le paradis terrestre se trouvait-il à l'Équateur? (jean delumeau)

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Conferência publicada em "Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres", 135e année, N. 1, 1991. pp. 135-144.

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  • Monsieur Jean Delumeau

    Le paradis terrestre se trouvait-il l'quateur ?In: Comptes rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 135e anne, N. 1, 1991. pp. 135-144.

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    Delumeau Jean. Le paradis terrestre se trouvait-il l'quateur ?. In: Comptes rendus des sances de l'Acadmie desInscriptions et Belles-Lettres, 135e anne, N. 1, 1991. pp. 135-144.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1991_num_135_1_14945

  • I *

    COMMUNICATION

    LE PARADIS TERRESTRE SE TROUVAIT-IL L'EQUATEUR ? PAR M. JEAN DELUMEAU, MEMBRE DE L'ACADMIE

    Aprs avoir longuement trait dans trois ouvrages successifs de la peur et du sentiment de scurit, considrs comme objets historiques , je m'occupe maintenant de la place que le paradis terrestre a tenue dans les proccupations et l'imagination des Occidentaux avant les remises en cause des Lumires .

    Le Moyen ge, de faon presque gnrale, estima avec saint Thomas d'Aquin que le paradis terrestre, interdit depuis le premier pch, subsistait toujours sur notre terre. Beaucoup de cartes mdivales lui faisaient une place dans l'Orient lointain et, pour cette raison, plaaient l'Est en haut. La Renaissance puis l'ge classique abandonnrent progressivement cette gographie paradisiaque. En revanche, plus que jamais, les rudits tentrent de situer au plus prs l'endroit o Dieu avait plant le jardin d'Eden et leur rudition s'effora d'liminer les localisations fantaisistes.

    Luther et le pote Du Bartas eurent beau avertir qu' il est vain de demander aujourd'hui o se trouvait et ce qu'tait ce jardin (d'Eden)1 , ils n'empchrent pas de trs nombreux curieux de rechercher en quel lieu ce parterre fut fait des mains propres de Dieu2 . La plupart des commentateurs de la Gense jugrent comme Calvin que, mme si notre hritage ternel... est au ciel..., il nous faut arrter le pied en terre pour considrer le logis dont Dieu a voulu que l'homme ust en son temps3 . Le jsuite Francisco Suarez (t 1 6 1 7) tait le porte-parole de beaucoup de thologiens et d'exgtes lorsqu'il affirmait que la connaissance du paradis terrestre nous est ncessaire pour comprendre tout ce que l'criture nous dit du statut de l'humanit avant le pch4 . La recherche passionne de l'endroit o se trouvait le jardin des dlices tait donc lgitime et souhaitable. Mais elle tait, en outre, possible. Car, crivait Raleigh, bien que le jardin lui-mme ne puisse pas tre trouv, le dluge et les autres accidents de l'histoire ayant rduit le pays

    1. Luther, Commentaire du livre de la Genve , dans uvres, Gense, Labor et Fides, 1975, t. XVII, p. 94.

    2. Du Bartas, La Deuxime semaine, V, v. 125-126. 3. Calvin, Commentaires sur l'Ancien Testament, Genve, Labor et Fides, 1961, p. 48. 4. Fr. Suarez, Opra omnia, d. Vives, Paris, 1856 : III, p. 198.

  • 136 COMPTES RENDUS DE L'ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    d'Eden l'tat de champ et de pturages ordinaires, nanmoins le lieu reste le lieu et ses rivires demeurent les mmes5 .

    L'historien Joseph Duncan, qui a tudi de faon exhaustive les sources de Milton, constate judicieusement qu'aux xvie et xviie sicles, la localisation du paradis terrestre a plus attir l'attention (des spcialistes) que n'importe quelle autre question le concernant6 . Se penchant sur ce sujet, la science du temps ne se contenta pas d'vacuer l'interprtation allgorique de Philon et d'Origne et les localisations fantaisistes mdivales proximit de la lune ou au- del de l'ocan circulaire. Elle passa au crible de la critique d'autres hypothses gographiques, anciennes, ractualises ou rcentes, qui parurent en contradiction avec la lettre du texte sacr ou avec la nouvelle connaissance du monde issue des grandes dcouvertes.

    Il faut donc voquer ici l'hypothse quatoriale . Celle-ci, avance par Tertullien7, fut rappele par saint Thomas d'Aquin qui crivit, prudemment toutefois, dans la Somme thologique : ... Il faut penser que le paradis a t plac en un lieu trs tempr, soit sous l'quateur, soit ailleurs8. Saint Bonaventure et Durand de Saint-Pourain (tl334) sont en revanche plus catgoriques. Le premier affirme qu'au paradis terrestre la chaleur est tempre cause de la puret de l'air et qu'il y rgne une grande galit des saisons par la proximit de l'quateur9 . Pour lui en effet le paradis est situ en Orient et il jouxte la ligne quinoxiale, penchant lgrement vers le midi. Durand de Saint-Pourain10, dans ses Commentaires des sentences de Pierre Lombard et Jean de Gnes l'article Paradisus de son Catholicon (achev en 1288)11 adhrent cette opinion qui s'accordait avec l'attirance que les rgions chaudes de l'Asie Inde ou Ceylan exeraient sur l'imagination des Occidentaux du Moyen ge.

    En sens contraire Roger Bacon (tl292), tout en admettant que la rgion quatoriale est tempre , ne croit pas qu'elle soit trs tempre . Aussi n'est-il pas certain que le paradis (terrestre) doive se trouver ici12. A son tour Pierre d'Ailly, dans son Ymago mundi, aprs discussion et hsitations, se rallie au sentiment de Roger Bacon

    5. W. Raleigh, The History of the World, 2 vol.. Oxford, 1829 : II, p. 78-79. 6. J. Duncan, Mikon's Earthly Paradise. A Historical Study ofEden, Univ. of Minnesota

    Press, 1972, p. 99. 7. Tertullien, Apologetica XL VII et contra Marcion , II, P.L., Patr. Lat., I, c. 520

    et II, c. 288. 8. Thomas d'Aquin, Somme thologique, la, qu. 102, art. 2 (d. du Cerf, 11, p. 281). 9. Bonaventure, Commentaria in quatuor libros sententiarum , dans Opra omnia,

    Quarachi, 1885 : II, p. 408. 10. Durand de Saint-Pourain, In Sententias theologicas Ptri Lombardi commentariorum

    libri quatuor, Lyon, 1586, 1. II, dist. 17, p. 361. 11. Pierre d'Ailly, d. Buron, Ymago mundi, III, p. 647. 12. Cit dans Ibid., id. (Cf. R. Bacon, Opus majus, 4e partie, dist. 2, ch. 4, d. de 1733,

    p. 83.)

  • LE PARADIS TERRESTRE SE TROUVAIT-IL L'EQUATEUR ? 1 37

    et dduit que sous l'quateur le climat n'est pas absolument tempr. Il n'y a donc pas d'apparence que le paradis terrestre y soit plac, puisqu'il doit jouir des conditions les plus tempres13 .

    h'Historia rerum ubique gestarum de Pie II, quant elle, met en doute la possibilit d'un habitat humain l'quateur14 et donc la pertinence d'une localisation du paradis terrestre dans cette rgion. En sens inverse, il est rvlateur que Christophe Colomb, par ailleurs grand lecteur et admirateur de Pierre d'Ailly et de Pie II, se soit spar d'eux sur le point qui nous occupe ici. En face du passage de Pie II qu'on vient de citer, il note : Le contraire est dmontr au Sud par les Portugais, au Nord par les Anglais et les Sudois qui navigurent en ces parties du monde15. Plus loin, commentant toujours Pie II, Christophe Colomb revient sur le sujet en ces termes : ratosthnes dit que le climat est trs tempr sous le cercle quatorial ; et Avicenne aussi... Le fort de la Mine (Mina) du Sr- nissime roi du Portugal est perpendiculairement situ sous la ligne quatoriale. Nous l'avons vu16. Pour Christophe Colomb l'exprience prouvait donc le caractre habitable des zones quatoriales. C'est pourquoi il crut que le golfe de Paria, dcouvert par lui au cours de son troisime voyage, constituait le chemin, interdit peut- tre, mais le chemin tout de mme, du paradis terrestre.

    Il crivit ce propos : Je ne prtends pas (...) qu'il soit possible d'y arriver jamais (au paradis terrestre) ; mais je crois que c'est l (en amont du golfe de Paria) que se trouve le paradis terrestre, jusqu'o personne ne peut arriver, si ce n'est pas la volont divine... Je pense que cette eau pourrait fort bien descendre de l, pour arriver jusqu'ici o elle forme ce lac (le golfe de Paria). Je n'avais jamais lu ni entendu dire qu'une aussi grande quantit d'eau douce pouvait se maintenir ainsi au milieu d'eau sale et en contact avec elle. La temprature extrmement douce contribue aussi le faire croire. Et si jamais ce fleuve (l'Ornoque) ne sort pas du paradis, cela semblera sans doute encore plus merveilleux ; car je ne pense pas qu'on ait vu dans tout le monde un autre fleuve aussi grand, ni aussi profond17.

    L'loge de la zone quatoriale fait l'objet d'un dveloppement substantiel dans YHistoire du monde de Raleigh. On pouvait autrefois, estime-t-il, juger raisonnablement que les rgions sous l'quateur taient inhabitables. Mais Tertullien et Avicenne, qui ont mis l'opinion contraire, taient dans le vrai. Nous savons maintenant, par l'enseignement des voyages de dcouvertes, que si doit se trouver sur terre

    13. Ibid., III, p. 648. 14. A. S. Piccolomini, Historia..., p. 10. 15. Cit dans Pierre d'Ailly, d. Buron, Ymago mundi, III, p. 742. 16. Cit dans Ibid., III, p. 745. 17. Chr. Colomb, uvres, prsentes, traduites et annotes par A. Cioranescu, Paris,

    Gallimard, 1961, p. 233-235.

  • 138 COMPTES RENDUS DE L'ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    un endroit dot de la nature, de la beaut et des dlices dont jouissait le paradis terrestre, il faut le chercher dans la rgion que l'on supposait auparavant inhabitable et brle : entre les tropiques ou proximit de la ligne quatoriale elle-mme. La chaleur du jour y est adoucie par la brise et les nuits sont fraches. Je ne connais aucune autre rgion du monde qui ait une temprature meilleure et plus gale18.

    Un peu plus tard le gographe anglais Nathaniel Carpenter confirme son tour que Tertullien, Bonaventure et Durand de Saint-Pourain avaient raison contre les anciens lorsqu'ils estimaient la zone quatoriale plaisante et commode pour l'habitation. Il est bien vrai que les lieux placs sous la ligne quinoxiale ne sont pas brls par le soleil comme certains le pensaient. Les derniers navigateurs ont au contraire prouv qu'ils sont le plus souvent trs agrables et fertiles19.

    Contemporain de Raleigh et de Carpenter, Suarez posant son tour la question ( le paradis tait-il l'quateur ? ), constate avec eux que l'exprience le mot est riche ici de modernit a modifi les donnes du problme : L'exprience a prouv, crit-il, que les rgions de la zone torride, rputes inhabitables par les anciens, sont en ralit tempres (par l'abondance des eaux et la frquence des vents) et trs propres l'habitation20. Cependant non seulement Raleigh et Carpenter mais encore beaucoup de savants qui, en leur temps, commentrent la Gense placrent malgr tout dans le Proche ou le Moyen Orient le beau jardin disparu. Mais, pour rester cohrents avec eux-mmes, ils supposrent qu'il avait bnfici avant le pch, des excellentes conditions qu'on trouve maintenant l'quateur. Il faut en tout cas considrer comme un fait d'histoire, s'agissant de l'emplacement du paradis terrestre, la relance de l'hypothse quatoriale , s'largissant d'ailleurs en une hypothse amricaine Amrique chaude s'entend.

    On a pu dresser une liste d'historiens du Nouveau Monde qui penchrent pour cette dernire localisation21, ou qui, en tout cas, tels Lopez de Gomara22 et Antonio de Herrera23, furent impressionns, sinon convaincus, par l'affirmation de Christophe Colomb ce sujet. Le Pre Joseph de Acosta, la fin du xvie sicle, ne tarit pas d'loge sur la zone quatoriale. Il serait assurment tmraire,

    18. W. Raleigh, The History..., p. 87-88. 19. N. Carpenter, Geography, 1625, Reprint 1976, p. 211-212. 20. Fr. Suarez, Opra omnia, III, p. 208-209. 21. Cf. A. de Lon Minelo, El Paradiso en el Nuevo Mundo, uvre crite entre 1650

    et 1655, publie en 2 vol. en 1943 : cf. S.Buarque de Holanda, Viso do Paraiso, So Paulo, Companhia editora nacional, d. de 1969, p. 138.

    22. Fr. Lopez de Gomara, Historia General de las Indias, 2 vol., Barcelone, 1954, 1, p. 151. 23. A. Herrera y Tordesillas, Historia General de los hechos de los Castellanos en las yslas

    y en lierre delMar oceano (1499-1552), d. Madrid, 1933-1953 (12 vol.), 1. 3, ch. 12, p. 281.

  • LE PARADIS TERRESTRE SE TROUVAIT-IL L'EQUATEUR? 139

    crit-il, d'affirmer comme une certitude que le paradis terrestre se trouva l. Mais si l'on peut dire qu'un lieu paradisiaque existe sur terre, c'est bien o l'on jouit d'une temprature aussi suave et douce... Ici on ne connat pas l'hiver avec la gne du froid, ni l't avec ses chaleurs. Ici il suffit d'une natte pour se reposer des fatigues de la journe ; ici peine a-t-on besoin de changer de vtement une fois l'an... Ce que les potes chantent des Champs lyses et de la fameuse valle de Tempe et ce que Platon raconte ou imagine de l'le de l'Atlantide, les hommes le trouveraient en ces lieux, si seulement ils dcidaient de ne plus tre esclaves de l'argent et de la cupidit24.

    Ce regain de succs de la localisation quatoriale dans sa nouvelle version amricaine ne pouvait qu'inciter la recherche de royaumes fabuleux celui de l'El dorado et autres Ophir l'intrieur du Nouveau Monde. Si, toutefois, les commentateurs les plus srieux de la Gense, aux xvie et aux xvne sicles, rejetrent cette hypothse sduisante et ractualise par les voyages de dcouvertes, c'est qu'il fallait tenir compte de la lettre du texte sacr qui plaait le jardin d'Eden l'Orient et mentionnait le Tigre et l'Euphrate. Carpenter exprimait donc l'opinion des spcialistes lorsqu'il crivait : L'emplacement du paradis ne peut pas avoir t ( l'quateur) dans la mesure o les rivires du paradis mentionnes dans la Sainte criture n'y ont pas t trouves25.

    En revanche il se trouva un attard, le Dominicain Luis de Urreta, au dbut du xvne sicle , pour pencher vers une localisation, quatoriale certes mais africaine, du paradis terrestre.

    En raison du lien gographique ancien que la croyance collective avait tabli entre le royaume du prtre Jean et le paradis terrestre, Urreta est enclin penser que, puisque le premier est en Afrique, le second s'y trouvait aussi. Il considre donc le mont Amara comme un lieu quatorial qui aurait t digne de porter le jardin d'Eden. Ses formulations sur le sujet se veulent circonspectes. Elles suggrent nanmoins le caractre vraisemblable d'une telle localisation. Urreta explique que le mot amara en thiopien a la signification de paradis . Effectivement, assure-t-il, le mont qui porte ce nom est vritablement un hortus deliciarum, spar par son altitude du reste de la terre. C'est un lieu de bonheur, un jardin fleuri, rempli d'arbres fruitiers et d'agrables rivires.

    Je n'ai pas l'intention, crit Urreta, et il ne me vient pas l'esprit de prouver que ce mont est le paradis terrestre cr en prient le troisime des six jours de la cration o furent Adam et Eve et o

    24. J. de Acosta, Historia natural y moral de las Indias, lre d. Sville, 1590 ; l1* d. fr. 1598. d. consulte, O. Gorman, Mexico, 1962 : 1. II, ch. 14, p. 84-85.

    25. N. Carpenter, Geography, p. 212.

  • 140 COMPTES RENDUS DE L'ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    auraient vcu les hommes si Adam n'avait pas pch. Je prtends seulement exalter les grands privilges de ce mont et montrer que s'y trouvent de nombreux caractres que les saints docteurs, traitant du paradis terrestre, attriburent au jardin de dlices o furent placs nos premiers parents. Rappelant ensuite la tradition qui situait le jardin d'Eden l'quateur, Urreta remarque que le mont Amara est situ prcisment cette latitude. Les jours y sont gaux aux nuits ; l'hiver n'y est pas rigoureux ni l't brlant. La temprature, tempre toute l'anne, apporte comme un printemps perptuel, joyeux et fleuri . Toutes les caractristiques du paradis terrestre se rencontrent donc au mont Amara, o les arbres produisent des fruits trois fois l'an. Quand le soleil se dirige vers le tropique du Capricorne, mrissent les fruits ports par les branches mridionales des arbres ; quand il est en route vers l'autre tropique, c'est au tour des fruits des branches septentrionales ; quand il est l'quateur, viennent maturit les fruits des branches centrales : ainsi la nature ne s'arrte pas de produire. D'o l'on infre que nous pourrions donner ce mont le nom de paradis en raison de sa fertilit et de ses dlices26. Cette conclusion est toutefois suivie d'un prudent point d'interrogation.

    Le livre d'Urreta induisit, au xvne sicle et notamment en Angleterre, une discussion sur le mont Amara. Samuel Purchas, crivain et diteur de travaux gographiques, dans son Pilgrimage, consacre cette montagne un dveloppement qui est parfois une traduction littrale d'Urreta. Il ajoute en cela plus catgorique qu'Urreta , que plusieurs ont pris cet endroit pour le paradis de nos premiers parents27 . Un autre gographe, Heyleyn, s'appuyant sur Purchas, donne une description d' Amara dans sa Cosmographie (1652), refusant toutefois de l'identifier avec l'emplacement du paradis terrestre28. Milton, tributaire sans doute de Heyleyn, lui fait une place dans son Paradis perdu, tout en situant en Assyrie le jardin d'Eden. Mais il est rvlateur qu'il ait cru l'existence d'un lieu exceptionnel au fond de l'Afrique :

    Le mont Amar, o les rois d'Abyssinie gardent leurs enfants, Quoique suppos par quelques-uns le vrai paradis, Sous la ligne thiopique et prs de la source du Nil, Ce mont entour d'un roc brillant Et que l'on met tout un jour monter, est loin d'approcher Du jardin d'Assyrie o le dmon

    26. L. de Hurreta, Historia... de la Etiopia, monarchia del Emperador llamado Preste Juan de las Indias, Valence, 1910, p. 96-100.

    27. Purchas, His Pilgrimes, Londres, 1625, 5 vol. : IIe partie, p. 1064. 28. P. Heyleyn, Cosmographie in Foure Books, lre d. 1652. d. consulte, Londres, 1677,

    IV, p. 53.

  • LE PARADIS TERRESTRE SE TROUVAIT-IL A L'EQUATEUR ? 141

    Vit sans plaisir tous les plaisirs, toutes sortes De cratures vivantes, nouvelles et tranges la vue.

    (IV, v. 280-287) Milton, en rejetant regret peut-tre la localisation quatoriale du

    paradis terrestre, se rangeait donc l'avis des spcialistes autoriss de l'poque. De mme ceux-ci liminrent sans grandes discussions, la citant seulement pour mmoire, l'affirmation aventureuse de Guillaume Postel qui avait cru pouvoir situer proximit du ple Nord l'emplacement originel de l'humanit. Il croyait que la langue des Goths avait t la premire des hommes et que les Scythes, endurants au froid, au travail et aux privations, avaient conserv mieux que les autres les qualits physiques des habitants du paradis perdu29.

    Celui-ci, au cours des xvie-xvne sicles, reut essentiellement trois localisations concurrentes entre lesquelles se partagrent les meilleurs commentateurs de la Gense : l'Armnie, la Msopotamie, et la Terre sainte. Ils furent peu prs unanimes penser qu'il fallait remplacer par ab Oriente le a principio de la Vulgate ; et donc substituer plantavit Deus hortum ab Oriente plantaverat autem Deus para- disum voluptatis a principio (Gen. 1, 8)30. Tel tait d'ailleurs le sens que la Septante et les Pres grecs, entre autres, avaient donn ce passage. Grgoire de Nysse avait expliqu par cette gographie la prire vers l'Orient : Quand nous nous tournons vers le Levant, c'est parce que notre premire patrie, le paradis d'o nous sommes tombs, tait au Levant31. Un paradis terrestre amricain ou africain se trouvait ainsi limin. De mme la Renaissance et l'ge classique abandonnrent progressivement, malgr des retardataires comme Suarez32, l'identification mdivale du Pishn avec le Gange et du Guihn avec le Nil que permettait l'hypothse d'une circulation souterraine des eaux partir du paradis terrestre.

    Ces liminations une fois effectues, plusieurs auteurs hsitent entre Armnie et Msopotamie ou du moins se refusent une localisation plus prcise l'intrieur d'une zone qui va du Taurus au golfe Per- sique, voire l'Arabie Heureuse33. Mais c'est la solution msopota- mienne qui eut la faveur des commentateurs les plus rigoureux. Calvin, en prenant position pour elle, contribua lui donner un grand crdit. Son raisonnement peut tre considr comme exemplaire de

    29. G. Postel, Cosmographiae disciplinae compendium, Ble, 1561, p. 25. 30. Cf. par ex. la discussion ce sujet dans Fr. Suarez, Opra omnia, III, p. 208 qui,

    toutefois, maintient les deux sens en mme temps ; et dans Cornlius a Lapide, Commenta- ria..., p.82-83.

    31. Grgoire de Nysse, De Oratione dominica, V, dans Patr. Gr., t. 44, c. 1184. 32. Fr. Suarez, Opra omnia, III, p. 207. 33. Cette localisation (exceptionnelle) en Arabie Heureuse est propose par le protestant

    M. Becker, Schediasma hagiographicum de locis Eden, Ophir, atque Tarsis, Ina, 1676, p. 258. 1991 10

  • 142 COMPTES RENDUS DE L'ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    la nouvelle approche scientifique qui, en ces domaines, caractrise la Renaissance. Aprs avoir tabli que le lieu du paradis a t situ entre le soleil levant et la Jude , le Rformateur, contrairement Luther, estime qu' on se peut enqurir plus certainement de la question34 . Le problme est alors d'identifier le fleuve qui arrosait le jardin pour se diviser ensuite en quatre bras. Sur l'Eu- phrate et le Tigre, tous sont d'accord35 . Mais Strabon, diligent crivain et qui a pris garde de bien prs aux choses36 , a montr que ces fleuves s'assemblent chez les Babyloniens, et puis que chacun d'eux sparment, par son propre conduit, va tomber dans la Mer rouge37 .

    Calvin joignit une carte son commentaire. Elle montre une communication entre le Tigre et l'Euphrate au nord de Sleucie et de Babylone, puis un confluent complet au sud des deux villes. Ce fleuve devenu unique se divise ensuite en deux branches proximit du golfe Persique : le bas Euphrate devait tre le Guihn et le bas Tigre, le Pishn : ce qui conduit, pour s'accorder avec la Gense, placer le pays de Koush l'ouest du Guihn et le pays d'Hawila l'est du Pishn.

    Adam a-t-il habit vers Babylone et Sleucie, ou au-dessus ? Peu importe selon Calvin : II suffit que (le jardin d'Eden) ait t un lieu arros d'eaux . S'il y a rgion sous le ciel qui soit excellente en beaut, abondance de fruits, en fcondit, en dlices et autres dons, ceux qui ont crit des pays clbrent au-dessus de tous celui-ci. C'est pourquoi les louanges par lesquelles Mose exalte le paradis le concerne bien. Il est donc vraisemblable que la rgion d'Eden a t situe en ce pays-l...38

    La carte qui accompagnait les Commentaires... de Calvin fut reproduite non seulement dans leur traduction anglaise mais aussi dans la Bishops' Bible : d'o une grande diffusion. On ne sera pas tonn d'apprendre que les Annotations sur la Bible dont le Synode de Dor- drecht (1619) ordonna la rdaction, tout en reconnaissant que la Bible mentionne deux Eden , l'un en Syrie et l'autre en Chalde, estima, comme Calvin, que c'est dans le second qu'tait situ le paradis terrestre39. C'tait devenu en pays calviniste une doctrine quasi officielle.

    Du ct catholique le Trait de la situation du paradis terrestre publi en 1691 par l'vque Pierre Daniel Huet, ancien sous-prcepteur du

    34. Calvin, Commentaires..., p. 48. 35. Ibd., p. 50. 36. Strabon, Gographie, 1. XI, ch. xn, 3 (d. A. Tardieu, Paris, 1873, H, p. 446). 37. Calvin, Commentaires..., p. 52. 38. Ibid., id. 39. The Dutch Annotations upon the Whok Bible, trad. Th. Hoak, Londres, 1657, sig. B3.

    Cf. J. Duncan, Milton's..., p. 210 et 309.

  • LE PARADIS TERRESTRE SE TROUVAIT-IL L'EQUATEUR ? 143

    Dauphin et membre de l'Acadmie franaise, n'apporta pas d'lment fondamentalement nouveau. Mais l'auteur, plaant le lecteur en face des opinions diverses qui s'taient manifestes au cours des ges sur la localisation du paradis terrestre et les voquant avec humour au dbut de son livre, voulut apporter cette nigme une solution scientifique, qui balayerait les fantaisies et les incertitudes : On l'a plac (le paradis terrestre) dans le troisime ciel, dans le quatrime, dans le ciel de la lune, dans la lune mesme, sur une montagne voisine du ciel de la lune, dans la rgion moyenne de l'air, hors de la terre, sur la terre, sous la terre, dans un lieu cach et loign de la connaissance des hommes. On l'a mis sous le Ple Arctique... Plusieurs l'ont plac..., ou sur les bords du Gange ou dans l'isle de Ceilan, faisant mesme venir le nom des Indes du mot d'Eden... D'autres dans l'Amrique, d'autres en Afrique sous l'quateur, d'autres l'Orient quinoctial, d'autres sur la montagne de la lune d'o l'on a cru que sortait le Nil ; la plupart dans l'Asie, les uns dans l'Armnie majeure, les autres dans la Msopotamie ou dans l'Assyrie, ou dans la Perse, ou dans la Babylonie, ou dans l'Arabie, ou dans la Syrie ou dans la Palestine. Il s'en est mesme trouv qui ont voulu faire honneur ntre Europe, et ce qui passe toutes les bornes de l'impertinence, qui l'ont tabli Hdin, ville d'Artois, fondez sur la conformit de ce nom avec celui d'Eden40. S'offrant sortir le lecteur de ce labyrinthe, Huet propose sa propre localisation, finalement proche de celle avance par Calvin qu'il cite d'ailleurs cet gard avec loge. De tous ceux qui, crit-il, se sont engagez dans cette recherche, aucun n'a approch plus prs du sentiment que je propose que Jean Calvin dans ses Commentaires de la Gense*1.

    Voulant faire uvre prcise et dfinitive, Huet entend donner la seule localisation qui rponde la description de Mose et retrouver le sens vrai du texte biblique en faisant converger ensemble toutes les connaissances utilisables. Il dmontre successivement qu' Eden est un nom propre de lieu42 , qu'Eden et le paradis sont deux lieux differens... (j'entends differens comme le tout de sa partie)43 , que le paradis occupait la partie orientale de la province d'Eden44 et enfin que la plus grande partie du jardin estait sur la rive orientale du Tigre45 . Le pays d'Eden lui-mme occupait une bonne partie de cette grande rgion qui depuis a t appele Babylonie46 .

    40. P. D. Huet, Trait de la situation du paradis terrestre, 1" d., Paris, 1691, p. 4-6. Cf. J. R. Massimi, Montrer et dmontrer : autour du Trait de la situation du Paradis terrestre de P. D. Huet (1691) , dans Mose gographe... sous la dir. d'A. Desreumaux et Fr. Schmidt, Paris, Vrin, 1988, p. 203-226.

    41. P. D. Huet, Trait..., p. 21. 42. Ibid., p. 30. 43. Ibid., p. 63. 44. Ibid., p. 66. 45. Ibid., p. 67. 46. Ibid., p. 35.

  • 144 COMPTES RENDUS DE L'ACADMIE DES INSCRIPTIONS

    En fait Huet violente la gographie fluviale de l'Iraq actuel lorsqu'il crit qu'on ne peut se mprendre que faute d'attention sur ce qu'a crit Mose. De toute vidence les quatre rivires qui parta- geoient le grand fleuve du paradis estoient l'Euphrate et le Tigre au-dessus ; et au au-dessous les deux branches qui divisent le canal commun du Tigre et de l'Euphrate, avant qu'il tombe dans le Golphe Persique47 . Huet, comme Calvin, invente cette sparation ultime en Guihn l'ouest et Phisn l'est. En tout cas, comme lui, il localise le paradis terrestre juste en amont de cette sparation. Quelques jours aprs la publication du Trait... de Huet, Bossuet crivit celui-ci. J'arrivai ici samedi soir, Monseigneur, et ds le lendemain matin j'eus l'honneur de prsenter au roi votre Paradis terrestre. Il le receut parfaitement et voulut que je lui explicasse le sujet du livre48. Le Trait... fut rapidement traduit en latin et en anglais.

    Huet avait espr clore le dbat sur la localisation du jardin d'Eden. Il n'imaginait pas qu'au sicle suivant, l'tude des fossiles conduirait reculer l'ge de la terre, mettre en doute le caractre historique du rcit de la cration par la Gense et donc bousculer tout ce qui avait t crit sur le jardin d'Eden et toutes les localisations qu'on avait proposes : sur la lune ou l'quateur, bien sr, mais aussi en Msopotamie.

    MM. Antoine Guillaumont, Jean Richard, Michel Mollat du Jourdin, Robert-Henri Bautier, Andr Caquot, Ernest Will, Pierre Amandry et Franois Chamoux interviennent aprs cette communication.

    47. Ibid., p. 70-71. 48. Bossuet, Correspondance, Paris, Hachette, 1920, t. 4, p. 355.

    LIVRES OFFERTS

    M. Michel Mollat du Jourdin a la parole pour deux hommages :

    Les deux ouvrages que j'ai l'honneur de prsenter l'Acadmie sont fort diffrents l'un de l'autre. Le premier a pour titre Mourir Saint Martial. La commmoration des morts et les obituaires Saint-Martial de Limoges

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