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Olivier Ertzscheid Le monde selon Zuckerberg Portraits et préjudices

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Olivier Ertzscheid

Le monde selon ZuckerbergPortraits et préjudices

15 € – imprimé en FranceISBN 978-2-37662-013-6https://cfeditions.com

Rimbaud écrivait : « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». Le web a trente ans, Facebooken a quinze. Les choses sérieuses commencent.

Olivier Ertzscheid est maître de conférences en Sciences de l‘information et de la communication à l‘université de Nantes. Observateur rapide et futé des médias numériques, il analyse en temps réel les évolutions du web sur son blog affordance.info.

IV

9 782376 620136

Qu’a-t-il pu se passer pour que tourne au cauchemar un ensemble de technologieset d’usages initialement pensés par leurs concepteurs comme autant de promesses émancipatrices ?

Dans cet essai au style alerte et acide, Olivier Ertzscheid remonte le fil du désenchantement du monde numérique. Comment quelques méga-plateformes monopolisent notre attention et l‘exploitent à leur seul profit ? Comment la société peut-elle réagir collectivement pour défendre un numérique de liberté et de partage ?

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Du même auteur :

Olivier ErtzscheidL’appétit des géantsPouvoir des algorithmes, ambitions des plateformesISBN 978-2-915825-70-1 – mai 2017

La collection interventions

Patrick Radden KeefeAddiction sur ordonnance : La crise des antidouleursTraduit de l’anglais par Claire RichardISBN 978-2-915825-90-9 – janvier 2019

César Rendueles & Joan SubiratsLa cité en communsDes biens communs au municipalismeTraduit de l’espagnol par Alain Ambrosi ISBN 978-2-915825-96-1 – novembre 2019

Elinor OstromDiscours de Stockholm en réception du Nobel d’économie 2009avec une préface de Benjamin CoriatISBN 978-2-915825-98-5 – janvier 2020

 

Catalogue complet : https://cfeditions.com

Ouvrage publié sous licence édition équitable (http://edition-equitable.org).

ISBN 978-2-37662-013-6Collection interventions – ISSN 2677-9501C&F éditions, septembre 202035 C rue des rosiers – 14000 Caen.

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Olivier Ertzscheid

Le monde selonZuckerbergPortraits et préjudices 

interventionsC&F éditionsSeptembre 2020

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Olivier Ertzscheid est maître de confé-rences en Sciences de l’information etde la communication à l’université deNantes.

Observateur rapide et futé des médiasnumériques, il suit en temps réel les évolutions duweb sur son blog affordance. info et répond régu-lièrement aux interviews et tribunes de la presse.Spécialiste des questions du numérique et militantde l’accès ouvert aux connaissances, il s’intéresse no-tamment aux moteurs de recherche et aux grandesplateformes sociales pour tenter de comprendre leurimpact sur l’ensemble de notre vie, de nos relationssociales jusqu’à notre rapport à l’information et à laconnaissance.Il est l’auteur de Les classiques connectés (publie.net),Qu’est-ce que l’identité numérique (open edition) etL’appétit des géant : Pouvoir des algorithmes, ambitionsdes plateformes (C&F éditions)■

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Le monde selon Mark Zuckerberg (et quelques autres) 

Dans son esprit, il s’agissait moins de s’efforcer d’ef-frayer à tort que d’alerter à temps. Mais il était inca-pable de savoir dans quelle proportion l’un pouvait allersans l’autre.

 

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Dédicace Trois initiales pour trois raisons essentielles d’écrire,d’expliquer et d’avancer.à N., T., et M. donc, mes trois raisons.

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Table des matières

PortraitsLe monde selon Mark ZuckerbergLe monde selon Sergueï Brin et Larry PageLe monde selon des névrosés obsessionnelsLe monde selon Apostolos GerasoulisLe monde selon mon quadrisaïeulLe monde selon Tim Berners-LeeLe monde selon les lanceurs d’alerte

PréjudicesLa fonction crée l’organe et l’architecture

(technique) les usagesQuand les mots ont un prix, ils cessent

d’avoir un sensL’enfer, c’est le numérique des autresCe qui est « donnée » n’est pas ce qui est obtenuDes technologies et des hommesCitoyens dans la brume de la surveillanceDu cyberespace aux réseaux sociaux :

itinéraire d’une régressionTrois grandes révolutionsEspace public, espace privéLe monde selon « l’opinion »La guerre c’est la paix et la démocratie

c’est la publicitéUne urgence démocratique

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Portraits Portraits Portraits Portraits Portraits

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Le monde selon MarkZuckerberg

Il est assis devant l’immense baie vitrée de sa maisonqui domine les Rocheuses. Son portable vibre sur latable. Le numéro qui s’affiche est celui d’Hillary Clinton.Elle lui a déjà proposé de la rejoindre pour une missionde deux ans dans son gouvernement une fois qu’elleaura été élue à la présidence des États-Unis. Une certi-tude pour elle, comme d’ailleurs pour tous les médias etles observateurs. Il sait très bien pourquoi elle l’appellece soir. Ce réseau social qu’il avait au début créé pournoter les plus belles filles du campus, son réseau social,est capable de faire ou de défaire une élection. Mais lui,en a-t-il réellement l’envie ?

D’aussi loin que je me souvienne, noussommes habitués à ce que l’homme le plus puissant de laplanète soit le président des États-Unis. Et depuis Bill Gatesnous nous sommes habitués à ce que l’homme le plus richede la planète soit à la tête d’une entreprise technologiqueinformatique. Aujourd’hui c’est Jeff Bezos, PDG d’Amazonqui est l’homme le plus riche de la planète. Et depuis qu’il aracheté le Washington Post et fait campagne contre Trump,l’homme le plus riche de la planète est également l’ennemidésigné de l’homme le plus puissant de la planète. MarkZuckerberg est immensément riche mais il n’est pas, pas

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encore, l’homme le plus riche de la planète. Il est par contrepossible que ce soit déjà lui, le plus puissant.

Sa puissance est celle d’un confessionnal planétaire oùla moitié de l’humanité connectée passe chaque jour, et par-fois plusieurs heures par jour, pour livrer le détail de son in-timité. Sa puissance est aussi celle d’un mass media totale-ment inédit à l’échelle de l’humanité par son audience et parl’hallucinante rapidité de sa croissance. Mais sa puissance,sa vraie puissance, est celle d’un projet politique. De sonprojet politique. De cette plateforme privée dont MarkZuckerberg prétend faire une chose publique, une répu-blique. Sans que jamais elle ne se départît ni de son modèleéconomique publicitaire toxique, ni de l’arbitraire de toutesles règles privées qui constituent l’ossature de ses condi-tions générales d’utilisation (les CGU).

Pour questionner et comprendre ce projet politique ilfaut en interroger toutes les dimensions. D’abord il y a le« simple rassemblement » de plus de 2  milliards de per-sonnes qui s’y informent, s’y divertissent, s’y confient, qui yéchangent, discutent, jouent, partagent quotidiennement.Ce « simple rassemblement » fait de la plateforme Facebookune polis, une cité-plateforme comme il y avait en Grèce an-tique des cités-états. Or Facebook ne s’adresse pas à des ci-toyens mais exclusivement à des utilisateurs, à ses utilisa-teurs. C’est bien là toute la nuance et toute la duplicité dudeuxième volet de son projet politique. Non pas que nouscessions d’être citoyens lorsque nous sommes utilisateursmais tout est fait, conçu, choisi et arbitré au sein de la pla-teforme pour que la dimension citoyenne d’une informa-tion, d’un engagement, d’une mobilisation, serve d’abord etavant tout les intérêts économiques de la firme. Tout estfait pour que le citoyen ne cesse jamais d’être utilisateur etque l’utilisateur oublie aussi souvent que possible qu’il estégalement citoyen.

Régulièrement depuis maintenant deux ans, c’est-à-direen même temps que commençaient à éclater les différents

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scandales, notamment le péché originel que constitua l’af-faire Cambridge Analytica, Mark Zuckerberg développe etexplicite un projet de nature politique dans des posts quisont autant d’adresses à la « nation » des utilisateurs. Il yparle de Facebook comme d’une « infrastructure sociale »d’un nouveau genre dont on voit bien qu’elle a dans son es-prit vocation à se substituer aux vieux États-nation, selonlui défaillants. Il indique également vouloir coloniser lechamp de l’interaction politique directe entre les utilisa-teurs et les représentants politiques élus pour permettreaux premiers de s’adresser directement aux seconds.

On sait également que Zuckerberg était très proche del’équipe de campagne d’Hillary Clinton et qu’en cas de vic-toire il prévoyait de s’engager pendant deux ans en prenantun (tout petit) peu de distance par rapport à Facebook, tou-tefois en s’assurant d’en garder la direction et la maîtrise.Mais c’est Donald Trump qui remporta l’élection. Alorsmême que quelques mois auparavant les employés deFacebook, sur un forum interne à l’entreprise, lui posaientdirectement la question de savoir, je cite, « quelle pouvait êtrela responsabilité de Facebook pour empêcher Donald Trump dedevenir président des États-Unis ? ».

Non seulement Donald Trump a gagné alors qu’il est denotoriété publique que Zuckerberg combattait ses idées–  comme d’ailleurs presque tous les patrons des GAFA  –mais Trump peut le remercier pour sa victoire sur au moinsdeux plans. D’abord il y a eu l’instrumentalisation de la pla-teforme, de ses utilisateurs et de ses données, par la sociétéCambridge Analytica qui selon de nombreux observateurs apermis de faire basculer l’électorat et la participation danscertains États clés. Et puis Trump a aussi gagné en deve-nant le candidat du clash, du clivage, de la provocation et dela polarisation de l’opinion. CCPP : Clash, Clivage,Provocation et Polarisation : ces quatre modalités sont aucœur du fonctionnement des interactions de la plateforme.

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Zuckerberg y a mis le temps, mais il l’a lui-même reconnu etil s’est engagé à tenter de le corriger1 :

Les médias sociaux sont des médias de formes courtes oùles messages percutants sont amplifiés à de nombreusesreprises. Cela récompense la simplicité et décourage lanuance. Dans le meilleur des cas cela rend plus visibles cer-tains messages et expose les gens à des idées différentes.Dans le pire des cas cela simplifie à l’excès des sujets im-portants et nous pousse vers des points de vue extrêmes.

Voilà ce qu’il écrivait en mars  2017. Pourtant rien n’achangé aujourd’hui. Bien au contraire. Et la raison en esttrès simple. Facebook n’existe que par sa capacité à générerdes interactions. Et les interactions sont d’autant plusfortes, fréquentes et donc rentables qu’elles sont capablesde fabriquer ou d’entretenir artificiellement des oppositionset des antagonismes qui vont avoir la double charge et ledouble effet, primo, de nous renforcer dans nos proprescroyances et donc de nous donner encore plus envie denous rapprocher et d’interagir avec d’autres qui pensentcomme nous, mais aussi, deuzio, de nous désigner en per-manence l’existence d’une diversité de pensée que l’on vivrad’autant plus comme une adversité que nos croyances com-munautaires seront fortes, établies et sans cesse rappelées.

Dans le monde selon Mark Zuckerberg, je crois qu’il y ace malaise, cet inconfort. Je l’espère en tout cas. Je croisqu’il ne s’est jamais réellement remis d’une forme de res-ponsabilité qui s’est imposée à lui après l’élection de DonaldTrump. Je crois que cette élection a été le révélateur de lanature ambivalente de sa plateforme ; une nature qu’il avaitjusqu’ici toujours refusé de voir et qu’il continue aujourd’-hui de refuser de corriger réellement.

C’est ce malaise et cet inconfort qui étaient tellementvisibles sur son visage blême et totalement défait au pointd’être presque absent à lui-même lors de sa première audi-tion devant le congrès des États-Unis à la suite du scandale

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Cambridge Analytica. On aurait dit un collégien mal assurépassant en conseil de discipline. C’était peut-être unhomme en train de comprendre l’étendue de sa charge et desa responsabilité. Et de comprendre pourquoi il n’en vien-drait jamais réellement à bout.

Dans le monde selon Mark Zuckerberg, de l’élection deDonald Trump à cette audition devant le Congrès, il y al’évidence et l’éminence du rôle politique que lui et sa plate-forme de plus de deux milliards d’utilisateurs vont êtreamenés à jouer dans l’avenir du monde■

NotesMark Zuckerberg, « Building Global Community », jeudi 16 fé-

vrier 2017. https:/ / www. facebook. com/ notes/ mark- zuckerberg/

building- global- community/ 10154544292806634 [trad. par nos

soins].

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Préjudices Préjudices Préjudices Préjudices Préjudices

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Quand les mots ont un prix ils cessent d’avoir un sens

Dans l’histoire millénaire des bibliothèques, depuis celled’Alexandrie, tout avait été tenté pour organiser, ras-sembler, rendre accessible mais aussi choisir ce qui de-vait être conservé et de quelle manière. En même tempsque l’on inventait le livre sous sa forme actuelle on in-ventait aussi les index, les résumés, et tous ces outilsintellectuels qui allaient permettre de mieux décrirecette immensité de connaissance, de mieux y naviguerpour la rendre accessible d’abord à quelques érudits puisà l’ensemble de l’humanité. On avait inventé des plansde classement universels, capables d’évoluer en mêmetemps que de nouveaux savoirs et de nouvelles connais-sances voyaient le jour. On avait enfin, grâce à la numé-risation, pu sauver des millions de documents de l’oubli,des catastrophes naturelles ou de la destruction bar-bare. Mais jamais, jamais de toute l’histoire de l’huma-nité, du savoir et des bibliothèques, jamais on n’avaitimaginé qu’un jour, les mots puissent avoir un prix etêtre vendus aux enchères. Et dès la naissance de ce mar-ché, on avait immédiatement compris qu’il n’en sortiraitjamais rien de bon.

Qu’ils soient sociologues, économistes, lin-guistes, spécialistes de l’information et de la communica-tion, depuis des années des penseurs de la technique dé-

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crivent, décryptent, analysent et alertent sur les logiquespropres à une massification des usages qui ne se déclineraitqu’à l’aune d’un modèle économique publicitaire auto-légiti-mant : puisque vous ne payez pas, acceptez d’être tracés.

Avec les lanceurs d’alerte ils constituent l’autre face ré-sistante de cette médaille que l’on dit du progrès. Un « pro-grès » qui ne vaut que tant que les gains permettant de fa-briquer un horizon collectif commun et désirable sont su-périeurs aux risques d’ériger la défiance en dogme et lecontrôle en programme politique. Or cette dernière options’affirme comme une constante d’un bout à l’autre de la pla-nète, du plus démocratique au plus autoritaire des régimes.

La source des aliénations produites par des technolo-gies et des infrastructures pourtant porteuses d’émancipa-tion et de démocratisation se trouve pour une bonne partiedans le capitalisme linguistique qui fonde aujourd’hui lequasi-monopole de Google et qui a également accompagnéet nourri le capitalisme de surveillance sur lequel prospèreFacebook. C’est Frédéric Kaplan qui le premier a nommé etexpliqué la manière dont Google avait inventé ce capita-lisme linguistique en organisant la spéculation sur un mar-ché qu’il contrôlait totalement, celui du vocabulaire et de lalangue1. Celui des mots. Ces mêmes mots, cette langue, ce« bain linguistique » qui fut pendant des millénaires la seuleressource, la seule, à résister au marché. À être hors-champde ce qui pouvait être vendu et de ce sur quoi il était pos-sible de spéculer autrement qu’intellectuellement.

Pour obtenir ce Graal profane qu’est la garantie de sevoir afficher sur la première page de résultats de Google, ilest devenu possible d’acheter un ou plusieurs mots-clés quinous y propulseraient à chaque fois qu’ils seraient saisis. Etpour maximiser ses profits autant que ses clients enconservant à l’ensemble une apparence démocratique,l’achat de ces mots se ferait selon un processus d’enchèresgarantissant à chacun de pouvoir disposer d’un ou plu-sieurs mots-clés à des prix très bas, la différence se jouant

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sur le taux de rotation et d’affichage de la publicité sur lapremière page du moteur, affichage proportionnel au bud-get engagé dans l’enchère et à l’espérance de gains pourGoogle2.

Cette digue de la dernière ressource non-marchandecommune à l’humanité a cédé, et c’est désormais notre lan-gage qui sert de fondement à l’une des plus grosses capita-lisations boursières de la planète.

Quand les mots ont un prix avant d’avoir un sens, ils de-viennent concurrents. Une concurrence qui ne sera jamaislibre ou non-faussée. Une concurrence linguistique qui estaussi le germe de toutes les oppressions, de tous les discré-dits, de toutes les défiances, de toutes les désinformations.

Certains s’étonnent aujourd’hui de la multiplication desfake news, des infox, et du discrédit global des récits média-tiques. Mais il n’y a rien de réellement étonnant à cela carlorsque la langue devient un outil et un terrain spéculatifcomme les autres, il n’y a pas d’autre fin possible que cellede la mise en concurrence systématique de régimes de véri-té dans lesquels toute forme de preuve est contestable etcontestée.

La langue étant d’abord un creuset émotionnel, lors-qu’elle cède pour devenir un opérateur marchand, l’étapesuivante concerne nos affects et la possibilité de vendre nosémotions à la découpe. Le succès de Facebook et d’autresplateformes sociales est quasi exclusivement bâti sur unespéculation émotionnelle que fige et qu’instancie le célèbrepouce bleu du Like, aujourd’hui complété par une séried’émoticônes.

Et quand la langue et les émotions sont mises en couperéglée par des opérateurs marchands en capacité d’en orga-niser l’extraction, le raffinage et la spéculation, l’étape sui-vante est au moins métaphoriquement connue : nous cou-rons tête baissée vers un épuisement de cette ressource na-turelle qu’est le sens des mots, des émotions et donc aussi lesens de nos vies. Lorsque chaque signification, chaque émo-

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tion, ancienne ou nouvelle, personnelle ou collective, estd’abord une forme de concurrence, alors tous les régimesd’oppression sont ressentis comme inéluctables et presquelégitimes puisqu’ils apparaissent les mieux placés pour ra-tionaliser et faire programme de ces nouvelles concur-rences entre les mots, entre les émotions, entre les êtres etentre les sociétés■

NotesFrédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l’or », Le Monde

Diplomatique, nov. 2011. https:/ / www. monde- diplomatique. fr/ 2011/

11/ KAPLAN/ 46925.

Ainsi qu’à toute une batterie de critères de ciblage d’au-dience, de temporalité et de localisation géographique… qui aufinal reviennent à optimiser les revenus de Google. Celui-ci ne re-cevant de l’argent que si les internautes cliquent sur une des pu-blicités va privilégier celles qui appellent les clics, indépendam-ment de la valeur de l’enchère, renforçant par là les inégalités denotoriété, et limitant l’accès aux nouveaux venus.

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Rimbaud écrivait : « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». Le web a trente ans, Facebooken a quinze. Les choses sérieuses commencent.

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