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Le pari de l’intelligence Cahier dirigé par Jean-Yves Mercier Le pari de l’intelligence Page 1 06/07/2022 Jean-Yves Mercier, Ingénieur des Travaux Publics de Paris, titulaire d’un MBA, Docteur en Sciences Economiques et Sociales de l’Université de Genève, a été responsable du changement organisationnel chez Swissair entre 1990 et 1994, puis directeur des Ressources Humaines du groupe Bahlsen de 1995 à 1997. Aujourd’hui directeur de , société de conseil spécialisée dans la gestion du changement et dans la mise en place de réseaux de connaissances, il est aussi chargé de cours à l’Université de Genève. Jean-Yves Mercier publie sur les thèmes liés à l’entreprise apprenante. Il est co-auteur du manuel de référence «Organisation et Management».

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Le pari de l’intelligence

Cahier dirigé par Jean-Yves Mercier

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Jean-Yves Mercier, Ingénieur des Travaux Publics de Paris, titulaire d’un MBA, Docteur en Sciences

Economiques et Sociales de l’Université de Genève, a été responsable du changement organisationnel

chez Swissair entre 1990 et 1994, puis directeur des Ressources Humaines du groupe Bahlsen de 1995

à 1997.

Aujourd’hui directeur de ,société de conseil spécialisée dans la gestion du

changement et dans la mise en place de réseaux de connaissances, il est aussi chargé de cours à

l’Université de Genève.

Jean-Yves Mercier publie sur les thèmes liés à l’entreprise apprenante. Il est co-auteur du manuel

de référence «Organisation et Management».

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Le pari de l’intelligence

De la gestion des savoirs à l’entreprise intelligente

Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting

Pourquoi parler d’intelligence ? Parce qu’à l’ère du virtuel, c’est un défi majeur pour l’homme et l’entreprise. L’intelligence, c’est la capacité d’un individu ou d’une organisation à disposer de méthodes et à en jouer, en fonction de ses besoins. Or qu’en est-il aujourd’hui ? L’entreprise est passée en quelques années de l’artisanat de gestion à un professionnalisme remarquable. Avec la gestion du savoir, on sait identifier, stocker ou distribuer les connaissances vitales pour l’entreprise. On formalise, et ce faisant on accroît la qualité des méthodes disponibles comme du transfert des données. Et ensuite ? Ensuite, encore faut-il que l’organisation sache utiliser les outils dont elle se dote. C’est-à-dire qu’elle développe son intelligence. Ce nouveau développement touche à l’intuition, mais aussi au rôle de l’homme qui crée la différence au fur et à mesure que les outils s’uniformisent.

« Une banque ne vaut que par ses idées », annonce un panneau publicitaire. Mais derrière les slogans, que se cache-t-il ? Ne fait-on pas un peu trop confiance au hasard pour en arriver là ? Un rapide regard sur les pratiques actuelles montre le chemin parcouru : Les descriptions de processus et les démarches qualité

permettent aux entreprises de formaliser clairement leur prestation comme les ressources qui s’y rapportent ;

Les analyses de marché, la veille technologique, le benchmarking ou des processus de recrutement toujours plus fins permettent d’identifier les données ou les compétences dont l’entreprise a besoin ;

Les ERP englobent aujourd’hui l’ensemble des informations pertinentes produites par une organisation ;

Les intranets permettent une diffusion rapide et multipolaire de ces mêmes informations.Ceci est certes nécessaire, mais pas suffisant. L’économie du savoir n’est pas une mode. C’est aussi une réponse à un contexte macro-économique. La globalisation nous pousse à offrir autre chose que de la productivité. Face aux économies produisant à meilleur coût, nos entreprises ont souvent, en Occident, deux voies stratégiques possibles : s’imposer sur le plan de la technologie des produits ou sur la valeur ajoutée des services. Or l’incessante évolution technologique nous demande une innovation continue. Et le service demande chaque jour de l’ingéniosité pour répondre aux demandes des clients. Le savoir ne peut donc simplement servir à vendre toujours mieux de la même chose. Il est aussi la base du renouvellement des prestations de l’organisation. Au-delà des méthodes, des outils et des standards, il faut encore de l’intuition, de l’anticipation, de la créativité. L’intelligence, c’est le couplage de ces deux pôles, la capacité de jouer avec les méthodes et avec les informations pour en créer de la valeur ajoutée.

Cette idée est relativement claire au niveau de l’individu. Grâce à son intelligence émotionnelle et rationnelle, l’humain invente des solutions à partir des données qu’il connaît ou auxquelles il a accès. Qu’en est-il pour l’entreprise ? Ce sont ses membres qui inventent des solutions, pas elle. De même, ce sont des groupes de projet qui font émerger l’innovation. L’amélioration de la capacité globale de l’entreprise à créer ou à résoudre les problèmes est une notion beaucoup plus difficile à caractériser de manière précise. En fait, ce qu’une organisation peut faire, c’est mettre en place les conditions favorables à l’intelligence des équipes comme des individus.

Quelles sont alors ces conditions cadres ? L’analogie avec l’intelligence humaine est ici utile. Cette dernière s’appuie sur une structure cognitive, c’est-à-dire sur des démarches et des associations d’idées que l’individu développe. De même, l’entreprise structure ses flux internes de communication par les groupes qu’elle constitue : unités hiérarchiques, groupes de projets, équipe en formation continue, mais aussi groupes statutaires et réseaux informels. Ces structures se constituent autour d’objectifs, de méthodes, de ressources

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L’intelligence, c’est la capacité d’un individu ou d’une

organisation à disposer de méthodes et à en jouer, en

fonction de ses besoins.

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et de contraintes, ou tout simplement de relations. Que cette constitution soit consciente ou non, elle résulte d’une démarche stratégique visant à réduire et organiser la complexité de l’ensemble des échanges possibles au sein de l’entreprise. La complexité organisationnelle est donc le premier pilier de l’intelligence, en tant que réponse propre à chaque système à ses besoins antagonistes de structuration et de circulation fluide de l’information.

L’intelligence humaine s’appuie aussi sur les talents propres à chaque personne, sur ses connaissances, mais aussi les compétences innées ou acquises avec lesquelles chacun joue en fonction des situations qu’il rencontre. De même, l’entreprise s’appuie sur ses talents qu’elle mobilise à plus ou moins bon escient en fonction des situations rencontrées. Ce sont bien sûr ses savoir-faire, ses connaissances, voire ses comportements. Mais au-delà de toute la discussion sur les compétences collectives, ce qui est décisif en matière d’intelligence, c’est la capacité des talents à intégrer chaque expérience pour se renforcer. Et le seul talent dans l’organisation qui soit capable de trouver une unité face à des situations multiples et diverses, c’est l’individu. Les individualités constituent donc le second pilier de l’intelligence, en tant que centre de compétences unitaires capables de tirer partie et de nourrir la complexité de l’organisation.

Enfin, l’intelligence humaine s’appuie tout simplement sur la volonté, cette volonté de confronter ses compétences à quelque chose de neuf, de réorganiser ses structures cognitives pour y faire face et en tirer profit d’une manière ou d’une autre. Pour l’organisation, cette volonté s’exprime par les intentions stratégiques, par l’intrapreneurship ou par l’investissement. Soit par toute action qui vise à mobiliser autrement les ressources de l’entreprise pour faire face d’une manière nouvelle à son environnement. Ces actions ne sont rien d’autre que des ponts entre les inputs de l’environnement que les individualités font intervenir dans l’organisation et la complexité de celle-ci. Ils sont pour le système la gestion du risque. Le risque constitue donc le troisième pilier de l’intelligence, en tant qu’opportunité saisie de repenser les prestations du système face à son milieu.

Les 3 piliers du pari de l’intelligence

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COMPLEXITÉORGANISATIONN

ELLE

INDIVIDUALITÉS

RISQUE

Au-delà des méthodes, des outils et des standards, il faut encore de

l’intuition, de l’anticipation, de la créativité. L’intelligence, c’est le couplage de ces deux pôles, la

capacité de jouer avec les méthodes et avec les informations pour en créer de la valeur ajoutée.

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Parier sur l’intelligence, c’est alors vouloir installer les conditions pour que l’individu et les groupes sachent jouer avec les méthodes dont ils disposent. C’est donc :

Structurer la complexité organisationnelle de l’entreprise pour que certains processus de prestation et d’échange soient prioritaires, sans que les autres voies possibles de communication ne soient abolies ;

Confronter les individualités à de nouveaux environnements pour solliciter leur créativité comme leur instinct de survie, pour renforcer leurs compétences par analogie avec leurs expériences passées ;

Gérer le risque, enfin, en conduisant le processus stratégique consistant à choisir de développer ou non les opportunités révélées par les individus au sein des structures en place.

Il est évident que ce triptyque pose un certain nombre de questions par rapport au knowledge management, tel qu’il est aujourd’hui vécu. Ainsi, entre autres :

Beaucoup d’organisations cherchent le stockage exhaustif des données et le support informatique offrant potentiellement toute la connaissance à toute l’entreprise. Archivage et Intranet sont les deux mamelles du Chief Knowledge Officer. Mais ce faisant, on oublie complètement la réflexion sur les besoins stratégiques comme sur les structures humaines d’échange de savoir. Avec le danger que d’un côté, on bâtisse une organisation en fonction d’une stratégie externe, et que de l’autre on installe des outils électroniques en fonction de contingences internes. Le résultat en est l’émergence de structures matricielles de plus en plus complexes, en porte-à-faux avec un management «clandestin» pragmatique basé sur l’échange direct d’information. Comment alors revenir à la notion stratégique de la connaissance pour concevoir autant les structures d’échange de savoir que les outils qui le soutienne ?

La formalisation des connaissances telle que nous la vivons dans beaucoup

d’entreprises peut servir à deux choses au moins. D’une part à transmettre un savoir. D’autre part à standardiser. Transmettre permet à la génération suivante de créer. Or standardisation et créativité sont antagonistes de prime abord. Le fil tendu entre la formalisation reproductrice et la formalisation carcan n’est rien d’autre qu’une question pédagogique. Mais le moins que l’on puisse dire est que la pédagogie n’a pas été jusqu’ici le souci premier du monde économique. Si le capital humain est soit-disant le bien le plus précieux de l’entreprise, est-ce comme lieu de stockage supplémentaire de la connaissance ou comme unité de création potentielle ? Comment donc favoriser à la fois l’adaptation de l’individu aux besoins collectifs et son potentiel d’innovation ?

Le knowledge management, c’est aussi la veille technologique et le benchmarking. La compétition mondiale a offert là un terrain de chasse privilégié aux entreprises de service globales. Dun & Bradstreet recense. Nielsen consolide. Et Andersen Consulting élit la Best Practice du secteur. Bardé de conseillers, pourvu de centaines de pages de données stratégiques, le conseil d’administration décide. Ou devrait décider. Car comment maîtriser ses risques dans un monde où le simple fait d’établir une stratégie à long terme relève de la gageure ? La décision n’est-elle pas au fond que l’application à sa propre entreprise des règles mises en évidence par Dun & Bradstreet, Nielsen et Andersen Consulting ? Le risque est-il encore entreprise ou n’est-il que l’alea dont il faut se préserver ? Et comment donc se servir du savoir pour se différencier plutôt que pour s’enliser dans le conformisme ?

Les réponses à ces questions passent par l’intelligence individuelle et collective. Le pari de l’intelligence est un pari nécessaire, pour qui veut miser sur l’innovation et la valeur ajoutée. Mais ses défis n’émergent qu’au fur et à mesure où mûrissent les expériences de la gestion du savoir. Ils sont encore en chantier. Ce cahier offre quelques pistes de réflexion, à travers 5 chapitres : Le premier pose les fondements généraux de la gestion de l’intelligence dans l’entreprise d’aujourd’hui. Le second aborde le pilier de l’intelligence individuelle, l’employabilité.

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Le pari de l’intelligence est un pari nécessaire,

pour qui veut miser sur l’innovation et la valeur

ajoutée.

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Le troisième chapitre, à l’opposé, concerne l’innovation et la valeur ajoutée comme résultats de l’intelligence collective.

Suite à quoi, la quatrième partie de ce cahier nous explique comment développer l’intelligence de l’organisation par la gestion du changement.

Enfin, le cinquième et dernier chapitre nous parle des attentes des cadres de demain, dont la motivation fait clairement appel au management de l’intelligence.

Ces thèmes sont traités par des universitaires (Yves Emery, Martin Eppler, Matthias Finger, Gilbert Probst), des dirigeants (Walter Fust, Bénédict Hentsch, Bruno Vitrac, Peter Wettstein, Wolfgang Wieser), des cadres (Silvia Bürgin), des consultants (Guy Gimenez, Daniel Held, Jean-Yves Mercier, Anne Southam) et un étudiant (Yves Drepper). Ceux-ci nous offrent à la fois leurs expériences et leur regard sur le futur qui nous attend. Ils nous parlent d’entreprise, de secteur public et de notre société en général. Cette mosaïque se concentre essentiellement sur la Suisse, mais nous ouvre aussi à trois expériences venues d’Espagne, de France et d’Autriche. Par leur richesse, ces contributions veulent aider chacun à trouver quelques réponses mais aussi à enrichir la construction d’un monde où l’homme et le système servent au développement l’un de l’autre.

Bonne lecture.

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Parier sur l’intelligence : les politiques novatrices p.

La gestion intelligente du savoir (Martin Eppler, Université de Saint-Gall) p. Les pratiques de l’intelligence chez Darier & Hentsch (Bénédict Hentsch, associé) p. Barcelone, la Cité du Savoir (Guy Gimenez, ProMan Consulting) p.

Développer l’intelligence des ressources humaines : l’employabilité p.

L’employabilité: origines, définition, défis (Yves Emery, professeur à l’IDHEAP) p. PSA Peugeot-Citroën : priorité à l’employabilité

(Bruno Vitrac, Responsable des relations sociales du site de Sochaux) p. Les nouvelles compétences au service des entreprises

(Gilbert Probst, professeur à l’Université de Genève) p.

Développer l’intelligence de l’entreprise : l’innovation p.

Innover grâce aux réseaux du savoir (Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting) p. Steiner, ou la quête de la valeur ajoutée (Arthur R. Wettstein, Directeur Général) p. Avec Genilem, l’innovateur devient entrepreneur (Anne Southam, Directrice) p.

Piloter le changement vers l’intelligence p.

Le changement intelligent : intervention et construction (Matthias Finger, professeurà l’IDHEAP ; Silvia Bürgin, La Poste ; Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting) p.

Vers le partage du savoir à la DDC (Walter Fust, Directeur) p. L’évaluation du changement (Daniel Held, Qualintra) p.

L’intelligence, moteur des cadres de demain p.

La génération des nomades (Yves Drepper, Université de Genève) p. Un dirigeant apprenant pour une entreprise apprenante

(Wolfgang Wieser, Directeur de Bahlsen Italie) p. Pariez sur votre intelligence ! (Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting) p.

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Parier sur l’intelligence :Les politiques novatrices

De plus en plus d’entreprises tentent de gérer leur capital de connaissances et de techniques en les formalisant via les moyens informatiques. Mais le vrai défi consiste à amener les organisations elles-mêmes à devenir intelligentes. Pour cela, il faut aider les individus à savoir jouer ensemble avec leurs techniques et leur connaissance en fonction des situations.

L’intelligence, l’intuition, le capital humain, très bien. Mais qu’a-t-on réellement entrepris en la matière  ? Derrière les mots, qu’y a-t-il de neuf dans le quotidien de l’entreprise ? Ou se situe vraiment la nouveauté par rapport à une gestion classique des connaissances ?

Martin Eppler, de l’Université de Saint-Gall, nous explique dans ce chapitre les rôles respectifs des systèmes électroniques et des événements sociaux dans le partage de la connaissance. Les systèmes permettent de codifier et de transmettre les avoirs explicites. Mais pour partager le véritable savoir-faire, nécessairement tacite, seuls les échanges sociaux peuvent être efficaces . Un certain nombre d’instruments sont proposés ici pour les soutenir.

Bénédict Hentsch nous offre ensuite un exemple concret de cette dichotomie. Chez Darier & Hentsch, on doit être capable de faire vivre à la fois la connaissance analytique des marchés, relativement transcriptible, et celle purement relationnelle des gérants de fortune. Avec toutes les questions d’interface que cela pose entre ces deux mondes. Et avec un message fort pour les jeunes cadres d’aujourd’hui.

Guy Gimenez, enfin, notre associé chez ProMan Consulting, nous emmène voir en Espagne comment une municipalité, Barcelone, a décidé de créer un nouveau dialogue avec ses concitoyens pour devenir la Cité du Savoir. On y retrouvera cette question de l’interface entre sources d’information pour en permettre une exploitation intelligente au profit aussi bien du citoyen que de la collectivité.

Jean-Yves Mercier

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La gestion intelligente du savoir

Individus, systèmes et socialisation

Martin J. Eppler, Université de Saint-Gall

L'intelligence en tant qu'utilisation appropriée du savoir

L’intelligence, c’est l'utilisation appropriée du savoir dans des contextes spécifiques. L'intelligence est capitale dans la gestion du savoir, une discipline qui combine les techniques de l'informatique, de l’organisation et de la psychologie. Car l'objectif en est d'améliorer la manière dont les individus, les équipes et les organisations toutes entières développent et utilisent leur savoir disponible (au sens de savoir-faire, "know-how", savoir-quoi, "know-what" et savoir-qui, "know-who"1, éléments nécessaires à la résolution des problèmes dans un contexte organisationnel).

Atteindre cet objectif nécessite de combiner des stratégies de ressources humaines (comme l'enrichissement du travail), des plateformes technologiques (comme Intranet) et des mesures organisationnelles (comme le "knowledge work redesign"). Ainsi, un projet de gestion du savoir rassemble souvent des spécialistes en ressources humaines, en technologies de l'information, en organisation et en stratègie. Ce qui les rassemble : lutter contre la "corporate amnesia", (c'est-à-dire l'oubli de ce que l'organisation a appris par le passé), l'autisme collectif et la résistance des groupes à la nouveauté ("groupthink effects"2), ou encore le manque d’innovation au sein d'une entreprise. Dans ce texte, nous examinons certains des instruments à utiliser pour surmonter ces problèmes. Nous montrerons que l'utilisation de ces instruments dépend de la nature du savoir que l'on souhaite gérer. Dans ce contexte, gérer signifie concevoir un environnement adéquat pour le développement du savoir, son transfert et son application. Et ceci selon qu’il est implicite ou explicite. Car comme nous allons le voir, chacun de ces deux types de savoir nécessite des instruments différents.

Deux manières de connaître : savoirs implicite et explicite

Le savoir peut être implicite (ou tacite), c'est-à-dire basée sur des intuitions et des pressentiments. Il est dans ce cas difficile à décrire. Il peut aussi être explicite, et donc facile à codifier électroniquement. Les systèmes d'information technologiques - Intranet, base de données, système de gestion des documents – ne peuvent rien pour stocker le savoir implicite. Celui-ci appartient aux experts. L’expert développe certaines "manières de faire les choses", un savoir-faire non conscient et qui ne peut donc être expliqué à d'autres. Par conséquent, le seul moyen de transférer ce type de savoir est la socialisation. La socialisation signifie ici «travailler ensemble, discuter, ou simplement observer l'autre face à son activité». Ainsi, la gestion intelligente du savoir (gestion du savoir reflétant la nature de la connaissance) repose sur des systèmes capables de rendre visible le savoir explicite, et sur la socialisation (c'est-à-dire les évènements) permettant de favoriser le transfert de savoir implicite3. Dans ce texte, nous examinerons les moyens associés à ces deux types de gestion du savoir dans l’entreprise. Pour cela, nous aimerions d'abord mettre

1 Pour cette distinction, voir Quinn, Anderson et Finkelstein (1996)2 Voir Janis (1982)3 Pour cette distinction voir aussi Nonaka et Takeuchi (1995).Le pari de l’intelligence Page 8 11/05/2023

Le Docteur Martin J. Eppler est chargé de cours à l’Université de Saint-Gall et Directeur du Centre “Enterprise Knowledge Medium” à l’Institut pour le

Management de la Communication et des Media (mcm institute). Il mène de nombreux projets de

gestion du savoir auprès d’entreprises telles que DaimlerChrysler, UBS, Pixelpark, Winterthur

Insurances, etc. Ses recherches se concentrent sur les domaine de la gestion du savoir et de la

qualité de l’information.

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l'accent sur la distinction entre les termes d'intelligence, de savoir, d’information, de donnée et de signe afin de différencier gestion du savoir et de l'information.

L'illustration suivante distingue quatre niveaux de connaissances (ou représentations de la réalité). Le niveau de base est constitué de signes dépourvus de sens tant qu'ils restent isolés (lettres, chiffres ou symboles). Lorsque ces signes sont agrégés, on parle de donnée (comme un mot ou un nombre). Lorsque l'on relie différents ensembles de données pour former une affirmation, l'entité qui en résulte devient un morceau d'information : un ensemble cohérent de données qui forme un message. Lorsque ce morceau d'information est interprété par un individu dans un contexte spécifique pour le relier à un savoir antécédent, on parle de savoir. Et lorsque ce savoir est réfléchi, évalué et enrichi d'expériences, on peut parler d' intelligence. Dans ce contexte, l'objectif premier de la gestion du savoir est de rendre l'information utilisable, donc assurer que les expériences stockées puissent être exploitées une nouvelle fois.

Les cinq niveaux de connaissance

Un exemple peut illustrer cette hiérarchie :

Signes: la lettre U, le symbole $, le chiffre 9, et le signe , (la virgule) sont des signes. Donnée: lorsque les chiffres 1, 9 et 2 sont agrégés à l'aide du signe de la virgule, la donnée qui en résulte

est un nombre : 1,92. Information: lorsque la donnée 1,92 est combinée avec d'autres données afin de produire un message

cohérent, l'information qui en résulte pourrait être la suivante : 1 US$ = 1,92 francs suisses. Ce morceau d'information affirme qu'en ce moment, un dollar américain équivaut à un franc suisse et 92 centimes.

Savoir: lorsque j'interprète cette équation et la mettant en relation avec mon savoir antérieur, je peux réaliser que le dollar est cher par rapport au franc suisse en ce moment. Si j'applique ce fait à ma situation actuelle (mon projet de voyager aux Etats Unis), il est possible que je renonce à passer mes vacances aux Etats Unis en raison du fort taux de change. Une fois cette relation comprise, on peut parler de savoir (ou plus précisément dans ce cas, de savoir-quoi, "know-what").

Intelligence: Lorsque je réfléchis à ce savoir et le compare avec d'autres informations éventuelles sur les Etats Unis, il est possible que je décide de voyager aux Etats Unis malgré le fort taux de change. Réflexion faite, il est possible que j'accorde davantage d'importance aux autres savoirs dont je dispose. Cette manière de pondérer et de comparer différentes informations est un signe d'intelligence.

La différence qualitative entre l'intelligence, le savoir et d'autres concepts tels que l'information ou la donnée étant désormais définie, nous pouvons nous consacrer aux méthodes spécifiques permettant de gérer intelligemment le savoir.

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L’utilité des systèmes : la gestion du savoir explicite

Afin d'améliorer la manière dont les individus, les équipes et les organisations traitent le savoir explicite, un logiciel est indispensable, à condition de fournir plus qu’une simple base de données. Il aidera les individus à reconstruire le contexte dans lequel la connaissance a été documentée et fournir des moyens de relier électroniquement les experts entre eux. Ainsi, un système de gestion du savoir doit assurer les fonctions suivantes : Des moyens de collaboration afin que les employés du savoir, les "knowledge workers", puissent

collaborer malgré les distances géographiques ou les obstacles horaires ; Un système de gestion de contenu afin d'organiser le savoir représenté sous forme de documents ; Des mécanismes de recherche intelligente et des méthodes d'extraction afin de permettre un accès rapide

à ces documents ou donnés ; Et il doit agréger et visualiser ces entrées pour les différentes communautés internes et externes afin

d'éviter une surcharge d'information pour les utilisateurs du système.

Les éléments d'un système de gestion du savoir4

CollaborationLes termes de CSCW et CSCL se réfèrent à des technologies permettant le travail de coopération assisté par ordinateur (comme l'édition simultanée d'un même document par différents auteurs) et l'apprentissage assisté par ordinateur (comme un cours basé sur un navigateur et doté d'une fenêtre de discussion). La gestion du flux d’activités, "Workflow Management", se réfère au suivi des tâches nécessitant un savoir important. Un instrument de gestion du flux d’activités indique automatiquement aux décideurs si certaines tâches sont achevées ou non. D'autres fonctions de travail collectif en réseau, les "groupware", font intervenir des outils tels que les bases de données communes et les forums de discussion.

Gestion du contenuCette dimension englobe les fonctions de base de la gestion de document : gestion des versions (un conflit fréquent parmi les employés du savoir qui co-éditent un document) ou structuration d'un répertoire. La gestion des informations personnelles consiste essentiellement pour chaque employé à agencer évènements, e-mails ou de listes de tâches, alors que la gestion de l'information de groupe traite ces activités au niveau collectif (agenda de l'équipe, documents de l'équipe).

Visualisation et agrégation

4 Pour plus d'explications sur ces services du savoir, consulter également Seifried, Eppler (2000).Le pari de l’intelligence Page 10 11/05/2023

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Cet ensemble de fonctions est celui qui offre les services les plus avancés. C'est ce type de support qui fait la différence entre les systèmes de gestion du savoir et les simples outils de gestion de l'information. Grâce à l'utilisation intelligente de techniques de visualisation, les sources de savoir (experts, documents, bases de données ou agents intelligents) sont rendues visibles comme l'illustre l'exemple ci-dessous : un utilisateur à la recherche d'experts en gestion du savoir s'est vu présenter la carte suivante. Il s'agit d'une carte des sources du savoir indiquant les experts d’un domaine donné. Ces cartes du savoir peuvent répondre à plusieurs questions : Quel savoir est utilisé dans quelle situation ? Comment segmenter le savoir en sous-étapes ? Comment relier entre eux les domaines de différents experts ? Elles servent aussi de portail. Les portails combinent en une seule page d’accès toutes les informations importantes pour une communauté (ex : tous les chefs de projet), à partir de différentes sources. Cette page d’accès offre différents répertoires (un répertoire de projets, un répertoire d'experts ou un répertoire de processus), ainsi qu'une taxinomie de termes importants (un glossaire structuré).

Un exemple de visualisation des sources de savoir

Recherche et extraction intelligenteCe dernier type de fonctions veille à ce que le savoir documenté puisse être facilement extrait, soit par une recherche active parmi les documents, soit en utilisant certains mécanismes de filtrage. L'un de ces mécanismes est basé sur la définition d'un profil, c'est-à-dire l'enregistrement des préférences de l'utilisateur. Par conséquent, certains types d'information sont automatiquement expédiés à l'utilisateur (c'est le mécanisme "push") tandis que d'autres doivent être activement extraites par l'utilisateur ("pull"), par exemple en visitant une page Intranet donnée.

Ces quatre fonctions soulignent l'objectif d'un système de gestion du savoir explicite. À l'heure actuelle, seule une poignée de solutions logicielles offrent la gamme complète de ces fonctions (par exemple Lotus Raven, Open Text Livelink, Fulcrum ou Documentum 4i). Ceci étant clarifié, nous pouvons maintenant passer aux moyens de gestion du savoir implicite par la socialisation.

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Socialisation : la gestion du savoir implicite

Comme nous l'avons dit auparavant, le savoir implicite est difficile à articuler et à codifier à l’aide de documents. Il nécessite un éclaircissement par le biais d'un groupe de personnes qui discutent, travaillent ou expérimentent ensemble. Cette "élucidation" mutuelle de savoir (l'articulation, le transfert et l'application de l'intuition, des notions et des valeurs) peut être mise en pratique sous différentes formes. Ci-dessous, ces formes sont regroupées en quatre catégories. La première catégorie réunit les formes de socialisation pouvant permettre le développement de savoir implicite, la seconde favorise le transfert de savoir implicite tandis que les activités de la troisième mettent l'accent sur l'application du savoir. Le dernier groupe d'évènements de socialisation devrait contribuer à rendre les expériences implicites explicites. Dans les paragraphes suivants nous décrivons brièvement ces activités.

Formes de socialisation dans la gestion du savoir

Développement du savoirLes communautés de pratique, "Communities of practice", sont des réseaux semi-formels de personnes appartenant à la même organisation et s'intéressant au même problème. Ils se rencontrent régulièrement afin de générer et d’échanger des idées à propos de leurs intérêts communs. En général, ils sont encadrés par un responsable reconnu comme expert. Les sessions de "Team Syntegrity" (un concept inventé par Stafford Beer) sont des workshops où des équipes sans cesse recomposées génèrent des idées destinées à résoudre des problèmes comme à stimuler l'innovation5. Les cellules de prospective, "Future labs", ou de réflexion, "think tanks", sont des bureaux dans lesquels une équipe spécialisée développe de nouveaux concepts et de nouvelles idées en coordination en invitant régulièrement des experts étrangers à l’équipe à venir collaborer.

Transfert du savoirLes foires du savoir, "Knowledge Fairs", sont des évènements annuels au cours desquels toutes les équipes des projets comme les centres de profit d'une entreprise se réunissent pour un grand "marché des idées". Ils présentent leurs expériences sous forme de panneaux sur des stands. Par le biais de discussions informelles, les employés peuvent découvrir sur place ce qui se passe à l'intérieur de leur entreprise. Le système de parrainage, "Buddy-System", est une forme de socialisation où un novice travaille en permanence avec un expert afin que le savoir implicite de l'expert soit transféré au débutant. On peut trouver une application caractéristique d'un système de parrainage de ce genre dans la gestion de projet, lorsque le chef de projet expérimenté transfère un savoir implicite à un assistant de projet inexpérimenté lors de la planification et de la réalisation commune d'un projet.5 Voir http://www.mzsg.ch/teamsyntegrity/index.htmLe pari de l’intelligence Page 12 11/05/2023

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Application du savoirLes laboratoires de projets, "Project Labs" sont des simulations de projets réels où un groupe de personnes se réunit afin de parcourir un projet type et d'en appliquer les techniques dans une situation de jeu. La formation des équipes , "Team Training", consiste en des sessions au cours desquelles un groupe de personnes s'efforce d'appliquer certaines techniques et de tirer des leçons du comportement de chacun. Enfin les "Prosumer Clubs" ("clubs de prosommateurs"), sont des ateliers au cours desquels les clients et les membres du personnel appliquent leur savoir au sujet d'un produit afin de lui découvrir de nouvelles possibilités d'utilisation et d'adaptation.

EvaluationIl existe différentes techniques d’evaluation permettant de rendre compte des expériences explicites et d’en tirer des leçons. La forme la plus répandue est le debriefing des «lessons learned». Lors d'un workshop, une équipe de projet répond à des questions comme "Pourquoi n'avons-nous pas eu davantage de succès?" ou "Qu'aurions-nous dû faire autrement?". Si ces questions sont recensées dans un compte-rendu chronologique du projet, on parle d'étude de cas, ou "case study". Le but est de rendre explicites certaines connaissances implicites réunies pour le projet dans un document clairement structuré sur lequel tous les membres de l'équipe ont travaillé ensemble (le processus d'écriture collectif est un ingrédient clef de cette socialisation). Lorsque certaines études de cas sont présentées à l'ensemble du personnel lors d'une réunion mensuelle avec des sessions de questions-réponses, ce forum devient un vrai "Forum du meilleur et du pire de l'entreprise", ("Best/Worst of… [nom de l’enterprise] Forum"). Il informe tous les employés intéressés sur les connaissances réunies au cours d'un projet.

Ces différentes formes de socialisation peuvent être utilisées afin de stimuler le développement, le transfert et l'application de savoir implicite. De plus, certains de ces outils de socialisation peuvent être utilisés pour rendre le savoir implicite explicite.

Conclusion

La gestion intelligente du savoir établit une infrastructure destinée à favoriser le développement, le transfert et l'application du savoir au delà des frontières géographiques ou organisationnelles. Cette infrastructure est double. D'une part, il s'agit d'une plateforme basée sur la technologie de l'information qui consiste en des fonctions comme la collaboration, la gestion de contenu, l'établissement de cartes et l'extraction d'information. D'autre part, la plateforme met à disposition un temps et un espace permettant d'établir des liens personnels entre les experts d'une même entreprise. Ces types de liens peuvent être noués par le biais d'une participation à une communauté de pratique, de rencontres lors d'un salon du savoir de l'entreprise ou d'une collaboration suivie entre un débutant et un expert. Ainsi la gestion des deux types de savoir peut être améliorée d’une façon systématique et permanente.

Références

Janis, I.L. (1982) Groupthink: Psychological studies of policy decisions and fiascoes. Houghton Mifflin, Boston.Nonaka, I., Takeuchi, H. (1995) The Knowledge-Creating Company, New/York/Oxford: Oxford University Press.Seifried, P., Eppler, M. (2000) Evaluation führender Knowledge Management Suites: Wissensplattformen im Vergleich, St. Gallen: NetAcademy Press.Quinn, J.B., Anderson, P., Finkelstein, S. (1996) Managing Professional Intellect: Making the Most of the Best, in: Harvard Business Review, March-April, pp. 71-80.

Les pratiques de l’intelligence chez Darier & Hentsch

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A l’interface du relationnel-client et de l’analyste

Entretien avec Bénédict Henstch, associé

Le métier du banquier privé face à l’évolution de la clientèle

Jean-Yves Mercier : Monsieur Hentsch, parlez-nous des pratiques de l'intelligence dans la banque privée.

Benedict Hentsch : Pour cela, il est important de situer le rôle du banquier privé. Notre premier souci, c’est le client, puisque tout est axé autour de lui. Notre métier consiste à écouter ce client, afin de définir son profil et de lui offrir une gestion personnalisée, reposant sur la confiance et la stabilité.

JYM :  Qu’est-ce que ça signifie aujourd’hui ?

BH : Trois facteurs principaux influencent nos clients aujourd'hui : la mise à disposition de l'information; l'accès à cette information, au travers des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), et la globalisation des marchés financiers. En quelques années, la quantité d'informations disponibles a cru de manière exponentielle. Chacun a désormais accès à toutes sortes d'informations financières, de sorte que tout un chacun pense avoir l'étoffe d'un gérant de fortune. La globalisation des marchés a accéléré ce sentiment de maîtrise des données économiques par des agents n'ayant aucune formation spécifique dans ce domaine. L'évolution de certaines bourses a favorisé cette croyance, grâce aux très bonnes performances de ces dernières années. A contrario, la correction du premier semestre 2000 pourrait en avoir refroidi plus d'un en leur faisant prendre conscience que la gestion de fortune s'inscrit dans la durée. Il ne faut pas confondre gestion active et spéculation. Ces deux facteurs seuls n'auraient toutefois pas pu créer cette évolution. L'émergence des nouvelles technologies a sans aucun doute été le déclencheur de cette dynamique, en rapprochant les clients de l'information en temps réel. La contribution d'Internet est essentielle.

Du fait de ces évolutions de notre clientèle, il est évident que nous devons faire un choix entre deux modes de gestion : voulons-nous rester ce que nous sommes depuis deux siècles ou devons-nous suivre la tendance actuelle ? La tendance qui se dessine actuellement est plutôt basée sur une mise à disposition d'informations permettant ainsi à chacun de prendre ses propres décisions. Dans ce cas, on ne peut plus parler de service. On se rapproche en fait de "commodities", de matières premières qui peuvent être transformées au gré des sentiments et impressions individuelles. Le lien physique entre le client et son gérant disparaît au profit d'un lien virtuel créé par un interface homme - machine. C’est la stratégie des grands groupes bancaires. La gestion patrimoniale classique consiste au contraire à offrir un conseil personnalisé à ses clients, c'est-à-dire à leur proposer un service basé sur une relation d'humain à humain. Ceci s’adresse à des clients qui veulent être compris et déchargés de tout souci. En tant que banquiers

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Bénédict Hentsch est titulaire d’une licence en Sciences Economiques de l'Université de Saint-Gall. Après sept ans passés auprès de Morgan Guaranty

Trust, au Brésil et à New York, il est nommé Associé-gérant de la banque Hentsch & Cie en 1985, devenue

la banque Darier Hentsch & Cie en 1991, la plus ancienne institution de banquiers privés à Genève. En

charge du Département Institutionnel et de la Recherche, ainsi que de la clientèle privée d'Amérique

Latine, il est également Associé-gérant de Hentsch Henchoz & Cie, banquiers privés à Lausanne et

membre du Groupe Darier Hentsch & Cie.

Membre de divers conseils d'administration tels que SAirGroup, Sabena, Suisse de Réassurance, le

quotidien "Le Temps", le Groupement des Banquiers Privés Genevois, et Président de l'Association des

Banquiers Privés suisses, Bénédict Hentsch est également à l'origine de nombreux projets de notoriété publique. Il est entre autre le co-fondateur du MAMCO (Musée d'Art Moderne et Contemporain, Genève) et le

vice-président de la Fondation Avenir Suisse.

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privés, nous privilégions bien sûr le service et la relation humaine. Ceci sans exclure une utilisation future des NTIC. On peut penser que certains clients voudront recevoir des études par e-mail plutôt que par la poste ou consulter leur compte à distance. Mais le dialogue avec le client reste notre force distinctive.

Applications pratiques de la gestion de l'intelligence

JYM : Le savoir est donc d’abord relationnel, du moins pour vos gérants de fortune : Est-ce à dire que tout votre capital de connaissances est individualisé et intransmissible ?

BH : Nos gérants connaissent parfaitement leurs clients, leur histoire et leurs préoccupations. C’est un savoir personnalisé, fondé sur l’expérience. Nos gérants sont en poste depuis 16 ans en moyenne. Ils ont tous vécu plusieurs crises boursières, ils ont la tête sur les épaules. C’est aussi pour cela que nos clients leur font confiance. Mais cela ne suffit pas. Une des premières application pratique de l'intelligence dans notre maison consiste à fournir un soutien accru à nos gérants au niveau de l'information financière, non plus brute, mais travaillée par nos analystes financiers. Auparavant, la segmentation des marchés et la relative lenteur de l'accès à l'information faisaient que les gestionnaires pouvaient à la fois gérer les

comptes et suivre l'évolution des sociétés, voire même réaliser quelques études. Dans le monde actuel, c’est impossible. L'information circule à la vitesse de la lumière, CNN retransmet les crises en direct et Internet amène les bourses dans les chaumières. Le gérant doit pouvoir bénéficier d'un support accru, d'abord pour disposer de plus de temps pour se concentrer sur la gestion des portefeuilles et ensuite pour avoir un niveau d'information supérieur à celui de ses clients. Cette spécialisation est logique dans une optique de gestion des savoirs. Ceux-ci devenant de plus en plus denses, chacun doit se spécialiser. Posséder des connaissances "horizontales" et lacunaires n'est d'aucune utilité. Dans le processus de gestion, les intervenants doivent maîtriser leur domaine spécifique d'activité et collaborer activement avec l'amont et l'aval.

Chez nous, l'information est tout d'abord triée selon des critères précis, répondant aux besoins de nos gérants. Le monde a été divisé en 4 zones et les actions en 6 secteurs. Partant de là, les analystes vont effectuer une première sélection de 25 titres par secteur. Le second tamis - le Comité de placement institutionnel - détermine plus précisément les titres sur lesquels il faut se concentrer, ce qui débouche sur une recommandation d'achat ou de vente. Ainsi le gérant peut rapidement choisir quels valeurs doivent être achetées ou vendues. Le portefeuille du client est immédiatement modifié. La pratique

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domaines de connaissances

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Horizontal = niveau faible

Généralistes

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domaines de connaissances

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de l'intelligence, c'est aussi savoir reconnaître qu'il n'est plus possible de tout maîtriser et de faire confiance aux spécialistes.

JYM : Cette interface prend donc de l’ampleur. Or actuellement, dans nombre d’entreprises, on voit les commerciaux avoir de moins en moins de temps pour leurs clients, absorbés qu’ils sont par les réunions de coordination interne. N’est ce pas un danger ici ?

BH : Je crois que pour y faire face, nos gérants doivent apprendre à faire confiance aux analystes. La pression du temps les y amènera, car ils ne pourront pas suivre autant de clients qu’avant s’ils ne s’appuient pas sur les spécialistes à disposition. Or les deux types de savoirs sont essentiels, la connaissance des clients et celle des marchés.

JYM : La formation des banquiers privés doit donc à la fois être technique et relationnelle ?

BH : La formation théorique permet d'acquérir les notions élémentaires qui permettront l'édification de la formation pratique. Au sein du Groupement des Banquiers Privés Genevois (GBPG), nous avons créé un centre de formation qui offre une palette de cours orientés banque & finance. Tous nos collaborateurs peuvent ainsi bénéficier de cette base de connaissances bancaires, en fonction de leur affectation. Cette couche générale leur permet ensuite de développer des compétences pratiques au sein de leur service. Mais celles-ci ne s’enseignent pas. Durant cette formation pratique, le nouveau collaborateur peut être comparé à un apprenti, coaché par un "maître d'apprentissage". Un universitaire, débutant dans la gestion de fortune, aura tout autant à apprendre son futur métier qu'un apprenti menuisier. Ces notions de formation nous amènent au concept de capitalisation des connaissances, que l'artisanat pratique depuis des millénaires, en transmettant oralement des techniques de fabrication, sans cesse améliorées. Chez Darier Hentsch & Cie, c'est ce que nous faisons depuis plus de deux siècles; nous sommes des artisans du tertiaire. Le gérant qui transmet son savoir à son assistant, est ce maître qui enseigne les us et coutumes de la maison, enrichit sa culture générale ou encore lui présente la nouvelle génération de clients. Dans ce cas, les connaissances ne sont pas disséminées à tout vent, mais d'un individu à un autre. A d'autres niveaux, l'expérience acquise est formalisée afin d'être distribuée d'une façon plus globale, soit sous forme de documents, soit en à travers des séminaires de formation.

Ceci dit, toute la transmission du savoir n’est pas individualisée. Le développement des NTIC nous a conduit à une réflexion profonde quant à leur utilisation, tant pour nos clients que pour nous. Dans notre maison, nous bénéficions d'outils permettant de faciliter la communication, non seulement entre collaborateurs de Genève, mais également avec nos collègues de Nassau, Montréal ou Hong Kong. Certains moyens d'échange sont asynchrones, comme la messagerie électronique, d'autres synchrones, telle la vidéoconférence, permettant une unité de temps et de lieu, quelle que soit votre localisation et l'horaire local. Tous nos gérants peuvent dès lors bénéficier des analyses ou autres recommandations au même moment et réagir immédiatement en fonction de l'actualité. Parallèlement, toute personne travaillant chez Darier Hentsch & Cie - de même que nos gérants externes - peut accéder à une bibliothèque commune d'informations (intranet, extranet), pouvant potentiellement être mise à jour par tout un chacun, du moment que cela peut se révéler intéressant pour d'autres.

Dans notre relation avec l'extérieur, la mise à disposition d'Internet a eu des effets a deux niveaux : l'accès à l'information et la

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Nous sommes des artisans du tertiaire. Le gérant, qui transmet son savoir à son

assistant, est ce maître qui enseigne les us et coutumes de la maison, enrichit sa

culture générale ou encore lui présente la nouvelle génération de clients. Les

connaissances ne sont pas disséminées à tout vent, mais d'un individu à un autre.

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Savoir capitalisé(Banque)

Savoir individuel(gestionnaire)

Apprentissage

Désirs du client

Dissémination

Inputclient

communication. Pouvoir accéder au Web a permis à nos gérants, analystes ou encore traders d'avoir un accès direct à cette fantastique source de savoirs. Pour les back-offices, bon nombre d'activités ont pu être rationalisées, essentiellement au niveau des échanges d'informations avec nos correspondants. La communication asynchrone offerte par l'e-mail simplifie considérablement l'échange d'informations et permet une transmission instantanée de documents attachés. Nous ne travaillons désormais plus qu'avec cet outil, puisque même vos fax arrivent dans la boîte aux lettres électronique. L'infrastructure technologique mise en place pour la gestion de l'intelligence ne se limite bien sûr pas à un browser et une boîte aux lettres. Le processus de connaissance est intimement lié aux outils informatiques, mais il serait erroné de croire que ceux-ci suffisent. La pièce maîtresse reste et restera sans doute encore longtemps l'être humain. Comme le dit Bill Gates, “Technology itself is available to everyone. So, it's how you use these tools inside the company that's going to provide the competitive differentiation”.

JYM : Il faut donc organiser les échanges pour utiliser le réseau de connaissances existant. Sans doute vous appuyez-vous pour cela aussi sur vos collègues de la place de Genève ?

DH : Bien sûr. Prenez l’exemple de la modification des règles fiscales américaines. Mis à part les modifications techniques à proprement parler, la problématique pour notre maison est identique à celle des autres banques. Dès lors, pourquoi ne pas créer une "task force", chargée de définir les impacts et les mesures à prendre ? Grâce au Groupement de banquiers Privés Genevois (GBPG), cette collaboration est effective depuis la première moitié du siècle. Pour chaque sujet touchant l'ensemble des membres, un groupe de travail est mis sur pied. Ce fut le cas récemment pour l'euro, l'an 2000, les avoirs en déshérence ou encore la nouvelle taxe fiscale américaine. La "mise en réseau" des connaissances de nos spécialistes enrichit la réflexion et permet souvent de dégager d'importantes synergies et d'éviter quantité de doublons. D'autres réseaux, incluant un plus grand nombre de banques et couvrant des domaines spécifiques, tel que les titres par exemple, ont été mis sur pied individuellement par nos collaborateurs. Il est important d'encourager de telle initiatives, puisqu'elles permettent d'une part des gains de temps importants, mais également un échange de points de vue qui nous permet de mesurer en permanence où nous nous situons.

JYM :  C’est du benchmarking continu.

BH : Evaluer continuellement notre position par rapport à d'autres entreprises fait partie des outils modernes de l'intelligence. Le benchmarking, bien que plus fréquemment utilisé au niveau des performances financières, est pratiqué à tous les niveaux et dans tous les domaines. Définir quels ont été les facteurs essentiels de succès ou d'échec, capitaliser nos "best practices" et tirer les leçons de nos erreurs est quelque chose qui doit aller de soi de nos jours. En procédant différemment, vous réinventez la roue ou vous répétez les mêmes erreurs.

Risques et opportunités : vivre ses ambitions

JYM :  Une démarche systématique se met donc en place. Mais vous insistiez auparavant sur la place de l’individu. Se fait-il à ces nouveaux fonctionnements ?

BH : Mettre en place ces pratiques modernes de l'intelligence n'est pas si facile. Plusieurs écueils se dressent en permanence, à commencer par la gestion de l'intelligence à proprement parler, soit des collaborateurs. Le DRH doit adapter sa politique à cette nouvelle catégorie de travailleurs. Il n'est plus possible de gérer le personnel sur un mode pyramidal, où chaque niveau a de moins en moins de latitude quant à la réalisation de son travail. Les mentalités

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La pratique de l'intelligence, c'est aussi savoir reconnaître

qu'il n'est plus possible de tout maîtriser et de faire confiance

aux spécialistes.

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évoluent, de même que la responsabilisation et l'indépendance des travailleurs. Chaque collaborateur doit devenir son propre patron, soutenu par un comportement adéquat du management, que ce soit au niveau de la formation ou de la polyvalence. Ne pas mettre en place un système de formation continue empêche une mise à jour des connaissances et ne permet pas de maintenir une adéquation entre l'homme et le marché du travail. Pour toutes ces raisons, le management doit être conçu et entendu avant tout comme un processus de génération de la connaissance. Il ne faut pas considérer le travailleur du savoir comme un coût, mais comme un actif qui enrichit l'entreprise dans sa globalité. "The foundation of Knowledge is people".

JYM : Vous vous démarquez donc des approches purement technologiques du knowledge management ?

BH : Chez nous, oui. La gestion de l'intelligence porte potentiellement en elle les germes de sa destruction, du fait de la consommation de plus en plus importante de nouvelles technologies. L'entreprise intelligente doit être attentive lors de la mise en place de nouvelles technologies. Quelles que soient ses capacités, il ne faut pas oublier que ce n'est qu'un outil et non une fin en soi. Cartographier et empiler des informations n'a aucun sens, si leur utilisation n'a pas été définie. Plutôt que d'accumuler de l'information et se retrouver submergé, mieux vaut la filtrer et ne garder que celle qui nous est utile. L'autre facteur de risque lié aux NTIC tient à l'effet de mode. Chaque trimestre de nouvelles technologies arrivent sur le marché. "To be or not to be in the move ? That's the question !". Suivre de trop près chaque changement technologique pourrait conduire à d'interminables adaptations, sans aucune garantie quant à l'utilité réelle de ces nouvelles fonctionnalités. La mise en place d'une cellule de veille permet d'être au courant de ces nouveautés, et d'étudier correctement les avantages concurrentiels pouvant en découler, sans se lier immédiatement. Cette attitude attentiste n'est certes pas celle d'une dot.com, mais celle d'une entreprise ayant deux siècles d'expérience. Et elle peut donner à réfléchir.

JYM : Que cela signifie-t-il pour les managers de demain ?

BH : L'information a été une source de pouvoir, elle devient aujourd'hui une source de confusion. La vie moderne est encombrée d'informations mal digérées ou égarées quelque part dans les système. Les racines du mal se trouvent dans la confusion permanente entre information et connaissance. Elles se traduisent par des systèmes d'enseignement mettant l'accent sur l'accumulation de connaissances au lieu de l'approfondissement de la diversité et de la souplesse des différents modes d'acquisition du savoir. A l'ère de la guerre du savoir, l'avantage stratégique ne réside pas dans l'accumulation centralisée de données, mais dans la complémentarité et la particularité des cerveaux qui les interprètent pour les transformer en valeur ajoutée pour leur client. La capacité à donner du sens est beaucoup plus importante que la simple acquisition de l'information.

JYM : Quel message final donneriez-vous alors à nos lecteurs ?

BH : L'intelligence dans l'entreprise est indissociable de la notion d'intrapreneur, où la notion de projet prend le dessus sur la notion de travail. Le concept allemand d'"Arbeitgeber" et d'"Arbeitnehmer" est la meilleure image d'un marché du travail où sont en présence des "donneurs" (patrons) et des "preneurs" (employés). Ceci dit, c’est l’expression d’une structure sclérosée et qui est de plus en plus en opposition avec la réalité actuelle, où se rencontrent plutôt des demandeurs (entreprises) et des offreurs (individus). Aujourd'hui déjà, chaque collaborateur doit se transformer en entrepreneur interne, en intrapreneur. Il peut et doit considérer différemment son rapport avec ses activités quotidiennes. Dans notre société, celui qui veut réaliser son rêve peut le faire. Je ne crois pas aux barrières insurmontables. Par contre, pour cela, il faut y croire, s’y donner à fond, je dirais même s’y adonner car ce doit être une passion. En un mot, vivez vos ambitions.

Cette interview a été synthétisée et transcrite par Pierre-Yves Jotti, Darier & Hentsch.

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A l'ère de la guerre du savoir, l'avantage stratégique ne réside

pas dans l'accumulation centralisée de données.

La capacité à donner du sens est beaucoup plus importante

que la simple acquisition de l'information.

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Barcelone, la cité du savoir

Projets d’avant-garde dans le secteur public en Europe

Guy Gimenez, ProMan Consulting

Administrations Publiques et gestion de l'intelligence

C'est une évidence : les administrations publiques n'ont jamais été promptes à l’heure de mettre en pratique les théories innovantes issues du monde du management. Certaines d'entre elles, d'ailleurs, ne s'y essaient même pas. Ces dix dernières années, malgré quelques timides campagnes de "Qualité de Service" ou d’"Orientation Contribuable", on ne peut pas dire que le service publique Européen en général et espagnol en particulier ait déjà si profondément changé.

La raison en est simple : sa nature et ses objectifs ne l'obligent pas explicitement à l'optimisation de son rendement et de sa performance, moteurs traditionnels de l'amélioration dans le secteur privées. L'administration n'est pas entrée, jusqu'à présent, en "compétition" avec le secteur privé. Tout au contraire, son rôle est d'offrir à ses administrés des services complémentaires non nécessairement rentables que l'entreprise privée n'est pas intéressée à leur fournir, garantissant ou maintenant ainsi un certain équilibre social. Sa structure est en relation logique avec ses objectifs : l'inexistence de ce besoin de productivité , l'absence de cet objectif de rentabilité et de concurrence lui permettent de maintenir une machine pesante, hautement hiérarchisée , et cultivant des rituels sophistiqués autour des jeux de pouvoir.

Jusqu'à aujourd'hui, l'administration souffrait peu de la transformation chaque fois plus rapide et radicale de l'environnement. L'image classique du "fonctionnaire" a relativement peu évolué. Elle continue de propager cette sensation d'un "Monde parallèle" dans lequel les règles du jeu sont différentes et où vit un pourcentage élevé de la population européenne (entre 20 et 50% selon les pays). Mais la révolution technologique à laquelle nous assistons aujourd'hui oblige à reconsidérer leur structure et leur fonctionnement, afin de pouvoir prendre en compte les transformations dans lesquelles nous nous trouvons plongés.

Compétitivité de la Cité et de l'équipe au Pouvoir

Le cas de Barcelone, importante ville du bassin méditerranéen affichant des prétentions de capitale régionale illustre bien le nouveau besoin de compétitivité que ressentent aujourd'hui les villes Européennes. En Espagne, Barcelone n'est “que" la seconde ville du royaume, derrière Madrid, capitale de l'État, siège du gouvernement et symbole de la Castille dominante. C'est un fait : tout comme la Catalogne, la ville de Barcelone a perdu l'importance économique qu'elle avait il y a seulement 7 ans. Même si elle continue de recevoir chaque année la visite de plusieurs millions de touristes, elle n'est plus la flambante capitale économique de l'Europe du Sud. Ceci pourrait s'attribuer à différentes raisons :

- Le gouvernement central espagnol, de tendance politique opposée à celle de la ville, gère centralement les ressources, équilibrant leur distribution sur tout le territoire. Ceci implique aider prioritairement les zones les plus défavorisées, (Andalousie, Extremadura...) auxquelles n'appartient pas la Catalogne.

- Tous les ministères et organes du gouvernement se trouvent à Madrid ce qui génère un volume élevé d'activité dans la capitale, au détriment des autres capitales régionales.

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Guy Giménez est licencié en Droit de l’Université de Paris, titulaire d’un MBA et d’un Master de Ressources

Humaines de l’ ESADE (Barcelone). Il occupe actuellement les fonctions de Directeur de ProMan

Consulting en Espagne. Président du "Forum de Ressources Humaines Les Heures" (Université de

Barcelone), il collabore avec diverses institutions et écoles à la Recherche et Développement sur les thèmes du Leadership et des Ressources Humaines. Spécialisé

dans les actions de Gestion des Compétences comme de Coaching individuel et collectif, il contribue activement à

la redéfinition du Secteur Publique en Espagne.

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- Les entreprises multinationales établissent généralement leurs sièges nationaux dans les capitales. Barcelone n'a pas su attirer (ni dans certains cas retenir) les entreprises multinationales venues s'implanter en Espagne ces 7 dernières années.

- Enfin, il n'a y aucun "grand projet" en perspective. Les jeux olympiques furent capable de susciter une adhésion populaire et un enthousiasme qui laissèrent un sentiment de vide, une fois l'évènement terminé.

C'est en tout cas la preuve qu'en peu de temps, une ville comptant avec une projection internationale importante (comme à l'époque des jeux olympiques de 1992 ) peut risquer de "rater le train" de la croissance et retomber dans une situation de somnolence. Ceci a logiquement provoqué une prise de conscience au sein de l'équipe au pouvoir. Son nouveau pari : récupérer ce poids perdu et revitaliser l’importance stratégique de la ville. Comment ? Le message, pour les 4 à 5 années à venir, est : Barcelone, la Cité du Savoir. Derrière ce nouveau message fédérateur, il s’agit de positionner la ville comme axe culturel incontournable grâce, entre autres, au Forum des Cultures 2004 qui réunira pendant une année les différentes cultures du monde à Barcelone. Pour préparer ceci, un premier pas est entamé : la Cité a décidé d’entreprendre un nouveau dialogue avec ses citoyens.

Gérer intelligemment l’information au service de chacun

La question qui se posait était simple : comment passer d’une administration de l’offre à un service en fonction de besoins multiples ? Tout d’abord en connaissant mieux les besoins et les préoccupations des citoyens, grâce à l'utilisation optimale de l'information disponible. Le gouvernement de la cité a pris conscience de la masse comme de la qualité d'information dont il disposait, la plus détaillée et la plus vaste qui soit sur les habitants de sa ville. De par les impôts locaux qu'ils paient, les subventions qu'ils réclament, les déclarations qu'ils présentent ou les certificats qu'ils demandent, les administrés offrent la base d'un portrait complet (non pas de façon individuelle, ce qui violerait la loi sur la protection du citoyen, mais statistique) avec un niveau de détail dont rêveraient de nombreux départements de Marketing.

Que faire ensuite de cette information ? Comment la gérer ? Cette information permet précisément de fournir aux citoyens ce dont ils ont le plus besoin. En connaissant de façon "intime" chacun d'entre eux, la mairie peut connaître leurs goûts, leurs envies, leurs craintes et leurs attentes. Ceci doit permettre à l'administration de demain d'offrir un produit répondant réellement à la réalité et au quotidien des administrés. Ces données objectives reflètent de façon plus précise que les sondages - souvent teintés politiquement - l'évolution du mode de vie et les besoins futurs des citoyens. Ces besoins peuvent être divisés en deux catégories :

- Besoins en service : la publication – sur papier comme sur Internet - de catalogues présentant une vision transversale du portefeuille des services offerts (c'est-à-dire vu de l'optique du citoyen et non de l'administration) permet au citadin de mieux comprendre comment la mairie répond à ses attentes. Ceci permet également à la mairie d'assurer un contrôle permanent entre l'offre et la demande.

- Besoins en information : pour relancer l'économie locale, l'administration publique doit compter sur le secteur privé, historiquement dynamique et créatif. Pour ce faire, elle doit être en mesure d’offrir un cadre favorable à l'épanouissement des initiatives plutôt que de créer des freins par une machine lourde et des démarches compliquées qui découragent l'entrepreneur. Simplicité signifie également facilité et transparence dans l'accès à l'information. Toute l'information considérée comme "non confidentielle" est mise à disposition de tous dans le site http://www.bcn.es . Chacun peut aussi y modifier l'information le concernant afin d'y ajouter des données que la mairie elle-même n'est pas en mesure de fournir.

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Finalement, la gestion intelligente de l'information devrait permettre à

l’équipe en place de conserver le pouvoir. Car il s'agit, sans tomber dans la démagogie, de parler des

thèmes dont veulent entendre parler les citoyens, d'agir sur les aspects

qu'ils considèrent les plus urgents et de ne pas éluder les sujets perçus comme critiques par les citoyens.

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Le but de cette démarche n’est pas simplement de répondre à un besoin. Il est également de pouvoir gagner les prochaines élections grâce à une bonne gestion. Finalement, la gestion intelligente de l'information devrait permettre de conserver le pouvoir. Comme l'entreprise qui souhaite conserver ses parts de marché, il est légitime pour une équipe gouvernementale de se fixer comme objectif politique de conserver son potentiel électoral en prenant soin de son image et de l'opinion des administrés. Assurer la pérennité de l'équipe en place est un des buts de toutes les directions. Il s'agit donc, sans tomber dans la démagogie et la propagande à tout crin, de parler des thèmes dont veulent entendre parler les citoyens , d'agir sur les aspects qu'ils considèrent les plus urgents et de ne pas éluder les sujets perçus comme critiques par les citoyens. Ceci même si les chiffres démontrent que cette perception ne reflète pas une réalité. Un bon exemple en est la sécurité en ville. Bien que les statistiques démontrent que les vols et agressions sont en légère diminution ces dernières années, le sentiment d'insécurité du citoyen a augmenté. Ceci est entre autres du à l'augmentation de l'immigration et aux modifications de l'environnement physique que ceci implique. Il s'agira donc ici de communiquer de façon correcte sur ce thème, d'une part en tenant un discours sur l'insécurité (le symptôme), d’autre part en abordant le thème de l'émigration en tant que problème déclencheur.

Créer des espaces d’échange à la mesure du citoyen

Pour mieux répondre au besoin de proximité des ses administrés, l'administration locale a aussi décidé de simplifier sa relation avec chacun d’entre eux en lui offrant un seul et unique interlocuteur : Barcelona Informació (BI). Jusqu'à présent, la logique administrative obligeait le citoyen à "changer de personnalité" chaque fois qu'il s’adressait à une administration : parfois contribuable, la fois suivante mère de famille, puis propriétaire d'un véhicule. L'idée est ici de créer un "Guichet unique" permettant à un individu d'avoir devant lui une personne capable de répondre à tous ses besoins dans sa relation avec l'administration locale.

Barcelona Informació a donc été créé avec pour objectifs :

- D'offrir un visage unique et professionnel de l'administration ;

- D'être à l'écoute directe des administrés pour les connaître le mieux possible et leur fournir la meilleure information possible ;

(diapo 2)

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- De favoriser l'évolution du produit global "Mairie" en corrigeant les produits existants en fonction de la demande, en communiquant ces nouveaux besoins aux départements intéressés et en signalant les produit obsolètes. B.I. se trouve de ce fait à l'interface entre les services centraux de la mairie (les différentes lignes de produit) et les citoyens, mais aussi entre les centres de décision centraux et les administrations des 10 districts de Barcelone.

Habituellement, la gestion de l'information n'est pas une compétence très développée de l'administration publique. Néanmoins, la symbolique que représente le libre accès à l'information est forte, dans un pays où la dictature n'est pas un souvenir bien lointain. Mais le succès de Barcelona Informació n’est pas dû qu’à cela. Il est aussi le fruit d’une volonté de favoriser le développement économique catalan en offrant des espaces de rencontre mettant en relation des interlocuteurs qui ne se seraient jamais rencontrés. L’'utilisation d'une technologie de pointe y a contribué (http://www.bcn.es ). Mais cette interface est aussi assurée par les collaborateurs de Barcelona Informació, qui de pourvoyeurs d’information deviennent peu à peu des conseillers en accès et au traitement des connaissances disponibles dans la collectivité.

Cette évolution n’est bien sûr pas sans entraîner de nouvelles exigences pour ces « travailleurs du savoir » :

Un nouveau rôle, jusqu'à présent inexistant dans la fonction publique, apparaît : celui de garant de la qualité finale du portefeuille de services offert par l'administration locale. Seul un département qui n'est pas lui-même "producteur" de service mais qui se limite à mettre en relation les services conçus par d'autres départements avec leurs consommateurs finaux dispose de cette vision transversale si indispensable. Parallèlement, cette légitimité à vérifier la cohérence globale du service génère parfois à B.I. une mauvaise image interne : celle de contrôleur transversal du produit. Les départements "producteurs" rechignent à dévoiler leurs motifs, leurs processus de production, leurs coûts. B.I. souffre de l'opacité d'une administration publique, peu habituée à jouer la transparence, même à l'interne.

Souvent incompris par les autres départements, le personnel de B.I. n'est pas encore préparé à offrir un réel service de conseil à l'interne comme à l'externe. Même si la formation et l'acquisition de la norme ISO essaient de palier à ce manque de savoir-faire, la notion de service reste encore révolutionnaire dans l'administration. C'est aussi que la structure, le poids de l'organisation, le manque de flexibilité de l'administration publique ne favorisent pas cette approche client. Le système n'a tout simplement pas été "conçu" de cette manière, et il est difficile d'initier le changement de façon interne et partielle.

Le statut du fonctionnaire, l'emploi à vie, ne motive pas vraiment la recherche permanente d'amélioration, ni cette soif de dépasser ses limites qui caractérise la gestion de l'intelligence collective.

Comment poursuivre l’évolution ? La gestion de l'intelligence ... un mythe pour les administration pourrait-elle se convertir un jour en une réalité ? Pour le moment, B.I. a commencé à agir suivant différentes lignes. Plusieurs actions sont en cours, dont les points communs seraient :

- Disposer des meilleurs personnes, à tous les niveaux. Ceux qui gèrent l'intelligence et sont en contact avec le client doivent appartenir à l'élite de l'organisation ;

- Sensibiliser ces personnes à l'importance stratégique du thème de la gestion de l'intelligence. Les former à l'utilisation des outils qui leurs permettent de la gérer au quotidien ;

- Leur donner une grande autonomie d'action, de décision et d'intervention afin de lutter contre la pesanteur de la machine bureaucratique ;

- Soutenir leur image interne et externe afin de sensibiliser leur environnement et accumuler le prestige nécessaire.

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Devant un public plus mûr, plus exigeant, qui comprend mieux les règles du jeu de la

démocratie et les obligations de ses élus,

l'administration doit pouvoir créer un nouveau savoir

collectif, connu et partagé.

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Devant un public plus mûr, plus exigeant, qui comprend mieux les règles du jeu de la démocratie et les obligations de ses élus, l'administration doit pouvoir créer un nouveau savoir collectif, connu et partagé. Si elle dispose des éléments pour le faire, le vrai défi se situe en fait dans sa capacité d'organisation et de gestion de ces éléments. Cette combinaison magique qui peut convertir l'information en savoir et le savoir en intelligence.

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Développer l’intelligence des Ressources Humaines :

L’employabilité

Le monde du travail se transforme constamment, les métiers évoluent ou disparaissent. Chacun peut donc être amené à exercer plusieurs métiers dans sa vie. Une première caractéristique de l’entreprise intelligente est donc l’employabilité de ses membres, c’est-à-dire leur capacité à évoluer d’un métier à un autre en adaptant leurs compétences personnelles. En investissant dans l’employabilité, une entreprise se prémunit ainsi contre le besoin constant de recruter et de licencier.

Mais là encore, qui est prêt à investir dans l’employabilité ? En fait-on sans le savoir ? Et pourquoi ? Qu’en attendent vraiment les entreprises comme les collaborateurs ? Et enfin, dans quelle direction aller quand on parle de compétences futures ?

Yves Emery, professeur à l’IDHEAP, nous expose dans ce chapitre les différentes façons de comprendre l’employabilité, avec les chances comme les risques de chaque approche. Entre la malléabilité de ressources humaines corvéables à merci et le développement des «Moi S.A.» chères à la littérature du management, l’auteur nous conduit sur le chemin d’une interaction constante entre l’entreprise et ses collaborateurs.

Bruno Vitrac, Responsable des relations sociales chez PSA Peugeot-Citroën, site de Sochaux, nous montre ensuite que certaines entreprises empruntent délibérément la voie de l’employabilité. Les motifs stratégiques en sont à la fois l’attractivité de l’employeur quand le chômage est faible et l’adaptabilité des cadres et collaborateurs quand les métiers évoluent. En travaillant essentiellement sur les compétences sociales, Peugeot tend à accroître ainsi l’employabilité et la fidélité de son personnel.

Gilbert Probst, professeur à l’Université de Genève, nous ouvre enfin les portes de l’avenir en décrivant quelles sont ces compétences sociales de demain. Savoir mobiliser les connaissances, développer un réseau, gérer un portefeuille d’activité, penser de manière globale et favoriser l’innovation sont les clefs de la réussite aussi bien des entreprises que des managers que nous sommes. A nous de savoir les développer.

Jean-Yves Mercier

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L’employabilité : origines, définitions, défis

Développer l’intelligence des Ressources Humaines

Yves Emery, professeur à l’IDHEAP

Il n’est guère possible d’évoquer la notion d’employabilité sans la situer dans le champ de forces évolutives caractérisant l’univers professionnel. En effet, le monde du travail est en pleine et profonde mutation 6. L’appareil de production se transforme fondamentalement, s’orientant vers des structures éclatées, polycellulaires, virtuelles, réticulaires 7. Cette mutation remet en question l'ensemble des processus de formation (acquisition de qualifications de base scolaires et professionnelles, formation continue et requalifiante), d'orientation professionnelle et de choix professionnels. A une vision trop longitudinale et cumulative d'acquisition de connaissances et de "métier" par un long processus de formation et d'expérience, succède une vision plus dynamique et systémique : celle de l'acquisition permanente, de la généralisation et du transfert des compétences 8.

Le terme d'employabilité est incontestablement à la mode ces derniers temps et l'on peut constater que son usage s’avère de plus en plus fréquent dans les articles relatifs à la gestion des ressources humaines et au marché du travail. Evoquant pour certains le retour à peine déguisé au temps des « journaliers », condamnés à vendre quotidiennement leur force de travail, pour d’autres le triomphe du « Moi S.A. », symbole d’un individualiste exacerbé où chacun lutte pour son emploi, pour d’autres encore l’avènement d’une polyvalence intra- et interorganisationnelle permettant aux collaborateurs de choisir avec plus de liberté les emplois qui leur conviennent le mieux, l’employabilité ne laisse guère indifférent et constitue un processus important contribuant à développer l’intelligence des ressources humaines.

En France notamment, l’employabilité est indissociable des bilans de compétences auxquels ont droit les travailleurs au terme de la loi 9. Outre les considérations axées sur l’offre de places de travail, dépendantes de la santé économique des entreprises, l’idée consiste à favoriser la polyvalence d’emploi des collaborateurs en développant leur employabilité. Bien entendu, ce postulat est valable tant que le chômage est structurel et qu'il suffit de faire correspondre les qualifications des individus aux besoins de l'économie pour que cette situation de sous-emploi se résorbe 10. Idées qui ne sont guère partagées par tous et notamment par ceux qui

6 voir par ex.: P. Morin : La grande mutation du travail et de l’emploi, Les Editions d’Organisation, Paris, 1994, pp. 58ss, S. Aronowitz, W. DiFazio The Jobless Future, University of Minnesota Press, Londres, 1994, J.D. Adams (Ed.) : Transforming Work, Miles River Press, Alexandria, Virginia, 1984, Fondation Collège du travail : Emploi : Sécurité Zéro, Actes du colloque organisé à Genève les 24-25 février 1997, par l’Université ouvrière et le Collège du travail7 voir par ex.: N. Jolis : Piloter les compétences. Les Editions d’Organisation, Paris, 1997, p. 418 voir G. Le Boterf : De la compétence, Les Editions d’organisation, Paris, 1994, C. Lévy-Leboyer, La gestion des compétences, Paris, Les Editions d’Organisation, 19969 Bayard Y., Le bilan de compétences, DEMOS, Paris, 199310 Cette idée est notamment contenue dans tous les travaux traitant de l'apparition d'une société post-industrielle et de l'importance grandissante du traitement de l'information dans l'acte de travailLe pari de l’intelligence Page 25 11/05/2023

Le Docteur Yves Emery, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP), est né en

1960. Marié, il est père de trois enfants. Après avoir étudié à Brême et Genève, où il a été assistant pendant cinq ans

dans les domaines de l’organisation et des ressources humaines, Yves Emery obtient en 1989 un doctorat en

sciences économiques. En qualité d’adjoint à la direction du personnel de la Banque Cantonale Vaudoise, il dirige

différents projets ayant trait au management des ressources humaines et à la qualité. Nommé professeur à

l’Idheap en 1992, M. Emery enseigne dans le cadre du programme de mastère, anime de nombreux séminaires et

conseille les administrations dans le domaine du management public. Il est en particulier spécialisé dans la

gestion publique des ressources humaines ainsi que le management de la qualité, domaines où il a publié

plusieurs ouvrages. Membre du comité directeur de la Société suisse des sciences administratives.

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estiment que c'est tout simplement le travail qui est en train de disparaître du fait que l'on est capable de créer toujours plus de richesses avec toujours moins de main-d'œuvre 11.

Eléments de définition

Le concept d’employabilité émerge dans le sillage de la mutation du travail et du marché de l’emploi (du chômage) 12. Il devient populaire en étant repris dans des articles à fort rayonnement, tels celui de Waterman/Colard 13. Malgré la fréquence d’utilisation du terme, l’employabilité demeure un concept flou qui gagne à être défini. En l’état actuel de la connaissance, l’employabilité réside dans la maîtrise d’un certain nombre de compétences-clés susceptibles d’être généralisées puis transférées dans d’autres domaines professionnels 14. Ces compétences-clés sont affublées de diverses épithètes telles que génériques, transversales ou encore méta-compétences 15, pour signifier qu’elles opèrent sur un plan plus général que celui d’un métier ou d’une fonction spécifique, favorisant la mobilité professionnelle et fonctionnelle.

Pour notre part 16, nous conceptualisons l’employabilité comme un processus dynamique au sein du couple « I-E », c’est-à-dire individu – environnement, couple essentiel des approches interactionnistes de la motivation 17. Les dimensions de l’environnement, pertinentes pour une modélisation de l’employabilité, comprennent la fonction exercée, l’équipe au sein de laquelle l’individu est intégré, l’organisation-employeur et le marché du travail (bassin de l’emploi). L’aspect dynamique signifie que l’employabilité est à considérer non seulement comme une adéquation statique de type « correspondance au profil recherché », mais bien comme une dynamique transformationnelle où l’individu façonne, peu ou prou, son environnement et réciproquement. Dans cette perspective, les processus d’acquisition, de combinaison et de développement des compétences sont plus importants que le contenu-même sur lequel ils peuvent porter, contenu voué à une obsolescence probablement rapide lorsque l’on considère l’accélération des changements dans tous les métiers et les technologies.

Détaillant notre approche de l’employabilité, nous distinguons trois niveaux de complexité croissants dans ce processus dynamique :

L’employabilité primaire, équivalant au portefeuille de compétences maîtrisées à un moment donné par une personne,

L’employabilité secondaire, correspondant à la capacité à créer et maintenir une relation d’emploi, et donc à obtenir un contrat de travail,

L’employabilité tertiaire, procédant essentiellement de la co-évolution dynamique au sens de M.Mach 18.

La suite de cette contribution est consacrée à une brève présentation de ces trois dimensions de l’employabilité, en soulignant les éléments marquants, les implications et les difficultés associés.

11 Voir par ex.: RIFKIN J., La fin du travail, La Découverte et Syros, Paris, 199712 le concept apparaît au milieu des années 1980, notamment dans les travaux de B. Gazier : L’employabilité, analyses et expériences, Séminaire d’économie du travail, ANPE, 198713 R. & J. Waterman / B. Collard : Toward a Career-Resilient Workforce, in Harvard Business Review, Juillet / août 1994, pp. 87 - 9514 N. Jolis, op. cit. p. 4915 voir par ex.: S. Bellier : Le savoir-être dans l’entreprise, Vuibert, Paris, 1998, pp.79ss, O. Laudi : Schlüsselqualifikationen entwickeln, in Personalwirtschaft, no 4/199316 Camilleri T./Emery Y./Lambelet L./Giauque D. : (1999). Les dynamiques sous-jacentes de l'employabilité. In: Le Journal des Psychologues, no. 171, octobre, pp. 63-6717 Voir notamment J. Nuttin, Théorie de la motivation humaine, PUF, Paris, 198018 M. Mach (1997), Co-évolution dynamique créatrice, Libérer les richesses de l’intelligence partagée, Village Mondial : ParisLe pari de l’intelligence Page 26 11/05/2023

L’employabilité réside dans la maîtrise d’un certain nombre de compétences-clés susceptibles

d’être généralisées puis transférées dans d’autres domaines professionnels

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L’employabilité primaire : une articulation autour de compétences-clés

L’employabilité se révèle tout d’abord dépendre de la maîtrise d’un certain nombre de compétences 19

susceptibles d’être actualisées dans un champ professionnel. L’éventail des compétences est très vaste, allant de celle valable dans une situation unique et non-transférable, à un champ professionnel assez large défini par un référentiel de compétences génériques 20. Il ressort de plus en plus des typologies présentées par les différents auteurs qu’un noyau de compétences constitue la base sur laquelle l’individu va construire son employabilité. Parmi les plus fréquemment évoquées dans la littérature, relevons : les capacités de communication, de coopération, de transformation, d’organisation, de résolution de problèmes, d’apprentissage, le sens de la qualité et du service « clients » ainsi que le sens économique. Utiles quelque soit la fonction exercée, ces compétences frappent par le fait qu’elles soulignent le volet dynamique du travail et touchent des qualités « réservées » pendant longtemps aux seuls cadres.

Au-delà des compétences-clés, ce premier niveau de l’employabilité met en exergue le rôle crucial de l’anticipation des compétences, aux plans individuel, organisationnel et sociétal, nécessitant des outils de prospective qui, souvent, font encore défaut. Quelles seront les compétences recherchées demain sur le marché ? Le système de formation de base, scolaire et professionnelle, en tient-il compte ? Comment organiser la formation continue de sorte à éviter l’obsolescence des compétences ? Autant de défis auxquels les individus, mais également les organisations et les pouvoirs publics, sont encore trop fréquemment mal préparés. Car il est clair, déjà à ce niveau, que le « fardeau » de l’employabilité ne saurait reposer sur les seules épaules des collaboratrices et collaborateurs, il s’agit bien d’une responsabilité partagée.

Poussée à l’extrême, cette première forme d’employabilité conduit à des individus interchangeables et poly-empoyables, mais n’ayant aucune maîtrise spécifique réelle. Des individus sans doute capables d’apprendre très rapidement, passant d’une fonction à l’autre, mais au prix de quels renoncements ? Culture professionnelle disparue, identité brisée, ancres inexistants : les piliers, qui pendant longtemps ont marqué la vie professionnelle, sont à réinventer !

L’employabilité secondaire : un processus de séduction réciproque

L’employabilité secondaire part de l’idée que l’individu se positionne en tant qu’offreur de services plutôt que demandeur d’emploi sur le marché du travail 21. C’est dire l’importance de diagnostiquer les besoins fonctionnels et “culturels” de l’organisation-employeur potentielle, le rôle central joué par une bonne capacité d’introspection et de valorisation de son portefeuille de compétences. En bref, ces processus relèvent pour une bonne part de ce que S.Bellier 22 a développé sous la notion de “savoir-être”. Pour cette auteure, il apparaît clairement que le savoir-être n’est pas une compétence statique : parce qu’il permet d’adopter des comportements satisfaisants pour l’organisation, il est d’abord un mécanisme (cognitif) d’intégration et de régulation fondé sur l’intériorisation de définitions implicites de la personnalité. L’on perçoit dans ce deuxième niveau d’employabilité la limite souvent ténue entre un processus d’adaptation-

19 au sens de Le Boterf (1994 :17) : un savoir-agir responsable et validé, combinant différentes ressources endogènes (capacités, aptitudes, formation, expérience) et exogènes (réseaux relationnels, documentaires, d’expertise, outils de proximité)20 Batal C., La gestion des ressources humaines dans le secteur public : l’analyse des métiers, des emplois et des compétences, Les Editions d’Organisation, Paris, 1997, p.161. C. Bayard, op. cit. p.7421 B. Barjou : Faites le point sur votre employabilité. Paris, Les Editions d’Organisation, 1997, p. 30, D. Porot : Comment trouver une situation ?. Paris, Les Editions d’organisation, 199622 BELLIER S., Le savoir-être dans l’entreprise, Vuibert, Paris, 1998Le pari de l’intelligence Page 27 11/05/2023

Un noyau de compétences constitue la base sur laquelle l’individu va construire son

employabilité. Utiles quelque soit la fonction exercée, ces compétences frappent par le fait

qu’elles soulignent le volet dynamique du travail et touchent des qualités réservées

pendant longtemps aux seuls cadres.

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séduction, nécessaire pour décrocher un emploi et maintenir une relation contractuelle sans laquelle l’employabilité demeure virtuelle, et un processus d’aliénation progressive conduisant l’individu à tromper son employeur (et lui-même !) en se présentant sous une personnalité fort éloignée de celle qui le caractérise véritablement.

Fortement marqué par le courant de la culture d’entreprise, facteur permettant « d’obtenir des performances extraordinaires avec des gens ordinaires » 23, l’employabilité secondaire révèle, du côté des organisations, une attractivité et une capacité de séduction fortement différenciées, dont l’étude se structure progressivement avec le développement du marketing du personnel 24. Image et identité très marquées, culture d’entreprise prégnante deviennent ainsi un moyen d’attirer les compétences sur le marché de l’emploi, quitte à exercer une influence exagérée, confinant à l’endoctrinement 25, sur les membres de l’organisation. C’est dire que cet aspect de l’employabilité renvoie au management plusieurs questions essentielles façonnant sa capacité d’évolution, traitée dans le point suivant, parmi lesquelles :

Quel degré d’homogénéité du personnel viser ? Comment créer une plateforme commune suffisamment importante pour faire émerger un « esprit de corps », tout en jouant sur la diversité des personnels, source de richesse et de variété –dans le sens systémique du terme ?

Quelles sont les pratiques permettant d’intégrer dans l’organisation les personnes ayant un comportement novateur, sortant des « normes » de l’organisation et par conséquent, susceptibles de renouveler le système en place ?

L’employabilité tertiaire : une co-évolution dynamique

Ce dernier niveau d’employabilité reflète l’évolution quasi-inévitable intervenant dans la dynamique fonctionnelle et humaine, une fois la relation d’emploi devenue opérationnelle. Les deux parties du couple dynamique « individu-environnement » évoqué en introduction s’influencent mutuellement et contribuent ainsi à faire évoluer tant l’individu, son portefeuille de compétences et sa stratégie professionnelle, que l’environnement, dans le cas présent le poste confié, l’équipe et l’organisation plus généralement. Un objet d’études intéressant consisterait d’ailleurs à analyser précisément qui, dans ce couple, donne les impulsions décisives, qui « tire » l’autre en quelque sorte.

Pour l’individu, ce troisième volet de l’employabilité implique une capacité affirmée à « surfer » sur la dynamique évolutive de son contexte d’accueil, en exploitant sa maturité vocationnelle pour analyser et valoriser en perspective sa propre trajectoire professionnelle. Il lui appartient de gérer son capital employabilité, sur la base de facteurs de motivation essentiellement internes (intérêt du travail et potentiel générateur de compétences) 26. Nous retrouvons ici le concept de “ navigation professionnelle ” au sens de Le Boterf 27, qui, par analogie avec la navigation lacustre, implique des processus cybernétiques adaptatifs et créatifs. Identification d’un cap, espace de professionnalisation, usage des règles de navigation et des vents favorables illustrent les mécanismes de navigation sur la base desquels un individu volontaire, c’est-à-dire au comportement finalisé, peut bâtir sa trajectoire professionnelle.

Du côté de l’organisation, cette co-évolution est soutenue par des pratiques novatrices, certes encore peu développées, mais qui s’orientent progressivement vers l’entreprise “ qualifiante ”28 ou apprenante 29. L’idée directrice consiste, contrairement au morcellement tayloriste du travail, à mettre en place des formes

23 selon l’analyse célèbre du prix de l’Excellence : T. Peters / R. Waterman : Le prix de l’excellence, Paris, InterEditions, 198324 Emery Y. /Gonin F. : Dynamiser les ressources humaines, Lausanne, Presses polytechniques universitaires romandes, 199925 voir l’analyse de M. Pagès et al : L’emprise de l’organisation, Paris, PUF, 197926 C. Levy-Leboyer : La motivation dans l’entreprise, Paris, Les Editions d’Organisation, 1998, p.12327 G. Le Boterf : De la compétence à la navigation professionnelle, Paris, Les Editions d’Organisation, 1997, p. 18128 Ropert G. & Haspel R., Construire des organisations qualifiantes, Les Editions d’Organisation, Paris, 199629 Anciaux J.P., L’entreprise apprenante, Paris, Les Editions d’Organisation, 1994Le pari de l’intelligence Page 28 11/05/2023

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d’organisation susceptibles de faire circuler les savoirs et les savoir-faire entre les individus, et entre les individus et les organisations, processus indispensables à la survie des organisations. Quelles sont les caractéristiques de l’organisation favorisant l’employabilité tertiaire ? Par analogie, en nous inspirant de la littérature ayant traité du leadership transformationnel 30 et de l’intrapreneuriat31, les points suivants peuvent être mis en exergue : le stade de développement de l’organisation, les valeurs dominantes, l’organisation interne32, le mode de management33 ainsi que le degré de structuration des pratiques de gestion des ressources humaines (définition des emplois, évaluation) . Certains considèrent que ces caractéristiques de l’organisation “ intrapreneuriale ” favorisant l’employabilité sont partie d’un nouveau contrat psychologique entre l’individu et son organisation34, cette dernière s’engageant à favoriser l’employabilité, la responsabilisation et l’apprentissage continu du personnel, dans une vision renouvelée de la carrière35.

Cette co-évolution dynamique, pour séduisante soit-elle, pose de nouvelles questions fondamentales, auxquelles les acteurs du marché de l’emploi du XXIème siècle devront s’attacher à répondre :

Comment trouver un certain équilibre entre stabilité et évolution ? Comment être en phase avec le marché, les besoins changeants et les mutations technologiques d’une part, et faire droit au besoin de stabilité présent en chaque individu à la recherche de certains repères, de certaines routines nécessaires à un fonctionnement équilibré, voire de racines permettant d’asseoir son identité ?

Comment transformer l’organisation tout en gardant, pour une part importante les mêmes personnes ? Car l’employabilité ne signifie nullement, dans notre optique, un management « by Kleenex », jetant les individus qui ne correspondent plus, à un moment donné- aux exigences de leur fonction.

Finalement, comment concevoir et gérer les carrières dans ce contexte fortement évolutif, comment intégrer ce que C.H. Amherdt appelle le nouveau chaos de carrière dans les organisations ? 36 Les constats développés ci-dessus impliquent une vision complètement différente de celle de la carrière traditionnelle, sans discontinuité et purement ascendante. Il s’agit de voir la carrière comme un cheminement professionnel et personnel marqué par des phases alternant déploiement et stabilisation, croissante et stagnation (voire replis), spécialisation et bifurcation vers d’autres domaines de compétences.

Les organisations et les individus ne sont, pour une bonne part, pas encore préparés à se développer dans ce contexte nouveau de l’employabilité. Il apparaît clairement que ce concept à la connotation mercantile, déniant a priori les individus, leurs motivations et leur identité, recèle en réalité une vision totalement différente du contrat juridique et psychologique de travail, une vision plus exigente d’une certaine manière, mais également plus réaliste dans le sens qu’elle intègre les rythmes dynamiques marquant tant les organisations, appelées à se renouveler sans cesse, que les individus, caractérisés par une poussée constante d’auto-développement 37.

30 B.S. Pawar/K.K. Eastman : The Nature and Implications of Contextual Influences on Transformational Leadership : A Conceptual Examination, in Academy of Management Review, 1997, vol 22, no 1, pp. 80-109, Conger J.A /Kanungo R.N. Charismatic Leadership in Organizations, Sage, Londres, 199831 par ex.: L. Neugebauer : Unternehmertum in der Unternehmung, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 199732 Le Boterf, 1998, op. cit. p.29 33 A.M. Stewart : Empowering Poeple, Pitman Publishing, London, 1994, où l’auteur développe les pratiques de management favorisant l’entrepreneuriat, notamment le développement d’une vision commune, la mise sur pied d’un environnement de travail propice, le rôle de faciliteur, de mentor, rejoignant les approches actuelles sur le leadership en réseau (Bennis W.,Parikh J., Lessem R. Beyond Leadership, Blackwell, Cambridge, 1994, Butera F.: La métamorphose de l'organisation, du château au réseau, Les Editions d'Organisation, Paris, 1991)34 voir par ex.: P. Coureil : Valeur ajoutée, Dunod, Paris, 1997, p. 20735 voir Y. Emery, ”, La carrière est morte, vive la carrière! in B. Uebelhard/Giauque D. Transformation des öffentlichen Sektors, LEP Ed., Le Mont-Sur-Lausanne, 1998, p. 4136 C.-H. Amherdt : le Chaos de carrière dans les organisations, Montréal : les Editions nouvelles, 199937 RIVERAIN-SIMARD D., Etapes de vie au travail , Ed. Saint-Martin, Montréal, 1984Le pari de l’intelligence Page 29 11/05/2023

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PSA Peugeot-Citroen, site de Sochaux : priorité à l’employabilité

La construction d’un nouveau dialogue entre l’entreprise et le collaborateur

Bruno Vitrac, Responsable des relations sociales à l’usine de Sochaux

Avant notre entretien, Bruno Vitrac a voulu installer le décor. Il nous a fait parcourir le site Peugeot de Sochaux. Une véritable ville industrielle de 20'000 habitants, avec ses routes, ses voies ferrées, ses usines, ses centres médicaux. Comme il le dit lui-même, « ici, on peut être amené à faire le même travail qu’un élu local, confronté aux problèmes de la taille d’une municipalité : la santé, l’éducation ou la délinquance». Gérer la sécurité de l’accès à plusieurs hectares de parking et veiller au développement des compétences du personnel sont par exemple deux facettes d’une fonction finalement très contrastée. Pourtant, face à ces besoins multiples, une priorité claire de la Direction des Ressources Humaines de Sochaux est l’employabilité. Il nous intéressait de comprendre pourquoi.

L’employabilité pour soutenir l’adaptation continue

Jean-Yves Mercier : L’employabilité est, pour vous, la priorité no 1 en termes de ressources humaines. Qu’entendez-vous par là ?

Bruno Vitrac : Aujourd’hui, les métiers changent fréquemment, et de manière radicale. A la Caisse d’Épargne, où je travaillais précédemment, notre métier a par exemple évolué de recevoir de l’argent à recevoir des clients. Il y a donc eu une reconversion totale. Chez Peugeot aussi, les métiers évoluent et bougent. Nous en sommes un exemple vivant. Ainsi, l’entreprise cherche constamment à se recentrer sur un cœur de métier. Il nous faut alors redéfinir régulièrement ce cœur de métier, ce qui n’est pas toujours facile. Mais quand bien même on se recentre sur un cœur de métier à un moment donné, le lendemain ce cœur de métier sera tout autre, du fait de l’évolution des produits, des technologies ou du marché. Nous accompagnons constamment ces évolutions. Ce que nous développons, ce que nous cherchons à obtenir à travers les embauches et à travers les reconversions, c’est alors une utilisation des compétences beaucoup plus large que leur seule application à un métier unique. Ce que nous demandons aux gens maintenant, ce que nous recherchons dans le recrutement, ce sont avant tout des facultés d’adaptation. Et qui dit facultés d’adaptation, dit possibilité de tenir plusieurs emplois différents et de développer un certain nombre de compétences par rapport à des domaines très différents. C’est sous cet angle là que je définis l’employabilité. Elle est une aptitude d’adaptation par rapport à des produits, à des techniques et à des méthodes d’organisation.

JYM : Avez-vous un exemple concret ?

BV : L’entreprise mène actuellement une opération de recrutement pour embaucher près de mille personnes, sous différentes formes de contrat. Or on s’aperçoit que nous drainons un marché de l’emploi, en France, qui

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Titulaire d'un diplôme de gestion des entreprises, Bruno Vitrac a aussi "tâté"

des sciences politiques et fait des études approfondies en droit et en anglais.

Son parcours professionnel l'a amené à traverser Euromarché, Laurent-Industrie,

l'usine de Bull-Périphériques de Belfort où il a dirigé pendant 6 ans la division des relations sociales, avant de prendre la Direction des Ressources Humaines à

UDD-FIM, filiale du groupe VonRoll. Il a ensuite occupé la même fonction pour la

Caisse d’Epargne de Bourgogne avant de rejoindre, en 1999, la DRH de l’usine

Peugeot de Sochaux en tant que Responsable des relations sociales.

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commence à se resserrer très sérieusement. Ainsi, récemment, nous évoquions la possibilité de recruter dans le Massif Central, parce que nous n’arrivons plus à trouver suffisamment de personnel sur la région de Sochaux, notre vivier naturel. Nous allons donc chercher plus loin. Mais malgré cela, nous savons que nous ne trouverons pas assez de collaborateurs qui aient été formés à ce que nous cherchons et qui aient les compétences nécessaires au domaine à pourvoir. Ce que nous savons aussi, c’est que nous ne trouverons pas non plus les gens qui aient un niveau d’éducation équivalent à ce que nous aurions souhaité. Nous avions planifié un millier d’embauches, et nous nous sommes dits au départ qu’il nous fallait des collaborateurs qui aient un certain niveau culturel de façon à éviter les problème sociaux d’adaptation à une nouvelle région géographique. Donc nous avons ciblé le niveau bac, voire un peu en dessus, alors qu’il s’agit essentiellement de postes liés à des savoir-faire manuels. Mais avec près d’un millier d’embauches aujourd’hui, même en recrutant sur une bonne partie de la France, c’est impossible. Donc clairement, nous admettons le fait que nous allons devoir chercher en dessous du niveau cible.

Première chose, par rapport à la question de l’employabilité : si nous avions ciblé sur un niveau assez élevé, c’est aussi pour ne pas avoir de problèmes d’adaptation future à des changements de techniques, de métiers ou d’organisation. Car il y a des gens facilement adaptables. Dans la mesure où nous acceptons également un niveau d’éducation inférieur, l’intérêt est de se dire maintenant que nous allons les intégrer à cette logique d’adaptabilité. Non plus en filtrant par le recrutement initial, mais grâce à la formation et à l’accompagnement. C’est ce que nous sommes en train de développer avec l’ANPE et d’autres organismes semi-publics. C’est-à-dire que par la formation, il faut que nous arrivions à faire comprendre aux gens que tout évolue. Et donc que nous ne les formons plus à un métier, mais à une adaptation permanente. A une dynamique de changement. Nous ne développons pas un métier, mais des compétences d’adaptation. Nous offrons donc de multiples embryons de formation, c’est-à-dire un tronc commun sur les différents métiers. Avec tous les organismes de formation que nous avons en France, il est possible de développer ainsi une formation large, surtout pas liée à un métier, mais au développement de la palette de compétence de chacun. A charge pour nous ensuite de développer tel ou tel aspect en interne, aujourd’hui sur une aptitude spécifique, demain sur une autre. C’est un peu tout ça pour moi l’employabilité. C’est avoir des gens disponibles pour un maximum d’emplois. Ce n’est pas une simple polyvalence comme nous l’avons déjà instaurée, mais une disponibilité sur toute une gamme d’emplois et qui, à terme, a pour but d’amener chacun à une palette de compétences importante. Même éventuellement si c’est pour l’utiliser hors de l’entreprise.

Employabilité des cadres et des collaborateurs : des voies différentes

JYM : Cela veut donc dire que les formations que vous offrez n’ont plus rien de technique. Elles sont purement comportementales ?

BV : Il y a quand même des connaissances techniques générales à acquérir. Mais nous évoluons de plus en plus vers une formation comportementale. Encore une fois, même si c’est un peu caricatural, soit effectivement on recrute à un bon niveau d’études – bac plus deux ou trois - et on évite les problèmes d’adaptation, face à une population qui admet le changement et qui le comprend. Soit on prend à un niveau beaucoup plus bas et on a à faire face à une population qui se dit : « Eh bien moi, je vais faire tel métier ». C’est culturel. Chez eux, dans leur famille, le père était par exemple mécanicien. Donc le fils est destiné à être mécanicien et on va le lui répéter dans la vie de tous les jours. Alors lui faire comprendre qu’aujourd’hui il est mécanicien, mais que demain il fera autre chose, ce n’est pas évident. Donc il faut essayer de développer ce changement de culture.

JYM : Au-delà de la formation, il faut donc sans doute aussi savoir le communiquer ?

BV : Développer un certain nombre d’acquis techniques, nous savons le faire. Et en même temps, il faut être capable de dire que cet investissement peut être susceptible à un moment donné, non pas abandonné, parce

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Nous ne formons plus à un métier, mais à une adaptation permanente.

L’employabilité, c’est avoir des gens disponibles pour un maximum

d’emplois.

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que c’est le mauvais terme, mais transformé en servant de base à d’autres compétences, pas forcément de la même technique ni de la même technologie. C’est comme cela que nous communiquons les choses, sous l’angle de l’adaptabilité et de l’employabilité. Encore une fois, j’associe beaucoup les deux.

JYM : Comment traitez-vous la population cadre ? Avec la même logique et les mêmes outils ?

BV : Face à la population cadre, le problème de l’employabilité ne se positionne pas du tout de la même manière. Je le trouve moins crucial. On transforme beaucoup plus facilement des directeurs de production en directeurs de ressources humaines. Ce n’est pas sans défauts, car derrière une telle rotation, il faut des structures d’expertise. Mais cela se fait. Ça fait partie du parcours. On développe une gestion qui permette aux gens d’évoluer. Passer par différentes fonctions permet d’avoir une vue plus globale des choses. Mais il y a des contraintes : la mobilité géographique, par exemple, est une condition sine qua non d’évolution chez Peugeot. Mais généralement, ce processus s’inscrit dans le cadre d’une évolution de carrière, et cela ne pose guère de problèmes. Les gens savent que pour évoluer, il faut passer par différents emplois et ils l’acceptent.

JYM : Ce qui veut dire que pour les cadres, l’employabilité pourrait être une nouvelle gestion de carrière. Il n’y a plus un véritable plan de carrière uniforme, mais chacun suit son propre plan d’évolution en passant d’une fonction à l’autre ?

BV : Dans les deux derniers groupes où je suis passé, tant dans l’industrie que dans le tertiaire, les carrières étaient pilotées. Il existe des structures qui se mettent en place. Ce qui signifie que dans les groupes importants, il y a une gestion des ressources humaines un peu élaborée. Il y a des filières qui sont tracées. En fonction des résultats des entretiens annuels, nous voyons qu’une personne a du potentiel et qu’elle peut évoluer. Alors nous pourrons lui bâtir un plan de carrière. C’est aussi une manière de fidéliser. Dans tous les grands groupes, les carrières sont pilotées.

JYM : Le cadre n’est donc pas maître de son parcours ?

BV : A mon avis, dans les grands groupes, pas totalement. Dans une petite entreprise, je pense qu’une personne pilote sa carrière, ne serait-ce qu’en y restant ou en partant. Parce qu’elle n’a pas toujours l’opportunité d’évoluer en interne. Dans ce cas, ce n’est pas l’entreprise qui dirige la carrière, mais l’individu. Sinon, l’impulsion vient le plus souvent de l’entreprise, et il faut savoir lui faire confiance.

JYM : On dit pourtant que le succès repose sur le fait d’être entrepreneur de soi-même, de gérer son emploi. Que pensez-vous de ça ?

BV : Je trouve que c’est très bien, et ce n’est pas contradictoire. Concrètement, il est bon que chacun développe ses compétences et se fasse une idée du chemin qu’il veut parcourir, voire qu’il le fasse savoir. Ce faisant, on peut accompagner ce qui se discute au sein de l’entreprise. On accompagne le pilotage au lieu de le subir. C’est plus intéressant pour chacun. Ceci dit, les entreprises que je connais sont très contrôlantes. En pilotant les carrières, elles nourrissent leur pyramide hiérarchique. Et c’est normal pour un grand système. Celui qui n’a pas envie d’y évoluer va aller voir ailleurs. Je pense donc que l’aspect intrapreneur existe, mais dans le cadre d’une fonction quelque peu définie. Cela veut dire qu’on ne peut pas « faire » sa carrière, mais qu’on se fait son poste de travail. Chacun peut choisir de développer son poste ou non, car une certaine autonomie existe généralement, offerte par l’employeur pour développer un esprit d’entreprise. Mais cela se fait dans un certain cadre. Et ce sont les résultats de ce développement qui influencent le pilotage de sa propre carrière par l’entreprise.

JYM : Si je vous comprend bien, chacun gère son quotidien, mais l’employabilité à moyen terme des uns et des autres est pilotée par l’entreprise ?

BV : Je pense que tout ça n’est jamais tout noir ou tout blanc. L’entreprise ne pilote pas tout, ce n’est pas vrai. Le cadre non plus. Il est acteur, dans une certaine sphère qui n’est pas totalement contrôlée. Donc il y a des

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On transforme des directeurs de production en directeurs de

ressources humaines. Ce n’est pas sans défauts. Mais cela se fait.

Passer par différentes fonctions permet d’avoir une vue plus

globale des choses.

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marges. Il y a coexistence des deux avec des interpénétrations de l’un et de l’autre. L’idée est de développer l’entreprise en développant le cadre.

Accompagner l’évolution des mentalités

JYM : Est-ce qu’alors les collaborateurs voient un intérêt dans cette démarche ? Ou est-ce qu’au contraire, elle est vécue comme une obligation ? Est-ce que finalement, dans un tel cadre, les gens voient leur intérêt à gérer leur propre vie, leur propre carrière ?

BV : Je crois qu’au niveau des collaborateurs, ce n’est pas du tout encore entré dans les mœurs. Nous le voyons avec les reconversions actuelles que nous avons à faire. Nous avons affaire à des populations qui n’ont pas connu qu’un métier, contrairement à leurs aînés. Les anciens ont des difficultés à accepter d’occuper un autre emploi. Mais en France, nous avons l’habitude de faire partir les gens en retraite jeunes, à 55 ans environ. Beaucoup préfèrent cette possibilité à l’obligation de changer de métier. Les aînés partis, les reconversions touchent donc aujourd’hui les jeunes. Et là, nous sommes confrontés à deux populations : ceux qui admettent qu’ils peuvent changer et qui en ont envie. Souvent, ils ont fait de l’intérim et ils ont déjà connu un peu ça. Et ceux qui ont cette culture du « mono-métier », qui n’ont pas envie d’en changer et qui ont des difficultés à digérer les opérations de reconversion. Par exemple, actuellement, ce sont plusieurs centaines de personnes qui vont devoir changer de métier. Car certains métiers traditionnels disparaissent de l’entreprise. Or rien n’est acquis, c’est dur. C’est une reconversion lourde, mais nous devons passer ce cap là. Si les premières opérations réussissent, derrière cela suivra, j’en suis convaincu.

JYM : Puisque vous êtes responsable des relations avec les syndicats, est-ce que l’employabilité devient un thème de négociation ?

BV : Les syndicats confirment la nécessité de l’employabilité. Car si une porte se ferme, l’intérêt d’avoir un CV le plus large possible, d’avoir développé des facultés d’adaptation et des compétences les plus larges possibles est évident. Il faut surtout ne pas être resté enfermé vingt ans dans le même métier. Mais par ailleurs, les syndicats gardent un discours syndical avec une stratégie syndicale. Ils vont favoriser par exemple la polyvalence, et demander une rémunération pour cette polyvalence. Donc, ils vont jouer sur la classification pour obtenir un meilleur salaire. C’est comme une monnaie d’échange. Car au niveau des ouvriers, le changement n’est souvent admis que sous réserve d’une contrepartie : « Je veux bien changer de poste si ma paye change aussi ». Ils ne se rendent pas toujours compte que c’est une question de survie pour eux. C’est un avantage qu’on donne au collaborateur. Les syndicats évoluent donc dans leur mentalité, mais pas forcément dans le discours puisqu’une certaine frange de la population de leurs adhérents n’a pas tout compris ou n’y est pas suffisamment prête.

JYM : Qu’en est-il au niveau des cadres ? Offrir de l’employabilité pourrait-il devenir un argument de recrutement pour un employeur, notamment sur un marché de l’emploi à faible taux de chômage ?

BV : Dans les périodes où il y a des risques sur l’emploi, c’est moins difficile de présenter l’employabilité comme une obligation. Mais je pense qu’aujourd’hui, cela devient pour chacun une chance plus qu’une obligation. Dans un marché du travail qui se tasse, c’est celui qui aura la palette de compétences la plus large qui aura le maximum de propositions et qui sera pris en priorité. Donc à un moment donné, parce que chacun y aura intérêt, cela rentrera dans les mœurs. Et il deviendra incontournable pour un employeur d’offrir à ses recrues de développer leur employabilité.

Responsabilité sociale et bénéfices pour l’entreprise

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C’est celui qui aura la palette de compétences la plus large qui aura le maximum de propositions et qui sera

pris en priorité. Donc à un moment donné, parce que chacun y aura

intérêt, il deviendra incontournable pour un employeur d’offrir à ses

recrues de développer leur employabilité.

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JYM : En Suisse, beaucoup d’entreprises affirment que c’est à l’État ou à la formation initiale de favoriser l’employabilité. En ce qui vous concerne, la soutenez-vous par obligation ou par choix ?

BV : C’est un choix. Je pense que nous en revenons quand même à ce qui s’est beaucoup dit, qui a parfois été oublié, mais qui devient une tendance claire : dans une vie professionnelle, on connaît plusieurs métiers. L’employabilité c’est aussi ça, c’est admettre cette possibilité de connaître plusieurs métiers. Et ça, c’est un phénomène des dix ou quinze dernières années. C’est relativement récent. Il faut certes du temps pour changer une culture. Mais je pense que ce sera de plus en plus admis. Car on inculque ce concept aux jeunes, dès l’école. C’est dit et répété. Faire plusieurs métiers dans sa vie devient une réalité incontournable, et il faut accompagner ce changement. Mais ce n’est pas facile. Cela dépend de la population  : les cadres l’ont admis, les techniciens supérieurs commencent à l’admettre de plus en plus, mais le milieu ouvrier à encore du mal à l’accepter. Encore une fois, c’est vraiment culturel. Mais je crois que c’est en train de basculer. Avec les fermetures d’entreprise des dernières années, avec les périodes de suppression d’emplois, les gens ont changé par force. Aujourd’hui, nous leur expliquons qu’il faut anticiper et disposer de la palette de compétences la plus large possible. Et je crois que le choc culturel des licenciements de toutes les années que nous avons connues a quand même aidé à faire passer le message : « soyez employables, sachez faire un certain nombre de choses plutôt qu’une seule ». Il faut développer la palette de compétence.

JYM : Y a-t-il un rôle social là dedans ? Une responsabilité de l’entreprise envers le marché de l’emploi ?

BV : Il existe deux notions qui soutiennent les politiques d’entreprise : une notion de fidélisation du personnel à l’entreprise et une notion de réactivité. La fidélisation est voulue, car ce n’est pas une solution de former des gens pour les mettre dehors et en embaucher d’autres. Il y a quand même une culture d’entreprise qu’ils connaissent et à laquelle ils adhèrent. Il y a donc une responsabilité de l’entreprise. C’est-à-dire que la plupart des contrats sont à durée indéterminée et qu’il faut anticiper les changements afin de ne pas perdre de temps ni de collaborateurs. Donc dès le départ, il faut préparer les gens aux changements d’activités. Pour ce qui est de la réactivité économique, par rapport aux changements et au climat social de l’entreprise, mettre dehors réembaucher ailleurs n’est pas non plus la bonne méthode. Il faut garder une culture d’entreprise qui permettent aux employés de se sentir bien et d’être vite opérationnel. Donc il est préférable de conserver et d’entretenir sa culture, plutôt que de perdre du temps à aller recruter à l’extérieur. En terme de réactivité, il faut, à mon avis, jouer ces opérations là. Pour moi il y a fidélisation, anticipation et réactivité. Je vois ces trois aspects comme étant très forts sur l’intérêt d’opérer ces changements culturels.

JYM : Il faut dire aussi que Peugeot peut jouer sur des effets de masse. Est-ce que vous croyez que la taille de l’entreprise joue un rôle ?

BV : Je pense que l’employabilité, c’est pour tout le monde. Avec un minimum de personnes dans la structure pour commencer à y réfléchir. Bien sûr, plus l’entreprise est grande, plus le problème peut être important. Mais tout le monde est concerné.

JYM : Vous connaissez bien le marché du travail helvétique, pour avoir travaillé au sein du groupe VonRoll. Y a-t-il un décalage sur ce sujet entre la France et la Suisse ? 

BV : J’ai travaillé pour une filiale française du groupe VonRoll, mais cela m’a permis un certain nombre de contacts avec mes collègues helvétiques. Et je pense que s’il y a décalage sur le thème même de l’employabilité, il est surtout dû à un retard de la Suisse par rapport à d’autres pays limitrophes en termes de dialogue social. Je ne parle pas ici spécialement des syndicats. Mais de la philosophie d’un certain nombre de cadres qui considèrent que c’est toujours à l’individu de s’adapter à l’entreprise, et qui managent leurs ressources humaines comme on le faisait il y a trente ans. Piloter les carrières des cadres, adapter les compétences des collaborateurs, cela ne fonctionne que s’il y a dialogue, écoute et accompagnement. Décider sans les personnes concernées, c’est le meilleur moyen de provoquer les résistances au changement que l’on souhaite. Je crois donc qu’il est temps que certains chefs d’entreprise suisses se dotent d’une réelle gestion des Ressources Humaines, dotée des moyens d’aujourd’hui et disposant d’un vrai pouvoir de dialogue avec les cadres et les collaborateurs de l’organisation. Je ne doute pas, cependant, que d’autres s’y emploient déjà largement.

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JYM : Bruno Vitrac, merci.

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Les nouvelles compétences au service des entreprises

Cinq compétences clefs pour l’employabilité des cadres futurs

Pr. Dr. Gilbert Probst, HEC, université de Genève

Les nouvelles compétences, tout le monde en parle. Il n’y a qu’à voir les études du Corporate Leadership Councils - une association mondiale des 500 plus grandes entreprises. Dans le même registre, McKinsey a invité tous ses consultants d‘Allemagne 3 jours en Sardaigne pour réfléchir aux nouvelles compétences du groupe et à leur construction. Les grandes entreprises comme la Deutsche Bank ou DaimlerChrysler projettent des programmes pour promouvoir les compétences de leurs collaborateurs de façon plus ciblée. Le thème est donc une question d‘actualité!

Les cadres d’aujourd’hui et de demain doivent donc particulièrement penser à bien développer leurs propres compétences, afin de les promouvoir et de les employer dans leur quotidien. On le sait, des compétences inadaptées peuvent menacer l'avenir de l'entreprise. Mais ce n’est pas la seule cause de changement : un nouveau manager arrive, et on change la moitié de l‘équipe car d‘autres comportements et d‘autres idées sont mises en avant. Ce texte veut montrer quelles compétences individuelles seront nécessaires dans les années à venir. Nous focalisons ici sur cinq compétences spécifiques qui seront déterminantes pour le futur. Elles fondent la base de ce que l’on nomme employabilité. Ce sont:

La mobilisation de connaissances collectives, Le networking La gestion d’un portefeuille d’activités La pensée conceptuelle et connective L‘innovation entreprenante.

La mobilisation de connaissances collectives

Aujourd'hui, le savoir est inestimable. La valeur boursière des entreprises ne dépend pas que de leur valeur comptable, mais aussi de leur capital intellectuel. Quand on acquiert une entreprise, on investit plus dans ses connaissances que dans son capital matériel. Le capital connaissances est cité comme quatrième facteur de production le plus important. Il a pris une signification stratégique immense. Mais même si il s'agit d'une aptitude collective, ce sont en fin de compte les compétences individuelles des membres de l’organisation qui mobilisent le savoir collectif. Ainsi : "The ability to learn faster and better than your competitor will be the only sustainable competitive

advantage of the future." (Aria de de Geus, Royal Dutch Shell) "At Holderbank we are clearly committed to our decentralized structure to maintain entrepreneurial

spirit. To cope with the coming challenges we have to learn continuously, exchange best practices and master the learning process." (Thomas Schmidheiny, Holderbank)

"The biggest source of sustainable competitive advantage in the future will be our ability to create and mobilize knowledge in the interest of new products and services." (Kent Greene, BP)

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Gilbert J.B. Probst, né en 1950, est professeur en Organisation et Management ainsi que

Directeur du MAA (Executive MBA) à l’Université de Genève. Il est Docteur en Sciences

Economiques de l’Université de St. Gall, ou il fut aussi chargé de cours et vice-président de

l’Institut du Management. En tant que professeur invité, il a enseigné à la Wharton School,

Philadelphie (Université de Pennsylvanie), ainsi qu’à l’IMI (International Management Institute) à Genève. Gilbert Probst est membre des conseils

d’administration de Kuoni Travel Limited, Holderbank, et Alu Menziken Holding. Il est aussi

Président de l’Ecole Suisse des Dirigeants d’entreprise (SKU) et consultant pour plusieurs

grandes entreprises telles que ABB, Hewlett Packard, Siemens, Winterthur Insurance ,

Deutsche Bank, ou l’UBS.

Ses publications traitent essentiellement des themes de l’apprentissage organisationnel et du

Knowledge Management.

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Les connaissances sont stratégiquement si importantes que le capital savoir est devenu un risque à gérer. Certaines fusions et acquisitions en sont autant d’exemples : les achats de Morgan Grenfell par la Deutsche bank, de Kleinwort Benson par la Dresdner Bank, de First Boston par le Credit Suisse ainsi que de S.G. Warburg par l’UBS illustrent cette recherche d’acquisition de capital intangible. Or on oublie fréquemment que les acquisitions de compétences sont certes prometteuses, mais à haut risque ! Ainsi, la réelle valeur stratégique des connaissances acquises est incertaine. De plus, l’intégration des connaissances n'est en aucun cas acquise. Fréquents sont les départs suite à une acquisition qui conduisent à la dévalorisation de la base de connaissances reprise. Ainsi le Tagesanzeiger rapportait en avril 1998 que, dans le cadre de la fusion entre l‘Union de Banques Suisses et la Société de Banques Suisses, une équipe entière de gérants de fortune démissionnait en même temps qu’un groupe spécialiste des Warrents et que cinq experts des fonds en déshérence, emportant avec eux 60 pour cent de part de marché à la concurrence. Le Wall Street Journal rapportait au même moment qu'à New York, 23 banquiers de l‘UBS étaient engagés par Donaldson, Lufkin & Jenrette. Le directeur commercial d'une banque privée commentait cet incident avec les mots suivants: "Il y a là, pour la nouvelle Banque, beaucoup de savoir-faire perdu."

Le savoir doit donc non seulement exister, mais être mobilisé. Somfy, entreprise française numéro 1 mondial des portes et volets électriques, a lancé un programme appelé "Mobilizing Collective Knowledge". Il s'agit concrètement de stimuler l'innovation en identifiant les synergies et les expériences communes entre différents centres de compétences. Somfy n'est plus le seul à aborder concrètement ces préoccupations. Les noms de projet changent, mais l'idée fondamentale, l'encouragement au savoir, reste : Accès rapide à des experts: Siemens, Novartis, HP, Holderbank, Augmentation de l'innovation: Nokia, Boeing, Xerox, Phonak, Mettler-Toledo Transfert de connaissances et Best Practices: Holderbank, Skandia, Roche, McKinsey Évitement de redondances: Roche, Holderbank Achat des connaissances de clients: Amazon, Forbo, ABB, Siemens Produits fondés sur des connaissances et performances: Kuoni, Siemens, Xerox

Si l’on en croit toutes ces entreprises, la compétence liée à ses propres connaissances devient pour l'individu un facteur de succès personnel. Les cadres doivent apprendre à mobiliser leurs connaissances dans leur organisation, mais aussi au-delà des frontières de l‘organisation. C’est-à-dire à : Définir des buts de développement stratégique du savoir, Identifier les connaissances importantes dans et hors de l'organisation, Acquérir de nouvelles connaissances, Perfectionner les connaissances existantes, Trouver de nouvelles solutions en collaboration avec des collègues et des partenaires, Utiliser effectivement les connaissances acquises récemment, Garder leurs connaissances en phase avec l’évolution des techniques et du marché, Savoir mesurer, évaluer et récompenser.

Le networking

Un réseau très ramifié permet d’obtenir et d’utiliser les connaissances dont on a besoin. Les utilisateurs de ce réseau gaspilleront peu de temps à élaborer des connaissances déjà disponible ailleurs parmi leurs relations. La mise en réseau est donc indispensable, tant en interne qu‘en externe, pour répondre aux questions suivantes: Qui sont les experts internes qui peuvent m‘aider à trouver la solution du problème? Qui sont les sources de connaissances externes qui peuvent m'apporter des inputs précieux? La mise en réseau nous aide aussi à sentir très rapidement de nouvelles tendances. Qu'est-ce que la société fait évoluer ? Quels sont les besoins des clients? Est-ce qu'il y a de nouveaux chemins économiques ? Le pari de l’intelligence Page 37 11/05/2023

Aujourd'hui, le savoir est inestimable. La valeur boursière des entreprises ne

dépend pas que de leur valeur comptable, mais aussi de leur capital

intellectuel. Quand on acquiert une entreprise, on investit plus dans ses

connaissances<A[connaissances|savoirs]> que dans son capital matériel.

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Personne ne devrait élaborer seul de réponses à de telles questions. Un réseau d'experts en sait beaucoup plus sur le sujet, et leur écoute ouvre de nouveaux chemins.

La construction d‘un tel réseau est de longue haleine. Mais il existe des chemins plus ou moins rapides: McKinsey a par exemple construit un système de réseaux par parrainage, lien entre retraités et la Corporate University du groupe. Dans l'économie occidentale, la tendance à envoyer les managers en retraite toujours plus tôt est connue. Ces personnes disposent pourtant d'un large réseau de contacts grâce à leur longue activité. Mais avec la retraite, ce dernier n'est plus utilisé. Si les plus jeunes cherchent un mentor dans les premières années de leur carrière qui les soutient avec son réseau de contacts, tous en profitent : le manager retraité confirme qu'il est encore nécessaire, et la nouvelle génération dispose tout de suite d‘un bon carnet d’adresses. ABB, avec la fondation dl'ABB Consulting AG, a compris cela très tôt : les cadres retraités voient leur expérience utilisée et d'autres enjeux leurs sont confiés comme consultants spécialisés, comme animateurs de relations publiques ou encore comme coaches de projet.

Le réseau ne devient pas seulement plus important pour l'individu, mais aussi pour les entreprises. Dans le cadre de la virtualisation, on doit pouvoir intégrer son entreprise ou son domaine d'activité dans un réseau d'autres entreprises. Cette option permet de créer de nouvelles prestations pour servir le client de façon optimale. La mise en réseau ne permet pas simplement d’avoir des liens forts entre "Old Boys", mais aussi d’utiliser des partenaires hors de l’organisation. En effet, les idées novatrices naissent pour la plupart dans un réseau de contacts relativement souples. Dans les contacts étroits, il y a souvent trop de ressemblance, et peu de nouvelles idées.

Gérer son portefeuille d’activités

Le concept du portefeuille est courant dans l'économie de services. Un portefeuille est une palette d'affaires, de produits ou de titres qui augmentent le rendement moyen de leur détenteur par répartition des risques. Ce concept peut se reporter sur le marché du travail. Quand quelqu'un a un travail unique et n’a connu qu’un seul patron sa vie entière, cela sera bénéfique à sa carrière maison. Pourtant, cette personne court un risque extrêmement grand. Car le jour où on n’a plus besoin d’elle dans l‘entreprise, elle est déconnectée du marché du travail. Il devient alors extrêmement difficile de trouver un nouvel emploi. Gérer un portefeuille d’activités signifie donc que le salarié tente d'augmenter sa valeur ou sa capacité d’emploi à travers plusieurs activités professionnelles. Il exerce simultanément plusieurs professions à plusieurs postes. Les exemples pratiques en sont courants. Un consultant peut ainsi travailler dans une grande compagnie aérienne au développement du personnel, en étant simultanément conseiller pour d'autres entreprises dans des projets de formation en communication ou pour une équipe spécifique à laquelle il apporte ses connaissances particulières. A côté, il va organiser une conférence annuelle. Et il écrit un livre sur l‘économie, après un premier ouvrage réussi sous un pseudonyme.

Les entreprises sont devenues de plus en plus flexibles pour s‘adapter aux besoins du marché. Celui qui a un réel portefeuille d’activités peut donc offrir aux entreprises la flexibilité qu’elle souhaitent. Ce n’est certes pas sans danger pour la vie privée de tout un chacun. Mais cela n’est pas nouveau. En Europe, déjà moins de la moitié des personnes en activité sont employées à plein-temps sur un seul lieu. La tendance du travail à temps partiel est de plus en plus importante. Les nouvelles formes de l'organisation du travail demandent de nouvelles aptitudes. Le portefeuille permet aussi d‘enclancher des réflexions personnelles : quelles aptitudes et quelles activités dois-je continuer à développer ? Et combien de temps puis-je rester compétitif avec mes compétences actuelles ? Dans ce sens, le travail à temps partiel peut être judicieux. Il permet d’utiliser des formes de travail nouvelles non seulement dans un but économique, mais aussi avec un objectif de multiplication de compétences.

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Les idées novatrices naissent pour la plupart d’un réseau de contacts

relativement souples. Dans les contacts étroits, il y a souvent trop de ressemblance,

et peu de nouvelles idées.

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Pensée conceptuelle et globale

Le management consiste de plus en plus à conceptualiser des situations, des plans d’action et des voies de développement. Les cadres doivent être capables d’interpréter leur environnement, puis de mettre en relief les uns par rapport aux autres les résultats de leurs analyses et expériences. Conceptualiser devient peut-être l'art de pouvoir maîtriser l'avenir (cf. Rhodes 1994). Par ce biais, les managers doivent être capables de se faire une idée de leur environnement, mais aussi de développer des modèles d'action. On leur demande finalement de pouvoir identifier les données importantes, celles qui influencent l’entreprise de manière pertinente, et de conduire les stratégies comme les actions nécessaires. Pour cela, il faut aussi être capable de penser et d’agir de manière globale.

La pensée globale n’est pas une nouveauté. Aujourd'hui, elle est pourtant devenue incontournable. On attend de tout manager qu’il intégre à sa pensée et à ses décisions un horizon plus large. Cette aptitude mentale repose sur la recherche des interactions entre de nombreux facteurs d'influence plutôt que sur la pensée linéaire. Elle permet de travailler avec des situations de problème complexes et paradoxales. Nombreux sont les problèmes dont la solution apparemment logique se heurte à des conséquences non prévues. Et ceci non seulement en termes de grands mouvements stratégiques, mais aussi dans le simple quotidien du manager . Bien sûr, on s‘interroge et on se demande comment on a pu oublier un facteur aussi important. Alors, on attribuera trop volontiers les raisons de l‘échec aux circonstances contraires au marché, ou à la résistance du personnel au changement. La pensée et l'action globales aident à devenir plus fin, à dompter la complexité, et reconnaître et résoudre les paradoxes.

Un exemple en est un processus de décision à HP Europe lorsqu‘il s'est agit d'introduire de nouvelles formes de travail, en particulier du Teleworking et de l'Hotelling. Les différentes perspectives étaient recensées simultanément, classées par ordre d‘importance. La visualisation de l’ensemble permit de dégager l'essentiel, avec ses possibilités de développement comme ses paradoxes. Les paradoxes se trouvent partout dans l'entreprise. Dans le processus de développement stratégique, ils doivent être traités localement mais intégrés globalement, pour permettre d’enclencher des actions qui permette de réagir avec flexibilité en fonction l’une de l'autre à court et à long terme. Tout le monde connaît le paradoxe des grandes structures, tiraillées entre le besoin de laisser le maximum d’autonomie à l’action locale et celui de contrôler comme de coordonner ces unités décentralisées.

Face au paradoxe, la réaction classique est de se défendre. Ou bien les tensions sont simplement ignorées, ou bien nous les simplifions au profit d’une solution que nous maîtrisons. Même si ces deux réactions sont compréhensibles face aux pressions que l’on subit dans l‘entreprise, elles sont tout simplement vouées à l’échec face à la complexité de certains problèmes. Il est en effet souvent crucial d'être dans en situation d’accepter et de vivre le paradoxe, de reconnaître le caractère contradictoire d’une situation et de chercher une solution par le dialogue. La pensée et l'action globales en sont les piliers.

L’innovation entreprenante

L‘innovation est une compétence nécessaire depuis déjà longtemps ! L'innovation est en effet, au cours des 200 dernières années, le facteur principal de notre développement social et technologique. Cette aptitude appartient toutefois aux nouvelles compétences du futur, car elle a changé radicalement dans sa forme. Elle a aujourd’hui une nouvelle signification. L'innovation était par le passé marquée du sceau de l‘exceptionnel. C’est l’image du chercheur ou de l’ingénieur qui bricolait seul dans sa spécialité, jusqu'à ce qu'une innovation lui tombe dessus, plus plus ou moins par hasard. Le monde est aujourd'hui beaucoup plus complexe. Les innovations sont plus fréquentes, et le fruit du travail de plusieurs personnes. Il y a sans doute toujours des personnalités fortes et novatrices qui animent la réflexion et sont les moteurs de l'innovation. Mais elles construisent des équipes innovantes, performantes, motivées et elles en obtiennent des résultats. A plusieurs reprises, de telles équipes se sont trouvées confrontées à des situations de marchés saturés, où l’on

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ne pouvait plus espérer grand chose avec le développement des produits existants. Pour débloquer ces situations, il fut à chaque fois décisif que les managers gardent l'idée globale, perçoivent les liens entre les choses et donnent les inputs fondamentaux pour l'innovation et sa réalisation. Les développements et les stratégies qui s’ensuivent reposent ici sur de nouvelles idées qui connaissent le succès grâce à des investissements suffisants, de l'engagement et de l'initiative.

Le succès n'est pas garanti. Il ne se staisfait pas d’une plus grande accumulation de connaissances et d’expériences, comme le le management du savoir. Les Best Practices existantes sont certes importantes, mais il faut également avoir la capacité d’oublier les pratiques d’hier, de laisser tomber certaines compétences et d’abandonner les raisonnements les plus connus. Bien des entreprises ont dû apprendre cela : IBM, face au mini-ordinateur, Digital, face au développement des PCs plus petits et meilleur marché, Wang, du Wordprocessing à WordPerfect et à Word.

Le développement des compétences

La capacité d'innovation consiste à pouvoir créer, accepter et réaliser. Cela inclus l’introduction des innovations sur le marché. Cette aptitude n‘est pas - où à peine - enseignée dans les grandes écoles. Comme ne le sont malheureusement pas non plus les autres compétences décrites ici. Certes, on remarquera l'action novatrice de l'ETH Lausanne grâce à une jeune entrepreneuse comme professeur (Jane Royston, la fondatrice de Natsoft). Mais à part quelques actions éparses, les grandes écoles sont encore très largement occupées à enseigner instruments et technologies, peu en phase avec les compétences émergentes. On se montre surpris quand on constate combien les anciens étudiants utilisent peu leurs acquis universitaires dans la pratique. Mais comme on dit: "A fool with a tool is still a fool"!

L'importance des nouvelles compétences est incontestée. Elles peuvent être pondérée différemment d‘une entreprise à l’autre, et de branche à branche. Mais sous une forme ou une autre, ces cinq compétences gagneront encore en importance.comme critères de succès essentiels.

BibliographieGomez, Peter und Probst, Gilbert [1999]: Die Praxis des ganzheitlichen Problemlösens, Paul Haupt, Bern 1999, 4. Aufl.Probst, Gilbert; Raub, Steffen und Romhardt, Kai [1999]: Wissen managen, Gabler/FAZ, Wiesbaden 1999, 3. Aufl.Probst, Gilbert und Knaese, Birgit [1998]: Risikofaktor Wissen, Gabler, Wiesbaden 1998Rhodes, Jerry [1994]: Conceptual Toolmaking, Expert Systems of the Mind, Blackwell Publ., Oxford 1994

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Développer l’intelligence de l’entreprise :L’innovation

Les clients d’une entreprise ont chaque jour de nouveaux problèmes à résoudre. La seconde caractéristique de l’entreprise intelligente est donc l’innovation constante, en jouant avec ses connaissances actuelles pour développer de nouvelles prestations. Pour cela, l’entreprise est donc sensée favoriser les échanges d’expériences entre ses unités et les risques calculés.

Mais l’innovation est-elle vraiment conduite ou n’est-elle encore qu’un hasard ? Ne gère-t-on pas les savoirs essentiellement pour formaliser les processus existants ? Et même là, est-on sûr d’augmenter la valeur ajoutée de l’organisation ? Comment alors soutenir l’innovation continue pour rendre l’entreprise et ses hommes plus intelligents face aux mouvances du marché ?

Jean-Yves Mercier, directeur de ProMan Consulting, nous montre comment les stratégies d’innovation doivent s’appuyer sur une structure adaptée. Cette structure est vivante. C’est celle qui articule les réseaux du savoir autour des stratégies, des individus et de la complexité de l’organisation. Le but consiste alors à activer ces réseaux autour de quelques dimensions clefs telles que la réflexion, la prestation, l’exploitation, mais aussi le risque et le coaching d’agents facilitateurs.

Peter Wettstein, directeur général de Karl Steiner, nous décrit comment une entreprise de service peut supplanter ses plus gros concurrents sur le marché en se focalisant sur la recherche constante de la valeur ajoutée à apporter aux clients. La clef en est la qualité des collaborateurs de l’entreprise. Cette qualité individuelle se développe par la formation et par le succès. Mais elle se mobilise surtout au sein d’équipes ad hoc, qui tissent dans l’organisation un véritable réseau quand émergent de nouveaux besoins des clients.

Anne Southam, Genilem, enfin, nous ouvre à une dimension nouvelle de l’innovation, le soutien aux start-ups. Elle nous explique comment la réussite d’une innovation passe par la transformation de l’idée de départ en une activité commerciale maîtrisée et professionnelle. Pour cela, l’accompagnement des innovateurs est bien sûr primordial. Mais il est encore plus important de leur fournir la possibilité de créer des réseaux entre eux, avec des prestataires extérieurs comme avec des parrains désinterressés.

Jean-Yves Mercier

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Innover grâce aux réseaux du savoir

Piloter les dimensions stratégique, organisationnelle et humaine du réseau

Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting

L’innovation est devenu le facteur clef de croissance des entreprises. Envers les clients, l’innovation permet la création constante de valeur ajoutée. En interne, elle est un moyen de mobiliser des ressources humaines toujours mieux éduquées. Elle est la marque de l’intelligence. Elle montre la capacité des entreprises à créer des synergies entre ses connaissances pour développer de nouvelles prestations. Mais comment crée-t-on des synergies ? En confrontant les logiques, les méthodes et les pratiques. Autrement dit, en faisant appel non seulement aux potentiels individuels, mais aussi au réseau de connaissances de l’entreprise. Les réseaux du savoir, tout le monde en parle. Mais cela reste une conception abstraite. Pour les utiliser, il faut en comprendre les différentes facettes. Un réseau de connaissances, c’est à la fois la complexité de la structure d’une organisation, les coalitions ad personam des différents individus qui interviennent dans le système et les alliances stratégiques qui permettent de prendre des risques calculés envers l’environnement. C’est ce que nous voulons aider à comprendre ici.

Structure follows strategy

Au cours de la dernière décennie, l’entreprise a appris à se concentrer sur son métier. Elle a identifié ce qui la différencie de ses concurrents. Ce faisant, elle a identifié la valeur ajoutée que ses clients attendaient d’elle et comment elle était capable de leur apporter. Dans la même mouvance, elle a adapté son organisation. Reengineering et description des processus ont rendu l’organisation transversale38. Les premiers pas du knowledge management ont fluidifié les interfaces. La structure s’est adaptée à la stratégie.

Le nouveau défi, c’est l’innovation39. La branche automobile en est un exemple. Peugeot-Citroën (PSA) et Renault ont des processus fluides et extrêmement bien gérés. Leurs produits réciproques se voient décerner les plus hautes distinctions par les organismes mondiaux de reconnaissance de la qualité. Et si jamais un produit s’avère défectueux, c’est la qualité du service qui prend le relais. Pourtant, Renault semble stagner quand PSA vit son âge d’or. La différence ? Renault s’appuie sur des stars déjà anciennes, la Twingo, l’Espace ou la Mégane. PSA, de son côté, innove sans cesse. La Picasso prend la place de la Mégane Scénic. 39 nouvelles silhouettes vont paraître sur le marché au cours des 5 prochaines années. Et la 406 n’est produite que tant que dure son succès, tout le monde est prêt à stopper la production au moindre fléchissement des ventes. Volatilité du consommateur ? Pas uniquement. Dans le BtoB (Business to Business), des similitudes existent. VonRoll Infratec vient de prendre conscience que ses difficultés dans le marché de la fonte viennent tout autant d’un manque d’innovations au cours des 5 dernières années que de processus mal définis. Et dans le service, les banques s’affrontent en multipliant les outils de placement.

Si le nouveau challenge est l’innovation, quel est alors la structure à mettre en place  ? On ne parle pas ici d’une veille technologique ou d’un département R&D. Pour utiles qu’elles soient, ces solutions sont à l’innovation ce que le Contrôle Qualité est à la Qualité Totale. Les structures existantes ne suffisent pas. Les organisations plates et transversales servent la qualité et la valeur ajoutée. Mais en formalisant les processus, elles restreignent les marges de manœuvre. L’idée nouvelle vient du regard porté à d’autres processus, du dialogue entre commerciaux et producteurs, de la comparaison des best practices entre filiales, de la veille technologique ou du benchmarking. Elle vient de l’activation du réseau de savoirs disponibles autour du

38 James Champy, Reenginering management, Harper & Collins, New-York, 199539 Tom Peters, L’innovation, Village Mondial, 1999Le pari de l’intelligence Page 42 11/05/2023

Jean-Yves Mercier, rédacteur de cet ouvrage, est présenté en introduction.

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processus40. Tout le monde le sait intuitivement. C’est ce qu’on commence à activer sous le terme de Knowledge Networks (réseaux du savoir). Mais comme le réseau fait peur, parce qu’apparemment incontrôlable, on restreint cet aspect à des questions de comportements humains : initiative et responsabilité. Il est temps de se donner les moyens de gérer les structures adaptées aux stratégies d’innovation. Et donc de comprendre le phénomène réseau.

Mais de quel réseau parle-t-on ? Reprenons l’exemple de l’industrie automobile41. La voiture que vous achetez est un produit auquel auront contribué des milliers d’entreprises. Chaque partie du véhicule, carrosserie, moteur ou siège, est issu d’un processus auquel contribuent nombre de sociétés. Certaines fabriquent, d’autres assemblent. Et chacune de ces entreprises utilise à son tour des outils et des équipements fabriqués par d’autres sociétés. Or tout doit être coordonné, de la taille des pièces jusqu'au moment de leur livraison. Cette coordination pourrait se faire par un ensemble de procédures claires. Mais la situation est bien trop complexe pour cela. Apparition d’un nouveau produit ou d’une nouvelle machine, décret ministériel, évolution du niveau de vie des consommateurs : l’environnement change et influence le système. Le changement trouve aussi sa source dans l’entreprise, suite à l’élaboration de nouvelles connaissances ou sous l'impulsion de nouvelles têtes au marketing. Et chacun de ces changements affecte d’autres parties du puzzle, qui à leur tour entraînent de nouvelles évolutions. Les régulations sont constantes et réparties dans tout le système. L’idée même de gestion du réseau n’est alors viable que si l’on se donne un cadre et un but précis. Nous parlons ici des réseaux du savoir, ceux qui permettent l’innovation continue au profit d’une entreprise donnée. Ils se concentrent sur trois dimensions spécifiques, que nous voulons explorer maintenant.

La dimension stratégique du réseau

Un réseau de connaissances, c’est d’abord un ensemble stratégique. Des groupements relationnels naissent, dont les membres coordonnent leurs efforts dans une même direction à un moment donné. Lufthansa, Varig, United et quelques autres compagnies aériennes s’allient pour offrir au frequent flyer une prestation globale qu’aucun des partenaires ne pourrait proposer seul. Ces relations deviennent part des compétences comme du savoir des autres membres du réseau. C’est parce que Compaq pourra proposer ses services en complément de ceux de SAP à travers mysap.com que les deux partenaires seront plus forts envers le marché. Et c’est en collaborant ensemble envers certains clients que chacun en saura plus sur son propre domaine comme sur ses interfaces avec l’autre. Pour comprendre un réseau, ce sont donc ses relations stratégiques plus que ses éléments qu’il faut regarder. Le «réseau» Relay-Naville couvre le territoire suisse. Mais si la librairie Payot la plus proche de chez vous n’a pas le livre que vous cherchez, elle peut vous dire où le trouver, ou encore le faire venir. Ce qui tient les membres d’un réseau ensemble, c’est cette prestation intégrée par laquelle le marché va le reconnaître et au service de laquelle le réseau se met. Au sein du monde économique, cette dimension est indispensable à la viabilité des réseaux du savoir. Ce sont des réseaux de savoir pour quelqu’un ou quelque chose, un client ou une prestation.

La dimension organisationnelle du réseau

Le réseau du savoir, c’est aussi une organisation, faite d’harmonies et de dissonances. C’est parce qu’un certain nombre d’objectifs, de ressources ou d’événements passés fédèrent les gens qu’il collaborent. C’est aussi parce qu’ils sont différents et agissent tous différemment que l’ensemble s’enrichit. Le réseau fait coexister coopération et compétition42. Regardez les dirigeants de filiale de n’importe quel groupe international, jusqu’au début des années 1990. Ils étaient maîtres en leurs royaume. Aujourd’hui, avec la

40 Gilbert Probst & al., Managing Knowledge, Wiley & Sons, New-York, 199841 Voir M.Forsgren, I.Hägg et al., Firms in networks, Acta Universitatis Upsaliensis, No 38, Upspsala University, Stockholm, 199542 Barry Nalebuff et Adam Brandenburger, La co-opétition, Village Mondial, Paris, 1996Le pari de l’intelligence Page 43 11/05/2023

L’idée même de gestion du réseau n’est viable que si l’on se donne un

cadre et un but précis. Nous parlons ici des réseaux du savoir,

ceux qui permettent l’innovation continue au profit d’une entreprise

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globalisation, les prestations doivent se coordonner. Carrefour, géant français de la distribution, peut aller acheter des produits Danone en Belgique ou en Italie si les prix sont meilleurs. Par conséquent, de plus en plus de multinationales s’organisent de manière matricielle. Leurs principaux managers ont la responsabilité de gérer à la fois leur unité et une fonction touchant tout ou partie du groupe. A chaque niveau de coordination, c’est un collège de direction et non plus une seule personne qui a pouvoir de décision. Les réseaux organisationnels du savoir sont les canaux d’échange privilégiés que l’entreprise met en place, structures, comités, interfaces ou projets, pour favoriser tel ou tel type de coopération. Ici, ce qui importe, ce sont encore une fois les relations entre unités plus que les unités elles-mêmes. Le problème vient que l’on ne saisit pas qui dirige quoi. Souvent s’instaure un champ de bataille où chacun cherche à reconquérir un territoire défini et contrôlable. Mais le réseau dépend d’autres types de comportements. Il a besoin de facilitateurs, à la fois leaders et coaches du système. Leur rôle consiste à fluidifier les relations par la recherche de points d’échange autour des logiques et des préoccupations de chacun. Face à la complexité, cette dimension est indispensable elle aussi à la circulation du savoir. Le savoir est ainsi en réseau.

La dimension individuelle des réseaux

Les réseaux sont éminemment individuels. D’un regard extérieur, le réseau se définit certes par son organisation ou son projet. Par contre, de l’intérieur, le réseau s’identifie par les individus qui font vivre leurs relations. Tout le monde sait que le fonctionnement véritable de l’entreprise n’a que très peu à voir avec son organigramme et ses procédures. Les coalitions personnelles sont souvent plus fortes. Ce que chaque partenaire en retire dépend de ses attentes. Elles peuvent être d’acquérir des connaissances, des ressources, de nouveaux alliés, en tout état de cause quelque chose répondant à ses objectifs du moment. C’est bien sûr aussi le cas dans son poste habituel. Mais le réseau introduit la notion de gestion de risques. Avec un besoin d’autonomie croissante par rapport à la structure qui l’emploie, chaque personne tisse un ensemble de relations avec lesquelles elle peut jouer. Dans un réseau vu sous l’angle stratégique, seules certaines compétences sont centrales. Les autres ne sont que des satellites, interchangeables, dont le rôle est de faire fonctionner le tout à un moment donné 43. Or chacun a le besoin viscéral d’être au centre de son réseau, au carrefour des informations qui lui sont nécessaire en fonction du moment. Et comme dans un réseau, le savoir c’est le pouvoir, chacun a besoin de maîtriser et d’animer son réseau44. Pour mobiliser l’intelligence de ses acteurs-clefs, le réseau doit donc être hétérarchique45, polycentrique et multipolaire pour exister réellement. Face à l’individualisme, cette dimension est indispensable à la viabilité des réseaux du savoir. Ce sont des réseaux de savoir par les individus.

En résumé…

Le réseau du savoir est un système dynamique de relations entre individus autonomesqui facilitent en fonction de leur rationalité comme de leurs stratégies propres

les échanges et les élaborations de savoir entre les organisations auxquelles ils ont accès pour promouvoir ensemble une idée au-delà de ce que chacun peut réussir seul.

Le réseau du savoir décrit donc un système de relations qui possède à la fois une dimension organisationnelle (des individus autonomes qui facilitent les échanges entre les organisations auxquelles ils ont accès), une dimension stratégique (pour promouvoir ensemble une idée au-delà de ce que chacun réussit seul)et une dimension individuelle (en fonction de leur rationalité et de leurs stratégies respectives). Ainsi, le réseau a une autre dimension, la dimension temporelle, ce système de relations étant dynamique, en perpétuelle remise en cause et apprenant au cours du temps.

43 Sébastien Geindre, Profil de dirigeants et réseautage en PME, VIIème conférence internationale de Management Stratégique, Université de Louvain, 1999, p.444 R.S. Burt, Strutural holes : the social structure of competition, Harvard University Press, Harard, 199245 Probst, Mercier et al., Organisation et management, Editions d’Organisation, Paris, 1997Le pari de l’intelligence Page 44 11/05/2023

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Le réseau du savoir est donc LE support de l’intelligence collective.

Activer les réseaux du savoir au profit de l’innovation

Gérer un réseau vers l’innovation est difficile, car nous avons tous tendance à n’en considérer qu’une dimension. L’entrepreneur pense aux opportunités d’alliances. Il réfléchit en termes de complémentarités stratégiques. Mais il lui manque le moyen d’intégrer les variables organisationnelles et humaines au montage de ses partenariats, comme le montrent les échecs en termes de fusion. Le collaborateur comme le manager apprennent instinctivement à s’entourer des compétences profitables au renforcement de leur position. Mais c’est souvent au détriment de la cohérence stratégique de l’entreprise comme du fonctionnement de l’organisation. Enfin, tous les facilitateurs qui émergent au sein des grands systèmes (chefs de projet, responsables de processus, directeurs des ressources humaines et consultants), tous manipulent et transforment en permanence l’organisation pour structurer les échanges et la création de valeur ajoutée. Le plus souvent sans clarté stratégique ni réelle intégration de la variable humaine.

Or pour arriver à jumeler ces optiques dans une conduite du réseau, rien ne sert d’espérer que l’homme saura soudain dépasser sa conception intrinsèquement limitée des choses. Penseur, il peut considérer globalement ces différentes dimensions. Acteur, il doit choisir. C’est donc bien le besoin permanent d’innovation, stratégie du nouveau millénaire, qui peut l’amener collectivement à mettre en place une nouvelle structure plus vivante, intégrant ces différentes contraintes. Cette structure repose sur les piliers suivants :

a) L’organisation permet l’innovation si elle s’appuie sur les axes suivants : Des processus de prestations-clefs de l’entreprise clairs et formalisés ; Des structures d’exploitation permettant la spécialisation de chaque métier ; Des espaces de réflexion / coordination pour le développement de nouvelles solutions.

b) Le management stratégique permet l’innovation si il s’appuie sur les activités suivantes : Le suivi des écarts entre les évolutions de l’entreprise et celles de l’environnement ; La proposition de nouvelles combinaisons structurelles pour y répondre ; La définition d’objectifs de prestation clairs aux managers de ces nouvelles structures.

c) Le management des individus permet l’innovation s’il s’appuie sur les principes suivants : L’employabilité des acteurs-clefs par leur participation à des espaces de réflexion, à des processus de

prestation et à une structure d’exploitation ; L’implication du savoir des membres de ces structures dans la recherche de solutions ; Le coaching des managers comme facilitateurs face à la complexité.

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MANAGEMENT STRATÉGIQUEo

o Collaborateurs

Espaces deréflexion et

coordination

PROCESSUSde

prestation

Structured’exploitation

ORGANISATION

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Les premiers pas du Knowledge Management, à travers la Gestion Electronique des Documents, s’attaquent essentiellement au premier de ces 9 points. Toutefois, de manière éparse, toutes ces dimensions émergent dans l’entreprise. Ce qui manque le plus souvent, c’est une démarche intégrée qui lie la stratégie à l’organisation et à la gestion des Ressources Humaines, pour donner leur sens aux réseaux intelligents du savoir. Quelle démarche mettre en place ? Etant donné ce qui précède sur le fonctionnement des réseaux, ce ne peut être qu’une démarche faisant appel au risque, à l’individu et à la création continue de structures nouvelles. Ce que nous décririons comme suit :

Manager le risque signifie d’accepter à la fois qu’une stratégie n’est qu’une hypothèse, mais aussi qu’un certain nombre d’hypothèses doivent être partagées dans l’organisation. Actuellement, on assiste dans trop d’entreprises à un « dialogue de sourds » entre un management intermédiaire qui réclame des options claires et un conseil d’administration qui veut garder plusieurs options ouvertes. Utiliser le réseau signifie qu’une fois ces options élaborées, la direction charge l’entreprise du développement des différentes alternatives futures. Cette approche permet de vraiment approfondir les innovations possibles sur la base des compétences disponibles. Elle permet aussi aux managers intermédiaires de se sentir à nouveau maîtres de leur destin.

Ceux des managers ou des spécialistes à qui l’on va confier le travail d’innovation sont des agents de changement. Ils deviennent en plus des facilitateurs si, en plus de leur engagement personnel, on leur donne la possibilité de créer autour d’eux un réseau personnel propice au développement de l’innovation qui leur est confiée. Pour ce faire, il est important de les mêler à différents projets transversaux comme à des cercles de réflexion. Mais on ne peut attendre d’un homme à qui l’on a toujours demandé de veiller au résultat de son unité de soudainement accepter et digérer toute la complexité d’un réseau. Il ne s’agit pas ici que d’une question d’ouverture au changement. C’est un changement de métier, ces managers devenant littéralement des gérants d’un portefeuille de projet. Il est donc vital de les coacher pour leur permettre d’assurer cette fonction, où ils pourront appliquer leurs capacités relationnelles au sein même du tissu de l’entreprise.

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ORGANISATION :

Lancement de projets novateurs et mise en place du réseau organisationnel associéFormalisation et divulgation des lessons learned et résultats

INDIVIDUALITÉS :

Identification et implication des agents facilitateurs ;

Coaching des facilitateurs comme project portfolio managers

MANAGEMENT DU RISQUE

Identification des risques et opportunités liés à l’innovationFormalisation d’un portefeuille d’objectifs stratégiques, organisationnels et humains

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L’organisation, enfin, doit devenir un réseau d’échanges à différents niveaux, comme nous le montrions en page précédente. La mise en place d’un tel processus est vivante. Elle ne peut se faire que par des démarches itératives qui aident le système à évoluer et les individus à comprendre chaque itération. A titre d’exemple, cette démarche peut prendre la forme suivante comme plusieurs expériences nous le montrent aujourd’hui :

Etant donné que ces itérations sont menées par des groupes sécants, mais différents, la formalisation, la discussion et la communication des leçons tirées ici est là constitue un passage obligé. Elle mène de nouveau à la réflexion au sein de la Direction des menaces et opportunités des innovations entamées puis implantées.

Pour un management intégré

Ces outils complètent les réflexions que l’on peut avoir par ailleurs sur les compétences sociales ou les moyens de gestion collective du savoir. Par rapport aux approches individuelles, électroniques ou focalisées sur les groupes, ils sont des pistes pour développer l’intelligence et l’innovation au niveau de l’entreprise, de ses structures et de ses stratégies. Apprendre à piloter les réseaux du savoir fait donc partie du management intégré dont les organisations ont besoin aujourd’hui.

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Lessons learned

1

Conduire parempowerment

Conduire les processus

Orientation des agents facilitateurs

Controlling

Implantation au quotidien

Projets d’innovation

Conduire parcoaching

2 3 4

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Steiner, ou la quête de la valeur ajoutée

Des équipes de projet au service de solutions novatrices

Entretien avec Arthur R. Wettstein, Directeur Général

La valeur ajoutée dans les services : les solutions - client

Jean-Yves Mercier : Monsieur Wettstein, pouvez-vous nous présenter la société Steiner en quelques mots

Arthur R. Wettstein : Le groupe Steiner est une entreprise de service pour les secteurs construction et immobilier et se subdivise en 2 éléments. D’une part, Karl Steiner Holding SA regroupe les parties opérationnelles de nos activités, c’est-à-dire la gestion de projets immobiliers. Cette division se compose d’un département de promotion, chargé de développer de nouvelles affaires ; d’un département d’ingénierie, chargé des avants-projets ; d’un département d’entreprise totale et générale, chargé des activités de contruction; d'un département chargé du facility management et enfin d’Unirenova, entreprise chargée plus spécifiquement de la gestion des travaux de rénovation. Nous sommes présents en Suisse, mais aussi en Allemagne et en France. La seconde division du groupe Steiner est la Karl Steiner Immobilien SA, qui gère notre portefeuille d’immeubles et de terrains, que nous pouvons notamment utiliser pour le développement de nouveaux projets. Nous sommes environ 400 collaborateurs en Suisse, 40 en France et autant en Allemagne. Afin de servir nos clients-clés à travers le monde, nous avons conclu une alliance avec Skanska International AB dont le siège se trouve dans nos bureaux à Zurich et qui gère des projets dans de nombreux pays africains et asiatiques (plus de 5.000 employés).

Notre vision consiste à demeurer un leader incontestable dans le domaine de l’immobilier et de la construction sur le marché suisse. Pour cela, il nous faut arriver à mettre en œuvre pour et avec nos clients des solutions réellement novatrices et convaincantes grâce à notre écoute de leurs besoins, à notre capacité d’innovation, au professionalisme et à l’intégrité de nos collaborateurs, à l’efficacité de notre organisation comme à notre assise financière.

Notre compétence-clef, c’est la gestion de projet. Nous ne construisons pas nous-mêmes, mais nous nous positionnons comme l’interlocuteur principal du client qui a un projet immobilier. Ainsi, nous nous concentrons sur les besoins de nos clients. Ce qui veut dire que par le fait de gérer l’ensemble du projet, de l’étude à la réalisation en passant par le plan ou par à la rénovation, nous l’aidons à optimiser ses coûts. Nous sommes avant tout une entreprise de service, un « total service contractor », qui sait manager l’ensemble du projet par la recherche de nouveaux concepts et de solutions à chaque fois mieux adaptées à la situation. En gérant ainsi l’ensemble des prestations et des sous-traitants, nous amenons un énorme avantage au client. Nous savons aller chercher les spécialistes et les mettre en rapport les uns avec les autres. Par notre professionnalisme, issu de plus de 85 ans de présence dans ce secteur, nous pouvons couvrir l’ensemble du cycle immobilier et décharger le client de A à Z. Nous sommes donc engagés d’un bout à l’autre du process

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Docteur en Sciences Techniques et Ingénieur diplômé, Arthur R. Wettstein a étudié au

Département de l’Ingénierie des machines et en Sciences Economiques et Sociales à l’ETH Zurich.Suite à ses études, il a occupé un poste de maître-assistant à l’Institut des Sciences Economiques et

Sociales de cette même Université de Zurich.

Il a ensuite rejoint le groupe Bühler Uzwil, pour lequel il a occupé de 1979 à 1998 différentes

fonctions dirigeantes en Suisse comme à l’étranger. En 1992, il devint membre de la

Direction du Groupe, et en 1997, il prit la direction de Bühler International.

Depuis 1999, Arthur R. Wettstein est Directeur Général du Groupe Steiner.

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et portons une responsabilité globale face au client, ce qui lui offre plus d’avantages que s’il doit lui-même coordonner l’ensemble des intervenants.

JYM : Si je vous comprend bien, votre valeur ajoutée est à double face : d’un côté une optimisation des coûts grâce à la vision globale du projet, de l’autre l’innovation grâce à votre expérience ?

AW : Les deux sont liés. Vouloir optimiser les coûts de nos projets nous conduit à chercher sans cesse des solutions intelligentes, que ce soit sur le plan technique, dans l’utilisation des ressources ou dans la recherche d’une maintenance la plus légère possible des bâtiments que nous construisons. Et ceci nous amène très vite à de grandes innovations. Un autre exemple : les investisseurs cherchent de plus en plus à avoir des immeubles qui restent attractifs et rentables à long terme. Cela implique d’être capable d’intégrer la notion de flexibilité à l’architecture du bâtiment, de manière à ce que l’investisseur puisse en modifier l’utilisation au fur et à mesure de l’évolution de ses besoins. Là encore, la notion de coût nous pousse à l’innovation constante.

JYM : On s’éloigne donc du métier traditionnel de la construction pour aller vers le conseil et l’apport de solutions ?

AW : Oui, tout à fait. Un autre exemple : de plus en plus de sociétés anonymes de gestion immobilières apparaissent, mouvement qui devrait d’ailleurs encore s’accentuer. Ces sociétés se constituent un portefeuille immobilier, avec le but d’en maximiser la rentabilité globale. Nous sommes ici dans de la pure gestion financière. Or dans ce domaine aussi, nous pensons apporter un savoir-faire intéressant. Tout simplement en manageant le portefeuille immobilier de nos clients, c’est-à-dire en créant et en leur proposant les projets immobiliers qui optimisent au mieux leur portefeuille actuel.

JYM : Est-ce que ces métiers correspondent à l’image que vos clients ont de Steiner aujourd’hui ?

AW : Nous sommes en train de devenir un total service contractor de l’immobilier. Le chemin est déjà bien entamé, et le marché nous voit de plus en plus comme une société de service. Ceci dit, nous serons mesurés à nos actes, et non à nos déclarations d’intention. Mais laissez-moi vous parler de quelques réalisations qui

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soutiennent mes propos. Nous gérons actuellement à Lausanne - Malley la construction d’un complexe qui regroupera entre autres supermarchés, magasins, cinémas, fitness et bureaux. Nous avons commencé ce projet à nos propres risques, parce que nous avons senti son potentiel financier pour de possibles partenaires. Ce n’est qu’une fois le projet entamé que nous avons commencé à vendre des espaces et à chercher des investisseurs institutionnels. Nous faisons de même avec Eurogate, à la gare de Zürich, le plus grand projet de construction d’immeuble en Suisse.

JYM : Comment ce positionnement de prestataire de service vous place-t-il par rapport à vos grands concurrents comme Bouygues ?

AW : Nous sommes très différents puisque nous ne construisons pas. Nous faisons appel aux architectes et aux constructeurs. Notre avantage est justement d’être une pure société de prestation de service. Nous nous concentrons sur le développement de ce savoir-faire là. Alors que chez Bouygues, la gestion de projets immobiliers est perdue dans un immense conglomérat.

JYM : La taille de Steiner constitue ici un avantage indéniable. Mais ne devient-elle pas un inconvénient en termes de puissance financière, quand il s’agit de lancer de nouveaux projets à vos propres risques ?

AW : Le risk management est bien sûr un thème central pour nous. Nous ne pouvons ni ne voulons prendre des risques là où nous ne voyons pas de rendement potentiel, c’est-à-dire là où nous ne pensons pas avoir assez d’acheteurs. Nous ne disons pas : «on construit et on voit ensuite». D’où l’importance de l’avant-projet. Cette phase nous permet de commencer à vendre. Ainsi, pour un immeuble d’habitation, nous ne commençons les travaux que lorsque nous avons vendu environ 70% des surfaces. C’est une manière de limiter les risques. Mais nous n’attendons pas d’avoir un risque couvert à 100% pour démarrer.

Générer des équipes pour des projets innovants

JYM : Si votre métier est la gestion de projets, la gestion des connaissances d’un projet à l’autre doit constituer un thème majeur de votre organisation ?

AW : Bien sûr. Comme nous sommes des prestataires de service et que voulons être top dans la gestion de projets, un premier avantage clair est d’avoir une base informatique de qualité. C’est cette base qui permet la transparence, la sécurité des processus et la réutilisation des savoir-faire documentés. Notre second avantage concurrentiel, c’est d’utiliser les bonnes personnes au bon endroit. Notre job est du purement intellectuel. Nous ne recrutons donc que des gens éduqués. C’est-à-dire des collaborateurs capables d’utiliser intelligemment les instruments à disposition pour permettre le transfert de savoir d’un individu à l’autre.

JYM : Le processus de gestion de projet est donc documenté ?

AW : Oui, il est décrit et retranscrit dans nos outils informatiques. Ceci dit, nous pouvons encore être meilleur. Nous travaillons en ce moment à l’utilisation d’une nouvelle génération de logiciel, de type ERP.

JYM : Ce qui nous intéresse ici, c’est surtout l’aspect humain de la gestion du savoir, cette utilisation intelligente des instruments à laquelle vous avez fait allusion. Dans votre cas précis, Steiner est connue pour être une entreprise faite d’entrepreneurs, des individualités capables de gérer leur centre de profit de manière autonome. Dans un sens, c’est une force. Mais dans l’autre, ce n’est pas spécialement un trait de caractère qui pousse à l’échange d’informations.

AW : Vous avez raison. Pourtant, ces aspects humains sont primordiaux, car notre force sur le marché en dépend directement. Notre approche consiste donc à répondre aux besoins du client en équipes. C’est ce team qui crée notre valeur ajoutée. Pour chaque projet, nous créons une équipe qui rassemble les différentes compétences nécessaires : quelqu’un de la promotion, de la construction, de l’engineering, etc… Et pour le

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projet suivant, c’est un nouveau team qui se crée. Ainsi, il y a un mélange constant entre nos collaborateurs, et partant de là transfert de compétences. Car dans un team, même un entrepreneur a avantage à apporter son savoir. L’équipe permet d’accélérer la communication autour du processus du projet. Chaque projet intègre directement les compétences nécessaires, il n’est pas géré par un département de l’entreprise mais par l’équipe qui en est responsable.

JYM : L’équipe est-elle aussi un facteur d’innovation ? Car si à chaque fois on crée une équipe de projet ad hoc, cela veut dire qu’au lieu de privilégier la répétition d’un comportement, on favorise la recherche de nouvelles voies ?

AW : Oui. Encore une fois, nous ne cherchons pas à calculer des mètres carrés, mais à optimiser l’ensemble d’un projet. Il s’agit donc à chaque fois d’élaborer de nouvelles alternatives. Le savoir existant est indispensable, mais nous l’enrichissons en intégrant aussi des architectes, qui bien sûr n’appartiennent pas à l’organisation. Les architectes travaillent au sein de l’équipe, ce sont souvent eux qui favorisent l’émergence d’idées neuves. Et ces innovations viennent ensuite enrichir la base des expériences que nous pourrons réutiliser dans les projets suivants.

JYM : Mais comment faire collaborer d’un côté des esprits novateurs, les architectes, et de l’autre des chefs de projets professionnels, avec leur souci de rentabilité ?

AW : Si on regarde les cas qui ont bien fonctionné, on voit qu’à chaque fois l’architecte était convaincu que le client voulait bien sûr un bâtiment beau, mais aussi rentable à long terme. Cette manière de penser est de plus en plus importante pour le client. C’est alors notre rôle d’intégrer cette dualité dans l’équipe de projet comme de rappeler ces règles aux membres de l’équipe, puisque notre métier est la prestation complète du service. Et cela nous est d’autant plus facile que nous gérons aussi la construction qui suit l’avant-projet. Le chef de projet sait à quelles contraintes nous devrons faire face lors de la réalisation ou de l’exploitation du bâtiment. Il les intègre d’entrée.

JYM : L’équipe est donc pour vous le moyen d’intégrer les savoir-faire, les expériences et les idées neuves. Tous les secteurs de l’entreprise sont-ils concernés ?

AW : Pour chaque projet, nous allons chercher les know-how et les compétences dans toutes nos divisions : développement, engineering, entreprise générale. Et nous y adjoignons un architecte, pour former un équipe d’environ 6 personnes. Ce que tous nos collaborateurs ont en commun, c’est la capacité à développer et à mener le projet. Qui gère le projet dépend ensuite de la situation. Cela dépend du conseil principal dont le

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client a besoin. Car le chef de projet est son interlocuteur principal, celui qui sans arrêt le convainc que nous sommes le partenaire idéal.

JYM : Vous êtes structurés par métiers : la promotion, l’engineering, l’entreprise générale, entre autres. De faire fonctionner l’entreprise comme un réseau d’équipes de projet ne doit pas aller sans poser de problèmes de coordination ?

AW : Tout le monde ne doit pas agir en même temps partout. Le directeur de la promotion entre en jeu quand il faut établir une relation particulière avec le client. Celui de l’entreprise générale quand une planification importante est nécessaire. En tout état de cause, ils soutiennent les équipes en place.

Le succès, un attracteur de compétences

JYM : Mais comment réagissent les individus ? Dans toute organisation, chacun a tendance a défendre sa chapelle. Qu’en est-il chez Steiner ?

AW : C’est effectivement un grand défi. Dans un sens, les gens ont besoin d’une appartenance, une unité à laquelle ils se sentent rattachés. D’un autre côté, avec les équipes de projet, nous modifions sans arrêt leur cadre de travail. Ce faisant, nous allons à l’encontre de leurs besoins primaires de relations sociales stables. Certains aiment ces changements fréquents. Mais tous ne sont pas entrepreneurs dans l’âme, beaucoup ne sont pas préparés à cela. C’est donc un problème. Cela ne s’améliore que par une action de tous les instants. De la formation, telle que le cycle de management que nous offrons à tous nos jeunes cadres sur une période de un an. Du coaching et du soutien, par la hiérarchie. Et de ma part, du Management by walking around, pour écouter, discuter, et toujours réexpliquer ce dont a besoin le client. Cela produit en partie ses effets, en partie non, mais c’est un moyen incontournable. J’y rajouterai un système de bonus orienté sur les projets. Et enfin, tout simplement, le fait de travailler en équipe et d’y connaître le succès. A condition surtout de montrer aux équipes quel est leur succès, pour renforcer l’idée de l’avantage de travailler ensemble. Ceci dit, c’est un long chemin. C’est plus vite dit qu’implanté. Le pari de l’intelligence Page 52 11/05/2023

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JYM : Finalement, Steiner forme ses collaborateurs à la gestion de projet et au travail en équipe. Or vous êtes une entreprise de service, tributaire de ses ressources humaines. Sur un marché de l’emploi volatile et face à une nouvelle génération moins loyale que la précédente, n’y a-t-il pas aussi un danger à trop investir dans le développement de vos employés ?

AW : C’est vrai que dans notre secteur, nous avons toujours formé le marché. Ceci dit, la loyauté est à double sens. Les entreprises ont commencé à ne plus être loyales, non par indifférence, mais par pression de la concurrence. Le collaborateur sait aujourd’hui que son job n’est plus garanti à vie. Il prend donc parfois l’initiative de partir. Si on veut être objectif, en tant qu’employeur, on doit l’accepter et vivre avec. Cela ne doit pas nous empêcher de développer nos forces et d’offrir des compétences à nos collaborateurs. Ensuite, le meilleur instrument de motivation pour retenir les gens, c’est le succès. Tout le monde a besoin de succès et de projets qui réussissent. C’est ça qui construit une image, qui fait de la publicité pour notre entreprise, et qui au final attire ou retient les individus. Cela dit, une certaine rotation n’a pas que des inconvénients. Ceux qui ont été formés chez nous et qui sont partis alimentent notre réseau de partenaires potentiels. Ce sont aussi des spécialistes qui ancrent notre réputation. Ensuite, nous avons plusieurs exemples de collaborateurs qui reviennent chez nous après plusieurs années comme indépendant ou dans une petite structure. Ce qui les attire, c’est la possibilité de mener à nouveau de gros projets, comme Malley ou Eurogate, projets que seul un grand groupe peut offrir. C’est la fierté toute naturelle de pouvoir montrer ces réalisations et de se dire « je l’ai fait ». Et pour nous, ils reviennent avec idées neuves, en étant toujours proches de notre philosophie. C’est un avantage certain.

JYM : Une dernière question, en forme de conclusion. Que souhaitez-vous à Steiner pour le futur ?

AW : En tant que Directeur Général de ce groupe, je souhaite surtout que nous réussissions notre transition vers ce métier de total service contractor, pour rester le numéro un de la prestation de service dans la branche immobilière. Ce qui veut dire aussi d’être reconnu par le marché comme un générateur de valeur ajoutée. Et comme l’immobilier se porte à nouveau bien en cette année 2000, il ne tient qu’à nous de le faire.

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Avec Genilem, l’innovateur devient entrepreneur

Passer de l’idée à sa réussite sur le marché

Entretien avec Anne Southam, Directrice

Le soutien à l’innovation

JYM : Anne Southam, pouvez-vous nous présenter Genilem ?

AS : Genilem est un dispositif d’accompagnement d’entreprises innovantes en démarrage, créé en 1995 par des partenaires publics et privés, donc aussi bien par les Etats de Genève et Vaud que par des structures comme la Fédération des Syndicats patronaux ou la Fédération Patronale Vaudoise, les Banques cantonales, où encore le Cercle des Dirigeants d’Entreprise et l’Association Vaudoise pour la Formation Bancaire. C’est un projet qui a été initié par Monsieur Armand Lombard et moi-même, Monsieur Lombard étant Président de cette structure aujourd’hui. La principale vocation de Genilem est d’augmenter considérablement le taux de succès d’entreprises innovantes en démarrage. Pourquoi innovantes ? Pour nous c’est un critère de démarcation sur un marché donné. Nous étions au balbutiement de ce marché phare et nous avons été parmi les premiers pionniers à lancer des produits structurés sur le marché. Aujourd’hui nous représentons un marché assez sensible sur la Suisse romande, où nous avons actuellement huit antennes.

Les produits que propose Genilem pour augmenter sensiblement le succès des jeunes entreprises en démarrage sont représentés par trois axes d’activité principaux. D’abord, il y a le conseil avant démarrage, qui est gratuit. Nous avons estimé qu’au moment de sa création d’entreprise, le porteur de projet est à un moment où il a le plus besoin d’un conseil expertisé, et le moins d’argent à dépenser pour payer un consultant. De plus, un conseil en avant démarrage permet au créateur d’entreprise de formaliser ses idées et de valider son projet.

Un deuxième axe d’activité est composé par nos formations qui s’adressent exclusivement à des créateurs d’entreprise. L’objectif des formations, pour le créateur, c’est d’acquérir une première boîte à outil tout de suite opérationnelle, très concrète et très proche du terrain, puisque les séminaires ont été conçus à partir d’expériences d’entreprises en démarrage. Ces formations sont payantes, car il y a une telle demande que nous sommes obligés de faire une sorte de sélection, sinon nous n’arriverions pas à tout gérer.

Le troisième volet d’activité est un accompagnement gratuit de trois ans qui est proposé aux créateurs sélectionnés par notre Comité de sélection de projets. Ce Comité est complètement indépendant de Genilem et composé de personnalités bénévoles, représentatives de notre économie régionale. Le seul objectif du vote du Comité de sélection est d’accorder ou non le ticket pour l’accompagnement gratuit de trois ans. Par conséquent, il faut déterminer si le projet est viable et innovant, s’il a besoin de Genilem, et s’il ne peut pas payer un consultant. Ce sont les trois paramètres de base. Pendant ces trois ans, nous arrivons à financer un gestionnaire qui va tous les mois dans l’entreprise pour procéder à son accompagnement. C’est-à-dire qu’il suit les indicateurs de gestion, et il essaye d’anticiper les

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Née en 1964, Anne Southam dispose d'une dizaine d'années d'expérience dans le domaine

de la gestion de projets à risque.

Elle a suivi une formation en administration et gestion d’entreprise, complétée par un brevet de

relations publiques, formations qu’elle a acquises à Genève (Sciences Economiques et Sociales,

SAWI et ESM) et à Londres (St-Godric’s).

Dès le début de sa carrière et pendant 8 ans, elle a dirigé ou participé à la création d'entreprises innovantes pour ensuite créer GENILEM avec

son actuel Président, Armand LOMBARD.

Anne SOUTHAM dirige aujourd’hui l’équipe de gestion de GENILEM, fait partie de la Direction du magazine trimestriel BISANGE publié dans

BILAN et participe à un programme franco-Suisse de recherche & développement d’outils de

gestion d’entreprises en démarrage.

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mouvements d’un marché. Ceci pour anticiper les flux de trésorerie à partir d’un carnet d’offres, voire d’un agenda de visites commerciales. Tous nos outils ont été développés dans une seule et unique logique: pouvoir parler de marché au créateur avant qu’il ait commencé à aller sur ce marché, et mesurer son action commerciale avant qu’elle soit mesurable. Par conséquent, nous avons essayé de développer des indicateurs qui permettent de regarder dans le rétroviseur même avec un seul jour d’existence.

Voilà donc un aperçu des outils que nous avons développés pour pouvoir accompagner des entreprises et surtout poser des jalons là où pratiquement parlant il n’y en a pas. Actuellement, nous avons 34 entreprises en accompagnement, et nous en avons accompagnées 44 jusqu’à présent, dont 93% sont en vie et se développent sur leur marché. Nous avons donc atteint l’objectif qui avait été fixé au début de Genilem et qui visait au moins 85% de succès et de pérennité.

JYM : Votre but est donc de rendre l’innovation viable à long terme.

AS : Absolument. Pour nous, il s’agit de créer les bons réflexes. Donc le métier d’un gestionnaire correspond à celui d’un baby-sitter. Tous les rendez-vous commencent par : « Vous avez vu combien de clients ce mois-ci ? ». La première fois le créateur dira : « Je ne sais pas ». Et puis nous lui demandons ses carnets d’offres, de commandes, de relances. Nous étudions sa logique commerciale et puis au bout de trois mois nous arrivons au but. Il nous dit : « Ah ce mois-ci c’est génial, j’ai vu 14 clients. Enfin, 14 prospects ». C’est la création de réflexes. En général en fin d’accompagnement nous ne sommes plus du tout dans les logiques de réflexes, mais de réflexions stratégiques. Il faut commencer à réfléchir aussi bien à la vocation de l’entreprise par rapport au marché sur lequel elle évolue, qu’à la cohérence de la stratégie. Parfois, vous avez des gens qui vous parlent de grand marché mondial et quand vous regardez leur carnet de commandes, vous vous apercevez que le client le plus lointain est à Nyon.

De l’innovateur à l’entrepreneur

JYM : Donc en fait, c’est comme si vous aidiez le créateur à devenir un gestionnaire. Il part d’une idée, qui souvent vient de son produit, de sa connaissance technique, pour arriver finalement à devenir un stratège, un gestionnaire et un chef d’entreprise.

AS : Oui. Notre Président, au début, appelait Genilem l’école des créateurs d’entreprise. C’est une très bonne définition. C’est-à-dire que, pour avoir tous été créateurs d’entreprise les uns et les autres ici, pour avoir vécu des relations avec des consultants classiques, nous savons que lorsqu’on établit une relation avec un créateur d’entreprise, la dernière chose à faire est de créer un sentiment de dépendance et de dire « il n’y a qu’à, il faut qu’on ». Chez nous, nous sommes plus modeste dans notre approche, c’est-à-dire que nous allons traiter les problèmes très concrètement et jusqu’au bout. Par exemple, un créateur qui traite des projections financières à cinq ans avec des calculs compliqués et un chiffre d’affaires annuel prévisionnel, ne nous intéresse absolument pas. Ce qui nous intéresse, c’est le mensuel, et le mensuel détaillé. Car si un créateur se contente de parler d’un chiffre annuel sans précision, nous nous sommes rendu compte que, dans les faits, en janvier il prospecte, en février il travaille, en mars il envoie la facture, il commence à encaisser au mois d’avril et en réalité son chiffre d’affaires sera bien plus bas que celui prévu. Par conséquent, nous cherchons à créer des réflexes chez les créateurs, avec des approches simples mais très rigoureuses. Les attitudes changent chez tous les créateurs. Ca nous prend à peu près six mois pour changer une attitude en profondeur dans un projet.

JYM : Mais aujourd’hui, je pense que certains des créateurs ne sont pas forcément des artisans. Vous avez des créateurs qui viennent aussi de grandes entreprises ou ont fait un certain nombre d’années d’études. N’ont-ils pas cette méthodologie ?

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Plus leur niveau d’études est élevé, plus les créateurs ont des idées sur les stratégies

du grand marché mondial. Nous devons être très prudents avec eux et leur montrer

que le grand marché mondial ne se conquiert pas si facilement…

Par conséquent, nous cherchons à créer des réflexes chez les créateurs, avec des

approches simples mais très rigoureuses.

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AS : Non. Plus leur niveau d’études est élevé, plus les créateurs ont des idées sur les stratégies du grand marché mondial et sur les sources de financement. Nous devons être très prudents avec ces créateurs et leur montrer que le grand marché mondial ne se conquiert pas si facilement. Pour nous, il existe d’abord un marché de proximité. En tout cas un premier marché avec des clients concrets qui paient et d’autres clients qui arrivent. Et un jour peut-être on peut devenir leader sur son marché. On se méfie beaucoup de ce type de créateurs.

JYM : C’est intéressant car, en intervenant à l’université, je sens une différence entre maintenant et une dizaine d’années en arrière. Avant, tout le monde voulait aller travailler pour les grandes entreprises. Aujourd’hui, près de la moitié des étudiants souhaitent créer quelque chose, soit tout de suite, soit après quatre ou cinq ans d’expérience. Or, ce que vous dites, c’est qu’il existe plus d’innovations farfelues que de créations concrètes et réalisables. Il manque visiblement une base, une structure qui permettent d’avoir des projets convenables.

AS : Oui . Il existe des effets de mode qui ont forcément un impact sur les jeunes. Il est normal, aujourd’hui, de voir beaucoup de projets dans le domaine de Internet depuis le départ des jeunes. Parce qu’ils entendent partout qu’ils vont devenir millionnaires grâce au marché français, et je ne sais pas quoi. Et puis il y a toujours un projet sur cent qui décolle soudainement.

JYM : Le phénomène de mode, c’est Internet, selon vous. En revanche est-ce que l’entreprenariat pour vous est aussi un phénomène de mode ?

AS : Ecoutez, lors de la création de Genilem en 1995, nous étions dans des circonstances de marchés très différentes. Nous avons eu une progression de la demande de créateurs d’entreprises mais qui est probablement plus due à l’augmentation de notre notoriété qu’à l’augmentation du nombre de créateurs d’entreprises sur le marché. Moi, j’ai le sentiment que le marché n’a pas beaucoup bougé, en volume. Par contre, il y a beaucoup plus d’acteurs qui se sont intéressés à ce marché. En 98, nous avions recensé 43 sociétés de financement en Suisse. Aujourd’hui, nous en avons 97 actives sur le marché de la création d’entreprise. Les investisseurs professionnels n’ont pas tellement changés, ils se sont spécialisés. Par contre, dans le domaine de l’hébergement, du conseil, de la formation, de l’accompagnement technique, des interfaces, c’est l’explosion. Les organismes publics ou semi-publics sont tous nés dans les trois ou quatre dernières années. Le Centre des Fondateurs de Berne a trois ans. Creapole quatre ans. Crédit Suisse a démarré il y a deux ans.

Implanter l’innovation par le réseau

JYM : Ce qui veut dire alors que le défi est un peu des deux côtés. Pour un jeune créateur, il est de trouver les bons partenaires, …

AS : Le problème aujourd’hui, c’est que le créateur d’entreprise est devenu un client au sens classique du terme, un client prospecté. Lorsqu’un projet a l’air bien, il est approché par cinq ou six structures en même temps. Et les structures se piratent les unes les autres. Genilem est un des seuls organismes qui ne facture pas mais ne fournit pas d'argent non plus. Donc notre positionnement est assez facile. Nous nous trouvons parfois en train d’intervenir au milieu de trois, quatre, cinq autres structures. Alors il faut être très prudent, parce que vous en avez toujours un qui dit bleu et l’autre qui dit jaune.

JYM : On a quand même pas encore de démarchage dans les entreprises pour aller chercher des jeunes…

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Il y a une très grande différence entre quelqu’un qui crée une entreprise et

quelqu’un qui développe un projet dans une grande entreprise. Mais ce n’est pas

une différence liée à un phénomène de mode ni à l’argent disponible sur le

marché. C’est une question de caractère.

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AS : Dans des laboratoires non, mais dans les universités oui. Le parc scientifique d’Ecublens le fait. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour les créateurs d’entreprises ? Sûrement. Parce qu’ils peuvent enfin faire jouer la concurrence. C’est également une bonne nouvelle au niveau de la qualité.

JYM : Est-ce qu’il reste alors de la place pour le soutien à l’innovation dans les grandes entreprises, ou est-ce que finalement aujourd’hui tous les esprits créateurs ne vont pas être tirés vers les sirènes de l’entreprenariat, de l’indépendance et du capital risque ?

AS : Il y a une très grande différence entre quelqu’un qui crée une entreprise et quelqu’un qui développe un projet dans une grande entreprise. Mais ce n’est pas une différence qui est liée à un phénomène de mode ou à l’argent qui est disponible sur le marché. C’est une question de caractère et de point de vue psychologique. Quelqu’un qui n’a pas le profil psychologique d’un créateur d’entreprise ne créera jamais. Si pour lui, sa vie c’est s’amuser un peu, mais la sécurité d’abord et l’argent ensuite. Il y a très peu de chance pour qu’il crée une entreprise. Par contre, si c’est quelqu’un qui fonctionne à la nouveauté, à la commodité, éventuellement aussi à l’argent, il ne voudra pas travailler dans une multinationale, même si on lui propose un pont d’or. Parce que le simple fait qu’il ne soit pas complètement maître de son projet va l’empêcher de dormir. Quand les gens viennent chez nous en conseil avant démarrage, c’est la première chose qu’il faut repérer. Est-ce qu’on a affaire à un vrai créateur d’entreprise potentiel ou non. Certaines personnes viennent chez nous, parce qu’elles avaient des idées, et que quelqu’un leur a dit : « Ah ouais, c’est génial, tu devrais créer une entreprise ». Elles viennent ici sans se rendre compte de ce que cela implique, et lorsque nous leur disons que ça va être dur et qu’elles ne vont peut-être pas avoir de salaire tout de suite, elles laissent tomber. Le projet est terminé.

JYM : Pour revenir sur votre métier, est-ce qu’au-delà de la méthode que vous amenez aux chefs d’entreprises, vous avez aussi un rôle d’ouverture ? C’est-à-dire, les aider à aller chercher à la fois les informations mais aussi peut-être les bons contacts, les bons partenaires où d’autres PME qui font des métiers similaires ?

AS : Oui, nous avons absolument et indiscutablement un rôle d’information. Maintenant, nous pratiquons le réseau d’une façon un peu particulière. C’est-à-dire que nous jouons avec ces réseaux à différents niveaux d’intensité. Lorsque vous être créateur d’entreprise pris en charge dans notre service avant-démarrage, il est clair que nous n’allons pas commencer par vous présenter à nos parrains et à nos partenaires. Le premier niveau, c’est ce que nous appelons les stamm. Ce sont des rencontres entre créateurs d’entreprises, dans lesquelles chaque créateur a 15 secondes pour se présenter. Et déjà ça, ça fait un écrémage radical. Parce que l’entrepreneur qui n’a pas travaillé sa bande annonce à la maison ou qui ne sait pas exactement ce qu’il veut vendre n’a pas le temps de dire quoi que ce soit. Alors que celui qui sait vraiment ce qu’il fait a expliqué son projet en 15 secondes. Dans le stamm vous avez toutes sortes de gens qui viennent. C’est une première façon de ne pas se sentir trop seul, d’éventuellement créer des contacts pour faire des affaires et de s’échanger des services. Ensuite il y a un deuxième niveau que nous appellons le réseau large . Quand un créateur d’entreprise est venu au stamm, il sait qu’il a besoin d’aide pour trouver des locaux, pour faire sa comptabilité. Et là, nous nous gérons une base de données de prestataires dans laquelle nous avons rescensé tous les organismes ou individus qui visent les jeunes entrepreneurs en tant que clientèle, mais qui sont prêts à leur offrir des conditions particulières. Ce réseau est structuré et centré sur quelques domaines essentiels : le conseil juridique, le conseil fiscal et fiduciaire, la propriété intellectuelle, la remise de commerce. A partir de là, nous avons créé un document qui s’appelle le chéquier créateur. Le chéquier créateur est un produit que vous venez chercher chez Genilem, qui est toujours gratuit, et qui est délivré par projet ou par créateur d’entreprise. Ce chéquier vous donne droit à des bons de réduction assez considérables auprès d’avocats, de fiduciaires, de notaires, entre autres. Par exemple, le chèque avocat vous donne droit à 10 heures de prestations d’avocat à Fr. 40.-- de l’heure au lieu de Fr. 250.-- ou Fr. 300.--de l’heure. Et ça, ça fidélise la relation entre le créateur et l’avocat. Et surtout, ça forme le créateur à acheter des conseils intelligemment. C’est comme cela qu’on a géré ce

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Les relations d’affaires commencent très souvent par une compatibilité de caractères ou de visions. Donc il faut

travailler autant le relationnel que l’action commerciale. C’est

l’exploitation du réseau d’affaires.

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deuxième niveau de réseau qui est un réseau purement d’affaires, pour aider le créateur qui n’a aucune idée sur la manière de gérer une entreprise. Enfin, le dernier niveau d’exploitation du réseau est notre réseau parrains-partenaires, qui est réservé aux entreprises qui sont accompagnées par Genilem. Nous avons 48 partenaires et parrains qui sont tous nommés ad personam. Les créateurs qui sont accompagnés ont la possibilité soit de rencontrer 3 parrains d’un coup, dans le cadre d’un déjeuner qui est organisé à peu près 6 fois par année. Ils peuvent aussi solliciter un rendez-vous personnel par l’intermédiaire de son gestionnaire qui va l’aider préparer le rendez-vous, contacter le parrain et finalement envoyer le créateur chez le parrain. Ces entretiens « face à face » sont très exploités par les créateurs en accompagnement et donnent généralement lieu à des relations d’affaires. Mais attention, lorsque le créateur va chez un de nos parrains, il a l’interdiction de faire une offre. Il ne va pas en action commerciale. Il doit y aller pour une autre raison : pour avoir une discussion stratégique ou politique, poser des questions précises et concrètes. En général le parrain s’intéresse à l’activité du créateur et ainsi une nouvelle relation peut commencer. L’objectif pédagogique de cette exploitation du réseau parrains-partenaires veut mettre en évidence le fait qu’une relation d’affaire commence très rarement par une offre. Les relations d’affaires commencent très souvent par une compatibilité de caractères où de visions. Donc il faut travailler autant le relationnel classique que l’action commerciale. C’est l’exploitation du réseau d’affaires.

JYM : Qu’est-ce qui motive ces parrains, justement à prendre du temps pour ça ? Est-ce social et pédagogique ou est-ce qu’il y a d’autres choses derrière ?

AS : Cela dépend beaucoup des parrains. Si vous avez affaire à un parrain communal, il défend un message politico-social, c’est-à-dire que la commune veut démontrer qu’elle est active, qu’elle fait quelque chose pour les petites entreprises qui sont localisées sur son territoire. Si vous prenez une entreprise comme Swisscom, sa participation à Genilem fait partie de sa plate-forme de communication, de sponsorship, de relation publique. Parallèlement, le parrain de chez Swisscom se positionne, en participant au Comité de sélection de Genilem, dans une espèce d’observatoire de la création d’entreprises qui est assez exceptionnel. Car ces gens sont informés par nos soins, nous leur fournissons un certain nombre de données statistiques sur la progression des marchés, des secteurs et de la nature des projets. Ils ont donc une assez bonne vision de la tendance. De plus, quand vous voyez un gars qui vient vous présenter un logiciel de robotique mobile vous vous amusez. Les petits robots qui se promènent, c’est génial. Ou bien vous avez des gars qui arrivent avec les sandwichs innovants. C’est super. Les sessions du Comité de sélection ont un aspect bonne franquette, avec une grande dose de bonne humeur mais sans perdre de professionnalisme.

JYM : En conclusion, qu’est-ce pour vous qu’un projet innovant ?

AS : Pour moi, un projet vaut la peine d’être accompagné s’il sait se démarquer du marché qui existe. C’est une matière première marketing indispensable. Par exemple, nous avons accompagné des entreprises dans l’horlogerie suisse. Des montres à quartz. Il n’y avait pas d’innovation technique. En revanche, au niveau marketing, c’était très intéressant. C’était une montre un peu féministe. Et le marché en Amérique du Nord a explosé. Au lieu de se positionner en termes de parts de marché sur un marché existant, cet entrepreneur a finalement élargi le marché. Ca c’est de l’innovation.

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Piloter le changement vers l’intelligence 

A cause des jeux de pouvoir internes, l’entreprise n’est pas toujours intelligente et elle n’utilise pas toujours l’intelligence de ses membres. Pour changer en ce sens, il faut donc réinventer de nouvelles façons de collaborer. Pour cela, il est souvent nécessaire que l’entreprise passe par le miroir d’un consultant extérieur, qu’elle s’appuie sur ses ressources humaines puis qu’elle envoie ses équipes se frotter à d’autres façons de faire ailleurs sur le marché.

Pourtant, nous connaissons tous des exemples d’organisations qui décrètent le partage du savoir sans vraiment s’appuyer sur ceux qui le détiennent, les collaborateurs et les collaboratrices. Le discours de la gestion du changement est-il réellement viable ? Peut-on forcer une organisation à devenir intelligente  ? Et sinon, y a-t-il vraiment des méthodes ou des expériences qui peuvent nous montrer le chemin d’un changement lui-même intelligent ?

Matthias Finger (professeur à l’IDHEAP), Silvia Bürgin Brand (La Poste) et Jean-Yves Mercier (ProMan Consulting) nous amènent à reconnaître d’abord l’impossibilité d’échapper aux phénomènes inhérents au pouvoir. Présents dans toute organisation, ceux-ci sont moins à abattre qu’à recréer autour de nouvelles règles du jeu. C’est le premier rôle du consultant extérieur que de rendre ces jeux visibles, mais aussi d’amener l’organisation à inventer une façon plus intelligente de les jouer. Ce qui nécessite d’entrée de faire appel à l’intelligence humaine, en confrontant certaines unités à l’extérieur de l’organisation, là où les jeux habituels ne fonctionnent plus.

Walter Fust, directeur de la Direction du Développement et de la Coopération , Office Fédéral rattaché au DFAE, poursuit dans cette voie en nous montrant comment son organisation a entamé une évolution vers plus de partage interne du savoir en se donnant comme but de faciliter l’accès à la connaissance de ses partenaires (ce que nous appellerions clients dans le privé). Mais ce changement n’est pas que le fruit d’une nouvelle orientation stratégique, il est aussi planifié et géré, progressivement. Si cette interview nous décrit certains outils du changement, elle nous fait aussi réfléchir aux dimensions du temps et de la persistance.

Daniel Held, consultant et partenaire de la start-up Qualintra, nous ouvre de son côté à de nouvelles méthodes d’évaluation de l’intelligence de l’entreprise. Il nous montre comment la mesure régulière de ce qu’il nomme les facteurs softs de l’organisation est une composante indispensable de son changement. C’est en mesurant les points concrets que l’on souhaite faire évoluer que l’on peut réellement permettre aux managers de piloter l’intégration de la composante humaine au service de la performance de l’organisation.

Jean-Yves Mercier

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Le changement intelligent : intervention et construction

Construire de nouveaux jeux de pouvoirs à l’aide d’un regard extérieur

Matthias Finger, professeur à l’IDHEAPSilvia Bürgin Brand, responsable du Développement Personnel à La Poste

Jean-Yves Mercier, directeur de ProMan Consulting

Parier sur l’intelligence, c’est vouloir changer l’entreprise en la faisant évoluer par son propre apprentissage. Car on ne peut décréter l’intelligence. Elle s’instaure en amenant l’organisation à savoir modifier par elle-même ses standards et ses règles. Pourtant, les recherches sur l’entreprise apprenante ne sont que peu utilisées dans l’approche du Knowledge Management. La raison principale en est sans doute que ces théories omettent complètement de tenir compte des jeux de pouvoir. De ce fait, il n’existe pas de réelle approche stratégique de l’apprentissage du changement. Or de même que l’entreprise établit des stratégies pour faire face aux mutations de l’environnement, il est nécessaire de concevoir et planifier le changement. C’est pour tenter de combler ce vide que nous voulons amener nos réflexions sur le changement en partant du postulat suivant : le pouvoir est omniprésent dans l’organisation. Il ne peut être simplement considéré comme un obstacle à surmonter. Il est une composante normale de la vie en entreprise et donc de sa transformation.

Le pouvoir dans les organisations

Il nous faut donc commencer par clarifier ce qu’on entend par pouvoir. Le pouvoir est d’abord un attribut, en ce sens que les acteurs de l’organisation ont un certain degré de pouvoir en fonction de leurs ressources (le plus souvent financières), de leur réputation ou encore de leurs idées. Avec la globalisation, ce sont donc des acteurs multiples aux buts multiples qui coexistent et exercent du pouvoir sur et dans les organisations. Ce sont des stakeholders, dont le pouvoir effectif diminue avec le nombre (Mintzberg, 1983).

Pour les sociologues, le pouvoir est avant tout un instrument de domination (Clegg, 1989; Etzioni, 1964). Cette approche repose sur le fait que les organisations sont de mini-sociétés, où s’affrontent de multiples intérêts. Le pouvoir consiste donc à tenter de faire prévaloir ses propres intérêts par la coercition, la récompense financière, la structure ou les règles du système.

Une dernière façon de concevoir le pouvoir est de le considérer comme une relation. Pour Crozier, le pouvoir représente la tentative de maîtriser l’incertitude. Ainsi, dans une relation entre deux collègues, celui qui est en infériorité va tenter de gagner en certitude en se battant pour l’établissement de règles qui lui permettent d’établir de meilleures stratégies de défense. Au contraire, son interlocuteur va tenter de garder la zone d’incertitude qui Le pari de l’intelligence Page 60 11/05/2023

Matthias Finger est docteur en Science Politique, ainsi qu’en Sciences de l’Education de l’Université de Genève. Il est

aujourd’hui professeur ordinaire et directeur de l’Unité “Management des Entreprises Publiques” à l’Institut des Hautes Etudes en Administration Publique à Lausanne.

Auparavant il a été Professeur à la Maxwell School of Citizenship and Public Affairs de l’Université de Syracuse, New York, et à l’Université Columbia à New York. Matthias

Finger s’est spécialisé dans la transformation des entreprises publiques et du secteur public en général. Il conseille de

nombreuses autorités politiques locales, nationales et internationales en la matière.

Silvia Bürgin Brand est licenciée en science politique de l'Université de Genève et détient un Mastère en

Administration Publique (MPA) de l'IDHEAP, Lausanne. Elle est actuellement responsable du développement du

personnel au sein de l'unité d'affaires Colis de la Poste Suisse. Au sein de la Poste, elle a été chargée de la

réalisation de différents projets  d'apprentissage et de changement organisationnel. Auparavant, elle a travaillé

comme collaboratrice scientifique au sein de l'IDHEAP.

Jean-Yves Mercier, rédacteur de cet ouvrage, est présenté en introduction.

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lui permet de mener le jeu, que ce soit par son expertise ou sa position hiérarchique. Le pouvoir est donc « le rapport de force dont l’un peut tirer davantage que l’autre, mais, où, également, l’un n’est jamais totalement démuni de l’autre … Le pouvoir réside donc dans la marge de manoeuvre dont dispose chacun des partenaires engagés dans une relation de pouvoir”. (Crozier, 1963: 230)

Donner ou retenir l’information, c’est donc faire acte de pouvoir dans sa relation aux autres. Ainsi, si les membres d’une organisation ont un intérêt très fort à ne pas partager leur savoir, il y a peu de chance qu’ils prennent le risque de changer d’attitude et de construire de nouveaux schémas d’action. D’autre part, si aucune orientation nouvelle ne porte le changement, les groupes auront plutôt tendance à renforcer encore plus leur fonctionnement actuel, celui par lequel chacun de ses membres trouve un moyen de maîtriser une part d’incertitude. Si on ne tient pas compte des jeux de pouvoir, on peut alors très bien mener une organisation à apprendre à répéter encore plus ses mécanismes, à renforcer sa culture. Ce qu’on nomme résistance au changement n’est donc pas qu’un phénomène individuel, c’est aussi le résultat de la non gestion du changement.

Le changement, un phénomène multiple

Pour pouvoir l’influencer, il est donc important de comprendre les différentes facettes du changement. Dans un sens, c’est un processus construit. Cette approche est celle du développement organisationnel. Pour cette école du développement organisationnel, le changement apparaît comme un mouvement entre deux étapes, le dégel et le regel des règles du système (Lewin, 1964). Pour les tenants de cette école, le but est moins de solutionner une situation que de partager un diagnostic, de décider collectivement et de savoir mettre en place les actions choisies. Le changement est avant tout quelque chose dont le système apprend (Schein, 1993). Il est un chemin dont on ne connaît pas obligatoirement la destination.

Pourtant, peu d’organisations cherchent à changer sans un minimum d’orientation. C’est communément la tâche des managers que de mener leur entreprise face aux évolutions du marché (Drucker, 1996). Ici, le changement est un fait quasi biologique et incontournable. Tenter de l’orienter apparaît comme la seule manière d’éviter le chaos. Cette orientation est le fait de leaders qui se posent en véritables éducateurs de l’organisation (Bennis, 1991). On cherche ici à passer d’une situation actuelle à une situation souhaitée et définie.

Les acteurs de l’entreprise sont donc primordiaux face au changement. Ses dirigeants tentent de mener les évolutions en fonction de leur vision, même s’ils ont une vision forcément limitée des choses (Simon, 1983). Par ailleurs, des agents de changement ou des coachs mènent les projets internes visant à redessiner l’organisation. Et toute nouvelle règle ne peut s’implanter que si elle a été négociée par les membres concernés du système (Crozier & Friedberg, 1977). Le changement est donc à la fois orienté et construit. Mais en tout état de cause, il est porté par l’intérieur de l’organisation.

On ne peut pour autant nier le rôle de l’environnement du système. Cet environnement crée un contexte au sein duquel le changement peut être imaginé et construit. Il y a des schémas mentaux et des tendances lourdes dans chaque secteur géographique, dans chaque métier, et ceux-ci influencent l’organisation en acceptant ou refusant ses adaptations. Une nouvelle stratégie ne doit pas simplement être claire, elle doit aussi répondre aux besoins actuels ou latents du marché (Kanter, 1990). L’entreprise peut bien sûr créer de nouvelles réponses à son milieu plutôt que de simplement s’y adapter (Peters, 1997; Hamel & Prahalad, 1994), mais l’impulsion du changement reste dans cette optique externe. C’est une réponse à l’évolution incontournable de l’environnement du système.

Construction et changement d’une part, impulsions internes et externes d’autre part ne s’opposent pas. C’est faire preuve d’aveuglement que de ne pas chercher à comprendre comment ces extrêmes se combinent. Même si on peut penser que la tendance actuelle est en faveur des changements dirigés et impulsés de

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Ce qu’on nomme résistance au changement n’est donc pas qu’un

phénomène individuel, c’est aussi le résultat de la non gestion du

changement.

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l’extérieur, au détriment des changements internes et construits, ceci résulte sans doute du fait de la globalisation et de la compétitivité croissante (e.g. Kanter, 1989) :

Pouvoir et changement : vers une démarche stratégique

Ce modèle met en évidence l’influence du pouvoir sur le changement. D’un côté, il y a un pouvoir exercé sur l’organisation par les acteurs de l’environnement tout comme par la direction du système. De l’autre, il y a les jeux de pouvoir dans l’organisation, mettant aux prises des acteurs en perpétuelle négociation pour accroître leurs marges de manœuvre. Face au changement, on ne peut donc concevoir le pouvoir comme simple outil de domination, car les jeux internes rendent caduque les tentatives d’orientation par une ou plusieurs personnes. A l’inverse, le pouvoir vu comme attribut des acteurs du système explique les jeux politiques, mais omet les influences imprévisibles et incontournables de l’environnement de l’organisation. Dans le changement, il y a à la fois des initiatives individuelles et des négociations collectives. Les premières tentent d’orienter le système dans un sens donné. Les secondes visent à définir de nouvelles règles autour de l’incertitude créée par une nouvelle orientation. Le pouvoir dans le changement est nécessairement une relation, jouée entre ces deux niveaux, sans qu’aucune des parties en présence ne puisse ignorer le rôle de l’autre. Le changement ne peut donc résulter que de la confrontation des constructions internes avec les mutations de l’environnement, de l’identification par certains acteurs leaders de nouvelles règles à jouer, et de l’appropriation de ces règles par les groupes au sein de l’organisation.

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Changement dirigé

Changement construit

Tendance naturelle des organisations

Evolutionsouhaitée

Changement dirigé

Changement construit

Changement impulsé par l’extérieur

Changement impulsé par l’intérieur

Changement impulsé par l’extérieur

Changement impulsé par l’intérieur

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La stratégie de l’intelligence : apprendre de nouveaux jeux de pouvoir

Gérer le changement implique donc de planifier une stratégie qui permette de naviguer entre ces différentes contraintes. Mais comment la mener ? Ce que les stratégies du changement nous enseignent est que l’intervention d’un acteur extérieur est nécessaire pour soutenir le processus de changement. Elle permet la remise en cause des règles internes au système. Pour Crozier, c’est le rôle dudit marginal-sécant , c’est-à-dire un acteur qui s’insère dans différentes logiques organisationnelles et de ce fait peut jouer un rôle d’intermédiaire entre des logiques différentes, voire contradictoires (Crozier & Friedberg, 1977: 86). Pour March, c’est l’utilité du turnover puisque selon lui, un renouvellement régulier de 20% de la composition de tout système constitue une condition préalable à la continuité de son évolution (March, Sproul & Tamuz, 1991). Enfin, ce peut aussi être un "consultant", qui aide à créer une tension entre ce qui se passe dans l’organisation et son environnement. Mais cet acteur extérieur ne représente pas simplement une source d’information. Il est aussi celui qui permet un diagnostic du système et qui le confronte à lui-même. Il est une sorte de médiateur, étranger aux jeux de pouvoir, capable de se positionner entre les membres de l’organisation et leur système de règles. Il aide ces membres à comprendre les normes qu’ils bâtissent et utilisent entre eux aussi bien qu’envers leur environnement. Il a une fonction de miroir, ainsi que la possibilité d’influencer la renégociation des règles institutionnelles (Schein, 1993). En d’autres termes, il aide non pas à dépasser les jeux de pouvoir, mais à réinventer de nouveaux jeux en faisant appel à l’intelligence de l’organisation.

Ces fonctions (marginal-sécant, miroir, médiation) ont leur importance propre. La médiation à l’intérieur du système est importante, mais pas suffisante, puisque les organisations ont tendance à renforcer leurs normes et leurs règles présentes. D’un autre côté, faire office de miroir permet de dégeler des situations existantes (Lewin, 1964) mais pas de les changer. La confrontation à d’autres logiques reste obligatoire. En résumé, l’intervenant extérieur soutient le changement en accompagnant le processus stratégique suivant :

Aucun de ces points n’est neuf par lui-même. Ce qui l’est cependant, c’est la combinaison stratégique de ces quatre niveaux d’action :

Le miroir établit l’état des lieux des forces et dysfonctionnements au sein de l’organisation. L’intervenant confronte l’organisation à elle-même pour rendre les règles existantes explicites, en diagnostiquant les normes du système et en les rendant publiques. Mais ceci ne peut être un diagnostic réservé à la seule équipe dirigeante. En effet, cette direction peut difficilement définir de nouvelles règles sans être elle-même confrontée à un besoin externe de changer. Obtenir sa propre image (miroir) du

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Offrir un miroir à l’organisation

Rendre explicites les règles et normes tacites du système

Créer des échanges avec l’environnement

Insuffler le besoin de nouvelles règles au sein des équipes

Détecter les agents de changement

Identifier des leaders pour proposer de nouvelles règles

Coacher l’apprentissage des équipes et unités

Aider à adapter et s’approprier les nouvelles règles

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système que la direction souhaite faire évoluer et lui renvoyer ce miroir contraint en quelque sorte ce système ainsi que l’équipe dirigeante à assumer leurs prises de position.

Soutenir les échanges avec l’environnement signifie d’abord de conduire le processus d’identification des sous-systèmes internes qui ont à être confrontés à de nouveaux environnements, puis le processus de création de ces interactions. D’un côté, le système ne peut de lui-même produire des règles nouvelles. D’un autre côté, l’acteur extérieur ne peut offrir de nouvelles règles, sans immédiatement s’insérer dans les jeux de pouvoir internes. La création d’échanges est alors un processus stratégique définissant les priorités du changement. L’intervenant extérieur va donc aider l’équipe dirigeante à identifier les sous-systèmes qui ont besoin de renouveler leur fonctionnement. Ce faisant, l’équipe dirigeante réduit la complexité du changement et le focalise sur certaines entités. Ceci signifie que l’orientation donnée par l’équipe dirigeante se concentre sur qui et quoi doit changer, pas sur le résultat du changement.

Une fois certaines équipes confrontées à l’environnement, l’émergence d’agents de changement est nécessaire. Il est en effet vital de pouvoir s’appuyer sur ceux qui auront la vision des nouvelles attitudes à adopter. Ce sont ces fameux leaders prônés par la littérature du management. A partir de nouvelles contraintes, ces individus sont capables d’imaginer les nouveaux chemins qui permettraient d’y faire face. Ces chemins tracent le contour dans lequel les groupes auront à inventer de nouveaux jeux relationnels, ils ne les définissent pas. C’est le rôle de l’intervenant externe que de signaler et de soutenir ces agents de changement, parce qu’ils ne sont pas forcément les tenanciers des anciens jeux de pouvoir.

Stimuler l’apprentissage des groupes confrontés à la proposition de nouveaux chemins, c’est le rôle du coaching collectif et du teambuilding. Le processus du coaching aide les individus à comprendre le sens qu’ils donnent eux-mêmes à leurs expériences. Il aide aussi chacun à retrouver sa place dans le nouveau système, ceux qui pensent y gagner comme ceux qui pensent y perdre du pouvoir. Mais, ne serait-ce que pour des raisons économiques, on ne peut offrir un coach externe à chaque membre de l’organisation. De ce fait, l’acteur externe a pour tâche d’organiser la multiplication du coaching en soutenant les coaches qui accompagnent les équipes dans leur changement. Ces coaches peuvent bien sûr être les agents de changement identifiés auparavant.

Gérer le changement vers une organisation intelligente nécessite donc d’une part une stratégie de changement, d’autre part un intervenant extérieur pour l’accompagner. Cet intervenant n’est bien sûr pas forcément une personne seule. Mais si cette conclusion fait la part belle au consultant, elle en limite aussi le rôle. Car en aidant l’organisation à évoluer, l’intervenant extérieur devient peu à peu partie prenante des jeux de pouvoirs. Un même intervenant ne peut finalement faire avancer son client que sur un seul cycle de changement. Pour continuer d’avancer, un système devra savoir régulièrement changer de consultant et gérer la transition d’une étape de changement à l’autre. Ce qui revient finalement à apprendre à apprendre.

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Vers le partage du savoirà la Direction du Développement et de la Coopération

Managing of knowledge and managing for knowledge

Entretien avec Walter Fust, Directeur

Le savoir au service de la mission

Jean-Yves Mercier : Vous avez entrepris depuis 2 ans une démarche de knowledge management à la DDC. Quels en sont les enjeux ?

Walter Fust : Pour nous, le knowledge management a deux significations. C’est bien sûr le management of knowledge, mais aussi le management for knowledge. Je commence par ce deuxième point car il est directement rattaché à notre mission. Notre but fondamental est le développement de nos partenaires. Nous ne devons donc pas faire pour eux, mais leur donner le moyen de faire eux-mêmes. Transmettre la connaissance, apporter notre savoir, c’est une chose. Mais aujourd’hui, nous devons surtout leur donner accès aux sources de savoir et d’information. Nous devons veiller à ce que le fossé actuel entre le Nord et le Sud de la planète ne se double pas d’un fossé digital. Sinon, le Sud doublera son retard de développement actuel d’une impossibilité d’accès aux nouveaux canaux d’information. Nous amenons donc le digital à nos partenaires. Et ce pour qu’ils accédent à notre base documentaire d’actions de développement, mais aussi pour qu’ils puissent communiquer et échanger directement leurs expériences entre eux, où qu’ils se trouvent sur la planète. C’est pour cela que je dis qu’aujourd’hui, le développement, c’est en grande partie un management for knowledge.

En ce qui concerne le management of knowledge, l’enjeu est double. D’une part, la DDC est une grande organisation, au fonctionnement complexe. Il faut pouvoir donner une cartographie qui oriente les collaborateurs entre les activités de nos différents secteurs. Et d’autre part, il nous faut répondre à un problème démographique simple. L’an prochain, la DDC fêtera ses 40 ans. Ce qui veut dire que tous les pionniers vont quitter l’organisation dans les 4 ans à venir. Dans un sens, il est toujours bon pour une organisation de se renouveler. Mais dans l’autre, cela signifie quand même que 30% de notre effectif va partir, avec un savoir immense. Il nous faut donc organiser les conditions de la transmission de ce savoir. Notre objectif est que les savoirs puissent s’échanger librement, dans un esprit d’ouverture.

Je vous décris bien sûr la situation telle que nous l’imaginons idéalement. Nous avons pris un chemin, mais nous ne sommes pas encore au bout. C’est un long processus, qui va nous prendre sans doute encore les 4 à 5 ans à venir. Nous avons commencé par nous regrouper pour favoriser les échanges. Auparavant, la DDC était répartie dans 13 lieux différents, répartis à Berne et aux alentours. Nous sommes en train d’achever le déménagement qui nous amène progressivement tous dans notre immeuble de Ausserhollingen. Et puis bien

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Walter Fust, né en 1945 à Mosnang / St. Gall, a étudié à l'Université de St. Gall où il a obtenu une licence en

sciences politiques. Il est entré dans le service diplomatique en 1975 et a été affecté à Berne, Genève,

Bagdad et Tokyo. De 1976 à 1979, il était en charge des affaires économiques à l'Ambassade de Suisse à Bagdad. En 1979, il a été affecté à l'Ambassade de Suisse à Tokyo

comme Premier Secrétaire, responsable des affaires économiques, commerciales et industrielles. En

septembre 1983, il a été nommé Chef suppléant du Bureau de l'intégration. De 1984 à 1986, il a été affecté

comme collaborateur personnel du Conseiller fédéral Kurt Furgler, Ministre de l'économie publique. En 1986, il a été

nommé Directeur de l'Office suisse d'expansion commerciale. De 1990 à août 1993, il était Secrétaire

général du Département fédéral de l'intérieur.

Depuis septembre 1993, Walter Fust est à la tête de la Direction du développement et de la coopération (DDC) du

Département fédéral des affaires étrangères à Berne.

Walter Fust est marié et père d'une fille et de deux fils.

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sûr nous avons commencé de recenser et d’électroniser toute la documentation qui sert sur le terrain, à nous-mêmes ou à nos partenaires.

JYM : Revenons justement à vos partenaires et au Management for knowledge. Peut-on vraiment aider une organisation locale du Bangladesh à résoudre un problème d’infrastructure d’eau, par exemple, en s’appuyant sur ce qui s’est fait au Burkina Faso ?

WF : Bien sûr, car ce que nous apportons, ce ne sont pas des solutions, mais des méthodes et des processus. Notre intervention vise à faciliter l’apprentissage local. De ce fait, en fin d’action, nous amenons nos partenaires à conduire une évaluation. Celle-ci les fait notamment réfléchir sur les leçons qu’ils ont tiré du processus de résolution du problème à résoudre. Ils n’apprennent pas une solution, mais à résoudre les problèmes. Ensuite, ces lessons learned sont formalisées dans notre documentation à laquelle n’importe quel autre de nos partenaires à travers le monde aura accès. Le transfert des savoirs est donc rendu possible.

JYM: Une des barrières à l’intelligence, c’est-à-dire à la capacité de jouer avec les savoirs disponibles, est la réticence humaine à partager la connaissance. Rencontrez-vous aussi cette barrière hors de l’organisation, dans l’échange de savoir avec et entre vos partenaires ?

WF : Garder le savoir est surtout une barrière interne. Avec l’extérieur, on construit ensemble. Il y a un résultat au bout qui motive l’échange. Envers nos partenaires externes, notre problème principal reste la difficulté de communication interculturelle. Ainsi, notre base documentaire regroupe énormément de données que nos partenaires pourraient utiliser. Mais ce sont des documents écrits. Or pour communiquer entre deux logiques, rien ne vaut la simplicité du visuel. Un jour, nous avons décidé d’illustrer notre philosophie d’action en dessinant un arbre. Parce que l’arbre ne pousse pas en tirant sur ses branches, mais en l’arrosant. Ce jour là, certains partenaires africains m’ont dit : « Maintenant, j’ai compris ce que vous faîtes ». Dans le management for knowledge, la barrière principale à surmonter, c’est le langage.

A l’intérieur de l’organisation, par contre, c’est effectivement une question d’attitude. Après un certain temps, beaucoup de cadres n’ont plus comme justification de leur poste que l’information qu’ils contrôlent. Ils n’ont donc aucun intérêt à la partager librement. Quand c’est une façon personnelle de se défendre, je les comprends. C’est un moyen de survie. A moi de savoir parler avec eux. Mais quand, au contraire, ce comportement fermé est dû à un refus par principe de regarder vers l’avenir, je ne l’accepte pas. Car dans ce cas, l’ancien qui a le savoir ne va pas essayer de l’enseigner au plus jeune, mais de lui inculquer. Or transmettre le savoir, c’est le donner à l’autre pour qu’il se l’approprie à sa façon. Encore une fois, le management of knowledge, c’est aller vers l’ouverture. Ce comportement évolue de toute façon avec les générations. C’est pour ça que nous allons vivre un grand changement culturel avec le renouvellement démographique de la DDC dans les 4 ans à venir.

Préparer et accompagner le changement

JYM: A vous entendre, il faut faire preuve de sagesse et attendre que le temps fasse évoluer les choses ?

WF : Non, il faut préparer et accompagner. Nous avons commencé par faire faire un audit de nos valeurs par une société de consultants. Nous avons défini une vision, une mission et une stratégie 2010. Cette stratégie est là pour orienter l’échange des savoirs. Dans une organisation aussi complexe que la nôtre, elle donne en quelque sorte la carte pour pouvoir évoluer. Ensuite, nous avons commencé notre recensement de la documentation. Vous savez, là aussi le diagnostic est important. Au début, devant la quantité de papier que nous produisions, j’ai fait faire une étude d’utilité. J’étais persuadé qu’une bonne partie était inutile. Or l’étude a montré que nous avions jusqu’à 16’000 demandes externes pour certains documents. La raison d’être de nos documents n’est donc pas en cause. Par contre, on doit travailler sur leur présentation pour en

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Transmettre le savoir, c’est le donner à l’autre pour qu’il se

l’approprie à sa façon

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faciliter la transmission. Dernièrement, j’ai demandé à un collaborateur qui avait participé à une conférence de nous en faire un résumé. De une page. Or amener un ethnologue à faire un résumé en 1 page, c’est un changement culturel ! Mais il l’a fait et bien fait.

JYM: Derrière la documentalisation électronique du savoir, on en revient donc à l’intelligence de vos collaborateurs et de vos équipes. Comment évoluer de l’un à l’autre ?

WF : D’abord en planifiant le changement. Pour atteindre une culture d’échange intelligent du savoir, il nous fallait franchir certaines étapes, comme la formulation de notre stratégie 2010, nécessaire à orienter l’organisation. Ensuite, il nous fallait nous ouvrir à l’extérieur. Pour évoluer, nos collaborateurs doivent aussi regarder ce qui se fait dans le privé, l’industrie, les ONG ou les autres administrations.

Voyez d’abord les étapes que nous avons franchies. Suite à l’audit de nos valeurs, nous sommes partis plusieurs fois au vert avec mes plus proches collaborateurs pour déterminer les sept valeurs que nous voulions développer. Il ne s’agissait pas d’affirmer les valeurs qui font notre force, mais de nous mettre d’accord sur les lacunes que nous voulions combler. Je peux vous citer comme exemple deux de ces objectifs : «Nous nous fixons des objectifs et mesurons les résultats atteints». C’est nouveau pour l’administration. Mais c’est ce qui guide notre principe d’évaluation de nos actions. Et «nous engageons les moyens de façon économe, efficace pour atteindre des résultats durables». Ce que nous visons, dans le Développement, c’est l’impact à long terme de nos actions envers nos partenaires. Nous avons la chance de ne pas avoir de pression politique à défendre, contrairement à nos collègues venant de plus grands pays. Il nous fallait l’énoncer clairement.

Une fois ces sept principes de direction communiqués, chacun dans l’organisation fut responsable de les appliquer, mais aussi de demander à l’autre de les appliquer. La mise en pratique a pris du temps, mais je note qu’aujourd’hui les choses vont dans le bon sens. Pour soutenir cette évolution, nous avons organisé toute une série de formations au management. Tous nos cadres les ont suivies, sur plusieurs années. C’était nécessaire si nous voulions changer de culture. Car au départ le seul mot management était rejeté comme une incursion du privé dans nos activités. Maintenant, cette idée est acceptée. Il a fallu laisser le temps au temps, c’est certain. Mais nous avançons. Ainsi, nous avons été les premiers à mettre en place un Balanced ScoreCard avec Steve Barrett. Nous allons beaucoup plus vite qu’on pourrait parfois le croire.

Un autre exemple : nous avons identifié plusieurs compétences clefs que nous utilisons systématiquement comme critères de recrutement et pour notre politique de développement. Tout notre programme de formation est fondé dessus. Ces compétences se répartissent selon cinq dimensions :

Les compétences techniques, concernant la matière qui est au cœur de nos activités ; Les compétences sociales, bien sûr ; Les compétences en termes de méthodologie ; Les compétences de conduite, pour lesquelles nous différencions management et leadership ; Et enfin les compétences nécessaires à la communication interculturelle, vitale dans notre milieu.

Notre personnel est généralement très compétent sur le plan technique. Nous proposons bien évidemment à nos collaborateurs et à nos collaboratrices de développer leurs compétences sociales et de conduite. Mais ce qui est flagrant, c’est qu’il leur manque le plus souvent de réelles compétences en termes de méthode de travail. C’est avec la communication interculturelle le point sur lequel nous devons apporter le plus, en formation interne ou externe.

Dernier point, enfin, nous venons de définir une nouvelle politique de gestion de ressources humaines intégrant nos différentes actions dans une même direction. Ainsi, nous veillons à ce que chez nous, la carrière de chacun soit une conséquence de ses résultats, pas de ses relations diplomatiques comme cela peut l’être ailleurs dans l’administration.

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JYM : Qu’est-ce qui fait alors que, selon vous, ces politiques porteront leurs fruits ?

WF : C’est un chemin, construit pour passer de notre situation antérieure à là où nous voulons aller. Ce qui est important, c’est de pouvoir insuffler un vent nouveau petit à petit. Ce vent nouveau, il vient forcément des plus jeunes. C’est pour cela que j’ai confié l’élaboration de notre stratégie 2010, entre autres, à une équipe de jeunes cadres moyens. Les plus anciens, ceux qui dirigent l’organisation, sont là pour décider sur les propositions qui nous sont faites, mais pas pour retenir les idées neuves. La seule chose qui me manque, c’est un vrai chef de projet. Il y aura un responsable du knowledge management au bout du chemin que nous parcourons, mais ce ne peut pas être le même que le conducteur du projet.

JYM : Vous citiez comme autre facteur de changement l’ouverture de la DDC à d’autres pratiques, issues du privé ou d’ailleurs. Parlez-nous de ce networking.

WF : A la DDC, nous travaillons avec plus de 300 consultants. C’est un apport à la fois de ressources et d’idées neuves. Mais il faut apprendre à s’en servir. Nous avons donc mis en place des cours pour savoir acheter des prestations extérieures et négocier avec des consultants. Ce n’est qu’un exemple de ces échanges qui aujourd’hui fonctionnent bien. Sauf avec certaines administrations. Car c’est toujours la même chose : quand vous avez des problèmes, personne ne vous aide. Mais quand vous marchez bien, tout le monde veut en profiter. Avant, nous n’étions que deux intervenants de l’Administration Fédérale actifs dans le Développement. Maintenant, ce ne sont pas moins de 9 offices qui tentent d’aller à l’étranger. Cela fait aussi partie des choses à gérer.

En route vers le futur

JYM : Comment mesurez-vous le chemin déjà parcouru ? Est-ce possible de dire qu’il y a déjà une gestion plus intelligente du savoir à la DDC ?

WF : Il faut d’abord voir que la DDC n’a pas cessé d’intégrer de nouveaux secteurs. Quand la DDC est nés il y a 39 ans, la seule activité était le Développement de nos partenaires du Sud. Puis l’Aide Humanitaire, la Coopération avec l’Est et le Secours en cas de catastrophe nous ont progressivement rejoint. Nous vivons un changement permanent. Surtout que toutes ces entités ont des rythmes d’intervention séparés. Le Développement joue sur le long terme, alors que le Secours en cas de catastrophe apporte de l’aide immédiate. Il a fallu apprendre à se coordonner.

Dans ce contexte, le knowledge management nous a permis d’établir une sorte de cartographie qui nous permet de savoir quoi faire envers quels partenaires en fonction de la situation. Cela nous amène petit à petit à mieux partager nos connaissances et à les utiliser plus intelligemment.

JYM : Vos collaborateurs et vos collaboratrices sont-ils conscients de ce changement ?

WF : Pas toujours. Mais au fond, cela ne me gêne pas à partir du moment où ils ne regrettent pas le passé. C’est pour moi déjà un signe.

JYM : Une dernière question, en guise de conclusion : comment finalement voyez-vous la DDC à l’avenir ?

WF : Nous avons été des pionniers dans notre domaine d’activité. Aujourd’hui, c’est devenu une préoccupation pour tout le monde. La Banque Mondiale a mis en place une organisation à laquelle nous participons, la «Global Knowledge Partnership», qui a pour but de soutenir le développement durable par les ressources du Savoir. Notre démarche intéresse. Aujourd’hui, des entreprises privées me demandent de venir

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Pour évoluer, nos collaborateurs doivent aussi regarder ce qui se fait dans le privé, les ONG ou les

autres administrations.

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discuter de notre programme avec leurs cadres. Et dans un marché du travail où les employeurs ont de la peine à trouver des recrues, nous recevons toujours plus de candidatures, jusqu’à 2000 l’an dernier.Je crois que dans 4 ou 5 ans, nous serons une organisation ouverte, qui utilise intelligemment son savoir. Nous sommes en train de poser les bases pour cela. Cela nécessite certes de la patience, pour discuter et pour changer. Mais ça vient. De toute façon, même dans le privé, malgré tous les discours, même d’énormes incitations financières ne peuvent contraindre les gens à changer rapidement. Ici au moins, on ne peut pas jouer sur cette dimension, il faut discuter. Et ça marche. Un dernier exemple, avec notre politique des genres : nous soutenons l’aide à la femme, dans notre organisation comme chez nos partenaires. Mais nous ne travaillons pas comme d’autres sur la base de quotas à respecter. Nous discutons longuement nos objectifs. Cela prend du temps. Mais en fin de compte, ces objectifs sont vraiment portés et notre politique porte déjà ses fruits.

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L’évaluation du changement

Mesurer et piloter les facteurs soft de succès

Daniel Held, Qualintra

Le management du changement occupe une place importante dans la formation au management depuis plusieurs années. L’évaluation du changement fait partie des sujets abondamment traités en théorie. Cependant, la mesure concrète du changement véritable, c’est-à-dire celui concernant les facteurs «  soft », ou intangibles, présente des difficultés méthodologiques et pratiques importantes. Le présent article propose une démarche entièrement nouvelle pour mesurer sous forme d’indicateurs fiables et pertinents les résultats concrets d’un changement. La démarche est applicable plus généralement pour la mesure des dimensions qualitatives de la gestion (implication et satisfaction des collaborateurs, impact de la formation ou d’une politique nouvelle, efficience des services fournis, satisfaction et loyauté de clients …

L’évaluation des facteurs qualitatifs, ou « soft »

Les recherches les plus récentes46 ont montré que la performance et la pérennité des organisations (la « shareholder value ») dépend certes de facteurs objectifs et mesurables, mais plus encore des facteurs dits « intangibles » tels que :

- la confiance dans l’avenir de l’entreprise

- la force de la culture de l’entreprise et de ses collaborateurs (valeurs partagées et manière de répondre aux attentes des clients de manière uniforme)

- la gestion interne de l’organisation et le développement des compétences

- la force d’innovation .

Ces intangibles dépendent tous d’abord de la qualité du leadership au sens large : clarté des stratégies et objectifs, organisation mise en place, valeurs véhiculées par les comportements quotidiens, valorisation réelle du potentiel humain et confiance dégagée.

C’est au travers du leadership que se construit l’implication des collaborateurs, c’est-à-dire l’orientation de leurs motivations et compétences au profit de la finalité de l’organisation.

46 P.ex. : M. Buckingham & c. Coffman, First Break All the Rules, Institut Gallup, 1998 ; D. Ulrich, J. Zenger & N. Smallwood, Results Based Leadership, Harvard Business Press, Boston, 1999Le pari de l’intelligence Page 70 11/05/2023

Daniel Held, Dr. ès Sciences Economiques, est actif depuis plus de 17 ans dans les ressources humaines, d’abord au sein d’entreprises

multinationales dans la banque et l’informatique, depuis 5 ans dans le conseil d’entreprise. Il bénéficie à ce titre d’une très large expérience

dans tous les domaines de la fonction et a conduit de nombreuses opérations d’envergure – dans tous les secteurs, en Suisse et à

l’étranger - dans la mise en place de politiques ressources humaines et pour contribuer au développement de la qualité du management.

Chargé de cours pour la gestion des ressources humaines à l’Université de Neuchâtel, auteur de nombreuses publications dans le

domaine, directeur de programme pour le congrès européen des ressources humaines qui aura lieu à Genève en juin 2001, il dirige

également un cabinet de conseil (PI Management) à Lutry.

Il vient de créer avec un associé spécialisé dans les nouvelles technologies la société Qualintra SA. Qualintra est une société de

service dont la mission consiste à évaluer de manière fiable, périodique et ciblée, les facteurs qualitatifs décisifs pour la performance humaine

des entreprises.

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Et c’est au travers de l’implication des collaborateurs qui en résulte que se construit la réelle qualité, c’est-à-dire celle que vont apprécier les clients et qui est le gage du succès durable de l’organisation. Ce processus est illustré dans la Figure ci-contre.

Ce schéma nous guide dans la compréhension des phénomènes que nous observons dans les entreprises. Il nous aide également pour l’évaluation du changement. En effet, le but d’un changement consiste à accroître la valeur ajoutée produite par l’organisation, qui doit se traduire à terme au niveau des résultats financiers ou équivalents. Mais cette valeur ajoutée ne se manifestera selon toute vraisemblance - s’il s’agit d’un réel changement - pas tout de suite à ce niveau. De la même manière, lorsque les collaborateurs sont moins motivés ou que la satisfaction clients s’effrite, les incidences financières ne sont pas immédiates.

De manière à pouvoir d’une part suivre les progrès du changement, et d’autre part prendre les mesures qui s’imposent à temps, l’organisation peut définir des objectifs mesurables à plus court terme, et en évaluer l’atteinte. Elle peut le faire aux niveaux suivants : A. Evaluation des actions et compétences du management au travers des perceptions qu’en ont leurs

« clients directs » (manager, collaborateur, collègues, …): feedback 360°

B. Evaluation de l’implication des collaborateurs ou de l’impact concret d’un programme, au travers d’indicateurs ciblés (p.ex. EVI – Employee Value Index pour l’implication ; T2I – Training Impact Index pour l’impact d’actions de développement, c’est-à-dire l’intégration de nouveaux comportements et/ou valeurs au niveau du vécu quotidien ; etc.)

C. Evaluation de la qualité des produits et services fournis et de la loyauté des clients (p.ex. Indicateurs de satisfaction et de loyauté clients; Indicateurs relatifs à la qualité des services fournis par un centre de service comme les RH, la Formation, ou l’Informatique, indicateurs relatifs à la « Brand Value »)

D. Et évidemment l’atteinte de résultats quantitatifs et financiers.

Ces différents niveaux sont tous complémentaires entre eux, dans la mesure où ils concernent différentes dimensions du processus. Selon la nature de son activité et de son marché, l’entreprise évaluera sa performance seulement à 2 niveaux (le minimum : 1 niveau qualitatif et 1 quantitatif) ou préférera se doter d’outils de gestion plus complets et plus fins, lui permettant d’optimiser réellement le processus de production de la valeur ajoutée. La figure suivante illustre les différents niveaux auxquels des mesures peuvent être réalisées.

Les 4 niveaux de mesure :Le pari de l’intelligence Page 71 11/05/2023

Enjeux de la qualité et de laperformance humaineAssurer la « shareholder value » et

la pérennité des organisations

La satisf action et la loyauté clients

La compétence et l’engagement des collaborateurs

La qualité du leadership et une GRH orientée valeur ajoutée

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La méthodologie Qualintra

La méthodologie Qualintra a été développée en réponse à une demande émanant de grandes entreprises pour tenter de parvenir à mesurer et évaluer de manière fiable et dans leur évolution les processus qualitatifs en œuvre. Cette demande résulte de l’importance croissante que représente pour toutes les organisations le pilotage des facteurs « soft » - compte tenu d’une part de la forte baisse de l’implication et de la loyauté des collaborateurs suite aux périodes de restructuration et d’autre part de la rareté croissante des talents dans une économie de l’information. Elle vise à la prise en compte systématique des facteurs qualitatifs, dans le but de mieux les comprendre, maîtriser et modéliser pour affiner la pertinence des actions entreprises.

Elle s’appuie sur les dimensions fondamentales suivantes, qui seront décrites plus en détail ci-dessous :

a) La mesure d’indicateurs qualitatifs de pilotage au travers de leur impact terrain, c’est-à-dire au travers des perceptions des « clients » (collaborateurs, clients externes, …)

b) L’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), dans le but d’assurer une intégration verticale complète du processus d’évaluation

c) La récurrence des évaluations à intervalle rapprochéd) La transparence du processus et l’implication des acteurs dans l’analyse et la mise en place de plans

d’action.

a) La mesure d’indicateurs de pilotage

La notion d’indicateurs vise à mesurer sur une échelle définie (en principe de 0 à 10) le score synthétique de l’organisation par rapport aux axes stratégiques qu’elle a définis. Après calibrage initial et explication détaillée de leur signification, les indicateurs permettent une communication immédiate des résultats.

L’indicateur global (ou indice - I) est composé de plusieurs indicateurs spécifiques (II). Chacun d’entre eux peut lui-même être composé de plusieurs sous-indicateurs (III), ces derniers étant directement alimentés par des questions (IV). En nous basant sur l’exemple d’un indicateur d’impact des actions de formation et développement, appelé T2I (Training Impact Index), nous pouvons illustrer le processus concerné de la manière suivante (figure 3):

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COLLÈGUES

CLIENTS

SUPÉRIEUR

IMPACT SUR LES CLIENTS

C. Satisfaction et loyauté

IMPACT SUR LES COLLABORATEURS

B. Implication/Impact de la formation

D. RevenusRéclamations

ACTIONS ET COMPÉTENCES DU MANAGEMENT DANS LEURS APPLICATIONS QUOTIDIENNES

A. Feedback 360°

D. QualitéCoûts

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Structure d’un indice (ex. T2I)I

II

III

IV Q17 …. Q21…Q25 Q29 Q32 … … … … … … ...

b) L’utilisation des NTIC

Les méthodologies Qualintra s’appuient de manière essentielle sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Le processus de la mesure du phénomène qualitatif est entièrement intégré, de la construction du questionnaire à la diffusion des résultats. L’entreprise n’a à se préoccuper d’aucun problème logistique. La réduction de la durée du processus et du coût de chaque opération permet d’envisager la récurrence de la mesure à intervalles rapprochés. Parmi les avantages principaux, citons :

- Le questionnaire est accessible par Inter/Intranet - Les participants sont notifiés directement par e-mail et peuvent répondre instantanément aux questions- Les échantillons éventuels peuvent être générés de manière automatique et aléatoire- La progression des réponses peut être suivie en ligne- Les résultats sont disponibles à tout moment et en tout lieu, en ligne- Les résultats peuvent être analysés simultanément en profondeur (analyse détaillée à un moment donné)

et dans leur évolution (l’analyse des résultats est guidée vers les indicateurs/questions dont la variation par rapport à la période précédente est la plus importante)

- La communication des résultats peut être faite par accès direct à certains documents, ou par mise sur le réseau

- La confidentialité est totalement assurée.

Les perspectives offertes pouvaient à peine être imaginées il y a quelques années :

- réalisation d’enquêtes et mesure d’indicateurs multi-sites et multi-langues en quelques jours, avec réponse possible de n’importe où par le Net ;

- quantification de processus qualitatifs stratégiques, et leur suivi dans le temps ;

- intégration des facteurs qualitatifs dans les « balanced scorecards » au même titre que les indicateurs quantitatifs de gestion ;

- identification immédiate des points d’inflexion (les moments où une tendance s’inverse), ce qui permet d’agir à temps et de bénéficier d’un avantage concurrentiel décisif.

c) La récurrence des évaluations à intervalles rapprochés

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Indice globalT2I

Orientation Application Transmission Implication Intérêt

Maîtrise Transfert Responsabilisation Soutien

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La récurrence de la mesure à intervalles rapprochés permet de mieux suivre et mieux comprendre les phénomènes qualitatifs, et notamment humains, dans les organisations.

Suivre les indicateurs dans le temps

La périodicité des mesures dépend de la nature du processus en cours, de la temporalité dans laquelle se situe l’entreprise et de la taille de celle-ci.

Le rythme annuel se révèle rarement suffisant. En général, des mesures à intervalles de 1 à 6 mois (1 mois dans les grandes structures à temporalité rapide ; 6 mois dans les structures petites à moyennes à temporalité lente) sont recommandées. Dans ces cas, on procédera par échantillonnage, de manière à éviter la lassitude et réduire le temps nécessaire à la collecte des données.

d) Transparence du processus et implication des acteurs dans l’analyse et la mise en place de l’action

La notion d’indicateurs permet une grande transparence et l’appropriation du processus par l’ensemble des acteurs concernés. Les résultats sont attendus et discutés à tous les niveaux. Cadres et collaborateurs se mettent d’accord sur l’analyse de la situation et définissent ensemble un plan d’action pour la réussite duquel ils se sentent engagés. Cette démarche permet ainsi de réaliser des progrès décisifs en matière d’   « empowerment ».

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Le processus complet peut être résumé à l’aide du schéma suivant (figure 5):

Des perspectives et exigences nouvelles pour la DRH

La méthodologie présentée dans cet article s’applique à tous les domaines dans lesquels il s’agit de prendre en compte le changement, de comprendre les interrelations entre facteurs multiples, d’évaluer l’impact d’actions ou de politiques ou de suivre une évolution dans le temps pour réagir rapidement en cas de nouvelles difficultés.

En quantifiant les facteurs les plus sensibles de l’organisation, la DRH se dote d’outils lui permettant de devenir un réel partenaire stratégique de la Direction, d’apporter une valeur ajoutée véritable, d’affiner son action grâce à un apprentissage permanent et à la mesure de l’impact de ses actions et de celles de la Direction, mais aussi de renforcer la pertinence de son action sur le leadership, l’engagement de talents, l’apprentissage organisationnel et le pilotage de la culture de l'entreprise.

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1. Définition de la vision et des indicateurs clé de pilotage

2. Construction et test d’un questionnaire orienté résultats

3.Mesure des indicateurs au travers d’enquêtes en ligne

4. Accès en ligne aux indicateurs et à leur évolution

5. Analyse des résultats et mise en place d’un plan d’action

6. Evaluation de l’impact lors de la passation suivante

. Accès en ligne à des résultats

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L’intelligence, moteur des cadres de demain

Pour faire face à ce nouveau monde, qui réclame de chacun plus d’intelligence, les jeunes d’aujourd’hui développent de nouvelles compétences par rapport à leurs aînés : capacité à partager ses connaissances, à développer un réseau personnel, à travailler sur plusieurs sujets à la fois ou encore à créer constamment. Ceci tout en privilégiant leur équilibre personnel.

Mais en quoi cette évolution sociologique concerne l’entreprise ? Ne peut-on pas simplement attendre que jeunesse se passe ? Ou doit-on se demander, comme Gary Hamel dans « A la conquête du futur », quand nous avons réellement écouté un collaborateur de moins de 30 ans pour la dernière fois ?

Yves Drepper, étudiant romand à HEC Genève, a 27 ans. Il nous livre sa vision du monde du travail tel qu’il l’imagine, depuis les bancs de l’Université. Son point de vue peut parfois nous surprendre. Mais il est là pour cela. Parce qu’il contient les germes de ce que penseront les consommateurs de demain, ceux-là même qui nous réclameront de la spontanéité, de l’interactivité, de l’intelligence.

Wolfgang Wieser, autrichien, Directeur de Bahlsen Italie, a 33 ans. Il possède pour sa part déjà une solide expérience professionnelle. C’est donc bien le dirigeant de demain qui s’exprime ici, celui qui veut et sait évoluer dans un cadre où stratégie, culture et individus ne sont plus aux antipodes les uns des autres. Il nous explique sa quête permanente de nouveaux savoirs. Il nous montre aussi comment il les met en pratique avec ce qu’il nomme des collaborateurs-citoyens au bénéfice d’une organisation toujours apprenante.

Jean-Yves Mercier

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La génération des nomades

La vision d’un étudiant romand

Yves P. Grepper, étudiant à l’Université de Genève

Ma vision de l’entreprise de demain

L’environnement économique d’aujourd’hui est extrêmement compétitif. Le seul mode de survie est de s’adapter constamment aux changements dans le monde des affaires. La résistance aux changements est une rue sans issue – tant pour les cadres47 en question que pour les organisations en tant que telles. La clientèle n’exige pas seulement un service excellent, mais encore beaucoup plus. Si vous ne satisfaites pas les exigences de vos clients, un de vos compétiteurs les satisfera à votre place. Le développement de notre économie mondiale et spécialement la nouvelle économie est marqué par le paramètre de la dynamique. Ce qui était autrefois statique ou peu changeant, est devenu un système complexe ou rien n'est plus permanent que la mutation. Les entreprises doivent constamment monter des compétences clés pour servir le marché actuel et pour répondre le mieux possible aux opportunités futurs en créant des nouveaux marchés.

La culture Internet

Non seulement Internet change la manière avec laquelle une firme interagit et surtout communique avec ses clients, mais le commerce électronique change toute la culture de l’entreprise. L’émergence d’Internet est en fait un exercice brutal, même sans précédent, d’une gestion de changement radicale au sein de l’organisation. L’Internet présente un nouveau contexte pour toutes les industries, que l’entreprise effectue des transactions à travers le World Wide Web ou pas. Mais le facteur-clé de succès ne se trouve pas uniquement en la création d’un site Internet ou en la connexion à l’Internet. Le succès requiert un changement de paradigme, des nouvelles formes d’organisation du travail quotidien et une toute nouvelle forme de la gestion des employés. Les présomptions traditionnelles en ce qui concerne l’organisation, le mode de communication, la prise de décision, ainsi que le style de management doivent être remises fondamentalement en question pour trouver des nouvelles approches plus adaptées au nouvel environnement. Pour exploiter le mieux toutes ces nouvelles possibilités dans le « e-business », les cadres doivent gérer différemment et les employés doivent travailler ensemble différemment. Toute entreprise doit impérativement identifier les changements latents dans son environnement pour ensuite être capable de répondre et de s’adapter rapidement à ces nouvelles exigences sur le marché.

Une telle adaptation ne peut être guidée que par une culture d’entreprise qui brise les murs de la résistance aux changements. Ceci est extrêmement vrai et important dans la nouvelle économie où les barrières à l’entrée sont relativement basses. Ainsi, chaque jour, un nouveau concurrent ouvre ses affaires avec une innovation révolutionnaire. Les entreprises n’ont plus le temps de réagir d’une manière optimale ; elles doivent déjà être prêtes, intrépides et avoir les compétences d’agir proactivement.

47 Les termes “cadre” et “leader” sont utilisés respectivement désignant la même choseLe pari de l’intelligence Page 77 11/05/2023

Après avoir obtenu une licence en Informatique de Gestion de l’Ecole des HEC Lausanne,

Yves P. Grepper suit actuellement le programme du Diplôme d’Etudes Approfondies

en Gestion d’Entreprise à l’Université de Genève. Ses intérêts se trouvent

principalement dans l’importance de la gestion du savoir organisationnel, ainsi dans que les aspects culturels dans l’environnement de la

Nouvelle Economie. Pendant et entre ses études, il a eu l’occasion de travailler pour

plusieurs sociétés de conseils (Arthur Andersen, Geneva Knowledge Group) dans les

domaines du Knowledge Management et de l’E-Business.

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La génération des nomades : réseau et quête de la nouveauté

Mais quels sont les facteurs-clés qui influencent une organisation dans la nouvelle organisation et qui font en sorte que les entreprises sont secouées jusqu’à leurs fondements ? Devenir grand, et ceci dans tous les aspects du monde des affaires, est finalement une nécessité et une condition sine qua non dans notre monde interconnecté. Le commerce électronique se bâtit sur les forces des réseaux. Dans un environnement orienté réseaux, la largeur et la force du réseau sont beaucoup plus importantes que la taille de l’entreprise ou les compétences des individus. Pour beaucoup d’activités, plus un réseau possède de nœuds d’interconnexion, meilleur il est. Le meilleur exemple en est sans doute celui du télécopieur. Le premier télécopieur sur le marché ne valait rien du tout, car il n’en existait aucun autre pour communiquer avec. La deuxième rendait le premier plus précieux, la troisième rendait les deux premiers encore plus précieux, et ainsi de suite.

La désintermédiation de la chaîne de valeur est une conséquence évidente et maintenant connue d’Internet. A l’heure actuelle il est tout à fait possible d’éluder les agences de voyages, et par ce fait de diminuer les frais de voyage constitués par la marge que prenait auparavant celle-ci. On réserve et on achète aujourd’hui son billet d’avion par un nouvel intermédiaire virtuel sur Internet, qui trouve la meilleure offre en fonction des besoins de l’acheteur. Ce nouveau concept rapproche d’une manière significative le consommateur du fournisseur du service primaire (la compagnie aérienne dans ce cas concret). Sur le Web, la simplicité est reine : tout doit être atteignable en trois clicks de souris. En faisant l’analogie avec les structures et les organigrammes des entreprises, on doit se poser plusieurs questions assez concrètes : N’a-t-on pas intérêt à encore aplatir les structures, afin de positionner les preneurs de décisions au front, près du marché ? Pourquoi recevoir un message du top-management destiné aux employés par son supérieur direct et non pas directement par le PDG lui-même? L’information en tant que telle était auparavant une source de pouvoir pour les cadres en général. Le plus d’informations on détenait, plus on avait de pouvoir sur ses employés et collègues. Le blocage d’information rend aujourd’hui tout système complètement obsolète. Les cadres, quelque soit leur niveau hiérarchique, doivent apprendre à partager l’information au lieu de la garder à leurs fins.

L’innovation a toujours été une source critique de la création de valeur. L’innovation est la suite logique d’une gestion efficiente du savoir organisationnel et devient de plus en plus importante dans un monde changeant où les cycles de vie des nouveaux produits et services se sont diminués considérablement. Il est facile de dire qu’une entreprise doit autoriser et valoriser la prise de risque dite « intelligente » par ses collaborateurs. Après tout, tester des nouvelles choses et essayer des approches nouvelles a toujours été la base de l’innovation. Dans la nouvelle économie, par contre, là où les barrières à l’entrée sont relativement faibles et les conséquences du succès énormes, de nouvelles approches doivent être inventées et mises en application. Et ce d’une manière continue si l’on veut prendre une place importante dans le cirque économique. Dans la culture « d’essai et erreur » qui prédomine dans l’environnement Internet, les cadres ne doivent pas seulement parler de ces concepts mais en faire une réalité. Un facteur important du « Knowledge Management » est la diversité au niveau des équipes. Diversité en termes d’age, de formation, de parcours professionnel, ou de race. Ces « Knowledge Workers » portent souvent la dénomination « Knowledge Nomads ». Ce sont des personnes avec une formation poussée dans le domaine de la technologie de pointe qui passent d’une entreprise à l’autre. Ils sont à la recherche du prochain projet excitant, emportant avec eux ce qu’ils ont appris juste avant, chez leur employeur précédent. Les instruments de fidélisation des employés (les actions gratuites ou distribuées à un prix inférieur du marché, les options d’actions, etc.) ne les retiennent plus ! Que les entreprises engagent ces spécialistes à haute valeur ajouté pour une durée indéterminée ou par des contrats de service comme consultants n’influence pas le fait que les systèmes hiérarchiques soient complètement bouleversés. Les seniors apprennent des juniors, des subordonnés gèrent des équipes dont font partie les anciens chefs, et de nouveaux venus sans aucune expérience interne prennent des décisions concernant des services externes. Ceci ne fonctionne bien entendu uniquement que dans des entreprises où

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L’information était auparavant une source de pouvoir pour les cadres. Le

plus d’informations on détenait, plus on avait de pouvoir sur ses employés

et collègues. Le blocage d’information rend aujourd’hui tout système

complètement obsolète. Les cadres, quelque soit leur niveau hiérarchique,

doivent apprendre à partager l’information.

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les erreurs « intelligentes » suivies de feedbacks immédiats sont tolérées jusqu’à un certain degré. Sans les assurer pour autant d’une meilleure chance de survie. Mais le prochain employeur potentiel ne se trouvent qu’à deux rues plus loin…

Vers des leaders sans frontières

Dans un environnement « e-business », les leaders ne doivent pas seulement gérer des équipes, mais des grandes foules ! Les équipes possèdent en général des frontières bien déterminées, comme le prouve souvent la liste bureaucratique des différents membres de l’équipe et l’attribution de tâches spécifiques à chacun de ses membres. Les foules, par contre, n’ont pas ces caractéristiques et les frontières en sont floues. Les leaders font face à des équipes autogérées, souvent composées par des personnes tant internes qu’externe (fournisseurs, clients, sous-traitant, etc). Avec ce nouveau concept de travail, les entreprises peuvent donner la possibilité, ou même imposer aux employés, de participer activement au processus de prise de décisions. C’est un des outils de motivation (à part la récompense e financière) les plus performants, car des employés responsabilisés ont un grand intérêt par la suite, que les résultats de leurs actions soient en faveur de la firme.

Les leaders des entreprises de la nouvelle économie travaillent un peu plus que leurs collègues des organisations traditionnelles. Une étude menée aux États-Unis, analysant l’effort donnée par le top-management de différents « start-ups », a montré que le temps moyen consacré à la gestion des affaires s’élève jusqu’à 80 heures par semaine!

Le concept de quelques « stars » sélectionnés qui gèrent l’entreprise, est le reliquat d’une culture de la commande et du contrôle de l’ancienne économie. Ce concept paralyse l’entreprise et l’empêche de se mesurer aux « dot.com ». L’ancien modèle du PDG qui, seul, est la star de l’entreprise, n’est plus du tout d’actualité. Dans la nouvelle économie, tout le monde est leader, chargé de créer un environnement de succès collectifs. La tâche principale d’un leader au sein d’une organisation de la nouvelle économie est de créer d’autres leaders qui, à leur tour, créent d’autres leaders. Ce style n’est pas un luxe en soi, car dans un environnement qui change tellement vite, où on n’a plus le temps de descendre et monter les échelons hiérarchiques pour prendre une décision simple, les preneurs de décisions doivent être placés au front vers le marché. Ce concept requiert bien entendu une organisation plus flexible, décentralisée et un mode de travail basé sur l’équipe. Le facteur clé de succès en sera la flexibilité de l’organisation, dans le sens où on doit avoir les bonnes personnes prenant les décisions importantes quelque soit le poste qu’ils occupent et leur localité géographique.

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Dans la nouvelle économie, tout le monde est leader,

chargé de créer un environnement de succès

collectifs.

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Un dirigeant apprenant pour une entreprise apprenante

Comment dirige un jeune euro-mamager d’aujourd’hui

Wolfgang Wieser, Bahlsen

Le parcours d’un manager du 21ème siècle

J‘ai aujourd'hui 33 ans. Je suis dans ma 15e année professionnelle. Après ma Maturité à Vienne (Autriche) en 1985, j‘ai commencé ma carrière professionnelle dans une entreprise d'import de l'industrie alimentaire. J‘ai passé ces "années d'apprentissage" principalement dans le marketing et la vente, comme chef de produit puis comme compte-clef. J’ai tout de suite cherché à compléter ma connaissance de l’entreprise en participant à des activités transversales, liées à la logistique, à la mise en place de systèmes informatiques, aux finances et à l’administration en général. Passionné dès 19 ans par le marketing, j’ai pris des contacts internationaux avec Del Monte et Chiquita pour comprendre leur concept de commercialisation. Simultanément, j’ai approfondi mon approche de la distribution et du commerce autrichien en cherchant à mettre ces concepts en place de par ma position de compte-clef.

En 1990, après 4 ans de pratique intensive, je passais chez Bahlsen Austria comme responsable des comptes-clefs sur l’ensemble du territoire. Parallèlement, j’ai débuté ma formation universitaire à l'université de Vienne, dans le marketing – formation que je concluais avec mention en 1992. En menant de front cette formation et mon emploi, j’ai pu découvrir pour la première fois l'"effet turbo" de la confrontation constante de la pratique et de la théorie. La journée, je réfléchissais et réalisais des stratégies issues de ce que j'avais étudié le soir précédent à l'université, sous forme d’études de cas, de colloques ou de conférences. Puis, toujours en 1992, je commençais une période de 3 ans chez Novartis comme Key National Account Manager et Directeur Commercial adjoint. J‘y ai acquis ma première expérience de direction et découvert comment fonctionne un holding en réseau.

Depuis 1995, je suis de nouveau chez Bahlsen. A 27 ans, Directeur des Ventes de Bahlsen Austria, j’ai lancé mon premier grand projet de management du changement. Il s’agissait de concevoir et d’implanter une nouvelle stratégie de distribution, de mettre en place la structure nécessaire, mais aussi de faire évoluer la culture de nos vendeurs ainsi que leurs compétences. Trois ans plus tard, la profession nous élisait Category Captain. Suite aux échos recueillis par ce projet, j'ai obtenu du groupe Bahlsen de prendre la responsabilité internationale de notre Competence Center "Customer Value". Là, en conduisant 8 équipes de projet internationales, j’ai pu développer une stratégie, encore valable aujourd'hui, liant nos politiques de comptes-clefs, de Category Management, de merchandising, de distribution et de pricing.

En 1998, on me nomma Directeur Général de la filiale autrichienne. Dans le même temps, je finissais mon diplôme du Post Graduate Management, formation continue de l'université de Vienne, option « management stratégique et systémique». Le lien entre pratique et théorie reste pour moi primordial, par l'interconnexion du développement de l'organisation, de la culture, de la stratégie et du personnel. Cette philosophie se retrouve depuis deux ans dans mon activité de dirigeant, où j’ai tenté de transférer mes connaissances scientifiques de manière simple et compréhensible pour tout le monde. Philosophie qui porte ses fruits, puisque si la filiale autrichienne affichait encore des pertes en millions à fin de 1997, nous retrouvions les chiffres noirs dès 1998. Suite à ce succès, j’ai décidé de parfaire ma connaissance du management international en reprenant à fin 1999 la Direction Générale de la filiale italienne du groupe Bahlsen.

C’est cette vision personnelle, celle d’un cadre d’aujourd’hui, que je veux tenter de vous faire partager dans les pages qui suivent.

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En menant de front formation et emploi, j’ai pu découvrir<A[découvrir|

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et de la théorie.

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Ma vision personnelle

Mon principe de management est le suivant : chaque collaborateur connaît la vision, la stratégie et les buts de l’entreprise, de même que son rôle et sa responsabilité dans l’organisation. Ces éléments sont définis de manière proactive et vérifiés continuellement tant quantitativement que qualitativement. C‘est pour moi la base d’un système apprenant. La vision, la stratégie et les buts représentent le cadre que les architectes de ce système auront défini. Les collaborateurs, qui sont au centre du système, peuvent se développer sur la base de ce cadre et sont soutenus par des instruments de développement personnel, de l'organisation et culturel.

Développement stratégique

La formulation d’une vision - dont est déduit le développement stratégique- n‘est pas l‘objet de ce compte rendu. Toutefois il est à noter, qu'en particulier dans la phase de définition des buts à court et à moyen terme, la participation du management et de tous les collaborateurs-citoyens est d’un très grand secours pour la compréhension et l’engagement de chacun. Ainsi j‘ai pu intégrer, à chaque planification stratégique annuelle, deux niveaux de management via des workshops interactifs de 3 jours (soient 15 à 20 Workshops). De même, tous les collaborateurs ont participé en alimentant un “grenier d'idée“. Le “grenier d'idée“ est une formule simple de groupe de travail avec la structure suivante: 1) J'ai remarqué ceci et cela m'a amené à l'idée suivante ! 2) Ma suggestion d'amélioration ! 3) Comment pourrait- il fonctionner ! Donc, dés cette phase de planification stratégique annuelle, il est possible d'intégrer le potentiel du système entier.

Les "buts" constituent pour moi le domaine le plus important du management, car 90% de la motivation vient de buts clairs et de leur suivi. Le processus de définition d'objectifs a donc la priorité la plus haute parmi mes différentes activités professionnelles. Les buts quantitatifs sont coordonnés avec le but final de l‘entreprise, avec des instruments tels que des Key Performance Indicators. Les buts qualitatifs sont reliés aux valeurs culturelles et aux compétences sociales du moment, celles-ci étant définies dans le cadre d’entretiens de développement entre le manager-coach et le collaborateur. Ces buts définis, une grande partie du chemin est déjà parcourue pour la création d'un système apprenant. Reste à développer le cœur du système, à savoir son personnel, son organisation et sa culture, parce que ces éléments sont les plus vitaux pour le collaborateur.

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Développement de l'organisation

Dans mes différents postes, j’ai pu acquérir de l'expérience non seulement de manière traditionnelle, mais aussi en participant à des organisations en processus novatrices. Selon moi, ces dernières sont particulièrement favorables à la construction d'une organisation apprenante. Pour cela, quelques règles claires sont nécessaires lors de la mise en place d'une organisation par processus :- En tant qu’organisation apprenante, nous nous restreignons à une définition grossière des processus

transversaux ;- Nous vivons l'organisation et l'améliorons constamment ;- L'anticipation et la culture sont la base de cette amélioration permanente ;- La valeur ajouté client résulte des processus plus que des divisions ou des hiérarchies.

Pour l'essentiel, la mise en oeuvre d'une organisation par processus repose sur des Workshops internes animés par des coachs internes selon trois étapes :- Définition des principaux processus transversaux, c’est-à-dire ceux qui sont nécessaires à la construction

des compétences indispensables pour la réalisation de notre vision ;- Développement des équipes de processus, nomination de leurs responsables (Process Driver) et

définition d’instruments de mesure des processus ;- Création des comités de décision nécessaires (Meetings).

Autant cette mise en œuvre est formalisée, autant le rôle des Process Driver est élémentaire. Une grande autonomie leur est laissée pour développer les équipes de processus et les connaissances qui sommeillent chez les collaborateurs. Les méthodes et les connaissances qui leur sont données sont basées essentiellement sur les valeurs culturelles définies dans l'organisation. Les seuls principes stricts sont :- Des rôles clairs ;- Des buts parfaitement mesurables ;- Du feedback.

La maladie commune à beaucoup de grands systèmes est souvent de ne pas pratiquer jusqu’au bout ces différents aspects. Or "l'action non conséquente conduit au chaos". De même, même si la bonne vieille organisation hiérarchique est souvent vénérée, et certainement plus simple à maîtriser, elle n‘est selon moi pas très compatible avec une organisation apprenante.

Développement culturel

Une question reste quand on travaille sur l’organisation : Comment instaurer une culture d'entreprise qui amène les collaborateurs-citoyens à eux-mêmes saisir les opportunités quand elles se présentent ? Ne travailler que sur les processus stratégique et organisationnel est insuffisant, car le changement implique deux autres dimensions souvent oubliées : le mental et l‘émotionnel. On peut bien sûr définir un certain nombre de valeurs clefs, telles qu’un management par coaching, l’orientation clients, la concentration sur ses compétences clefs, la pensée globale, le souci du résultat, la communication ouverte et la responsabilité. Mais mes expériences m’ont montré qu‘on devait élaborer ces thèmes suivants sur une base aussi participative que possible, en se posant les questions suivantes :- Quels sont les comportements concrets associés à ces différentes dimensions?- Quels en sont les exemples ?- Comment pouvons-nous transmettre ces concepts simplement, dans notre langage quotidien ?- Comment en mesurer la réalisation ?

Lors du projet de changement que j'ai entamé à fin 1997, dans le cadre de mon activité de dirigeant de Bahlsen Austria, plusieurs séminaires de créativité réunissant des groupes interdisciplinaires ont permis de

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Les buts définis, une grande partie du chemin est déjà parcourue pour la

création d'un système apprenant. Reste à développer le cœur du système, à

savoir son personnel, son organisation et sa culture, parce que ces éléments

sont les plus vitaux pour le collaborateur.

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développer des mesures concrètes. Phénomène intéressant et spécifique à l'Autriche, le "vous", plus formel, était préféré au "tu" afin de bloquer consciemment les changements et la coopération entre collaborateurs. Après le premier workshop, qui a réuni 25 des 100 collaborateurs pendant un week-end, le tutoiement et une "collaboration sans frontières ni divisions" furent adoptés par le groupe comme valeurs fondamentales. Ceci à la suite d'un puzzle culturel, que les participants au workshop ont élaboré pendant le séminaire puis expliqué et offert à l’ensemble de leurs collègues dès leur retour au bureau, le lundi matin. Ces résultats m’ont surpris car ce signal prouvait l’accélération du processus du changement. Ils signifiaient que les décisions de mise en œuvre de la nouvelle culture prises par une équipe culturelle interdisciplinaire s’appliquaient déjà au sein même de l’équipe. Ceci montre combien le fait d’abattre les cloisonnements hiérarchiques et de s’appuyer sur quelques multiplicateurs internes peut mobiliser les compétences et favoriser l'empowerment.

Développement du personnel

Les études montrent que, dans les entreprises européennes, de 20 à 30 % seulement du potentiel des collaborateurs est utilisé. Ma ligne directrice consiste à libérer et développer ce potentiel autant que possible. Mon action s’est donc concentrée sur trois axes essentiels :- Le manager entraîneur - Les collaborateurs citoyens- Un système fondé sur les besoins du collaborateur

Le manager entraîneurDans ce projet de changement, nous étions environ 100 collaborateurs et 14 managers. Avec ces 14 entraîneurs, j’ai formé deux Learning networks. Il s’agit de deux groupes d’auto-apprentissage, au sein desquels les entraîneurs apprennent une méthode de Coaching. Le but en est de créer une systématique de transfert de connaissances, entre les entraîneurs. Ces groupes sont composés d’un même niveau de management et fonctionnent sur la confiance. C‘est-à-dire que les équipes déterminent elles-même la fréquence, les sujets et les lieux de leurs rencontres. Seul un feedback structuré est envoyé à la Direction. Et les équipes gèrent elles-mêmes de façon autonome leur éventuel recours à un consultant extérieur.

Les collaborateurs citoyensLe but est de transmettre un certain nombre de compétences sociales et de méthodes clés à l’ensemble du personnel. Ces méthodes, telles que par exemple les techniques d’animation de groupe, appartiennent

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aux qualifications de base, et sont entraînées en séminaires "tailormade" sur une base relativement large. Ces compétences sont des éléments centraux pour la réalisation d'une organisation apprenante. Les animateurs internes apprennent les instruments nécessaires à la structuration de workshops de résolution de problèmes, telles que des méthodes de Brainstorming et de Brainwriting. Les collaborateurs participent à des workshops très interactifs de deux jours et ont ensuite la charge de mettre leurs acquis en application. Les méthodes clés comme les compétences sociales de tous les collaborateurs-citoyens sont soutenues au quotidien par les entraîneurs. Ceux-ci connaissent les méthodes suite aux "learning networks. L'instrument le plus important de ce soutien reste le dialogue permis par l’entretien de développement, lequel est fait deux fois par année par chaque entraîneur avec tous ses collaborateurs. Le fil rouge de cet entretien de développement personnel est en cohérence avec les dimensions culturelles de l’organisation, et il permet un feedback structuré. L'entraîneur donne au collaborateur sa vision structurée de sa maîtrise de chaque méthode clé et de chaque compétence sociale, une à deux semaines avant l’entretien. Sur cette basde, le collaborateur-citoyen a la possibilité de fonder sa propre auto-analyse, mais également de structurer sa vision de son entraîneur. Ensuite, les 4 heures de conversation servent à échanger les vues et à obtenir un consensus permettant de définir et fixer les mesures de développement suivantes. Ce plan de développement est signé par le collaborateur et l'entraîneur et il est validé tous les mois, lors d’une séance de check mensuel. Là, la responsabilité de chacun envers le développement des compétences sociales et des méthodes clés est posée. C‘est pourquoi j'attache une grande importance à l’entretien de développement du personnel dans le cadre du système apprenant. Avec le check mensuel, si le système est effectivement construit sur la base des besoins du collaborateur-citoyen, la boucle est bouclée : le management par objectifs (MBO) amène aux objectifs quantitatif (Key Performance Indicators) et qualificatif (entretiens de développement des collaborateurs). Ceux-ci sont suivis lors des checks mensuels, qui sont autant de feedbacks permettant de faire fonctionner l’organisation par processus (hiérarchie plate), de faire fructifier la culture d'entreprise, et de soutenir l’évolution de chacun par job rotation.

Selon moi, le rôle du cadre/entraîneur est décisif dans ce système apprenant. Le souci constant de mise en pratique des acquis, la remise en question critique, l’observation et la réflexion sont les activités de management qui forment la clé de voûte de ce processus de changement. Ce qui veut dire pour le cadre-entraîneur :- Travailler au développement du système et non dans le système (architecte de système)- Organiser l'apprentissage- Conduire les équipes.

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Pour cela, l'entraîneur efficace doit savoir penser en système, mobiliser ses connaissances personnelles comme celles de l'organisation, créer les interconnexion entre équipes, favoriser l’empowerment du collaborateur et développer ses compétences sociales (capacité à instaurer la confiance, à développer une équipe, à supporter conflits et contradictions).

L’apprentissage au service de l‘épanouissement personnel

Il devient captivant pour moi de voir dans quelle mesure l'emploi de ce concept de développement d'entreprise apprenante a du succès, dans mon ancien poste en Autriche comme dans celui d’aujourd’hui, en Italie. Les signaux qualificatifs après un an d‘activité dans ce nouveau milieu culturel me rendent optimiste. J’en conclue que si produits et performances peuvent être copiés, un système apprenant est unique. Celui-ci, quand il s’instaure, donne une avance et une supériorité inégalable par sa capacité à évoluer rapidement, par sa vitesse et sa capacité d‘anticipation du marché.

L’expérience que je décris ici n’est cependant pas copiable telle quelle. Elle n’est pas issue d’une lecture ou d’un cours, mais d’un développement personnel par alternance continue pratique, théorie et confrontation à de nouvelles cultures. Mes 13 premières années dans le système scolaire classique ont été un supplice pour moi et me laissent peu de souvenirs positifs en termes de pédagogie. Il y a là pour moi une contradiction flagrante avec la manière dont ensuite j’ai pu m’enrichir par une combinaison constamment déstabilisante et productive entre pratique et théorie. Ainsi, j'ai profité de mon expérience universitaire exclusivement parce qu’elle était en parallèle de mon emploi. Mes passages à l'université comme mes confrontations à d'autres cultures (en 1997 en Allemagne avec des groupes de projets européens, puis depuis août 1999 en Italie) sont pour moi autant d’effets turbo dans mon développement personnel et dans le développement de nouvelles visions et d’expériences personnelle.

Ma vision personnelle est aujourd’hui la suivante : «Strengthen the brain & power for the body». C‘est à dire garder continuellement la forme physique à travers des activités sportives d‘un haut niveau et acquérir tous les 3 - 4 ans de nouvelles connaissances scientifiques à travers des programmes Post Graduate, de façon à glaner ensuite de nouvelles expériences. Un moment de "Time off" et un congé sabbatique ne sont pas à exclure pour me permettre d'approfondir certains sujets scientifiques. Une thèse de doctorat est aussi possible, de même qu'une focalisation future sur des activités vouées à la transmission de connaissances à d'autres systèmes, ainsi qu’à l’élaboration de nouvelles connaissances personnelles grâce à ces systèmes. Soit développer des systèmes apprenants en restant moi-même constamment un système apprenant.

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Pariez sur votre intelligence

Conclusion

Jean-Yves Mercier, ProMan Consulting

Wolfgang Wieser est pour moi le prototype même du cadre de demain. Tout le monde n’est pas mobile et européen ? Wolfgang Wieser retournera peut-être un jour s’installer à Vienne, pour ses enfants. L’important, dans son exemple, ce n’est pas son histoire, unique et personnelle.

Ce qui importe, ce sont plutôt ces tendances que nous retrouvons ça et là, chez les uns ou chez les autres. C’est cette façon de mobiliser les connaissances et de penser de manière globale que nous décrit Gilbert Probst. Cette envie de vivre ses ambitions chère à Bénédict Hentsch. Ce manière de piloter le changement intelligemment plutôt que chercher à l’imposer, que l’on retrouve dans l’article de Matthias Finger, Silvia Bürgin et moi-même avons écrit. Cette tentative constante d’organiser les réseaux du savoir au profit de l’innovation. Sans oublier les nombreux points forts que chaque contributeur a voulu apporter ici.

Ceux d’entre nous qui sauront tracer leur propre voie dans cette direction, pour eux-mêmes comme pour leur entreprise, sont aussi ceux qui attireront ces talents-là. Et ces talents, finalement, ne sont rien d’autre que les moteurs de l’innovation et du changement. Ce cahier se veut une invitation à la réflexion, mais aussi, par l’exemple, à l’action. Car aujourd’hui, l’intelligence n’est plus le savoir. Elle se montre par la mise en pratique, par l’utilisation de ce que l’on sait face aux situations que nous rencontrons. A nous de jouer, donc, tout simplement en osant parier sur notre propre intelligence.

A Genève, le 18 juillet 2000

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