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Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours d’un juge de paix en Alg´ erie Florence Renucci To cite this version: Florence Renucci. Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours d’un juge de paix en Alg´ erie. La petite justice Outre-mer, tome VI : Justicia illitterata : aequitate uti ? La conquˆ ete de la toison, CHJ ´ editeur, pp.67-85, 2010. <halshs-00557527> HAL Id: halshs-00557527 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00557527 Submitted on 19 Jan 2011 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours

d’un juge de paix en Algerie

Florence Renucci

To cite this version:

Florence Renucci. Le meilleur d’entre-nous ? Ernest Zeys ou le parcours d’un juge de paix enAlgerie. La petite justice Outre-mer, tome VI : Justicia illitterata : aequitate uti ? La conquetede la toison, CHJ editeur, pp.67-85, 2010. <halshs-00557527>

HAL Id: halshs-00557527

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00557527

Submitted on 19 Jan 2011

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements d’enseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

FlorenceRENUCCI,«Lemeilleurd’entre‐nous?ErnestZeysouleparcoursd’unjugedepaixenAlgérie»,à paraître dans B. DURAND et M. FABRE (dir.), La petite justice Outre­mer, tome VI: Justicia illitterata:aequitateuti?Laconquêtedelatoison,Lille,CHJéditeur,2010,pp.67‐85.Lemeilleurd’entrenous?ErnestZeysouleparcoursd’unjugedepaix

enAlgérie

Ernest Zeys est une figure particulièrement intéressante de la magistraturefrançaise enAlgérie.Arrivé enAlgériede sonAlsacenatale, il y ferapresque toute sacarrière.Ilgravitleséchelonssuccessifsdelamagistrature,delajusticedepaixdesesdébuts, en 1861, à la présidence de la Cour d’appel d’Alger pour achever sa carrièrecomme conseiller à la Courde cassation. Il traversedifférents régimes et élaboreuneœuvrededoctrinerelativementimportante.Ilfaitàlafoispartiedel’EcoleetduPalaispuisqu’il est chargéd’enseignementà l’Ecolededroitd’Alger, crééeen1879.Le choixd’étudier cemagistrat est dicté par l’intérêt que représentent son personnage et sonparcours,ainsiqueparlarichesseducontenudesondossierdecarrière.

A travers le parcours de Zeys, il s’agit surtout de s’interroger sur la figureessentielleetpourtantpeuétudiéedujugedepaixensituationcoloniale.Sansdoutecemanqued’étudesest‐ildûàun réflexe scientifiquepropreà l’histoirede la justicequitendplusvolontiersàs’intéresserà lahautemagistrature1.Or,enAlgérie,plusencorequ’en Métropole, le juge de paix joue un rôle central, notamment en raison de sescompétencesparticulières2.Afindemieuxappréhenderlaquestion,nousétudieronsledossierd’ErnestZeysainsiquesesécrits.Danslamesuredupossible,sonparcoursseraremisenperspectiveavecceluidesautresjugesdepaixnommésen1861enAlgérie3ens’appuyant sur les dossiers de carrière (fonds BB/6(II) des Archives Nationales4 deParis) et sur la correspondanceministérielle (fonds BB/8). Ainsi, pour véritablementsaisir qui sont ces acteurs du monde judiciaire, nous analyserons le profil derecrutementdesjugesdepaix(I),lanaturedeleurfonction(II)etlesmodalitésdeleurpossibleascension(III).

1 Cette remarque s’applique moins à l’historiographie portant sur le juge de paix en Métropole. Cf.notamment l’ouvrage de Guillaume Métairie (Des juges de proximité. La justice de paix. Biographiesparisiennes (1790­1838), Paris, L’Harmattan, 2002) qui se présente sous la forme de noticesbiographiques.Pourunpointsurlaquestion, l’historiographieet lespistesderecherchesàdévelopper:Jacques‐GuyPetit(dir.),Une justicedeproximité: la justicedepaix(1790­1958),Paris,PUF,coll.DroitetJustice,2003.2Cf.infra«Particularitédesjusticesdepaix».3GrâceàlabasededonnéesdeJean‐ClaudeFarcy,nousavonsisolévingtautresjugesdepaix.4Désormais«AN».

I.Leprofilderecrutementd’unjugedepaix

L’étudedudossierdeZeysetdesautresmagistratsnommésen1861permetdedégagerun profil professionnel (diplômes, expérience et recommandations) et un profilpersonnel(milieusocialetéconomique,originegéographiqueetmotivations).

Profilprofessionnel

Unjugediplômé.Quand,en1860,ErnestZeysposesacandidatureàunejusticedepaixalgérienne, il est bachelier ès lettres et licencié en droit depuis deux ans (4 janvier1858).IlaobtenusalicenceàStrasbourg.Aussitôtaprès,ilprêtesermentd’avocatàlaCourimpérialedeColmar(4juin1858),maisterminesonstageàParis.Zeysn’estpasuneexceptionpuisquelesvingtautresjugesdepaixnommésenAlgérielamêmeannéequeluisonttouslicenciésendroit.Deuxd’entreeux,ArthurColleetLéopoldMérot,sontmêmesurdiplômés:lepremierestdocteurdelafacultédeStrasbourgetleseconddelafaculté de Caen. La licence est à l’époque le diplôme requis pour accéder à lamagistratureouà l’avocature5,mais les justicesdepaixfontexceptionàcetterègleenMétropole.

Cetteabsencedepré‐requisuniversitaires’expliqueparleurorigine.Néesen1790,lesjustices de paix sont alors confiées à de simples citoyens, élus du peuple, afin derapprocher les justiciables et de concilier les parties6. Elles perdent peu à peu leurcaractère uniquement populaire, pourtant l’idée d’un conciliateur issu de la sociétécivile, qui ne possède pas nécessairement de connaissances juridiques approfondies,persiste.

Laparticularitéalgériennetientenfaitàuneconditionprévueparl’ordonnanceroyaledu 26 septembre 18427 selon laquelle l’obtention du grade de licencié est obligatoirepourremplir les fonctionsde jugedepaix.Commentexpliquercettedifférenceavec laMétropole?Ilfautsansdouteyvoirunevolontédes’assureruncertainniveaujuridiquecar les juges de paix enAlgérie ont souvent des compétences plus importantes qu’enMétropole. Dans le cas des justices de paix dite «à compétence étendue», ils doiventposséderunevasteculturejuridiquefrançaise.Parfoiscediplômeneconstituepasunegarantie suffisante. Ainsi, dans un document de travail émanant du ministère de laJustice,peut‐onlireàproposdel’undesmagistrats:M.Esmangart«estuntrèshonnête

5Cf.Jean‐PierreRoyer,HistoiredelajusticeenFrancedelamonarchieabsolueàlaRépublique,Paris,PUF,1995,p.624etHervéLeuwers,L’inventiondubarreaufrançais(1660­1830).Laconstructionnationaled’ungroupe professionnel, Paris, éd. de l’EHESS, 2006, pp. 18 et s. Par contre, l’ordonnance royale du 26septembre 1842 sur l’organisation de la justice en Algérie nementionne pas l’obligation d’avoir suivi,commeavocatstagiaire,lesaudiencesd’untribunaldurantdeuxannéesconsécutives,contrairementàcequiestprévuenFrancemétropolitaine,àlamêmeépoque,pourl’entréedanslamagistrature.6Surunpossiblelienentrejusticeseigneurialeetjusticedepaix,quipermetderemettreenperspectiveleurcréation,cf.AntoineFollain,«Delajusticeseigneurialeàlajusticedepaix»,dansJ.‐G.Petit(dir.),Unejustice de proximité…, op. cit., p. 20‐33. Sur son fonctionnement et ses principes à cette époque: SergeBianchi,«La justicedepaixpendant laRévolution.Acquisetperspectives»,»,dansJ.‐G.Petit(dir.),Unejusticedeproximité…,ibid.,p.35‐52.7«Lesjugesdepaixdoiventêtrelicenciésendroit:ilspeuventêtrenommésainsiqueleurssuppléantsàl’âgedevingt‐cinqansrévolus»(article23del’ordonnanceroyaledu26septembre1842,dansDuvergier,Collectioncomplètedeslois,décrets,ordonnances,règlementsetavisduconseild’Etat,Paris,1844,p.329).

hommequicomptedéjàd’anciensservicescommejugedepaix,mais,bienquelicenciéendroit, ilmanquedeconnaissancesendroitetildûtabandonnerlepostedeMédéahcommeétantau‐dessusdesesforces»8.Uneseconderaisonquiexpliquelanécessitédece diplôme en Algérie se trouve dans le fait que contrairement à ce qui se passe enMétropole,lespostesdejugesdepaix,etmêmeparfoisdesuppléants,sontdespostesdedébutdecarrièredanslamagistrature.Ilestdonclogiquequelediplômedelicencesoitrequis en raison de «la possibilité même d’arriver aux plus hautes fonctionsjudiciaires»9.

Sil’onobserveleprofildeZeysetdelamajoritédesescamarades,onremarqueraqu’ilsne sont pas uniquement licenciés, ils ont également pour caractéristique d’êtrerelativementjeunestoutenpossédantunepremièreexpérience.

Unjugejeuneetrelativementexpérimenté.LorsqueZeysdevientjugedepaix,ilavingt‐six ans, il s’est donc présenté en 1860 alors qu’il avait tout juste l’âge minimalmentionné par les textes. Zeys se retrouve dans la tranche majoritaire puisque sapromotionpeutêtrediviséeentroiscatégories: lamajoritédesjugesdepaixnommésen 1861 ont entre vingt‐six et trente ans compris (onze personnes); une catégorieintermédiaire oscille entre trente‐et‐un et trente‐neuf ans (sept personnes) et uneextrêmeminoritéadépassélescinquanteans(deuxpersonnes,l’unedecinquante‐cinqansetl’autredecinquante‐huitans).Avantdepouvoirseprésentercommecandidatàune justicedepaixenAlgérie,Zeysa travailléuneannéecommeavocat,puispresquedeuxannéesauministèredel’Algérie.IlyétaitrédacteurattachéaubureaudelaJusticeet traitait essentiellement des affaires criminelles et des pourvois en cassation10. Laplupartdesesalteregoontétéégalementavocatsauparavant,quelques‐unsétaientdéjàjuges de paix ou exerçaient des fonctions juridiques dans une administrationpréfectorale.LepassagedeZeysparleministèredel’Algérieenfait‐iluneexception?Unautrecandidat,Geffroy,a suivi lemêmechemin. Il sembleque lesministèrespuissentparfois constituer une voie de passage11 pour une minorité dans la magistraturemétropolitaine (ministère de la Justice) ou algérienne (ministère de l’Algérie). Ainsi,CharlesDeVaulxd’Achy,quiestPremierprésidentàlaCourd’appeld’Algerentre1858et1864,aétérédacteurauministèredelaJusticeplusieursannéesavantd’entrerdanslamagistraturecommesubstitutàColmar.

La fonction de juge de paix en Algérie implique donc souvent une certaine jeunesse(c’est ledébutd’une carrièredemagistratpour lesplus ambitieux), voire lanécessite(en raison des conditions d’exercice difficiles), tout en demandant un minimumd’expérience au regard du rôle qui lui est imparti et de la dignité dont il doit faire

8 «Document de travail émanant duministère de la Justice (Personnel), Analyse: Algérie. Examen dechoix faits à l’ancienministère de l’Algérie et des Colonies pour le personnel des justices de paix», 28décembre1860,AN,BB8/1386/2,fol.12.Médéahestunejusticedepaixàcompétenceétendue.9 Léon Charpentier, Précis de législation algérienne et tunisienne destiné aux candidats aux Certificatsd’EtudesdeLégislationAlgérienne,Alger,AdolpheJourdan,1899,p.167.10«Ministèredel’AlgérieetdesColonies.Administrationcentrale.RapportparticuliersurM.Zeysduchefdubureau,Paris,10décembre1859»,AN,BB/6(II)/1294,fol.2.11«EnconfiantàMM.GeffroyetZeys les fonctionsde jugedepaix, auxquelles ils sontpréparéspar lanaturedeleursoccupationsauprèsdemoi,VotreExcellenceacquitteraunedettecontractéeàleurégardparleDépartementdel’Algérie»(«DocumentdetravailémanantduministèredelaJustice(Personnel),Analyse:Algérie.Examendechoixfaitsàl’ancienministèredel’AlgérieetdesColoniespourlepersonneldesjusticesdepaix»,op.cit.,fol.2).

preuve. L’âge obligatoire de vingt‐cinq ans permet en effet d’avoir a priori desmagistrats qui ont reçu cette première expérience puisque, s’ils ont suivi un cursusscolairelinéaire,ilsontdéjàexercéunemploientreleurlicenceetleurpremierpostedejuge de paix. Toutefois, cette jeunesse et cette première expérience peuvent parfoissembler insuffisantes pour leur confier immédiatement une justice de paix àcompétenceétendue12.

Le profil de Zeys –et plus généralement de lamajorité des juges de paix nommés en1861– est toutefois incomplet. Les dossiers de carrière, ainsi que la correspondanceministérielle,mettentaussienexergued’autresconditionsquivisentàdéterminersilecandidatestcompétentetdigned’exercercettefonction.

Un juge en théorie capable et digne de ses fonctions. Dès le recrutement, un certainnombredecritèressontprésentsdontonretrouvera lastructuredans lesdossiersdecarrière. Des éléments se rencontrent systématiquement, comme les renseignementssur la valeur du candidat du point de vue théorique et/ou pratique. Parallèlement,l’autreélémentprisenconsidérationestleslettresdeprésentationsoudepropositionsdecandidats.Cesdocumentspeuventprovenir(enraisondelapériode)desministères(en particulier celui de l’Algérie et de laMarine) et/ou des «deux chefs de la Cour»d’appel d’Alger ou d’une autre cour de justice. Cette double origine n’est passurprenante.Après ladisparitionde l’éphémèreministèrede l’Algérie (1858‐1860), leministèrede laMarineest eneffet «chargéprovisoirementdes services»de l’Algérie«pour l’organisation des nouvelles justices de paix créées (…) et pour compléter lemouvementoccasionnédanslesanciennesjusticesdepaixdecepaysparlacréationdestribunaux de Tlemcen et de Sétif»13. Dans les faits, le ministère de la Marine asélectionnéessentiellementdescandidatsquipossèdentdeslettresdeprésentationsdechefsdeCour.Maispourd’autres, les«demandesontétédirectementinstruitesparledépartement de l’Algérie»14. Le garde des Sceaux doit ensuite entériner le choix duministèredelaMarine15.

Zeysbénéficieprécisémentd’undoubleappui:celuidelaMarineetceluidelaJustice.Ilest soutenuparune lettreduministrede laMarinepour les «titres réels» qu’il a puacquérir au ministère de l’Algérie – institution qui lui en est redevable et considèrecommenormall’obtentiond’unposteenAlgérie.Parallèlement,leministèredelaJusticeaccordeun intérêtvéritableà laprésentationqu’arédigé,ausujetdeZeys, lePremierprésidentd’AlgerDeVaulxd’Achy.Dansledocumentquiémanedecetteadministration,ilestmentionnéparlasuite:«cechefdecourditavoirreçudebonsrenseignementssurcecandidatdontilaconnulepèreancienmagistrattrèsintègreettrèséclairéduressortdeColmar auquel il a été enlevéparunemort prématurée»16. Le soutienduPremierprésident est souligné dans le dossier de Zeys. La présentation et l’acceptation par lecorps (lamagistrature) ont de fait traditionnellement une place non négligeable. Une

12 «Document de travail émanant duministère de la Justice (Personnel), Analyse: Algérie. Examen dechoixfaitsàl’ancienministèredel’AlgérieetdesColoniespourlepersonneldesjusticesdepaix»,op.cit.,fol.18.13Ibid.,fol.1.14Ibid.15Ilnes’agitpasd’unesimple formalité,commeleprouve lecasd’uncandidat(Daran)quin’obtiendrafinalementqu’unesuppléancedejusticedepaix(ibid.,fol.5).16Ibid.,fol.7.

telle procédure est sans doute à mettre en relation avec un réflexe corporatistetraditionnel,liéàl’importancedonnéeaujugementparlespairs.Cetteacceptationparlecorps s’appuie, dans le cas de Zeys, sur un présupposé moral en relation avec sonéducation.Onretrouverad’ailleurscetargumentsouslaplumed’unprocureurgénéralpourtanttrèscritiqueàsonégardsurd’autresaspects:«Filsd’unmagistratdeFrance,élevédans lessaines traditionsde lamagistraturemétropolitaine, il a certainement lesentimentdelaprobitéjudiciaire,lavolontéd’êtretoujoursfermeetimpartial»17.Enfin,onpeut sedemandersi l’effetdecette lettredeprésentationn’estpas renforcépar lecaractèreàlafoiscorporatiste,«intime»etdirectdelaprésentation.L’avisdeDeVaulxd’Achynes’appuiepassurunouï‐dire,maissuruneconnaissancepersonnelledupèred’Ernest Zeys. Un «témoignage» (pour ne pas dire une preuve) qui siedparticulièrement à la mentalité judiciaire. Cela ne signifie toutefois pas qu’il soitnécessairepourêtreadmisd’êtreissud’unefamilledemagistrats,maisl’héritagedelaRobeconstitueuneassurancemoraleauxyeuxducorps.

La formation, l’expérienceet les lettresdeprésentationquantauxcapacitésréellesousupposées ont ainsi permis de commencer à dessiner les contours du profilprofessionneldujugedepaixalgérien,au‐delàdelaseuleétudeducasdeZeys.Il fautdoncàprésentlecompléterparcequel’onqualifieradeprofilpersonneldumagistrat,c’est‐à‐direcetensembledecaractéristiquessans liendirectavecsanomination,maisquinousenapprenddavantagesurleshommesetlamicrosociétéjudiciairefrançaiseenAlgérie.

Profilpersonnel

Origines socio­économiques. Les dossiers de carrière comportent également desindicationssurladateetlelieudenaissancedesjugesdepaix,ainsiquesurlafamille,lesalliancesducandidat retenuet sur sa fortune.Decepointdevue,Zeysne faitpasfigured’exception:lagrandemajoritédescandidatssonteneffetdesprovinciaux18dontla valeur est reconnue. Dans leur ouvrage Juges et notables au XIXè siècle, Jean‐PierreRoyer,RenéeMartinageetPierreLecocqaffirmentquesur573magistratsextraitsdelacôteBB6/II,presque28%sontdesenfantsdemagistrats(enprioritédescoursd’appel)àégalitéaveclesenfantsde«propriétaires»19.Sil’onprendl’ensembledesprofessionsjudiciaires, le pourcentage s’élève à 42%. Dans notre échantillon, nous avons pudéterminerlemilieusocialdefaçoncertainedansquatorzecas.Huitdecesmagistratssont issus du milieu judiciaire, soit presque 57%. Les enfants de magistrats sont aunombre de quatre (dont un cas où le père a occupé successivement des fonctionsd’auxiliairesdejusticeetdejugedepaixenMétropole),représentantainsi28%dutotal(un conseiller à la Cour de Nancy, un juge de paix et deux juges). Par contre, lesmagistratsn’arriventpasàégalitéaveclespropriétairespuisquelesfonctionsrestantes

17«Algérie.Parquetduprocureurgénéral.PrésentationduprocureurgénéralpourlaplacedeprésidentdutribunalcivildeTlemcenenremplacementdeM.LaClaverieadmisàfairevaloirsesdroitsàlaretraite,Alger, le31 juillet1872»,AN,BB/6(II)/1294, fol.2.Sonappartenanceàune«familledemagistrature»est également mentionnée par le Premier président de la Cour d’appel d’Alger Pierrey en 1865 et leprocureurgénéralRobinetdeCléry lamêmeannée. Ilnes’agitpasd’uncasexceptionnel.LedossierdeLouisBossu,enparticulier,comporteplusieursaffirmationsdumêmeordre(cf.AN,BB/6(II)/53).18Danslesensoùilssontnésenprovince.19Jean‐PierreRoyer,RenéeMartinage,PierreLecocq,JugesetnotablesauXIXèsiècle,Paris,PUF,1982,p.13.

sont très diverses: un ancien préfet duBas Rhin, un docteur enmédecine, un ancienprincipal de collège, un artiste dramatique sociétaire de la Comédie française, unpropriétaire et enfin, le receveur de l’asile d’aliénés deMarseille. Il semble donc que,dans notre échantillon, la reproduction judiciaire prévale très largement. Seule uneétudeplusapprofondiepermettraounondeleconfirmer,d’encomprendrel’originalitéetd’endéterminerlesmotifssociauxouéconomiques.C’estdoncparadoxalementsurlefait que Zeys est fils demagistrat (son père estmort en 1845 alors qu’il était juge àBelfort) qu’il se distingue le plus du profil de la majorité des autres juges de paixnommésen1861.Toutefois,cetteparticularitéestlimitéeparlefaitqu’ilentredansles57%issus,plusgénéralement,dumilieujudiciaire.

Origines géographiques. Enfin, se pose la question des origines géographiques. Zeys,commelatrèsgrandemajoritédesautresjugesdepaixayantaccédéàunpremierposteouàunnouveauposteen1861,vientdeMétropoleet,plusprécisément,deprovince.Parmieux,LéopoldMérotfaitexceptioncarilestoriginaired’Algérie.Cetteconstatationn’estpassurprenanteauregarddel’époquedanslamesureoù,étantdonnél’âgemoyendecesmagistrats,ilfaudraitpourqu’ilssoientnésenAlgériequeleursparentsaientfaitpartiedespremières grandesvaguesde colons installés surplace.Onne trouveenfinaucun indigène20 (sujet ou citoyen) dans ce panel. Cet état de fait peut s’expliquer àl’époqueparl’absencedefacultéenAlgérie(l’EcoledeDroitneverralejourqu’en1879et ne deviendra une faculté qu’en 1909). La licence de droit étant obligatoire, cesindigènes devraient se rendre en Métropole avec les coûts qui en découlent21. Il estévidentquecetteremarqueimpliqueunautrequestionnement:l’exigencedelalicenceendroit,demandédansunsoucidecompétenceauregarddesfonctionsspécifiquesdesjugesdepaixenAlgérie,n’était‐ellepasunmoyend’écarterlesindigènesfrançaissujetsoucitoyens?Cequidemeurecertainestque,lorsquelaquestionestposéeen1862auprocureurgénéralPierrey,celui‐ci,sansécarterlapossibilitéquelesjugesdepaixsoientrecrutésdansla«populationlocale»,nevoitcetteperspectiveseconcrétiserqu’àpluslongterme.Ilévoquealorsdeuxmotifs:ladifficultéd’obtenirunelicenceendroitetdesraisonsdedignité22–qualitétraditionnellerequisedelaRobe23.

Portrait psychologique. Lorsque l’on se penche sur l’analyse faite au sujet de lacandidaturedeZeys,commedesautresjuristes,apparaîtsouventunegrandeabsente:

20 Le terme «indigène» est entendu ici comme un individu habitant ou dont les parents habitaientl’Algérieavantl’occupationfrançaise.Ils’agitdoncd’unstatutdefaitetnondedroit.21Acetteépoque,celaneseraitdoncpossiblequepouruneextrêmeminorité.22«Iln’yapasàespérerquedelongtempsencore,lepersonneldejusticedepaixdel’Algériepuisseserecruterdanslespopulationslocales.Lespersonnesréunissantlesconditionsdemoralité,d’irréprochablepassé,d’aptitude,dedignitéextérieureàrechercherdansunjugedepaix,n’yexistentqu’à l’étatdetrèsraresexceptions.Lesdifficultésquenousrencontronslorsqu’ils’agitdeprésenterdescandidatspourlaplace de suppléant, deviendraient de véritables impossibilités, s’il fallait chercher dans le canton oul’arrondissementlessujetsàrevêtirdutitredejugedepaix,alorssurtoutquel’obtentiondecetitreestsubordonnée,enAlgérie,à lapossessiondeceluidelicenciéendroit»(«LettredePierreyaugardedesSceaux,Alger,24avril1862»,CARAN,BB8/1386/2,fol.1‐2).23Lanotionde«dignité»n’estpas,danscecas,spécifiquementliéeaucontextecolonial.Elleestl’unedesprincipalesqualitésdemandéesaumagistrat.Ils’agitd’unenotiondontserevendiqueégalementparfoisles avocats. Sur le rapport entre les termes «dignité», «noblesse» et «honneur», ainsi que sur leglissementsémantiquequis’opèreàceproposverslesavocats,cf.HervéLeuwers,op.cit.,pp.316ets.

la véritable motivation qui se dissimule derrière des motifs de circonstance24. Elleintéresse visiblement peu l’administration de la justice pour notre échantillon. Leséchangesépistolairesnouspermettentsimplementdesavoirquel’Algérien’étaitpaslepremierpostedemandéparZeys.Quelquetempsauparavant,ilavaiteneffetpostuléàuneplacevacantededeuxièmesubstitutàPointe‐à‐PitreenGuadeloupequ’iln’avaitpuobtenircarilneremplissaitpastouteslesconditionslégalesnécessaires25.Toutefois,ils’agissaitpeut‐êtreuniquementd’unequestiond’opportunitépuisquelorsqu’ilentreauministèreen1858, c’est visiblementdans laperspectived’unposteenAlgérie26.Danscesconditions, ilesttrèsdifficiled’établirquellesontétésesmotivationspersonnellespours’éloignerde laMétropole. Ilenestdemêmedesescollègues.LesécritsdeZeysdonnenttoutefoisquelques indices.Onretrouvedesmotivationsclassiquesdéjàmisesenavantdansd’autresétudes(l’opportunité, lesalaireetlaperspectiveplusrapidedecarrière).

Le profil du juge de paix est constitué d’éléments professionnels et personnels.Maintenantquenousenavonsétablilesgrandeslignes,ilnousfautétudiercemagistratdansl’exercicedesesfonctions.

II.Entrediscoursetréalité:lafonctiondejugedepaix

ErnestZeysnerendpasuniquement la justice, ilproduitaussiuneœuvrededoctrinerelativement importante. C’est précisément l’un de ses ouvrages qui nous permet dedéterminer quel devait être le travail des juges de paix sur le terrain: il s’agit d’unmanuel écrit en1894, alorsqu’il estPremierprésident àAlger, à l’usagedes jugesdepaixetintitulé:Lesjugesdepaixalgériens27.L’ouvrageestparticulièrementutiledanslamesure où, en l’absence d’enseignements spécifiques dans ce domaine, il offre leminimumdecequedoitsavoirunjugedepaixenarrivantenAlgérieàlafoissurledroitcommun et sur le droit musulman. S’y ajoutent des données purement matériellesconcernantleclimat,lestransports,etc.dechaquejusticedepaixoulefaitquecertainesjusticesdepaixsontdéconseilléesauxjugesmariésetinversement(pourdesquestionsdesanté,d’isolement,desécurité,etc.).

Particularité des justices de paix. Lorsque l’on examine cet ouvrage, on estimmédiatement frappé par le degré d’exigence en matière de compétences etd’aptitudes qui est requis pour être juge de paix. Pour mieux le comprendre, il fautimmédiatement préciser que les justices de paix algériennes diffèrent en plusieurspointsdesjusticesdepaixfrançaises.Ilexiste,depuis1854,deuxcatégoriesdejusticedepaix en Algérie: certaines se situent dans des «villes pourvues d’un tribunal depremièreinstance»28etsontsemblablesdupointdevuedescompétencesàcellesquisetrouvent enFrance. Les autres sontdites à «compétence étendue»parcequ’ellesont

24 Cette remarque ne doit pas être généralisée: à certaines époques et dans certains dossiers cesmotivationssontsouventindiquées.25 «Document de travail émanant duministère de la Justice (Personnel), Analyse: Algérie. Examen dechoixfaitsàl’ancienministèredel’AlgérieetdesColoniespourlepersonneldesjusticesdepaix»,op.cit.,fol.7.26«Ministèredel’AlgérieetdesColonies.Directiondesaffairescivilesdel’Algérie.RapportfaitauPrincechargé du ministère. Proposition d’admettre un avocat comme attaché au bureau de la Justice, le 10décembre1858»,AN,BB/6(II)/1294,fol.1.27E.Zeys,Lesjugesdepaixalgériens,Alger,Gojosso,1894(rééditéen1897).28Charpentier,op.cit.,p.166.

davantage d’attributions en matière civile et conservatoire que les justice de paixtraditionnelles29.Enoutre, les jugesdepaixà compétenceétendueontégalementunecompétencecorrectionnelle,notammentenmatièrededélitàconditionquelapeinenesoitpassupérieureàsixmoisdeprisonetcinqcentsfrancsd’amende30.Parlasuite,lejugedepaixdeviendralejugedepremierdegréenpayskabyleet,danscertainscantons,cesmagistrats rendent la justiceentresujetsmusulmansetkabyles31.Enfin, les sujetspouvant opter pour la juridiction de paix à compétence étendue, le juge de paix doitposséder des connaissances juridiques en matière musulmane32. Au regard del’importance croissante du savoir que nécessite cette fonction en matière de droitmusulman,Zeyssedemanded’ailleurssil’extensiondescompétencesdesjugesdepaixn’étaitpasprécipitée.Toutefois,ilvoitunremèdeàcetinconvénientdansuneformationthéoriqueetdeterrainadaptée.Danslapratique,lesdossiersdecarrièremontrentquel’instructioncomplémentairedumagistratsefait,aufuretàmesure,surleterrain.

Solidité physique et psychologique. D’après Zeys, le juge de paix ne se doit pasuniquementdeposséderunsavoir juridiqueétendu, ildoitégalementse trouverdansune bonne forme physique en raison de l’éloignement de certains cantons. DespathologiesémergentengénéralaucoursdelacarrièredujugeenAlgérienécessitantparfoisdesséjoursenMétropole.Laquestionmédicaleadesconséquencesdirectessurle fonctionnement de la justice car elle renforce l’absentéisme judiciaire dans unterritoire où l’intérim est très difficile à mettre en place. Le juge de paix se doitparallèlementd’êtresolidepsychologiquement.Ilrisqueeneffetd’avoirdesdifficultésàs’adapter au terrain colonial lorsqu’il vient de Métropole. De ce point de vue, Zeyss’appuieclairementsuruneexpériencepersonnelle:arrivédepuispeuenAlgérie,ilsetrouve«comeexiléaumilieud’unepopulationàpeinecivilisée,commeabandonnédel’univers entier. Pendant sixmois, il implor[e son retour]dans chacunede ses lettres.Peuàpeucependant,ilcess[e]desecomplairedansl’amertumedesesregrets;il[sort]de lui‐même, il ouvr[e] les yeux et regard[e] autour de lui: il [est] guéri de sanostalgie»33.Ils’agitd’unphénomènequineparaîtpasexceptionnel34.

Fréquentations et dignité du magistrat.Dans l’ouvrage d’Ernest Zeys sur les juges depaix, il est également conseillé au magistrat de ne pas prendre part aux camarillaslocales.Lorsqu’iln’estpasmarié,sonseul«ami»estparfoissonsuppléantcarilcourtsanscesselerisqued’êtresoupçonnédedéfendrelesintérêtsdesunsoudesautres,enparticulier dans les petites communes d’Algérie où les questions politiques, parmi lesEuropéens,engendrentsouventdesconséquencesdisproportionnées.Surceplan,Zeysatirélesenseignementsd’uneexpériencepersonnelle.Eneffet,lorsqu’ilétaitmagistratàBône,illuifutreproché«desemêlerauxcoterieslocales,d’écriredanslesjournaux,de compromettre en unmot, par ses attaches de toutes sortes, la dignité dont il était

29Ibid.,p.179.30Ibid.,pp.232‐233.31Cf.Charpentier,op.cit.,pp.206ets.32Danslecasdel’optiondejuridiction,lesujetestjugé,àsademande,parunmagistratfrançaisselonsondroitparticulierdanslecadred’uneaffaireoùsaloiparticulières’appliqueencore.33CepassageseraitbasésuruntémoignageécritdeZeys(coll.,Biographiesalsaciennesavecportraitsenphotographie,Colmar,AntoineMeyeréditeur,5èsérie,1889‐90,v°Zeys).Lefaitestquel’annéeaprèssonarrivéeenAlgérie,ZeysdemandeàretournerenMétropole(enAlsaceouàParisdepréférence).34J.‐P.Royer,R.Martinage,P.Lecocq,Jugesetnotables…,op.cit.,p.235.

revêtu»35.Ilfréquentaitenparticulierundéfenseur,Chéronnet,connupouravoirl’unedesplusplaisantes tablesdeBône(sa filleépouseraun jeuneprofesseurde l’EcoledeDroitd’Alger,Dain).Or,lesliensàsonégardetvis‐à‐visd’autrespersonnesdecemilieufurentcritiqués.Zeysfutaccusédemanquerparconséquentd’autoritéenverscertainsmembres de son tribunal (en particulier les défenseurs). L’incident joua un rôle dansson déplacement plusieurs années après vers un canton moins enviable –celui deTlemcen36.

Lerespectdesjusticiables.Zeyspréciseégalementquelejugedepaixdoitfairepreuvederespectenverslapopulationdesujetsmusulmans.Ildonnedesexemplestrèsconcretsdecequ’il faut faireounepas faire:ne jamaisadmirerunobjetchezunsujetquipartraditionsesentiraitobligédel’offrir,prévenirdesonarrivéesurleslieuxafinquelesfemmesmusulmanesaientletempsdesecouvrir.CommeenMétropole,lejugedepaixa un rôle de conciliateur, il peut avoir à se déplacer chez les particuliers (le tribunalambulant où le greffier et l’interprète l’accompagnent), notamment lorsqu’il est enfonctiondansdescantons isolés. Ildoitdoncêtreassezsoupleetrespecter lesmœursdes justiciablesmusulmans.Cetteattitudecorrespond‐t‐elleà lapratique?Siquelquestémoignages vont dans ce sens, deux éléments doivent être pris en compte dans sonanalyse37.D’unepart,ilseraitnécessairedecomparerlespratiquesdesjusticesdepaixdanslesvillesetlescampagnescarellessontsansdoutedifférentes.D’autrepart,ilestdifficiledegénéraliserl’attitudequ’adoptaientlesjugesdepaix.Lestémoignagesnesontpasnombreuxsurlaquestionetneproviennentpasdirectementdelapopulationlocale.

Cerespectde«l’indigène»auneimportancesymboliqueetpolitique. Ilestenthéorienécessairedanslamesureoù,lorsqueZeysrédigesonouvragesurlesjugesdepaix,lajustice «française» et la justice musulmane peuvent être «en concurrence», donccomparéesl’uneàl’autreparlesjusticiables.Derrièrecetenjeusetrouveceluidemieuxasseoir la souveraineté française.La justice françaisea cherchéà seprésenter commemeilleure en véhiculant le discours d’une justice cadiale vénale et arbitraire sous lapériodeottomane,maisellesous‐estimaitlarapiditédecettejusticeainsiquelescoûtsdeprocédure français (aveccertesdes tentativesde les limiterenAlgérie).Le jugedepaixdevaiteneffet, commeenMétropole, êtreprochedu justiciableetpermettreunejusticerapide(d’oùlacréationdelajusticeforaine,cequisignifiequelejugedepaixsedéplaçaitsurlesmarchésdanslesconditionsspécifiéesparlestextes).Pourtant,commele montre le témoignage de l’un des contemporains de Zeys dans ses «souvenirs»,Charles Roussel, qui devint juge de paix également en 1861, il était quelquefoisimpossibledeluttercontrelacéléritédelajusticecadiale.

Alalecturedeceséléments,onpourraitpenserquelerapportentrelejugedepaixetles justiciablesne se faitquedansun sens.Certes, le jugedepaixmesure ledegréde

35 «Ministère de la Justice et des Cultes. Direction du Personnel. Note concernant Zeys, président deChambreàlaCourd’Alger,sd(peut‐être1884)»,AN,BB/6(II)/1294,fol.1.36«Algérie.Parquetduprocureurgénéral.PrésentationduprocureurgénéralpourlaplacedeprésidentdutribunalcivildeTlemcenenremplacementdeM.Laclaverieadmisàfairevaloirsesdroitsàlaretraite,Alger,31juillet1872»,AN,BB/6(II)/1294,fol.2ets.37 Charles Roussel, Souvenirs d’un ancien magistrat d’Algérie, Paris, A. Chevalier‐Marescq, 1897; JeanTurin, jugedepaixenKabyliedans lesannéesvingt,offreuntémoignagetrèsprochedecettenécessitéd’adaptation auxmœurs locales (en l’espèce en pays Kabyle). Son témoignage, qui date de 1964, a étépubliédanslen°5duCerclealgérianisteendécembre1979.

souplessequ’ildoitavoirdanslaprocédureet,parfois,iltenteuneassimilationjuridiqueprogressive, avec l’espoir de la mise en place «d’une jurisprudence de transition»38.Maisilrépondaussiàunedemandederespectd’unetraditionparlejusticiableetilpeutparfoisn’êtrequelemaillond’unestratégiejudiciairedel’indigène.Eneffet,l’avisquelejugedepaixdonne39ou ladécisionqu’il rendsontquelquefois instrumentaliséspar lesujetdans lebutdemesurers’ilssontplusavantageuxqueceuxducadiouencoredefairepressionsurlapartieadverseaveccommerésultatunerésolutionàl’amiablehorsducadrejudiciaire.Ilyadoncréciprocité,toutcommeilyapluralitédelarelation.Defait,lesjugesdepaixneparlentpasnécessairementarabe(laconnaissancedelalanguen’estpasobligatoire),ilssontdoncsecondésparuninterprèteavecledoubleniveaudedifficultésquecela implique:celuidurenduexactde latraductionet,parconséquent,des faits; celuide lacorrespondance juridique–lesmêmestermesounotionsn’ayantpaslesmêmessensd’undroitàl’autre,d’oùladifficultédelespenserindépendammentdesonpropresystèmejuridique40.

Aufinal,Zeysdéveloppeundiscoursidéaliséauregarddelapratique.Toutefois,ilauncaractèrepragmatiqueindéniable,s’appuyantparfois,mêmesicen’estpasmentionné,sursonexpérience.Desurcroît,enn’hésitantpasàmontrerquellespouvaientenêtrelesdifficultés,ilmetenévidencelanaturedelafonctiondejugedepaix.

Leprofilderecrutementet lanaturedelafonctionétudiés, ilresteàsavoirquelest ledevenirdujugedepaix,devenirquel’onimaginedifférentdeceluideleurshomologuesmétropolitainspuisquecettefonctionestdavantage,enAlgérie,lamarqued’undébutdecarrière. De ce point de vue, Zeys est particulièrement intéressant car il atteindra lesplus hautes sphères judiciaires en raison de sa compétence, mais également de sonappartenanceàdesréseauxoùs’entremêlentpolitique,milieufamilial, lienssociauxetcorporatistes.

III.Lessecretsd’uneascension

Quellesqualitéspermettentdefairecarrière?Zeysfaitunecarrièrequilemènerajusqu’àla Cour de cassation. Juge de paix à Bône en 1861, il devient juge en 1866, puis juged’instructionen1869.Sacarrières’accélèrebrusquementpuisqu’unanplustard,ilestprésidentdutribunaldanslamêmeville.DéplacéàTlemcenen1872,ilentrecinqansplustardàlaCourd’appeld’Alger, laplusprestigieusejuridictiond’Algérie.Enunpeuplus de dix ans, il y gravit les différents échelons: conseiller (1877), président deChambre (1883), Premier président (1888). Il est enfin appelé comme conseiller à laCourdecassationen1896etdécédera,en1909,àl’âgede74ans.

38Coll.,Biographiesalsaciennesavecportraitsenphotographie,op.cit.39 En Tunisie également, des protégés venaient demander au juge de paix son avis ou des conseils àproposd’évènementsdelaviequotidienne(cf.AliNoureddine,«Regardscroiséssurlesjusticesfrançaiseettunisiennesousleprotectorat:discoursetreprésentations(1881‐1907).Entrelediscoursetlaréalitécoloniale: Quel modèle de justice?», dans Florence Renucci et Sandra Gérard‐Loiseau (dir.),Discours,droitetcolonisationauMaghreb(XIXè­XXèsiècles),Lille,CHJéditeur,àparaîtreen2010).40 Difficulté longuement soulignée par Zeys dans l’introduction de son Traité élémentaire de droitmusulmanalgérien(écolemalékite),t.1,Alger,Jourdan,1885.Ils’agitdelaretranscriptioncorrigéedesoncourspourlescandidatsaucertificatinférieurdelégislationalgérienneetdecoutumesindigènesàl’EcoledeDroitd’Alger.

Lesqualitésde fond requisespourZeys sont «son intelligenceprompte et vive», soncaractère capable et travailleur: dans ses premières années en poste, sa culturejuridiqueestparfoisprésentéecommedevantêtreamélioréetoutenprécisantqu’ilnecesse,parsonétude,depalliersesmanques.Lepotentielprimealorsvisiblementsurlessavoirs académiques. La connaissance des langues estmentionnée41. Il est égalementprécisé pour quelles fonctions il est le plus ou lemoins compétent. Ces informationsrécurrentesdanslesdossiersdesmagistratssontessentiellementprisesencomptepourladistributiondes«rôles»auseindelajuridiction.

Le travail scientifique important qu’il conduit est également signalé et a sans douteconsolidésespromotionsauseindelaCourd’appeld’Alger:ilpublieplusieursouvragesàcaractèrescientifiqueetsurtoutpratiquecommeLesofficierspublicsetministériels[del’Algérie], l’Essai d’un traité méthodique de droit musulman ou encore Législationmozabite, son origine, ses sources, son présent, son avenir. Il collabore à la Revuealgérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence qui constitue un véritableréseaujudiciaire,politiqueetadministratif42.Sonœuvrepermetdemieuxcomprendrecomment s’organise le rapport entre les textes juridiques et le magistrat dans cecontexte particulier de la colonisation. Elle interroge effectivement sur l’accès auxsourcesdontlejugeabesoinpourrendrelajusticeendroitmusulman.Encherchantàproduire ses propres interprétations des écritsmusulmans, en collaboration avec desconnaisseurs de la langue arabe, Zeys dut parfois essuyer les critiques liées àl’interprétation des textes43. Il a également mis l’accent sur la difficulté à penser demanière vierge un autre système juridique. Parallèlement à ce problème de l’accèsintellectuel,seposeceluidel’accèsmatériel(parexemple,lefaiblenombred’ouvragesspécialisésdanslesbibliothèquesdestribunauxoulesobstaclespourtrouvercertainessourcesoriginales44).

Zeysmèneégalementuntravailpédagogique.Ilenseignecommeprofesseuràl’EcoledeDroitd’Algeràpartirde1881.Illefaitsansdoutedansuneperspectivedecarrière,maisson intérêt pour l’enseignement et la diffusion du savoir correspond à une véritablefibrepédagogique.Onapus’enconvaincreaveclanaturedesesécritsetsavolontédeprofesser. Il faut ajouterque, alorsqu’il est jugeàBône, il s’investit grandementdansdes «œuvres libérales etpopulaires» comme l’Union françaisede la jeunesse. Il est àl’initiativede la création enAlgérie de la Liguede l’enseignement45 et, en1871, il estmembredelacommissionadministrativeducollègedeBône.

41Onnoteraqu’ilestindiquéen1866qu’il«parleunpeul’arabe».42 Cf. «LaRevue algérienne, tunisienne etmarocaine de législation et de jurisprudence (1885‐1914)», àparaître dans F.Audren etN.Hakim (dir.),Les revues juridiques auxXIXè­XXè siècles, Paris, éditions «Lamémoiredudroit»,2011.43 Critique de Fagnan de l’ouvrage de E. Zeys et Mohammed ould Sidi Saïd, Recueil d’actes judiciairesarabes avec la traduction française et des notes juridiques, Alger, Jourdan, 1885, dans Bulletin decorrespondanceafricaine,1885,t.III,pp.538ets.44 Le récit littéraire que Zeys fait de sa mission au M’zab pour le ministère de l’Instruction publique(1887),nousapprendainsique l’auteurapucopierunmanuscrit rarededroitabaditegrâceàuncadiqu’ilvisitelorsdecevoyage(Zeys,«Voyaged’AlgerauM’zab»,LeTourduMonde,1891,pp.307‐308).45Ils’agitdu«CerclealgériendelaLiguedel’Enseignement».Zeysfaitpublierunelettredétaillantsesbuts et son fonctionnement qui sera reprise dans plusieurs journaux algériens. V., par exemple, L’EstAlgérien.Journaldel’arrondissementdeBône(Algérie),n°12,28décembre1868,p.1.

D’autres qualités sont nécessaires pour faire carrière qui se rattachent au «stylejudiciaire»etauxcentresd’intérêtsprivés.Surceplan,lesremarquesfaitesàl’endroitdeZeyssontàdoubletranchant.Parfoisprésentécommeunpointpositif,le«goûtpourlesétudes littéraires»deZeys,quiaécritplusieursnouvellesetromans46,peuvent luiêtre également reprochés comme une preuve de dispersion du fait qu’il «veutembrasserune tropgrandevariétéde sujetsd’étude»47.Pour sesdétracteurs lesplusvéhéments,cettedispersionrévèled’autresaspectsdesapersonne.Ainsi,peut‐onlireàson propos: «Style. Court et élégant mais nullement judiciaire»48. Sa «carrière»littéraireestdavantageperçuecommeunfacteurd’admirationàlaCourdecassation49.

Enfin,sepose laquestionde ladignité.Ladignitédumagistrat induit laréservecar lemanque de réserve engendre le manque d’autorité de l’homme, mais également del’institution qu’il représente. Or, dans les premiers temps de sa carrière, Zeys estprésentécommeinfluençable,plus«promptque juste»etvaniteuxcar il recherche lapopularité. Il luiest reprochédes’êtremisà la têteduconseilmunicipalde lavilleetd’avoir «embrassé la cause de telle ou telle coterie»50. Ces attaques montrentl’ambiguïtéducritèredurespectpopulaire.Ainsi,lefaitqu’ilsoitgrandementappréciédel’opinionpubliqueestprésentécommeunélémentpositif,maisilpeutrapidementluiêtrereprochés’ilsuscitedesrumeursd’ententesoudecooptation.Zeyssedéfendradesaccusations qu’il subit, en affirmant qu’il n’a pas dérogé à sa dignité: «Je sais que laRobeestunenoblesseetquenoblesseoblige»51.

Comment,danscesconditions,expliquersonascension jusqu’auxplushautesmarchesdelahiérarchiejudiciaire?

Les réseaux et motifs politiques. Zeys doit son ascension rapide en 1870 augouvernementprovisoiredeTours,apriorigrâceàl’intervention,auprèsduministredela Justice Adolphe Crémieux, de Paul Viguier, alors président du Conseil général deConstantine. C’est cette ascension soudaine et son comportement très républicain quisemblent expliquer sa disgrâce de 1872. Peu de temps avant qu’il ne soit déplacé àTlemcen(unpostemoinsprestigieuxqueceluideBône),Zeysfaiteneffetl’objetd’unelettrededénonciationquiluireprochesonattitudeanticléricaleetantimonarchiste,orl’époque est aux tensions entre monarchistes et républicains. Sans doute, l’estocadefinale vient‐elle du procureur général Jean‐Baptiste Rouchier, particulièrementvindicatifàl’égarddeZeys,engrandepartieenraisondesanominationrapideen1870qu’ildépeintcommeune«atteinteàl’équitéetauxdroitslesplusrespectablesquerien

46Ilécritsousplusieurspseudonymes,commeceuxdeHenriBalestaetdeDeLorral.SouslenomdeE.DeLorral,ilpublienotammentlesContesarabes(Bouyer,1880)et«Tlemcen»dansLetourdumonde,1875,pp.305‐378.47«Noticeindividuellede1871.Renseignementsconfidentiels»,AN,BB/6(II)/1294.48Op.cit.49«Courdecassation.Audiencesolennellederentréedu17octobre1910.DiscoursdeM.JosephLénard,avocatàlaCourdecassation»,disponibleenligne:http://www.courdecassation.fr/institution_1/occasion_audiences_59/debut_annee_60/annees_1910_3270/octobre_1910_11168.html50«Algérie.Parquetduprocureurgénéral.PrésentationduprocureurgénéralpourlaplacedeprésidentdutribunalcivildeTlemcenenremplacementdeM.LaClaverieadmisàfairevaloirsesdroitsàlaretraite,Alger,le31juillet1872»,op.cit.,fol.3.51«LettredeZeysauministre,Bône,le30septembre1872»,AN,BB/6(II)/1294,fol.2.

dans le passé du magistrat ne justifiait»52. Zeys poursuit sa carrière et ses amitiésrépublicainesluipermettentdesoutenirsesdemandes:sacandidatureàlaprésidencede Chambre qu’il obtient en 1883 est appuyée par une lettre de Jules Ferry, alorsprésident du Conseil et ministre de l’Instruction publique53. Cette dernière estvisiblementmotivéepourservicerendu54.En1888,pourlepostedePremierprésident,il reçoit à plusieurs reprises l’appui de Jules Méline. Au regard de l’âge, Zeys a unavantage sur son concurrent, Puech, puisqu’il a quatre ansde service deplus que lui.Rapidement,l’enjeudecettenominationestprésentécommepolitique.Ainsi,ledéputéd’Oran Camille Sabatier rappelle au garde des Sceaux que Puech est très proche desmilieux cléricaux, au contraire de Zeys. La lecture de la lettre de Sabatier permet deconstaterquelesréseauxpolitiquesnesontpasutilisésuniquementparlesmagistratsdanslesensdeleurintérêt,maisqueleurnominationpeutêtreinstrumentaliséedansunbutpolitique.LedéputéindiqueàceproposquelanominationdePuechet lamisesur la touche de Zeys ferait le lit du boulangisme qui constitue évidemment pour lesrépublicainsunproblèmecentraldesannées1885‐8955.

Toutefois, leshommespolitiquesne sontpas les seulsà soutenirZeyset,parailleurs,certainshommespolitiquesnelefontpasnécessairementpour…desraisonspolitiques.On voit ainsi la difficulté d’établir une séparation entre ces différentes catégories deréseauxquidanslesfaitss’entremêlentétroitement.

Difficultédeclassementdesréseaux.LanaturedesréseauxdeZeysestparfoisdifficileàisoler.Onpourraitainsicroirequesonréseauestavanttoutpolitique.Lesinterventionsd’hommes d’Etat semblent engendrer une véritable progression de carrière.Mais ceshommesagissent‐ilsenraisonderelationspolitiquesoupersonnelles?Ilestdifficiledesavoir quelle motivation prime. Par exemple, Jules Méline précise qu’il connaît Zeysdepuis trente ans. La même question se pose à propos d’Etienne Flandin à la foismagistrat,hommepolitiqueetamideZeysqui lerecommandepour laCroixd’officier.Lesoriginesgéographiquesetculturellespeuventégalementjouerunrôlesansquel’onconnaisse de nouveau l’élément prépondérant. De Vaulx d’Achy et Méline sontAlsaciens‐Lorrains, ce qui semble montrer qu’il est difficile d’identifier un réseau enfonction d’une caractéristique unique car des éléments politiques, identitaires,corporatistes,amicauxs’enchevêtrentparfois.Seuluntravailglobal,utilisantquelques‐

52 «Ministère de la Justice et des Cultes. Direction du Personnel. Note concernant Zeys, président deChambreà laCourd’Alger, sd (peut‐être1884)»,op. cit., fol. 1.Onnotera enparticulier l’analysede laDirectionsurlaquestionpolitique,mêmesielledemeureprudente:«Conformémentauxpropositionsduprocureurgénéral,M.ZeysfutenvoyéàTlemcencommeprésident.Cetteduredisgrâcequ’avaientpeut‐être attirée sur la tête de ce magistrat sa trop ouverte adhésion au gouvernement républicain, saparticipationàdesœuvreslibéralesetpopulaires,commel’Unionfrançaisedelajeunesseeutcependantl’avantagedelerendreauxtravauxauxquelsleconviaientseshabitudesstudieuses»(ibid.).53«Ministèredel’InstructionpubliqueetdesBeaux‐Arts.Directiondel’Enseignementsupérieur.LettreduprésidentduConseil,ministredel’InstructionpubliqueetdesBeaux‐ArtsaugardedesSceaux,Paris,le30juin1883»,AN,BB/6(II)/1294.54«Ilrenditdanssesfonctionsd’éminentsservicesquiluivalurentlatrèshauterecommandationdeM.leprésidentduConseil lorsqu’uneplacedeprésidentdeChambreseproduisità laChambre»(«MinistèredelaJusticeetdesCultes.DirectionduPersonnel.NoteconcernantZeys,présidentdeChambreàlaCourd’Alger,sd(peut‐être1884)»,op.cit.,fol.1).55«Chambredesdéputés.Cabinetduprésident.LettredeCamilleSabatierauministredelaJustice,Paris,le26septembre1888»,AN,BB/6(II)/1294,fol.1‐3.

unsdesinstrumentsnovateursdel’analysedesréseaux,nouspermettrad’enéclairerlanature,l’impactetlahiérarchie56.

Enfin,lapuissancedecesréseauxnesauraitêtrecaricaturée:ilneconstituepasunecleftoujoursefficace.LesmissivesdeViguierpouréviteràZeysderesteràTlemcenetce,malgré sonétatde santé et celuide sa femme, resteront lettremorte. Sansdoute, cesrecommandationsconstituentunminimapourunecarrièrequecertainesd’entreellespermettent d’accélérer. Elles peuvent également constituer un contre‐feu face à unconcurrentqui,grâceàsespropresappuis,peutobtenir laplaceconvoitéequinedoitpas nécessairement lui revenir au regard du classement. On a affirmé que lesrecommandations des hommes politiques primaient, en termes d’impact, sur lesprésentationsdeschefsdeCour57.Maisseuleuneétudesystématiquepourraitnous leprouver ou sans doute conduire à nuancer cette conclusion. On peut en effet sedemander, face à la généralisation de cette pratique après 187958, si cesrecommandationsnesontpas insuffisantes: tous lescandidatsappuyéspolitiquementnepeuventpasfairel’objetd’unavancement…

Les recommandations ont donc joué un rôle dans l’ascension de Zeys, mais cettedernière est‐elle exceptionnelle? L’ascension de Zeys en fait‐elle un magistrat hors‐norme et quelle est, par ricochet, sa représentativité? Il est vrai qu’Ernest Zeys faitpartie d’uneminorité demagistrats qui est parvenue jusqu’à la Cour de cassation. Cen’estpourtantpasleseulàavoiraccédéàcettejuridictionaprèsêtrepasséparl’Algérie.OnpeutciternotammentDeVaulxd’Achy,sonamiMailletouencorePierrey.Sondestinlui‐même n’est pas complètement exceptionnel au sein de sa promotion, puisqueCharles Roussel termine sa carrière comme Conseiller d’Etat tout en laissantparallèlementuneœuvre littéraire.Qu’enest‐ildesautrescandidatsnommés jugesdepaixenAlgérieen1861?Surl’ensembledel’échantillon(ycomprisZeys),unpeuplusde 50% occupent, en fin de carrière, des fonctions supérieures à celles de juges depremièreinstance.Plusdelamoitiédesindividusquinedépasserontpascettefonctionontétéremplacés,sontdémissionnairesousontdécédésenactivitéasseztôtdansleurcarrière.

Enconclusion,cetteétudecentréeenmajeurepartiesurlapersonnedeZeysouvreuncertainnombredepistesderecherchessurlesjusticesdepaix‐recherchesquidevrontêtrepoursuiviessurunéchantillonplus large.S’attacher,dansunpremiertemps,àunexempleprécis,al’avantagedefaireentrerl’historienàl’intérieurdusystèmejudiciaireparunphénomèned’empathieetdeluienfairecomprendrelesrouages.Toutefois,nousprévoyonsdecompléteretdenourrirencorecetravailpardesrecherchesportantsurlemilieu dans lequel vivent Zeys et d’autres magistrats. Il reste également à étudier lerapportentrel’hommeetlefonddudroitqu’ilproduitouqu’ilapplique,etl’existencedefamillesdemagistratscoloniauxàcompareraveccellesdeMétropole.

56Onpourra commenceren sebasant sur la réflexionméthodologiqueentrepriseparClaireLemercier(«Analyse de réseaux et histoire»,Revue d’HistoireModerne et Contemporaine, avril‐juin 2005, pp. 88‐112).57J.‐P.Royer,Histoiredelajustice…,op.cit.,p.625.58Ibid.,p.626.

Le portrait qui a pu être dégagé du parcours d’un juge de paix en Algérie conduit ànuancer le portrait dumagistrat colonial décrit dans Juges et notables et basé sur unéchantillon de quatre‐vingt cinq magistrats, en particulier quant à l’appellation de«brebis galeuses»59. Il ne faudrait toutefois pas tomber dans le piège de lagénéralisation.Cesrecherchesdoiventêtreélargies,cequisignifiequeceportraitdevraêtre replacé dans une triple perspective: celle d’une comparaison avec la Métropole(notamment avec les juges de première instance), avec les autres territoires sousdominationfrançaise60,puisaveclesterritoiressousdominationeuropéenne.Danstouslescas, ilseranécessaired’enmesurer l’évolutionparuneapprochechronologiqueoudiachronique61.Cettecomparaisonpermettrademettreà jour lacirculationd’idéesetpourquoipasdemodèlesdelafonctiondejugedepaix.

Enfin, l’originalité de la justice de paix en Algérie (notamment avec la compétenceétendue) conduit à s’interroger une fois de plus sur le laboratoire juridique ou lephénomèned’anticipationdudroitqueconstituela«colonie»auregardnonseulementdespaysdevenusindépendants,maiségalementdelaFrancemétropolitaine62.

59L’assertion «Apart quelques exceptionshonnêtes, le plus souvent la colonien’est que le refugedesbrebisgaleuses»sembleeneffetexcessive (Jean‐PierreRoyer,RenéeMartinage,PierreLecocq, JugesetnotablesauXIXèsiècle,op.cit.,p.235).60 Il existe ainsi des différences d’un territoire à l’autre, notamment entre le Maghreb d’une part etl’Afrique noire d’autre part où les juges de paix ne sont pas des professionnels. Mais ces différencesexistentégalementauseinduMaghreb.PourlaTunisie,v.notamment:S.Gérard‐Loiseau,«Leportraitdumagistrat français au traversdesarchives»,NadaAuzary‐Schmaltz (dir.),La justice française et ledroitpendantleprotectoratenTunisie,Paris,MaisonneuveetLarose,2007,pp.139‐152.61 Il faut noter, par exemple, qu’à partir du tournant du siècle, le gouvernement général d’Algérie aégalementsonmotàdiredanscesnominations,cequiapeut‐êtreeudesconséquencessurl’organisationdesréseauxderecommandationsetsurlerecrutement.62Laloidu13juillet1905impose,danslamajoritédescas,l’obligationdeposséderundiplômedelicenceendroitpourêtrecandidatàunejusticedepaix(titreII,art.19dansDuvergier,Collectioncomplètedeslois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’Etat, Paris, Librairie de la société du recueilgénéraldesloisetdesarrêts,1905,pp.427ets.).