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N°156. Septembre 2014 Le mensuel de la littérature contemporaine LE MATRICULE DES ANGES 3’:HIKQRB=^U[UUZ:?a@l@f@g@k"; M 06719 - 156 - F: 6,00 E - RD Elisabeth Filhol Laurent Mauvignier Gabriel Josipovici Jean-Yves Jouannais Hedwige Jeanmart Lydie Salvayre Olivia Rosenthal Jean-Hubert Gailliot Stéphane Guibourgé Rentrée littéraire

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N°156. Septembre 2014

Le mensuel de la littérature contemporaine

LE MATRICULEDES ANGES3’:HIKQRB=^U[UUZ:?a@l@f@g@k";

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6719

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56

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00 E

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Elisabeth Filhol

Laurent Mauvignier

Gabriel Josipovici

Jean-Yves Jouannais

Hedwige Jeanmart

Lydie Salvayre

Olivia Rosenthal

Jean-Hubert Gailliot

Stéphane Guibourgé

Rentrée littéraire

cAmbourAkis• Don Carpenter Deux comédiens

chAndeigne• Mia Couto La Pluie ébahie

cherche midi (Éditions du)• Patrick Wald Lasowski La Terreur

christiAn bourgois editeur• Cécile Wajsbrot Totale éclipse• Linda Lê Œuvres Vives• Linda Lê Par ailleurs (exils)• Peter Stamm Tous les jours sontdes nuits

denoëL• Karl Ove Knausgaard Un hommeamoureux• Robert Charles Wilson LesDerniers Jours du paradis• Lidia Yuknavitch La Mécaniquedes fluides

diffÉrence (LA)• Tom Lanoye Troisièmes noces

diLettAnte (Le)• Hugo Ehrhard L’Automne des incompris

ÉoLiennes• René Daumal (Se dégager du scorpion imposé)

espAces 34• Philippe Malone Bien lotis• Patrick Kermann Le Jardin desreliques

ÉtoiLe des Limites• Christian Hubin Crans

fAyArd• Jean Védrines Morteparole• Stéphane Guibourgé Les Fils derien, les princes, les humiliés• Jean-Claude Perrier Comme desbarbares en Inde• Dominique Fabre Je t’emmèneraidanser chez Lavorel• Franck Maubert Visible la nuit• Thierry Beinstingel Faux nègres

finitude• Christian Estèbe Toutes les barquess’appellent Emma

fortunA editions• Rebecca Wengrow Trois quartsd’heure d’éternité

gAïA• Teodorescu Irina La Malédictiondu Bandit Moustachu• Herbjorg Wassmo Ces instants-là

gALAAde Éditions• Samir Naqqash Shlomo le Kurde

gALLimArd• Fabienne Jacob Mon âge• Selasi Taiye Le Ravissement des innocents• Joy Sorman La Peau de l’ours• Paul Valéry Lettres à Jean Voilier:Choix de lettres 1937-1945• Zeruya Shalev Ce qui reste de nosvies• Philippe Bordas Chant furieux• Nathalie Kuperman La Loi sauvage• Hedwige Jeanmart Blanès• Claire Messud La Femme d’en haut

gALLimArd ArbALète• Frederika Amalia FinkelsteinL’Oubli

gALLmeister• David Vann Dernier jour sur terre• David Vann Goat Mountain• Samuel W. Gailey Deep Winter

grAsset• Claudie Hunzinger La Langue desoiseaux• Edwidge Danticat Pour l’amour deClaire• Mathieu Riboulet, VéroniqueAubouy A la lecture• Dany Laferrière L’Art presqueperdu de ne rien faire

hermAnn• Collectif Pascal Quignard, littérature hors frontières

herne• Collectif Cahier Blanchot

incidence (de L’)• Brigitte Reimann Franziska Linkerhand

interVALLes• Michael Hirsch Notre-Dame desvents

isAbeLLe sAuVAge• Claire Le Cam L’Enfant (triste)

Jc LAttès• Marc Pondruel Le VoltigeurJoëLLe LosfeLd• Lise Benincà Des objets de rencon-tre : une saison chez Emmaüs

JuLLiArd• Jean-Luc Marty La Mer à courir• Fouad Laroui Les Tribulations dudernier Sijilmassi

LA bAconnière• Jean Roudaut Vu d’ici

LAnsmAn• Michel Bellier Les Filles aux mainsjaunes• Faustine Keoua-Leturmy Passepas, l’Homme !• Nicolas Turon A la Porte

LiAnA LeVi• Sebastian Rotella Le Chant du converti

mAurice nAdeAu• Pascaline Mourier-Casile Paulatoute seule

mercure de frAnce• Revah Anne Quitter Venise

mÉtAiLiÉ• John Burnside L’Eté des noyés• Fiston Mwanza Mujila Tram 83• Leonardo Padura Hérétiques

minuit (Éditions de)• Laurent Mauvignier Autour dumonde• Julia Deck Le Triangle d’hiver

noir sur bLAnc• Sophie Divry La Condition pavil-lonnaire• Gaëlle Josse Le Dernier gardiend’Ellis Island• Joanna Bator Le Mont-de-Sable

nouVeL AttiLA (Le) • Gauz Debout-Payé

oLiVier (L’)• Jean-Hubert Gailliot Le Soleil• Dominique Fabre Photos volées• Geneviève Brisac Dans les yeuxdes autres• Valérie Zenatti Jacob, Jacob

pAssAge du nord/ouest• Palmer Dexter Le Rêve du mouvement perpétuel

phÉbus• Nell Leyshon La Couleur du lait• Christian Chavassieux L’Affairedes vivants• Karel Schoeman Des voix parmi lesombres

poL• Pierre Patrolin L’Homme descendde la voiture• Emmanuel Carrère Le Royaume• Christine Montalbetti Plus rien queles vagues et le vent• Mathias Menegoz Karpathia

presses uniVersitAires derennes

• Christophe Roncato Kenneth White : Une œuvre-monde

QuidAm Éditeur• Gabriel Josipovici Goldberg : Vari-ations

rÉALgAr

• Christian Chavassieux La JoyeuseriVAges

• David Peace Rouge ou mort• Laurent Quintreau La Chimie destrajectoires • Assaf Gavron Les Innocents• Jake Lamar Postérité

robert LAffont• Romain Slocombe Avis à mon exécuteur

sAbine Wespieser• Yanick Lahens Bain de lune• Catherine Mavrikakis La Balladed’Ali Baba • Marion Richez L’Odeur du Minotaure • Robert Seethaler Le Tabac Tresniek

serge sAfrAn Éditeur• Béatrice Castaner Aymati• Elizarov Mikhail Les Ongles• Isabelle Minière Je suis très sensible

seuiL• Juan Gabriel VásquezLes Réputations • Antoine Volodine Terminus radieux• Lydie Salvayre Pas pleurer• Patrick Deville Viva• Dalibor Frioux Incident voyageurs• Marie-Claire Blais Aux Jardins desacacias

stock• Britta Böhler La Décision• Denis Michelis La Chance que tu as• Adrien Bosc Constellation• Christian Authier De chez nous• Christian Garcin Selon Vincent• Bilal Tanweer Le Monde n’a pasde fin

tAbLe ronde (LA)• Bruno Deniel-Laurent L’Idiot dupalais

tArAbuste• Jacques Moulin Comme un bruit dejardin• Elke de Rijcke Quarantaine

termitière• John Gould Fletcher Sable et Embruns

tertium• Pierre Belfond La Reconstructiondu mur de Berlin

thierry mAgnier• Wolfgang Herrndorf Sable

tripode (Le)• Robert Alexis L’Homme qui s’aime

Verdier• Laure des Accords L’Envoleuse• Luba Jurgenson Au lieu du péril• Michel Jullien Yparkho• Antonio Moresco La Petite Lumière

VerticALes• Ismaël Jude Dancing with myself

ViViAne hAmy• François Vallejo Fleur et sang• Gonçalo M. Tavares MonsieurSwedenborg et les investigationsgéometriques• Gonçalo M. Tavares Un Homme :Klaus Klump & la Machine deJoseph Walser

WombAt• Hideo Okuda Un Yakuza chez le psy

ZoÉ• Noëlle Revaz L’Infini livre• Pourtales (De)/Guy Journal de laGuerre 1914-1919

ZuLmA• R. K. Narayan Dans la chambreobscure• Benjamin Wood Le Complexed’Eden Bellwether • Jean-Marie Blas de Roblès L’Ile duPoint Némo

LIVRES REÇUS

• De(s)générations N°20• Psychanalyse N°30 (Du maudit au transcendant)• Vacarme N°68• Gare maririme 2014• La NRF N°609 (Que peut (encore)la littérature ?)• RBL, 2014 - 1 (Ilse Aichinger)• Quarto N°38 (Pierre Jean Jouve)• L’Etrangère N°35-36 (Théorie etpoétique du fragment)

10-18• Lynn Coady Un anniversaire surmesure• Lars Husum Mon ami Jésus• Thomas Vinau Ici ça va• David Bezmozgis Le Monde libre• Enrico Remmert Petit art de la fuite

Actes sud• Boris Le Roy Du sexe• Caroline de Mulder Bye Bye Elvis• Éric Vuillard Tristesse de la terre• Marc Biancarelli Orphelins de Dieu• Kaoutar Harchi A l’origine notrepère obscur• Olivier Py Excelsior

Age d’homme (L’)• Julien Bouissoux Une autre vieparfaite

ALbin micheL• Jean-Marie Chevrier Madame

ALLiA• Agustín Fernández Mallo Dans lesavions, l’horizon n’existe pas• Éric Chauvier Les Mots sans leschoses

ALLusifs (Les)• Willem Jan Otten Un homme parouï-dire

ALmA Éditeur• Thomas Vinau La Part des nuages

ApogÉe• Alain Le Beuze Archives de l’ombre

Arêtes (Les)• Astrid Cabral Allée/Alameda

ArgoL• David Lespiau Nous avions

ArLÉA• Laure Protat L’Indifférent

Arrière-pAys (L’)• Jean-Claude Pirotte A Saint-Légersuis réfugié

AsphALte• Paulo Lins Depuis que la samba estsamba

AteLier bAie• Antoine Beauchamp Poésième• Ludovic Pautier Ivoire brisée• Eric des Garets, Donatien GarnierMatch : Rugby et poésie

AteLier de L’AgneAu (L’)• Gaël Pietquin Rouge palpé

Au diAbLe VAuVert• John King White Trash

Autrement• Simon Van Booy Le plus beaupays du monde

bArtiLLAt• Virginie Reisz En retard• Edward Limonov Le Livre de l’eau

beLfond• Giovanni Arpino Giovanni le bien-heureux• Lionel Shriver Big Brother• Wally Lamb Nous sommes l’eau

buchet chAsteL• Marie-Hélène Lafon Joseph• Marie-Aimée Lebreton Cent septans• Sophie Van der Linden L’Incertitudede l’aube• Michel Laub Journal de la chute• Boris Fishman Une vie d’emprunt• Thierry Illouz La Nuit commencera

02 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

04 AGENDA

05STRATAGÈMES

06 REPÈRES

10 ÉDITEUR

12 THÉÂTRE

13 À LA FENÊTRE

17 PREMIERS ROMANS

19 DOMAINE FRANÇAIS

27 CHARLES ROBINSON

36 DOMAINE ÉTRANGER

45 TRADUCTION

46 POÉSIE

48 HISTOIRE LITTÉRAIRE

49 LES ÉGARÉS

50 INTEMPORELS

52 ZOOM

Dans le nouveau roman deJean-Hubert Gailliot, Le Soleil,on trouve cette scène : une

enfant qui assiste à une représenta-tion de marionnettes saisit qu’enréalité ce n’est pas le marionnettistequi agit sur ses créatures, mais aucontraire celles-ci qui dictent àl’homme les gestes qu’il doit faire.Sur les images de l’île de Sein, onaura vu un marionnettiste désem-paré : dégoulinant de pluie, notrePrésident commémoratif semblaitavoir perdu le lien entre ses marion-nettes et lui. Mais quelles marion-nettes ? Certainement pas nousautres, citoyens atterrés. Cela faitbelle lurette que nous ne sommesconviés à la grande comédie quecomme spectateurs. D’un spectacle

si misérable qu’aucun régisseur nesemble capable de fournir ne serait-ce qu’un parapluie au rôle principal(ou très secondaire). Comédie demarionnettes sans marionnettes : Ily aurait de quoi en rire, bien que çainciterait plutôt à pleurer.Face à l’indigence de ce qui nous estdonné à voir, à entendre et plus en-core à penser, on se surprend à rê-vasser à l’année 1936 en Espagnetelle que l’évoque Lydie Salvayredans son très beau Pas pleurer. Lesouffle libertaire et anarchiste for-mait alors le rêve d’une société nou-velle que communisme, fascisme etbourgeoisie frileuse se sont empres-sés de jeter au panier. Le contrasteest saisissant entre une pensée poli-tique et ce qui l’a remplacée au-

jourd’hui : une communication po-litique. Plus de pensée, plus de vi-sion, plus de rêve à partager. Unegestion de comptable imposée àtous pour favoriser la gestion de car-rière de quelques-uns.Déconnectés du monde qu’ils sontcensés modeler, nos hommes poli-tiques seraient bien inspirés de faireune pause dans leur mise en scènede la vacuité et de profiter de la ren-trée littéraire pour prendre connais-sance de la vie qui les entoure. Ras-surons-les : il y a cette année encorebien moins de nombrilisme dans leslivres que dans leur cabinet.Et pour l’heure, c’est le seul rayonde soleil qu’on voit pointer.Bonne rentrée !

Thierry Guichard

Waterproof

Sommaire # 156

40GABRIEL JOSIPOVICI

ENTRETIEN.- L’écrivain anglaisdresse un portrait émouvant de l’artisteet de ses contradictions.

Gauz, Anne Serre, Hanan el-Cheikh, Dorothée Zumstein,Isabelle Richard-Taillant, Luis Seabra, Leïla Slimani, PatrickWald Lasowski, Béatrice Castaner, Olivia Rosenthal, Jean-Marie Blas de Roblès, Stéphane Guibourgé, Éric Reinhardt,Lise Benincà, Pierre Patrolin, Linda Lê, Lydie Salvayre, Jean-Hubert Gailliot, Gianni Pirozzi, Luc Lang, Caroline deMulder, Catherine Mavrikakis, Patrick Deville, Julia Deck,Benjamin Wood, Samuel W. Gailey, Peter Stamm, SiriHustvedt, Leonardo Padura, Mikhaïl Elizarov, AdelleWaldman, Tom Lanoye, Tanikawa Shuntaro, AksiniaMihaylova, Robert Creeley, Patricia Cottron-Daubigné,Mescaline 55, Jean Prévost, Jean-François Louis Merlet, J. G.Ballard, Antonio Moresco, Luba Jurgenson.

INDEx

SEPTEMBRE 2014

20ELISABETH FILHOL

RENTRÉE LITTÉRAIRE.-L’auteure de La Centrale nousconfronte dans son nouveauroman au sort de salariés dontl’entreprise est en faillite. Unedouble inscription – humaine etterritoriale – qui donne à Bois II,au-delà du drame qu’il décrit, sonampleur poétique.

Couverture : Nicolas Douez

30LAURENT MAUVIGNIER

REGARDS CROISÉS.- Le romancierpropose une radiographie aléatoire d’unmonde frappé au cœur de ses certitudes.

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 03

08JEAN-YVES JOUANNAIS

COUP DE CŒUR.- Avec Les Barragesde sable, il croise à nouveau les originesguerrières de la littérature.

14HEDWIGE JEANMART

PREMIERS ROMANS.- Vertigineuxet débridé, Blanès arpente les bords del’abyme. En hommage à Bolaño.

© H

élèn

e Bam

berg

er/P

.O.L

Des rencontres, des débats, des animations. Et lethème de l’égalité comme fil rouge. Le festivallittéraire En première ligne organise sa 4e édition

les 21 et 22 septembre à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne),à l’Espace Robespierre. Une quarantaine d’écrivains,historiens ou philosophes sont attendus, parmi lesquelsJohn King (notre photo), Leonardo Padura, JacquesRancière, Lionel Salaün, Maylis de Kerangal, Sorj Cha-landon, Gérard Delteil. Un hommage sera rendu à JeanMalaquais.Trois questions à Jean-Charles Canu, cofon-dateur du festival.

Jean-Charles Canu, dans quelles conditions le festi-val En première ligne a été lancé ?

Je me suis longtemps occupé, avec Karima Rezig, du Salon du polar de Montigny-lès-Cor-meilles (Val-d’Oise) ; malheureusement la municipalité s’en est peu à peu désintéressée. Habi-tant moi-même Ivry-sur-Seine, nous avons alors rencontré les différents acteurs culturels de laville, dont le libraire d’Envie de lire. Il était partant pour penser le festival avec nous, à deuxconditions : 1. pas d’auteurs derrière leur table signant des livres ; 2. que la manifestation ex-plore les liens entre littérature et monde social. Donc pas seulement le polar. Une littérature quiserait une peinture de notre monde, et si possible une critique de ce monde-là. La programma-tion est transgenre : littérature blanche, essais, BD, théâtre, jeunesse, poésie également (en colla-boration avec la Biennale des poètes du Val-de-Marne). Avec une volonté d’inviter des auteursétrangers pour s’enrichir de regards extérieurs. Le budget, qui avoisine 30 000 e, est presque ex-clusivement consacré à l’invitation des auteurs .La première année, on avait accueilli quatre-vingts auteurs. C’était idiot. Beaucoup d’entre euxavaient été délaissés.Quand le festival est né, pour donner le ton, un comité de parrainage a été créé, constitué d’ar-tistes que l’on apprécie comme les écrivains Paco Ignacio Taïbo II, Eric Miles Williamson, le ci-néaste Ken Loach, les frères Dardenne… La notion d’engagement est importante pour nous.Sans paraître trop pompeux, lire est un chemin vers l’émancipation. Participer à un débat, c’estun acte de démocratisation des connaissances.

Comment se construit chaque édition ?On s’efforce d’articuler la programmation autour d’un thème. Il y eut au départ la représenta-tion du travail dans la littérature, puis la fraternité, le féminin pluriel. Cette année, c’est l’égalité.Le choix peut paraître consensuel… On avait commencé à travailler autour des utopies, mais lalittérature elle-même ne foisonne pas d’auteurs contemporains qui s’y intéressent.Les gouffres d’inégalités, justement, John King les a beaucoup décrits. Observateur de l’Angle-terre post-thatchérienne, il s’intéresse à cette frange d’un prolétariat en déshérence, fasciné par laviolence, l’alcool et le foot. Côté polar, nous recevrons par exemple le Grec Petros Markaris,également scénariste de Theo Angelopoulos, et l’Italien Gioacchino Criaco, sur fonds de criseéconomique et sociale.Lors des débats, on évoquera par exemple la Marche de l’égalité de 1983, les 40 ans de la Révo-lution des œillets en s’intéressant à la décolonisation des colonies portugaises, les révolutionsafricaines, les « Trente glorieuses – ou piteuses ? »… Évidemment, on ne coupera pas à laGrande Guerre, mais sous l’angle « Était-on tous unis dans les tranchées ? ».

Le festival, c’est aussi et surtout ce qu’on ne programme pas, ce que le public en fera.Oui, les débats réservent toujours des surprises… En fait, on a pensé ce festival autour de lamanière physique dont il se déroulerait. On essaie de trouver des formes pour que le public soitle moins intimidé possible. Casser les murs, toujours. Emmaüs met à disposition des canapés,des fauteuils. Il y a un troc littéraire, un vide-grenier…. On programme de la musique (rock,rap), du théâtre pour enfants, des films (dont le rare et magnifique The Intruder de Roger Cor-man), et cette année la restauration sera assurée par une association rom.

www.enpremiereligne.sitew.fr

AGENDARENCONTRES, COLLOQUES, FESTIVALS

04 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

Monter au frontDu 03 au 10/09. À Cerisy-la-Salle(50), colloque international« W.G. Sebald : littérature etéthique documentaire ».

Du 05 au 07/09. À Collioure (66),le festival D’une mer à l’autre in-vite la ville de Barcelone et lesécrivains Victor del Arbol, VicenteGarcia-Delgado…

Du 11 au 14/09. À Vincennes(94), le festival America (États-Unis, Canada, Québec, Haïti) ac-cueille Tim Gautreaux, Paul Har-ding, Donald Ray Pollock, JoyceMaynard, Yanick Lahens, RickBass, David Vann, Joseph Boyden.

Du 18 au 21/09. À Guéret (23),les 9e Rencontres de Chaminadour« sur les grands chemins d’Anto-nin Artaud », avec Pierre Michon,Sylvie Germain , Patrick Deville,Jean Gillibert, Mehdi Belhaj Ka-cem, Charif Majdalani, FrédéricWerst, Emmanuel Venet, JacquesHenric. Conférences, tablesrondes, projections.

Du 24 au 28/09. À Manosque(04), les Correspondances invitentune quarantaine d’écrivains quiparticipent à la rentrée littéraire,parmi lesquels Olivia Rosenthal,Eric Vuillard, Pascal Quignard,Sylvain Prudhomme, Taiye Selasi,Jean-Yves Jouannais, Jean-MarieBlas de Roblès, Patrick Deville, Ju-lia Deck, Antoine Volodine.

Du 24/09 au 11/10. À Marseille,14e Actoral, festival consacré auxarts et aux écritures contempo-raines, dont Nathalie Quintanesera la marraine. Spectacles, per-formances, lectures (associant mu-sique et vidéo) notamment deDennis Cooper, Claro, SébastienBrebel, Antoine Dufeu, StéphanieChaillou, Yves Pagès.

Du 03 au 5/10. À Gradignan (33),le 10° salon Lire en poche, avecVéronique Ovaldé, Mathias Enard,Eric Holder, Ava Olafsdottir, TimWillocks…

DR

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 05

réelle, alors le prisonnier sait que par ce pointson évasion sera possible. Un certain monsieurHladik inventé par Borges a élaboré un autre re-doutable raisonnement : la réalité coïncide rare-ment avec les prévisions ; prévoir un événe-ment, c’est l’empêcher de se réaliser ; pours’éviter une péripétie atroce, il lui suffit de l’in-venter. Malheureusement « [Hladik] finit parcraindre que ces péripéties ne fussent prophé-tiques ». (Comme disait Søren Kierkegaard, onn’est jamais content6.)

5. Pourtant, et pourtant : à force d’employer desstratagèmes et de se cogner à toutes les portes

(ou de faire tomber sa tartine du côté de la marmelade),Tubal va bien finir par se méfier – des stratagèmes, de laraison et de l’honnêteté de ce monde. (Et puis, après tout,

il travaille en dilettante dans une banqued’investissement.)

6. De fait, page 337, le brave garçon com-mence à douter (il monte les escaliers endirection de l’appartement de la char-mante Lisbeth, ses genoux tremblent) : ilse remémore ces phrases lues dans L’Illu-sion statistique d’Oskar Morgenstern : « Sila théorie économique est basée sur l’ob-servation des faits, ceux-ci ne sont passeulement sujets à des erreurs ordinaires,mais en outre à l’influence des falsifica-tions délibérées. » Ou encore : « On peutdémontrer qu’il ne peut y avoir de formali-sation complète de la société. En consé-quence, un mensonge ou une falsification

concernant une certaine partie ou composante du sys-tème est excessivement difficile à découvrir. » Et pourfinir : « Le bluff est un caractère essentiel des stratégiesrationnelles. »

7. Samuel Tubal prononce cette phrase à haute voix alorsqu’il frappe à la porte de la demoiselle (page 338). Page339, quelqu’un lui répond, c’est le beau Basil Monmouth,son rival, en caleçon, suivi de Lisbeth « vêtue d’un désha-billé7 ».

7 bis. Page 340, Tubal applique le stratagème n°36, celuides batailles presque perdues : prendre la fuite.

1 The Thirty-six Stratagems, F. Fulmerford, Londres, 2011. Rappelons que Tubal habite Annuitants Castle Street.2 L’adjectif caoutchouteux apparaît 104 fois dans le livre. Ontrouve aussi mousseux, dodu, moelleux et brioché. 3 Les 36 Stratagèmes, manuel secret de l’art de la guerre, attribuéà San shi liu ji.4 F. Fulmerford a attendu la page 330 avant de se poser la question.Il n’y répond pas.5 Il s’agit d’une simple hypothèse.6 Traité du désespoir, p 199.7 En français dans le texte. Fulmerford semble particulièrementfier de cet oxymore.

STRATAGÈMES PIERRE SENGES

0.(Journal de lecture du romande F. Fulmerford, Les 36 Stra-tagèmes1. Samuel Tubal, sonpersonnage principal, collec-tionne les stratagèmes ; tota-lement incompétent en ma-

tière de finance, il travaille dans une grandebanque d’investissement – il se demande bienpourquoi.)

1. Aux dernières nouvelles, S. Tubal se dirigeaitdans la nuit en direction de l’appartement deLisbeth Fitzroy (arbitraire objet de son amour)tout en méditant sur l’efficacité des strata-gèmes face aux circonstances (les circonstances en géné-ral). Il compte probablement interrompre le sommeil de lajeune femme, lui apparaître « comme l’archange Gabriel »,briller du mieux possible (si tant est qu’unhomme aussi mat et caoutchouteux2 queTubal puisse reluire), séduire spontané-ment, et pour finir appliquer les ultimesstratagèmes érotiques. (Stratagèmen°20 : Troubler l’eau pour attraper le pois-son, n° 22 : Refermer la porte de la mai-son sur les voleurs, n°24 : Se frayer unpassage sûr pour conquérir un pays– stratagèmes de la catégorie « batailles àparis multiples3 ».) La suite ne correspon-dra pas vraiment à ce programme.

2. Pendant quelques minutes encore, lesdernières, S. Tubal reste assez naïf pourcroire à l’efficacité des stratagèmes, enmatière d’amour comme de finance – si-non, pourquoi les collectionner depuis le début4 ? SelonLaplace « Une intelligence qui pour un instant donné,connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, etla situation respective des êtres (…) embrasserait dans lamême formule les mouvements des plus grands corps (…)et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pourelle. » Voilà qui peut rendre guilleret.

3. D’ailleurs, Sancho Pança, dans son style, dit à peu prèsla même chose : selon lui, sentir le vin suffit « pour direson pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses cir-constances et dépendances ». Mais Baltasar Gracián, quilui aussi chevauchait des ânes5, va plus loin encore (c’estson côté fanfaron) : si on le croit, « il y a des hommes siimpertinents qu’ils ont la prétention que les circonstancess’ajustent à la réussite de leur projet, et non le contraire ».Tubal en route vers sa Dulcinée estime être de ceux-là, lesimpertinents, les chanceux, qui dessinent la cible aprèsavoir tiré la flèche.

4. Connaître les circonstances, ce serait faire comme lecomte de Monte Cristo selon Italo Calvino : du fond de sacellule, dessiner par la pensée le plan le plus exact de saprison, faire en sorte qu’elle soit inviolable. Si le plan ima-ginaire diffère en un seul point du plan de la forteresse

Poisson,Laplace,

Sancho Pança,Monte Cristo,

marmelade,déshabillé

Pier

re S

enge

s

06 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

REPÈRES

Men in Black

L’homme assis est une des figures dutravailleur contemporain. Où qu’ilsoit, derrière un bureau, une caisse

ou un guichet, celui-là a souvent leségards du cinéma et, quoique plus rare-ment, du roman. En revanche, quasi ab-sente de l’imaginaire, et ce à l’écritcomme à l’écran, est la figure de l’hommedebout, plus communément appelé vi-gile. L’ANPE, pardon Pôle-Emploi, parled’agent de sécurité, qui est au vigile ceque la femme de ménage est à la techni-cienne de surface. Gauz, de son vrai nomArmand Patrick Gbaka-Brédé, lui préfèrel’expression générique « debout-payé » qui« désigne l’ensemble des métiers où il faut resterdebout pour gagner sa pitance. Le métier de vi-gile est donc un debout-payé ». Apparem-ment c’est aux Ivoiriens, fortement repré-sentés dans le milieu de la sécurité, quel’on doit cette formule très imagée. Etpour cause : qui veut parler du petitmonde des officines de sécurité plongeforcément dans celui des immigrés afri-cains, d’où qu’ils viennent, Bénin,Congo, Togo, Mali… Faute de trouverun autre emploi, sans-papier parfois, cesont eux qui fournissent le gros des ba-taillons de Men in Black. Gauz sait dequoi il parle, lui-même ayant été vigile àParis avant de devenir documentariste etjournaliste. Son roman, car c’est un ro-man, se nourrit de cette expérience qu’ilrestitue en de courtes séquences alternantobservations et saynètes.

L’essence même de ce job c’est donc lasurveillance, laquelle s’exerce essentielle-ment avec les yeux. Et parfois, mais c’estoptionnel, avec oreillette et talkie-walkiequand le boulot se fait en équipe. À tra-vers Ossiri, l’étudiant ivoirien qui se lancedans cette carrière faute de mieux, et quiest le porte-parole de l’auteur, les impen-sés et les dessous du monde marchandnous apparaissent mieux. Sentinelles etspectateurs qu’ils sont de nos lieux deconsommation, du plus bordélique bazarpakistanais à la plus luxueuse cathédralechamps-élyséenne, ces vigiles donnent àvoir délires et dérives de notre consumé-risme. Au-delà de l’analyse sociologiquelivrée avec une causticité certaine, Debout-Payé retrace aussi l’histoire de cette « pré-sence négrière » sur le temps long, à savoirles générations d’Africains ayant occupésuccessivement de tels postes des années60 à la décennie 90. Dans le rétroviseurGauz jette un regard tendre, qui n’em-pêche pas la lucidité, sur cette commu-nauté africaine qui, après les attentats du11-Septembre, fera face à la paranoïa sécu-ritaire. En consacrant un livre à ceshommes de l’ombre, Gauz donne finale-ment voix et vie à ceux qui, curieusement,sont invisibles. Eux nous scrutent, maisnous ne les regardons même pas. Ils noussont comme transparents. Tribune accor-dée à l’un des représentants de « la tribu deceux qui restent debout », ce roman ne tientpas tant du réquisitoire contre notre so-ciété de consommation que du devoir demémoire, oui, envers ceux que nos yeuxne savent pas voir.

Anthony Dufraisse

DEBOUT-PAYÉ DE GAUZLe Nouvel Attila, 192 pages, 16 e

DIALOGUE D’ÉTÉD’ANNE SERREMercure de France, 158 pages, 15 e

D’où vient un roman ? Comment s’es-quisse une histoire, se déclenche sa

mise au monde ? Ces questions formentla trame du nouveau livre d’Anne Serre :dans un dialogue avec une sorte dedouble d’elle-même, elle nous invite à lasuivre dans le dédale des conditions, etdes dérives qui rendent possible l’écriture.Et pour que s’ouvre la porte dérobée quipermet d’«entrer dans la littérature », dans ce« jardin des délices » qu’est le lieu de fa-brique de l’œuvre, il faut consentir à vivreavec des ombres, accepter de cohabiteravec une troupe de personnages, osers’aventurer dans des voies obliques.Prendre plaisir aussi au retroussementsombre et secret des désirs de l’être hu-main. Autrement dit, se connaître, assu-mer son besoin de solitude et cette formed’anormalité qui pousse à laisser s’interpé-nétrer monde réel et monde fictif. Car leroman naît de l’irrespect de tout, d’unembarquement sur les houles nocturnesde tous les paradoxes et de toutes les di-vergences. Il est le point de fuite de l’em-prisonné, une énorme et radieuse illusiond’optique procédant d’une singulière al-chimie où prennent sens et clarté des « ob-jets énigmatiques (une phrase dite, un compor-tement, une expression du visage) », dessouvenirs, des images plus ou moins insis-tantes : une robe blanche, des arcades, deslacs, un pré rond, la figure maternelle.Cette mystification souveraine, AnneSerre en montre les coulisses, les enjeuxentre forces d’ordre et de désordre. Ellesouligne la nécessité de s’équilibrer autourd’un lieu, d’un foyer, d’un point de vuesolides. Parce qu’écrire un roman c’est fa-briquer « un objet toujours monstrueux »,n’avoir plus « aucune considération pourrien, pour personne ». Entre sauvageried’âme et désir cannibale, il s’agit de fairede la vieille ivresse dionysiaque le but duplaisir d’écrire. C’est à ce prix qu’une his-toire peut nous prendre aux rêts de sesélaborations rêveuses comme nous entraî-ner dans sa quête d’une mélodie perdueou d’une figure impalpable.

Richard Blin

DR

Gauz brosse un portrait

d’hommes de l’ombre :

les vigiles d’origine africaine.

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 07

REPÈRES

Clergue, une histoire

Désormais associée au nom de Lucien Clergue, qui y est né en1934, la ville d’Arles se devait de célébrer les 80 ans de celui

à qui elle doit de posséder le premier musée de France à avoir dé-veloppé un département dédié à la photographie (1965) et d’ac-cueillir les célèbres Rencontres internationales de la photogra-phie (1969). Elle le fait en présentant au musée Réattu uneexposition s’articulant autour d’une sélection des 360 photogra-phies que Clergue lui a offertes, et d’un choix d’images soulignantl’originalité de son projet de création du fonds: doter la collectionde photographies choisies et offertes par les photographes solli-cités. Un ensemble prestigieux où figurent Ansel Adams, Steichen, Brassaï, Mapplethorpe,Izis, Dieuzaide ou Weston et son Nu de 1936 (p. 89) dont Clergue dit qu’il « est un chef-d’œuvre absolu, par le photographe absolu ».Quant aux Clergue, ils offrent une véritable rétrospective de son œuvre. Un parcours allantdes premières images de La Grande Récréation (1955), autour de la figure du saltim-banque, à celles qui témoignent de son exploration de la part sombre du réel (ruines, cha-rognes, vignes inondées, taureaux à l’agonie…) jusqu’à ses nus, nés de la vague, sesAphrodites naissantes, ses corps mémorables jaillissant de l’écume ou s’effaçant « sous le‘’champagne’’ tonnant de la mer ». Un succès qui ne doit pas occulter le reste d’une œuvrequi, d’Arles à New York, a su imposer un regard, une esthétique et un langage.

Richard Blin

LES CLERGUE D’ARLES Collectif sous la direction de Pascale Picard, 200 illustrations, Gallimard, 200 pages, 35 e, à l’occasion de l’exposition du même nom (jusqu’au 4 janvier 2015)

Brillant sujet et bon ci-toyen, Dominique Noguezs’est attaché dans La Véri-table Origine des plusbeaux aphorismes derendre à leurs auteurs légi-times les sentences quenous utilisons sans lamoindre idée de leur ori-gine. Œuvre de transmis-sion mais aussi de re-cherche, il lui a falluenquêter pour retrouverl’origine de « L’humour : lapolitesse du désespoir »(Chris Marker), de « Chas-sez le naturel, il revient augalop » (Destouches) ou de« Je veux tout, tout desuite » (Jean Anouilh). Onpeut luiêtre gré departager cesavoircontrôlé endes tempsde copiagegénéraliséoù, sur legrand ré-seau tout flou, un chasn’est pas toujours un chas.

É. D.

LA VÉRITABLE ORIGINE DESPLUS BEAUX APHORISMESDE DOMINIQUE NOGUEZPayot, 238 pages, 15 e

Nocturne fémininLes réécritures des Mille et une nuits sont infinies. Entre les traductions, qui sont autant d’interpréta-

tions – Galland, Mardrus, Guerne, Jamel Eddine Bencheik et André Miquel dans La Pléiade –, et ceuxqui imaginent de nouvelles nuits – Gautier, Hofmannsthal, Stevenson –, il y a place pour une séduisanteentreprise : celle d’Hanan el-Cheikh, née en 1945 au Liban. La romancière en fit d’abord une adaptation

théâtrale ; puis, de l’immense réservoir de récits, elle tira ce condensé fait d’unevingtaine de contes. Son travail est plus qu’une anthologie. Sa plume, alerte et sen-suelle, joue avec habileté des histoires enchâssées, des coups de théâtre. Les« coïncidences dépassent l’imagination », car « le monde est vraiment une malle à se-crets ». Rois, vizirs, marchands, portefaix, une société réaliste plie sous l’aile surna-turelle des génies, auxquels opposer la ruse. Omniprésentes sont les figures fémi-nines qui revendiquent leur indépendance. Leur érotisme est parfois délicat, parfoistyrannique ; jusqu’à la calligraphie qui leur rend hommage : « la phrase avait la formed’une jeune femme ». Mais la reine du livre est Schéhérazade, dont le talent deconteuse sauve sa vie et celles d’autrui, rétablit l’équilibre de la paix et de l’amour :« comme cette nuit ressemble à la vie ! » L’importance accordée au calife bienveillantHaroun al-Rachid met en scène, devant crimes et tromperies, une conception de lajustice équitable et humaniste. Les contes jouent leur rôle de divertissement exo-

tique, mais aussi moral, en tant qu’apologues, à la jonction de la poésie, du burlesque et de la sagesse. Àce chef-d’œuvre universel que les Frères musulmans ont voulu interdire, Hanan el-Cheikh offre un parfumde liberté féministe bienvenu.

Thierry GuinhutLA MAISON DE SHÉHÉRAZADE DE HANAN EL-CHEIKH, traduit de l’arabe (Liban), Actes Sud, 382 pages, 23 e

Rendreà Horace

08 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

COUP DE CŒUR JEAN-YVES JOUANNAIS

Ce qui rend particulière-ment stimulante la lec-ture de Jean-Yves Jouan-nais tient à l’insatiablecuriosité de l’homme, aucôté faussement désor-

donné de sa quête et à la subjectivitéparfaitement assumée d’une méthode derecherche aussi tâtonnante qu’originale.Une manière unique d’aller à la décou-verte qui réunit tous les charmes des si-nuosités hasardeuses. Une façon d’épou-ser les courbes d’un trajet sans objectifapparent ou de suivre la pente d’une in-tuition ou d’une idée que ne précède au-cun a priori. Autrement dit, une façonde faire l’idiot1 – « L’idiot est celui qui nesait pas, qui est là par hasard, dont le seulalibi est l’accident ou la passion. » (Artistessans œuvres, I would prefer not to, Verti-cales, 2009) – qu’il met au service duprojet à la Bouvard et Pécuchet qu’est laconstitution de son Encyclopédie desguerres, et dont Les Barrages de sable estune sorte de surgeon, une excroissancequi aurait acquis son autonomie en sedéveloppant sous la forme d’un « Traitéde castellologie littorale ». De cette Encyclopédie des guerres, il fautdire deux mots. Son objet n’est pas decommenter le phénomène de la guerremais d’expliquer d’abord à son auteur enquoi ce sujet le concerne, et pourquoi laguerre qui l’intéresse – « dans la gêne, parle malaise, nullement sur le mode de l’harmo-nie ou des affinités électives » – s’arrête en1945. Qu’est-ce qu’un homme qui n’apas connu la guerre, comme lui, (il estné en 1964) peut percevoir d’elle à tra-vers la littérature ? Pour ce faire, et de-puis six ans maintenant, il dévore, sansordre particulier, tous les ouvrages qu’ilpeut trouver traitant de la guerre oud’hommes qui se combattent. Une bi-bliothèque de guerre qu’il se constitueen échangeant les livres de sa propre bi-bliothèque (celle d’un critique d’art, ex-

Le théâtredesopérations

En repensant dans leur sauvage

innocence les liens entre l’art,

l’enfance et la guerre, Jean-Yves

Jouannais croise à nouveau les

origines guerrières de la littérature.

Passionnant.

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LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 09

aux vagues d’assaut allemandes jusqu’alorsirrésistibles ». On voit s’imposer surtoutl’évidence que tout combattant est aussiet avant tout un combattu. Mais si la guerre est le domaine de lamort, du carnage, qui, quant à lui, re-lève de la punition là où la dévastationrésulte d’une volonté délibérée d’humi-liation (de tout temps, il a, en effet, étéjugé « bénéfique » de faire vivre l’en-nemi vaincu dans le décor de sesruines, de lui infliger « l’inconsolable sen-timent d’indignité » qu’entretient « le spec-tacle navrant des quartiers désagrégés »),elle est aussi bien plus que ça, ainsi

qu’en témoignent des extraits de la cor-respondance de Félicien Marboeuf (« leplus grand des écrivains n’ayant jamaisécrit », comme il est dit dans le portraitque lui consacre Jouannais dans Artistessans œuvres) à son ami Marcel Proust.Dans l’une de ses lettres, il lui expliquecombien être heureux n’a rien à voiravec l’expérience du bonheur ; dansune autre, il justifie sa collection deportraits d’écrivains aux yeux fermés.« En ces moments d’abandon, leur portraitrévèle la carte de leur littérature, l’intégralitéde leurs récits, publiés, imaginés ou rêvés. »Et puis, parmi les découvertes qu’en-traîne le système d’échange de biblio-thèque, il y a celle du Dictionnaire del’Armée de terre d’Étienne-AlexandreBardin et en particulier de tout ce querecouvre l’entrée « Enfant ». Où l’onapprend que les troupes à pied, avant1502, se nommaient « enfanterie », quel’enfant-soldat « incarnait l’esprit même dela guerre d’avant la technique », que cesenfants – de troupe, d’officier, perdus –faisaient bénéficier l’armée des tech-niques apprises dans leurs propres jeux.« L’art du retranchement, de la fortificationet des châteaux forts leur est une seconde na-ture », est-il précisé. D’où l’hypothèsed’un possible renversement de perspec-tive : ce ne serait pas les adultes quitransmettraient l’idée de la guerre àleurs enfants en construisant en leurcompagnie des barrages de sable maiseux, les enfants, « eux, l’enfanterie » quinous inculqueraient les fondements del’art de la guerre. Par ailleurs, faisant lagénéalogie de sa curiosité pour laguerre, Jouannais évoque l’influencequ’ont eue pour lui les volumes d’unecollection intitulée « L’Uniforme et les

armes des soldats de la guerre de 1939-1945 ». Ils étaient illustrés par uncouple de dessinateurs belges, Liliane etFred Funcken qui, parallèlement, colla-boraient à Spirou et au Journal de Tintin.Ce qui le conduit à s’interroger sur « cespasserelles bizarres et traîtresses qu’organisele monde des livres pour les jeunes garçons,entre les premiers récits d’aventure et l’évoca-tion crue de la guerre. En particulier quel’on puisse lire, dans la Bibliothèque verte,aussi bien les romans fantastiques de JulesVerne qu’un témoignage véridique sur laguerre tel que Le Grand Cirque de PierreClostermann ». Et de se demander s’il ne

s’agit pas de « nous faire croire que laguerre n’est qu’une catégorie des récitsd’aventure, que carnage et dévastation,meurtre et viol constitueraient les indispen-sables ingrédients poétiques des derniers ré-cits enchantés de l’enfance ».Ce qui, finalement, ne serait qu’unjuste retour des choses, la littératureétant née de la guerre. Quand Énée sebat contre les vagues de l’armée d’Aga-memnon, quand Alexandre le Grand sebat contre le phénomène des maréesdont il ignorait l’existence, ou quand leroi Arthur et ses chevaliers se lancentdans la quête du Graal, ce qu’ils recher-chent tous, c’est la littérature qui ennaîtra, ce sont les mots que leur cou-rage et leurs prouesses inspireront, c’estleur métamorphose en créatures delivres, c’est-à-dire en littérature. Et si lethème des châteaux de sable n’est ja-mais évoqué dans la littérature, c’estqu’« ils sont la littérature ». Un manquequi donne l’occasion à Jouannaisd’imaginer, en un très réussi exercice depastiche, ce qu’auraient pu en écrireMichel Foucault, Jules Michelet, Fran-cis Ponge, Gustave Flaubert, FélicienMarboeuf, Marcel Proust, Enrique Vila-Matas ou Pascal Quignard. Histoireaussi de donner raison à J. L. Borges ex-pliquant que l’activité d’écrire neconsiste pas à créer un objet à partir duvide mais plutôt « à combiner ce que recè-lent, depuis toujours, les travées de la Biblio-thèque de Babel ».

Richard Blin

LES BARRAGES DE SABLE, Traité de castel-lologie littorale DE JEAN-YVES JOUANNAISGrasset, 208 pages, 16 e1 J.-Y. Jouannais est l’auteur de L’Idiotie(Éd. Beaux Arts magazine, 2004)

rédacteur en chef d’Art Press et co-fon-dateur de la Revue Perpendiculaire)contre des ouvrages consacrés à la des-cription des conflits armés. Au fil deses lectures, il prélève des citations, destermes, des images, des récits, des anec-dotes qui vont nourrir les différentesentrées de son Encyclopédie. C’est leurcontenu qu’il a choisi de lire, une foispar mois, d’abord au Centre Pompidouà Paris, puis à présent sur la scène de laComédie de Reims, en les accompa-gnant, ou pas, d’images, de commen-taires ou de gloses improvisées. « Unemachine orale, un atelier épique », une en-treprise borgésienne car cette Encyclopé-die n’a pas vocation à être publiée maisà vivre de « la somme des traces laisséesdans les mémoires de ses spectateurs, au fildu temps, comme au gré des phénomènesd’oubli, d’interpolation et de réécriture aux-quels elles seront soumises ».Une aventure qui a des allures de châ-teau de sable, ces constructions dontJean-Yves Jouannais a eu l’intuitionqu’en tant que barrages – l’une des en-trées de son Encyclopédie – et bien loindes anodins jeux de plage, ils ren-voyaient à la guerre, avaient un rapportavec elle. D’où l’idée de chercher l’ori-gine de cette activité, de retrouver « pourle nommer, le visualiser surtout, le premierbarrage sur une plage, et comprendre de quelcérémonial il participait ». Et voilà com-ment à partir d’un jeu d’enfant consis-tant à bâtir des châteaux de sable à seulefin de les voir redevenir rien, de « savou-rer le spectacle de leur disparition » – (cettefascination qu’exercent sur l’esprit lesmanifestations de la puissance et de lagrandeur n’aurait-elle pas à voir avec ceque certains philosophes appellent lesublime ?) – Jouannais, en grand maîtrede la mise en résonance mélodique,nous entraîne dans son fabuleux jeu depiste. Grâce à toute une animationd’échos, de rappels, de souvenirs per-sonnels, de faits historiques ou légen-daires, d’hypothèses et d’anticipationsplus ou moins rêvées, il nous transportesous les murs de Troie ou au milieu descombats qui opposèrent américains etjaponais dans les îles du Pacifique. Ondécouvre comment les Alliés s’inspirè-rent des ricochets sur l’eau d’un cailloupour tenter de briser les barrages alle-mands de la Ruhr en 1943. On s’aper-çoit que les techniques grecques et ro-maines d’implantation des campsmilitaires étaient diamétralement oppo-sées. On apprend comment un simpleéclusier a su opposer « une contre-marée

Comment les Alliés s’inspirèrent des ricochets de l’eau

pour tenter de briser les barrages allemands de la Ruhr.

ÉDITEUR

10 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

Daniel Damart a le sens de la formule quimet son hôte à l’aise : « Bienvenue au Ré-algar, la seule galerie en France qui s’entre-tient avec un râteau. » Double explication.Le réalgar, au « nom imprononçable », ousulfure d’arsenic, est un déchet de mine

de charbon qu’on trouvait dans les terrils de Saint-Étienne. Et s’il faut un râteau, c’est que le sol de la ga-lerie est tapissé de graviers blancs. Voir et tendrel’oreille, donc. Daniel Damart, 51 ans, présente un sin-gulier profil. Des lettres et surtout des chiffres. Lycéen (etgros lecteur de littérature), il rêvait de monter une librairie.Étudiant, il apprendra à construire des moteurs de voiture.Ce natif de Cholet, qui s’est installé dans le Forez il y a plusde vingt ans, est ingénieur en mécanique de formation.« Comme François Bon, j’ai commencé ma carrière dans le soudagepar faisceau d’électrons… Je dois être le seul lecteur à avoir vraimentcompris ses premiers livres où il n’était question que de mécanique »(rires). Aujourd’hui, il dirige une entreprise de cent personnes(en tant que dirigeant-salarié) dans le secteur du recyclage dela ferraille, dont les machines, pour rester dans l’art, ont per-mis les compressions de César. « Mais mon métier, dit-il, estplutôt de négocier avec des sidérurgistes et des manouches ». Rencontre avec un passionné du livre, qui interrompra sontour de la Haute-Loire à pied, pour nous recevoir.

Daniel Damart, un directeur d’usine qui ouvre une gale-rie et qui édite des livres c’est plutôt un parcours aty-pique, non ?

En France, on a l’habitude de mettre les gens dans des boîtes,que les frontières soient bien étanches. Et sortir des conven-tions, subitement, cela étonne. On peut s’intéresser à plu-sieurs sujets. Boris Vian était bien centralien. Certes, je suis unautodidacte dans ces domaines : je n’ai pas suivi de formation

littéraire ou à l’édition, ni de cours en histoire de l’art. Mais ceque je sais, c’est qu’on apprend en faisant les choses. Et puis,une vie, c’est long. Elle ne s’arrête pas à 50 ans. Statistique-ment, j’ai encore trente ans à vendre… euh à vivre (rires).

Cela ne vous pose-t-il pas de problème de légitimité ?Oui, on se pose forcément la question. Comme un prof delettres ou de philo a plus de légitimité d’écrire un livre qu’uningénieur. Et alors ? Un boulanger peut être un brillant pia-niste. À la limite, c’est parce qu’on se pose des problèmes delégitimité qu’on se met des freins. La seule légitimité quivaille, c’est le résultat.

En lançant votre galerie en 2007, vous pensiez créer en-suite une maison d’édition ?

Non, pas du tout. En 2007, je venais de rejoindre une nou-velle entreprise, et je me suis dit : tu as beaucoup travaillépour les autres et tu n’as rien fait pour toi. J’avais un regard,une appétence pour la peinture. Mon rapport à l’art était del’ordre d’une raisonnable passion. Une sorte d’amateuréclairé qui apprécie la peinture contemporaine, disons plutôtexpressionniste (Vladimir Velickovic, Jean Rustin…) Il y a debeaux et de bons peintres qui sont dans cette veine-là. Jen’avais pas de réseaux. Au début, on rame. Mais quand on

Prendredescouleurs

Nées dans le sillage d’une galerie

d’art contemporain stéphanoise,

les éditions Réalgar investissent

le champ du livre illustré, avec des

textes courts pour adultes. Pour

le plaisir de la rencontre.

L’Oiseau rare, Juliette Lemontey

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 11

de paysan. Ils ne seconnaissaient pas. Onavait posé ici par terretous les dessins deCristine. Ensemble,on s’est un peu ba-garré pour faire lechoix (rires). Maisj’aime ce moment deconstruction com-mune, cette espèce demaïeutique.

La rencontre est siimportante ?

Le contact humainest primordial. C’estpour cette raison que je ne veux pas rééditer des textes d’au-teurs disparus ou publier de la littérature traduite – du resteque je lis peu. Ça serait un métier trop solitaire. J’ai besoin detravailler avec les gens en chair et en os, et que la relation soitbonne. Éditer doit être un plaisir, pas une souffrance…

Êtes-vous soucieux de suivre une ligne éditoriale ? Entrele texte érotique de Christian Chavassieux (La Joyeuse) etcelui, assez noir, de Lionel Bourg, qui ressasse son en-fance, il y a un pas…

J’ai une approche davantage sensitive que théorique. Disonsque je suis attaché à la qualité de la langue. Je peux apprécierautant Joël Vernet que Pierre Bergounioux, Céline Minard– Bastard Battle ou Olimpia, ça tabasse fort – que ThomasSandoz ou Jacques Josse. Chez Josse, j’aime les petites am-biances, modestes et subtiles, qu’il parvient à créer. Ce quej’édite ressemble à ce que je lis : de la fiction, du récit, desnouvelles. Et en général, j’aime bien ce que publient L’Arbrevengeur, L’Escampette, Verdier, La Dragonne, Finitude, ouencore la collection « L’Un et l’autre » de Gallimard.Mais de là à parler de ligne éditoriale ou d’identité… La fer-meté d’une ligne éditoriale peut générer des contraintes quisont contre-productives.

Quels sont vos projets ?Le Réalgar publie ce mois-ci en septembre Les Noces incer-taines d’Isabelle Flaten, un roman intimiste, sans décor. C’estl’histoire de deux unions impossibles, l’une succédant àl’autre, avec des peintures (des paysages) de Jean-Luc Bri-gnola. Puis, en octobre, un récit d’Emmanuel Ruben, Icecolor,autour du peintre danois Per Kirkeby.Je reste modeste. J’existe à peine ! Je vais essayer de sortirquatre à cinq livres par an. Il faut quand même s’en occuper.Je travaille avec une cinquantaine de librairies en France. Larecherche d’un diffuseur se fera avec le temps. Avoir des am-bitions déraisonnables, c’est la certitude d’aller au casse-pipe,surtout dans ce métier aussi dur. J’ai un autre métier : avec des amis lyonnais, on a créé unfonds d’investissement, et des dossiers ambitieux de start-up,j’en vois passer un certain nombre par an. Et ce n’est pas dutout ce que je veux faire…Je n’ai pas le sentiment de faire de la micro-édition, plutôt dela nano-édition ! Mais on peut faire du très bon pain dansson village et ne pas craindre l’invasion de Paul ou de La MieCâline.

Propos recueillis par Philippe Savary

fait le travail correctement, en toute honnêteté, en toute sin-cérité, on est respecté.Et puis, en 2009, je prépare une exposition avec le peintreFrançois Mourotte, qui est aussi graveur. Il me montre la ma-quette d’un ouvrage qu’il a conçu avec Michel Butor autourde ses gravures. Il voulait en faire un livre… Talus a été tiré à300 ex. C’était sympa. Mais je n’avais pas d’autres idées entête. L’idée plutôt d’un one-shot. C’est ensuite que j’ai dé-couvert Le Cadran ligné, une petite maison d’édition qui pu-blie une collection de livres « d’un seul poème ». Je me sou-viens de celui, excellent, d’Eric Chevillard, dont le titre est :La Vérité sur le salaire des cadres. On ouvre, et on lit : « On s’enfout ! ». Voilà, je m’en suis inspiré.Les catalogues d’exposition sont souvent écrits dans un lan-gage compliqué, abscons, intellectualiste par principe, quepersonne ne comprend. J’ai donc préféré faire ces petits livresd’artiste (4 à 8 pages) en lien avec les expos que je montais,avec la reproduction de peintures, accompagnées d’unpoème, d’une nouvelle, d’une petite histoire. C’est plus créa-tif. J’ai sollicité des écrivains comme Jean-Noël Blanc ou en-core Pierre Jourde, qui m’a donné deux poèmes. Je suis unvrai « Jourdophile » : j’apprécie sa sincérité, sa pugnacité. Sonmeilleur roman est pour moi Paradis noirs. Pour l’expo consacrée à Pierre Pinoncelli, qui se considèrelui-même comme le dernier des dadaïstes en France, je lui aiproposé d’illustrer Le Manifeste de Hugo Ball. Pinoncelli estun personnage extrême, extraordinaire. Rendez-vouscompte : pour protester contre l’enlèvement d’Ingrid Betan-court, il est allé à Bogota et en direct à la télévision, il s’esttranché le petit doigt avec une hache…

Depuis l’an dernier, votre catalogue s’est développé aveccinq ouvrages (13x19 cm) plus conséquents, dont LaBête de Thomas Vinau, Ce serait du moins quelque chose deLionel Bourg, un recueil de nouvelles très libres inspi-rées des peintures de Juliette Lemontey…

Le format de la nouvelle me plaît. Le premier texte fut Valse,Claudel, de Laurent Cachard, autour des relations entre Rodinet Camille Claudel. À chaque fois qu’il termine un texte, Lau-rent écrit une chanson, et est accompagné par son guitaristelors de lectures. C’est lui qui m’a incité à franchir le pas. Il n’apas fallu trop me forcer… Avec toujours un lien entre texte etpeinture ou dessin. Dans la plupart des cas, la parution du livreest suivie d’une exposition de l’illustrateur, avec la présence del’auteur lors du vernissage. Cela fait un joli événement.Évidemment, je ne m’interdis rien à l’avenir, mais il est in-utile de se disperser pour l’instant. Il faut avoir une cohé-rence pour être visible.Il faut remettre les choses à leur place. Ce sont de petiteschoses auxquelles il faut apporter beaucoup d’attention, sa-chant que cela reste dérisoire. L’édition, à mon échelle, c’estgrandiose et dérisoire

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le livre illustré ?C’est un travail à trois. Un travail complexe et subtil. Laconception du projet – puis sa réalisation – me passionnent.Il faut déjà s’assurer que l’écrivain et l’artiste sont sincères,que l’un apprécie le travail de l’autre. C’est si difficile de direnon. L’écrivain a une facilité pour s’exprimer sur la peinture.Le peintre, lui, parle peu en général, même devant ses toiles.Par exemple, pour Ce serait du moins quelque chose, ce fut uneincroyable rencontre avec Lionel Bourg et Cristine Guina-mand. La rencontre entre un enfant d’ouvrier et une enfant

CARTE D’IDENTITÉ

Le Réalgar23, rue Blanqui42000 Saint-Étiennewww.lerealgar.com

Création en 200920 titres au catalogueTirage : 500 exMeilleure vente : Juliettes (collectif,nouvelles) avec des peintures de Juliette Lemontey (300 ex)Chiffre d’affaires : 10 000 eDistributeur : La Générale du livre

12 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

THÉÂTRE

TITAND’ISABELLE RICHARD-TAILLANTLansman, 40 pages, 10 e

Cela fait déjà un petit moment que lalittérature jeunesse, sous toutes ses

formes, s’est emparée de thèmes dits sen-sibles ou difficiles. La mort, la séparation,la maladie, le handicap, la différence onttrouvé des auteurs pour parler avec desmots justes de leur réalité. Le théâtre n’apas échappé à ce mouvement et Titan enest aujourd’hui un bel exemple. IsabelleRichard-Taillant nous met face au suicided’un père vécu par son petit garçon. Com-ment réagir ? Comment en parler ? C’esttellement compliqué que la mère s’est en-fermée trois jours. « Besoin d’être seule »avant l’enterrement. En treize petitesscènes courtes, l’auteur nous raconte lesangoisses et les questionnements d’un en-fant de 10 ans face à la disparition brutalede son père. Avant de partir, celui-ci a de-mandé que Titan ne soit pas mis au cou-rant de son geste. Pour le protéger. Maisde fait, la culpabilité s’installe et Titan nesouhaite qu’une chose : comprendre. Sitant est qu’il soit possible de comprendre :« Juste un petit ressort qui lui manquait dès sanaissance. Le petit ressort de la vie. De l’enviede vivre. » Avec des mots précis et une écri-ture qui ne s’embarrasse pas de fioritures,l’auteur avance rapidement dans son récitet invente une jolie péripétie pour aiderTitan dans sa quête : celui-ci reçoit unjour une lettre…, une lettre que seul ilpeut lire. Il pourra alors reprendre avecson copain Nicolas la construction de lacabane commencée avec son père. Unehistoire sensible. Ce texte a été récom-pensé par le prix Annick Lansman 2014.

P. G.-B.

Dorothée Zumstein aime lethéâtre, le cinéma, les acteurset les personnages. Elle aimeaussi creuser au plus profond

des êtres, aller voir ce qui s’y cache,jouer des ressemblances et des coïnci-dences, faire avouer l’inconscient et seprendre au jeu des doubles. Alias Aliciamet en scène l’Actrice dans sa loge,deux heures avant son entrée en scène,un soir de première. La tension estgrande bien sûr : « J’entends les mots “leverde rideau”, / Aussitôt / C’est une lame que jevois retomber. » Tandis qu’elle se prépare,des personnages apparaissent… Desdoubles venus pour certains de très loin,d’autres plus proches, mais tous par leurprésence, par leurs questions, par leursressemblances, la troublent. Ou dumoins l’interrogent. Alors, « Elle parletoute seule / Comme les gosses qui ont unami imaginaire, / Et parlent parfois avec savoix, / La voix de l’ami imaginaire. » Enconvoquant ainsi une journaliste qui luirappelle quelqu’un, en rencontrant lapetite fille qu’elle a été, « elle a dix ans,des couettes, et un seul plaisir dans la vie : lecinéma avec maman… », mais aussi lajeune actrice qu’elle aurait pu être et àqui l’on aurait proposé de jouer Ninaplutôt qu’Arkadina dans La Mouette, enrevoyant Bette Davis et Lana Turner, ense projetant dans Médée qu’elle a jouéeprécédemment, elle se prépare à entrersur scène. Car, dit-elle, « La vérité :C’EST QU’ON A TOUS LES AGES ENMÊME TEMPS ». Nous apprendronsun peu plus tard que cette formule esten fait le titre d’une improvisation danslaquelle l’Actrice jouait une journalistequi plus tard lui rappellera quelqu’un… Dorothée Zumstein nous entraîne dansune réflexion passionnante sur lethéâtre et sur la notion de rôle. Finale-ment, une actrice sur scène, lorsqu’elleinterprète un personnage, ne fait peut-être que jouer une part de sa proprevie, une part restée secrète mais qui

existe et se cache quelque part. Commesi chacun possédait en lui un magasinde personnages dans lequel il pourraitpuiser, comme on puise un costumedans une malle. « J’ai rêvé, rêvé éveillée /De pouvoir convoquer tous ces rôles qui vi-vent en moi / Depuis longtemps parfois /Ceux que j’ai joués et ceux que je n’ai pasjoués. » Qu’est-ce qu’un personnage authéâtre si ce n’est une personne, réelleou non, dont un auteur décide un jourde raconter la vie. Et lorsque l’Actricese prépare à jouer le rôle d’une actricequi se prépare à jouer, la mise enabyme nous conduit tout droit à cetteévidence : elle va jouer sa propre vie.« Parce qu’en somme moi je suis moi – rienque moi, Une actrice qui s’apprête à entreren scène Pour jouer le rôle d’une actrice– bref je n’en sors pas. » Ou plutôt l’unede ses propres vies mais nourrie desautres. Avec des mots écrits par unautre mais qui pourraient être les siens.Vertige… Et il est possible d’aller plusloin, et de se dire, en regardant la cou-verture du livre, en lisant le nom del’auteur et le titre, « Dorothée Zum-stein Alias Alicia », que finalement l’au-teur, l’actrice et les personnages ne sontque des variantes du même… Ce texte est écrit avec beaucoup de lé-gèreté, avec beaucoup d’humour aussi :l’Actrice évoque les superstitions qui rè-gnent chez les gens de théâtre, et depeur que sa rencontre avec Alicia ne luiporte préjudice, préfère la revivre troisfois, de manière de plus en plus posi-tive. Elle revendique d’avoir été engagéepour jouer un monologue et se plaintde la présence des autres personnages,ses avatars en quelque sorte, auxquelselle donne vie. Et puis la journaliste unpeu timorée ressemble soudain àquelqu’un qui aurait voulu se faire re-faire le nez… Et l’enfant dont le ballonroule sans arrêt, l’enfant quelle futdonc, lui dit : « Tu es la dernière page dema vie » ; elle lui répond : « Casse-toi,sale gosse ». Voilà constitué un jolivoyage au cœur du métier d’acteur, unvoyage ludique, joyeux et acrobatique.Et tout se termine bien puisqu’à la fin,le rideau se lève, elle est là, « elle sourit ».

Patrick Gay-Bellile

ALIAS ALICIADE DOROTHÉE ZUMSTEINQuartett, 128 pages, 13 e

Quand une actrice joue le rôle

d’une actrice. Dorothée

Zumstein invite à un voyage

vertigineux au cœur du théâtre.

La vie des autres

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 13

ÀLA FENÊTRE MARIE COSNAY

Les cigales à Athènes concurrencent les moteurs desvoitures et faire du vélo, au milieu, ou du scooter sanscasque : une sorte de prouesse. D’abord on a pensé :ni vélos ni skates mais on a été bien contredits.

Très vite, chaleur sèche que j’adore, jamais à lutter, saufcontre les moustiques minuscules et muets d’après 18 heures. Rester dans la maison pour écrire, celle de Stamatis etAthena, vaquer dans les rues aux cigales planquées dans cha-cun des arbres acharnés en ville, arbres que tu soignes, surlesquels tu trébuches. Le regret de n’avoir pas vu assez Kypsêli, de n’être pas mon-tée jusqu’au parc d’Arès, derrière la rue Alexandras où Bego-nia m’a dit qu’étaient là, maintenant, ceux qui zonaient à Omo-nia, avant, avant qu’on nettoie. Nettoie des pauvres et des étrangers, comprendre. Begonia fait en bus des heures de route chaque jeudi pour tra-vailler au secours catholique, pour faire à manger et la vais-selle pour les migrants et ici les flics n’ont pas le droit d’en-trer. Enfin, ils peuvent bien attendre à la porte, c’est commeça que Trésor a été arrêté. Entre autres. Ici, rencontrer Raffiqui ne s’appelle pas Raffi et qui a marché depuis l’Afghanistan.Une route dont il ne peut pas parler parce qu’il vaut mieux ou-blier, il dit. Quand même a dit Begonia, venir travailler en croisant tousces pauvres, à chaque pas, c’était… Tu as remarqué, a ditMaurice, qu’il n’y a pas de Noirs en ville ? Ils se cachent. C’est une des premières choses qu’on a remarquées. Commeon avait remarqué ceci et ce n’est pas sorcier : quand des flicsarrêtent un sans papier (pakistanais, chaque fois qu’on a vu),ils sont accompagnés d’un type en civil qui deux fois sur troisfait semblant d’être moyennement concerné. Check, a dit ledernier à notre question. Le premier, je me souviens, de cesflics en civil, tenait une carte d’Athènes, était assis sur unbanc, observait la scène de l’arrestation. Je le prenais pour untouriste offusqué ou perdu. Le pantalon m’inspira un doute.Poches militaires. Le même que le pantalon des flics en uni-forme. Puis ils s’éloignèrent, tous, les uns à la suite desautres, suivant le monsieur pakistanais au sac sur l’épaule.Tranquillement. Pendant un mois devant chaque banque, Alpha bank, pas celledu Pirée, sont plantés, armés de mitraillettes, de jeunes poli-ciers et policières. Bien jeunes, et beaux, des ex-stars duporno, a dit Maria, des cagoles, la main sur la hanche, l’autremain tient le café frappé, ils touchent 900 e par mois, plus quedes profs en milieu de carrière, ils ont de 20 à 25 ans. Elle reste là, jour et nuit, devant la banque privée, la jeune po-lice nationale. Comme on les trouve devant la place Syntagma, cette fois enboucliers, jambières, mitraillettes, des fois que, camions bleuscomme partout. Cafés frappés, accoudés quelque part, ennuyés, discutant ettripotant l’iphone. Cette scène rue Spiros Merkouri, au coin où est l’Alpha bank,l’homme armé est debout, les deux autres dans la voiture,chaussures au volant. La dame hurle. Les deux hommes quit-tent la voiture, trois gamins en armes devant la dame quiporte un fichu sur la tête et une robe à fleurs et une certainefatigue. Il est 10 heures du matin, elle les engueule commedes petits garçons, les trois flics, et ils se laissent gronder, les

yeux baissés. Quelques passants sourient. Je ne comprendspas ce que la dame dit, j’imagine que comme ma grand-mèreautrefois, elle trouve que ça commence à bien faire de resterlà debout à bayer aux corneilles, à devenir ramasse-poussièresoi-même plutôt que la ramasser partout où elle est, la pous-sière, mais pour ça il te faut quitter l’iphone et le café et temettre au boulot, petit. Retour. Ici, l’été, c’était vraiment pas la peine. On entend : onl’aura pour nous, quand les touristes seront partis, en sep-tembre. Pour l’heure, ce 15 août, il pleut. C’est pas mal pour cequ’on a à faire : chercher l’avis émis en Grèce le 20 mars 2014par un cabinet ministériel, celui de l’ordre public et de la pro-tection des citoyens, qui autorise ce que l’Europe, le droit euro-péen, refuse : la rétention illimitée des étrangers sans papiers.Illimitée, on a bien lu. Sans terme. Illimitée… Jusqu’à ce qu’ils se décident, tous, à quitter le pays. Qu’ils col-laborent. Qu’ils rentrent chez eux. À vérifier mais il y a quelquetemps, entendre le prix d’un renvoi au pays : 30 000 e.Renvoi qui ne va pas de soi : encore faudrait-il avoir un passe-port, encore faudrait-il être reconnu par son ambassade.Alors, prison. Camp militaire de Corinthe, les hommes derrièreles grillages, serviettes de toilette sur la tête contre le soleilsans ombre, 40°. En Grèce ? Mais personne ne veut rester en Grèce. Rires.C’est dans d’autres pays européens qu’on veut aller. LaFrance, l’Espagne ? Non, c’est la crise. Pas bon pays. Pas bonsjobs. Mais la Suède, l’Allemagne, qui sont bons pays. Alerter l’Europe ? dit le monsieur iranien dans le train du re-tour. Mais c’est pour l’Europe qu’on nous fait des avis commeça, pour qu’ils ne filent pas tous en Europe, en Allemagne eten Suède. Et puis ils sont nourris avec des fonds européens, àCorinthe. D’une nourriture qui ne satisferait pas un enfant de 3 ans, adit Trésor. Pourtant l’Europe a un budget, pour les camps de rétentiongrecs, supérieur à celui qui est prévu par la Grèce pour les pri-sons grecques. Tu veux dire qu’ils pourraient manger à leur faim ?Tu as très bien compris ce que je veux dire.

Cigales,cagoleset centres de concentration

ENTRETIEN PREMIERS ROMANS

14 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

Il est des lieux toujours hantés par les écrivains qui les onthabités ou décrits. Un halo de fiction, d’émois, d’affectsles recouvrent d’une brume étrange, fantomatique. Il enest ainsi de Blanès, station balnéaire, à une heure de Bar-celone, livrée au tourisme de masse où le Chilien Ro-berto Bolaño (1953-2003) vécut de petits boulots, les

vingt dernières années de sa vie. Il y fut notamment veilleurde nuit dans un camping et y croqua une galerie de person-nages insolites. Entre cour des miracles, farandole de GrandMeaulnes et danse macabre. Ces êtres ou leurs avatars, aussiméprisables qu’émouvants, Eva, l’héroïne d’Hedwige Jean-mart, les rencontrera. Mieux, elle sera aspirée par eux dansune quête aussi vaine que métaphysique.À l’issue d’une promenade dominicale à Blanès, le compa-gnon d’Eva, Samuel, écrivain de son état disparaît. Face àl’indifférence de ses proches qui évoquent une séparation,Eva dépressive, fantasque revient dans ce lieu sans charmepour essayer de comprendre. Elle y invente des indices, meten relation des faits incongrus, banals, épie le quotidien deses proches, élabore une chanson de gestes au-dessus du vol-can, mime dans une sorte de tai-chi halluciné le temps quipasse, la vacuité et l’absence de sens. « (…) j’ai miraculeuse-ment réussi à vendre la maison et je suis partie à Rincon de la Victo-ria, pour le nom, pour voir à quoi cela pouvait ressembler et surtoutparce que je n’avais à priori strictement rien à y faire, sinon fleurir

un jour, s’il m’en venait l’envie, la tombe de quelqu’un que j’avais àpeine connu. » Ce premier roman surprend autant par sa matu-rité, son ambition, l’extraordinaire tension qu’il génère quepar sa construction parfois proche du Nouveau Roman. Unemanière singulière de tourner en boucles, de nouer et dé-nouer, d’arpenter, de se rapprocher au plus près du vide, deson mystère, d’habiter le conscient et l’inconscient de l’hé-roïne, des dialogues de sourds, abrupts, décalés, cocasses.Une écriture qui se joue à la fois du réel et de l’imaginairepour instaurer la primauté de l’émoi, du trouble, de l’acci-dent, de la vie et de la littérature. Hedwige Jeanmart, née en1968 à Namur (Belgique), a pas mal bourlingué pour des mis-sions humanitaires et vit actuellement à Barcelone.

Quel a été le déclencheur d’écriture de Blanès ?La lecture d’un discours de Roberto Bolaño à l’occasiond’une fête patronale de Blanès, la petite ville où il vivait. Il yraconte que la première fois qu’il a été en contact avec le motBlanès, c’était dans le roman Teresa l’après-midi de Juan Marséet que débarqué dès années plus tard à Blanès, où il ne savaitpas qu’il resterait toute sa vie, il s’était mis à chercher partoutla maison de Teresa, le personnage. Il ne l’a jamais trouvée,par contre, en la cherchant, il a rencontré des gens, il s’est faitdes potes, dont il brosse le portrait ; des gens de Blanès quitous ont compté pour lui. Ce texte très court et plutôt anec-

Dans un premier roman vertigineux et débridé, qui est aussi un hommage à Roberto Bolaño,

Hedwige Jeanmart ourle méthodiquement les bords de l’abyme.

C. H

élie

Coquillesvides

tous modelés avant d’être « lâchés » dans l’histoire mais sesont naturellement beaucoup nourris les uns des autres et aucontact d’Eva. D’autres ont pris leur envol tout seul et malgrémoi, comme le personnage de Toni, le gardien de camping,qui fait finalement figure de rédempteur. Sans doute parcequ’il en fallait un.

Comment vous est venue cette d’idée d’escamotage, dedisparition du compagnon de l’héroïne ?

C’était nécessaire que le personnage de Samuel soit arrachébrutalement à Eva, à l’histoire, au lecteur, sans qu’on sacherien de lui de plus que ce qu’Eva évoque. C’est autour duvide que ce personnage laisse que tout s’écroule et que toutva se reconstruire différemment. S’il avait s’agit d’un « simpledécès » ou d’un « simple » abandon, Eva aurait pu soit faireson deuil, soit se révolter contre cet abandon. Là, elle se re-trouve acculée, au bord d’un gouffre de non-sens, avec la né-cessité vitale d’essayer – sinon de retrouver Samuel – d’aumoins comprendre ce qui s’est passé, sans quoi le sens lui estdéfinitivement ôté. Elle va donc se lancer dans une sorted’enquête, qui ne peut pas suivre les étapes classiques d’uneenquête policière puisqu’au départ le mort n’est mort quedans la tête d’Eva. L’enquête se déroule donc en suivant lesétapes du deuil ; le choc, le déni, la colère, une forme de pa-ranoïa aussi et le besoin de trouver des coupables, Et ça, çatombera sur Bolaño comme ça aurait pu tomber sur n’im-porte qui, l’enquête ne se construisant que sur la base de soi-disant « indices » plus arbitraires les uns que les autres. C’estdonc une drôle d’enquête sur et pour elle-même avant tout.

Votre héroïne a un rapport particulier au monde. On al’impression qu’elle titube, à la limite de la folie, dudésespoir, de la fantaisie…

Ce qui est sûr c’est qu’elle ne maquille rien de ce qu’elle vit,c’est une de ses grandes qualités selon moi. Elle ne fait pas deconcession, elle va au bout de cette traversée, dans un mondeayant perdu tout sens et donc sans avoir plus le moindre re-père. La perte de la personne qu’elle aime crée un gouffre quila happe tout entière ; elle se retrouve enfermée dans une so-litude extrême, d’isolement par rapport au reste du mondequi trouve que ce qu’elle vit est « normal ». Mais elle parvienttout de même à entamer son travail de deuil toute seule etsans cadavre, tout ça dans un lieu aussi altéré que Blanès, à lafois ville réelle, avec ses touristes, ses kebabs, ses junkies etc.et univers mental, une ville sur laquelle plane en permanenceet partout la figure inquiétante, diabolisée par Eva, d’un Bo-laño adulé par une secte de bolanistes. Blanès pour elle est un état de confusion totale, ça expliqueson obsession de ce qui existe ou pas, de ce qu’elle voit oupas, de ce qu’elle peut croire ou pas, d’être vraiment là ou

dotique a eu un vrai impact sur moi. La recherche de la mai-son de Teresa est un jeu littéraire – inventé ou pas – mais enfaire un élément-clé d’un discours officiel, d’un texte quin’avait à priori pas de vocation littéraire, c’est magnifique.On imagine le public, l’alcade, la tribune devant la mairie, lesapplaudissements… et Bolaño parlant de la maison de Te-resa. C’est très drôle et très beau ; ça ramène de force la fic-tion dans la réalité, ou l’inverse ; ça transforme la ville elle-même en décor littéraire et tout qui y vit en personnagespotentiels. Cette mise en abyme de fiction et de réalité, cemélange de repères littéraires et d’arguments bien concrets,comme le fait d’y avoir trouvé des potes ou de pouvoircompter sur la libraire ou la pharmacienne, faisait de la villel’espace parfait, à la fois physique et mental, pour jouer sur latension qu’il peut y avoir entre ce qui est et ce qu’on inter-prète, crée, invente, sur le pouvoir de l’imaginaire et de la fic-tion littéraire. En tout cas, c’est ainsi que je l’ai lu et c’est cequi m’a donné envie de « squatter » ce Blanès-là.

Quel est le parcours qui vous a amené à l’écriture ?Ça va faire idiot, pédant, gros cliché ou pire, mais je n’ai pasl’impression d’avoir été amenée à l’écriture au terme d’unparcours mais d’avoir toujours été dedans, depuis que je saislire. Donc voilà, je dirais que j’ai passé beaucoup de temps àécrire, sans écrire. Pour prendre un contre-exemple un peuabsurde, j’ai fumé pendant plus de dix ans sans jamais meconsidérer du tout comme fumeuse. Ça ne faisait pas partiede moi, c’était juste un geste. Et bien pour l’écriture, c’estjuste l’inverse. Que l’écriture ait pris telle ou telle forme, c’estautre chose. Des textes longs, des récits plus courts, deslettres, des notes sur des post-it ou des phrases au dos des tic-kets de caisse, et puis un jour j’ai eu plus de temps pour plon-ger vraiment. Le parcours qui a mené à cette écriture-là, sous cette forme-là ? C’est une autre question. Mes lectures, mes relecturessurtout, des épisodes de vie, leur prise de notes et puis peut-être le fait d’avoir été pendant une grande partie de ma vieadulte vécue ailleurs que là d’où je viens, d’avoir été dans laposition de quelqu’un « d’étranger ». Ça crée un espace trèsintéressant entre soi et ce qui ce passe autour de soi, unesorte de zone neutre depuis laquelle on observe, on essaie dedécoder, on devine, on tente de s’approprier certaines choses.

Comment l’avez-vous écrit ?Sur base d’un canevas que je voulais solide, quelque chose decontraignant, avec un calendrier assez rigoureux suivant le-quel devait se dérouler l’histoire. D’où les références à cer-tains événements de l’actualité qui sont un peu comme desépingles qui maintiendraient le personnage d’Eva au sol. J’aiaussi tracé les limites géographiques, visualisé les lieux, lesrues, les limites de l’espace dans lequel Eva et les autres au-raient à évoluer. En le faisant, j’avais en tête le Pétersbourgd’Andreï Biély, et l’idée d’essayer de transposer cette « géo-métrie vs chaos » à l’échelle de Blanès, c’était un peu co-mique. Mais c’était important pour moi de contraindre lespersonnages à un espace clos et à cette limite temporelle, deles « coincer ». Une fois que la trame était fixée, je pouvais leslâcher et puis une fois l’écriture lancée, j’ai essayé de faire viteparce que j’avais peur de perdre le personnage d’Eva. Le roman est écrit à la première personne, il fallait que je latienne jusqu’au bout, que je puisse suivre son débit de pen-sée, un peu chaotique parfois, que j’emboîte sur son rythme,que je ne la lâche pas d’une semelle puisqu’on est coincédans sa tête du début à la fin. Les autres personnages étaient

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 15

« J’avais en tête le Pétersbourg

d’Andreï Biély, et l’idée d’essayer

de transposer cette “géométrie vs

chaos” à l’échelle de Blanès,

c’était un peu comique ».

16 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

ENTRETIEN PREMIERS ROMANS

pas, d’avoir vraiment dit ça ou pas… D’où aussi certaines si-tuations absurdes et d’où le fait qu’Eva soit ridicule à certainsmoments et qu’elle puisse faire rire. Mais si on part de sa logique de départ, son comportementsuit une logique particulière certes mais qui reste une logique.Elle ne peut pas croire que Samuel, son compagnon, soit justeparti car cela remet en question sa conviction vitale que l’onne fait pas ça, que les mots ont un sens, les affects aussi.

Votre personnage tourne en cercles concentriques au-tour de sa quête, de gens, de lieux. C’est une manière demieux happer le néant ?

Que le vide soit au centre du roman, oui. Enfin, on peut ap-peler ça le vide, ou le néant, ou l’absence de sens. Et Eva s’ylaisse glisser pour mieux lui résister ; comme on nous dit defaire quand une vague nous entraîne vers le fond, pour pou-voir remonter. Il y a un côté très obstiné, obsessionnel chezelle. Elle s’acharne à comprendre ce qui ne peut pas êtrecompris par elle. Qu’importe qu’elle interprète tout, sebraque sur des indices qui n’ont de sens que pour elle et quila mettent dans des postures ou des situations absurdes, lefait est qu’elle parviendra à absorber et digérer ce néant et àaccepter, je crois, que le sens ne reviendra pas. Cette accepta-tion rendant son existence plus viable.

C’est un roman maîtrisé, abouti, peut-on dire qu’il a étéécrit « à la manière de » ?

Qu’il y ait eu des influences dans ma manière de raconter unehistoire sûrement, sans aucun doute. Mais c’est un tel mel-ting-pot que j’aurais bien du mal à faire l’exercice « à la ma-nière de ». Les auteurs qui ont vraiment compté le plus pourmoi sont des auteurs qui sont entrés dans ma vie il y a long-temps, je me les suis appropriés, les ai avalés, régurgités, j’en aiabusé pendant des années et aujourd’hui, le travail de diges-tion ayant été fait, ils font partie de moi. Ce serait donc im-possible je crois de m’en défaire pour les observer. Mais si jedevais n’en citer qu’un, qui m’a beaucoup marquée, ce seraitsans hésiter Gombrowicz. De là à écrire à la manière de, il y aune marge énorme, Je ne m’en sens pas capable, je ne pourraisque faire un ersatz de, et puis je n’en vois pas l’intérêt.

Êtes-vous un épiphénomène bolanien ?Moi, je ne pense pas. Que Blanès le soit, éventuellement.Dans ce cas je dirais « bolanesque » alors, ça sonne plustordu, moins sérieux et plus incongru. Disons que l’aspect« ludique » du mélange vie et littérature me correspond ets’inscrit dans l’héritage laissé par Bolaño. Le fait de le malme-ner par jeu au point d’en faire le coupable désigné de la dis-parition de Samuel, lui-même auteur, m’amusait beaucoup.Et ce plaisir que j’ai eu à le faire, je le dois à Bolaño, à cetteliberté qu’il induit. Je l’ai donc volontairement malmené avecénormément de respect, les bolanistes un peu moins. Touteforme de culte me dérange, j’ai eu un malin plaisir à égrati-gner celui qu’on peut lui vouer. Donc en ce qui meconcerne, la référence à Bolaño est bien sûr un hommage

mais comme je l’expliquais précédemment, il s’agissait avanttout de « squatter » Blanès pour y mener mes propres délires.Je ne pense pas m’inscrire plus profondément dans un mou-vement bolanien ou bolanesque… ou bolaniste.

Quelle est votre relation à l’œuvre du chilien ?Très saine, je crois. J’ai pour cet auteur une très profonde ad-miration mais n’ai jamais été tentée de virer bolaniste. Jeconnais mal sa biographie et je n’ai pas lu tout Bolaño. Parcontre, j’ai adoré tout ce que j’en ai lu. C’est un auteur terri-blement énergisant, il a une écriture vitaminique, je suis dif-férente après l’avoir lu. Il y a peu d’auteurs qui m’aient faitautant cet effet-là et m’aient autant donné l’envie d’écrire.Bolaño ouvre un espace de liberté total dans lequel on a en-vie de se ruer, un espace vierge, régénéré, où tout est permis ;très punk. C’est clairement mon dernier coup de foudre litté-raire ; au point qu’au cours de mes lectures j’ai eu par mo-ments l’intime certitude que certaines pages avaient étéécrites juste pour moi… Donc peut-être pas si saine que çama relation, finalement ? Je vais y repenser.

Comprendre par l’écriture notre présence au monde estune des problématiques de Bolaño ? Est-ce aussi la vôtre ?

L’écriture permet de creuser, d’aller plus loin. Mais en ce quime concerne, la problématique n’est pas tant de comprendrece qu’on fout là que d’admettre le plus sereinement possiblequ’on n’y fout rien et de pouvoir gérer, toujours du mieuxpossible, sa présence au monde sur cette base-là. Cela n’a riende désespérant, au contraire. Cela me semble très stimulant,une grande force. La gratuité totale de notre présence aumonde est un sentiment très libérateur, restitue une vraie li-berté de choix, développe l’imagination. Ça responsabilise etfragilise à la fois, dans le bon sens du terme. Ce qui me fas-cine est la manière dont une vie se construit autour du sensqu’un individu veut bien prêter à certaines choses plutôt qu’àd’autres. La mienne se construit autour des relations que j’aiavec les gens que j’aime, et puis avec les gens tout court etj’accorde une place probablement démesurée aux affects.D’où le fait sans doute que dans le roman le passage du sensau non-sens se fasse via la perte de l’autre, quelque chosed’une brutalité extrême à mes yeux.

Vous vous interrogez au rapport au réel et à la fiction,pourquoi ?

Pour la même raison. Cette croyance profonde que rienn’ayant de sens il n’y a que celui qu’on veut bien prêter auxchoses qui en ait. C’est donc un exercice de création quoti-dien, un vrai travail d’imagination. Le réel n’existe pas toutseul, il y a toujours, dans n’importe quelle situation de la viequotidienne, un « traitement du réel », propre à chacun. Leréel est malléable, large, élastique ; à moins de manquer totale-ment d’imagination, on évolue en permanence dans un réeldistendu qui du coup chevauche très vite la fiction. Ce qui mepose parfois question c’est la résistance à la fiction, le faitqu’on s’efforce d’appréhender le réel comme s’il correspondaità quelque chose de définitif, comme s’il s’agissait d’un mor-ceau de bois mort ou une chaise en plastique. C’est cette ten-sion, cette force de résistance qui oppose réel et fiction qui estpoussée à l’extrême dans Blanès. Sinon, je crois que naturelle-ment les deux sont faits pour coexister, sont indissociables.

Propos recueillis par Dominique Aussenac

BLANÈS D’ HEDWIGE JEANMART Gallimard, 265 pages, 18,50 e

« Bolaño ouvre un espace de liberté

total dans lequel on a envie de se

ruer, un espace vierge, régénéré,

où tout est permis ».

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 17

Entre les murs

Une centaine de pages seulementmais que de chausse-trapes, im-passes et volte-face ! Voilà un pre-

mier roman qui tient tout autant de lapoupée russe que du casse-tête chinois.Passé par l’École normale sup’, son au-teur, Luis Seabra, semble surtout avoir étéà bonne école en matière de prestidigita-tion. Dans le genre embrouilleur profes-sionnel, il se pose là. Rien d’étonnant, dèslors, que le livre se place sous le signed’une citation de Borges. Seul l’Argentinpouvait être le portier de cette histoire dif-ficile à résumer. Et d’abord parce qu’au-cun des personnages, nombreux, ne paraîtêtre ce qu’il est vraiment. Linz, Anna,Fett, Helmotz, Boehm et le dénommé F,qui sont-ils vraiment ? Des gardiens, desdétenus, des infiltrés, des espions ? Ici,tout n’est que double jeu et sous lesmasques il y a d’autres masques encore. Si le récit se situe principalement dansune prison (« mastodonte aux allures de villefortifiée ») régie par une « Administration »pénitentiaire appliquant aveuglément leslois d’un régime totalitaire, ce n’est paspar hasard, bien sûr. C’est que le huisclos favorise la paranoïa. Pianiste-compo-siteur dans la vie, Luis Seabra réinterprèteà sa façon des partitions kafkaïenne et or-wellienne et construit un univers multidi-mensionnel qui n’est pas non plus sansévoquer le travail du cinéaste DavidLynch. Comme un des personnages qui

« tente désespérément de rassembler les élémentsépars de cette mosaïque qui se défaisait sanscesse », le lecteur essaie d’assembler lesmorceaux d’un puzzle dont le motif gé-néral lui échappe. Manipulateur virtuose,Seabra joue avec nos nerfs et déjoue noscertitudes naissantes. De bout en boutson récit est piégé. C’est donc un livrequ’on arpente en revenant sur ses pas, unpeu comme on chercherait l’issue d’undédale. Cet aspect labyrinthique est d’au-tant plus renforcé que l’histoire présenteles points de vue de plusieurs person-nages. Roman-chorale orchestré sur fondde cauchemar éveillé, c’est surtout un ro-man hallucinatoire, hypnotique et en unsens anxiogène. Seabra nous fait tourneren rond avec, en trame principale, unehistoire d’avocat incarcéré sans raison.Que nous soyons dedans ou hors de laprison, son imagination est à doublevoire triple fond. D’ailleurs, certains lec-teurs s’agaceront peut-être du systéma-tisme avec lequel l’auteur nous donne letournis, le comble étant ces « séances de lec-ture contrainte » entre les murs qui don-nent lieu à des mises en abyme du texteque l’on vient de lire… Jeux de miroirs et faux-semblants, ce pre-mier roman témoigne en tout cas d’unsens certain du mystère et du suspenschez Seabra. Et du trouble : car c’esttroublant d’être ainsi baladé dans lesméandres d’une narration à tiroirs secrets.Réflexions sur l’ordre carcéral absolu etles vertiges de la conscience, cette histoirese vit comme une expérience de l’égare-ment et de la divagation. F comme folie ?

Anthony Dufraisse

F DE LUIS SEABRARivages, 108 pages, 15 e

DANS LE JARDIN DE L’OGREDE LEILA SLIMANIGallimard, 224 pages, 17,50 e

Tout en violents contrastes, voici unpremier roman entièrement circons-

crit dans l’orbe de la liberté rêvée parGeorges Bataille. « La liberté n’est rien si ellen’est celle de vivre au bord de limites où toutecompréhension se décompose. » Ainsi Adèle,l’héroïne, a choisi le métier de journalistenon par goût mais pour la liberté qu’il luiapporte. Parallèlement, et « pour appartenirau monde et se protéger de toute différence avecles autres », elle a épousé un médecin avantde devenir mère. Mais sa seule véritableambition aura toujours été d’être regardée.À 35 ans, elle n’aspire qu’à être voulue,qu’à devenir la proie d’inconnus, qu’àconnaître ce vertige qui est ivresse de sapropre faiblesse et besoin impérieux dudésir de l’Autre.Des envies folles, excédant sa raison, pre-nant la forme brutale du passage à l’acte,d’un corps à corps toujours plus violent.Un absolu enivrant qui l’emporte, la sou-lève hors d’elle-même, la dénude danstous les sens du terme, la plonge dansl’horreur intime de son être ou la laisse in-animée, cuisses écartées sur ses lèvres san-glantes. « Ce n’était pas à la chair qu’elle aspi-rait, mais à la situation. Être prise. Observer lemasque des hommes qui jouissent. Se remplir.Goûter une salive. Mimer l’orgasme épilep-tique, la jouissance lascive, le plaisir animal. »Une sorte d’expérience des limites, d’ac-quiescement à quelque morale sacrificiellequ’elle a longtemps réussi à cacher à unmari n’ayant jamais accordé d’impor-tance au sexe. Jusqu’au jour où… Habi-tuée à la « rassurante sensation d’avoir existémille fois à travers le désir des autres », sa viedevient alors une autre sorte d’enfer au-quel elle tente de faire face. C’est cettesombre vérité de l’érotisme dans ses rap-ports avec la mort – « N’être qu’un objet aumilieu d’une horde, être dévorée, sucée, avaléetout entière. (…) Elle veut être une poupée dansle jardin d’un ogre. » – qu’évoque Leïla Sli-mani avec ce sens cruel du corps qui faitla terrible beauté de l’impudeur.

Richard Blin

DR

Manipulateur avisé, Luis Seabra

signe un roman hypnotisant

tout en trompe-l’œil.

18 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE PREMIERS ROMANS

AŸMATIDE BÉATRICE CASTANERSerge Safran éditeur, 192 pages, 14,50 e

L’homme de Neandertal n’est pas cet êtrehirsute, longtemps décrit comme fruste.

L’homo sapiens, qui lui a succédé, n’estpeut-être pas non plus aussi intelligent qu’ilen a l’air. Dans un roman d’anticipationqui relie la Préhistoire à un avenir proche,Béatrice Castaner tisse des liens entre lesdifférentes générations. Elle balaie trentemille ans d’Histoire et pronostique àl’homme moderne une fin sépulcrale :« l’espèce à la durée d’existence la plus courte dugenre humain ».Tout commence avec Aÿmati, néanderta-lienne affaiblie et esseulée, qui vit sesheures dernières. Elle témoigne d’une vieartistique développée, axée sur l’apprentis-sage et la transmission. Cet art fusionnel,incantatoire et charnel flamboie sur les pa-rois peintes des grottes : « Elle est contre le dosdu cheval, elle est dans la paroi. Son corps s’ef-face. Elle est happée par la robe noire de la rocheblanche ». La spiritualité soude le clan etrappelle les transes chamanes : « Son esprittournait sur les cimes des pins et des bouleaux,sur les quelques arbres à l’orée du corps étendu deMalawan, elle l’appelait et il ne répondait pas ».Rites de passage et pratiques funéraires sontautant de signes d’une transcendance plei-nement vécue. Loin dans le temps, au XXIe

siècle, Gabrielle, une archéologue retrouveune statuette ciselée par Aÿmati et remet encause les idées reçues sur nos ancêtres. Plustard, Mära, ultime représentante homo sa-piens, attend la fin des fins, l’extinction.Les trois femmes suivent un destin paral-lèle, marqué par l’apparition épisodique dela petite sculpture, qui seule semble éter-nelle. En parcourant les millénaires, Béa-trice Castaner (dont c’est ici le premier ro-man) redonne du sens à l’existence mêmedu genre humain. Elle s’inscrit contrel’amnésie induite par une modernité parfoisdévoyée. Elle invite à une prise deconscience radicale : « les traces du passé com-mençaient à être détruites puisque rien n’impor-tait plus que la peur du présent ».

F. M.

Conscient de vivre une tragédieradicalement nouvelle, lecommissaire Grand-Jacques,que la maladie condamne à

courte échéance, s’est mis à tenir unJournal. « Écrire quelques lignes, chaquejour, repousse la maladie. » Nous sommesen mars 1793, une année qui vient dedébuter avec la décapitation de LouisXVI. La jeune République est encorevacillante. Paris est dans la fièvre. Onmanque de pain, de viande, de sucre.Les sans-culottes battent le pavé tandisque les aristocrates ont été déclaréshors-la-loi, les émigrés décrétés mortscivilement et leurs biens confisqués.Face à ses ennemis, la République seraterrible. D’où l’institution d’un tribu-nal criminel extraordinaire qui devien-dra vite tribunal révolutionnaire. Il dé-cidera de ce qui est bien et de ce qui estmal, de ceux que l’on sauvera et deceux qui seront perdus.Témoin de ce qui est l’époque la plusconvulsive de notre roman national, lecommissaire va s’en faire le greffier. Sidans les premiers temps il note letemps qu’il fait, les denrées qu’il reçoitde son cousin de Compiègne, la façondont il se soigne en associant opium etratafia… ; s’il évoque à partir dequelques faits divers les affaires dont ila eu à traiter, consigne ses sorties ou sesvisites à son ami Bruiant Fauve-Rous-sel, un passionné de littérature et depeinture, c’est ce qu’il voit et entend auTribunal révolutionnaire, qui va sur-tout mobiliser son attention. Dans unpays où tout va mal – luttes pour lepouvoir, soulèvement de la Vendée, gé-néraux passant à l’ennemi, villes se ré-voltant – la Terreur va devenir unprincipe de gouvernement. Il ne s’agitplus de juger mais de terroriser. Dèslors la guillotine s’emballe. « La Terreurest dans toutes les bouches. Le mot roule et

coalise. Il entraîne l’adhésion. Il attise la fu-reur. » Après le vote de la Loi des sus-pects – qui vont de « ceux qui ne peuventpas justifier de leurs moyens d’existence »jusqu’aux fonctionnaires suspendus oudestitués en passant par « ceux qui,n’ayant rien fait contre la liberté, n’ontaussi rien fait pour elle » – on décapite àtour de bras : les « amis » du roi, lesprêtres, ceux qui correspondent avecles émigrés, les militaires convaincus demauvaises manœuvres, ceux à quil’ivresse a fait tenir des propos antipa-triotiques, « attendu qu’un patriote est pa-triote même dans le vin ». L’exécution estdevenue un spectacle. Des « tricoteuses »aux « lécheurs de guillotine », la pulsionsadique s’en donne à cœur joie. C’estdans ce contexte que l’on confie àGrand-Jacques, l’élucidation d’horriblesmeurtres de filles « savantes dans l’art dedonner du plaisir ». Mais au milieu detels bouleversements, comment cher-cher l’assassin ?En Province, les représentants de la Ré-publique, qui ont carte blanche pourbriser les résistances, mettent en œuvredes exécutions de masse. On noie, onmassacre, on débaptise les villes re-belles. En Vendée, on frôle le génocide.« J’ai écrasé les enfants sous les pieds des che-vaux, massacré les femmes, qui, au moinspour celles-là, n’enfanteront plus de brigands.Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’aitout exterminé » (Général Westermann).À l’instar de l’écrivain, celui qui sur unbateau tient registre des marchandisesqui entrent et sortent, le commissaires’est fait l’écrivain du Tribunal révolu-tionnaire, de cette faim de terreur, desguerres de factions qui verront les « En-ragés » d’Hébert, les « Indulgents » deDanton, les « Endormeurs » de Robes-pierre périr tour à tour. C’est ce théâtrede la Terreur qu’il déroule implacable-ment au fil de son journal. Celui d’unhomme qui n’a plus pour soleil quel’« amitié ourlée de rêveries » d’Adeline, etses « brumes » ou ses « fumées de délices »,c’est-à-dire ses rêves érotiques, pour ou-blier son mal – le Mal ? – sur fond deviolence barbare et sanguinaire.

Richard Blin

LA TERREURDE PATRICK WALD LASOWSKILe Cherche midi, 360 pages, 17 e

Spécialiste du XVIIIe siècle,

Patrick Wald Lasowski signe

un premier roman éclairant,

comme d’une lumière rasante,

la vie au temps de la Terreur.

Vin de ténèbres

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 19

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

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quelle ne peut, pour échapper au « chas-seur », que se fondre, imperceptiblement,avec son prédateur. L’émancipation bal-butiante d’une jeune adulte, néanmoinsempêchée par son incapacité maladive àne voir en l’Autre (amis, amants) qu’unnouveau refuge, une nouvelle barricadecontre l’hostilité du monde extérieur.Partout, la peur. Et un engluement irré-solu dans les limbes, là où l’être n’estpas encore, n’est encore qu’uneébauche, une promesse, pris entre fasci-nation et répulsion pour l’existence etses menaces constantes – d’autant plusterrifiantes qu’elles sont sans visage. Dans l’espace mental oppressant queconstruit l’écriture, les frontières setroublent encore par l’introduction dumotif du double, d’une gémellité para-sitaire et invasive, d’une étrange plasti-cité des formes. Celles-ci convergentspectrales en une apparition, doulou-reusement atroce – la constellationd’un souvenir, la précipitation de l’an-goisse : la femme abandonnée, « sesyeux ouverts avec l’épouvante tout au fondcomme un reproche et un appel », la sœurdisparue – morte ou partie, c’est égal –sa silhouette comme « un trou, unmanque, on ne peut pas rester à côté d’elle,elle refroidit, elle aspire, elle annihile ». Parcinq fois recommencée, la fiction reditla perte et la séparation, la mémoire etl’oubli, et surtout cette gangue maréca-geuse dont le sujet doit s’extraire – jus-

tement pour devenir sujet.Comme si le consentementà la disparition était lacondition sine qua non pour

que s’initie enfin le lent et tragiquemouvement de dissociation, une se-conde strate textuelle vient perturber lefil narratif selon un procédé désormaisfamilier aux lecteurs de Rosenthal.Avec l’intrusion d’un discours d’ordrescientifique – ici médical –, d’autresvoies s’ouvrent alors : enregistrementsd’une précision glaçante des altérationssuccessives que provoque la mort surles corps, récits d’expériences de mortimminente – cet « ensemble de troublesconsécutifs à la mort clinique ou à un comaavancé » que racontent « les patients quireviennent ensuite parmi les vivants » :images de tunnels, lumière, fantômesdes proches disparus… Images de résurrection et de libération,tout au bout de la nuit.

Valérie Nigdélian-Fabre

MÉCANISMES DE SURVIE EN MILIEU HOSTILE D’OLIVIA ROSENTHALVerticales, 192 pages, 16,90 e

On y descend comme on creu-serait un trou. À moins qu’ilne s’agisse, dans une immo-bilité consentie, de laisser af-

fleurer à la surface les traces les plusprofondes, les plus obscures – souve-nirs enfouis sous un fragile voile d’ou-bli, silhouettes fantomatiques des êtresdisparus, vacillements nocturnes del’identité. Quelque chose cherche à sedire, procédant par déplacements,condensations, répétitions. Quelquechose cherche à traverser. Têtu. Em-pruntant pour cela les masques fiction-nels que la langue sèche et claustraled’Olivia Rosenthal façonne, en quêted’un impossible face-à-face. Quelquechose fait retour : « Les faits ne se conten-tent pas d’arriver, ils reviennent. Qu’on lesaccepte ou non, ils sont plus insistants etplus entêtés que les stratagèmes qu’on in-vente pour les éviter. Écrire fait partie de sesstratagèmes. » L’écriture comme évite-ment, l’écriture comme retrouvailles– c’est tout comme. Il faudra dès lors accepter de cheminersans repères (ni où, ni quand, ni qui, nipourquoi) dans les cinq chapitres quicomposent la fiction. Reconnaître peuà peu dans les visions qui se succèdentune intime parenté. Et accueillir sanssurprise la possibilité de partager l’expé-rience qui s’énonce ici, diffractée,comme autant de cauchemars oubliés.

Le point de départ – puisqu’il en fautbien un, puisqu’il faut bien commencerquelque part –, c’est le récit d’une fuite,et d’un abandon. Dans un monde post-apocalyptique, seulement habité dehordes et de meutes menaçantes, unefemme en laisse une autre sur le bordde la route, blessée, gémis-sante : « J’ai dit Je t’aban-donne. J’ai dit Je ne peux pasfaire autrement. J’ai dit Nousallions mourir toutes les deux. J’ai dit C’estmieux que l’une des deux survive. » Restentla nuit et la culpabilité – courir éperduepour y échapper –, un désir omnipré-sent de disparition – se reclure desjours durant dans une maison aban-donnée – et un insupportable senti-ment de liberté – partir, marcher sur laroute. Les quatre récits suivants creuseront cemotif initial, déplaçant l’angoisse en descirconstances et des lieux a priori plusanodins. Une maison familiale, mais dé-sertée par les parents, où une enfants’acharne à contenir toute intrusion del’extérieur, cherchant maladivement les« minuscules déplacements, taches équi-voques, fuites, coupures de courant, fis-sures » : « La boue vient forcément du dehors.Je ne laisserai pas le dehors envahir l’intérieurde la maison. » Une partie de cache-cache, qui se transforme pourtant entraque lente et silencieuse de la proie, la-

La dixième fiction d’Olivia Rosenthal, en forme de traversée

des ombres. Trouble et éprouvant.

La nuit remue

La mémoire

et l’oubli.

20 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

ENTRETIEN DOMAINE FRANÇAIS

La mécanique de l’OPA hostile et celle du no name,qui dépossède une usine de la propriété de ses pro-duits, le désarroi des employés au bout d’un longchemin de croix et de rachats, mais aussi l’histoirede Péchiney et la découverte de l’aluminium, Éli-sabeth Filhol pourrait en parler pendant des

heures. Dans le petit studio d’Angers où elle nous reçoit etoù elle s’est installée pour écrire depuis le succès de son pre-mier roman, La Centrale (prix France Culture-Télérama 2010),ses phrases ouvrent de nouveaux espaces à chaque instant, bi-furquent, s’aèrent de rires et de suspensions, ne perdent ce-pendant jamais le Nord, et ses yeuxpétillent. Difficile pourtant d’imagi-ner au premier abord que c’est elle,menue et réfléchie, qui est derrièreun roman poignant et « droit dans sesbottes », dominé par un groupe col-lectif en colère, Bois II.

D’où est venue la nécessité de raconter, le temps d’unejournée, le 11 juillet 2007, la séquestration d’un patronpar ses 87 employés ?

Déjà, la séquestration et le « sur une journée » ne sont pas ve-nus en même temps, aussi bizarre que cela puisse paraître.Entre le projet et la structure du livre, il y a eu un décalage,un tâtonnement. L’envie de travailler sur ce sujet m’est venueen 2009, au moment où je finissais La Centrale, en quelquesmois les cas de séquestration s’étaient multipliés en France.

Un mot a même été créé, sur le modèle de kidnapping,le « bossnapping »…

Oui, par les Anglo-Saxons, et pour les Français… J’ai voulu es-sayer de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ce genrede situations, au-delà de ce que nous en livraient les médias.En général, les journalistes restent 24 h ou 48 h sur le site,cantonnés à l’extérieur des grilles. J’avais envie d’aller plusloin, d’entrer là où on n’entre pas d’habitude. Analyser com-ment on en arrive à une telle radicalisation, alors qu’il y aquand même d’autres moyens de s’exprimer dans une entre-prise. À l’origine du roman, il y a aussi l’histoire de Péchiney,qui est une belle aventure industrielle, que je connaissais unpetit peu, l’histoire de l’aluminium, très représentative d’unmodèle de développement en France, de la Révolution indus-

trielle jusqu’aux Trente glorieuses. Et tout ça a été démanteléen un temps record, après une OPA hostile en 2003. J’ai écritbeaucoup de pages sur la Révolution industrielle, pour finale-ment ne conserver que quatre ou cinq pages dans le roman…

Donc tout est réel ?À part l’entreprise Stecma, la filiale qui est revendue, et quin’existe pas… Mais toute l’histoire de Péchiney est réelle etdocumentée. Par contre sur le plan de la narration, c’était in-téressant de créer de toutes pièces une entité économique,puis les personnages sont venus au fur et à mesure, inventés

eux aussi. À un moment donné, alorsque j’étais partie très loin au XIXe siècle,j’ai compris que le cœur du sujet, ce quim’intéressait, c’est la réalité présente, lecontemporain, et j’ai eu cette idée del’unité de temps, de lieu et d’action.C’est une structure tellement rigidequ’on peut amener beaucoup d’élé-

ments extérieurs, lancer des ponts dans le temps, l’espace,j’aime bien ça, même si parfois ça complique la lecture (rires).

Ça permet de contenir une tension aussi… Vous trouvez que la tension est contenue ? Les premiers re-tours que j’ai expriment plutôt une confrontation à la violencesociale très grande. Car de la colère, il y en a. Il y a un élan,une énergie, un enthousiasme du collectif, mais de la révolteaussi, de la colère. On ne peut pas ouvrir le robinet d’eautiède. Pour ce livre-là, Bois II, je me suis posé la question del’émotion, comment avoir la bonne distance, parce que lesprotagonistes sont dans une émotion forte, tout est exacerbé,ou peut l’être. C’est compliqué de trouver le juste équilibre, lebon dosage, on a parfois l’impression, en écrivant, d’avancersur un fil, mais il faut aussi ne pas avoir peur de l’émotion.

Vous avez pensé à un dérapage des employés ?Si j’avais eu le talent de Stephen King, oui (rires). Malheureu-sement ce n’est pas le cas, je me contente de créer une situa-tion, de l’explorer et d’aller au bout ; je ne savais pas du toutcomment ça allait se terminer, mais intuitivement je savaisqu’il n’y aurait pas de dérapage majeur ne serait-ce que parceque concrètement, si on reprend les exemples récents de sé-questration, je n’ai pas en tête d’exemple de dérapage. En

Quatre ans après La Centrale, qui auscultait le quotidien méconnu des intérimaires

dans une centrale nucléaire, Élisabeth Filhol nous confronte dans son nouveau

roman au sort de salariés dont l’entreprise est en faillite.

Une aventureindustrielle

« On liquide un site dans

une sorte de déréalisation,

et il suffit de rayer des

noms sur une liste. »

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 21

outils normaux du dialogue social auraient pu être opération-nels. La notion de responsabilité sociale, ou au moins d’empa-thie, n’existe pas pour lui. Des gens comme ça, j’en ai croisé.

Il y a pourtant deux figures entrepreneuriales, deux per-sonnages de vieux patrons qui se détachent dans votrelivre, dont le fondateur de votre filiale fictive, EugèneFortin, non ?

Je ne pense pas que ce soit une figure révolue, heureusement.J’ai pris le cas de Mangin mais mon livre n’a pas de vocationsociologique ; il s’agissait plutôt d’analyser une situation parti-culière, de descendre au fond et d’en faire émerger des choses.

Oui mais Eugène Fortin, c’est quand même le vieux pa-tron paternaliste…

D’accord, mais c’est un self-made-man, ce n’est pas le modèlepaternaliste de l’héritier. Il incarne une figure d’entrepreneursqui ont des projets, l’envie d’aller de l’avant, de transformer,de développer, et qui concrètement sont des créateurs d’em-plois ; même à leur échelle, une échelle modeste ; toutes cesvolontés d’entreprendre, mises bout à bout, assurent le dyna-misme d’une région.

Si rien ne change pour Mangin, est-ce que quelquechose bouge pour les employés ?

Dans la tragédie antique, il y a la notion de fatum, le destin,souvent incarné par des dieux qui tirent les ficelles. Le hérosgrec ne change pas son destin, sans pour autant s’y résigner, ilest noble dans la lutte, par sa capacité de résistance. Dans lescas de séquestration, le montant des indemnités est souventamélioré, mais les emplois ne sont jamais sauvés. Dans un telcontexte, je pense que l’action collective, le souvenir de cetteaction et des moments vécus, a aussi une fonction répara-trice. Les salariés éprouvent de la colère, la peur de ce qui vaadvenir après, au lendemain de la fermeture, mais dans cetteparenthèse du conflit, de la grève, il y a une solidarité totale,supérieure à ce qui pouvait exister en temps de paix, et donc

même temps, c’est une situation d’une grande violence, lesgens n’ont plus rien à perdre.

Vous avez travaillé dans un cabinet d’audit ; commentvous retrouvez-vous à écrire de « l’autre côté » ?

Quand j’ai commencé à travailler, dans les années 90, à laDéfense, dans un cabinet de commissariat aux comptes quiappartenait à un cabinet anglo-saxon, Arthur Andersen, ilsavaient dans leur portefeuille client la moitié des entreprisesdu CAC 40 de l’époque, Usinor-Sacilor, Alcatel-Alsthom,Rhône-Poulenc, Péchiney, quantité de fleurons de l’industriedont j’ai suivi par la presse l’évolution dans la décennie sui-vante. Qu’est-ce qu’il en reste ? Pour Péchiney c’est d’autantplus révoltant qu’il s’agissait vraiment d’une aventure indus-trielle très française (pour le meilleur et pour le pire) et que40 000 emplois étaient concernés au moment de l’OPA, surdes territoires entièrement dépendants de l’aluminium…Dans un périple pour aller en Italie, j’ai remonté la vallée dela Maurienne. Une fois que vous enlevez cette entreprise-là,qui appartient aujourd’hui à Rio Tinto-Alcan, c’est le ma-rasme pour la région. C’était ça aussi qui m’intéressait, et quej’ai repris dans Bois II, l’absence de cycle industriel qui puisseprendre le relais.

Est-ce que vous avez envisagé à un moment de donnerle point de vue de Mangin, le cadre séquestré ?

J’ai essayé, dans la phase de tâtonnement, j’ai écrit des pagesavec le « je » de Mangin, mais ça ne fonctionnait pas du tout.Écrire de son point de vue, cela signifiait que le lecteur, en li-sant ces pages, se sentirait en affinité avec lui, comprendraitses motivations, adhérerait à sa conception de l’entreprise, à savision des rapports de force. Il aurait fallu que je me fasse vio-lence. Il y a là une question morale. À force d’être dans lechamp-contrechamp, on finit par renvoyer tous les protago-nistes dos à dos, mettre toutes les positions sur un pied d’éga-lité. Pour Mangin j’avais en tête un certain profil psycholo-gique, sans lequel on n’en serait pas arrivé là, sans lequel les

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22 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

prise où justement on rentre la vache à un bout et on sort lesteak à l’autre. J’étais assise à côté des salariées qui faisaient lacomptabilité, et il y avait une femme qui, lorsqu’il faisait trèschaud, en été, (il faut savoir qu’il y a un créneau pour ouvrirles fenêtres, tôt le matin quand il fait encore frais, et c’est lemoment où les camions arrivent, et où certaines bêtes neveulent pas descendre), et donc cette femme disait toujours« elle sent venir la mort » en parlant de la vache rétive, et ellerefermait la fenêtre. Je trouvais ça… terrible. La Stecma demon roman a pour voisine une usine d’abattage et de trans-formation de la viande ; c’est aussi ça une zone industrielle,cette cohabitation.

La Stecma a un autre voisin, Eram. Vous auriez puécrire sur Eram ou sur une usine agroalimentaire ?

Pour Eram, ce qui m’aurait peut-être plu, c’est que c’est unehistoire de femmes. Dans Bois II, à l’intérieur du collectif, il ya un chœur de femmes. La voix du livre est celle d’une narra-trice, et travers elle, j’avais envie de faire entendre plusieursgénérations. En tant que déléguée, elle porte en effet la pa-role du collectif, mais elle a aussi une histoire personnelle,qui remonte à son grand-père (et j’évoque alors plusieurs gé-nérations d’immigrés espagnols), et qui se prolonge avec sonfils, on la sent solidaire à travers lui de cette nouvelle généra-tion précaire des 20-30 ans. Je pensais à la Grèce en écrivantcela. 50% de jeunes qui n’ont pas d’emploi et qui partent enAustralie. Quand l’Europe commence à se vider des forcesvives d’un pays…

À propos de strates d’histoire, pouvez-vous évoquer ledébut du livre, qui raconte la préhistoire de la régionNord-Ouest, où ensuite vous situez l’usine ?

J’avoue que mon rêve est d’écrire un jour un roman géogra-phique, mais il faut faire très attention de ne pas vider la géo-

aussi de l’enthousiasme, du bonheur à être ensemble ; etquand l’usine ferme, on perd ça, cette expérience collective,mais le fait qu’elle ait existé peut donner du sens à ce quin’en a pas, au fait que vous avez travaillé pendant trois dé-cennies pour une entreprise qui décide de délocaliser et vousmet dehors. Je crois que ça permet de se regarder dans laglace, de dépasser l’humiliation. Et c’est peut-être ça finale-ment que les salariés cherchent aussi, en définitive, une sortede baroud d’honneur.

On le sent dans le langage des personnages – lorsqu’ilss’expriment, ils restent sur un terrain juridique, un ter-rain commun. Le langage ne lâche jamais.

Ceux qui sont dans le dialogue frontal avec Mangin sont desélus qui ont une certaine pratique de la négociation, et je sou-haitais aussi mettre à cet endroit la langue de la finance et dela gestion, un peu comme dans La Centrale, où j’ai fait entrerle langage technique du nucléaire. Et puis, les rapports dansl’entreprise sont codifiés, les réunions avec les représentantsdu personnel. Les habitudes de travail sont un garde-fou, ellespeuvent limiter les risques de dérapage verbal. Mais j’ai vouluen parallèle restituer quelque chose de la violence que les em-ployés ressentent vis-à-vis de Mangin, du sentiment d’êtrebroyés. Comme dans le clip de Pink Floyd, « Another brick inthe Wall », où l’on voit des enfants qui grimpent, et chutentdans un hachoir à viande… C’est un peu ce que je racontedans le livre, le passage du mineur broyé.

Il y a une autre image assez violente dans le livre, c’estla superposition de la vache qu’on va abattre, de Manginen train de s’adresser à ses salariés, et des salariés quidans la séquestration le tiennent en respect.

C’est finalement le seul passage autobiographique du ro-man ; j’ai travaillé dans la gestion de trésorerie d’une entre-

Bois II, c’est d’abord un lieu. Imagi-naire, quelque part dans un bassindu Nord-Ouest en voie de désin-

dustrialisation. Hanté, par les mineurs dela première génération, qui extrayaientde la terre le fer et l’ardoise, et lesfemmes d’autrefois qui lavaient leur lingedans les vieux fonds. Occupé, par unecentaine de salariés qui ne résolvent pasà ce qu’après seulement dix-mois de re-prise, un dénommé Mangin, cul rassis àParis et cœur ailleurs, s’apprête à solderleur entreprise d’échafaudages en alumi-nium, la Stecma, et par là même, une vie,que celle-ci soit déjà derrière pour lesplus âgés ou encore à consolider pour lesplus jeunes. La narratrice, porte-voix dupersonnel et du roman, appartient à lapremière catégorie. C’est à travers sonregard que l’on assiste à une journéebien particulière pour le collectif, celle dela séquestration de Mangin. C’est à tra-vers ses pensées que l’histoire oscilleentre présent de l’action et passé destensions sociales et des trajectoires indi-viduelles des autres, d’elle-même, de sa

propre famille. « Nos corps joints qui n’enforment plus qu’un seul , pour beaucoupd’entre nous c’est la première fois quel’expérience est vécue, non pas d’une jux-taposition d’hommes et de femmes autravail, chacun y va de sa petite commu-nauté, mais d’un sentiment d’apparte-nance au grand corps en sursis de l’entre-prise, s’appropriant les murs, les stocks,les machines, pour la représenter légiti-mement et exclusivement maintenant queses jours sont comptés. »S’il s’agit d’un drame humain et que l’onn’a aucun mal à comprendre les motiva-tions des personnages et à être profon-dément émus par leur combat et leur in-extinguible espoir, il faut saluer le tour deforce d’Elisabeth Filhol, qui réussit, toutcomme elle avait réussi à parler du nu-cléaire et à nous passionner pour le bleude la piscine d’une centrale dans son pre-mier roman, à faire entrer dans celui-làun nombre d’éléments a priori anti-roma-nesques, tels que le langage économique(cessation de paiement, raids et « cheva-lier blanc ») et l’histoire longue d’un ma-

tériau, l’aluminium. C’est cette doubleinscription, humaine et territoriale, ougéographique, qui donne à Bois II sonampleur poétique et lyrique, au-delà del’âpreté du langage et de la réalité qu’ildécrit. On frémit avec l’héroïne face àcette statue de pierre qui ne s’effrite ja-mais qu’est le « cadre » de l’entreprise(un cadre ironiquement déconnecté etsans repères face aux racines des per-sonnages), et l’on rêve de Rio Tintolorsqu’il s’agissait encore seulement d’unfleuve andalou et non pas d’une multina-tionale anglo-australienne, ou des îlesprimitives qui dérivaient à la surface de laTerre quelques poignées d’années-lu-mière auparavant. Nulle conclusion, nulmot d’ordre à en tirer, d’ailleurs le romanse clôt sur une espèce de coda nostal-gique, une ouverture qui laisse le lecteurnon pas sur sa faim mais avec le désir deregarder autour de soi avec une attentiondémultipliée, un appétit de voir et de sou-lever des montagnes.

C. B.BOIS II P.O.L, 264 pages, 16,90 e

Matière à penser

ENTRETIEN ELISABETH FILHOL

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 23

Pendant longtemps j’ai mené mon activité d’écriture et monparcours professionnel de front, ou plutôt en alternance, eten accumulant pas mal d’échecs, on peut le dire. Sur monCV quand il y avait des trous, je ne disais pas que j’écrivais,et je ne pensais pas que l’entreprise puisse rentrer dans un ro-man. Donc la rencontre déterminante, celui que j’ai décou-vert dans les années qui ont précédé l’écriture de La Centrale,et sans qui probablement je ne me serais pas lancée dans celivre, c’est François Bon.

Qu’est-ce que vous devez à François Bon ?D’abord une surprise de langue, j’ai eu le même choc en dé-couvrant Duras. Dans les deux cas, ce sont des langues si par-ticulières que si vous vous imprégnez trop, votre style esttransformé, vous écrivez à la manière de. Je ne sais pas quellechimie opère, mais pendant des années, le simple fait de lireDuras me donnait envie d’écrire, et donc je faisais ça avantde m’assoir à ma table de travail. La Centrale je l’ai écrite avecdes textes de François Bon à proximité, Bois II non. Et puis ily a quelque chose, à mes yeux, qui le rapproche d’Annie Er-naux, cette manière de partir de l’individuel, y compris deson expérience personnelle, lorsqu’il revisite le garage familialpar exemple, pour l’élargir au collectif.

Écrire, « on », « nous », ça a été difficile ?C’est ce qui est venu en premier. La première phrase que j’aiécrite, l’ancre que je jette au fond du port, c’est « On est un col-lectif, soudés. ». Un groupe qui attend dans la cour de l’usinel’arrivée du patron. Un groupe face à un homme, voilà l’idéequi m’interpellait à l’origine dans la séquestration d’un pa-tron. Ensuite la voix de la narratrice s’est imposée, elle m’apermis de mener les deux registres de front, le « on » et le« je », le collectif et le particulier, sachant qu’un collectif estdavantage que la somme des individualités qui le composent.J’avais envie de mettre en scène cette entité-là ; et aussi lemoment de bascule, où l’unité se fissure.

Dans votre livre, il est question de « communauté dedestin » ; est-ce une notion dépassée ?

Je n’espère pas ! Quand on prend le capitalisme paternalistequ’on évoquait et que je n’idéalise pas, l’ancrage territorialoblige à une responsabilité sociale, ne serait-ce que parce queles familles d’ouvriers qui travaillent, on les croise tous lesjours dans la rue, ou à l’église. Mangin, typiquement, n’a pasd’ancrage territorial. À un moment mon livre s’appelait« 1181 Sherbrooke West », car c’est l’adresse d’Alcan à Mont-réal. En effet, le jour où le siège social de Péchiney, aprèsl’OPA d’Alcan, quitte Paris pour Montréal, l’effectif salariéen France devient une abstraction. On liquide un site dansune sorte de déréalisation, et il suffit de rayer des noms surune liste. Une des lectures qu’on peut avoir du capitalisme fi-nancier, c’est que la déterritorialisation facilite l’absence deresponsabilité, une déconnexion complète entre des intérêtsparticuliers et l’intérêt général d’un bassin industriel, oud’une nation. Pour en revenir à votre question, l’enjeu aujourd’hui consistedonc à faire revenir de l’intérêt général et du collectif dans lapensée, dans la politique, dans les décisions économiques et lalégislation. Quelque chose de la « communauté » est en trainde se réinventer : ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landesm’intéresse, avec l’idée de relocalisation, d’autonomie.

Propos recueillis par Chloé Brendlé

graphie de l’humain. Il y avait quand même cette envie dansBois II, sur quelques pages, de décrire le monde d’avant touteconscience humaine. Et là, 465 millions d’années plus tôt, ony est ! Il y a un côté genèse. Ici, genèse des gisements d’ar-doise et de fer. Et je suis toujours impressionnée par le déca-lage qui existe entre le temps de constitution d’une ressourcenaturelle, énergétique ou minière, et le temps de consomma-tion par l’espèce humaine ; même un produit comme l’ar-doise, les réserves du nord-ouest de la France, on les a épui-sées en moins d’un siècle.

Pouvez-vous nous parler du rôle des lieux ? Il n’y a pas d’autofiction dans mes livres, mais quand je dé-marre un texte je peux me passer de tout sauf d’images delieux. Pour La Centrale, j’étais notamment allée à Chinon, quise trouve non loin de chez moi. Pour le prochain livre, j’aifait des repérages au Danemark. Quant à Bois II, c’est un lieufictif, le territoire de la fiction, mais qui s’est construit à partirde sites miniers qui existent en Normandie, dans l’Orne, leCalvados, jusqu’à l’Anjou, ces paysages m’ont influencée,ainsi que les Forges de Trignac près de Saint-Nazaire qui sontdes ruines industrielles très impressionnantes.

On sent aussi l’imaginaire des pionniers, de l’expédi-tion ; dans un passage vous comparez même le grouped’employés à une caravelle…

C’est peut-être des restes de mes lectures… Même adolescentej’étais encore très romans d’aventures, d’exploration, maritimenotamment, Conrad, Loti, Jules Verne. Pour ce qui est de lacaravelle, elle a un lien avec les origines du grand-père de manarratrice, qui arrive d’Andalousie et de son grand port deHuelva ; non loin de là on peut en effet visiter les trois cara-velles, reconstituées, de Christophe Colomb. Quand on lesvoit, on se demande comment ils ont pu embarquer là-dessuspour traverser une mer dont ils ne connaissaient même pas lafin, c’est consternant de fragilité, de petitesse.

Il y a des livres sur l’entreprise qui vous ont marquée,comme écrivaine ?

« Il n’est pas utile de passer à l’acte. Avecl’alcool, on peut se contenter de dire, ou

imaginer ce que l’on va dire, lui dire ce qu’on pourrait imaginerde pire et s’en contenter, tu ne sortiras pas d’ici vivant, quandles langues se délient et les gestes, avec l’alcool rapporté dansla salle, posé sur les tables, on peut se défouler, libérer ce quin’est jamais sorti, des strates et des strates en millefeuille àrefendre comme les repartons d’ardoise, chaque morceauscindé par le haut en deux, et comme ça, pour chaque plaque,de plus en plus fin, faire sortir un peu de tout ce qui s’estaccumulé à force de ravaler, encaisser pire que tout, y croire, selaisser prendre au jeu, aux discours bien argumentés, faire cequ’on nous demande de faire et même davantage, par un beleffet d’entraînement et d’élan collectif, parce qu’on est certainscette fois de sauver l’emploi, et patatras, alors que tout ça avaitdu sens, alors même que sur ces objectifs qui nous avaient étéfixés on avait des chiffres en hausse à faire valoir, à peine letemps d’espérer, clôture des comptes au 31 décembre, six moisplus tard, l’avis de fermeture, et alors ce qui est broyé en nousest pire que ce que l’on pourrait faire de lui. » Bois II, p.189

Extrait

24 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

Avec L’Île du point Némo, c’est d’abord au plaisirde lire et d’écrire que rend hommage Jean-MarieBlas de Roblès. Un plaisir communicatif quinous vaut un roman d’aven-

tures qui épate, amuse, fascine tout en re-visitant, en lecteur averti de Philip K.Dick et de Bradbury, de Stephen King,les livres des maîtres à rêver de nosjeunes années : Jules Verne, AlexandreDumas, Conan Doyle, Raymond Rous-sel, Stevenson, Melville… Le plus gros diamant dumonde, l’Ananké, du nom de « l’inaltérable nécessité desGrecs », a été dérobé à Lady MacRae, tandis que troispieds droits coupés à hauteur de la cheville, et chaussés

de baskets de marque Ananké, échouaient sur les côtesécossaises, tout près de son château. Ils sont alors quatre à partir à la recherche dudit diamant– Martial Canterel, un aristocrate dandy et opiomaneflanqué de sa gouvernante, son vieil ami Holmes et le ma-jordome de ce dernier, Grimod de la Reynière – avantd’être rejoints par Lady MacRae et sa fille Verity, qu’unmal mystérieux maintient endormie depuis des années.Mêlant l’enquête policière à des bribes d’épopée, mariantle tragique au comique et l’histoire à la science, le récitcourt sans cesse, tenant le lecteur en haleine, multipliantles intrigues et les effets de surprise, jouant des codes, desgenres et d’une évidente connivence avec le lecteur. Uneépopée burlesque qui nous entraîne sur les traces d’unimpitoyable tueur et nous fait voguer jusqu’au pointNémo, au cœur du Pacifique, sur une île devenue le re-fuge d’une communauté de chercheurs, « d’hommes et defemmes “de bonne volonté” comme on le disait à une époque oùcela faisait encore sens ».Un plaisir de conter à l’état pur qui n’ignore rien des mul-tiples ressources du romanesque : énigmes à résoudre, as-sassinats, organisations secrètes, Chinois pervers, sœurs

siamoises, femme aux jambes sur-numéraires, digressions sur lespratiques sexuelles, sur fond defabrique de cigares devenantusine de montage de liseuses élec-troniques et d’inventivité débri-dée. On voyage dans le Transsibé-

rien, en voilier, en «Ekranoplane », un mélange d’aéronefet d’hydravion, et même à bord du Nautilus. Usant del’imaginaire comme d’une véritable corne d’abondance– « un collage monstrueux de bribes, de choses vues, de lecturesoubliées, de peurs enfantines qui reviennent, s’agglomèrent lanuit pour former des îles, des continents noirs » – et abusant detoutes les conventions du genre – « Nous laissons à d’autresla description de ce à quoi peut ressembler une panique à bordd’un dirigeable en train de s’abîmer en mer » ; « Comment nosamis se retrouvèrent indemnes sur le rivage de Melville Island,au nord du continent australien (…) c’est ce que nous nous per-mettons d’omettre pour ne pas rallonger inutilement notre ré-cit » –, Blas de Roblès manie avec la même aisance l’ana-morphose, le pastiche, l’ironie, l’humour, qu’il s’agisse de« l’Église maradonienne de la Main de Dieu » ou de la décou-verte de la Chemise de nuit de la Vierge Marie, « une re-lique qui reléguait le Saint-Suaire de Turin au rang d’un vul-gaire torchon de cuisine » .Mais ce roman total aux allures de Nef des fous est aussiune façon de tirer la sonnette d’alarme, de s’insurgercontre une réalité subvertie par des impostures de tousordres, économiques, politiques, écologiques. Avec lacrainte de voir le réel devenir le « miroir servile de ce qui estdéjà survenu dans les romans. Un miroir effrayant à touségards. » « Si les événements sont des répliques, des recomposi-tions plus ou moins fidèles d’histoires déjà rêvées par d’autres, dequel livre oublié, de quel papyrus, de quelle tablette d’argile nospropres vies sont-elles le calque grimaçant ? » Entre hantisesprogrammées et quête d’absolu, la question reste entière.

Richard Blin

L’ÎLE DU POINT NÉMO DE JEAN-MARIE BLAS DE ROBLÈSZulma, 464 pages, 22,50 e

Ode débridée aux pouvoirs et aux sortilèges du

romanesque, le nouveau livre de Blas de Roblès,

l’auteur de Là où les tigres sont chez eux, oscille

entre démystification et illusionnisme.

Plaisirset frissons

DR

Une épopée mariant

le tragique au comique

et l’histoire à la science.

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 25

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rejoindre la Meute, les skinheads, il de-vient Falco, il n’est plus seul, il fait par-tie d’un tout, d’un nous, solide, fort. En-semble, ils sont indestructibles. Ilscognent, cassent, violent. Jouissance :ainsi lavent-ils peut-être leur honted’être de ceux-là, les humiliés, d’être deces fils-là, ceux qui se courbent. Falco atrouvé sa famille : « La Meute nous re-cueille. La Meute nous accouche. » À la manière de Joyce Carol Oatesavec son terrible Zombi (Stock, 1997),Stéphane Guibourgé s’est glissé dans lapeau d’un chien enragé, d’un gosseperdu, qui a grandi de travers, aban-donné par son père, abandonné par lemonde entier. Narrateur et écrivainfont cause commune, cherchent àcomprendre le malheur de ces vies sa-crifiées – jeunesse dévoyée, ouvrierscassés, villes et banlieues bousillées, etcette haine, une pourriture qui envahitleurs têtes. Stéphane Guibourgé a lemême âge que son narrateur, 15 ans audébut des années quatre-vingt, 48 au-jourd’hui. Il ne peut s’empêcher demettre en parallèle deux époques,1982-1984 et 2012-2014. Interrogé surle choix précis de ces dates, il s’em-balle, écœuré, en colère comme tant depersonnes, et dénonce le fourvoiementde la gauche, son échec, sa lâcheté, satrahison : « La gauche insulte l’espérance,elle est incapable d’exiger d’elle-même uneperspective historique, d’assumer ses respon-sabilités envers le peuple, de le respecter. »« J’apprends l’injustice », écrit Falco, etaussi : « Nous nous battons, c’est toujoursla même chose chez les pauvres. Ils se com-battent, s’entretuent. On nous laisse faire.La politique : dresser les citoyens les unscontre les autres, les affamer. » Nourri à la littérature populaire et fierde l’avoir été, Stéphane Guibourgé s’estapproprié la lecture et l’écriture jusqu’às’en faire une façon de vivre, un moded’emploi pour mater la vie, ses déra-pages, ses furies. Au cœur de ses tour-ments et de ses livres, l’abandon, l’exil,l’absence d’ancrage, le désir de recons-truction, et cette peur, tenace, ef-frayante, de reproduire les mêmes er-reurs, de n’être pas à la hauteur. Il faitdire à Falco des phrases cinglantes, sortede scansion fiévreuse, qui s’infiltrent,bouillonnent : « Je vis avec la crainte demoi-même. » Puis, plus loin, une prière :« Que le mal s’arrête avec moi. »

Martine Laval

LES FILS DE RIEN, LES PRINCES, LES HUMILIÉS DE STEPHANE GUIBOURGEFayard, 202 pages, 12 e

Nous choisissons la haine. » Unepremière phrase qui claquecomme un couperet, quatrepetits mots pour arrimer la

tension, un verbe conjugué au présent,en direct live, un nous majestueux, signed’un collectif qui s’affirme d’emblée.Reprenons, première phrase, premierparagraphe : « Nous choisissons la haine.Nous sortons la nuit pour casser du bicot,défoncer des youpins. Nous sortons la nuitpour humilier des pédés, des gauchistes, desbranleurs. Les passants s’effacent. La colèrenous hante depuis l’origine. »Ainsi s’ouvre Les Fils de rien, les princes,les humiliés, onzième livre de StéphaneGuibourgé, un texte aussi percutantque son titre, sorte d’alexandrin un peucabossé qui résonne, hante, perturbe, sefait l’écho lointain et vibrant d’un vershugolien de La Légende des siècles :« L’œil était dans la tombe et regardaitCaïn. » Que faire de sa vie, ou de saconscience, quand on est allé jeunechiot enragé jusqu’à l’irréparable, aumeurtre gratuit, juste pour la radicalitédu geste, juste pour le plaisir, justepour se sentir un homme ? Quel est cegrand vide ? D’où vient-il ? Le narrateur, proche de la cinquan-taine, cherche une réconciliation aveclui-même et prend le parti de nommer

son existence, sa violence. Il se raconte,alterne des bouts de vérités : celles dupassé, adolescent recruté par les skin-heads et celles d’aujourd’hui, sa fragilequête de rédemption. Il les conjuguetoutes au présent de l’indicatif, les faitse télescoper : « Je voudrais croire qu’au-cun acte n’est à ce point terrible si l’on peutlui donner un nom, le couvrir d’un mot. » Il y a dans cette fiction à hauts risquesun désespoir poisseux aussitôt balayépar une rage de dire sans complaisancehargne et grogne, racisme et sexisme.Des mots crus, durs, déboulent à touteallure. Stéphane Guibourgé prend soinen page de garde de prévenir tous soup-çons : « Cela semble une évidence, maisprécisons cependant que les opinions qui agi-tent la Meute dans certaines pages de ce livrene sont en aucun cas celles de l’auteur. » « Printemps 1982, j’ai seize ans. » FrançoisMitterrand est au pouvoir depuis un an.Des usines ferment. Des hommes sontjetés à la poubelle, eux qui espéraienttant. Le gouvernement socialiste dé-charge ses cars de CRS sur les grévistes.Déception. Chaos. Le narrateur voitson père tomber : « Je revois son visagelorsqu’il reçoit sa lettre de licenciement. J’aiseize ans. Il cache ses mains toute la soirée.(…) Il ne veut pas qu’on les voie trembler. »La déroute du père conduit le gamin à

Entre violence et lucidité, Les Fils de rien, les princes, les

humiliés n’épargne rien, ni personne, surtout pas la gauche.

L’enfer, c’est moiStéphane Guibourgé

CRITIQUEDOMAINE FRANÇAIS

26 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

LE TRIANGLE D’HIVERDE JULIA DECKÉditions de Minuit, 175 pages, 14 e

Bérénice Beaurivage entreprend de sé-duire le bel Inspecteur responsable de la

supervision des chantiers navals du Havre,de Saint-Nazaire et de Marseille. Elle a deforts atouts : jolie, élégante et romancière.Ce qui ne manque pas de retenir l’attentiondu jeune homme qui lui propose de l’ac-compagner dans son périple professionnel lemenant dans les trois ports français. Certes,la journaliste Blandine Lenoir aurait bienaimé accompagner l’Inspecteur dans sa tour-née mais c’est Bérénice B. qu’il a choisie.Tout aurait pu se passer au mieux et, malgrécette triangulation infernale, déboucher surune histoire d’amour bouleversante mais il ya un problème. Bérénice Beaurivage n’estpas Bérénice Beaurivage. Mademoiselle, sansemploi et décidée à ne pas en trouver un, aentendu ce nom dans un film d’Éric Roh-mer. Jouer à être une autre devient, dès lors,son passe-temps favori surtout lorsqu’ellerencontre celui dont elle épuisera toutes lesressources et pas seulement financières.« Parlez-moi de vous, dit l’homme derrièreson chardonnay. Ce doit être passionnant, in-venter des histoires, est-ce que vous suivez un planou est-ce que vous faites confiance à votre imagi-nation, moi je n’en ai aucune, étant ingénieur deformation, cela m’intrigue, oui, j’ai toujoursvoulu savoir, je me suis toujours demandé com-ment on écrit un roman ».Après Viviane Élisabeth Fauville (Minuit,2012), Julia Deck confirme son intérêt pourla démence ainsi que son talent de chefd’orchestre car si la question de l’ingénieurlui était adressée, elle répondrait, à l’évi-dence, que c’est à partir d’un plan qu’elleélabore son intrigue. Les dernières pages duroman nous révèlent une intelligence démo-niaque où des éléments disparates se retrou-vent soudain liés par une logique impla-cable. La mystification finale n’efface paspour autant les quelques « longueurs » durécit. On retiendra néanmoins le ton enlevédu roman et le retournement époustouflantde sa fin.

Christine Plantec

Bénédicte Ombredanne – 38 ans,agrégée de lettres, mère de deuxenfants et victime de harcèle-ment conjugal – entrevoit dans

la lecture de Villiers de l’Isle-Adam lapossibilité d’une « autre vie présente »qu’elle va chercher à actualiser à traversune passion amoureuse. Pour que cettepassion mène à la réalisation de soi, ilfaudrait cependant que Bénédicte soitcapable de briser les barreaux de sa cel-lule familiale, qu’elle ait le courage d’al-térer la tyrannie domestique qui régitson existence. Elle ne le fera pas. Eternelcombat entre l’attrait pour l’existencepoétique et la sécurité mortifère d’uncouple cancéreux. D’un côté l’existenceérotique, celle du rêve, que viennent ré-veiller les livres ; de l’autre le quotidienmorose, celui d’une vie conjugale ratée,que vient tasser le travail. L’excitationde l’ombre, de la nuit et des forêtscontre la morosité de la lumière, du jouret des artères urbaines. La part ration-nelle contre la part maudite. Le réalismedu monde contre l’idéalisme desmots… entre lesquels, douloureuse-ment, le cœur de Bénédicte balance. Etsi l’intuition de l’existence absolue of-ferte par la littérature mettait en dangernotre vie quotidienne ? Comment en-castrer l’infini des mots dans le living-room du réel ? Peut-on faire rentrer laforêt dans sa maison ?Parce que ces questions l’inquiètent au-tant que les humiliations de son mari– sadique et fervent auditeur de FranceInter –, Bénédicte engage une relationavec son écrivain préféré (un certainÉric Reinhardt) dans le roman duquelelle a perçu « quelque chose de vital »,« écrit parce qu’il devait l’être, de la mêmemanière que toute personne qui est née doitabsolument s’accepter et se réaliser un jourtelle qu’elle est pour ne pas mourir ». Ne pasmourir, c’est tout le défi que se donnela jeune professeur et qu’elle essaie de

relever en échangeant, avec son écri-vain préféré, verres et confidences enterrasse du café Le Nemours.À Éric Reinhardt, Bénédicte confie sonadultère et comment celui-ci a déblo-qué en elle la vie de l’ombre (Ombre-danne, CQFD), de la jouissance, vied’intensité entre « l’amour et les forêts ».Grâce à une audace sur Meetic, la rê-veuse de classe moyenne a frôlé l’exis-tence poétique, et est allée jusqu’à res-sentir la tentation du départ et de lagrande désertion. Puis est rentrée à lamaison. L’extase n’aura duré qu’untemps. Bénédicte aura goûté aux fris-sons de l’adultère, du sexe près du feuet du tir à l’arc, mais n’en aura pasmoins fini par jeter ses fantasmes auplacard. Par peur de son époux, paramour de ses enfants, la jeune femmesera retournée se lover dans sa détresseconjugable. Quelque chose aura trem-blé : rien n’aura flanché. Or, dans l’écriture d’Éric Reinhardt, etc’est là où le bât blesse, même phéno-mène. En dépit du thème électriquequ’il caresse, le style de l’auteur de Cen-drillon demeure sage, équilibré – domes-tique. Sa langue, aussi maîtrisée soit-elle,ne transcende pas la raison commune.C’est une écriture consensuelle où s’en-châssent les propositions claires et lesphrases sans ombre (en témoigne l’ou-verture du roman : « j’ai eu envie deconnaître Bénédicte Ombredanne en décou-vrant sa première lettre : c’était une lettredont la ferveur se nuançait de traits d’hu-mour, ces deux pages m’ont ému et fait sou-rire, elles étaient aussi très bien écrites, c’estun alliage suffisamment rare pour qu’il m’aitimmédiatement accroché »). L’éperdu, dansce roman, est un motif sans jamais de-venir une matière. Comme chez Béné-dicte, on sent pourtant dans les phrasesde Reinhardt le désir de s’immergerdans lune spirale intérieure, de suivre dubout des mots la pensée (ou le désir) enpuissance, de plonger dans le maquis dela langue. Mais l’envoûtement n’aurapas lieu. De la forêt des passions, ce ro-man fera le tour, l’appellera, la dési-gnera, mais comme son héroïne,mourra avant d’avoir su y pénétrer.

Blandine Rinkel

L’AMOUR ET LES FÔRETSD’ÉRIC REINHARDTGallimard, 366 pages, 21,90 e

Dans L’Amour et les forêts,

Éric Reinhardt compose,

d’une écriture raisonnée, le

portrait d’une Emma Bovary

du XXIe siècle.

À la lisière

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 27

dans les mémoires. Une rage toute puissante. Il a forméune escouade pour raser le bâtiment, avec une pelle-teuse. Les Africains continueraient à camper là, mais, uncampement, ce n’est pas un problème, ça s’en va. C’est là qu’a commencé la bataille. Ils sont quelques-uns à avoir protesté lors du conseil mu-nicipal où la décision fut annoncée. La majorité a vacillé. Ily a eu des insultes, des menaces, des références histo-riques, des invocations de grandes figures du mouve-ment. Une bataille entre la solidarité internationale et ladéfense des ouvriers français. Des accusations de titisme. Mais devant la pelleteuse, elle était la seule élue. Il yavait des copines. Des femmes venues des usines. Desmères de famille. Des ouvriers échevelés, perdus. Ils disaient : « Ah bon, on se bat entre nous, les gars ? »Il y avait les Africains, déterminés, déjà en avance, déjàsur d’autres combats. Déjà en négociation pour obtenirle gaz et l’électricité. Ce sont eux qui ont fait venir desjournalistes, via de vieux réseaux de lutte contre la colo-nisation. Des photographes qui cherchaient le meilleur angle pourshooter la pelleteuse.La pelleteuse a enfoncé un mur d’enceinte. Tout lemonde hurlait. Il y a eu des coups de poing. Elle empê-chait les Africains de venir à la bagarre. Elle a hurlé : « Sa-laud ! Vous êtes des salauds, alors ! »Le maire a dit : « C’est sordide. C’est la foire. » Une rage terrible. Mais l’escouade a reculé.Elle a été exclue du parti et radiée des fréquentations. Ilsse croisent encore, une fois tous les deux ou trois ans,souvent pour l’enterrement d’un autre vieux militant que lalutte a lâché. Ils la traitent encore de crevure, entre eux. Le foyer est toujours là. Il s’est même largement étendu.

LES MAINS DANS LA LUTTE CHARLES ROBINSON

En toutes circonstances, elle affiche une forme degravité, tragique et lunaire, dont les racines ap-partiennent à un temps révolu. Elle dit : « Oh,tout ça n’a plus d’importance, bien sûr. »

Elle vit d’un bout de l’année à l’autre en chemisier et pan-talon de tailleur. Elle préfère les soies ponceau, les co-tons pourpres, les laines cramoisies (elle dit : cramoisin),les tergal rubis. À 61 ans, elle est fière d’être coquette. Elle a son fard àjoue, son violet à paupière, son parfum où la fraîcheur dela bergamote se trouble de notes poudrées d’iris et deviolette, de vanille, benjoin et fève tonka. Elle apprécie,quand elle descend chez ses enfants, que personne ne luiserve du « grand-mère », et que les voisins s’interrogentsur l’identité de cette dame bien mise. Ses enfants sont trentenaires, ils ont tous brillammentréussi. L’un est ingénieur, dit-elle, la fille est orthodon-tiste, et le dernier dirige la filiale d’une grande entrepriseau Pérou. Elle croit que pour chacun il y a une grande bataille à li-vrer. Une fois au moins un combat passe à sa portée.Une grande bataille où se joue d’être au monde. Il y a quarante ans maintenant, les faits sont prescrits etn’ont plus la même importance. D’autres batailles ont eulieu. Des défaites plus violentes. Elle était militante, et le parti avait gagné la ville deuxélections plus tôt. Elle était petite adjointe et porte-voixsur les marchés.Elle dit : « Notre engagement, c’était tous les jours. Dansles usines. Avec les filles. Quand on a trouvé des copainson est tiré d’affaire. La lutte. Pour améliorer les salaires.Pour les conditions de travail. Pour les embauches. Pourfaire embaucher les amis algériens. » Elle dit : « Nous avons tout perdu après ça. »Une centaine d’Africains est arrivée d’un coup. Ils ontd’abord campé dans des terrains vagues. Il y avait déjàbeaucoup d’étrangers, comme dans beaucoup de villesouvrières gérées à gauche. Les Africains se sont organi-sés. Ils ont reflué vers une grande bâtisse vide, en lisièred’autoroute. Un bâtiment désaffecté où les familles ontpu commencer à poser des cloisons, des étagères auxmurs et arranger des lits qui ne prenaient plus l’eau pen-dant la nuit. Le maire a dit : « Cette installation s’est faite dans desconditions scandaleuses et sans consultation de la muni-cipalité. »Le préfet de police a dit : « Ces aménagements, pour in-complets qu’ils soient, offrent cependant des garantiesde sécurité et de salubrité très supérieures à celles dontétaient pourvus les travailleurs africains jusqu’ici. Lesservices compétents ne feront pas obstacle à cette im-plantation, sans doute imparfaite, mais dont le caractèreprécaire devrait vous tranquilliser. »Mis devant le fait accompli, le maire a senti comment ré-agiraient ses électeurs, eux qui respectaient les procé-dures administratives et dont les dossiers de relogements’empilaient dans les services. Il a piqué une rage restée

N****

28 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

DES OBJETS DE RENCONTREDE LISE BENINCÀJoëlle Losfeld, 207 pages, 17,50 e

Pour Lise Benincà, l’écriture surgit duréel. En résidence pendant neuf mois

dans le bric-à-brac d’Emmaüs Défi situé rueRiquet, dans le XIXe arrondissement de Pa-ris, elle a tiré de son expérience un livre in-classable. Courts textes imaginés d’après lesobjets mis en vente, portraits des membresde cette communauté solidaire, compte-ren-dus d’ateliers d’écriture, elle semble procé-der par touches, sans liens apparents. Etpourtant : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas deraconter des histoires, mais de faire ressentir ».Dès lors, tout prend sens. Le fabuleux des-tin d’un éventail en plumes de paon et uncendrier vert répondent en écho aux destinsmagnifiés de Vélo (chaque intervenant s’estchoisi un nom d’objet), Diadème ou Mo-teur. Un verre esseulé prend toute sa dimen-sion : « Trente ans, tous ces souvenirs, toutes cesémotions, 1 euro... C’est bien comme ça. 1 europour un verre offert par amour en Iran, justeavant la guerre ». Un récipient percé se dé-couvre des états d’âmes : « Un broc est un ob-jet décoratif à tendance nostalgique ». Des objets de rencontre s’est ainsi écrit au mi-lieu de ses lecteurs, qui participent par dessuggestions et des productions manuscrites.Une œuvre qui va chercher chez GeorgePerec des sources d’inspiration et s’esttrouvé une filiation dans l’art singulier defaire parler les objets (Jacqueline de Romilly,Les Roses de la solitude). L’ouvrage est autantune archéologie des choses que des êtres. Ildonne un visage à la précarité, sans céder àla pitié ou sombrer dans l’angélisme. Un ex-policier y côtoie d’anciens détenus. Des ré-fugiés évoquent leur galère avec d’anciensclandestins. Des victimes du chômage croi-sent des donateurs. L’ensemble trace un so-ciogramme plein d’humanité. Le texte, quise nourrit de l’intérieur, pouvait difficile-ment trouver un point final. Il s’achève logi-quement par la fin bien concrète de ce sé-jour singulier. Par un constat encourageantaussi : les livres « sont prêts à tout pour aider lemonde à tenir debout ».

F. M.

Dans la vie d’un individu, l’ac-quisition d’une voiture estsouvent un moment impor-tant. Pierre Patrolin, dans son

troisième roman, en fait l’élément dé-clencheur du récit. « Un modèle confor-table, presque élégant, très bien entretenu.Cinq portes, gris clair, avec un bon mo-teur ». Seulement, loin d’être réduit à safonction de véhicule, l’engin finit parcontaminer tout l’espace. Le narrateurécourte ses journées de bureau, diffèreson retour au domicile conjugal, finitpar se faire porter pâle pour ne plus seconsacrer qu’à sa passion exclusive :rouler dans sa voiture neuve. « Je roulesans raison, les mains sur le volant, en sui-vant naturellement la voiture qui me pré-cède. Sans imaginer où elle me conduira, lecorps posé sur le siège profond, les coudes àpeine pliés devant moi, le regard attentif à lacirculation, la nuque posée sur l’appuie-tête ». On s’y reconnaîtrait presque tantla situation décrite évoque celle dupacte qui unit le lecteur à son livre… Ainsi donc en est-il de l’histoire. Unhomme doux dingue, une voiture, uneépouse. La ténuité du propos pourraitparaître risquée s’il n’y avait la maliceet la virtuosité de l’auteur dont le pro-jet d’écriture est, depuis le début, demener jusqu’à son terme une expé-rience : La Remontée de la France à lanage en 2012 et en 700 pages, l’entre-tien d’un feu dans un appartement pa-risien (La Montée des cendres en 2013). Plus précisément, chez Patrolin, il s‘agitde faire du prosaïque la possibilitéd’une expérimentation et de se laisserporter par elle. Et comme le rappelleFrançoise, l’épouse du narrateur, « Tucomprends, le général, l’ordinaire, le banal,nous est commun ». Ce qui l’est beau-coup moins, en revanche, c’est d’enfaire l’épreuve en maintenant intact ledésir du lecteur. Or, sur ce point, Patro-

lin excelle, jouant sur ses attentes endétournant les règles pour mieux lesdépasser. Si la voiture est l’occasion deprocéder à de magnifiques travellingssur la ville, les zones pavillonnaires, lesterrains vagues, la campagne, le road-movie sera anti-pittoresque et à40km/h. « Je roule doucement, à côté de laroute : lorsqu’une motocyclette m’a dépassé,j’ai emprunté la contre-allée qui dessert lesaires de stationnement. (…) Je frôle des pou-belles ». Si la découverte d’un fusil créenécessairement une tension, le fait quele narrateur ne sache pas quoi en fairegénérera des scènes loufoques inou-bliables, non sans suspens. Et surtoutl’inflation de détails (apparence, odeur,saveur, énumérations), susceptible deservir un projet réaliste, glisse aucontraire du côté de la fantasmagoriedélirante. Tout autant que le narrateur-personnage qui, normal en apparence,se révèle de plus en plus inquiétant. Sadéraison lui imposant de transporterpendant plusieurs jours une charognedans le coffre de sa voiture ! Sans parlerde son véhicule qui peu à peu se dé-grade alors que lui ne porte aucun stig-mate des événements passés ni dutemps qui s’écoule. En fait, Pierre Patrolin s’amuse d’unehistoire qui avance à mesure qu’elle sedérobe comme si le véritable sujet étaitmoins ce qui arrive à son Dorian Graycontemporain qu’à l’écriture elle-même : sèche, précise et comme soute-nue par rien ou si peu ; « une poche deplastique, mince, grêle, portée par le vent.(…) Qui s’échappe. Qui s’envole ». Déri-soire et poétique à la fois. Une écriturequi se veut littérale et rivalise néan-moins avec la puissance des paraboles.L’histoire d’un homme qui descendd’une voiture comme on descendraitd’une montagne. Ou comme on n’enredescendrait pas justement, ainsi queFrançoise se plaît à imaginer en riant :« gravir encore, au-delà du sommet. En voi-ture. Sans se retourner. Sans voir le videderrière soi. Et devant soi aussi. Sans pou-voir redescendre. Sans jamais imaginer re-descendre ».

Christine Plantec

L’HOMME DESCEND DE LA VOITUREDE PIERRE PATROLINP.O.L, 312 pages, 17,90 e

Après l’eau, après le feu, c’est

de l’automobile dont Pierre

Patrolin s’empare dans

L’Homme descend de la voi-

ture. Toujours savoureux.

Homo mobilis

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LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 29

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brûlante le ferait d’une sobrasada deMallorca.À cela, le roman ajoute une langueneuve et désopilante : celle de Montse,qui exilée depuis plus de soixante-dixans en France parle un français syntaxi-quement parfait et lexicalement bancal :« Et moi qui étais une noix blanche, pour-quoi tu te ris ?, (…) moi qui croyais encoreque les enfants naissaient par le derrière, (…)moi qui savais encore moins comment sepractiquer l’Acte,(…) ni le 69, ni les pipes, nirien, je suis devenue en une semaine uneanarquiste de choc prête à abandonner mafamille sans le moindre remordiment et à pié-tiner sans pitié le corazón de mi mamá. »Montse a 16 ans quand son frère Joseprapporte de Lérida un enthousiasme li-bertaire qu’il va souffler sur leur villagecatalan. C’est le printemps espagnol quine va pas durer longtemps à la cam-pagne où, tout exploités qu’ils sont, lespaysans rechignent à renverser totale-ment une société qu’ils pensent im-muable. Ça dure un peu plus à Barce-lone où l’adolescente se rend avec sonfrère. Là, c’est la découverte enivrante dela vie, celle où les femmes peuvent fu-mer, celle où les combattants de Durrutise retrouvent aux terrasses des ramblas.Celle où l’on tombe amoureux d’unFrançais qui écrit et se prénomme An-dré, qui prend le temps de faire une filleà Montse mais pas celui de lui dire sonnom. Dans l’imaginaire familial, cet An-dré-là s’appellera Malraux. Fabuleuxtemps que celui qui unit l’amour, la jeu-nesse, l’espoir et la joie. Mais, et c’estune des qualités du livre que de le mon-trer, les exactions ne sont pas une exclu-sivité des phalanges et Josep devra fairele deuil d’une utopie au nom de laquellecertains assassinent sauvagement desprêtres. La guerre civile est en route. Ber-nanos la voit grandir en même tempsque la lâcheté de l’Europe. Ses écritsrendent compte de la catastrophe au ni-veau des nations. Mais, par les souvenirsde Montse de la vie au village, par la fi-gure incendiée de Josep, celle toute ennuance de don Jaume, celle plus com-plexe de Diego, c’est toute la dimensionhumaine de cette guerre qui transpire dulivre. Et la fin brutale des utopies laisserala place aux mois sombres de 37, à l’exilde 39. Lydie Salvayre n’hésite pas à fairequelques parallèles avec notre époque.On ne lui en veut pas, on fait imman-quablement les mêmes.

T. G.

PAS PLEURER DE LYDIE SALVAYRESeuil, 278 pages, 18,50 e

On y entre de plein fouet :« Au nom du Père du Fils et duSaint-Esprit, monseigneurl’évêque-archevêque de Palma dé-

signe aux justiciers, d’une main vénérable oùluit l’anneau pastoral, la poitrine des mau-vais pauvres. C’est Georges Bernanos qui ledit. C’est un catholique fervent qui le dit. Onest en Espagne en 1936. La guerre civile estsur le point d’éclater, et ma mère est une mau-vaise pauvre. » Dès lors, on ne lâcheraplus le livre, emporté par cette rage quil’irradie comme l’irradient la tendressed’une fille pour sa mère et la drôlerie en-jouée qui marque chaque victoire de lavie sur la mort. Ainsi donc, après avoirplusieurs fois évoqué discrètement dansses romans, l’histoire familiale, LydieSalvayre s’est attaqué au récit de la viede sa mère. Toute une vie ? Oui et non.Le roman rassemble les souvenirs dedeux années : 1936 la lumineuse et 1937la très sombre. Tout se joue là pourMontse qui, 75 ans plus tard, laisse à safille des souvenirs précis. Le reste de savie, prétend-elle, ce qui suivra ces deuxannées, elle l’a oublié. Au même moment, Georges Bernanosest à Palma de Majorque. Il croit auxchemises bleues des phalangistes queson fils a rejoints. Il croit en l’Églisepuisqu’il croit en Dieu. Mais très vite,il voit la réalité : trois mille civils exécu-tés en sept mois sur l’île, abattus sèche-ment après une dénonciation, pour

avoir été soupçonnés d’être peu favo-rables aux idées fascistes. Et Bernanosva décider de témoigner, d’écrire contreson camp. Lydie Salvayre rappelle, quepresque symétriquement, Gide écritalors son Retour d’URSS . Elle nemanque pas également de rappeler, parexemple, l’incroyable soutien de Clau-del aux sectateurs de Franco. Écrire neprotège pas de la connerie. Le roman,dès l’incipit donc, va faire alterner lesvoix : celle de Bernanos à travers sesécrits, celle de Montse telle que la nar-ratrice la recueille. La vivacité du roman tient de troischoses qui font la facture de la roman-cière. D’abord les allers-retours entrepassé et présent qui mettent en lumièreles similitudes entre les deux périodes.Et Lydie Salvayre loin de désigner lemal (le fascisme, les nationalismes)comme une menace extérieure, montretrès sensiblement comment ce mal estinhérent à la nature humaine, pusilla-nime, facilement influençable et peuprompte à l’aventure. Ensuite le style :les subjonctifs imparfaits se marientjoyeusement aux injures, jurons, motsgrossiers et cela donne une texture à lalangue qui la rend vivante. Le rythmecontribuant à la musicalité de la parti-tion. Enfin cette manière baroque defaire jaillir le rire au cœur des ténèbres,ce qui, avouons-le, saisit la fibre émo-tive du lecteur comme une plancha

Depuis La Puissance des mouches, Lydie Salvayre ne nous

avait pas donné un livre aussi puissant : Pas pleurer déverse

une énergie revigorante et salvatrice. Entre rires et larmes.

Toda una vida

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

30 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

Peut-on saisir ce qui relie une catas-trophe au rien ou au plein qui la pré-cède ? Ou encore, selon quel axe l’en-

visager, dans un spectre situé entre lesconséquences immédiates – destructions,morts – et l’attention fugace qu’on lui ac-corde avant de reprendre le fil d’un quoti-dien plus ou moins chaotique ? Si le centrede gravité du nouveau livre de LaurentMauvignier est bien le cata-clysme qui s’est abattu sur lenord du Japon le 11 mars2011 (séisme, raz-de-marée,accident nucléaire majeur dela centrale de Fukushima), son objet n’estévidemment pas d’en rendre compte. Cedernier se diffracte en une multitude dequestionnements dont sont porteurs lesprotagonistes saisis dans le vif de leur exis-tence. La trame du récit est constituée de lasuccession de ces fragments biographiquesreliés par le fil ténu de la simultanéité. Lepassage de l’un à l’autre s’opère par diversprocédés ou allusions : mer du Nord calmescrutée depuis le pont d’un navire tandisque le tsunami vient de s’abattre sur le Ja-pon ; personnage rêvant d’un paysage tropi-cal idyllique qui sera le cadre du récit sui-vant ; anglais véhiculaire partagé parl’ensemble des habitants du village plané-taire, ingénieurs russes ou malais, touristesfrançais, hommes de peine philippins ; pen-sées d’un chien éprouvant la vastitude dumonde qu’il découvre, relayées par cellesd’un Américain au retour d’un voyage dé-sastreux en Thaïlande…Avec Autour du monde, Laurent Mauvignierpoursuit donc son exploration des possibili-tés du roman, de sa capacité à se faire le ré-ceptacle de ce qui vit et fermente à l’exté-rieur de lui, de le donner à éprouver autantqu’à lire. Souvent perçu comme un écrivaindes voix, des flux de conscience, de la poly-

phonie, il offre ici un tout autre aspect deson travail. Celui-ci avait connu une pre-mière grande inflexion avec Dans la foule(2006), roman qui s’ouvrait à l’histoire ré-cente puisqu’il avait pour cadre la finale eu-ropéenne de football au Heysel en 1985 etle carnage provoqué par des supporters del’équipe de Liverpool. Le roman suivant,Des hommes, scrutait les traces laissées par la

guerre d’Algérie dans lesconsciences et les corps de pro-tagonistes, plusieurs décenniesaprès les faits. Le livre qui paraît aujourd’hui

est d’une facture qui pourra dérouter cer-tains fidèles de Laurent Mauvignier. L’au-teur y bouleverse sa stratégie narrative, ins-tallant un dispositif aux coutures apparenteset assumées comme telles, faisant entendreune voix qui n’est plus seulement celle despersonnages mais d’une instance présente àleurs côtés. Et cependant cette manière-làemporte encore le lecteur : ces personnages,de fait plus nombreux que dans les autreslivres, y jouissent de l’espace nécessairepour exister et la composition donne unecohérence à un ensemble d’apparence hété-rogène. Sur L’OdysseA, paquebot de luxevoguant sous pavillon panaméen avec unéquipage pour moitié philippin, Frantz,passager quinquagénaire neurasthénique estl’un des « Heureux Gagnants » de la croisière.Parmi la population désœuvrée qu’il ob-serve, figure un vieux scientifique suissed’origine russe, « spécialiste des déplacementsdes plaques tectoniques », « l’un des maîtres de cequ’on appelle la sismographie globale ». Soit lesrépercussions des grands séismes à l’échelledu globe terrestre tout entier. Ce savantayant également beaucoup travaillé sur les« lépidoptères » (comme avant lui l’avait faitNabokov, « un autre émigré russe »), on sesent invité à chercher entre les pages de ce

livre l’effet de ce fameux battement d’ailesde papillon censé se propager et provoquerdes effets inattendus. On peut évidemmentsonger au film Babel du cinéaste mexicainIñarritu construit sur un enchaînement cau-sal de faits, rendu possible par les circula-tions et les collisions qui s’opèrent dans lemonde globalisé. La trame d’Autour dumonde, cependant, ne repose pas sur la cau-salité. Le désastre a eu lieu et l’enchaîne-ment se produit selon l’acuité des regardsqui se portent ou non sur lui dans la dis-tance que chacun aménage avec les faits quilui sont livrés. Le livre se déploie de façoncentrifuge (à l’inverse de Dans la foule, quiétait bâti sur la convergence), dans la péri-phérie d’un événement impénétrable.Frantz, dans sa cabine, trouve que « lesimages d’un tremblement de terre sont toujoursun peu convenues » ; Syafiq, dans sa chambred’hôtel moscovite, « lâche un soupir de com-passion, de lassitude, il se souvient du tsunamien Thaïlande et, maintenant, c’est comme s’il sedisait je préfère ne pas savoir, (…) il éteint la télé-vision et d’un bond se lève et décide de se prépa-

Dans un livre orchestré sur le mode de la synchronie, Laurent

Mauvignier accompagne des personnages dans leurs migrations

autour du globe. Il propose à travers eux une radiographie

aléatoire d’un monde frappé au cœur de ses certitudes. Regards

croisés sur un roman qui s’ouvre à de nouvelles voies narratives.

En deçà du réel

Structurecentrifuge.

Onagawa, le 19 mars 2011

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 31

Tout Mauvignier est là. Le Mauvi-gnier du drame – une vague, ce11 mars 2011, un nom de lieu

soudain devenu un mantra. Fukushima.Le Mauvignier des consciences croisées– quatorze histoires parallèles qui par-fois se touchent, ne serait-ce que parl’interface d’un écran de télévision dansun hôtel ou par les ondes d’une radiodans un taxi. Le Mauvignier des fan-tômes du passé – flashbacks, aveux tar-difs, ellipses et la folie personnelle quirôde. Le Mauvignier styliste – les doigtsde l’auto-stoppeur sur la gorge de sonconducteur, les objets qui vrillent dans

la maison avant le déluge, l’instant etl’art du figement. Trois ans après le ré-cit d’Emmanuel Carrère, D’autres viesque la mienne, dont le point de départétait le tsunami qui atteignait le SriLanka en 2004, l’auteur de Dans la fouleet Des hommes s’attaque à un événementd’ampleur mondiale et superpose à l’ex-ceptionnalité de la catastrophe les lieuxcommuns du tourisme (du safari auvoyage de noces, en passant par l’escaleà Dubaï et la visite à Disneyland – Pariset Floride).Résultat, on ressent l’étrange sensationdu gourmet après un millefeuille biengoûtu et trop épais ; on apprécie le sa-voir-faire et la construction, mais oncherche le zeste singulier et l’on frôle lasaturation. Scène de sexe torride à l’ap-proche du tsunami, avec tatouage enserpent et piercing mal placé, scène desexe torride à Moscou entre deuxhommes au moment où la femme del’un est en train d’accoucher, escapaderomaine et amoureuse d’un père et del’ex-fiancée de son fils, voyage d’unejeune Chilienne inquiète de ses originesjuives et polonaises à Tel-Aviv, avion,bateau, voiture, télé, radio, ordi, wiki :le contemporain en a pour son contentou son futur Goncourt. Certains per-sonnages semblent de pures fonctionsmarionnettes comme ce scientifique at-teint d’Alzheimer qui se fait une joiemaligne de décrypter le mécanisme dutsunami devant un public atterré parson manque de compassion. D’autrespassages sont des illustrations ; sur levif, ils concentrent les clichés et ne

prennent pas le temps de se déployer,tel ce dialogue inepte de jeunes mariésdans l’avion. C’est que Mauvignier s’es-saie dans ce nouveau roman à la satire ;il décortique, avec exactitude souvent,mais sans tact parfois, le bien connuparadoxe du touriste qui ne veut sur-tout pas passer pour un touriste et sonlangage de papier glacé. À la lourdeurdes stéréotypes s’ajoute celle des che-villes narratives qui nous font passerd’une scène et d’un destin à un autre.Étonnante inversion qui fait que la mé-canique narrative apparaît d’autant plusque le romancier la cache (« fondu-en-

chaîné » dans une même phrase parexemple), là où le livre de Carrère, quel’on peut trouver pourtant agaçant ettire-larmes par moments, semblait offrirune fabrication plus subtile, alorsmême qu’il dévoilait ses strates de té-moignage à la première personne et dereconstitution.Si l’amateur lecteur tient le registre desingrédients, c’est qu’il manque duliant, une nécessité (après tout, aprèsl’effondrement du stade du Heysel etla guerre d’Algérie, pourquoi le tsu-nami du Japon ?), et surtout l’émotiondes précédents livres. Autour du mondeest en un sens trop réussi, léché mêmedans le pire, étiquette Minuit, Mauvi-gnier bon cru et parfum Philippe Tous-saint. Cette image des premières pages,qui persiste dans la mémoire : du sangdans le lavabo qui fait « une tulipe dé-goulinante et molle »…Ce n’est pas quand il singe des person-nages sans profondeur que l’auteurnous touche, mais quand il plongedans l’angoisse avec eux, quand il estde leur côté, qu’ils soient sympathiquesou non, dans « l’arrière-pays mental denos terreurs » (la plus belle expressionpeut-être du livre à propos desvoyages). C’est alors qu’il se met à ex-plorer réellement nos imaginaires inter-connectés, écrans de cinéma psy-chiques, et que « Ce qui arrive aux autres,ça nous concerne. ».

Chloé Brendlé

> AUTOUR DU MONDE DE LAURENT MAUVIGNIERÉditions de Minuit, 372 pages, 19,50 e

Voyages mécaniques

rer. » Dans sa maison en Floride, Daenna ré-pète dans une litanie furieuse qui voudraitsubmerger le déni de compassion qu’on luioppose : « Ce qui arrive aux autres, ça nousconcerne. On est tous concernés. »C’est avant tout la question de la réalité dumonde qui est au cœur du livre. Un mondeque les moyens de communication et de trans-port sont supposés rendre toujours plus acces-sible et qui constamment se dérobe. Oùl’échelle des aspirations est bouleversée et leterritoire de leur satisfaction sans cesse déplacé.Au cœur d’une errance, survient quelquefoisla certitude qu’on a atteint l’idéal, qu’il n’y arien de plus à connaître. C’est peut-être cequ’éprouve Guillermo, un jeune Mexicain,tandis qu’il observe Yûko, la « fille bizarre »qu’il ne quitte plus depuis quelques jours. Ence matin du 11 mars 2011, ils vont partir deTokyo et rouler vers une petite ville du nord,du côté de Fukushima. Là-bas ou nulle part, ill’aurait suivie n’importe où. « Guillermo avaittrouvé qu’elle était celle dont il avait rêvé – elle étaitmême exagérément conforme à ses désirs. »

Jean Laurenti

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32 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

C’est peut-être un des romans les plus ambitieuxde cette rentrée. D’une ambition si démesuréeque le livre prend en compte son propre échec.Le Soleil de Jean-Hubert Gailliot, cofondateur

des éditions Tristram et dont l’œuvre romanesque a étéinaugurée en 1997 avec La Vie magnétique est le sixièmetitre d’un écrivain qui sait jouer à merveille avec les codesde la modernité. Pourtant, ses lecteurs pourraient être unpeu surpris par la tonalité de cette fiction, plus grave quedéjantée, aussi lente qu’étaient fulgurants les livres précé-dents. Toutefois, au-delà de l’intrigue, on retrouve ici unethématique à l’œuvre dès La Vie magnétique, celle dutemps qui transforme les illusions juvéniles en désillu-sions, en renoncement. Et, même si, ici, la géographie re-vêt une importance capitale, c’est bien du temps dont ilest essentiellement question.Alexandre a été chargé par son amie d’enfance, devenueéditrice, de retrouver un manuscrit mythique, Le Soleildont l’existence n’est avérée que par de brèves et rares an-notations dans les écrits de Man Ray, mais aurait laisséson empreinte chez ses différents possesseurs dont EzraPound et le peintre Cy Twombly. Ce dernier, découvreAlexandre, se serait fait dérober le mystérieux ouvrage àMykonos, île grecque où il résidait dans les années 60.D’où la présence sur l’île d’Alexandre qui va s’atteler à dé-chiffrer la volumineuse documentation que lui a fournie

son éditrice d’amie (en même temps qu’une somme suffi-sante pour vivre quelques mois en résidence là). Quel estce manuscrit autour duquel quelques spécialistes s’inter-rogent ? Est-il réellement la matrice de tous les mouve-ments d’avant-garde que le vingtième siècle va produire ?Le secret qui l’entoure n’est-il pas le fait d’une organisa-tion puissante (mafia, CIA, Vatican) ? Sa découverte peut-elle changer non seulement toute l’histoire littéraire, maisaussi le monde ? Cet écrit pourrait-il, s’il était publié,éclipser tout le reste de la littérature ?Alexandre mène son enquête d’abord dans les livres, lesbiographies des principaux intéressés. C’est ici, en son dé-but, que le livre est le plus passionnant. L’histoire litté-raire et artistique revisitée par Jean-Hubert Gailliot aquelque chose d’ébouriffant, de diablement excitant.L’écrivain y fait apparaître des échos, des rimes, des coïn-cidences troublantes, mêle l’anecdote aux questionne-ments primordiaux sur les liens que l’art (cette forme derévolte) entretient avec la vie. Mais peu à peu l’enquête setransforme en errance. Une errance dans les paysageséblouis de la Grèce où la présence des dieux est sans cesseévoquée, et errance intérieure d’un homme qui pensen’avoir pas d’ombre, qui refuse d’être photographié parcraindre de ne pas apparaître ensuite sur la photo et dontles rêves viennent brouiller la frontière entre la veille et lesommeil. Est-il mort ce personnage que l’on suit ? Est-ilen train de rêver ? Plus on avance dans l’histoire plus on al’impression d’être mené en bateau, comme l’est d’ailleursAlexandre. Si dans la partie grecque du livre, l’auteurévite les Charybde et Scylla que seraient le roman d’es-pionnage (qui est frôlé) et ses clichés, c’est pour bifurqueren se rendant sur une autre île, à Palerme, vers une formede fantastique symbolique. Ne disons pas tout du livrequi offre quelques surprises. En son mitan, vit uneétrange créature qui serait, pourquoi pas, la métaphoremême de la littérature : vivante et mouvante, sans tête etsans orifice, mais capable d’engloutir des vies entières. Ons’interroge sur ce que l’écrivain veut nous dire, qui multi-plie les tours de passe-passe, conglomère des épisodes quisemblent autant des citations de Melville, Verne, Poundbien sûr, mais aussi des évocations picturales (Hopper) oucinématographiques (Carax).Alexandre conclura son enquête à Formentera, dernièreétape d’une trinité insulaire qui doit signifier quelquechose, par l’évocation troublante d’une jeune fille toutentière vouée à un art qui va l’irradier. Il devient alors lenarrateur du livre, comme si d’avoir retrouvé son épais-seur, son ombre, le rendait à la vie. Une vie plus léthar-gique que magnétique : le temps est passé, Alexandre serepose en paix.Roman intelligent, pour ne pas dire malin, Le Soleil joueavec les trompe-l’œil et les faux-semblants. À l’opposé dutexte renfermé dans Le Soleil qui serait de la littérature àl’état brut, de la littérature nucléaire, sans référent. On re-grette la profusion de phrases bâties sans verbe, autourd’un passé simple souvent (« Son costume de lin lavé, repassé,comme neuf sous la housse de plastique transparent. »), commeen un scénario de cinéma, ou comme une manière deprendre ses distances avec la littérature. Celle qui brûle.

Thierry GuichardLE SOLEIL DE JEAN-HUBERT GAILLIOTÉditions de l’Olivier, 529 pages, 20,50 e

Parti à la recherche d’un manuscrit secret,

un homme va errer entre trois îles, entre passé

et présent, entre littérature incandescente

et renoncement. Sous le soleil, exactement ?

L’archipeldu temps

Oliv

ier Rol

ler

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 33

DR

mis au jour. Une promesse qui le hantedepuis sept ans et le conduira peut-êtreà sa perte…Pirozzi met progressivement en placetous les fils de cette histoire, à coups deflash-back en italiques dans le texte oude passage d’un personnage à un autre,avec un style sec, parfois de simples ali-gnements de mots retranscrivant uneatmosphère, une émotion. S’y interca-lent des descriptions, comme des prisesde vue sur le vif d’un quartier de Paris àun moment précis (une des parties s’in-titule « Caméra subjective »), et de brefsdialogues aux propos incisifs qui vontdroit au but. Exemple d’un passage, àpropos du Djib, un jeune manipulé parun ripou en vue d’assassinerGuillermo : « Tu as seize ans, tu crèches àOrly, le quartier pourri des Aviateurs. Tu esnoir, tu ne connais que la banlieue et lesaides sociales. Ta mère est une esclave ma-lienne qui fuit la brousse, les coups de triqueet les mariages polygames. Elle t’a emmenégamin dans l’avion avec tes frangines pourleur éviter l’excision. Quinze ans qu’elle estici, qu’elle ne parle pas un mot de français.Pour se payer son forfait SFR, ta sœur ta-pine le vendredi au pied des tours, à la sortiede la mosquée. Toi, tu viens de sortir d’uncentre éducatif renforcé et tu te cognes sixmois de mise à l’épreuve pour trafic de stu-péfiants et caillassage d’un fourgon de po-lice. » L’ensemble crée à la fois uneconstruction qui laisse le lecteur dansl’attente et le désir de comprendre lasuite des événements, et un rythmepropre à ce roman bref qui parvient àdrainer tout un arrière-plan sociétaldans les micro-portraits de personnagesou situations.Outre la référence à Villard, Pirozzi aparsemé son roman de nombre de clinsd’œil : à d’autres romanciers (titres dechapitres renvoyant à D. Manotti ou E.Carrère), à ses propres œuvres (brèveréférence à Rozenn, personnage de Ro-micide), et des passages s’inspirent de sé-quences puisées chez Hervé le Correou James Sallis. Manière pour Pirozzide s’inscrire dans un terreau roma-nesque, mais aussi de donner à ce petitroman noir une autre portée, comme lapièce d’un puzzle littéraire complexequi délivre une certaine image dumonde tel qu’il existe, à distance certes,sans jugement sommaire, là où la fic-tion, si elle a tous les droits, y compriscelui de divertir, n’est cependant pas làque pour ça…

Lionel Destremau

SARA LA NOIRE DE GIANNI PIROZZIRivages/noir, 204 pages, 7,50 e

Gianni Pirozzi est un auteurrare (trois romans en douzeans), qui n’écrit que poussépar la nécessité et nourri d’un

long temps d’imprégnation des milieuxdont il s’inspire. Travailleur social au-près de populations en difficulté (sans-papiers, alcooliques, toxicomanes, pros-tituées, repris de justice…), il a aussicôtoyé dans le sud de la France les Gi-tans et les Roms. Il en a tiré une formi-dable trilogie noire autour du person-nage d’Augusto Rinetti, dont la courses’est terminée avec Le Quartier de la fa-brique – sorte de Salaire de la peur aucœur des Balkans sur fond de remuglesguerriers de l’ex-Yougoslavie.Changement de braquet pour son nou-veau roman, tout du moins c’est ce quel’on pourrait croire. S’inspirant d’unenouvelle de Marc Villard, « Entrée dudiable à Barbèsville », Pirozzi y délaissel’univers des Roms, leurs destins entre-mêlés à l’histoire des migrations d’Eu-rope du Sud-Est, pour s’attacher à unautre milieu, celui du dix-huitième ar-rondissement de Paris et sa banlieue.C’est pourtant bien tout l’univers dePirozzi qui « monte à Paris » et y trouvesa place en la personne de Guillermo,flic d’origine gitane, ayant fait sesarmes en Camargue et muté dans la ca-pitale. Un « représentant de l’ordre » qui

navigue dans un monde en désordre, àla marge, les hôtels miteux, les camés,les ripoux et les petites frappes, lagrande pauvreté aussi, autant socialeque morale… Un monde dans lequelon ne sait plus trop bien quel est le« bon côté », si même il en existe un, etGuillermo n’a rien d’un chevalierblanc ; il peut être brutal, très violentmême, traficote avec quelques putes,s’est amouraché de l’une d’elle, Hafzia,toxico à la beauté préservée et qu’il adans la peau. Il a la police des policesaux fesses, se doute bien qu’il ne pas-sera pas entre les gouttes éternellement.Mais avant de trouver une échappa-toire, il faut qu’il mette un point final àune vieille histoire. Des années plustôt, alors en poste à Agde, il n’a puclore une affaire qui avait mis la com-munauté gitane à feu et à sang. Lesdeux filles de la famille Sénègas avaientdisparu. Le corps de la plus jeune futretrouvé, violée, puis lapidée. Les cou-pables, un ferrailleur et son fils : lesMartinez, que les gitans ont débusquésdans une baraque à laquelle ils ont misle feu. Le fils a tout avoué avant demourir de ses brûlures, le père a été in-terné en asile et transféré en banlieueparisienne. Mais Guillermo fit une pro-messe aux Sénègas : retrouver l’aînéedes filles dont le corps ne fut jamais

Quatrième livre du discret Gianni Pirozzi, un des écrivains les

plus intéressants du roman noir français actuel.

Halte à Barbèsville

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

34 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

Dernières lueursUne gare, un château en ruine, une au-

toroute, des champs de betteraves.Voilà le décor. Un homme attend untrain qui ne vient pas. À ses côtés, uncouple, elle plantureuse, envahissante, vo-lubile, lui maigre et silencieux. Fred, levoyageur et narrateur, accepte un travailsaisonnier de conducteur de récolte surplace, à Orchies (Nord), et l’hospitalité in-attendue de cet étrange duo. Qu’est-cequi, du hasard, de la fatigue du voyageur,ou du don de Thérèse à envelopper sesproies, par sa verve, son corps débordant,a propulsé Fred dans une histoire quin’est pas la sienne ? Et dont il restera,jusqu’à la fin, « un spectateur aux gantsblancs ». On songe à Nick Carraway, lecousin voyeur de Gatsby le magnifique,dans la présence quasi fantomatique de cenarrateur, témoin passif du drame à venir.Thérèse Lambert et Lucien vivent dans unchâteau dont elle a hérité, mais du fasted’antan, il reste peu, les tableaux et lustresont été vendus, les velours des rideaux ser-vent de couvre-lit, les chats angoras fontleur vie dans les fauteuils Empire.

Dans ce no man’s land, ce « décor a l’oréede la guerre dérivant vers son imminentchaos », trône celle qui connut ses heuresde gloire. Au centre de ce trio, le person-nage de Thérèse est un aimant tout-puis-sant. Figure maternelle, érotique et artis-tique, elle est à l’image de ce palais,fastueuse. Et en chute libre. La prose de Luc Lang épouse ce paysagede fin du monde, elle creuse les sillonsinterminables des terres de betteraves, elleest un fanion flottant sans répit pour dé-crire les nuits harassantes de labours. Unelangue très cadencée, où le point n’estqu’une faible pause pour une accéléra-tion, pour que s’élance à nouveau ce récitpuissant comme une montagne russe.Étrange et inquiétant, féerique et fantas-tique, le nouveau roman de Luc Lang estun huis clos où clignotent désespérémentdes lueurs d’humanité dans un monde enpleine débâcle.

Virginie Mailles Viard

L’AUTOROUTE DE LUC LANG Stock, 142 pages, 16,50 e

Miroir noirFaut-il être un fan du King pour pou-

voir apprécier ce roman ? Non. Ce se-rait même se tromper si l’on cherchait iciune biographie élogieuse d’Elvis. Ce livreest plutôt à recommander aux lecteurs desdécadents du XIXe siècle, à ceux qui ap-précient la pourriture d’un Jean Lorrain.Caroline de Mulder relate la vie d’un en-fant terrible du rock et la met en parallèleavec vingt ans d’une relation perverseentre Yvonne, veuve sortie à peine de sondeuil, et John White, riche vieillard. L’auteur sème le doute sur l’identité deses personnages, jouant sur le mythe de lamort de Presley. Mais rien du film BubbaOh-tep ici ; Elvis ne doit pas chasser demomie. Ici, c’est plutôt Elvis, la momie.Les « héros » sont des androgynes gro-tesques, (trop) fardés, recouverts de bi-joux, pleurant une mère perdue trop tôt,des esprits prisonniers dans des corps pu-trescents confrontés avec une réalité quin’est pas faite pour eux. Ils sont enfermésdans des situations qui les brisent peu à

peu : succès, vieillesse, corporalité, réel :« l’air est dehors et son corps l’entoure, soncorps est une petite boîte qui s’est fermée sur lui». Leur liberté se situe au fond après lamort, dans l’éternité post-mortem.Le style est à la mesure de ce sentiment.Les phrases sont longues, déstructurées.Les personnages principaux y sont per-dus, comme dans un piège syntaxique.Cette impression apparaît dès le début :« Les cheveux sont de ce noir aile de corbeau,depuis toujours trop noir pour un teint deblond, mais à peine adolescent Elvis voulaitdéjà ressembler à une star du cinéma et il semettait du cirage dans les cheveux ».Seuls les lecteurs acceptant ces pièges etce constant malaise pourront apprécier ceroman. Les autres passeront leur cheminsans regret.

Albain Le Garroy

BYE BYE ELVISDE CAROLINE DE MULDERActes Sud, 288 pages, 20 e

LA BALLADE D’ALI BABADE CATHERINE MAVRIKAKISSabine Wespieser, 198 pages, 18 e

Le septième roman de l’écrivaine québé-coise, née à Chicago en 1961 d’un père

grec et d’une mère française, dresse le por-trait d’un homme fantasque et imprévisiblequi ne doit pas être sans ressemblances avecson propre père. « J’étais fière d’être assise de-vant avec toi. » Vassili va boucler le trajetMontréal-Key West en à peine deux jours.Ses trois fillettes à bord, il conduit commeun dingue sa Buick Wildcat turquoise, surla mythique U.S. Route 1, musique rock àfond. Érina la narratrice a 9 ans, ses sœurssix. Leur périple ferait trembler toute mèrede famille, mais c’est tellement fou etjoyeux que l’on ne peut que regretter den’avoir pas vécu à leur âge cette aventure. Les échos de l’enfance résonnent en un dé-ballage coloré et sensuel. Le monde étaitalors une vaste « caverne d’Ali Baba » sortied’un conte : « des châteaux de sable géants, destortues de mer matriarches, des algues enchevê-trées, des méduses mauves antédiluviennes ».Vassili qui a vécu une enfance pauvre à Al-ger et qui aime la mer, offre à ses filles desjours qui resteront à jamais magnifiés dansleur mémoire. Puis toute complicité disparaît entre le pèreet la fille, et Vassili meurt. Mais Érina croiseson spectre qui la conduira dans un minus-cule studio au haut d’une tour de Montréal.La scène est irréelle et émouvante : « Il yavait quelque chose de tellement vivant, de telle-ment heureux dans ce minuscule appartement sur-plombant la tempête ». Érina comprend qu’ellen’a rien à reprocher à son père « surtout passa folie, son impétuosité ou son affection ». « Je refais avec toi la route de mon enfance. »Érina refait à son tour le périple vers KeyWest. À ses côtés, les cendres de son père.L’écriture de Catherine Mavrikakis estnourrie des souvenirs de l’enfance mais cessouvenirs s’estompent derrière un imagi-naire lié à la mort. Érina a l’impressionque son père lui est simplement « re-donné ». « Le temps s’est refermé sur lui-même.Il effectue une parenthèse. Il se retrouve commedirait Hamlet hors de ses gonds ».

Yves Le Gall

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 35

PAR AILLEURS (EXILS)DE LINDA LÊChristian Bourgois, 162 pages, 13 e

En même temps que paraît son nouveauroman, Œuvres vives (même éditeur),

Linda Lê rassemble en un essai des textescourts autour de l’exil et de la littérature.Véritable bibliothèque portative, cet ou-vrage explore à travers l’œuvre de quelquesdizaines d’auteurs (un index aurait étébienvenu) le rapport que l’écrivain entre-tient avec le logos, avec l’autre, avec lacommunauté. Que l’exil soit forcé, vouluou intérieur, c’est parfois par le fait mêmed’écrire que l’individu se sépare de son lieud’origine comme, nous le rappelle LindaLê, l’a écrit Roberto Bolaño. Ainsi de Ro-ger Laporte que Linda Lê évoque avec uneconcision remarquable. Cet exil a souventquelque chose à voir avec un royaume desmorts et « il arrive que l’ailleurs d’un écrivainsoit un contre monde peuplé de revenants qu’ilanime à plaisir. » On ne peut s’empêcher devoir dans cette myriade de portraits, celuide l’auteur elle-même surtout quand elleévoque Jean Améry et la notion d’Heit-mat : « La Heitmat c’est le pays de l’enfance etde la jeunesse. Celui qui l’a perdu restera tou-jours un égaré ». De même, Ernst Weissfuyant en France la terreur nazie, voyaitdans les candidats à l’exil qui attendaientun bateau pour ailleurs une cohorte de« défunts ». L’écrivain en défunt égaré :l’image est récurrente chez Linda Lê qui atrouvé en eux la communauté idéale et euxen elle une Orphée attentive et sororale.On la suit d’autant plus facilement qu’aubout du compte c’est à un éloge de la li-berté (et de la rébellion) que ce vade-me-cum conduit.

T. G.

On dirait une danse immensemenée au son d’un orchestrequi s’appelle l’Histoire. Uneronde à la Schnitzler où les

tourbillons du temps prennent en-semble Trotsky et Lowry, Kahlo et Mo-dotti, Cravan et Greene, Traven auxmultiples identités, Rivera et ses maî-tresses et au-dessus des danseurs lesgrandes ombres noires du commu-nisme soviétique et du fascisme inter-national. Et avec cette langue rapidequi fonde un roman à chaque para-graphe, Patrick Deville nous entraînede Moscou à Mexico, de Cuernavaca àBarcelone, dans chaque lieu où les désde l’Histoire ont été jetés, que cette his-toire soit celle des nations ou celle dela littérature puisque les deux figuresautour desquelles s’est bâti ce livre sontcelles d’un (Trotsky) qui chercha « l’ab-solu de la Révolution » au moment mêmeoù l’autre (Lowry) était en quête de« l’absolu de la littérature ». Et Deville des’interroger au sujet de ces deux-là :« Pourquoi cette belle et terrible solitude et cedon de soi qui leur font abandonner la viequ’ils aimeraient mener, les êtres qu’ils ai-ment, pour aller toujours chercher plus loinl’échec qui viendra couronner leurs efforts. »Une question sans point d’interroga-tion : l’auteur a son idée.Au moment où s’ouvre, chez FridaKahlo, dans la maison bleue de Coyoa-cán, le contre-procès de Moscou lorsduquel Trotsky entend bien prouver lesmensonges de Staline, Lowry dresse ledécor de son roman Sous le volcan en vi-sitant, consciencieux, les 57 cantinas deCuernavaca (et porté par cette mêmeconscience, Patrick Deville lira les troiscents pages de La Historia del tequila,lecture agrémentée de « moult exercicespratiques »).

Ainsi les deux écrivains (Brecht dira àun Walter Benjamin « bouleversé par lalecture de Ma Vie » que Trotsky « pour-rait bien être le plus grand écrivain de sontemps ») sont-ils au même moment àMexico et Trotsky entrera ainsi dansSous le volcan. Comme dans ses autreslivres depuis Pura Vida (rendez-vouspage 113 pour connaître les sujets desouvrages antérieurs), en virtuose del’écriture fractale, Patrick Deville ac-corde ses pas à ceux de ses protago-nistes, suit ici le vol du papillon qui vadéclencher là-bas un cyclone, raccordesans cesse les événements multiples quitissent l’Histoire. Le tequila, évidem-ment, n’est pas son seul viatique. La lit-térature l’accompagne (de Rulfo à Ar-taud, de Traven à Cravan, on trouveraici des années de lecture) ainsi que lecinéma et la peinture. De même, les sé-jours mexicains de l’auteur sont-ils ja-lonnés de rencontres avec les écrivainsmexicains (beau portrait de la reineMargo Glantz), avec des témoinscomme le petit-fils de Trotsky, uniquesurvivant de la famille, ou commeMaurice Nadeau « le seul au monde àavoir été aussi proche des deux œuvres et desdeux écrivains. J’arrivais de Mexico etMaurice des années trente. » Pour ordon-ner le tout, l’écrivain lâche la bride à lachronologie à laquelle il préfère les exi-gences de la langue. C’est elle quiconduit le bal. Une langue si densequ’elle peut rassembler en une phraseles cinq continents et un siècle et demid’Histoire. Mais une langue assezsouple pour se glisser entre les dates etles faits et mettre de la vie dans ce qui,sinon, ne serait que mémoire morte.Une langue qui s’autorise aussi l’hu-mour et la désinvolture comme il arrivequ’un solo improvisé de jazz le fasse aufin fond des bars de nuit. On s’emballevite à lire Viva et l’on s’en irait bien, aupetit matin dans nos petites villes, tirerdes coups de feu dans les rues endor-mies en criant à tue-tête « ¡Viva te-quila ! ». Y a-t-il beaucoup de livres ca-pables de provoquer ça ?

T. G.

VIVA DE PATRICK DEVILLESeuil, 213 pages, 17,50 e

Avec Viva, Patrick Deville

livre enfin un travail mené

depuis des années autour de

Trotsky et Lowry à Mexico.

C’est enivrant, roboratif et,

contre toute attente, joyeux.

Éloge de l’absolu

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CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

DEEP WINTERDE SAMUEL W. GAILEYTraduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, Gallmeister, 318 pages, 23,40 e

Wyalusing, petite ville de Pennsylvanieengluée dans l’hiver où 400 habitants

vivent (au salaire minimal) grâce à l’abattoir.Dans ce charmant petit coin d’Amérique,Danny Bedford, la quarantaine, 120 bonskilos, travaille dans une laverie. Il a été élevépar son oncle, une brute alcoolisée, adeptede la chasse. Enfant, il a vu mourir ses par-ents dans un accident qui l’a laissé à la foisorphelin et atteint d’un retard mental.Depuis, dans le meilleur des cas on l’évite,la plupart du temps on s’en sert de souffre-douleur. Sa seule amie est Mindy, quipartage avec lui la même date anniversaire.Elle est serveuse depuis vingt ans déjà et,bien qu’elle préfère la compagnie deshommes, est restée vieille fille pour éviterces « mariages minables » qu’ont vécustoutes ses copines. Elle déteste Wyalusing,son boulot, son mobil-home, mais n’a ja-mais eu le courage de partir. Elle a eu unerelation épisodique avec Mike Sokowski, leshérif adjoint, violent et cruel. Ce dernierfait pousser du cannabis dans une grange,accompagné de Carl, un « ami d’enfance ».Le soir de leur anniversaire commun,Danny prépare un cadeau pour Mindy pen-dant que celle-ci se fait tabasser à mort parMike. Arrivé chez elle, Danny ne sait quoifaire d’autre que de rester près du cadavre, àattendre dans une mare de sang que Mindys’éveille… « L’attardé » fera un coupableidéal pour toute la communauté. Dès lors,une chasse à l’homme est lancée contre luidans les bois enneigés, réunissant le shérifvieillissant, son adjoint Mike (et assassin deMindy) et les frères de la victime assoiffésde vengeance…Se déroulant sur 24 heures, belle réussite quece premier roman à situer dans la veine« Noir rural » d’un Daniel Woodrell,brossant le portrait d’Américains abêtis parl’alcool, la brutalité et la pauvreté morale ousociale. Puissance d’évocation, étude de car-actères, écriture cinématographique, décoranxiogène, tout est réuni pour nous menervers le dénouement sanglant.

Lionel Destremau

Ayant pour décor le campus deCambridge, le premier romande Benjamin Wood baignedans une ambiance très an-

glaise. En passant près de la Chapellede King’s College, Oscar est attiré par lamusique d’un orgue et il rencontre Iris,une étudiante en médecine, dont il vatomber amoureux. Il va ainsi faire laconnaissance d’un groupe d’étudiantsgravitant autour du frère d’Iris, Eden,l’organiste dont la musique l’avait sé-duit. Eden Bellwether est un person-nage énigmatique qu’il est difficile d’ap-préhender. Un peu comme si Woodavait voulu faire du jeune musicien Ro-bert Frobisher de David Mitchell dansCloud Atlas, et de l’obsessionnel JedParry dans Délire d’amour de Ian McE-wan un seul et unique personnage à lafois génial, trouble et inquiétant. Toutle contraire d’Oscar, garçon simple,équilibré et parfaitement rationnel. Oscar qui travaille comme aide-soi-gnant dans une maison de retraite vadonc s’intégrer à ce qu’il appelle « laclique des grands seigneurs ». Intellectuelle-ment curieux, il s’est lié d’amitié avecun vieux professeur de littérature, le Dr

Paulsen qui lui fait découvrir GeorgeOrwell et Hermann Hesse. Mais cela nesuffit pas pour faire de lui le genre degarçon que les pères des étudiantes deCambridge apprécient de voir tournerautour de leur fille. Pourtant Oscar esttrès rapidement invité à la table desBellwether. Alors qu’Eden débite despropos confus sur la dualité âme-corps,son père Theo ancien chirurgien luirappelle les principes de la neurologie.Quant à Iris, elle demande innocem-ment : « Cela te dérange qu’Oscar soit athéeMaman » ? Ces dialogues sont assezpeu crédibles mais donnent finalementun ton léger et amusant qui compensela gravité du roman de Wood. « C’est seulement au moment d’indiquer

aux ambulanciers ou se trouvaient les corpsque tout leur parut réel. » Dès le prélude,le lecteur sait que l’histoire va se termi-ner en un drame affreux. Cela réduitun peu la tension mais permet de seconcentrer sur le thème essentiel du ro-man. Eden est convaincu que la mu-sique et en particulier celle de sonmentor Johann Mattheson produit deseffets thérapeutiques extrêmementpuissants. Quand Iris se casse unejambe il prétend pouvoir accélérer laréduction de la fracture. Il se sent aussien mesure de soigner la tumeur au cer-veau d’un ami de Paulsen, le Pr Crest.Pour cela, il joue frénétiquement dessonates sur son orgue et se livre à desrituels étranges. Mais les contrariétésvont s’accumuler pour Eden et son ta-lent de thérapeute se révéler très dou-teux. Ne serait-il qu’un malade ? Il de-vient violent, incontrôlable…Une ambiguïté demeure tout au longdu récit qui en fait le charme et l’inté-rêt. Herbert Crest, cet éminent psycho-logue, n’aurait-il pas finalement suc-combé au charlatanisme d’Eden. S’ils’est prêté à ses étranges pratiquesc’était pour aider Oscar à le démasqueret porter un diagnostic sur ses troublesmentaux. Mais très habilement, Benja-min Wood nous amène à nous interro-ger sur la motivation exacte de Crest. Ilserait difficile d’affirmer que jamais iln’a eu la moindre lueur même infimed’un espoir de guérison. Paradoxale-ment, Crest s’est toujours méfié de l’es-poir. « Ce n’est qu’un optimisme débridédont le seul fondement est la foi en des phé-nomènes qui échappent à notre contrôle ».Mais quand tout est perdu, quel risquey a-t-il à croire en des choses jugées ir-rationnelles ? Le roman de Wood esttrès ambitieux car il soulève une pro-blématique délicate, celle de l’espé-rance humaine et de la validité des dé-marches qui l’entretiennent ens’affranchissant délibérément de touterigueur scientifique. Mais l’écrivain an-glais n’avance pas beaucoup sur ce dif-ficile sujet. Qu’il nous soit donc permisd’espérer une suite…

Yves Le Gall

LE COMPLEXE D’EDEN BELLWETHERDE BENJAMIN WOODTraduit de l’anglais (Royaume-Uni) par RenaudMorin, Zulma, 508 pages, 23,50 e

Benjamin Wood déploie

le récit d’une mécanique

infernale enclenchée par

un musicothérapeute… aux

pouvoirs infinis.

Espoirs insensés

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 37

fondée sur les apparences étant peu àpeu devenue une « mise en scène » perma-nente – dans laquelle « Matthias jouait lejeu à fond ». Sans doute dans saconscience d’alors flottait déjà le pres-sentiment, encore infime et indéchif-frable, que ce « rôle » emprisonnant fini-rait paradoxalement par la rendreinvisible, du moins à ses propres yeux.Un jour – c’était avant l’accident – Gil-lian contacte Hubert Amrhein, un ar-tiste peintre qu’elle a interviewé une foisdans son émission et dont le travail l’in-trigue – il photographie nues desfemmes rencontrées dans la rue. Quandelle finit par lui proposer de la prendrepour modèle, n’est-ce pas avec l’espoirsecret que son art, tel un miroir, pourralui révéler quelque chose de son visageintérieur et lui faire « sentir qui elle(es)t » ? Mais durant les séances, Hubertpointe son manque de « présence » : « Jene vois rien en toi. Je serai content si j’arrivedéjà à saisir un tant soit peu l’extérieur. » Cesont ces photos qui une fois décou-vertes par Matthias seront à l’origine deleur dispute juste avant le drame fatal.Toujours égal à lui-même, Peter Stammne fait pas dans les grands mots : sonécriture calme, sans relief apparent, mé-nage les creux et les silences dans un artmaîtrisé de la suggestion. La deuxième partie du roman con-centre davantage l’attention sur Hu-bert, en pleine crise d’inspiration.Quitté par sa femme, père d’un petitgarçon, il ne parvient plus à créer de-puis des années. Alors quand un centreculturel l’invite en lui donnant carteblanche pour exposer dans les mon-tagnes de l’Engadine, il relève le défi. Ilapprendra bientôt que c’est Gillian quisix années après l’accident est à l’ori-gine de cette invitation… Reste que Pe-ter Stamm est trop subtil pour céder àl’illusion de la transparence à soi (en-core moins à l’autre), et quand à la findu livre il choisit de laisser son héroïneà ce qui semble être un nouveau seuildans sa vie, il nous donne juste la certi-tude qu’elle le franchira avec uneconscience plus affermie de ce qu’elleest et veut.

Sophie Deltin

TOUS LES JOURS SONT DES NUITSDE PETER STAMMTraduit de l’allemand par Pierre DeshussesChristian Bourgois, 206 pages, 17 e

Quand Gillian, une femmetrentenaire, se réveille à l’hô-pital après un tragique acci-dent de voiture, elle vient de

perdre Matthias, son mari mort sur lecoup, et son visage. Telle la femme à latête écorchée, dont le visage est restéentre les mains, que décrit Rilke dansLes Cahiers de Malte Laurids Brigge, elledécouvre à l’emplacement de son nez,un trou – ce gouffre qui vient d’englou-tir sa vie, sa carrière brillante à la télévi-sion, toute une image de réussite so-ciale et privée que la jeune femmeintelligente et séduisante incarnait. Plusrien ne sera jamais comme avant. Avecla confrontation au miroir s’annonceun processus physique et psychique deréappropriation de soi, à commencerpar cette image défigurée que plusieursopérations de chirurgie esthétique de-vront tenter de restaurer, de recompo-ser dans ses contours. Apprendre à ha-biter les nouveaux traits de son visage,à renouer une relation avec lui afin dereconquérir peu à peu une présence uni-fiée à soi avant de pouvoir « faire face »à l’autre, telle sera la lente et longuequête de Gillian. « Elle ferma les yeux etperçut à nouveau le trou dans son visage,par lequel elle avait vu à l’intérieur d’elle-même. Elle essaya de lever les mains pour se

cacher, se protéger. (…) Les deux hommesétaient toujours là. Ils se taisaient mainte-nant et posaient leur regard sur elle, l’enfon-çaient en elle. Gillian ne réussit pas à conte-nir ces regards, à leur répondre ou à lesdétourner. Elle ferma les yeux et partit encourant pour se cacher au plus profondd’elle-même. » Dans ce nouveau roman hanté parl’énigme du visage et sa vulnérabilité,c’est bien de son ambivalence profonde,tout à la fois lieu de l’intime et lieu del’Autre, que l’écrivain suisse PeterStamm nous donne l’intuition. Offertau regard des autres, modelé par leursattentes, le visage existe-t-il autrementque par le détour de l’image – dans lemiroir, la photographie, la peinture,comme s’il était condamné à s’imaginer,se rêver, et d’une certaine manière, às’ignorer ? Dépossédée accidentellementde son sentiment d’identité, Gillian nese révolte ni ne s’apitoie sur son sort.C’est plutôt avec lucidité, teintée d’uneforme d’acquiescement, voire de déli-vrance, qu’elle revisite son existencepassée dont elle avait toujours pressentila faille. Présentatrice de télé à succès,après avoir renoncé à faire carrière authéâtre (« tu joues (…), sois toi-même,montre-toi. »), Gillian a toujours aimé« poser », sa vie sociale autant qu’intime

Dans son grave et beau roman sur la précarité de l’existence

humaine, Peter Stamm met en scène une femme acculée à

changer le scénario de sa vie.

La perte de l’image

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38 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

HÉRÉTIQUESDE LEONARDO PADURATraduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Métailié, 620 pages, 24 e

Triptyque conséquent et très ambitieux,plus de six cents pages, Hérétiques mêle

les genres : le roman historique, policier,philosophique voire métaphysique. Le pre-mier volet évoque un passage tragique etoublié de la Shoah. Comment les nazisont permis dans un souci de propagande,après les avoir dépossédés, à 900 Juifs, dequitter l’Allemagne à bord du S.S. SaintLouis pour être accueillis à Cuba. Les auto-rités corrompues de La Havane exigerontun droit d’entrée exorbitant. Personne nedébarquera. Le bateau repart vers l’Europeoù la majorité de ses passagers connaîtrales camps de la mort. Un tableau de Rem-brandt évoquant le visage du Christ dérobélors de l’escale sera mis aux enchères en2007. Un descendant de ses propriétairesstoppe la vente et confie au détective Ma-rio Conde la recherche de ses voleurs. Ladeuxième partie retrace l’exécution parRembrandt du tableau. Dans son atelier, lemodèle, un jeune juif apprend à peindre,bravant un interdit religieux. La dernièreenquête sur la disparition d’une jeune émo,avatar gothique et désenchanté de la so-ciété cubaine d’aujourd’hui. Une remarquable réflexion sur l’exercicedu libre arbitre à travers les âges sous-tendl’ouvrage extrêmement documenté. Unvrai travail d’équipes de chercheurs àl’échelle mondiale. Toutefois, la liaison desdifférentes parties a du mal à s’établir. Deslongueurs, des lourdeurs, des ressasse-ments, des effets de styles différents, lestrès nombreux allers et retours spatio-tem-porels sapent la cohérence de l’ouvrage. Pa-radoxalement, c’est le traitement des deuxenquêtes, leur mise en parallèle, le côté po-lar, genre dans lequel excelle Padura, quiôte de la vivacité, de la crédibilité au récit.

Dominique Aussenac

L’ekphrasis, qui montre l’œuvred’art avec des mots, a quelquechose d’une gageure. Nombred’écrivains ont tenté d’égaler la

réussite de Proust en sa sonate de Vin-teuil ou ses peintures d’Elstir. L’Améri-caine Siri Hustvedt va jusqu’à recréerentièrement la vie et les œuvres d’uneartiste imaginaire : Harriet Burden.Femme singulière, est-il si facile deconstruire son identité, d’accéder à unenécessaire reconnaissance ?Le lecteur est convié à une enquêteposthume, confiée aux bons soins del’universitaire I. V. Hess, en phase de« mythifier les morts » et de rétablir la vé-rité d’Harriet, épouse d’un grand mar-chand d’art new-yorkais. Malgré l’affec-tion de ses enfants (une réalisatrice, unécrivain), la perte de Felix est un trau-matisme. Ses œuvres se font thérapie :elle crée en effet des mannequins chauf-fants à son effigie. Et fabrique des« femmes-maisons », une impressionnante« Mère du monde flamboyant », des« boîtes-histoires », des « métamorphes »,des « chambres de suffocation », des archi-tectures chargées de textes, car son artest littéraire, immensément cultivé. Demême son immense atelier recueille,comme autant d’histoires emboîtées,des vagabonds, des artistes, un homme-météo… Quant au tendre poète BrunoKleinfeld, qui rate son poème withma-nien et réussit son autobiographie, il vitavec Harriet une tardive histoired’amour.Devant l’invisibilité de son œuvre parles marchands, la critique et le public,elle s’invente des hétéronymes : troishommes l’exposent sous leurs noms,rencontrant « un accueil enthousiaste ».Quand la féminité de cette « grande Vé-nus », dégingandée, aux seins opulents,déconcerte, il s’agit de réel sexisme. Il ya en effet un versant polémique en ceroman : les « guerilla girls », ayant mon-tré la sous-représentativité des femmes

artistes dans les musées, le personnaged’Harriet a une dimension militante ;bien que Siri Hustvedt ait assez de fi-nesse pour ne pas choir dans la reven-dication geignarde. Le témoignage deRosemary pointe une évidence : « denombreuses femmes – pas toutes – n’ont étécélébrées qu’après avoir fait leur temps enqualité d’objets sexuels désirables ». La « pa-rabole féministe » est-elle une confessionde l’auteure, qui fut longtemps moinscélèbre que son mari, Paul Auster, touten méritant sans doute mieux… Peut-on penser ici à la sculptrice LouiseBourgeois, qui n’a réellement brilléqu’à l’âge de soixante-dix ans ?Pour percer, il faut à Harriet un « pactefaustien » : prouvant combien la recon-naissance est sexuée, la perception fluc-tuante, le trio d’expositions devient uneperformance intitulée « Masquages »,dont le succès finira par déraper. Si An-ton Tisch et Phineas lui rendent la ma-ternité de son œuvre, Rune emporterasa captation dans la mort…Mieux qu’une reconstitution univoqueet chronologique, la polyphonie eststupéfiante : les enfants d’Harriet, sesamis, des critiques d’art témoignenttour à tour, chacun avec sa perspective,ses marottes, son style, son lexique. Ro-semary est docte, Kleinfeld déverse savie et sa rencontre avec l’héroïne enavalanche, Case rédige des potins vul-gaires, mais pertinents… L’écriture, in-cisive, émouvante, rageuse et lyrique,ne cesse de surprendre. Où l’on re-trouve l’intérêt de Siri Hustvedt (auto-citée en ce roman) pour les neuros-ciences, comme dans son recueild’essais Vivre, penser, regarder (ActesSud, 2013). Siri Hustvedt restitue au-tant les succès conceptuels et les échecsréels, les bonheurs et les failles de lapersonnalité de son artiste. Alter ego,flamboiement de l’imaginaire, un peudes deux dans une projection créa-trice ? Qu’importe, lorsque l’équilibreentre essai et roman, satire du milieude l’art contemporain, thèse et biogra-phie, est réussi.

Thierry Guinhut

UN MONDE FLAMBOYANT DE SIRI HUSTVEDTTraduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 416 pages, 23 e

Siri Hustvedt imagine

le destin contrarié d’une

artiste plasticienne. Entre

satire et thriller.

L’art au féminin

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 39

Une bonne histoire, c’est une histoire qui va oùbon lui semble, se défile même, qui du coup in-trigue (le joli mot !) parce qu’évidemment, ellene dérape ou ne se love pas toute seule l’his-

toire, il lui faut une charpente, une couleur, un rythme…en gros, une écriture, sinon gare, et chacun pour soi, lelivre d’un côté, le lecteur de l’autre. Lire Les Ongles de Mikhaïl Elizarov est d’une facilité dé-concertante – et non pas enfantine, car les « enfants »sont bien plus roublards que les (vieux) croûtons rompusà l’exercice – déconcertante donc, parce que impossibled’y mettre une de ces bonnes étiquettes qui font le bonmot du critique. Après lecture et relecture, force est de je-ter l’éponge, et d’avouer que l’on n’a pas tout compris,tout assimiler, tout décanter. Et alors ? La belle affaire !Les Ongles laisse sur le flan, sans que l’on sache vraimentpourquoi. Là est peut-être la marque d’un univers, d’unstyle, d’une littérature.Peut-être peut-on se lancer à dire que ce court roman autitre un tantinet rebutant s’apparente à une allégorie, unrécit à multiples facettes, entre réalisme de base et affabu-lation poétique, un conte de la meilleure espèce qui laisse

au lecteur toute sa liberté d’interprétation, d’imagination,toute sa liberté de se laisser aller aux émois. Au risque dedébouler dans un labyrinthe, voici néanmoins quelquespistes, ne serait-ce que pour tenter de mettre des mots surce grand trouble, ce parfum Elizarov qui flotte, à la foisléger et tenace, ambigu, un peu démoniaque – tout ceque l’on apprécie. Le narrateur. Dès la première page, il donne le ton, ap-pelle un chat un chat, mais avec une telle douceur (outendresse ? ou poésie ?) que l’on se range immédiatementde son côté. Il fait naître l’empathie ce petit gars sans co-lère, sans haine. Dénué de tous préjugés, vierge de toutemémoire, et pour cause, il est un enfant perdu, un orphe-lin, il est un candide au pays de l’horreur. Il incarne la pu-reté, regarde la vie alentour avec les yeux de l’innocence.Il est « l’étranger », le hors-norme, « venu au monde bossu,fruit de l’égoïsme, de l’irresponsabilité aussi, chapitre d’un curri-culum d’ivrognes, produit d’un appareillage d’oto-rhino bonpour la casse. » La casse ? L’orphelinat, un espace-temps ef-frayant, une cache pour freaks en tous genres, corps détra-qués, cerveaux déglingués. On l’affuble d’un nom decirque, Gloucester. Peu lui importe. Les personnages. Depuis toujours aux côtés de Glouces-ter, parmi les bébés abandonnés, son ami à la vie à lamort, Bakatov, une sorte de frère siamois, tous deux unispar la pensée, une communion paranormale, ils sont au-delà des mots, des êtres fusionnels. Bakatov, maître dansl’art du « mine de rien » sait « donner une impression péniblede l’état de son intellect – la faute à la forme chiffonnée de soncrâne, à sa manière aussi de baver tout le temps ». Ils sontmoches, font peur, pire inquiètent : eux seuls semblentregarder le monde avec intelligence. Autour d’eux,d’autres freaks, des gardiens peu orthodoxes, tout un uni-vers sombre dont ils sont les seules lumières. La trame de l’histoire. Nous voici quelque part dans uneRussie de l’après-désoviétisation, dans ces années 90 bienbringuebalantes, un pays voué à la décadence et quiplonge inexorablement dans la faillite, un gouffre sansfond. Plus de protection, d’abri pour les gens de leur es-pèce. On les met à la porte. À eux la liberté, l’apprentissagede la vie. Jetés à la rue, ils s’aventurent sereins, découvrentl’autre côté des murs de l’orphelinat, le bruit des villes,l’égocentrisme du peuple. Ils apprennent la démerde, lesdéconvenues. « Dans ma bosse vidée » – son âme – « tempê-tait une bise de cimetière », avoue Gloucester. N’empêche, ilsfont front, de chaos en chaos, chacun trouve son chemin,sans s’éloigner de l’autre. Amitié. Loyauté. Qu’ils fassentl’épreuve de la douleur, de la solitude ou de l’amour, lesenfants monstres d’Elizarov, ses protégés, gardent malgréles courbures de leurs corps ou les tracasseries de leurscrânes, une dignité sans faille. Bakatov sera un génie de laplomberie, Gloucester un génie du piano. Comme par mi-racle, ou magie noire… Car chez Elizarov, le fantastiqueprend des allures de réalité. Tout est extravagant. Tout estplausible. Tout est espoir. Tout est poésie. Même la tris-tesse. Une peine de cœur donne ces mots : « En deux moisle chagrin passa, cessa d’être du chagrin. Parfois seulement, celame gratouillait un peu le cœur. »

Martine Laval

LES ONGLES DE MIKHAIL ELIZAROVTraduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur,170 pages, 16,50 e

Rien de mieux pour raconter la Russie en cours

de désoviétisation qu’une fable où la tendresse

l’emporte sur le désespoir : Les Ongles, du trublion

Mikhaïl Elizarov.

Paradeà la russe

DR

40 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE GABRIEL JOSIPOVICI

Dès la couverture – titre et illustration – deux fi-gures « tutélaires » quelque peu antinomiquessemblent gouverner aux destinés de Goldberg :Variations, faux roman historique et véritableobjet poétique à l’intelligence rare et jamais pé-dante. Des deux figures, c’est celle de Bach,

bien évidemment, que l’on remarquera en premier. N’orga-nise-t-elle pas en effet jusqu’à la structure même du livre,trente variations, ni plus ni moins ? Il serait pourtant regret-table de perdre de vue l’étrange petitpersonnage qui depuis ladite couver-ture (celle de l’édition française commede l’édition anglaise) semble nous sa-luer gentiment de la main en passant– une œuvre tardive de Paul Klee, leWander-Artist de 1941 – personnagedont les airs de grossière ébauche sem-blent défier en un pied-de-nez aux multiples acceptationsl’aura de « perfection » associée à l’œuvre la plus fameuse ducompositeur allemand. On l’aura donc compris, l’art et les artistes sont au centre dece livre ; un centre fait de tensions et de frictions produc-tives. Un livre où il sera question (entre autres et dans ledésordre) : d’Ulysse et de son retour à Ithaque ; d’insomnie ;d’amour ; d’un village néolithique ; de frères jumeaux télé-pathes ; d’un poète qui depuis sa tour ressemble à s’y mé-prendre à Hölderlin ; de conférences de littérature devant leroi ; d’un papillon dans la tête ; d’un voyage de noce à Ve-nise ; d’une visite au musée de Colmar ; d’un roman à finir ;de l’art de la fugue ; etc. Derrière l’avalanche de thèmes et de récits, Goldberg : Varia-tions esquisse sous le double signe de Bach et Klee une his-toire de confrontations. Confrontation entre un art sûr delui, de ses possibilités comme de ses effets et l’émergenced’une modernité qui semble se dérober sous nos pieds ;confrontation qui est aussi celle d’un monde de certitudesqui peu à peu s’étiolent – l’Angleterre géorgienne – et de l’ir-ruption d’un réel soudainement beaucoup plus complexe ;confrontation encore entre le rationnel et l’irrationnel ; etc.On pourrait bien évidemment prolonger la liste, et ce nonpas tant à cause de l’ambition totalisante du livre – indé-niable – que parce que celle-ci est au cœur même de la ré-

flexion engagée par le texte, profondément auto conscient.En trente chapitres, autonomes les uns des autres bien qu’enétroite communication – une communication parfois biaisé,où les effets de miroirs ne surviennent pas forcément là oùon aurait envie de les attendre, dans un grand jeu de dévoile-ments et recouvrements successifs mais aussi de fécondes dé-viations – les personnages et les thèmes se croisent, s’affir-ment, se contredisent, tissant peu à peu, en sous main, unecritique de la place de l’artiste dans la société, de la vanité du

savoir, du poids de la mémoire, au-tant de sujets récurrents dans l’œuvrede l’écrivain anglais. Convoquantpour ce faire philosophie, littérature,musique, peinture, histoire, etc, Josi-povici – qui, ce n’est pas un hasard,est un critique littéraire renommé –met en place un kaléidoscope com-

plexe où la réflexion se fait tour à tour savante et humaine– voire très humaine – jusqu’à ce que les valeurs se confon-dent, s’interpénètrent, échangent leurs places. C’est encore àun ballet de formes et de genres, du roman épistolaire à l’écri-ture objective, en passant par la fable, la poésie ou le livred’historien, que nous convie l’auteur, sans jamais pourtant– et ce n’est pas là le moindre de ses mérites – jouer la cartedu postmodernisme criard. Pour éclaté qu’il paraisse – sur-tout si on le compare au block dense de Moo Pak ou au gesteconcentré et très dessiné de Tout passe, pour citer les deux ro-mans précédemment publiés par Quidam – le livre est d’unesurprenante unité (quelle soit réelle ou que ce soit le lecteurqui, pris au jeu de la variation, vienne l’y chercher).S’il est ambitieux, Goldberg : Variations n’en reste pas moinsun livre paradoxalement humble, une humilité dont l’expli-cation serait à chercher sans doute du côté des réflexionsnourries par son auteur quant aux liens qu’entretiennent for-malisations extrêmes des œuvres d’art (les variations de Bachcomme exemple archétypique) et une société régit par dessymboles indubitables (religion, etc.), telle que l’était encore(plus pour très longtemps) celle de Bach. Humilité face à labéance qu’ouvre le modernisme, béance qui serait un autrecentre du livre.Cette forme paradoxale d’humilité semble d’ailleurs trouverson prolongement dans les parallélismes qui – au-delà des va-

Placé sous l’égide de Bach, Goldberg : Variations, de l’écrivain anglais Gabriel Josipovici

est une très fine réflexion sur l’art, le savoir, la vérité et la modernité.

Un mondesans certitudes

« la vie est ainsi faite que,

lorsque nos souhaits sont

exaucés, ils ne sont plus ce

que nous souhaitions ».

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 41

est donc métaphore d’une insatis-faction émotionnelle autant qu’in-tellectuelle ; vouloir trop et se re-trouver avec bien peu (voir parexemple la douzième variation, oùla quête de l’amour idéalcondamne implacablement à ladéception). On revient alors authème de la vanité liée à l’accumu-lation du savoir, comme lorsqueM. Westfield reçoit une lettre quilui aurait été envoyée directementpar Dieu. Nous retrouvons bienévidemment là l’idée d’un mo-ment charnière entre deux

époques, où la question de la vérité – auparavant si simpledans un monde aux certitudes éventuellement ésotériques –devient inopinément très compliquée, car si Dieu se mettout-à-coup à envoyer des lettres comme tout un chacun, seconvertissant ainsi en un intellectuel comme un autre, quandest-il de nous ? La fiction chez Josipovici illustre et expose donc un monded’idées complexes, mais ces idées ne sont pas qu’abstraites etpourraient bien nous concerner. Un trajet en voiture est parexemple l’occasion d’évoquer le cas fameux de l’enfant sau-vage et de se lancer dans une réflexion subtile sur les ques-tions du naturel et du culturel, de l’inné et de l’acquis, ré-flexion qui trouvera un certain nombre de pages plus tardune incarnation inattendue en la personne d’une jeune filleaux mains et pieds palmés. « Qu’est-ce qui est naturel, ma-dame ? », s’interroge-t-on alors. Et qu’est-ce que la modernité,ne cesse de s’interroger quant à lui l’auteur, un monde où lenaturel est mis en doute ? Un monstre sorti de nulle part ? Etles certitudes, qu’elles sont-elles ? Nous voici revenus, pour boucler la boucle, au Wander-artistde Klee, à son dessin hâtif, à son petit salut de la main (mo-queur ?), à son errance dans les diverses couches du récit, uneerrance qui est peut-être aussi la nôtre et celle de notre mo-dernité d’enfants sauvages.

Guillaume Contré

GOLDBERG : VARIATIONS DE GABRIEL JOSIPOVICITraduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur, 290 p., 22 e

riations elles-mêmes – ne cessent d’organiser le livre et sem-blent appeler à la fois à l’interprétation et rejeter toute inter-prétation univoque. On pourrait voir dans cette impossibilitéd’une formulation certaine des choses (du monde ?) une ma-nière d’approcher la toujours glissante question de la vérité(vérité des formes artistiques comme du savoir et de l’exis-tant). « Nous pouvons, c’est vrai, répondre à toutes les questions cen-trales de l’existence, ce qui ne veut pas dire que nous ayons répondu àquoi que ce soit », affirme ainsi l’un des personnages dans lespremières pages du livre. Le texte se réapproprie en son début certaines circonstancesfameuses associées à la partition de Bach. Le comte Keyser-ling, victime d’insomnies, avait dans sa quête de sommeil re-court à la musique de l’apprenti claveciniste Goldberg. ChezJosipovici, le comte devient le riche M. Westfield, tandis quele jeune et brillant élève de Bach est incarné par un autreGoldberg – écrivain juif cette fois – qui plutôt que de jouer duclavecin se voit chargé de faire la lecture à son employeur in-somniaque. L’insomnie se convertit très vite en une boîte de Pandore oùla mémoire – borgesiennement excessive – pèse et où le sa-voir accumulé pèse tout autant. M. Westfield n’entretient-t-ild’ailleurs pas correspondance avec tout ce que son tempscomptait d’esprits avancés (Goethe, Donne…) ? « La réalitén’est jamais à la hauteur de ce que nous imaginions », peut-on lireici ; et plus loin : « la vie est ainsi faite que, lorsque nos souhaitssont exaucés, ils ne sont plus ce que nous souhaitions ». L’insomnie

Wander-Artist, Paul Klee, 1941

42 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

ENTRETIEN GABRIEL JOSIPOVICI

Né en 1940, Gabriel Josi-povici est un auteurprolifique dont l’œu-vre, depuis son premierlivre publié en 1968,oscille entre fiction

ambitieuse et critique littéraire. Il n’acessé de se pencher sur l’art et les ar-tistes, d’interroger la modernité et dela confronter à ses racines – y comprisles plus anciennes.Sa bibliographie – romans et essais –généreuse outre-Manche, l’est moinsen France. Suite à une première tra-duction chez Gallimard en 1989– Contre-Jour – il aura fallu attendre plus de vingt ans pourque les audacieuses éditions Quidam prennent enfin le relais.Après le logorrhéique Moo Pak, écrit entre autres sous l’aus-pice de Swift, puis le faussement minimaliste et décidémentintimiste Tout passe, nous découvrons avec Goldberg : Varia-tions son livre le plus ambitieux traduit jusqu’à présent.

L’importance de la forme est frappante chez vous, cha-cun de vos livres semble répondre à des règles précises,pourtant synonymes ni de rigidité ni de certitude. Uneforme très présente et très discrète, comme si plutôt quede s’imposer au lecteur, il s’agissait de l’accompagner…

Je suis un grand admirateur des premiers livres de Robbe-Grillet – Le Voyeur et La Jalousie en particulier – et de GeorgePerec, mais je manque quelque peu de leur clarté d’esprit etde leur penchant scientifique. Je crois avoir plus appris deProust et, plus tard, de Claude Simon et Marguerite Duraspour ce qui est de plonger et de faire confiance au travail encours afin qu’il révèle ses contours au fur et à mesure. Cer-tains éléments, bien entendu, ont besoin d’être en place, maisje ne suis jamais très sûr de ce qu’ils sont, ce qui explique queje me sois lancé très excité dans de nombreux projets avant deréaliser qu’ils ne s’ouvraient pas à moi comme je l’aurais sou-haité. Cependant, lorsqu’ils le font, il ne s’agit plus que derester fidèle à l’impulsion et d’être à l’écoute de ce qui tented’émerger. C’est alors qu’intervient le ressenti de la forme ; il

ne s’agit pas de quelque chose quel’on impose au matériau, maisd’une chose qui doit s’extraire delui et être lentement dévoilée oudécouverte. C’est pourquoi j’écrisvite, mais réécris ensuite depuis ledébut six ou sept fois, pour es-sayer et m’approcher du rythmerecherché.Goldberg : Variations est enquelque sorte une anomalie dansmon travail. Il fut très dur àécrire. Je ne voulais pas écrire unroman historique, mais que vou-lais-je écrire dans ce cas ? Un

hommage à Bach, bien sûr, mais qui avait-il là-dedans qui meconcernais moi ? Tandis que j’avançais, j’ai réalisé que c’étaitle Wander-Artist de Klee qui avait permis que les choses sedébloquent pour moi. Mais il m’a fallu dix ans pour l’écrire.Je l’ai lâché plusieurs fois, ayant l’impression de ne pas avoirréussi à m’approcher de ce que je cherchais. D’autres romans,comme ceux déjà traduits en français, me sont venus plus fa-cilement, en particulier Contre-Jour. J’ai, en d’autres termes,trouvé le rythme et les paramètres assez tôt et n’ai eu qu’àm’y tenir.

Les parallélismes ne manquent pas dans ce livre, jeux demiroirs où tel personnage, tel thème se voit soudain re-flété, déformé dans un autre…

Je crois que j’étais plus conscient de la question des échos etparallélismes dans ce livre que dans n’importe quel autre.C’est en partie dû à la forme de la variation ainsi qu’à l’in-fluence de Bach. Dans mes autres livres, je suis heureuxlorsque ce genre de choses émergent et espère qu’elles le fe-ront, mais si ce n’est pas le cas, je m’en contente aussi. Dansce livre-ci, les échos et demi-échos étaient nécessaires, maisjusqu’à quel point ils ont été prévus et jusqu’à quel point ilsont émergé sous la pression de l’écriture et des limites que jem’étais imposé, voilà qui est difficile à dire.D’une manière générale sur la question de la forme, je diraisque Dante est peut-être l’artiste que j’apprécie le plus, et qu’il

Dans Goldberg : Variations comme dans l’ensemble de son œuvre, Gabriel Josipovici

tisse une réflexion littéraire subtile tout en dressant un portrait émouvant de l’artiste

et de ses contradictions.

Variationsconscientes

« Dante est capable de combiner

une complexité formelle

extraodinaire avec un rapport

très naturel à la langue ».

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 43

l’époque, ce genre de choses. Mais je voulais en revanche ex-plorer d’un point de vue humain et quotidien certainsthèmes que j’avais abordés dans mes textes critiques, commela transition de la culture traditionnelle vers la culture mo-derne, dont il me semble que la Renaissance et la Réformeconstitueraient une étape, et le Romantisme une autre. Vousavez donc plutôt raison, notre société est une société en tran-sition ; nous pouvons toujours admirer l’œuvre de Bach touten reconnaissant que pour un compositeur moderne il seraitabsurde d’essayer de faire de même. C’est un peu ce que jedisais précédemment de Dante et Joyce ; il me semble queJoyce s’abusait profondément en prétendant écrire un romanhautement structuré, alors que pour Dante c’était tout natu-rel – une manière de rendre hommage au dieu auquel ilcroyait et à l’univers créé par Dieu. Mon impression, c’estqu’alors même que nous tentons d’émuler Bach, nous nepouvons produire que le Wander-Artist.

Pourrait-on alors voir dans le rôle qu’occupe l’œuvre deKlee dans le roman une forme d’ironie ? L’ironie,d’ailleurs, vous intéresse-t-elle ?

Comme je le disais, le Wander-Artist est arrivé assez tardive-ment dans le cours du roman. J’en avais une carte postale surmon bureau, en permanence sous les yeux tandis que j’écri-vais, mais sans penser à m’en servir, jusqu’à ce que je prennesoudainement conscience de la raison pour laquelle il avait, àce moment charnière précis, autant de sens pour moi. Il aalors graduellement pris possession du livre, mais – non, non,rien d’ironique là-dedans – seulement dans l’aspect « blague »propre à l’image de Klee. Il est pour ainsi dire devenu mon« aria », ce qui explique que je n’avais pas besoin d’en avoirun, seulement que l’on regarde l’image avant et après la lec-ture des trente chapitres. Je crois que pour être vraiment ironique, il faut une base fermeoù s’appuyer, ce que je n’ai jamais eu l’impression d’avoir. Jedirais donc : toujours pince-sans-rire, jamais ironique.

Pour Westfield l’insomniaque, tout est déjà lu, déjà vu. Ila l’impression que « c’est à lui de maintenir le monde enplace » et qu’il ne peut dès lors trouver le sommeil. Onpense au Funes de Borges, incapable de ne rien oublier…

La mémoire, bien sûr, est un thème important du livre, et j’yrends évidemment hommage à Borges, ainsi qu’à beaucoupd’autres – Kierkegaard, Nietzsche, le roman victorien anglais,Gaspar Hauser, Donne… sans oublier Bach. Si je parle deBorges, c’est parce qu’il me semble qu’il a touché du doigtune grande vérité sur notre âge – un « âge » dans lequel jem’inclus.

Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré

est capable de combiner une complexité formelle extraordi-naire (chacun des tercets consiste en 3 lignes de 11 syllabeschacune, ce qui fait 33 syllabes par tercet, il y a 3 cantiquesde 33 chants, plus un chant d’introduction, etc.) avec un rap-port très naturel à la langue. Mais l’époque de Dante est révo-lue. Lorsque Joyce fait le même genre de chose, je trouve çaforcé et artificiel. Je ne suis pas un grand admirateur d’Ulysse,pas plus que ne m’importent les romans hautement formelsde Michel Butor, un des écrivains les plus intelligents du XXe

siècle et l’un des plus au point sur la question de la forme. Jesuis nettement plus touché par, disons, Thomas Bernhard,Wallace Stevens ou Stravinsky – la capacité qui est la siennede combiner acuité, brièveté et puissance est pour moi la plushaute forme d’art de notre temps.

La figure de l’écrivain traverse vos livres. Un personnageparfois veule, égoïste, en conflit avec lui-même et sonentourage. Que revêt pour vous cette figure ?

Disons plutôt l’artiste que l’écrivain. Il semble que j’ai plussouvent tenté d’écrire sur des peintres et des musiciens quesur des écrivains : The Air We Breathe (Monet) ; Contre-Jour(Bonnard) ; The Big Glass (Duchamp) ; Hotel Andromeda (Cor-nell) ; Infinity (Scelsi). Cela s’explique en partie, j’imagine, parl’attraction que leur travail exerce sur moi et par l’envie defaire quelque chose qui d’une certaine manière saurait captu-rer ce que je trouve d’excitant dans leur travail. Je crois moinsrisqué d’écrire « sur » des artistes et des compositeurs que defaire de même au sujet d’écrivains, les mots étant mon moyend’expression. Mais les artistes ont également ceci de fascinantqu’ils sont d’une certaine façon les saints séculiers de notretemps. Ils sont les seuls – avec quelques scientifiques, je sup-pose – qui semblent avoir tendu leurs vies vers un but invi-sible – ni l’argent, ni la gloire – et être prêts aux sacrifices afinde conduire d’une certaine et mystérieuse façon une vie pluspleine et plus riche à la poursuite de ces buts. Mais tout cela,bien entendu, n’est pas sans liens avec l’affreuse adulation ro-mantique de l’artiste et sa propre tendance à se croire spécial,quelque chose qui me paraît détestable. Et, après tout, DonQuichotte est là, au moment ou le roman va s’élancer, pournous rappeler les folies de l’artiste/saint moderne. Ainsi, les ar-tistes que je dépeins ont les traits de personnes obsessives etmoralement suspectes. Le personnage de Goldberg est peut-être le seul artiste « sympathique » que j’ai décris – les autres,d’une manière ou d’une autre, sont tous des monstres ; maisdes monstres, je l’espère, pour lesquels on peut ressentir uncertain respect voire de l’admiration : comme vous le disiez,ils combattent leur démons.

Le roman semble décrire un monde qui change, uneépoque – l’Angleterre géorgienne – où l’art, la pensée,évoluent, tournant le dos à une forme « d’empirisme re-ligieux », aux certitudes qui lui sont liées, laissant uneplace de plus en plus grande à la science. « Ce que désirenotre volonté est devenu obscur et difficile à définir », dit unpersonnage.

C’est une question très intéressante. Je ne voulais pas écrireun roman historique, être obligé de me documenter sur

44 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

TROISIÈMES NOCESDE TOM LANOYETraduit du néerlandais par Alain Van Crugten,La Différence, 446 pages, 24 e

Maarten Seebregs a perdu son com-pagnon à l’issue d’une longue mal-

adie. Il accepte alors le marché que lui meten main un certain Vandessel : faire unmariage blanc avec une jeune Africainedont lui, Vandessel, est amoureux maisqu’il ne peut épouser pour d’obscuresraisons policières. Tamara et Maarten seretrouvent ainsi à partager l’appartement oùMaarten a vécu avec son amant : les sou-venirs, joyeux, érotiques, amers et éprou-vants traversent régulièrement le veuf, Gaë-tan est partout… Mais Tamara est là etbien là, avec sa jeunesse insolente et sesmystères. Dans cette nouvelle vie quiéchoit à Maarten, les deux « époux » sontconfrontés à une Belgique peu ouverte, in-carnée par des voisins fureteurs ou par letandem mi-comique, mi-glaçant, que for-ment l’homme et la femme chargés devenir vérifier l’authenticité de ce mariage. L’intrigue, assez tirée par les cheveux, peineà décoller et Tom Lanoye, auteur du mag-nifique La Langue de ma mère ne renoue pasici complètement avec sa verve d’alors. Lalangue est moins inventive et moinsbaroque, moins explosive. Cependant,Lanoye n’a pas perdu son humour caustiquequi ose l’outrance : visite du héros à sonvieux père dans la maison de retraite, oùl’on retrouve le talent de l’auteur pour lanoirceur bouffonne ; scène drôle et cyniquede rencontres homosexuelles dans un parc.Et puis, par éclats, l’écriture de Lanoye noussaisit. Au détour d’une simple descriptionde nuages, elle fait surgir, imprévue, sur-prenante, un réel revisité : « Bouffis, ouatés, deplus en plus sombres, de toutes les nuances entre legris et le granit. On les voyait bouger à l’œil nu.Ils prenaient position, roulaient l’un sur l’autre,fondaient, gonflaient et soudain ils reformaientun seul grand organe. Un organe tremblotant, quibattait et palpitait. (…) nous étions sur le pointde pénétrer dans un poumon géant. Un poumonde gros fumeur, à en croire la couleur. »

Delphine Descaves

Comment une femme s’ima-gine-t-elle ce que pensent leshommes sur les femmes ?C’est le sujet du roman

d’Adelle Waldman (née en 1977) danslequel elle analyse le comportementamoureux d’un homme, Nathaniel Pi-ven. Nate est un intellectuel d’environtrente ans vivant à Brooklyn, dans unpetit monde à son image, de jeunesadultes issus des meilleures universitésaméricaines. Ce sont essentiellementdes littéraires qui rédigent des critiques,travaillent sur des mémoires ou desthèses, certains comme Nate ont déjàpublié un livre. Ils se retrouvent dansles bars, et les soirées éditoriales, où ilstentent de se montrer brillants. Se glissant dans le psychisme de sonpersonnage, Waldman ne s’identifie ja-mais à lui ; utilisant la troisième per-sonne elle « dissèque » le fonctionne-ment d’un homme dans ses ressorts lesplus intimes. Nous faisons ainsi laconnaissance de Juliet, dont Nate apayé les frais d’avortement. Elle est fu-rieuse car depuis il ne l’a appeléequ’une seule fois. Il ne comprend passa réaction, car il reste convaincu qu’« ilen avait fait plus que la plupart des types ».Le procédé choisi par Waldman, mal-gré l’absence de tout jugement de sapart, n’est pas totalement neutre… Nate multiplie les aventures. Sesconquêtes sont de belles filles, intelli-gentes et cultivées. Il y aura Elisa, Aurit,Kristen. Nate a la fâcheuse manie de lescomparer. Mais aucune ne correspondvraiment à ses attentes. « Aurit était pro-fonde mais pas raisonnable. Kristen était rai-sonnable mais pas profonde. » En fait iltrouve tous les prétextes pour rompre. Nate travaille à la rédaction d’un essaisur « la marchandisation de la conscience ».Il fait référence à Dickens et à ses per-sonnages qui méprisaient les pauvres.Selon lui, rien n’a changé sinon quenous « sous-traitons » l’exploitation.

Mais sa façon de plaquer d’impi-toyables étiquettes sur ses relationsamoureuses ne tient-elle pas d’uneforme de « marchandisation » ? Nate abeau qualifier sa culpabilité de « pro-gressiste », sa psychologie soulève laquestion de savoir ce qui a vraimentchangé dans les relations hommes-femmes. Hannah réussit pourtant à être pourNate plus qu’un simple objet. « L’affec-tion qu’il portait à Hannah était réelle, spon-tanée et familière ». Quand il sent qu’il vala perdre, il réalise qu’il est peut-êtreplus vulnérable qu’il ne le pensait. Et il« sous-traite » leur rupture, contraignantHannah à prendre la décision dont iln’a pas le courage. « Il éprouva un senti-ment de perte dont la force autant que la réa-lité, le prirent par surprise ». Adelle Waldman explique l’impossibi-lité pour un jeune couple de durer. Lesfemmes, selon elle, accordent encorebeaucoup de valeur à leurs relationsamoureuses tandis que pour leshommes c’est devenu « un sujet frivole ».Elles continuent à espérer en des rap-ports sincères, tendres et durables alorsque cette perspective n’intéresse plus leshommes car leurs priorités sont ailleurs. La littérature devenant un « business »comme les autres, les carrières y obéis-sent aux mêmes règles. Il est significatifque Nate ne parle jamais d’amour, secontentant de « gérer ses relations ».Dans un microcosme de féroce concur-rence, il faut se montrer le plus brillantet le plus original, afin de faire grimpersa propre valeur marchande. Maisquelle place reste-t-il pour des senti-ments désintéressés ? Le roman d’Adelle Waldman offre uneillustration très fine de la porosité qui secrée entre les comportements imposéspar l’économie libérale et les relationsde couple. Nate se consolera avec Greer.Très sexy et drôle, elle connaît le succèsgrâce à des romans faciles. Elle manquede culture mais qu’importe ? Avec elle,Nate sera à la fois momentanémentcomblé et éternellement insatisfait : l’ar-chétype même du consommateur.

Yves Le Gall

LA VIE AMOUREUSE DE NATHANIEL P.D’ADELLE WALDMAN Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch, Christian Bourgois, 333 p., 19 e

Adelle Waldman ausculte les

difficultés d’un jeune écrivain

new-yorkais à vivre des rela-

tions amoureuses durables.

Le marché du cœur

TRADUCTION SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS ?

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 45

Ce qu’il y a de magnifique dans la vie d’un tra-ducteur, c’est qu’elle se renouvelle sanscesse : nouveaux auteurs, nouveaux textes,nouvelles sensations, nouveaux défis. Impos-sible de s’encroûter, même quand l’auteurnous est familier et que nous lui avons déjà

dans d’autres livres prêté notre voix – ou plutôt celle que letexte nous a soufflée.Avallone, d’abord, pour moi, ce fut un choc. Un premier ro-man, Acciaio (D’acier, chez Liana Levi), écrit à vingt-quatre ansseulement, et qui, d’emblée, installe tout un univers, fait exis-ter des personnages dont la mémoire reste. Anna et Fran-cesca, les deux adolescentes qui tentaient de trouver leurchemin de vie dans cette Toscane industrielle où le seul hori-zon pour les garçons est l’usine, et pour les filles les gros-sesses précoces et les caisses du supermarché. Anna et Fran-cesca, inséparables depuis la maternelle et que la vie,peut-être, va séparer.Si je redis ces deux prénoms, c’est parce qu’aujourd’hui en-core elles font partie de ma vie. D’habitude, au rythme dedeux ou trois livres par an, les personnages n’ont pas le tempsde me devenir familiers que d’autres déjà les remplacent. Anna et Francesca, non : elles sont toujours là.Il m’arrive – comme à d’autres – de travailler en rêve : un es-pace blanc apparaît, où des phrases sont écrites, et des solu-tions surgissent. C’est toujours un seuil, le signe que le texteest entré dans mon inconscient – ou l’inverse. Dès lors je tra-vaille en confiance, la voix du texte s’est incarnée, je n’ai plusqu’à filtrer.Mais jamais, avant de traduire Avallone, il ne m’était arrivé derêver que j’étais un des personnages, de « me » rêver dansune des scènes du livre et d’y éprouver en dormant les senti-ments que j’avais traduits la veille. Silvia Avallone m’a fait ainsi comprendre, de l’intérieur, cequ’est le vrai pouvoir du romancier : la capacité de susciterl’incarnation. Rares sont les écrivains qui ont, si jeunes, cettepuissance-là. Mais quand D’acier est devenu ensuite un objet-livre, qu’il areçu un prix, celui des lecteurs de l’Express, quand j’ai com-pris qu’Anna et Francesca existaient et existeraient aussi pourdes centaines et des milliers de personnes, j’ai eu peur. C’estfragile un auteur, le succès d’un premier livre peut l’assom-mer, lui faire perdre sa propre direction, affoler sa boussole.Comment retrouver, au second livre, la sincérité, l’élan du pre-mier ? J’en ai vu quelques-uns se perdre, répéter, comme parsuperstition, les manières du premier. Refaire, au lieu d’inven-ter. Laisser couler un peu d’eau légère, là où un torrent nousavait emportés.Alors, quand j’ai eu entre les mains le manuscrit du deuxièmelivre de Silvia Avallone, Marina Bellezza – du nom de son per-sonnage, qu’Avallone a voulu nommer comme le poète DarioBellezza –, j’avoue qu’au moment de l’ouvrir j’ai retenu monsouffle.Et je l’ai pris de plein fouet, ce début, cette errance nocturnedes trois copains dans leur bagnole qui grimpe les lacetsd’une route de montagne, cette nuit immense, ce vide abys-sal, ces présences fantomatiques autour d’eux des rochers etdes arbres. Un monde déserté, dépeuplé, où jaillit au loin unelumière, qu’ils vont suivre, parce qu’ils s’ennuient, que le bardu village est fermé, qu’il faut à toute force trouver quelquechose à faire, un endroit où aller, avec des gens, de l’alcool,

des filles. Et quand ils y arriveront, à cette lumière, celle desprojecteurs éclairant une fête de village en pleine montagne,avec la sono à fond et les odeurs de friture, l’histoire pourracommencer.Celle d’un amour impossible entre deux êtres qui s’attirent etse repoussent : Andrea le mal-aimé, fils de notable qui végètedans un emploi précaire et rêve des alpages où son grand-père prenait la mesure du monde en regardant le soleil secoucher, là-haut, à la frontière avec le Val d’Aoste ; et Marina,au passé dévasté, qui n’a pour elle que sa beauté et son ta-lent, et qui travaille avec acharnement à devenir célèbre,parce qu’elle veut chanter à la télévision et triompher, un jour,pourquoi pas, au Festival de San Remo. Deux êtres que toutoppose mais qui ont en commun une revanche à prendre.Deux êtres forgés dans le roc de ces montagnes abandonnéesde tous, cette Valle Cervo qui fut longtemps une terre d’émi-gration, où la pierraille a longtemps été la seule richesse. Leshommes partaient, les femmes tenaient bon, contre l’hiver, lapauvreté, la vie dure.Andrea et Marina, mais Elsa aussi, l’intellectuelle qui terminesa thèse sur Gramsci (il n’y a pas de hasard) et qui choisit derevenir vivre entre ses montagnes du Biellois plutôt que tenterune hypothétique carrière universitaire à Turin : l’Italie dontparle Avallone est un pays sinistré qui a abandonné sa jeu-nesse au chômage, aux paillettes de la télévision et au déses-poir, mais dont la seule chance est peut-être cette jeunesse-là, qui cherche avec force et avec courage une autre manièrede vivre, un espace à inventer.

* Traductrice, entre autres, de Rosetta Loy, Milena Agus,Alessandro Baricco. Marina Bellezza paraît le 28 août auxéditions Lian Levi.

Marina Bellezzade Silvia Avallonepar Françoise Brun*

46 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

POÉSIE CRITIQUE

CIEL À PERDRED’AKSINIA MIHAYLOVAGallimard, 112 pages, 13,90 e

Àlire les titres des cinq parties composantle premier recueil écrit directement en

français par la poétesse bulgare Aksinia Mi-haylova – La venue d’une barbare ; Un bouquetde couteaux ; Comme une locomotive à vapeurdans la salle d’attente ; Nuages renversés ; Avecdes yeux d’anges enfermés dans un asile – c’estun paysage et une façon de l’habiter, de s’ytenir qui s’imposent. Puis on découvre uneécriture qui s’aiguise à l’intensité de la sensa-tion, nous plonge dans une « cinquième sai-son » où le printemps et l’automne, l’été etl’hiver de l’amour cohabitent. Une poésiede combat rêvant d’espace ouvert, d’un de-venir oiseau, de sa liberté qui est aussi celledu nuage ou du vent. D’où ces poèmes quiouvrent des fenêtres – « Je creuse une fenêtre /dans le mur est de son âme / et je la nomme ciel àperdre. » –, évoquent des lisières, des rives,ces lieux où se rencontrent des mondesétrangers et qui rendent plus poignant toutce qui échappe dans l’amour, tout ce quel’on sait furtif et que l’on désire éternel.« Elles sont tellement fiévreuses ses mains /comme s’il avait peur de me perdre / comme s’ilavait peur que je puisse rester. »Des poèmes qui sont des cristallisations detemps, de tremblantes demeures où abriterle souvenir de moments de plénitude, lesclignotements d’une présence discontinue– « Si tu aimes il faut partir » disait Cen-drars –, les promesses d’un désir qui tienten alerte. Une écriture très physique, quel’altérité travaille tout autant que l’attente.« Pour remplir ce fossé de l’attente, je m’assois àla table nue de l’automne / et je commence à ar-ranger des phrases boiteuses / dans une languequi n’est pas la mienne. »Poèmes qui disent le besoin de l’autre, del’absent. « Toi, qui pêches des nuages, / fais unpeu de place dans ta mer interne / pour l’impos-sible étrangère que je suis. »Une poésie qui épouse l’éternelle actualitéde l’amour qui se meut et se meurt, s’im-pose ou se dérobe, tout en cherchant unciel où entretenir l’espérance.

Richard Blin

Publié il y a vingt et un ans, alorsque Tanikawa a 62 ans, L’Ignaremarque à la fois l’entrée de l’au-teur dans son « troisième âge »

– quatre décennies le séparent de sonpremier livre (1952) –, et la grande santéd’un encore jeune homme, audacieux etinsouciant. Chez Tanikawa, peut-être lepoète japonais le plus occidental, toutest savamment envisagé, du tempo à lachute qu’il peut donner à chacun de sespoèmes. Sous l’aspect de la simplicité etde la transparence, il entremêle une va-riété de modulations vocales à traverslesquelles se donnent comme à voirtout un théâtre de marionnettes bigar-rées. Sans doute y a-t-il, par-delà lescodes du Nô, quelque chose de cet artqui, de son ironie à sa gravité, remontedans les phrases de Tanikawa. Le pre-mier poème ouvrant L’Ignare, « La mortde mon père » (Chichi no shi), jouantsur l’homophonie entre « poésie » et« mort » (shi), est à cet égard unexemple frappant de la maîtrise de Tani-kawa : à la narration qui emporte la des-cription de la disparition du père, sècheet détachée, Tanikawa injecte un hu-mour noir dont le masque cache, mais àdemi-mot, l’émotion qu’on imaginel’envahir : « sa bouche, son dentier étaitgrand ouvert, son visage ressemblait déjàtrait pour trait au masque de vieillard duthéâtre nô, et il venait de mourir. (…) / Lepatron des pompes funèbres a dit : “parmitous les rites / funéraires, le fin du fin, c’est lanécrophagie.” / Comme mon père était trèsmaigre, j’ai pensé qu’on ne / pourrait en faireque de la soupe ». Auteur de plus de soixante livres, filsd’un philosophe, traducteur de Kant etde Goethe, Tanikawa a sans doute hé-rité de l’esprit spéculatif paternel cet artdu renversement. Cependant, il semble

le mêler à celui de la sophistiquecomme façon de tourner et d’interrogerla forme séductrice du langage, jouanttoujours sur la crête où se départage-raient gravité et trivialité. C’est ce qu’iltenta dans Définitions (1975), précise latraductrice, où, à travers une entreprisequasi pongienne, il interrogeait, « à par-tir du regard supposé naïf et impartial del’extraterrestre découvrant notre planète sansen connaître les codes », aussi bien lapomme que le verre d’eau ou les ci-seaux pour, finalement, aboutir à une« parodie de définitions ». Tanikawa quit-tait petit à petit « le terrain des “chosesmatérielles” pour aborder les “mots en tantqu’objets” ». On pourra aussi être frappé par leséchos que d’un livre à l’autre Tanikawaimagine à certaines de ses intuitions. Parexemple, lorsqu’il écrit dans Invocationdes noms occultés que les 26 premiersnoms échappent à la classification dudictionnaire car, « dénués de toute pronon-ciation, de toute transcription appropriée,restés enfouis dans le corps de l’homme, ducôté des tibias » ; alors que dans L’Ignare illes sent en lui « couler comme le sang, maisà chaque fois que j’essaie de les répartir enstrophes, je sens qu’ils se raidissent (…) ». Là où s’entend la métaphore orga-nique, Tanikawa introduit l’imperma-nence des choses et des sensations. Ildécale avec facétie le sens, l’ouvrant àla déviance, pour le faire crépiter etl’extraire de sa gravité. Ailleurs, il pisseà cinq heures du matin dans son jardinen se demandant ce qu’il pourraitécrire dans son journal ; plus loin ilconfie sa proximité avec Carver ou Ca-vafis (ce qui l’éloigne d’être comparé àun Prévert japonais) ; et dans « Unpoème » se demande « ce qui différencie(la poésie) par exemple d’un stade de base-ball bondé de spectateur ? » : rien, peut-être, sinon, est-il écrit dans « Lahache », qu’elle est « le liquide clarifiéqu’on obtient en écumant le bouillon de lavie, / m’a dit un jour, au lit, une femme quivenait de divorcer ».

Emmanuel Laugier

L’IGNARE DE TANIKAWA SHUNTAROTraduit du japonais et préfacé par DominiquePalmé, avec la complicité d’Hélène Myara,Cheyne éditeur, 138 pages, 23 e

Avec L’Ignare, Tanikawa

déplie avec une nonchalance

formidable une méditation

sur les liens de la poésie et

de la vie.

La languedu renard matinal

POÉSIE CRITIQUE

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 47

Face au presque rien

C’est un large choix de poèmes deRobert Creeley qui est ici proposé.Dire cela rend compte de plus de

cinquante années de création poétique,comprenant de nombreux textes écrits de-puis les années 60 jusqu’aux années 2000.Considéré comme l’un des plus impor-tants poètes américains du XXe siècle, Ro-bert Creeley participa au groupe BlackMountain, affilié au Black Mountain Col-lege, en Caroline du Nord. C’est là qu’ilrencontra, entre autres, Charles Olson,l’auteur de The Projective Verse, poème ma-nifeste prônant la nécessité d’une poésieporteuse d’énergie. Poésie dont RobertCreeley déclare qu’elle « doit produire desréactions, briser des habitudes de la conditionlittéraire, casser les habitudes du goût, des réfé-rences appropriées, susciter un échange. »Connu pour son minimalisme, le style deRobert Creeley concentre mots et émo-tions dans une langue simple usant peude la métaphore. Simplicité toute trom-peuse, car révélatrice d’un inquiétant si-lence. Ainsi, dans Consolatio s’affirmecomme une sorte de défi : « Qui est ici, quiest là- / qu’est-ce que la patience aujourd’hui. /Quelle idée du monde, pourquoi son écho en re-tour. / Aujourd’hui je commence / Pourquoicraindre la fin. » Que ce soit un souvenir,une sensation, ou un sentiment, y de-meure une part d’énigme. Thèmes récur-rents, l’amour ou l’enfance, énoncent lerevers absurde de ces expériences de joieintense. La concision du style de Creeleylui permet de fouiller son langage sansrien embellir. Avec la netteté du couperet,sa parole libère le peu qu’elle énonce,

pointant un vaste non-dit. Parlant de lui-même dans Le charme : « Mes enfants sont,je pense, muets (…) / et parlent par signes. » Etplus loin : « Mais j’étais né, en eux, d’abord,langue. S’ils parlent, / je parle, je les aime. » Etdans Intervalles : « Qui / suis-je- / identité /qui chante. » Évoquant un oiseau : « Un oi-seau chante / écho silence. » Formes brèvesque ces poèmes dont la beauté dépassel’immédiateté. Ainsi, la description d’unpaysage après l’orage : « Monde du com-mencement ou déjà commencé / alors que levent fraîchit / du côté des terres, souffle vers / lamer. À l’instant au bord / de la fenêtre vitrée,près / du plancher l’herbe / est devenue étrange/ dans la lumière tardive, chaque / pointed’herbe est / un délit tenace d’existence, / pasdes mots seulement, mais seulement des mots,seulement ces mots : dire cela. » Cette édition comporte également la re-transcription des entretiens que JeanDaive eut avec Robert Creeley, avant sondécès, en 2005. Il y évoque son enfanceet la dimension autobiographique de sonœuvre. Faisant part de son incessant désirde comprendre la poésie, il cite avec ad-miration L’Art de la poésie de Paul Valéry :« C’est là où la forme et la signification se dé-couvrent au même instant. » Selon Daive,Robert Creeley cherche à « saisir l’instantet parfois même ses mouvements secrets ». Del’aveu du poète lui-même, cette tentativerevient à « raconter quelque chose », ne se-rait-ce que par « moments intenses ».

Emmanuelle Rodrigues

DIRE CELA DE ROBERT CREELEYChoix, présentation et traduction de l’américainpar Jean Daive, Nous, 112 pages, 15 e

VISAGE ROMANDE PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉL’Amourier, 90 pages, 12,50 e

Visage roman s’inscrit dans la traditionde la poésie amoureuse. S’y interroge

le verbe « aimer », comme un infinitif au-quel s’attachent les sujets, dégagés en faitd’eux-mêmes au moment de succomber àce qui dépasse leurs propres mots. C’est làle fait de la lyre amoureuse, qu’elle se doitde couvrir son champ en dépassant l’effu-sion ou la confidence personnelle. PatriciaCottron-Daubigné y réussit en partie, etsurtout lorsque, se défaisant d’images tropliées au genre courtois, elle place au centrede son livre la question du visage : « Un vi-sage répond / c’est comme une nudité / avanttoutes les questions ». Sixième livre, après leremarqué Croquis-démolition (La Diffé-rence, 2011), les pages les plus réussies deVisage roman sont celles où l’auteure tientle cap d’une sobriété qui rend intense ceautour de quoi la saisie amoureuse, jusquedans ses leurres, se capte et se dit : « Rougemême aéré / avec les promesses tenues / dans lerire / et la salive / le rouge est encore le rouge /la gorge suffoque / se renverse /elle / dans le re-gard ». Plus loin, la partie librement inspi-rée d’India Song et du Vice-consul, dans la-quelle une mélancolie lente éveille laphrase, appelle « une odeur juste commencéede pourriture / elle monte des herbes fauchées /les herbes dans l’humidité de la nuit / une odeurde pourriture chaude / douce presque ». Lascrutation du sentiment amoureux et dufiasco où il peut se perdre, trouve sa jus-tesse lorsque Patricia Cottron-Daubigné laplace dans une économie de moyen for-melle au lyrisme tenu. L’Homme je commencerai par le pull, l’opusqui suit, en est peut-être l’accomplisse-ment le plus évident, dégageant le motifdu dos pour y replacer en son pointaveugle celui du regard possible, jusqu’àsa destruction ou son annulation : si son« dos / m’a enlevé le regard », peut-être est-cequ’après l’avoir « tant regardé / je n’auraiplus d’image ». Chance encore à venird’une écriture plongée dans le noir.

E. L.

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48 LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014

HISTOIRE LITTÉRAIRE CRITIQUE

L’AFFAIRE BERTHETDE JEAN PREVOSTLa Thébaïde, 189 pages, 18 e

L’Affaire Berthet n’est pas un inéditde Jean Prévost, écrivain prolifique

et subtil tombé sous le feu allemanddans le maquis du Vercors en 1944.Ce récit historique a d’abord paru enfeuilletons dans Paris-Soir au début del’année 1942. Prévost revisite à sa ma-nière le fait divers qui serait à l’originedu livre de Stendhal, Le Rouge et leNoir, et de ses personnages Julien So-rel et Mme de Rênal : en 1827, nonloin de Grenoble, le maladif AntoineBerthet, jeune homme d’extractionmodeste, est condamné à mort pouravoir tenté d’assassiner Mme Mi-choud de la Tour, la mère des enfantsdont il a été un temps précepteur.Laissons le jeu des comparaisons avecl’œuvre de l’illustre aîné, exercice au-quel se livre la pertinente préface del’universitaire Philippe Berthier, pourdire qu’il s’agit là d’un double por-trait, celui d’un être qui porte en lui« un grand amour déçu » et celui d’uneépoque socialement verrouillée. Cerécit qui dépeint l’obsession d’un gar-çon dévoré par l’espérance, « ce poi-son », est comme un ressac d’idéesnoires, retour violent d’une passionabsolue sur elle-même. Berthet ? « Unenfant furieux d’être trop peu aimé », de-venu « fragile meurtrier ».

Anthony Dufraisse

Dans les premiers jours du moisde janvier 1955, Édith Bois-sonnas (1904-1989), HenriMichaux (1899-1984) et Jean

Paulhan (1884-1968) réalisent leur pre-mière absorption per os de mescaline(l’alcaloïde du cactus mexicain lepeyotl), une substance hallucinogène.À quelques jours d’intervalle, deuxautres prises suivront.Qu’on se le dise d’emblée : nousn’avons pas affaire ici à des drogués. Mi-chaux d’ailleurs ne se prive pas de lerappeler au lecteur : il est essentielle-ment un « buveur d’eau ». C’est, avec unpeu d’avance sur la Beat Generation, àune expérience littéraire que se livrentles trois écrivains : pratiquer l’auto-ob-servation sous l’emprise d’un produittoxique.Se trouvent donc ici réunis, et présen-tés de manière chronologique, les diffé-rents témoignages de chaque partici-pant, lesquels empruntent à plusieursformes d’écriture, qui vont de la lettre àl’article en passant par le poème, lanote et la page de journal (sont ainsidonnés à lire de larges extraits inéditsdu Journal pour moi seule de Boissonnas).Les trois protagonistes sont unanimesbien malgré eux : cette mescaline les adéçus. Les hallucinations qu’ils ont vé-cues, toutes d’une piètre qualité, n’ontpas été à la hauteur de leur attente.Mais, et c’est là l’intérêt de ce volume,chacun a vécu une expérience coloréepar sa propre subjectivité. Paulhan, parexemple, a cru un instant « avoir trouvéun principe d’explication universel ». ChezBoissonnas, la mescaline rend l’œilgrossissant, tout en lui faisant ressentirle vide qui l’entoure. Mais c’est chezMichaux que les effets sont les plus in-téressants, à défaut d’être spectacu-laires. En témoignent ses dessins mes-caliniens, ainsi que certains extraits deMisérable miracle (publié en 1956) : « Jevoudrais me lever. Non je voudrais me cou-cher, non je voudrais me lever, tout de suite,non, je voudrais me coucher à l’instant, jeveux me lever, je vais téléphoner, non je netéléphone pas. Si, il le faut absolument.Non, décidément je ne téléphone pas. Si, jetéléphone. Non, je me couche. »Ne boudons pas notre plaisir : le vo-lume est magnifique (à eux seuls lesdessins en quadrichromie de Michauxvalent le détour), et le dossier présente

un appareil critique d’une grande ri-chesse (la préface de Muriel Pic occupepresque un tiers de l’ensemble). Restequand même que le volume donne par-fois l’impression de piétiner : nous pre-nons d’abord connaissance des pagesdu Journal pour moi seule, puis de l’ar-ticle intitulé « Mescaline » que la poé-tesse suisse donne à la NRF en mai1955 (inspiré en grande partie par lesnotes que nous venons de lire), et pourfinir nous revenons au journal, dans le-quel elle se livre à un auto-commen-taire de l’article récemment publié…Autant l’avouer, ces redites involon-taires, qui sont comme autant de varia-tions autour d’un thème, confèrent à cevolume un caractère obsessionnel ca-pable de faire sourire ou d’agacer.

Didier Garcia

MESCALINE 55D’ÉDITH BOISSONNAS, HENRI MICHAUX, JEAN PAULHANÉditions Claire Paulhan, 288 pages, 33 e

Sous emprise

Henri Michaux, Dessin mescalien, 1955. Extraitde Misérable miracle, 1956

LE MATRICULE DES ANGES N°156 SEPTEMBRE 2014 49

HISTOIRE LITTÉRAIRE CRITIQUE LES ÉGARÉS LES OUBLIÉS

Frappé par « la largeur de sa poi-trine », Louis Guilloux, l’auteurdu Sang noir, n’a pas manqué deremarquer l’aplomb de Jean-

François Louis Merlet, son collèguejournaliste de Floréal, lorsqu’il se trouvedebout devant lui. Il note en outre dansson diaire (Carnets 1921-1944) qu’il avaitété frappé par ses jambes montéescomme « deux piliers de fonte d’une as-sise inébranlable. Un vrai sosie de HarryBaur ». Ça n’est pas la première foisqu’il prend note des paroles délectablesde son aîné. La première fois, c’est en1923 : « Si j’ai connu le Jean Lorrain ?un peu, mon vieux, et plus qu’un peu !Je vous en ferai voir des lettres de JeanLorrain, j’en ai là des tas ». Il en publieramême quelques-unes deux ans plus tard.Mais pour le jeune Guilloux, de vingtans son cadet, Merlet est une figure fas-cinante dont le moindre mérite n’est pasde connaître le gratin littéraire. Il a sesentrées et la faconde d’un roulier hâ-bleur et haut en couleur. Il est vrai quedepuis ses débuts à 19 ans dans les re-vues locales de Gironde (La Revue pro-vinciale) et le Tout-Lyon où il publie sespremiers poèmes d’inspiration symbo-larde et des contes, il a connu des hautset des bas.Né le 22 avril 1878 à Gujan-Mestras, à50 km de Bordeaux, Merlet fait sesétudes sur place jusqu’au lycée et pour-suit apparemment ses études à Lyon. Ilpublie alors une plaquette, Le DernierBaiser, dont la critique souligne le ro-mantisme wertherien dépassé. Sous l’in-fluence d’Albert Samain, Merlet estalors en retard d’un train esthétique…Trois ans plus tard, en septembre 1900,il s’installe à Paris. Il s’élance vers la car-rière de journaliste, fait jouer des piècesde théâtre, écrit des paroles de chansonspour le musicien Léon Ponzio, colla-bore aux Rubriques nouvelles de NicolasBeauduin après avoir produit sous sapropre marque une revue importante,Propos (1910-1912) où il accueille lesbras grands ouverts l’écrivain anarchisteMécislas Golberg et toute la crème de lalittérature artiste de ces années d’avant-guerre. Il s’intéresse particulièrementaux illustrateurs et caricaturistes pari-

siens dont il rédige une série de portraitspour le Tout-Lyon : Robert Le Noir,Georges Jauneau, Léon Bellot, etc.Produisant chroniques, romans, grandesenquêtes, Merlet écrit à tour de bras,mais il a vite compris l’intérêt écono-mique qu’il trouverait à s’éditer lui-même. Il lance dès lors ses productionssous la marque de la Société de l’éditionlivre, installée 5 place de l’Odéon, c’est-à-dire à son adresse personnelle. Aprèsavoir couru les patronages les plus sélects(Pierre Louÿs, Jean Lorrain, Victor Mar-guerite, Emile Verhaeren) pour ses ro-mans et ses recueils de poèmes (L’Idolefragile), il donne en vingt ans une tren-taine de livres qui le rapproche de LucienDescaves et des prolétariens : Bric à Brac,magasin tenu par un ancien jeune homme(1905), un « bouquet sans odeur de pen-sées brouillées de larmes, de sourires etde regrettable ironie » dédié à Jules Re-nard, La Chanson des mendiants, etc. Comme Mireille Maroger et tantd’autres, Merlet est happé par un sujetd’époque : le bagne. À l’instar de JeanGalmot et de Blaise Cendrars, c’est enGuyane qu’il va trouver la mine d’où iltirera chroniques, reportages et romans.En 1928, après avoir donné Vingt forçats,il publie Au bout du monde. Drames et mi-sères du bagne.Collaborateur de Sciences et voyages, le re-porter Merlet a parcouru le monde en-tier et les bas-fonds de divers pays, maisla Guyane a détourné « les regards de cereporter violent et coloré. » Et, de fait,on ajoute dans Floréal que « Ses romans

(…) sont ce qu’on a écrit de plus fort, àcette heure, sur le bagne et sur les ba-gnards. » De même que, trente ansavant Jean-Paul Clébert et Jacques Yon-net, il a su dire la vérité de la cloche àParis dans De minuit au petit jour, repor-tage merveilleusement illustré par LeNoir. Merlet s’intéresse aux classes etaux êtres dangereux, qu’ils soient d’éliteet pervers (Pourriture dorée, 1927) ou duruisseau et sans malice. Il a la plumepour le faire, à la fois coupante et fleu-rie, souvent brutale. Il écrit comme il estbâti mais il lui a fallu de l’énergie pouravancer.En 1924, Guilloux notait sa mouise :« Avec un soupir, il se lève en s’ap-puyant des deux mains sur son bureauet se tournant vers une petite biblio-thèque : Voyez, il y a ici mes œuvrescomplètes : trente volumes. (…) Et àquoi cela m’a-t-il conduit ? À la misère.(…) Oh, ça va mal, mon petit. Ça vamême très mal. Garce de vie. Je croisbien qu’une fois de plus je vais me trou-ver sans un. Mais nom de Dieu, je neme laisserai pas abattre ! (…) Est-cequ’on abat un homme comme moi ?(…) Des nèfles ! je m’en vais reprendrema valise et repartir. (…) Partout. À tra-vers le monde. Je vais reprendre mesgrandes enquêtes, mon vieux. L’Anti-lope ! Je redeviens l’Antilope. Vous voussouvenez de l’Antilope dans le romande Kipling, La Lumière qui s’éteint ? Unsacré type d’homme. Eh bien, je vais re-devenir comme lui reporter. À moi lemonde ! À nous deux le globe ! »Son dernier roman, Merlet le publie en1934, c’est L’Or et les forçats. On le re-trouve ensuite en Gironde, poursuivantauprès des œuvres d’assistance popu-laire son action pédagogique, chantantlors d’une conférence en 1936 « Lagloire du travail et la poésie ouvrière »ou rédigeant avec Gaston Delon unpamphlet pour la paix. Surtout il peint,et beaucoup, installé qu’il est au Bous-cat. Il y meurt en 1942 et sa biblio-thèque est vendue aux enchères. On ytrouve certains de ses trente livres quiincarnent désormais les marques de sesgloires passagères.

Éric dussert

Reporter, peintre et ami des illustrateurs, Jean-François Louis Merlet a connu les affres

d’une carrière en dents de scie. Des coups de succès entrelardés de vagues de mouise.

Devenir l’Antilope

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Le premier pouvoir de ce texte ex-périmental, véritable objet litté-raire non identifié, est presqueun pouvoir négatif : celui de la

fascination. Autant le reconnaître d’em-blée : La Foire aux atrocités est de ceslivres qui dérangent. Autant par saforme que par son contenu.Pour ce qui est de sa forme, il obéit àune structure narrative à la fois complexeet « déconcertante » (de l’avis même del’auteur). Il est fait de quinze chapitres,dont les titres piquent la curiosité (« can-nibalisme estival », « Pourquoi je veux baiserRonald Reagan »), chaque chapitre étantensuite constitué de paragraphes narratifssans début ni fin, qu’il serait impossiblede relier entre eux sans le retour provi-dentiel de certains personnages. Et à lafin de chaque chapitre, Ballard a glisséun ensemble de notes rédigées aprèscoup (commencé en 1969 et publié pourla première fois l’année suivante, le vo-lume a été achevé dans les années 1990)censées jeter un éclairage sur ce que nousvenons de lire (elles apportent plutôt unsurcroît de confusion).Ajoutons à cela que Travis, le person-nage central (emprunt avoué à l’écrivainB. Traven, admiré par l’auteur « pour sonrejet du monde poussé à l’extrême »), changed’identité à chaque chapitre, mais nouscomprenons vite que Talbot, Trabert,Tallis, ou encore Talbert, sont autant

d’avatars d’un seul et même individu,un peu comme s’il avait échoué entreles mains d’Andy Warhol afin d’êtreplongé dans différents bains de couleur.À chaque nouveau paragraphe noussommes donc confrontés à une nou-velle épreuve de lecture, et à chaque foisla surprise est la même, c’est exactementcomme si nous n’avions encore rien lu.Pour ce qui est de la matière, à défautde pouvoir fournir un authentique ré-sumé de ce livre, le plus simple est en-core de recourir à la liste et de présenterles éléments qui le composent, à peuprès tels qu’ils s’y trouvent évoqués (unetelle juxtaposition contribuant elle aussià dérouter le lecteur) : la guerre du Viet-nam, Elizabeth Taylor, Marilyn Mon-roe, Jayne Mansfield (icônes améri-caines dont les morts ont été des« cataclysmes psychiques »), la TroisièmeGuerre mondiale (vue comme un « si-nistre déploiement de pop art »), des exposi-tions pour le moins originales, commecelle sur les blessures de guerre, et desfilms non moins originaux, faisant sejuxtaposer des transplantations d’or-ganes, des collisions spectaculaires, lefonctionnement d’une chambre à gaz,l’assassinat de Kennedy et des victimesbrûlées au napalm. Sans oublier lestoiles de Max Ernst, une Pontiacblanche et un hélicoptère qui jaillit denulle part, comme dans une mauvaise

série policière, et qui semble toujourstraquer le protagoniste.La mort donc, pour l’essentiel. Pour nepas dire l’horreur. Et le sexe. Les deuxmêlés, Éros côtoyant ici Thanatos, dansune proximité qui dérange, le premier setrouvant toujours stimulé par le second,ce qui confère à la sexualité une couleurfranchement malsaine. Les personnagesse montrent en effet étrangement sen-sibles à « l’érotisme mystérieux des ponts au-toroutiers » et à la collision automobile,vécue comme un événement « libérateurde l’énergie sexuelle ».La Foire aux atrocités est de loin le romanle plus expérimental de J. G. Ballard(1930-2009), connu du grand public parles succès planétaires de Crash et d’Em-pire du soleil, portés à l’écran par Cro-nenberg et Spielberg. Un roman labora-toire, sorte de work in progress qui faitsouvent penser à un catalogue d’exposi-tion, quand ce n’est pas à un rapportscientifique, réalisé avec le détachementet la froideur d’un clinicien (pas lamoindre émotion dans l’évocation desatrocités du monde moderne).Qu’on ne se méprenne pas sur les inten-tions de Ballard : rien de tout cela n’estgratuit. C’est toujours le réel que l’écri-vain anglais s’emploie à capturer sous lasurinformation qui brouille la frontièreentre le vrai et le faux. Et au-delà de ceréel qu‘il empoigne tant bien que mal,c’est l’univers médiatique qui est visé.En mettant sur un pied d’égalité Eniwe-tok, le site d’essais de la bombe à hydro-gène aux Îles Marshall, et Luna Park,parc d’attractions parisien prisé des sur-réalistes, et en montrant des centainesde fois les mêmes images, les médiasdonnent « un petit air de fête foraine » auxtragédies qui ébranlent notre monde,transformant des scènes de guerre en undivertissement comme un autre.La Foire aux atrocités est donc un réquisi-toire contre l’univers médiatique quiprésente la violence et la cruautécomme des « produits commerciaux atti-rants ». Si sa lecture se fait si souventéprouvante, c’est peut-être parce qu’ilest terriblement d’actualité. Et sansdoute aussi parce qu’en son cœur il y al’homme. Autrement dit : une huma-nité irrémédiablement pervertie.

Didier Garcia

LA FOIRE AUX ATROCITÉSDE J. G. BALLARDTraduit de l’anglais par François RivièreTristram, « Souple », 256 pages, 8,95 e

Dans ce roman culte, J. G. Ballard se livre à une autopsie de

notre monde, rendu fou par la puissance médiatique.

Trash book

HISTOIRE LITTÉRAIRE LES INTEMPORELS

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LE MATRICULE DES ANGESBP 2022534004 MONTPELLIER CEDEX 1TÉL 04.67.92.29.33FAX 09.55.23.29.39LMDA@LMDA. NETWWW. LMDA. NET

DIRECTEUR DE PUBLICATION THIERRY GUICHARDRÉDACTEUR EN CHEF PHILIPPE SAVARYRÉDACTION DOMINIQUE AUSSENAC, RICHARD BLIN, ÉRICBONNARGENT, CHLOÉ BRENDLÉ, LAURENCE CAZAUX, THIERRYCECILLE, LUCIE CLAIR, GUILLAUME CONTRÉ, JULIE COUTU,CHRISTOPHE DABITCH, SOPHIE DELTIN, DELPHINE DESCAVES, LIONELDESTREMAU, ANTHONY DUFRAISSE, ÉRIC DUSSERT, DIDIER GARCIA,PATRICK GAY-BELLILE, THIERRY GUINHUT, GUILHEM JAMBOU,EMMANUEL LAUGIER, MARTINE LAVAL, JEAN LAURENTI, YVES LEGALL, BENOÎT LEGEMBLE, ETIENNE LETERRIER, GILLES MAGNIONT,FRANCK MANNONI, ÉRIC NAULLEAU, VIRGINIE MAILLES VIARD,VALÉRIE NIGDÉLIAN-FABRE, CHRISTINE PLANTEC, BLANDINE RINKEL,EMMANUELLE RODRIGUESPHOTOGRAPHE OLIVIER ROLLER

ILLUSTRATEUR YANN FASTIER

IMPRESSION PRESSE PEOPLE - 5, RUE J.-B. CALVIGNAC 34680BAILLARGUESDIFFUSION (KIOSQUES, MAISONS DE LA PRESSE) KD PRESSE14, RUE DES MESSAGERIES 75010 PARIS -TÉL. 01 42 62 02 20COMMISSION PARITAIRE 0216 G 87593ISSN 1241-7696

© LE MATRICULE DES ANGES 2014TOUS DROITS DE REPRODUCTION RÉSERVÉS.

Pour une raison qui demeurera inconnue– simple lassitude, choix existentiel plus ré-fléchi ? – le narrateur de ce récit court etdense vit seul dans un hameau déserté de

quelque massif montagneux. Il ne se rend au villagele plus proche que lorsqu’il est forcé de s’y ravitailler.Il se contente d’un quotidien modeste – et seconcentre sur chacun des gestes et chacune des sen-sations que cette solitude lui permet de cerner, de pe-ser. De longues descriptions, à la fois méticuleuses etaisées, dépeignent alors les paysages qui l’entourent,les végétaux et les animaux, les forces de la naturequi s’y déploient. Il oscille sans cesse entre la fascina-tion et l’effroi puisqu’il semble sensible avant tout àce qui se joue là de luttes, de combats pour la lu-mière ou l‘espace ou l’oxygène : la vie est mort. Ainsidans un « sous-bois féroce » observe-t-il « ces mille etmille formes végétales qui s’entrelacent et se combattent, déjà sous la ligne de la terre »ou bien, surpris par leur vol effréné, s’adresse-t-il aux hirondelles pour leurdemander pourquoi elles sont si « survoltées ». Il décrit avec désespoir trois lysdétruits par la grêle : « en pièces, les calices massacrés, les tiges brisées, la poudrejaune des pollens coulant sur ce qui reste des blanches corolles déchiquetées ». Mêmedans cette retraite, il ne cesse de s’interroger : « Où je peux bien aller pour neplus voir ce carnage, cette irréparable et aveugle torsion qu’on a appelée vie ? ». Face à la maison dans laquelle il s’est installé, sur un autre versant tout aussiboisé, lui apparaît une « petite lumière », floue, changeante, indiscernable. Ilpart alors en quête de cette autre vie, de ce qui semble d’emblée comme unesorte de reflet, d’écho à ce qu’il est en train d’expérimenter. Patiemment ils’en rapproche, patiemment il fait la connaissance de l’enfant qui y vit, luiaussi solitaire, patiemment il l’apprivoise, devient son ami. Il apprend alorsque cet enfant est déjà mort, s’est en fait suicidé – mais rien pourtant ne l’ap-parente à un fantôme, son quotidien est celui d’un enfant vivant, que rien nedistingue hormis cette inhabituelle solitude, se nourrissant, effectuant lestâches ménagères, se rendant à l’école où il reçoit un enseignement qui luitire des larmes quand il éprouve des difficultés face à certaines leçons, à cer-tains exercices… Le narrateur ne semble pas étonné outre mesure de cette si-tuation, leur relation devient seulement plus intime au long des saisons quipassent – jusqu’au moment où nous croyons comprendre qu’il va rejoindrel’enfant de manière plus définitive, en quittant lui aussi la vie commune,pour cette autre vie ici frôlée, en un au-delà à peine différent, comme un ar-rière-pays derrière ce monde. C’est simplement qu’en fait, qu’il s’agisse des in-sectes ou des oiseaux, des arbres ou des hommes, « tous continuent à mourir et àrenaître et à mourir à nouveau, toute chose dans le même cercle de la douleur créée ».

Thierry Cecille

LA PETITE LUMIERE D’ANTONIO MORESCOTraduit de l’italien par Laurent Lombard, Verdier, 124 pages, 14 e

Le tombeaudes saisonsEntre poème en prose et conte de fées, Antonio Moresco

nous offre une méditation sensible sur la destruction et

la renaissance, à jamais liées.

Camille Corot,La Route de

Sin-le-Noble,1873

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C’est qu’ « il est plus difficile de soumettreune population qui a un nom spécial pourchaque objet quotidien, il faut d’abord l’enpriver ».Luba a 17 ans, le 1er juin 1975, quandles trois femmes parviennent enfin àémigrer en France – elles ne sont qu’unexemple de cet exode qui concerne, ences années, de nombreux juifs dontl’URSS consent à se débarrasser. C’estdésormais le russe qui devient pour elleune sorte de langue sinon étrangère du

moins éloignée, à dis-tance : quand naît enelle le désir d’écrire,elle ne peut alors yparvenir qu’en fran-

çais. Puis, quand elle devient traduc-trice, c’est du russe au français et non,ce qui est plus fréquent, de la langue se-conde vers la langue maternelle : c’estdonc, pense-t-elle, dans « le mauvaissens », « nageant à contre-courant » qu’ellepoursuit depuis cette tâche. Elle s’efforce donc d’analyser en quoiconsiste cette « expérience d’habiter le lan-gage – d’être habitée par lui – en double ».En vérité, confronté aux mots, celuiqui écrit ou traduit n’est jamais assuréde rien : dès les premières pages, LubaJurgenson file avec justesse la méta-phore des « éboulis ». Jamais le cheminn’est certain, tout tremble sous lespieds, le sol menace de se dérober– mais Hölderlin l’assure, et rassure :« Au lieu du péril croît aussi ce qui sauve ».C’est quand le silence effrayant menacede l’emporter qu’un mot s’allume,lueur au loin vers laquelle marcher.

Thierry Cecille

AU LIEU DU PÉRILDE LUBA JURGENSONVerdier, 125 pages, 13,50 e

Nous avons eu naguère déjàl’occasion de saluer le travailde Luba Jurgenson : qu’ils’agisse de tenter de penser la

Shoah ou le Goulag (L’Expérience concen-trationnaire est-elle indicible ?), de nouspermettre de redécouvrir l’œuvre de Ju-lius Margolin (son Voyage au pays desZe-Ka puis son Livre du retour, tous deuxédités par Le Bruit du temps) ou de sefaire passeur de textes essentiels en lestraduisant (Chalamov mais aussi Gross-man ou encore Guirchovitch...), nousentendions dans ces pages un timbreparticulier. Aujourd’hui, Luba Jurgen-son parle d’elle, et nous retrouvons ceton, à la fois modeste et parfaitementdosé, cette tenue qui lui est propre.Une part de l’émotion qui s’éveille à lalecture de ce récit vient de cette impres-sion, de cette hypothèse : il semble queLuba Jurgenson ait tout d’abord sou-haité nous offrir, en cette succession decourtes séquences, une réflexion surson travail de traductrice, réflexion enpartie théorique, linguistique – maisque peu à peu, les souvenirs affluant, lerécit soit devenu plus autobiographiqueet personnel. C’est qu’il s’agit en véritéde d’approcher ce qui est devenu pourelle une certitude : loin de n’être qu’unoutil, notre langue nous fait ce quenous sommes, est bien plutôt une sorted’univers personnel, de monde intimeau sein duquel nous naissons, vieillis-sons – puis mourrons. Nous faisonsdonc la connaissance d’une Luba en-fant puis adolescente : nous sommesdans les années soixante-dix, elle vit àMoscou entre sa mère et sa grand-mère(il n’y a pas de père – nous appren-drons pourquoi ultérieurement) et lefrançais est tout d’abord comme une

échappée, une fenêtre sur un mondemoins sinistre que celui qui les en-toure, en bref « la langue de la fuite »,d’abord dans l’imaginaire puis dans laréalité. Elle parvient à entrer à l’écolefrançaise, en fait, précise-t-elle, « uneécole soviétique comme les autres où l’on ap-prend le français » et dès lors elle doit,pour l’avenir de la famille, « attraperrien moins que la France ». L’URSS est eneffet « un pays où les enfants doivent proté-ger les rêves des adultes » et la France re-présente pour cesfemmes le rêve de laliberté. Mais son en-fance se vit avec etdans les motsrusses : « Mon français n’a pas d’enfance,c’est une langue née adulte. Pas de petites lo-cutions familiales, pas de jargon scolaire,pas de séjours à la campagne ni à la mer,riches en locutions du cru, pas de grand-mère qui m’aurait récité des contes. » C’estavec une sorte de nostalgie maîtriséequ’elle évoque aussi l’accentuation siimportante en russe, ou la valeur des di-minutifs, quasi intraduisibles, qui « per-mettent d’apprivoiser le monde » oud’éveiller la pitié : « Un coup de baguettemagique et chaque chose est à plaindre. Àtravers le suffixe diminutif, la matière exhibeson être pitoyable ». Mais la languen’échappe pas à la société qui la parle etparfois l’appauvrit : en ces années brej-neviennes, « la pénurie avait atteint lesmots » – et ce n’est qu’une fois enFrance qu’elle apprendra (une page ré-jouissante le raconte en détail) qu’ilexiste « l’éponge grattante » mais aussi « legrattoir vert », « des chaussons, des pan-toufles et des charentaises, sans parler des ba-bouches », « les agrafes et les trombones »,« la marmite, la cocotte et le faitout »…

Comment vivre entre deux pays, entre deux

mémoires ? D’origine russe, Luba Jurgenson

raconte ce voyage, fertile en épreuves et en

rencontres.

La traversée des langues

ZOOM

« Mon français

n’a pas d’enfance ».