le nucléaire dans la stratégie énergétique du québec, 1963

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Copyright © Canadian Science and Technology Historical Association / Association pour l'histoire de la science et de la technologie au Canada, 2015 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 23 juin 2022 17:54 Scientia Canadensis Canadian Journal of the History of Science, Technology and Medicine Revue canadienne d'histoire des sciences, des techniques et de la médecine Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec, 1963-2012 Mahdi Khelfaoui Énergie et société au Canada Volume 37, numéro 1-2, 2014 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1030642ar DOI : https://doi.org/10.7202/1030642ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) CSTHA/AHSTC ISSN 1918-7750 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Khelfaoui, M. (2014). Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec, 1963-2012. Scientia Canadensis, 37(1-2), 105–132. https://doi.org/10.7202/1030642ar Résumé de l'article Cet article retrace l’évolution de la stratégie électronucléaire du gouvernement du Québec, entre 1963 et 2012. L’analyse se divise en trois périodes principales: l’émergence d’un programme nucléaire entre 1963 et 1970, un moment d’opposition politique sur son évolution à long terme entre 1971 et 1976, et son abandon progressif entre 1977 et 1983. À partir de 1983, avec la mise en service de la centrale Gentilly-2, et jusqu’à son arrêt définitif en 2012, aucun autre projet nucléaire d’envergure n’est entrepris dans la province. À partir de l'analyse de ces différentes périodes, nous mettons en évidence les raisons qui ont poussé le gouvernement du Québec à développer une industrie nucléaire locale. Nous discutons les divers facteurs, techniques, économiques et politiques qui ont conduit à un tel développement et au maintien de l’intérêt politique pour l’énergie nucléaire, malgré des investissements massifs en hydroélectricité durant les années soixante-dix. Enfin, nous mettons à jour les déterminants politiques qui ont poussé le gouvernement à abandonner la filière nucléaire à partir de 1977.

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Page 1: Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec, 1963

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Document généré le 23 juin 2022 17:54

Scientia CanadensisCanadian Journal of the History of Science, Technology and MedicineRevue canadienne d'histoire des sciences, des techniques et de la médecine

Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec, 1963-2012Mahdi Khelfaoui

Énergie et société au CanadaVolume 37, numéro 1-2, 2014

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1030642arDOI : https://doi.org/10.7202/1030642ar

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Éditeur(s)CSTHA/AHSTC

ISSN1918-7750 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleKhelfaoui, M. (2014). Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec,1963-2012. Scientia Canadensis, 37(1-2), 105–132.https://doi.org/10.7202/1030642ar

Résumé de l'articleCet article retrace l’évolution de la stratégie électronucléaire du gouvernementdu Québec, entre 1963 et 2012. L’analyse se divise en trois périodes principales:l’émergence d’un programme nucléaire entre 1963 et 1970, un momentd’opposition politique sur son évolution à long terme entre 1971 et 1976, et sonabandon progressif entre 1977 et 1983. À partir de 1983, avec la mise en servicede la centrale Gentilly-2, et jusqu’à son arrêt définitif en 2012, aucun autreprojet nucléaire d’envergure n’est entrepris dans la province. À partir del'analyse de ces différentes périodes, nous mettons en évidence les raisons quiont poussé le gouvernement du Québec à développer une industrie nucléairelocale. Nous discutons les divers facteurs, techniques, économiques etpolitiques qui ont conduit à un tel développement et au maintien de l’intérêtpolitique pour l’énergie nucléaire, malgré des investissements massifs enhydroélectricité durant les années soixante-dix. Enfin, nous mettons à jour lesdéterminants politiques qui ont poussé le gouvernement à abandonner lafilière nucléaire à partir de 1977.

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Scientia Canadensis 37 (1-2) 2014 : 105-132

Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec, 1963-20121

Mahdi Khelfaoui Université du Québec à Montréal

Résumé : Cet article retrace l’évolution de la stratégie électronucléaire du gouvernement du Québec, entre 1963 et 2012. L’analyse se divise en trois périodes principales: l’émergence d’un programme nucléaire entre 1963 et 1970, un moment d’opposition politique sur son évolution à long terme entre 1971 et 1976, et son abandon progressif entre 1977 et 1983. À partir de 1983, avec la mise en service de la centrale Gentilly-2, et jusqu’à son arrêt définitif en 2012, aucun autre projet nucléaire d’envergure n’est entrepris dans la province. À partir de l'analyse de ces différentes périodes, nous mettons en évidence les raisons qui ont poussé le gouvernement du Québec à développer une industrie nucléaire locale. Nous discutons les divers facteurs, techniques, économiques et politiques qui ont conduit à un tel développement et au maintien de l’intérêt politique pour l’énergie nucléaire, malgré des investissements massifs en hydroélectricité durant les années soixante-dix. Enfin, nous mettons à jour les déterminants politiques qui ont poussé le gouvernement à abandonner la filière nucléaire à partir de 1977.

Abstract : This paper traces the evolution of Quebec’s government nuclear strategy between 1963 and 2012. The analysis is divided into three main periods: the emergence of a nuclear program between 1963 and 1970, a moment of political opposition on its long term evolution between 1971 and 1976, and its progressive abandonment between 1977 and 1983. With the commissioning of the Gentilly-2 nuclear plant in 1983, and up to its shutdown in 2012, no other nuclear project would be undertaken in the province. From the analysis of these periods, we highlight the reasons that led the government of Quebec to develop a local nuclear industry. We discuss the technical, political and economic factors that allowed the development of a nuclear program in spite of the massive investments in hydroelectricity during the seventies. Finally, we determine the political reasons that led the government to abandon the nuclear option in 1977.

1. L’auteur tient à remercier Yves Gingras, Pauline Huet et les évaluateurs de la revue pour leurs suggestions et commentaires utiles.

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Le 20 septembre 2012, la Première ministre du Québec Pauline Marois annonçait la fermeture de Gentilly-2, seule centrale nucléaire en activité au Québec. Elle annulait ainsi le projet de réfection devant en prolonger la période d’exploitation de trente années supplémentaires. La raison officiellement avancée par le gouvernement était d’ordre économique puisqu’un rapport publié par la société d’électricité d’État Hydro-Québec (HQ), propriétaire de la centrale, estimait le nouveau coût de la réfection en 2012 à 4.3 milliards de dollars, contre une estimation initiale de 1.9 milliards en 2008.2 La décision prise par le gouvernement annonçait la fin de l’exploitation de la filière nucléaire civile dans laquelle la province s’était engagée au début des années soixante.3

L’arrêt de Gentilly-2 n’est pas surprenant s’il est remis dans une perspective historique plus large. Il faut se rappeler qu’en novembre 1977, le PQ aux commandes de la province depuis un an, décrétait déjà un moratoire sur tout nouveau projet de construction de centrale nucléaire. Le moratoire fut renouvelé en 1980 pour une période de cinq ans et on ne revint jamais sur la question par la suite. Cette défiance répétée face à l’énergie nucléaire ne doit cependant pas faire oublier deux choses. D’une part, avant sa première accession au pouvoir, le PQ a longtemps été un fervent partisan du nucléaire. D’autre part, au milieu des années soixante-dix, HQ planifiait l’installation de 30 Gigawatts d’électricité d’origine nucléaire sur la période 1985-2000, en prévision de la fin des réserves hydrauliques exploitables et d’une forte croissance de la demande domestique d’électricité.

Afin de comprendre l’évolution de la stratégie nucléaire d’HQ et des gouvernements québécois qui se sont succédés, nous nous proposons, dans cet article, de cerner les enjeux politiques, économiques, technologiques et symboliques qui ont guidé les décisions relatives à l’exploitation de cette forme d’énergie. Nous étudions particulièrement la période s’échelonnant de 1963 à 1983, celle où l’activité nucléaire fut la plus vivante au Québec et où les décisions politiques clés qui ont affecté son devenir ont été prises. En effet, c’est en 1963 qu’HQ prenait contact avec Énergie Atomique du Canada Limitée (ÉACL) afin d’évaluer la possibilité de s’engager dans la filière nucléaire, tandis qu’après 1983 et le raccordement de Gentilly-2 à son réseau, aucun autre projet nucléaire n’a été entrepris par la société d’État. Durant les trente années qui ont suivi, cette dernière s’est contenté d’exploiter le potentiel de son unique centrale, jusqu’à sa fermeture en décembre 2012.4

2. Robert Dutrisac, « Hydro recommande de fermer Gentilly-2 », Le Devoir, 29 septembre 2012, A1. 3. Yves Gingras, « Gentilly-2 - La fin de la saga nucléaire québécoise », Le Devoir, 15 octobre 2012, A7. 4. « Gentilly-2 cesse de produire de l’électricité aujourd’hui », Le Devoir, 29 décembre 2012, A3.

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Les débuts du programme nucléaire québécois (1963 à 1970)

Dans la période que nous allons aborder, les questions de maîtrise technologique et de planification stratégique sont au cœur du développement du programme nucléaire d’HQ, tandis qu’une partie de la classe politique québécoise, en pleine révolution tranquille, s’empare de la question nucléaire comme d’un enjeu symbolique.

La nomination, en 1963, de Jean-Claude Lessard, président d’HQ, au Conseil d’administration d’ÉACL est le premier pas par lequel la société d’État s’engage dans l’aventure nucléaire. Cette nomination rompt avec l’attitude qu’elle observait depuis 1954, alors qu’elle s’était retirée du Conseil d’administration d’ÉACL pour des raisons de conflit fédéral-provincial au sujet des juridictions en matière d’énergie et de richesses naturelles.5

C’est aussi en 1963 qu’Hydro-Québec (HQ) devient l’une des plus importantes sociétés publiques en matière de production et de vente d’électricité au Canada.6 Devenue un élément majeur de la stratégie énergétique québécoise, la nouvelle société d’État doit planifier ses besoins à long terme et envisager toute possibilité de développement de son potentiel de production. Le rapport annuel pour l’année 1963 est bien clair à ce sujet:

Les ingénieurs étudient constamment les développements des sources alternatives d’énergie, comme l’énergie thermo-électrique, l’énergie thermo-nucléaire, etc. Si l’avancement de la science prouve que les nouvelles techniques sont plus avantageuses, l’Hydro-Québec assumera comme elle l’a fait dans le passé son rôle de chef de file.7

Du point de vue de sa stratégie de développement et de planification, trois raisons expliquent l’engagement d’HQ dans un programme nucléaire. La première est que le nucléaire est perçu comme l’énergie de l’avenir. C’est la technologie qu’il faudra maîtriser afin de pérenniser le développement et l’expansion futurs d’HQ. Celle-ci considère donc qu’elle devrait y investir au plus vite et y former sa propre équipe de spécialistes. Cela est d’autant plus important que, selon ses prévisions, la demande d’électricité est appelée à croître dans les décennies à venir, comme il est rappelé dans son rapport annuel de 1965:

5. Robert Bothwell, Nucléus. Histoire de l’Énergie Atomique du Canada Limitée (Montréal: Agence d’Arc, 1988), 391. 6. Voir Clarence Hogue, André Bolduc et Daniel Larouche, Québec: un siècle d’électricité (Montréal: Libre Expression, 1979); Philippe Faucher et Johanne Bergeron, Hydro-Québec: la société de l’heure de pointe (Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1986); Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois 1944-2005 (Sillery: Septentrion, 2013). 7. HQ, Rapport annuel 1963, 1964, 8. Nous soulignons.

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L’accroissement de la demande est si grand qu’il faut réviser constamment les projets d’expansion, les apports de puissance pourront ainsi couvrir l’augmentation annuelle de la charge, laquelle dépasse actuellement toute la puissance installée dont l’H-Q disposait en 1950 […] Si considérable soit-il, le potentiel rentable à mettre en valeur ne suffira pas, cependant, à couvrir l’accroissement de la charge au-delà de 1985.8

Dans ce contexte, en guise de complément au potentiel hydro-électrique, « les recherches faites semblent indiquer que seule l’électricité d’origine nucléaire pourra dans l’avenir faire concurrence aux usines thermiques classiques ».9

Deuxièmement, le développement de l’énergie nucléaire entre dans une stratégie de diversification des moyens de production d’HQ. Celle-ci dépend en effet, au début des années soixante, à plus de 95% de l’hydraulique pour sa production électrique. Troisièmement, l’augmentation des coûts des lignes de transport, couplé au fait que les centre de production d’électricité sont de plus en plus éloignés des centres de consommation urbains et industriels, rend l’énergie nucléaire attrayante, en particulier si l’on pouvait installer des centrales à distance raisonnable des grandes villes comme Montréal ou Québec.10

Une caractéristique majeure du futur programme nucléaire d’HQ est, sans doute, la volonté d’autonomie.11 Il est ainsi important de remarquer que l’objectif de formation d’une équipe d’ingénieurs et de techniciens québécois spécialisés en nucléaire est omniprésent. Cette équipe servirait non seulement à la construction et à l’opération de centrales nucléaires, mais également à « mettre sur pied un groupe d’étude et de projet dans le domaine nucléaire afin qu’HQ soit en mesure d’évaluer les nouvelles techniques dans le domaine ».12 La société d’État pense aussi pouvoir « convaincre ÉACL d’établir un bureau dans la province de Québec afin de promouvoir l’étude et la recherche nucléaire avec des spécialistes de langue française ».13 Pour la constitution du noyau de cette équipe, J.P. Gignac, commissaire d’HQ, suggère d’ailleurs à son président J.C. Lessard que:

Hydro-Québec délègue deux et même trois de ses ingénieurs à AECL, afin de se familiariser avec les nouvelles techniques de l’énergie thermo-nucléaire. Ce qui ne

8. HQ, Rapport annuel 1965, 1966, 6. 9. Ibid., 7. 10. Archives HQ (AHQ), lettre de B. Baribeau au président et aux commissaires d’HQ, 31 mars 1965, 5; Laurent Amyot, « Perspectives technico-économiques des centrales électronucléaires », L’Ingénieur, février 1968, 8. 11. La volonté d’autonomie renvoie à un souci de maîtrise technologique qui ne se retrouve pas uniquement dans le volet nucléaire mais dans tous les programmes technologiques d’HQ. Voir Faucher et Bergeron, Hydro-Québec, 60. 12. AHQ, lettre de B. Baribeau au président et aux commissaires d’HQ, 31 mars 1965, 4. 13. Ibid.

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nous empêcherait pas par ailleurs de faire exactement le contraire, c’est-à-dire, importer de AECL certains ingénieurs canadiens-français qui font bonne figure et qui pourraient, eux aussi, venir se familiariser avec l’Hydro-Québec, et peut-être y demeurer.14

La volonté d’HQ de mettre sur pied une équipe de spécialistes québécois dans le domaine du nucléaire va d’ailleurs se concrétiser par sa participation à la création et au financement de l’Institut de Génie Nucléaire (IGN) à l’École Polytechnique de Montréal en septembre 1970.15 HQ considère cet institut comme un vivier d’ingénieurs aptes à supporter son programme nucléaire futur. Une lettre, envoyée par Réal Boucher au premier directeur de l’Institut Laurent Amyot, témoigne de ses besoins: 20 à 25 spécialistes entre 1970 et 1978, plus une quarantaine au moins, dans la décennie quatre-vingt.16

À la fin de l’année 1963, HQ amorce des démarches simultanées auprès de la Canadian General Electric (CGE) et d’ÉACL pour entreprendre le projet de construction d’un premier réacteur nucléaire. C’est le projet porté par ÉACL qui emporte la décision en mars 1965 et qui aboutit à l’annonce de la construction du réacteur de Gentilly-1, en mai 1965.17 Il est important de souligner le type de réacteur choisi pour Gentilly-1 car il indique bien l’orientation de la stratégie d’HQ. Celle-ci opte en effet pour la technologie dite Boiling Light Water (BLW), un concept encore expérimental à l’époque, se différenciant de la technologie canadienne classique du Pressurized Heavy Water (PHW), choisie par Ontario Hydro. Cette option technique audacieuse témoigne encore une fois de la volonté d’HQ de se doter d’un programme nucléaire original qui lui permettrait de se distinguer du reste de l’industrie canadienne.18

Perçue comme une source pouvant concurrencer l’hydroélectricité dans le futur et aux vues des représentations symboliques qui lui sont associées, l’énergie nucléaire suscite l’intérêt de l’élite politique et économique québécoise. Les décideurs politiques y voient un symbole de progrès technologique et de prospérité économique ainsi qu’un outil privilégié de développement contribuant à une affirmation nationale positive. Les représentations symboliques attachées à la maîtrise de l’atome se retrouvent dans la plupart des pays ayant développé un programme

14. AHQ, lettre de J.P. Gignac à J.C. Lessard, 14 avril 1964. 15. Robert Gagnon, Histoire de l’École Polytechnique de Montréal. La montée des ingénieurs francophones (Montréal: Boréal, 1991), 398. 16. Archives de l’École Polytechnique de Montréal (AEPM), lettre de R.G. Boucher à L. Amyot, 11 septembre 1970. 17. Bothwell, Nucléus, 393. 18. Sur l’histoire détaillée du réacteur nucléaire de Gentilly-1 et sur les raisons qui ont poussé HQ à opter pour la technologie BLW, voir Yves Gingras et Mahdi Khelfaoui, « La centrale nucléaire Gentilly-1: la trajectoire incertaine d’une innovation technologique avortée », Revue d’histoire de l’Amérique française 67, 1 (2013): 57-81.

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nucléaire civil après la seconde guerre mondiale. Elles ont par exemple été mises en évidence par Gabrielle Hecht dans son analyse du programme nucléaire français.19 Elles ont également accompagné l’élaboration des programmes nucléaires de pays comme l’Inde, la Suisse, la Corée du Sud de même qu’au Canada. 20

Au niveau du Québec, J.C. Lessard s’active également pour donner un lustre politique aux débuts nucléaires d’HQ. Le 2 avril 1965, il écrit au premier ministre Jean Lesage, afin que ce dernier transmette au premier ministre fédéral Lester B. Pearson l’intérêt d’HQ pour l’acquisition d’une centrale de type BLW. Lessard a bon espoir que Pearson fasse parvenir sa réponse avant le 11 mai, date à laquelle Lesage sera conférencier d’honneur à la rencontre annuelle de l’Association nucléaire canadienne. Celle-ci devrait se dérouler dans la ville de Québec et l’annonce d’une entente entre HQ et ÉACL donnerait un éclat certain au discours de Lesage.21

Ce dernier transmet cette manifestation d’intérêt à Pearson, dans une lettre datée du 6 avril et reçoit, le 3 mai, une réponse indiquant qu’ÉACL serait effectivement heureuse qu’un groupe d’ingénieurs d’HQ travaille avec elle sur à la mise au point d’un réacteur à eau légère. Pearson ajoute « qu’un arrangement de coopération de ce genre peut être d’un avantage réel, à la fois pour la province de Québec et pour le pays tout entier ».22 À la conférence, une entente de principe entre les autorités fédérales et provinciales sur la construction d’une centrale CANDU-BLW de 250 Mégawatts (MW), la future Gentilly-1, est effectivement annoncée, ce qui permet à Lesage de déclarer lors de son discours inaugural : « nous sommes à l’âge nucléaire. Il faut le reconnaitre et essayer de prendre les mesures nécessaires pour que les techniques nouvelles servent au mieux les intérêts de l’humanité ».23

Le sentiment de contribuer, grâce au développement nucléaire, à l’amélioration générale des conditions de vies des québécois et de participer ainsi à la modernisation de la société, se retrouve également chez certains décideurs d’HQ. C’est ainsi que Réal Boucher évoque son rôle de coordonnateur des projets nucléaires de la société d’État, quelque mois avant la mise en service de Gentilly-1, comme étant : « [sa] part, si

19. Gabrielle Hecht, The Radiance of France: Nuclear Power and National Identity after World War II (Cambridge: MIT Press, 1998). 20. M.V. Ramana, « Nuclear Power in India: Failed Past, Dubious Future », in Henry Sokolski, éd., Gauging U.S.-Indian Strategic Cooperation (Carlisle: Strategic Studies Institute, 2007), 71-98; Jean-Claude Favez et Ladislas Mysyrowicz, Le nucléaire en Suisse (Lausanne: L’Âge d’Homme, 1987), 111-113; Sheila Jasanoff et Kim Sang-Hyun, « Containing the Atom: Sociotechnical Imaginaries and Nuclear Power in the United States and South Korea », Minerva 47, 2 (2009): 131-134; Bothwell, Nucléus, 293. 21. AHQ, lettre de J.C. Lessard à J. Lesage, 2 avril 1965. 22. AHQ, lettre de L.B. Pearson à J. Lesage, 3 mai 1965. 23. Cité dans: Hogue, Bolduc et Larouche, Québec, 323.

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minime soit-elle, à l’édification d’un Québec moderne dont tous [ses] compatriotes seront fiers »,24 ajoutant vouloir « apporter [sa] faible contribution à la population, afin qu’elle puisse mieux vivre et profiter d’avantage des inventions que nous donne la science ».25 Paul-André Léger, surintendant de Gentilly, estime quant à lui que le réacteur d’HQ constitue « un apport scientifique à notre patrimoine québécois […] une école de formation mais aussi une porte ouverte sur demain ».26

Figure 1. J.C. Lessard (à gauche) en compagnie de Jean Lesage devant une maquette de CANDU-

BLW. Conférence de l’Association nucléaire canadienne tenue à Québec du 10 au 12 mai 1965.

Source : Canadian Nuclear Technology, Summer 1965, 35.

Après cinq ans de construction, le chantier de Gentilly-1 est achevé le 12 novembre 1970. La nouvelle de l’entrée en opération de la centrale est accueillie avec enthousiasme par le gouvernement de Robert Bourassa. Le ministre des Richesses naturelles, Jean-Gilles Massé, annonce au parlement que le Québec vient d’« entrer dans l’âge atomique », ajoutant que ce « nouvel outil d’exceptionnelle valeur » permet au Québec de

24. «Réal Boucher: l’ambition a trop longtemps manqué aux gens de ma province», Entre-Nous, mi-mars 1969, 6. 25 Ibid. 26. «Toujours en période d’essai, Gentilly est utile au réseau», Hydro-Presse, 51, 19 (octobre 1971), 7.

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demeurer « à la fine pointe de la technique et de la science appliquée à [cette] époque moderne ».27

Figure 2. Salle de commande de la centrale nucléaire Gentilly-1 (1972).

Source : ÉACL, Rapport annuel 1972-73, p. 6.

Lancer la baie James ou développer un programme nucléaire d’envergure? (1971-1976)

Malgré l’enthousiasme suscité par la mise en opération de Gentilly-1, l’exploitation du potentiel hydroélectrique demeure prioritaire pour HQ et pour le gouvernement provincial. Dans la décennie à venir, le projet majeur qui occupera le devant de la scène énergétique sera celui de la baie James, dont l’annonce est faite officiellement par le Premier Ministre libéral Robert Bourassa, le 29 avril 1971. La priorisation de la baie James ne va pas sans soulever les protestations de l’un des partis d’oppositions, le PQ. Ce dernier considère que les investissements trop massifs dans la baie James se feront forcément au détriment du développement futur de la filière nucléaire28. Selon Jacques Parizeau, conseiller économique du

27. Débats de l'Assemblée Nationale du Québec (ANQ). Première session, 29ème législature, vol. 10, no. 25, jeudi 12 novembre 1970, 1503. 28. D’autres partis d’oppositions, le Rassemblement Créditiste et, dans une moindre mesure, l’Union Nationale, partagent la position du PQ. Voir Stéphane Savard, Retour sur

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parti, les coûts du mégaprojet seraient déjà été passés, entre juin 1970 et février 1972, de 1.5 à 10 milliards de dollars.29

Afin de justifier une place plus importante pour le nucléaire dans la stratégie énergétique québécoise, le PQ s’appuie sur deux arguments. Le premier est de nature économique: diverses prévisions s’accordent à dire que le prix de l’énergie nucléaire est appelé à diminuer dans les années à venir jusqu’à en devenir éventuellement plus rentable que l’hydroélectricité.30 La technologie n’en est encore qu’à ses débuts et on prévoit que de nouvelles percées technologiques en abaisseront significativement les coûts et finiront par l’imposer comme source incontournable de production d’électricité. Ces spéculations permettent, par exemple, à Réal Boucher d’affirmer que:

Au Québec, en particulier, l’on prévoit que certaines des ressources hydroélectriques non aménagées de la province sont éloignées des centres de consommation et donc d’une rentabilité de plus en plus marginale. Le réseau évoluera inévitablement vers une orientation thermique, nucléaire ou conventionnelle, d’ici quelques décades […] Les prévisions se rejoignent sur le fait qu’en l’an 2000 l’électricité nucléaire dominera dans les centrales nouvelles et fournira la moitié de l’énergie produite.31

Les prévisions à la baisse des coûts de l’énergie nucléaire reposent sur l’hypothétique possibilité de réaliser des économies d’échelle importantes sur les centrales qui seraient dotées, dans le futur, d’une puissance électrique plus élevée. Autrement dit, et pour citer le député du PQ Jacques-Yvan Morin à la Commission Parlementaire sur les Richesses Naturelles, Terres et Forêts (CPRNTF) de juillet 1974, on suppose que « le coût d’installation par kW diminue sensiblement au fur et à mesure que croît la taille d’une centrale ».32 Les calculs consistent essentiellement à extrapoler les coûts des centrales existantes, dotées d’une puissance maximale de 500 MW, sur des unités de 800 ou 1000 MW qui, pense-t-

un projet du siècle: Hydro-Québec comme vecteur des représentations symboliques et identitaires du Québec, 1944 à 2005 (thèse de doctorat, Université Laval, 2010), 186. 29. Parti Québécois, Dossier: L'affaire de la Baie James (Montréal: Les Éditions du Parti Québécois, juin 1972), 25. Jacques Parizeau, qui a été auparavant conseiller économique de Jean Lesage puis de son successeur Daniel Johnson, est un partisan de longue date de l’énergie nucléaire. Robert Boyd, président d’HQ entre 1977 et 1981, affirme que Parizeau serait intervenu auprès de Johnson, dès 1969, afin de remettre en cause la pertinence économique du projet de Churchill Falls, au profit d’un recours au nucléaire. Voir André Bolduc, Du génie au pouvoir: Robert A. Boyd, à la gouverne d'Hydro-Québec aux années glorieuses (Montréal: Libre expression, 2000), 76. 30. Voir les débats autour du coût de l’énergie nucléaire à l'ANQ. Commission permanente des richesses naturelles et des terres et forêts (CPRNTF). Troisième session, 29ème législature, no. 28, 20 mai 1969, 2079-2082. 31. Amyot, 9. 32. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 30ème législature, no. 122, 4 juillet 1974, B-4817.

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on, devraient être disponibles, au Canada et aux États-Unis, au début des années quatre-vingt. Ainsi, toujours selon Morin, une centrale dotée d’une puissance de 1000 MW pourrait coûter jusqu’à 25% moins cher qu’une centrale de 500 MW.33 C’est un raisonnement similaire que tenait René Levesque, à la CPRNTF de mai 1969 ou qu’utilise encore HQ pour réaliser ses propres prédictions.34

Ne disposant pas elle-même de l’expertise nécessaire à la réalisation de ce type de calculs, HQ se fie le plus souvent à des analyses effectuées par ÉACL, Ontario-Hydro, voire des firmes d’ingénierie américaines telle que la United Engineers and Constructors Incorporated. On en a une démonstration, à la CPRNTF de juillet 1974, lorsque pour comparer le coût du kW d’électricité fourni par le projet La Grande à celui d’un projet nucléaire équivalent, HQ se base sur le complexe de Bruce, en cours de construction par Ontario-Hydro, consistant en un groupe de quatre réacteurs de 750 MW chacun.35

S’appuyant sur l’exposé d’HQ à la CPRNTF de mai 1972,36 le PQ avance quant à lui que le prix du kilowatt électrique d’une centrale CANDU reviendrait, en 1978, à 500$. Mais, allant plus loin, il estime que « la filière canadienne est une filière négligée du point de vue mondial et que les autres pays ont adopté la filière à l’uranium enrichi qui est moins dispendieuse du point de vue des investissements ».37 Rien n’empêcherait alors à ses yeux de considérer le développement d’une industrie d’enrichissement de l’uranium qui possèderait, en plus, un potentiel d’exportation non négligeable. Considérer l’option d’une technologie autre que le CANDU serait d’autant plus intéressant que selon les chiffres de United Engineers, pour les centrales américaines devant être mises en service en 1977 et 1980, le coût moyen du kilowatt électrique serait de 257$.38

Le deuxième argument invoqué par le PQ en faveur du nucléaire renvoie à une vision moderniste de la société québécoise qui, pour réaliser son émancipation et son indépendance, se doit de maîtriser les technologies de pointe. Dans le domaine de l’énergie nucléaire justement, le PQ craint que la province ne finisse bientôt par accuser un retard technologique impossible à combler sur le reste du Canada et des autres pays

33. Ibid. 34. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Troisième session, 29ème législature, no. 28, 20 mai 1969, 2079-2082. 35. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 30ème législature, no. 122, 4 juillet 1974, B-4817 à B-4825. 36. Débats de l'ANQ. CPRNTF. Troisième session, 29ème législature, no. 28, 16 mai 1972, B-1723. 37. Parti Québécois, 47. 38. Ibid., 25.

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industrialisés.39 Cette crainte est bien illustrée par ce plaidoyer de J.Y. Morin à l’Assemblée nationale:

Si jamais il se faisait une grosse vente de réacteurs CANDU à l’étranger, ce n’est pas le Québec qui va les manufacturer, parce qu’on n’a pas le « know-how » à l’heure actuelle. C’est l’Ontario qui l’a. On l’a déjà fait remarquer, les gens de mon parti l’ont déjà fait remarquer, que c’était une nouvelle révolution industrielle qui se préparait et que la rater, ce serait peut-être catastrophique pour le Québec. On ne peut pas rester à l’écart même si on arrivait à limiter, un tant soit peu, la demande [d’électricité], même si on arrivait à la canaliser.40

C’est pour cette raison que dans le dossier critique du projet de la baie James, L’Affaire de la Baie-James, qu’il publie en juin 1972, le PQ insiste sur la nécessité d’accentuer sans retard les investissements gouvernementaux dans la filière nucléaire. Selon lui, dans un avenir prochain, il faudra inévitablement recourir à l’énergie nucléaire sous peine d’être « à la merci de l’industrie étrangère dans un domaine vital de notre économie ».41 Encore une fois, derrière le projet de la baie James se profile: « le danger de voir le Québec rater à nouveau une révolution industrielle, celle de l’énergie nucléaire et de ses utilisations dans divers secteurs manufacturiers ».42 Il est suggéré de prendre exemple sur le voisin états-unien qui, bien que disposant de 100 milles mégawatts en puissance hydro-électrique, investit déjà dans la technologie nucléaire, ne risquant pas ainsi « de se retrouver un jour avec des réserves hydroélectriques épuisées et une industrie nucléaire à développer ».43

Robert Bourassa répond aux critiques du PQ, dans La Baie James, livre paru à l’automne 1973 et plaidoyer en faveur de la poursuite du grand projet hydroélectrique. Pour le Premier ministre, la force économique du Québec, sa prospérité et sa modernisation reposent en premier lieu sur ses richesses naturelles, en particulier les richesses hydrauliques.44 L’exploitation de ces richesses est, de plus, un moyen idéal pour mettre en

39. Sur la crainte d’un « retard technologique » québécois dans le domaine de l’énergie nucléaire, voir Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois, 166-168. 40. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 30ème législature, no. 122, 11 août 1976, B-3997. 41. Parti Québécois, Ibid., 39. 42. Ibid., 54. 43. Ibid., 39. 44. Sur les représentations symboliques et identitaires liées aux grands projets hydroélectriques québécois, voir Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois; Stéphane Savard, « Quand l’histoire donne sens aux représentations symboliques: L’Hydro-Québec, Manic-5 et la société québécoise », Recherches sociographiques 50, 1 (2009): 67-97; Dominique Perron, Le nouveau roman de l’énergie nationale: Analyse des discours promotionnels d’Hydro-Québec de 1964 à 1997 (Calgary: University of Calgary Press, 2006).

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valeur, développer et s’«approprier» les territoires du nord québécois.45 Sur la question du coût de l’énergie nucléaire, Bourassa, rappelant l’intervention du président d’HQ Roland Giroux devant la CPRNTF de mai 1971, affirme qu’un programme nucléaire de l’envergure de la Baie James s’avérerait bien plus onéreux. Plus exactement, «selon les études de l’Hydro-Québec qui opère à titre expérimental la centrale nucléaire de Gentilly, l’équivalent nucléaire du projet de la Baie James coûterait un milliard de dollars supplémentaires au Québec».46 Aux questions de coût, s’ajoutent celles de la gestion des déchets radioactifs et de la sécurité des centrales, comme facteurs supplémentaires incitant à la prudence.47 Bourassa explique le recours des Américains au nucléaire par une contrainte plus que par un choix, puisque ces derniers feraient déjà face à l’épuisement de leurs ressources hydrauliques. Le Québec, riche en lacs et en rivières, peut se permettre de prendre du recul pour voir l’avenir, sans avoir à « se lancer à corps perdu dans l’aventure nucléaire ».48 Il lui suffit, pour l’instant, « de continuer à utiliser la centrale thermonucléaire de Gentilly en tant qu’usine-pilote, afin de poursuivre ses recherches dans ce secteur vital, familiariser et entraîner son personnel à ces modes de production d’énergie de l’avenir et suivre l’évolution mondiale de la science dans ce secteur ».49 Les positions du PQ et gouvernement libéral face au nucléaire vont se maintenir ainsi jusqu’en février 1977.50

Lors du congrès de l’Association Nucléaire Canadienne, tenu en juin 1971 à Montréal, le commissaire responsable du nucléaire, Yvon De Guise, expose les grandes lignes du programme d’équipement d’HQ pour la période 1977-1985, consacré essentiellement au projet de la baie James. Selon le commissaire, pour la période visée, le développement de la baie James offre trois avantages par rapport à celui d’un programme nucléaire. Premièrement, les centrales hydroélectriques auraient un très faible indice de panne et un degré de fiabilité que ne sauraient fournir, pour l’instant, les centrales nucléaires. Deuxièmement, les centrales hydroélectriques, une fois construites, seraient à l’abri de l’inflation et offriraient, par

45. Robert Bourassa, La Baie James (Montréal: Éditions du Jour, 1973), 28-30 ; Roger Lacasse, Baie James: une épopée (Montréal: Libre Expression, 1983), 100. Au-delà de l’aspect économique, les représentations culturelles et identitaires associées à la «conquête» des territoires nordiques du Québec à travers le projet de la baie James sont étudiées dans: Caroline Desbiens, Power from the North: Territory, Identity, and the Culture of Hydroelectricity in Quebec (Vancouver: UBC Press, 2013). 46. Bourassa, La Baie James, 25. 47. Sur l’argumentaire écologique de Bourassa en faveur de l’hydroélectricité et contre le nucléaire, voir Savard, Retour sur un projet du siècle, 81-83. 48. Ibid., 27. 49. Ibid., 24. 50. Voir, pour l’année 1973, les débats de l’ANQ. CPRNTF. Quatrième session, 29ème législature, no. 10, 10 avril 1973, B-371 à B-377. Pour l’année 1974, voir CPRNTF. Quatrième session, 30ème législature, no. 127, 5 juillet 1974, B-4979 à B-4989.

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Le nucléaire dans la stratégie énergétique du Québec 117

conséquent, un prix stable de l’énergie pendant plusieurs décennies. Le développement de la baie James permettrait également de différer le recours immédiat à la technologie nucléaire actuelle, qui pourrait vite devenir désuète avec l’avènement des réacteurs surgénérateurs. Troisièmement, le projet hydroélectrique nécessiterait l’emploi de ressources humaines, naturelles et industrielles qui pourraient toutes être fournies par le Québec, ce qui ne serait pas le cas d’un programme nucléaire dont l’industrie est concentrée en Ontario. Malgré ces observations, De Guise conclut tout de même qu’« à long terme, un programme de construction à prédominance nucléaire apparaît inévitable et nous voulons nous y préparer ».51

Ce discours rejoint le témoignage de Roland Giroux lors des audiences de la CPRNTF de mai 1972, commission chargée d’étudier le plan d’équipement d’HQ pour les années 1977-1985. Giroux estime aussi que, d’ici 1985, les efforts de la société d’État devraient se porter sur l’aménagement du potentiel de la baie James, afin de combler les besoins énergétiques du Québec, car « les programmes à prédominance thermique ou nucléaire sont plus coûteux que les programmes à prédominances hydraulique ».52 Cependant, il croit également qu’HQ devrait se tenir prête à maîtriser la technologie nucléaire à laquelle elle devra recourir tôt ou tard. S’il est pour l’instant raisonnable d’exploiter les ressources hydrauliques, il serait également souhaitable de procéder graduellement à la construction de réacteurs nucléaires. Après Gentilly-1, l’étape suivante consisterait à négocier l’achat auprès d’ÉACL d’une seconde centrale. La future Gentilly-2, dotée d’une puissance de 600 MW, permettrait aux ingénieurs et scientifiques d’HQ de se familiariser encore davantage avec la technologie.53

Quelques mois plus tard, le 31 août 1972, Giroux accompagné d’Yvon Deguise, annonce devant une soixantaine de cadres de Gentilly-1, qu’une entente de principe est en train d’être négociée avec ÉACL pour la construction de Gentilly-2. Pour ce projet, dont l’entente sera finalement conclue en janvier 1973, c’est HQ qui agira en tant que maître d’œuvre, c'est-à-dire qu’elle devra en assumer la direction depuis la conception jusqu’à l’intégration au réseau, alors qu’ÉACL assumera le rôle d’ingénieur conseil. La mise en service du réacteur est prévue pour janvier 1979.54 HQ désire aussi sécuriser ses apports en eau lourde. Une entente pour la construction d’une usine de production, toujours sur le site de

51. « L’Hydro-Québec construirait d’autres centrales nucléaires d’ici dix ans », Hydro-Presse, 51, 3 (juillet 1971), 2. 52. Débats de l'ANQ. CPRNTF. Troisième session, 29ème législature, no. 28, 16 mai 1972, B-1705. 53. Ibid., B-1707. 54. « Gentilly 2: le départ est donné », Hydro-Presse, 51, 21 (fin novembre 1973), 5.

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Gentilly, est donc conclue entre HQ et ÉACL, en janvier 1974, avec l’objectif d’une mise en service en 1978.

À la lumière des discours de De Guise et Giroux, la position d’HQ au début des années 70 face au développement du nucléaire, en est une de prudence. D’abord, entreprendre les travaux du complexe La Grande, puis entamer un développement nucléaire qui maintiendra HQ dans la course au point de vue technologique, sans toutefois aller plus vite que les possibilités permises par le programme canadien.55 L’ajout unique de Gentilly-2 au programme d’HQ est très loin de satisfaire le député du PQ Guy Joron, futur ministre délégué à l’énergie du premier gouvernement René Levesque, qui rappelle que: « le Parti québécois avait […] pensé à un programme mixte où l’accent sur le nucléaire aurait été considérablement plus fort, plus marqué ».56

Le Plan nucléaire d’HQ

Si le développement de l’énergie nucléaire ne représente pas une fin en soi pour les hauts cadres d’HQ, une chose va rendre à leurs yeux cette option incontournable: la demande d’électricité qui, selon les prévisions, ne devrait cesser de croître dans les décennies à venir. Le directeur général du Génie d’HQ, Lionel Cahill, exprime clairement cette préoccupation, en octobre 1973, devant les membres du Montreal Electric Club. Selon lui, à partir de 1985: « la demande d’électricité augmentera à un rythme de 2000 MW par année et les nouveaux équipements de production atteindront près de 2500 MW annuellement ».57 Le rapport annuel d’HQ, pour l’année 1972, indique quant à lui qu’à partir de 1978, «la demande continuera de croître à une cadence moyenne de 7,8% par année ».58 Le potentiel des sites hydrauliques exploitables, c'est-à-dire rentabilisables, à partir du milieu des années quatre-vingt n’excédant pas les 15000 MW, seule l’énergie nucléaire serait en mesure de prendre la relève.59 En effet, depuis la flambée des prix des combustibles fossiles, ayant suivie le choc pétrolier de septembre 1973, « Hydro-Québec songe très peu aux centrales thermiques traditionnelles pour assurer son avenir et celui des québécois »,60 au contraire des centrales nucléaires qui, elles

55. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Troisième session, 29ème législature, no. 28, 16 mai 1972, B-1713. 56. Ibid., B-1737. 57. « ‘Il faudra pour l’an 2000 une puissance installée de 85 à 100 mille mégawatts’ – Lionel Cahill », Hydro-Presse, 53ème année, no. 21, fin juin 1973, 5. 58. HQ, Rapport annuel 1972, avril 1973, 18. 59. « La direction générale Génie se prononce sur l’avenir énergétique du Québec », Hydro-Presse, 56, 3 (mi-février 1976), 8. 60. « À quoi ressemblera l’avenir énergétique de la province », Hydro-Presse, 55, 13 (juillet 1975), 8.

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« bénéficieront bientôt de nouveaux développements qui accroîtront substantiellement leur productivité ».61

Figure 3 : Vue aérienne du site nucléaire de Gentilly (vers 1976). Gentilly-1 au premier plan.

Gentilly-2, en chantier, en arrière-plan.

Source : ÉACL, Rapport annuel 1975-76, p. 8. Ainsi, le témoignage de Roland Giroux à la CPRNTF de juillet 1975,

dénote une volonté d’intégrer le nucléaire de façon plus importante dans un programme mixte avec l’hydraulique, à partir de 1985. Dans la foulée, Giroux évoque des études effectuées par HQ visant à « préciser l’ampleur

61. Ibid.

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du programme à établir et à réaliser pour obtenir la meilleure transition possible de l’hydraulique au nucléaire ».62

Le témoignage du président d’HQ repose effectivement sur un programme d’aménagement futur de centrales nucléaires, publié par HQ en mai 1975.63 L’équipe chargée de définir les objectifs de ce programme nucléaire regroupe des spécialistes des directions Planification, Génie, Environnement et Santé. Une de ces premières tâches consiste à rechercher des emplacements géographiques favorables à l’implantation de centrales nucléaires. Six sites sont identifiés et font l’objet d’études préliminaires au cours de l’été 1975. Il s’agit de: Beauharnois, Sainte-Croix de Lotbinière, Montmagny, Grondines, Saint-Roch-des-Aulnaies et Rivière-des-Caps.64 L’équipe s’attaque aussi aux questions de la disponibilité de l’eau lourde, supposée être assurée pour le Québec par l’usine de Laprade, et de l’approvisionnement en uranium, dont HQ aurait besoin de 22500 tonnes métriques entre 1985 et 2000.65

Le programme d’HQ annonce une croissance annuelle moyenne de la demande d’électricité, à partir de 1985, de 7.75%. Il prévoit, en conséquence, la construction d’un réacteur par année, d’une puissance variant entre 600 et 850 MW, entre 1985 et 1990; de deux par année entre 1990 et 1995 et de trois par année entre 1995 et 2000, pour un total de 30,000 MW installés à la fin du siècle (Tableau 1). Ainsi, selon Robert Boyd, successeur de Roland Giroux à la tête d’HQ, à la vue du programme proposé:

L’électricité nucléaire occupera une part de 3% des installations de l’Hydro-Québec en 1985, soit 1000 mégawatts, de 9% en 1990, soit 4000 mégawatts et de 15% en 1995 soit 9000 mégawatts […] Ce n’est qu’en l’an 2000 qu’elle augmenterait à 33%. Ces chiffres se traduisent par un besoin d’une centrale de quatre groupes en 1990 et d’une autre en 1995 […] Quant à la dernière tranche, de 1995 à l’an 2000, elle s’inscrit dans des décisions à prendre au milieu des années 1980. 66

L’abandon de l’option nucléaire (1977-1983)

En novembre 1976, le PQ remporte les élections provinciales pour la première fois de son histoire. Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que

62. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Troisième session, 30ème législature, no. 163, 3 juillet 1975, B-5356. Nous soulignons. 63. Claude Dubé et René Leclerc, Hydro-Québec. Plan d'expansion du réseau 1985-2000, mai 1975. 64. « L’Hydro-Québec pose les premiers jalons d’un programme nucléaire », Hydro-Presse, 55, 14 (mi-août 1975), 12 65. « La direction générale Génie se prononce sur l’avenir énergétique du Québec », Hydro-Presse, 56, 3 (mi-février 1976), 10. 66. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-171.

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le programme d’HQ soit soutenu par un parti qui s’est toujours montré favorable à l’expansion de l’énergie nucléaire, c’est le contraire qui survient. En effet, le PQ annonce plutôt une politique orientée vers l’économie d’énergie et la poursuite de l’exploitation et de la gestion du parc hydroélectrique.67 Le recours au nucléaire pour satisfaire les besoins énergétiques de la province est repoussé à l’échéance la plus éloignée possible. On voit les premiers signes de ce changement de cap dans les débats de la CPRNTF de février 1977 et, clairement, dans ceux de septembre de la même année. Déjà, le 19 janvier, un Bureau des économies d’énergie était mis sur pied par le gouvernement et un Livre blanc sur la politique énergétique était annoncé pour l’automne.

Tableau 1. Programme d’équipement d’HQ pour la période 1985-2000

Puissance

requise [MW]

Équipement de production [MW]

Période

Hydraulique

Nucléaire

Pointe

Total

1985-90 12500 4000 3000 5500 12500 1990-95 19000 8500 5500 5000 19000 1995-00 32000 - 21500 10500 32000

Total 63500 12500 30000 21000 63500 Source : C. Dubé et R. Leclerc, Hydro-Québec. Plan d'expansion du réseau 1985-2000, mai 1975, 17.

Le 15 novembre 1977, le gouvernement confirme son désaveu. Il adopte

un moratoire, courant jusqu’au début de l’année 1980, sur la construction de toutes centrales nucléaires autres que celles sur lesquelles HQ s’est déjà engagé auprès d’ÉACL, à savoir une Gentilly-2 qui est en phase de construction depuis 1973 et une future Gentilly-3.68 L’abandon de l’option nucléaire pendant la période 1985-2000 est confirmé, en juin 1978, dans la deuxième partie du Livre blanc où l’on peut lire que:

Si l’on tient compte des objectifs de consommation énergétique que se donne le Gouvernement du Québec d’ici 1990 et des orientations prévues à l’horizon 2000, ainsi que de son programme de développement énergétique, tout donne à croire que les énergies et notamment l’électricité requise durant cette période seront

67. Direction générale de l’énergie, La politique québécoise de l’énergie. «Assurer l’avenir» (Québec: Éditeur officiel du Québec, 1978), 36-53. 68. Débats de l’ANQ. Deuxième session, 31ème législation, vol. 19, 15 novembre 1977, 4092; « Québec autorise Gentilly III puis s’imposera un moratoire », La Presse, 16 novembre 1977, 1.

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disponibles sans que le Québec ait besoin de recourir à la fission nucléaire au-delà des intentions qu’il a déjà exprimées.69

Deux documents, publiés en 1979 par le Conseil de Planification et de Développement du Québec (CPDQ), viennent également appuyer les décisions prises par le gouvernement. Dans le premier, le CPDQ recommande que le Québec utilise toutes les sources d’énergies possibles avant de recourir au nucléaire. Si une telle éventualité advenait, un débat, réunissant les représentants du secteur de l’énergie, les acteurs économiques et les représentants de la société civile, devrait d’abord être entamé sur la question.70 Dans le deuxième document, divers aspects de la faisabilité de l’option nucléaire sont examinés. Si la faisabilité technique et économique de la filière CANDU est reconnue, l’acceptabilité sociale et politique des risques inhérents au nucléaire l’est beaucoup moins.71

La nouvelle orientation énergétique du PQ repose sur deux considérations. D’une part, le bouleversement créé dans le secteur de l’énergie par le choc pétrolier de l’automne 1973. D’autre part, une réévaluation négative des caractéristiques de la technologie nucléaire.

Pour ce qui est du premier point, il faut rappeler que la crise pétrolière a eu un certain nombre de répercussions politiques, communes à plusieurs pays occidentaux,72 que l’on retrouve également au Québec. En premier lieu, les questions énergétiques vont devenir des enjeux politiques majeurs. La création du Bureau des économies d’énergie et d’un poste de ministre délégué à l’énergie, le moratoire sur l’énergie nucléaire et la publication des deux livres blancs en sont des manifestations tangibles.73

Deuxièmement, les questions énergétiques ayant pris de l’ampleur politiquement, elles ont été logiquement accompagnées par l’émergence à l’échelle nationale des mouvements écologistes et notamment des mouvements anti-nucléaires.74 Par exemple, à la CPRNTF de février

69. Direction Générale de l’Énergie, La politique québécoise de l’énergie, 69. 70. CPDQ, Avis et recommandations au premier ministre et au ministre de l’Énergie et des Ressources: les implications de l’option nucléaire au Québec (Québec: Éditeur officiel du Québec, 1979), 17-18. 71. CPDQ, Synthèse du document de support «Les implications de l’option nucléaire au Québec» (Québec: Éditeur officiel du Québec, 1979), 37-48. 72. Jasper M. James, Nuclear Politics: Energy and the State in the United States, Sweden and France (Princeton, N.J: Princeton University Press, 1990), 107-108. 73. L’argumentaire s’appuyant sur la crise de l’énergie de 1973 pour adopter une politique d’économie d’énergie se trouve dans le premier volume du Livre blanc sur la politique énergétique québécoise. Voir Gouvernement du Québec: Direction générale de l’énergie, L’Énergie au Québec. 1/ L’évolution au cours des trente dernières années, vol. 1 (Québec: Éditeur officiel du Québec, décembre 1977), 99-115. 74. Pour le Québec, voir Ronald Babin, L’option nucléaire: développement et contestation de l’énergie nucléaire au Canada et au Québec (Montréal: Boréal Express, 1984); Stéphane Savard, « Les groupes verts et la question de l’énergie au Québec: émergence d’une prise de parole citoyenne, 1972-1997 » in Stéphane Savard et Jérôme Boivin, éds.,

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1977, sur les 28 mémoires publics déposés à la Commission, 7 le sont par des groupes environnementalistes qui se positionnent contre le recours à l’énergie nucléaire. Parmi ceux-ci: la Société pour Vaincre la Pollution, le Conseil Québécois de l’Environnement ou le Conseil pour la protection de l’environnement de Lotbinière, région que HQ avait considéré, à l’été 1975, comme site potentiel pour l’implantation de ses centrales. Plus tard, en février 1981, un Front Commun pour un débat public sur l’énergie, regroupant plus de 80 associations environnementalistes, boycotte la Commission permanente de l’énergie et des ressources et tient son propre colloque à l’Université du Québec à Montréal.75

Troisièmement, le choc pétrolier a amené une rationalisation de la planification des besoins énergétiques, en particulier dans les calculs du coût de l’énergie, rendant moins attrayant le recours au nucléaire. Ainsi, pour justifier le changement de cap de son parti, Guy Joron rappelle que:

La plupart des gens intéressés au problème énergétique dans le monde ont considérablement changé d’idée, eux-aussi, depuis la crise de l’énergie de l’automne 73. En ce qui concerne le nucléaire, il faut bien dire que la croissance des coûts pour la production n’a plus aucune mesure avec ce que c’était en 1971, 1972 ou 1973.76

Il est important ici de noter la divergence d’interprétation de la crise de l’énergie, entre le PQ et HQ. Alors que le gouvernement y voit une incitation à se tourner vers une politique d’économie d’énergie qui implique l’abandon du nucléaire et l’exercice d’un contrôle sur la croissance de la demande d’électricité, la position d’HQ se situe à l’opposé. Celle-ci considère que la préoccupation première devrait être d’accroître la part de l’électricité dans le bilan énergétique global, afin de réduire au minimum la dépendance du Québec aux énergies fossiles. Cette part devrait passer, selon ses prévisions, de 26% en 1978 à 45% en 1996,77 augmentation qui ne pourrait être réalisée sans l’installation de centrales nucléaires. C’est ainsi qu’on peut lire dans un document, déposé par HQ à la CPRNTF de juin 1976:

La guerre du Yum Kipour et la crise du pétrole qui suivit incita un grand nombre de compagnies d’électricité, à l’échelle mondiale, à se tourner vers l’énergie nucléaire pour satisfaire les besoins d’énergie de leurs clients […] A long terme, l’Hydro-Québec devra recourir à l’énergie nucléaire pour satisfaire la demande de

De la représentation à la manifestation: groupes de pression et enjeux politiques au Québec, XIXe et XXe siècles (Sillery: Septentrion, 2014), 113-120. 75. Babin, L’option nucléaire, 163-174. 76. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 191, 13 septembre 1977, B-5326 77. HQ, Rapport annuel 1980, 51.

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ses clients; les besoins de l’Hydro-Québec en uranium seront donc appréciables…78

Lors des débats de la CPRNTF de février 1977, Robert Boyd, président d’HQ, expose « les deux orientations fondamentales que devrait poursuivre une politique énergétique adaptée aux besoins du Québec. Il s’agit d’une part, d’un meilleur équilibre du bilan énergétique et d’autre part, d’un effort concerté d’économie d’énergie ».79 Par rééquilibrage énergétique, HQ entend la nécessité de réduire la part de l’hydraulique dans la production électrique du Québec. Cette réduction se faisant, bien entendu, au profit du nucléaire. Quant à l’effort d’économie d’énergie, il est introduit dans le langage d’HQ uniquement pour s’aligner sur le nouveau discours du gouvernement. Elle lui renvoie d’ailleurs la responsabilité d’élaborer cette politique: « Il revient à l’État de prendre les initiatives en ce domaine et, le cas échéant, d’assurer une meilleure coordination des efforts déjà entrepris en ce sens par divers organismes pour en tirer le maximum d’efficacité ».80 En réalité, la priorité pour HQ demeure l’application de son programme mixte hydraulique-nucléaire, dévoilé en mai 1975.

Le nouveau ministre délégué à l’énergie, Guy Joron, répond au discours de la société d’État par la remise en cause de ses prévisions de croissance de la demande d’électricité. Selon le ministre, ces dernières s’appuient sur une projection de « la structure économique actuelle » dans le futur, selon «un taux de croissance historique ». Mais elles seraient toutes autres si, à l’avenir, le gouvernement décidait d’appliquer une politique de développement économique moins énergivore.81 En ce sens, les prévisions du gouvernement quant aux besoins en électricité du Québec pour l’an 2000, sont de 8 à 9000 MW inférieures à celles d’HQ.82

Les différences de vue entre gouvernement et société d’État sur la stratégie énergétique à adopter après le choc pétrolier sont, en réalité, le miroir d’une confrontation autour du contrôle de la définition et de la planification des besoins énergétiques futurs du Québec. Cette fonction, traditionnellement remplie par HQ, le nouveau gouvernement voudrait se l’approprier, ou du moins pouvoir en définir les grandes lignes. Pour ce

78. HQ, Exploration pour l’uranium. Contrat SOQUEM-Hydro-Québec-Gulf Minerals Canada LTD., juin 1976, 2. 79. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-169. Voir également: HQ, Recommandations de l'Hydro-Québec pour une politique énergétique québécoise: présentation de l'Hydro-Québec devant la Commission parlementaire sur une politique québécoise de l'énergie, 15 février 1977. 80. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-170. 81. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-172 – B-173, B-185 et B-188. 82. Débats de l’ANQ. Commission Permanente de l’Énergie et des Ressources. Sixième session, 31ème législature, no. 51, 24 février 1981, B-2339.

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dernier, la meilleure façon de s’affirmer dans ce domaine est de dicter une politique qui va à l’encontre du programme d’équipement nucléaire proposé par HQ. Cela explique d’ailleurs pourquoi le PQ a mis quatre années après le choc pétrolier pour tenir un discours prônant la nécessité d’une politique d’économie d’énergie, alors qu’en août 1976, son député J.Y Morin affirmait encore que le Québec ne pouvait « rester à l’écart [de la technologie nucléaire], même si on arrivait à limiter, un tant soit peu, la demande [d’électricité], même si on arrivait à la canaliser »83.

C’est donc la volonté du gouvernement de contester les prérogatives d’HQ qui amène Guy Joron, à considérer que: « la détermination du coût de l’énergie doit être une responsabilité gouvernementale, une responsabilité politique […] Aucun gouvernement ne peut se soustraire à cette responsabilité et renoncer à cet instrument ».84 C’est cette même vision qui le pousse à affirmer, à la CPRNTF de juin 1978, en ciblant la société d’État, que:

On ne peut plus laisser dans un texte de loi un mandat complètement ouvert à un des acteurs du secteur énergétique qui pourrait […] établir une politique énergétique à la place du gouvernement ou établir, pour lui tout seul, ses propres plans de développement sans tenir compte des intentions globales que peut avoir l’État au titre de la planification énergétique.85

À côté du discours prônant l’économie d’énergie et remettant en cause les plans de croissance d’HQ, le PQ développe un autre argumentaire, critique cette fois, de la technologie nucléaire. Ainsi, les questions de coûts, de fiabilité et de sécurité des centrales ainsi que leurs impacts écologiques sont mises de l’avant pour justifier le report du recours à l’option nucléaire. Sur ces deux derniers points, le gouvernement reprend les mêmes arguments que ceux avancés par Robert Bourassa au début des années 70 et, de façon plus générale, tient un discours proche de celui du mouvement anti-nucléaire. La première intervention de Guy Joron, durant la CPRNTF de février 1977, aborde l’aspect sécuritaire des centrales nucléaires et la question des déchets radioactifs.86

Le discours du gouvernement sur le coût de l’énergie nucléaire a lui aussi changé. Guy Joron rappelle que l’inflation sur le prix des matières premières ayant suivi le choc pétrolier a amené le prix de l’uranium à

83. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Commission Permanente de l’Énergie et des Ressources. Quatrième session, 30ème législature, no. 121, 11 août 1976, B-3996. Il faut préciser ici que malgré le virage opéré en février 1977, certaines voix au sein du PQ sont demeurées favorables à l’énergie nucléaire, telles que celle de J.Y. Morin ou Jacques Parizeau. 84. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 192, 14 septembre 1977, B-5500. 85. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Troisième session, 31ème législature, no. 116, 7 juin 1978, B-4543. 86. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-172.

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passer de 8$ en 1973 à 40$ en 1977.87 Le coût de l’usine d’eau lourde de La Prade a quant à lui explosé, passant d’un estimé initial de 350 millions de dollars en 1974 à 1.5 milliard de dollars à la fin 1977. La situation de Gentilly-2 n’est guère plus reluisante puisque son estimé est passé de 300 millions de dollars en 1973 à proche d’un milliard en 1978.

Ici encore, il est difficile d’expliquer le renversement du discours du PQ en l’espace de quelques mois, si l’on n’associe pas sa critique du nucléaire à un rejet d’une technologie sous contrôle canadien. Propriété du gouvernement fédéral, à travers ÉACL, sont industrie se concentre essentiellement en Ontario, que ce soit dans le domaine de la conception des réacteurs, de la manufacture des équipements ou de l’accès à l’uranium. Une fois arrivé au pouvoir, et dans une perspective indépendantiste, il devient impensable pour le PQ de planifier son futur énergétique en s’appuyant sur le développement nucléaire: une technologie sur laquelle, il n’a très peu, voire aucun contrôle et qui par conséquent le met dans un rapport de dépendance face à l’entité de laquelle il veut se séparer. C’est la raison pour laquelle Guy Joron ne manque pas de rappeler que « la production nucléaire implique des éléments de machinerie, d’eau lourde, d’uranium qui ne sont pas contrôlés à partir du Québec ».88 De même lorsqu’il interroge la pertinence du projet La Prade et se demande pourquoi l’on voudrait « sur le territoire du Québec, une usine de production d’eau lourde qui ne sert pas nos besoins mais qui sert finalement à l’exportation vers d’autres provinces canadiennes ou vers l’étranger ».89

L’envolée de coûts de Gentilly-2, tout comme les divers problèmes techniques rencontrés à Gentilly-1, sont autant d’exemples mis de l’avant par le gouvernement pour pointer l’échec des politiques fédérales au Québec dans le domaine de l’énergie. Ainsi, le successeur de Guy Joron, Yves Duhaime, rappelle ironiquement que:

Au Québec, la performance du gouvernement fédéral dans les investissements énergétiques est fabuleuse. Gentilly-1 qui a coûté quelques centaines de millions, a fonctionné quelques heures en 1971. Depuis, on l’a arrêté, on l’a mise dans les boules à mites et tout le monde convient que c’est un gros citron.90

87. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 191, 13 septembre 1977, B-5326. 88. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 4, 15 février 1977, B-174. 89. Débats de l’ANQ. CPRNTF. Deuxième session, 31ème législature, no. 192, 14 septembre 1977, B-5497. 90. Débats de l’ANQ. Troisième session, 32ème législature, vol. 26, 1er avril 1982, 2941.

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L’usine de La Prade et les tensions fédéral-provincial

Par ailleurs, sur les questions nucléaires, le PQ dénonce régulièrement une forme de mauvaise-foi, voire de chantage, de la part d’Ottawa. En janvier 1973, à l’époque de la signature de l’entente sur la construction de Gentilly-2, le gouvernement fédéral s’était engagé à financer 50% du prix de la centrale. L’estimé initial étant de 300 millions de dollars, sa part se chiffrait alors à 150 millions. Depuis, le coût de la centrale a explosé pour atteindre le milliard de dollars, en grande partie en raison de l’inflation. Ottawa refuse cependant d’accorder un financement supplémentaire. Québec se montre très mécontent de la situation, d’autant plus que le gouvernement du Nouveau-Brunswick, qui s’était engagé en 1975 dans la construction de la centrale de Pointe-Lepreau, a bénéficié d’un montant de 350 millions, alors que les deux réacteurs devaient entrer en opération à peu près en même temps.91

Mais bien plus que Gentilly-2, le projet qui va cristalliser les tensions entre les deux paliers de gouvernement est celui de l’usine d’eau lourde de La Prade. À la suite de la pénurie d’eau lourde qu’avait connue le Canada en 1972 et qui avait nécessité l’arrêt prolongé du réacteur de Gentilly-1,92 HQ souhaitait sécuriser ses approvisionnements pour Gentilly-2 et les éventuelles futures centrales qui suivraient. Comme ÉACL, de son côté, envisageait déjà construire une usine d’eau lourde au Canada, c’est donc le site de Gentilly qui est retenu, au début de l’année 1974.93

Deux ans plus tard, le gouvernement du Canada, alors aux prises avec une sévère inflation, entreprend des coupures dans ses dépenses. Le secteur de la recherche scientifique n’étant pas épargné, il opère une coupe de 500 millions de dollars dans le budget d’ÉACL et retarde de deux ans le prêt qu’il lui a consenti pour la poursuite de la construction de l’usine de La Prade. Au lieu de 1978, la mise en service est prévue pour 1980.94 Les activités du chantier sont donc retardées, durant l’année 1977, et des négociations entre Ottawa et Québec sont entamées pour la poursuite de la construction de l’usine. Les négociations tombent en plein dans la période où le PQ annonce vouloir abandonner l’option nucléaire, d’où un certain piétinement, attribué par ÉACL à « la nouvelle politique énergétique annoncée par le gouvernement provincial [qui] a laissé

91. Débats l’ANQ. Quatrième session, 30ème législature, vol. 20, no. 121, 17 octobre 1978, 3047. Sur l’histoire du programme nucléaire du Nouveau-Brunswick, voir Adrian Kelly Egbers, Going Nuclear: The Origins of New Brunswick’s Nuclear Industry, 1950-1983 (mémoire de maîtrise, Dalhousie University, 2008). 92. Sur la pénurie d’eau lourde à Gentilly-1 et ses conséquences, voir Mahdi Khelfaoui, Histoire de la centrale nucléaire Gentilly-1 (mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2013), 89-92. 93. HQ, Rapport d’activité 1973, juin 1974, 41. 94. Débats l’ANQ. CPRNTF. Quatrième session, 30ème législature, no. 121, 11 août 1976, p. B-3983.

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entendre que le nucléaire n’était plus prioritaire au Québec au cours des années 1980 ».95 Le 21 octobre 1977, le Premier ministre du Canada Pierre-Elliott Trudeau écrit à son homologue québécois René Levesque pour l’informer des difficultés éprouvées par ÉACL à vendre ses réacteurs CANDU, situation qui risquerait de réduire la production canadienne en eau lourde.96 Ainsi, si le Québec désirait que la construction de La Prade se poursuive, il devrait en confirmer l’intérêt dans les plus brefs délais, sous peine d’un arrêt des travaux le 15 novembre. Cet intérêt devrait surtout se concrétiser par un engagement pour la construction de trois centrales supplémentaires Gentilly-3, 4 et 5.

Étant donné le contexte commercial défavorable pour ÉACL, Ottawa désire obtenir une assurance de l’existence d’un marché québécois pour la production à venir d’eau lourde de La Prade. Après négociation interne au sein du PQ, le projet est finalement maintenu car considéré comme un important pourvoyeur d’emploi dans la région de Trois-Rivières. En effet, le chantier emploie 350 ouvriers en plus d’une centaine d’autres employés en dehors du site. Si la construction devait reprendre à un rythme normal, elle nécessiterait la présence de 900 personnes pendant trois ou quatre ans.97 À un stade du projet où le gouvernement fédéral a déjà investi entre 200 et 300 millions de dollars sur les 850 prévus, La Prade est, pour l’instant, sauvé. Québec s’engage auprès du gouvernement fédéral pour la construction de Gentilly-3 mais, annonçant du même coup son moratoire, abandonne l’idée de Gentilly-4 et 5.98 Une entente de principe est finalement conclue, en décembre 1977, et c’est ainsi qu’au terme des négociations, en janvier 1978, HQ s’engage « sur l’achat de 1440 tonnes métriques d’eau lourde d’EACL, en considération de quoi, cette dernière s’engage à construire l’usine d’eau lourde La Prade d’après un échéancier déterminé ».99

Mais, à la mi-août 1978, le président du Conseil de Trésor du gouvernement fédéral, Robert Andras, annonce la suspension du projet La Prade, dans le cadre de l’application de nouvelles restrictions budgétaires. Cette annonce suscite, dans un premier temps, la colère du gouvernement du Québec qui menace Ottawa de poursuites pour bris de contrat.100

95. ÉACL, Rapport annuel 1977-78, 1978, 11. 96. Michel Gauquelin, « Un Québec hydro-électrique dans un Canada nucléaire » in Jean-Marc Carpentier, éd., Face au Nucléaire (Sillery: Québec Science Éditeur, 1980), 187. Sur les difficultés d’ÉACL à exporter ses réacteurs CANDU à la fin des années soixante-dix, voir Duane Bratt, The Politics of CANDU Exports (Toronto: University of Toronto Press, 2006), 150-173. 97. Michel Gauquelin, Ibid. 98. « Québec autorise Gentilly III puis s’imposera un moratoire », Le Devoir, 16 novembre 1977, 1 et 6. 99. HQ, Rapport annuel 1978, 1979, 30. 100. « La mise au rancart de La Prade: Joron menace de poursuivre Ottawa pour bris de contrat », Le Devoir, 23 août 1978, 1.

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Cependant, quelques semaines plus tard, Guy Joron se montre enclin à renégocier le contrat conclu en janvier 1978, à condition que le gouvernement fédéral investisse 600 millions de dollars pour la création de 1500 emplois dans le secteur hydroélectrique québécois.101 Les négociations se poursuivent avec le nouveau gouvernement du conservateur Joe Clark, élu en juin 1979. Ce dernier promet une compensation de 200 millions de dollars au gouvernement du Québec contre l’abandon du projet.102 Là encore, les négociations n’aboutissent pas puisque Clark est défait aux élections de mars 1980. Avec le retour de Pierre Trudeau au pouvoir, les négociations reviennent au point mort. Au final, la construction de l’usine ne se relèvera jamais de l’arrêt d’août 1978.

La confirmation du moratoire (1981-1983)

Le 26 février 1981, en marge des activités de la Commission Permanente sur l’Énergie et les Ressources (CPER), le ministre de l’Énergie et des Ressources (MER), Yves Bérubé annonce le prolongement du moratoire sur le nucléaire d’une durée de cinq années supplémentaires.103 Sur les 36 mémoires étudiés à la CPER, seuls ceux d’HQ, de l’Ordre des Ingénieurs du Québec, du Comité de promotion économique de Montréal et de l’École Polytechnique sont favorables à l’option nucléaire.104 L’argumentaire de ces derniers repose toujours sur la crainte que le Québec ne puisse répondre à la demande d’électricité à long terme et sur le désir de maintenir une expertise scientifique et technique québécoise dans le domaine nucléaire. Quant au discours du ministre, sans annoncer un abandon définitif, il demeure le même que celui tenu, depuis 1977, par ses deux prédécesseurs: étant donné que les besoins énergétiques du Québec ne nécessitent pas le recours immédiat à l’énergie nucléaire, mieux vaut éviter de s’engager dans cette filière et maintenir plutôt une expertise minimale dans le domaine, en attente des développements technologiques futurs.105 Pour la clôture des activités de la CPER, où le plan d’équipement d’HQ pour la décennie 80 est discuté, Bérubé déclare donc que:

101. « Guy Joron se ravise et se dit prêt à discuter de La Prade », Le Devoir, 6 septembre 1978, 1. 102. « La Prade: le gouvernement fédéral aura englouti $426 millions pour rien », Le Soleil, 19 janvier 1980, D9. 103. « Centrales Nucléaires. Bérubé prolonge le moratoire de 5 ans », La Presse, 27 février 1981, B1. 104. « Les principaux thèmes de la Commission parlementaire », Hydro-Presse, 61, 5 (mi-mars 1981), 6. 105. La volonté de ne pas se prononcer clairement sur l’abandon définitif de la filière nucléaire a également été relevée dans Faucher et Bergeron, Hydro-Québec, 67.

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Il faut sans doute maintenir cette expertise du nucléaire au sein d’Hydro-Québec, mais nous sommes en droit de reporter cette échéance d’un programme massif dans le domaine du nucléaire de manière que nous puissions avoir ce débat en profondeur et, à cet effet, obtenir un plus grand nombre d’informations qui permettront à nos concitoyens soit de se rassurer ou soit, au contraire, de se convaincre qu’ils doivent tenter d’éviter cette filière énergétique particulière.106

C’est justement dans le but de maintenir une telle expertise qu’en février 1979, le ministre reconnaissait « l’opportunité d’implanter [un] programme de doctorat en génie nucléaire soumis par l’École [Polytechnique], malgré le moratoire décrété sur le développement des centrales d’énergie nucléaire ».107 De même lorsque, quelques mois plus tard, le ministre appuie une demande de subvention de la même institution pour la création d’un Groupe d’Analyse Nucléaire (GAN). Ce groupe aurait deux objectifs: « la formation de spécialistes capables d’effectuer des analyses de performance et de sûreté pour les centrales nucléaires et la constitution d’une programmathèque de codes informatiques déjà existants ou produites par le GAN ».108

Il n’en demeure pas moins qu’en novembre 1981, le Conseil d’administration d’HQ rend publique la décision de ne pas se porter acquéreur de Gentilly-1, toujours propriété d’ÉACL, qui ne constituerait pas « un producteur d’énergie sûr et fiable ».109 Il annonce, dans la foulée, renoncer à se lancer dans le projet de Gentilly-3, centrale qui aurait dû être mise en service en 1992: « les besoins d’énergie du Québec ne justifiant pas la contribution de cette centrale de 850 MW au réseau, le conseil a décidé de surseoir à toute démarche visant à s’engager dans cet avant-projet ».110 La récession qui frappe l’économie québécoise et nord-américaine ainsi que la hausse du prix de l’énergie et des tarifs d’électricité qui ont encouragé les politiques d’économie d’énergie, amènent HQ à réviser ses plans de croissance.

Le plan de développement d’HQ pour la période 1982-85 reconnait la nécessité de réévaluer les prévisions de forte demande d’électricité effectuées au milieu des années 70. Le taux de croissance annuelle de 7.75%, établi en 1975, pour la période 1985-2000 est ainsi révisé à 6.2% en 1981, « avant d’être ramené à 3.7% pour la période 1998, à l’intérieur d’une fourchette allant de 2.6% à 4.7% ».111 Le 1er octobre 1983, soit

106. Débats de l’ANQ. CPER. Sixième session, 31ème législature, no. 57, 3 mars 1981, B-2915. 107. AEPM, Conseil académique, 15 février 1979, 86. 108. AEPM, Conseil académique, 28 mai 1981, 86. 109. « Le Conseil d’administration adopte le projet Grande Baleine, reformule la mission d’HQI et redéfinit la politique nucléaire de l’entreprise », Hydro-Presse, 61, 21 (fin novembre 1981), 1. 110. Hydro-Presse, 61, 6 (mi-mars 1981), 3. 111. « Plan de développement 1982-1985 et philosophie de gestion », Hydro-Presse, 62, 19 (fin octobre 1982), 4.

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quatre années après la date initialement prévue, Gentilly-2 entre officiellement en service. S’alignant à présent sur le discours du gouvernement, HQ estime que la centrale de 600 MW lui a « permis d’acquérir une plus grande expérience dans ce type de construction et de former une équipe de personnes compétentes en technologie nucléaire ».112 Gentilly-2, exploitée pendant 30 ans, sera la première et aussi dernière centrale nucléaire commerciale à avoir été opérée par HQ.

Tableau 2. Évolution de la croissance de la consommation d’électricité au Québec

Période

Croissance de la consommation d’électricité

au Québec [%]

1965-70 5.60 1970-75 7.00 1975-80 3.55 1980-85 4.85 1985-90 4.00 1990-95 1.45 1995-00 2.55

Source : Ministère des Ressources Naturelles du Québec - «L’énergie au Québec, 1958-2010»

Conclusion: les enjeux ayant entouré le développement de l’énergie nucléaire au Québec

L’évolution de la stratégie nucléaire québécoise des décennies soixante et soixante-dix a été déterminée par des enjeux politiques, économiques, technologiques et symboliques. Ces enjeux ont pu être mobilisés, à différents moments de la période étudiée, soit dans le but de favoriser, soit dans celui de freiner l’émergence d’un programme nucléaire d’envergure au Québec.

Dans la première période, s’étendant de 1963 à 1970, les questions de maîtrise technologique et de planification stratégique ont amené HQ à se lancer dans le projet original de Gentilly-1, centrale opérée à partir de novembre 1970.113 L’attrait symbolique que représentait l’énergie

112. « Gentilly à pleine puissance », Hydro-Presse, 63, 18 (mi-octobre 1983), 3. 113. Martine Provost note que durant la décennie soixante-dix, la stratégie nucléaire d’HQ a reposé sur trois axes: établir un programme d’équipement dont la première étape consistait en l’acquisition de la centrale Gentilly-1, garantir la disponibilité d’une enveloppe financière nécessaire à la réalisation des investissements et enfin, maîtriser la technologie, objectif passant par la constitution d’un tissu d’industries secondaires québécoises en mesure de fournir une partie des équipements. Voir Martine Provost, Les stratégies d’autonomie d’une entreprise publique: le cas du programme nucléaire d’Hydro-Québec (mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 1988), 57-107.

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nucléaire a fait également qu’une partie de la l’élite politique s’en est emparé comme un signe de l’entrée du Québec dans une nouvelle ère de modernité technologique.

Le gouvernement Bourassa ayant cependant opté, à travers le projet de la baie James, pour un développement massif de l’hydroélectricité, deux facteurs ont maintenu l’intérêt pour la technologie nucléaire durant la période allant de 1971 à 1976. D’une part, le PQ s’opposait au projet de la baie James et plaidait pour de plus grands investissements nucléaires. Sa position était motivée par une crainte de voir le Québec irrémédiablement distancé par l’Ontario et le reste des pays occidentaux dans la course pour la maîtrise de ce qui était vu comme la technologie de l’avenir. D’autre part, les spéculations sur une éventuelle baisse des coûts de l’énergie nucléaire, conjuguées aux projections de forte croissance de la demande d’électricité réalisées par HQ, ont incité cette dernière à lancer un plan nucléaire d’envergure, en vue de pallier graduellement à la fin des ressources hydrauliques rentabilisables.

La troisième période, allant de 1977 à 1983, a d’abord été marquée par le changement d’orientation de la politique énergétique du PQ, à son arrivée au pouvoir. Pour justifier son abandon de l’option nucléaire, le nouveau gouvernement invoquait le changement de la donne énergétique induit par le choc pétrolier de l’automne 1973. La meilleure stratégie à suivre, selon lui, dans ce contexte était une politique d’économie d’énergie impliquant l’abandon du nucléaire et l’exercice d’un contrôle sur la croissance de la demande d’électricité. Cette prise de position, allant directement à l’encontre du plan nucléaire d’HQ, dissimulait en réalité une confrontation dont l’enjeu était la définition et la planification des besoins énergétiques futurs du Québec. À la sortie de la CPER de 1981, il apparaissait qu’HQ s’était pliée à la volonté du gouvernement, devant se contenter de la mise en service, en 1983, de la centrale de Gentilly-2. Par ailleurs, après 1976, le gouvernement a tenu un discours critique sur l’énergie nucléaire, pointant ses faiblesses du point de vue de la sécurité, de la fiabilité, du risque écologique et de l’explosion de ses coûts. Cette critique allait de pair avec le rejet d’une technologie qui demeurait sous contrôle du gouvernement fédéral et dont l’industrie demeurait concentrée en Ontario. Après 1983, HQ a renoncé à s’engager dans de nouveaux projets nucléaires et s’est contenté d’exploiter Gentilly-2, ceci jusqu’à la fin 2012, lorsque le PQ a décidé d’annuler le projet de réfection devant en prolonger la durée de vie de trente années supplémentaires.