tains traits; notamment la différence dans le modèle linguistique enseigné et la différence dans l'emploi de la « littérature ». L'analyse des relations des configurations scolaires avec l'ensemble des « mass media » reste à faire. Aussi ne peut-on risquer ici que quelques considérations très géné- rales sur la fonction idéologique de cet enseignement.

C'est sous la forme d'un modèle de langage que le discours sur les textes tend à s'imposer. Aussi n'est-il pas surprenant que l'on ait demandé, depuis quelques années, à la « science » linguistique de fournir une « théorie de la littérature ». On lui a emprunté, notamment sa théorie de la commu- nication et, plus récemment, la notion de « créativité », sans s'apercevoir, semble-t-il, que le modèle ainsi produit ne faisait que reproduire les mythes sous-jacents au discours littéraire. Tout au plus les produit-il au grand jour. Ce sont là des prêts qui ne sont que des rendus!

Le « schéma de la communication », présenté abusivement sous éti- quette linguistique, permet de se donner d'emblée les conditions d'implan- tation d'une scène où « auteur » et « lecteur » pourront tenir leurs rôles traditionnels.

Il s'agit, en fait - et c'est pourquoi il est désormais daté - d'un modèle de l'échange, et même du libre-échange. Derrière le « modèle » linguistique se dissimule un autre schéma, celui que disent les métaphores commerciales que nous avons rencontrées au cours de nos analyses. Dans cet échange immédiat et libre entre un producteur-exploitant et un consommateur-acheteur, dans ce tête-à-tête de deux sujets psychologiques, on reconnaît sans peine les grands mythes de l'économie « libérale ». Ce schéma purement circulatoire occulte le concept de travail producteur en faisant de l'œuvre littéraire le fruit exquis d'une germination du sens et en limitant le langage à un rôle d'intermédiaire transparent et neutre, monnaie abstraite facilitant les échanges.

Dans ce modèle vectoriel, la valeur « littérature » transite à sens unique du propriétaire-producteur au client. L'accent, certes, semble mis sur la notion d'auteur, c'est-à-dire sur la « créativité ». L'innéisme trouve ici son point d'ancrage idéologique et la linguistique apporte sa caution à l'humanisme traditionnel en contribuant au sauvetage du sujet

8. Baudelot et Establet, L'École capitaliste en France , Paris 1971.

25

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

Page 25: LE DISCOURS DE L'ÉCOLE SUR LES TEXTES || L'ENVERS DU TEXTE

autonome. Mais, en fait, ce privilège apparent de l'auteur n'est que l'en- vers du statut que l'on veut imposer au lecteur. Le principe des manœuvres de l'idéologie réside dans la fausse scansion, celle qui ne pose l'endroit que pour poser dans l'ombre son envers. Il semble que l'on s'efforce de promouvoir la consommation de la production littéraire; il s'agit, en réalité, d'assurer la production du consommateur . Le culte de l'auteur sert à déterminer le modèle du lecteur : on ne lit plus les « classiques », sitôt quittée la classe, mais on a appris un certain type de lecture. L'élève est devenu « public », spectateur désormais « docile » de la publicité et de sa variante officielle, 1'« information ». Le discours sur les textes produit ce consommateur « privé », pour qui l'œuvre d'art est un objet d'appro- priation individuelle et solitaire, le « client » idéal, celui qui « écoute ».

Ce qui est en jeu, on le voit, c'est bien la notion de « littérature ». La crise de l'enseignement de la littérature oblige à reconnaître que ce terme ne désigne qu'une configuration historique de pratiques discursives, qui s'est constituée tardivement et qui est en train de se défaire. Ni les Grecs ni les Latins, dont elle se réclame abusivement, ni le moyen âge, qu'elle tient prudemment à l'écart, ne s'y reconnaîtraient. Il s'agit d'un type particulier d'appropriation de l'œuvre d'art, lié aux conceptions de la bourgeoisie montante puis triomphante.

Aussi le modèle que nous avons essayé de reconstituer ici, par nos analyses, est-il un modèle périmé. On ne nomme que ce que l'on quitte! Il ne fonctionne plus, en fait, que dans les instances où le système s'auto- reproduit, dans les classes « préparatoires » et dans les concours, mais il pèse encore de tout son poids sur l'ensemble des examens terminaux.

Mais dans la pratique quotidienne de la classe, ce modèle ne mène plus qu'une existence fictive. Aussi la tâche des enseignants n'est-elle pas de chercher à l'améliorer pour tenter de lui permettre de survivre, mais de faire apparaître les contradictions d'un système scolaire qui, ayant cessé d'être fonctionnel, ne fonctionne plus réellement. La vraie question n'est donc pas celle du « que faire? », mais celle du « que faisons-nous sans dire que nous le faisons? ».

Le but des analyses proposées ici était de déterminer les points stra- tégiques où s'articule cet autre discours : refus de la sacralisation du texte, dont les mythes de la « littérarité » et de 1'« écriture » ne sont que des avatars produits par la décomposition du système, refus de la clôture de l'univers discursif du livre unique, refus de la tautologie du discours induit par le manuel, c'est-à-dire refus de toute autonomisation de l'uni- vers des lettres, corrélat de l'autonomisation de l'univers de l'école.

26

This content downloaded from 194.29.185.216 on Sun, 15 Jun 2014 09:01:24 AMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions